Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0028
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2021
4895
Relations de pouvoir et sexualité dans la bande dessinée franco-belge consacrée au Grand Siècle. Les exemples des 7 vies de l’Épervier et de Loïs
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Julien Perrier-Chartrand
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PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0028 Relations de pouvoir et sexualité dans la bande dessinée franco-belge consacrée au Grand Siècle. Les exemples des 7 vies de l’Épervier et de Loïs J ULIEN P ERRIER -C HARTRAND U NIVERSITÉ C ONCORDIA Depuis le début des années 1980, quelques séries de bande dessinée franco-belges destinées aux adultes proposent des récits se déroulant sous l’Ancien Régime. La majorité de ces séries prennent place au XVIII e siècle, dont les tensions sociales sont propices à la création d’intrigues efficaces, mais un petit nombre d’entre elles se penchent aussi sur le Grand Siècle 1 . Parmi ces œuvres, Les 7 vies de l’Épervier et Loïs occupent une place privilégiée. Créée par le scénariste Patrick Cothias et le dessinateur André Juillard, la série Les 7 vies de l’Épervier a été publiée dans la collection Vécu des éditions Glénat entre 1983 et 1991. Elle constitue le centre d’un ensemble de cycles se déroulant durant les XVI e et XVII e siècles 2 . Comme l’écrivait Daniel Hugues dans Les cahiers de la bande dessinée, elle propose des personnages « qui s’affirment au fur et à mesure du récit […] en véritables satellites de l’Histoire, qu'ils soient réels ou fictifs 3 ». Plus influencée par la bande dessinée d’aventure grand public, la série Loïs a, 1 Par exemple, Duelliste d’Emmanuel Herzet et Alessio Coppola, Le Grand Siècle de Simon Andriveau et Mousquetaire de Fred Duval et Florent Calvez. 2 Entièrement scénarisé par Cothias, cet ensemble représente une portion importante de la production graphique consacrée au XVII e siècle. Il est constitué de 10 cycles différents : Les 7 vies de l’Épervier ; Masquerouge ; Cœur brûlé ; Le masque de fer ; Ninon secrète ; Le fou du roy ; Plumes au vent (Les 7 vies de l’Épervier, deuxième saison) ; Le chevalier, la mort et le diable ; Les tentations de Navarre ; Les 7 vies de l’Épervier, troisième saison. 3 Daniel Hugues, « Entre l’aigle et l’épervier », Les Cahiers de la bande dessinée 56, 1984, p. 24. Julien Perrier-Chartrand PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0028 394 quant à elle, vu le jour aux éditions Casterman (2003) sous la plume de Jacques Martin, le célèbre créateur d’Alix 4 . Or, bien que ces séries se déroulent, d’une part, sous les règnes d’Henri IV et Louis XIII et, d’autre part, sous le règne de Louis XIV, elles présentent des visions fort similaires du Grand Siècle. Dans les deux œuvres, la société d’ordres constitue l’un des principaux obstacles auxquels se heurtent les protagonistes qui, issus en général de la petite noblesse ou du Tiers État, doivent composer avec les violences arbitraires des individus appartenant aux castes supérieures. De manière plus étonnante, toutefois, c’est surtout la place qu’occupe la sexualité dans les récits - et les liens que celle-ci entretient avec la mobilité sociale - qui constitue la similitude la plus significative entre les œuvres. Car, si les protagonistes des deux séries sont naturellement confrontés à la rigidité de la hiérarchie sociale de l’Ancien Régime, ils deviennent surtout, au gré de leurs péripéties, victimes ou bénéficiaires du monopole sexuel dont disposent les différentes figures de pouvoir. En d’autres termes, la société d’ordres, représentée dans les œuvres comme une structure rendant la mobilité sociale presque impossible se présente aussi comme un système de domination, dans lequel la répression sexuelle constitue l’un des principaux instruments de coercition. I. Société d’ordres et mobilité sociale La société d’ordres et les relations de pouvoir qui lui sont associées constituent, donc, l’un des principaux thèmes des deux séries. Toutefois, ni dans Les 7 vies de l’Épervier ni dans Loïs le pouvoir n’est envisagé comme un ensemble de liens subtils, implicites, ou comme « ce socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables 5 » qu’identifiait naguère Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité. Il est plutôt représenté comme un système cohérent, dans lequel l’autorité du roi se diffuse concentriquement - mais avec une force croissante - de la noblesse au Tiers État. Plus spécifiquement, la représentation du pouvoir que donnent les deux séries correspond à la conception qui, toujours selon Foucault, est celle de la politique d’Ancien Régime dans l’imaginaire populaire. Le pouvoir royal est 4 Dès la fin de la décennie 1940, Jacques Martin (1921-2010) s’impose comme l’un des maîtres de la bande dessinée historique. Sa série Alix se déroule durant l’Antiquité romaine, alors que ses séries Jhen, Orion et Keos, explorent respectivement le Moyen Âge, l’Antiquité grecque et l’Antiquité égyptienne. 5 Michel Foucault, Histoire de la sexualité t. 1 « La volonté de savoir », in Œuvres t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 683. Relations de pouvoir et sexualité dans la bande dessinée franco-belge PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0028 395 ainsi considéré comme le règne du « non-droit : [il est] l’arbitraire, les abus, le caprice, le bon vouloir, les privilèges […] les exceptions [et] la continuation traditionnelle des états de fait 6 ». Cela 7 est dépeint avec éloquence dans les troisième et quatrième planches du second album des 7 vies de l’Épervier, intitulé « Le temps des chiens ». Dès la scène d’ouverture, en effet, une brève séquence 8 présente un soldat de la garde du roi forcé de céder aux caprices du futur Louis XIII. Alors qu’Henri IV et le Dauphin se préparent à sortir, le jeune Louis, présenté comme un enfant difficile n’entretenant de rapports significatifs qu’avec les animaux de sa ménagerie, refuse de monter en carrosse sans sa guenon. En dépit de ses réticences, le soldat est donc contraint de chasser le mammifère dans les dédales du château de Saint-Germain-en-Laye. Un phylactère de pensée apprend alors au lecteur ce qui agite l’esprit du soldat : « la justice n’existe pas ». Mais, dès la vignette suivante, le garde, envahi par un soudain sursaut d’espoir, s’exclame que « le monde change ! Oui, le monde change ! Et on verra ce qu’on verra 9 ! » Toutefois, comme l’annoncent les dernières cases de cette séquence 10 , le changement ne sera 6 Ibid., p. 679. 7 C’est, par exemple, le cas dans l’album suivant : Patrick Cothias et André Juillard, « La blanche morte » in Les 7 vies de l’Épervier [intégrale], Paris, Glénat, 1998, planche 2, case 4, non paginé. La quatrième vignette de la seconde planche, intégrée à une séquence (voir note suivante) composée de cases présentant des ellipses de type sujet à sujet dans lesquelles l’image et le récitatif entretiennent un rapport de complémentarité, présente le texte suivant : « Quant aux nantis, ils se reposent sur leurs lauriers héréditaires, laissant la multitude subir un accablant destin… ». En dépit de la formulation malheureuse et quelque peu emphatique, ce récitatif marque bien les rapports de pouvoir qui sont mis en scène dans la série. Les 7 vies de l’Épervier présentent un monde cloisonné, où se trouvent, d’un côté, les privilégiés, représentés par le roi, la haute noblesse et les membres du clergé et, de l’autre, le Tiers État, composé notamment d’individus qui rêvent de s’élever, mais qui subissent les exactions des premier et second ordres. 8 Il convient ici de distinguer la série de la séquence : « Une série est une succession continue ou discontinue d’images liées par une système de correspondances iconiques, plastiques ou sémantiques. […] Une séquence est une succession d’images dont l’enchaînement syntagmatique est déterminé par un projet narratif. » Thierry Groensteen, « La narration comme supplément », in Thierry Groensteen (dir.), Bande dessinée, récit et modernité, Paris-Angoulême, Colloque de Cerisy, Futuropolis-CNBDI, 1988, p. 65. 9 Patrick Cothias et André Juillard, « Le temps des chiens », in Les 7 vies de l’Épervier [intégrale], op. cit., planche 3, cases 8, non paginé. 10 Dans sa précipitation, le soldat heurte une statue de la justice et est assommé par la balance qu’elle tient à la main. Ibid., planche 4, cases 1 à 4, non paginé. Julien Perrier-Chartrand PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0028 396 pas favorable aux membres du Tiers État. Dans les deux tomes finaux de la série 11 , le récit, traitant en filigrane de la question de l’absolutisme, présente le roi, son ministre et ses conseillers comme des individus pouvant opprimer les sujets inférieurs en toute impunité. II. La répression sexuelle Dans Les 7 vies de l’Épervier, la capacité d’un individu à exercer une contrainte sur un autre procède donc, en toute logique, de la position sociale qu’il occupe. Toutefois, le pouvoir, en plus d’être représenté comme une possibilité d’administrer arbitrairement la justice, est présenté comme la capacité à réprimer la sexualité d’autrui. Cela est particulièrement apparent dans les représentations d’Henri IV que proposent les auteurs. Dans leur mise en scène du roi, Cothias et Juillard puisent abondamment dans les lieux communs de l’histoire, présentant le grand roi unificateur comme un être uniquement préoccupé de bagatelle, dont la cupidité sexuelle a de funestes conséquences pour son peuple. Dès sa première apparition, dans une séquence mettant en scène la naissance du Dauphin, le roi invite la sage-femme qui vient tout juste d’assister la reine dans son travail de parturition à le rejoindre dans sa chambre. La jeune femme ne peut, bien sûr, se dérober : le roi, placé au sommet de la hiérarchie sociale, dispose d’un pouvoir sexuel absolu 12 . Tout au long de la série, les séquences se succèdent ainsi où le souverain profite de son autorité pour s’approprier le corps de ses sujets. Il est notamment représenté, à plusieurs reprises, entouré indifféremment d’hommes et de femmes nues, dans de véritables scènes orgiaques, qui soulignent à grands traits la richesse charnelle dont il jouit. Dès les premières planches du second album, la reine, accompagnée de Concini et de la Galigaï, force la porte des appartements de son mari et assiste, à sa grande indignation, aux ébats du roi. Celui-ci promet alors de cesser de se livrer au stupre et à la fornication et de ne plus honorer que son épouse. Quelques planches plus loin, la reine apparaît rayonnante, parfaite- 11 Ces albums se déroulent exclusivement sous le règne de Louis XIII. Désormais adulte, le roi opprime ses sujets un peu malgré lui, en raison de sa faiblesse, alors que les individus qui l’entourent profitent sans vergogne de leur position. 12 LE ROI : « Nous avons bien travaillé ! Et spécialement vous, dame Boursier ! J’aimerais vous récompenser en vous entretenant en privé d’une hum… Petite affaire… » DAME BOURSIER : « Je suis aux ordres de votre majesté ». Patrick Cothias et André Juillard, « La blanche morte », in Les 7 vies de l’épervier [intégrale], op. cit., planche 5, cases 7-8-9, non paginé. Relations de pouvoir et sexualité dans la bande dessinée franco-belge PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0028 397 ment comblée par la nuit d’amour qu’elle vient de partager avec son mari et persuadée que son passage dans le lit du souverain constitue l’annonce de son retour en grâce politique. Or, elle apprend bientôt que le roi n’a eu de rapports avec elle qu’afin d’apaiser les cabales des catholiques qui le considèrent encore comme un transfuge. La reine est aussitôt confrontée à son impuissance, c’est-à-dire à son incapacité à accéder à une sexualité échappant aux stricts rapports de procréation. Dans ces conditions, elle ne peut s’approprier le pouvoir que par violence, hors de la structure officielle. Selon les auteurs, c’est à la suite de cet épisode, pour ainsi dire par frustration sexuelle, que Marie de Médicis aurait pris la décision de faire assassiner son mari par Ravaillac. La liberté ou la sujétion des individus, leur capacité à prendre ou non leur destin en main, se double systématiquement d’une répression sexuelle de plus ou moins grande importance en fonction de la position sociale qu’ils occupent 13 . Les membres du Tiers État, dépourvus de toute liberté, sont notamment représentés comme des êtres profondément frustrés. Cela est illustré de manière éclatante dans l’une des séquences les plus célèbres du second album, dans laquelle le comte Thibaut de Bruantfou, petit despote auvergnat, exerce cruellement son pouvoir sur l’un de ses paysans 14 . Blessé dans son amour-propre par les interventions du justicier masqué surnommé l’Épervier, le comte accuse faussement l’homme d’avoir braconné 15 sur ses terres. Le paysan, forcé de se dénuder malgré le froid, poursuivi par une meute de chiens et mis en joue par les sbires du comte, sait qu’il va être assassiné simplement pour procurer un exutoire à la colère du petit noble. Il décide alors « pour la première fois de sa trop longue vie, [de] renonce[r] à 13 La ligne narrative principale, c’est-à-dire le récit des aventures d’Ariane de Troïl est construit selon une économie semblable. Ariane, qui reprendra le rôle du justicier masqué surnommé l’Épervier, appartient à une famille déchue de la petite noblesse. Or, la déchéance de la famille est directement liée aux amours adultères de son oncle (qui est en réalité son père, mais elle ne l’apprendra jamais) et de sa mère. Cette rupture dans l’ordre de la sexualité reproductive a entraîné l’apathie de son père putatif et la ruine de sa maison. Ariane cherche ainsi à rétablir l’honneur de sa lignée. Toutefois, elle doit elle-même se reconstruire à la suite d’une blessure sexuelle. Ariane a en effet été violée par le soldat Germain Granpin, qu’elle s’efforcera d’assujettir tout au long du cycle. Dans le septième tome, « La marque du Condor », elle parviendra enfin à initier des relations sexuelles avec son violeur, si bien qu’elle parviendra à reprendre l’ascendant sur lui et sera en mesure de jouer pleinement le rôle de la justicière. 14 Patrick Cothias et André Juillard, « Le temps des chiens », in Les 7 vies de l’Épervier [intégrale], op. cit., planches 30 et 31, non paginé. 15 Nous rappellerons que la chasse était un droit seigneurial. Le propriétaire des terres était donc libre de punir les braconniers. Julien Perrier-Chartrand PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0028 398 lutter contre la haine féroce qui gonfle dans sa cervelle 16 ». Cette révolte sera accompagnée d’une tardive libération sexuelle. On peut en effet lire dans le cartouche liant les septième et huitième vignettes de la planche 31, que « l’homme sans vie est enfin en paix avec son corps 17 », et ce, alors que la case montre l’homme qui éjacule, au moment où l’atteignent les projectiles. En d’autres termes, le refus de se soumettre, même dérisoire, même désespéré, a permis à cet individu du Tiers État de connaître, dans ce moment ultime, le plaisir de la sexualité non-reproductive. Il convient aussi de souligner au passage le travail du dessinateur, qui place le texte du récitatif dans la continuité de la gouttière, réaffirmant, par l’investissement de l’espace inter-iconique la nature exceptionnelle d’un événement qui se situe, dans la double acception de l’expression, hors du cadre officiel. C’est toutefois dans les planches d’ouverture du premier album de Loïs que la dimension arbitraire du pouvoir et ses rapports à la sexualité sont les mieux représentés. En 1682, Loïs, le protagoniste, aide-décorateur et apprenti peintre auprès des artistes qui décorent le château de Versailles, est piégé par des courtisans en mal de divertissement. Ceux-ci, lors d’une soirée dans le parc de la résidence royale, jettent le jeune homme dans les bras d’une Vénus de petite vertu, avant de se dissimuler dans les fourrés pour assister aux ébats. Louis XIV, qui effectue au même moment une promenade digestive dans ses jardins, surprend les jeunes gens en pleine action. Or, le roi, alors qu’il châtie les courtisans blasés en leur interdisant de se présenter dans ses petits appartements, s’accorde quelques heures de réflexion avant de statuer sur le sort de Loïs. Le lendemain, il impose au protagoniste de s’embarquer pour La Louisiane, où le jeune homme devra mettre ses talents de peintre à profit en faisant des croquis du nouveau territoire français 18 . Cette décision, qui pourrait s’apparenter à une condamnation à l’exil, constitue en réalité une promotion, qui permettra au jeune homme, placé 16 Patrick Cothias et André Juillard, « Le temps des chiens », in Les 7 vies de l’Épervier [intégrale], op. cit., planche 30, case 8, non paginé. 17 Ibid., planche 31, cases 7 et 8, non paginé. 18 Le roi présente les choses de la manière suivante : « J’ai réfléchi à votre situation et estime qu’un talent comme le vôtre doit se nourrir et se construire à l’extérieur… Hum ! Pour vous, je pense que notre terre des Indes occidentales doit être un excellent champs d’expériences. Alors voici un brevet de sergent pour le contingent armé qui doit renforcer nos bataillons, là-bas. Rapportez-nous moult dessins de ces lointaines provinces et aussi des plantes exotiques que vous pourrez ramener. Ce voyage sera plus indiqué pour vous que les bosquets de notre parc et surtout encore plus exaltant ! Allez et bonne chance ! » Jacques Martin et Olivier Pâques, Loïs t. 1 « Le roi-soleil », Tournai, Casterman, 2003, planche 3, case 7, p. 5. Relations de pouvoir et sexualité dans la bande dessinée franco-belge PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0028 399 sous protection royale grâce à sa performance sexuelle 19 , de quitter sa condition laborieuse. Les rapports entre sexualité et pouvoir se constituent donc dans Loïs de la même manière que dans Les 7 vies de l’Épervier, seulement la logique de l’arbitraire est ici inversée, la coercition cède à la promotion. À la cinquième vignette de la quatrième planche, Loïs, encore ébloui par la décision du roi, s’exclame à ce propos : « C’est une destinée rapide à laquelle je ne m’attendais guère ; que voulez-vous, passer de moulures aux cavalcades en terres lointaines, le contraste est brutal 20 . » Le contraste sera, pour le jeune homme, d’autant plus brutal que cette promotion constitue la première étape d’une ascension que rendront possible ses performances sexuelles. Après son changement de statut initial, obtenu dans les bras de la jeune Vénus, il parviendra à s’élever grâce à ses rapports avec Julie de Saint-Farge, la fille du gouverneur de Louisiane. À son retour de voyage, Loïs rapporte en effet une esquisse de la jeune femme abandonnée dans une position lascive et la présente au roi. Celui-ci, visiblement satisfait des activités de Loïs, lui offre aussitôt le domaine de Hauteroche et une gratification qui lui permettra de rétablir le château dans son ancienne splendeur 21 . Loïs ne sera pas officiellement anobli, comme le déplore le personnage de Reix (l’adjuvant à la fidélité indéfectible), mais il n’en demeure pas moins qu’il acquiert les attributs somptuaires de la noblesse. L’importance de la sexualité dans le premier tome de la série est de plus appuyée par la composition graphique de l’album. Celui-ci se structure en effet autour d’un habile système de « tressage 22 », c’est-à-dire, comme le 19 « Ce garçon est fort aimable et tout compte fait l’aventure qui lui est arrivée m’amuse […] Recommandez-le au capitaine du navire et au commandant de la troupe. C’est ma volonté. » Ibid, planche 4, case 2, p. 6. 20 Ibid., planche 4, case 5, p. 6. 21 « Et puis certains de vos crayonnés comme ceux de cette très jolie fille prouvent que vous avez du goût. Parfait, nous apprécions. Comme votre généreuse attitude a incité le gouverneur de la Louisiane à vous nommer lieutenant, en raison de votre jeune âge, nous croyons raisonnable de vous faire cadeau d’un domaine plutôt que d’un grade […] Voici donc un titre de propriété que nous avons gagné au jeu à l’encontre du marquis de Hauteroche et, ici, une cassette contenant une somme qui vous permettra de restaurer le manoir et son domaine, le tout actuellement en assez mauvais état […] » Ibid., planche 40, cases 4 à 6, p. 42. 22 La notion de tressage a été introduite par Thierry Groensteen dans un numéro hors-série de la revue CinémAction paru au cours de l’été 1990. Dans son ouvrage Système de la bande dessinée, Groensteen précise ce concept : « Jan Baetens et Pascal Lefèvre ont justement noté que “[…] loin de se présenter comme un enchaînement de cases, la bande dessinée demande une lecture capable de Julien Perrier-Chartrand PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0028 400 souligne Thierry Groensteen dans son ouvrage Système de la bande dessinée, par la récurrence significative d’un élément iconique. Le motif de la femme nue, allongée comme une odalisque prête à recevoir Loïs, fait son apparition à tous les moments-clés du récit. À chaque fois que le protagoniste donne une nouvelle démonstration de ses capacités sexuelles, une vignette présente une femme dénudée adoptant la même position, si bien que ce retour constitue une scansion graphique marquant la progression narrative. Tant sur le plan visuel que sur le plan scénaristique, le rôle instrumental de la sexualité est ainsi sans cesse mis de l’avant. *** En somme, tant dans Les 7 vies de l’Épervier que dans Loïs les représentations du pouvoir et de la mobilité sociale sont intrinsèquement liées à la question sexuelle 23 . Ces séries, qui présentent la constitution de la monarchie absolue tout au cours du XVII e siècle, mettent en scène un roi qui exerce son autorité soit en réprimant la sexualité de ses sujets, soit en distribuant les promotions aux individus les plus performants. Ce type de rapport à la sexualité constitue l’une des constantes de la représentation du pouvoir et de la société d’ordres du XVII e siècle dans la bande dessinée de fiction 24 franco-belge destinée aux adultes. À la lumière de nos analyses, nous pouvons en effet affirmer que des configurations similaires existent dans d’autres séries abordant, même de manière détournée, la question des rapports de pouvoir dans la société du XVII e siècle 25 . Somme toute, Les 7 vies rechercher, au-delà des relations linéaires, les aspects ou fragments de vignettes susceptibles d’être mis en réseau avec tels aspects ou fragments de telles autres vignettes.” Le tressage est précisément l’opération qui, dès le stade de la création, programme et effectue cette sorte de pontage. Il consiste en une structuration additionnelle et remarquable qui, tenant compte du découpage et de la mise en page définit des séries à l’intérieur d’une trame séquentielle. » Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 1999, p. 173. 23 Dans la présentation du premier album intégrée à l’édition intégrale de 1998, Patrick Cothias paraphrase une célèbre phrase d’Henri IV : « 1609. Henri de Navarre a succédé à son cousin Henri III sur le trône de France, moyennant quelques concessions (Paris vaut bien une fesse) ». Patrick Cothias, « Présentation » in Les 7 vies de l’Épervier, op. cit., non paginé. Nous soulignons. 24 Nous distinguons ici la bande dessinée présentant un scénario original, conçu spécifiquement pour la littérature graphique, des ouvrages d’histoire en bande dessinée et des adaptations d’œuvres littéraires du XVII e siècle ou se déroulant au XVII e siècle. 25 C’est notamment le cas dans la série Duelliste d’Emmanuel Herzet et Alessio Coppola. Relations de pouvoir et sexualité dans la bande dessinée franco-belge PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0028 401 de l’Épervier et Loïs montrent que les représentations du Grand Siècle et de la société d’ordres produites par la culture populaire sont, sans conteste, plus révélatrices des préoccupations de l’époque dans laquelle elles ont été conçues que des mentalités de la période qu’elles dépeignent. Bibliographie Sources Cothias, Patrick et Juillard, André. Les 7 vies de l’Épervier [intégrale], Paris, Glénat, 1998. Martin, Jacques et Pâques, Olivier. Loïs t. 1 « Le roi-soleil », Tournai, Casterman, 2003. Études Foucault, Michel. Histoire de la sexualité t. 1 « La volonté de savoir », in Œuvres t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 617-736 Groensteen, Thierry. Système de la bande dessinée, Paris, Presses universitaires de France, « Formes sémiotiques », 1999. Groensteen, Thierry. « La narration comme supplément », in Thierry Groensteen (dir.), Bande dessinée, récit et modernité, Paris-Angoulême, Colloque de Cerisy, Futuropolis-CNBDI, 1988, p. 45-69. Hugues, Daniel. « Entre l’aigle et l’épervier », Les Cahiers de la bande dessinée 56, 1984, p. 23-25.