Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0031
121
2021
4895
François Lasserre : Les « broderies » dramatiques de Pierre Corneille. Paris, L’Harmattan, « Univers Théâtral », 2020. 226 p
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2021
Emmanuel Minel
pfscl48950440
Comptes rendus PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0031 440 François Lasserre : Les « broderies » dramatiques de Pierre Corneille. Paris, L’Harmattan, « Univers Théâtral », 2020. 226 p. Ce dernier petit livre de François Lasserre né de la série consacrée à Pierre Corneille veut s’attacher aux « broderies » auxquelles Georges Forestier avait jadis, dans son Essai de « génétique » théâtrale, on s’en souvient, donné (en reprenant lui-même un propos de Corneille) un statut un peu dévalorisant, voire méprisable en regard de la profonde et essentielle « structure » de l’action, dont il s’occupait. Il avait bien pu s’en défendre ensuite sincèrement, le poids de la tradition hegeliano-marxiste, qui avait donné l’habitude de n’accorder de valeur qu’à l’infrastructure contre les superstructures mensongères lui donnait tort. S’il avait lui-même auparavant proposé un petit livre sur Molière qui donnait quelques leçons de stylistique et d’art de composer des tirades du temps du Roi-Soleil, c’était bien son livre sur la construction de l’action qui lui avait apporté la reconnaissance définitive de l’Institution universitaire, désignant le lieu du sérieux en même temps que celui de la vérité cachée de l’œuvre dramatique. Il est vrai aussi que la tradition platonicienne vient également en renfort, ici, à celle du matérialisme romantique, qui oppose « l’essence » aux blandices sophistiques de « l’apparence » dont les ornements et broderies sont les suspects représentants aux yeux de la morale comme à ceux de la philosophie, pour les femmes, les discours et les pièces de théâtre pareillement. Ni Pascal ni la tradition chrétienne ne vient la contredire. Enfin, la référence à La Poétique d’Aristote comme guide de construction et d’évaluation des pièces de théâtre semblait encore aller dans le même sens, car le Stagirite, s’il définit le théâtre comme un art total, s’attache essentiellement à la construction de l’action dramatique… ou du moins c’est ce qu’on en a retenu (la Rhétorique, par exemple, faisant l’objet spécifique d’un autre traité). Certes, depuis l’époque du livre de Georges Forestier, d’autres aspects de l’écriture théâtrale ont été travaillés et leur connaissance rénovée, mais on sent bien qu’il reste un soupçon d’onde de choc dans l’emploi de ce terme de « broderie » par François Lasserre. On le sent par exemple lorsqu’il écrit, p. 150, à propos d’Andromède, la pièce à machine - donc par nature la plus spectaculaire, la plus brodée - du dramaturge rouennais : « Ne nous étonnons pas qu’Andromède, parmi les tragédies de Corneille, soit la plus souvent considérée comme un ouvrage secondaire. Persuadés que les laborieuses mécaniques de l’époque artisanale valent moins que nos truquages du cinématographe, et que les uns comme les autres ne sont que valetaille dans le monde de l’Esprit, nous oublions de considérer l’estime, et le très grand intérêt professionnel, que portait l’auteur à cet ouvrage ». Inversement, la gravure qui est en illustration de Comptes rendus PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0031 441 couverture de livre, dans son cartouche rectangulaire, illustrant l’acte V de L’Illusion comique, démultiplie les effets de mise en abyme spéculaires, puisque nous y voyons Clindor assassiné par jeu sous les yeux de son père et du magicien qui foulent un tapis (de la Savonnerie par anachronisme, puisque la gravure est de 1714 ! ), tandis que dans le fond sont des arbres dont nous ne voyons pas, sur la gravure, s’ils sont gravure d’arbres ou gravures de gravures d’arbres (ou de toile peinte du moins). Ne manque que l’éclat de la colorisation pour que la magie du théâtre soit d’abord, voire tout entièrement, « broderies » ! Cependant, le livre de François Lasserre, à la lecture, ne donne pas toujours assez le sentiment, peut-être, que l’on parle enfin d’autre chose que de la construction de l’action et des idées qui lui sont restées consubstantielles, thèmes sociologiques et moraux, statut et figure du personnage, intentions de l’auteur, etc., tant il est vrai que tous ceux-là sont restés ou vite redevenus intimement liés à la question de l’écriture dramatique. On a donc un livre qui fait bien suite aux autres, voire retour sur eux, ou encore référence pour plus ample informé. Ce livre étant de petite dimension, il peut encore servir d’abrégé à la connaissance du Corneille lasserrien. Pour un portrait de l’auteur en critique de Corneille, on y retrouvera bien son ethos au complet, ses agacements, ses marottes et thèses profondes (le féminisme de Corneille et sa haine de la violence héroïque et machiste, sa connaissance d’une partie du théâtre anglais) sa culture catholique et Troisième République (mais critique de la Troisième République) qui fait un peu l’impasse sur la révérence et les références qu’on doit aux critiques contemporains (et moi-même, tout modestement, j’ai eu bien souvent le sentiment de n’avoir pas existé en lisant le livre, ce qui est parfois agréable, mais pas toujours), mais aussi son érudition, son goût du détail et son esprit de suite, ses trouvailles diverses (le décodage de l’acronyme de la dédicace de Théodore, etc.). Est-ce le chant du cygne Qui, dans la serre pris, Chante si bien qu’il signe Ici son plus bel écrit Sur le théâtre de Corneille Qui, six lustres, le tint en veille ? Peut-être pas, mais c’est un livre qui est à lire aussi parce qu’il desserre l’étau de la lecture successive des pièces, à quoi chacun se fait prendre facilement, toujours happé par la logique de succession. Ici, ce sont des thèmes qui ordonnent le plan d’ensemble, et le tout est au service d’une réflexion sur comment « représenter Corneille après 300 ans », ainsi que l’indiquent les « Préliminaires 1 », p. 7. Comptes rendus PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0031 442 Les « Préliminaires 2 » rappellent tout de même « le parcours du poète », tel que le conceptualise François Lasserre au terme de son propre parcours d’exploration critique. D’abord la formation, les auteurs lus et non lus (par exemple : « ARISTOTE NON LU » (p. 18), les amitiés, amours et « relations professionnelles » (p. 19) ou « sociales » (p. 21), qui sont ici listées de façon fort pratique, y compris pour ce qui concerne le fameux « Ariste » de la Querelle du Cid (p. 23). C’est le contexte des comédies et des grandes pièces, jusqu’à Polyeucte, en tenant compte des pièces héroïques de commande, « imposées par les circonstances » (p. 24) et par Richelieu. C’est ensuite « la carrière libérée » (p. 25) par la mort de Richelieu, qui, pour François Lasserre, représente le vrai Corneille, qui déploie ses idées et réagit à son temps, mais hors du malentendu sur le guerrier héroïque et meurtrier. François Lasserre revient ensuite sur les premières pièces en insistant sur leur dimension méta-dramatique, avec, entre autres, Alidor ou l’Indifférent, qu’il intègre toujours au corpus, et Clitandre. Mais Clitandre est déjà placé dans le premier chapitre thématique, celui qui définit « le principe dramatique » (p. 35) ; il se retrouve en compagnie d’Héraclius et de l’Illusion comique. La Veuve, La Suivante et La Place royale, ainsi que le cinquième acte de l’Illusion (quelle bonne idée de le traiter en autonomie ! ) font partie du chapitre sur « l’amour, mieux qu’un ressort de fiction » (p. 51) qui lie donc ethos et poétique, Horace et Aristote. La Galerie du Palais et Le Cid sont liés sous le titre énigmatique et appétissant de « Shakespeare, non » (p. 63), qui, au contraire, invite le dramaturge anglais. Vient ensuite « le théâtre en majesté » avec les pièces royales, Cinna, Nicomède, Attila, et avec les dédicaces de Cinna et Pompée. « Les escapades » (p. 97) reposent des grandeurs royales, avec Psyché et La Suite du Menteur, qui n’est donc pas traitée avec Le Menteur, car « le sujet ni la pensée qu’il véhicule, n’ont rien à voir avec » (p. 97). Et pan, pour le Minel (et bien d’autres), mais c’est ainsi que la pièce est bonne ! Horace, Polyeucte, Le Menteur, Don Sanche d’Aragon, Suréna et la dédicace d’Andromède sont réunis dans une étude sur le personnage d’auteur de théâtre, tel qu’il s’inscrit en acrostiche ou en arrière-plan de, et dans, la pièce, dissimulé mais figuré tout de même. Façon décapante et inattendue, donc, d’aborder ces œuvres, ou de rappeler comment François Lasserre les a étudiées, dans ses livres précédents ! Le chapitre VIII , « Défis et tentations » (p. 141) regroupe des pièces qui ont intéressé le critique de façon inégales : Médée, peu, Théodore, dédiée sans doute à l’abbé Campion, bien davantage, Andromède et Œdipe. Le chapitre « Empires » présente des pièces de crise et de malentendu d’inspiration : Pompée, une de celles qui ont le plus passionné François Lasserre, qui en défend une interprétation anti-césarienne, Sertorius, tragédie du re- Comptes rendus PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0031 443 tour audacieux de la tragi-comédie, prolongeant la « méditation d’ Antoine et Cléopâtre [qui] n’est pas épuisée » (p. 166), et Othon, la pièce du « renversement de perspective » (p. 172) par rapport aux deux autres. Le chapitre classé X (c’est un chiffre romain ! ) est consacré à « la guerre des femmes » (allusion au roman d’Alexandre Dumas et à l’épisode de la Fronde autant qu’au combat féministe de Corneille pour faire émerger une certaine figure de l’héroïne, provoquant l’admiration et la répulsion, mais surtout mettant le spectateur mal à l’aise par ce qu’elle suggère de la condition spécifiquement aliénée de la femme. La Suivante, à nouveau, Rodogune, La Toison d’or et Sophonisbe y sont rassemblées, tandis que Pertharite, Agésilas Tite et Bérénice et Pulchérie sont regroupés dans le beau dernier chapitre suivant, « L’Amour est à réinventer » (p. 191), qui précède, une rapide conclusion. La belle défense d’Agésilas, « dont la richesse émotionnelle et sociologique est très vaste » (p. 196), est à signaler, car c’est une pièce encore mal aimée, à cause de sa versification irrégulière, que le critique rapproche à bon droit de l’opéra, dont les charmes seraient ainsi rapatriés dans le « théâtre de texte » (p. 199), mais surtout l’attention que François Lasserre porte à Pertharite, la tragi-comédie de l’amour matrimonial et du « plaidoyer en faveur de la conciliation » (p. 194) ; il en fait la pierre angulaire, sans doute, de toute « l’inspiration de Corneille, et, disons le mot, de sa conscience de chrétien » (p. 195). Ces deux pièces sont celles que le critique, amateur de mises en scène tout autant que de lectures de théâtre, invite les acteurs d’aujourd’hui à rejouer. Tite et Bérénice est signalée comme une pièce du « tragique de la responsabilité » (p. 201) contre les dangers d’un populisme des cadets : pièce créée par Corneille « parce qu’il avait quelque chose à montrer » (p. 203) et non par un concours (c’est le cas de le dire ! ) de circonstances fortuit. Pulchérie, enfin, ne fait pas l’objet d’une thèse forte, mais d’un bel éloge de sa « finesse comique » (p. 209), par quoi la boucle de l’Alidor cornélien semble bouclée. Au total, on verra dans ce livre un utile manuel cornélien et un condensé de l’approche lasserrienne, qui donne l’occasion d’une visite générale mais libre, non linéaire, des si nombreuses salles à entrées multiples du palais dramatique, et une belle invitation à lire Corneille, à rencontrer l’homme et ses passions, et à demander qu’on le joue. Emmanuel Minel
