Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
10.2357/VOX-2017-007
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Kristol De StefaniChrétien de Troyes et le nombre d’or
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Alain Corbellari
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Alain Corbellari 178 Vox Romanica 76 (2017): 178-187 DOI 10.2357/ VOX-2017-007 Chrétien de Troyes et le nombre d’or Essai d’interprétation numérique du Doppelkursus Alain Corbellari (Lausanne et Neuchâtel) Zusammenfassung: Der Begriff des Doppelkursus ist hinlänglich bekannt, auch wenn er bei deutschsprachigen Mediävisten viel höher im Kurs steht als bei den frankophonen. Er bezeichnet die Zweiteilung zahlreicher Epen, vor allem der Artusromane, in eine erste Etappe, die der Held (oder dessen Eltern) auf seinem Werdegang durchlaufen muss, und in eine zweite, im Laufe derer er den Status des Helden erst richtig erlangt. Diese Doppelwegstruktur basiert auf Einheiten von rund 1/ 3 zu 2/ 3, und da diese in etwa dem goldenen Schnitt entsprechen, soll der Doppelkursus hier genauer untersucht werden. Dabei zeigt sich, dass Chrétien de Troyes höchstwahrscheinlich bewusst in einigen seiner Romankompositionen, besonders in Cligès, auf den goldenen Schnitt zurückgegriffen hat. Keywords: Medieval romance, Arthurian literature, Chrétien de Troyes, Conjointure, Golden number, Doppelkursus (Doppelwegstruktur) 1. Définition du Doppelkursus La fameuse étude de K ellermann 1936 sur la structure du Conte du graal de Chrétien de Troyes, a rendu les médiévistes attentifs à la structure bipartite d’un nombre important de romans arthuriens du Moyen Âge. Les termes allemands de Doppelwegstruktur ou de Doppelkursus n’ont pourtant pas suscité la création d’un équivalent français véritablement consacré et, de fait, même si la bipartition des principaux romans de Chrétien de Troyes est aujourd’hui reconnue par les commentateurs francophones du grand romancier champenois, cette notion reste bien davantage mise en avant par les germanistes que par les romanistes. On illustrera cette constatation par un fait qui pourra apparaître un peu anecdotique, mais qui n’en pas moins significatif: la version allemande de Wikipédia comporte un article «Artusroman», qui commente longuement la Doppelwegstruktur, alors que le correspondant français du même article, qui ne s’appelle d’ailleurs pas «roman arthurien», mais «légende arthurienne» (où se cache donc la littérature? ), ne fait aucune allusion à ce phénomène 1 . Dire que 1 Il convient, soit dit en passant, de dénoncer ici l’indigence de l’article français, qui se réduit à des listes d’œuvres, de motifs et de personnages dépourvues de commentaires: certes chaque nom renvoie à un article plus détaillé, mais le fait que le concept général de «littérature arthurienne» ne soit pas glosé de manière systématique me semble dénoncer un regrettable snobisme des érudits francophones qui considèrent sans doute que Wikipédia est une source d’information trop vulgaire Chrétien de Troyes et le nombre d’or 179 Vox Romanica 76 (2017): 178-187 DOI 10.2357/ VOX-2017-007 tous les médiévistes français connaissent ce concept est, au demeurant, une façon bienveillante d’envisager leurs travaux, car ils ne font pas toujours de très grands efforts pour le commenter, préférant sauver la structure tripartite que réclame leur besoin de complétude classique en l’appliquant à le seconde partie de la Doppelstruktur, et en feignant de ne considérer le premier tiers du roman que comme un «prologue» 2 . L’impressionnante somme de Danièle James-Raoul, Chrétien de Troyes, la griffe d’un style (J ames r aoul 2007: 449), ne fait, tout au long de ses 800 pages, pour ainsi dire pas allusion au Doppelkursus et se contente de renvoyer à un article déjà ancien de Donald m addox 1980-81, «Trois sur deux: Théories de bipartition et de tripartition des œuvres de Chrétien», qui lui permet d’opposer deux types de structuration qui, en fait, ne s’appliquent pas vraiment au même objet. De fait, comme son titre l’indique, l’article de Maddox dilue la notion de Doppelwegstruktur (le terme allemand n’est d’ailleurs même pas mentionné) dans une discussion à l’issue de laquelle les notions de bipartition et de tripartition sont plutôt renvoyées dos à dos que départagées. Nous partirons cependant ici de l’idée que la Doppelwegstruktur est un concept explicatif sur lequel il n’y a plus à revenir; si le cas qu’en font les germanistes contraste avec la relative tiédeur que manifestent à son égard les francophones (et même les anglophones), on admettra que la notion - qu’elle apparaisse ou non secondaire dans la compréhension du texte - a aujourd’hui droit de cité dans la critique. Rappelons d’ailleurs que Chrétien de Troyes lui-même délimite dans Érec et Énide la fin d’un «premier vers» (v. 1796), qui signale que l’on s’achemine vers l’articulation majeure du récit, car il ne donne par la suite aucune autre indication du même type. On nous reprochera peut-être ici de placer la fin de cette première partie d’Érec et Énide plus loin que ce que nous indique Chrétien de Troyes, mais l’idée que ce dernier anticipe en l’occurrence la clôture de son «premier vers» nous paraît soutenable: en toute logique, la consommation du mariage des héros appartient encore à la première partie de leurs aventures. La définition allemande classique de la Doppelwegstruktur, soupçonnée dès Foerster 3 , puis affinée, après Kellermann, par Hugo Kuhn, Erich Köhler, Walter Haug, Rainer Warning, Volker Mertens, Christoph Cormeau, Hans Fromm et Friedrich Wolfzettel 4 peut être minimalement synthétisée ainsi: à un premier cycle d’aventures, pour mériter un traitement convenable. Il serait grandement souhaitable qu’un médiéviste francophone, toutes hontes bues, s’attèle à la tâche importante quoique ingrate (car non créditée) de nourrir dignement cet outil de connaissance devenu incontournable. 2 Voir F rappier 1957: («structure en trois temps» d’Érec et Énide (F rappier 1957: 92) après le «prélude» (F rappier 1957: 89) et «trois parties» du Chevalier au Lion précédées d’«une longue exposition, qui occupe un peu plus du tiers de l’ensemble» - (sic, F rappier 1957: 150), et W alter 1997: 67 (Érec et Énide comporte «trois parties centrales encadrées d’un prologue et d’un épilogue»). 3 Sans véritablement anticiper la notion de Doppelkursus, F oerster 1914 offre déjà quelques éléments de comparaison entre les structures des romans de Chrétien. Voir en particulier 36, où il parle de erster vs. zweiter Teil, et 155, où à propos de Cligès il parle de erster Teil et de Vorgeschichte. Je remercie Richard Trachsler de m’avoir rendu attentif à ces passages. 4 Voir K öhler 1956, h aug 1985, F romm 1989 et W olFzettel / i hring 1999. Alain Corbellari 180 Vox Romanica 76 (2017): 178-187 DOI 10.2357/ VOX-2017-007 apparemment fermé sur lui-même, en correspond un second qui amplifie le parcours romanesque. On considère traditionnellement que les deux volets doivent avoir le même héros comme protagoniste (c’est le cas du Roman d’Éneas, d’Érec et Énide, du Chevalier au Lion, du Bel Inconnu, de Floriant et Florete, et des adaptations de Chrétien par Hartmann von Aue), mais rien n’empêche d’inclure dans le concept les cas où se produit un changement de héros (rappelons que c’est à partir du Conte du graal que Kellermann a développé cette notion 5 ) ou encore les nombreux exemples où les aventures du héros sont précédées par celles de ses parents (Cligès, le Tristan de Thomas et ses traductions 6 , le Parzival de Wolfram d’Eschenbach, Audigier 7 ). Or, dans quasiment tous les cas - et c’est cette constatation qui est à l’origine du présent article -, on remarque que la première partie correspond à peu près au tiers de l’œuvre totale. Curieusement, si les spéculations numériques ont tenté nombre d’exégètes de la littérature médiévale 8 , cette proportion bien connue n’a jamais suscité de vérification précise; on se contente d’une estimation grosso modo, mais on ne se demande guère si les auteurs pourraient avoir suivi un modèle de construction numérique plus précis. La tentation est pourtant forte de supposer que la proportion idéale ait pu se rapprocher du nombre d’or (38,2%, donc pas très loin d’1/ 3), et de soupçonner dans cette organisation récurrente l’effet non d’une approximation empirique, mais d’une stratégie très finement calculée des (ou de certains) auteurs médiévaux. Certes, il convient d’être prudent dans l’élaboration d’une telle recherche, car la critique actuelle insiste autant sinon plus sur la destination orale des romans de Chrétien de Troyes que sur leur élaboration écrite 9 . On se souvient néanmoins que la tentative de Jean r ychner 1955: 48-54 de délimiter, dans les textes de chansons de geste qui nous sont parvenus, des épisodes calibrés sur la longueur d’hypothétiques «séances de récitation» a été vivement contestée (cf. d elbouille 1959). De fait, face à l’impossibilité de déterminer la longueur d’une séance standard, le plus vraisemblable est de supposer que les jongleurs médiévaux s’interrompaient selon l’humeur de leur auditoire, la qualité de leur inspiration ou même leur état de fatigue. Mais si la récitation des chansons de geste laissait incontestablement une grande marge de manœuvre à l’improvisateur, le caractère plus concerté des romans courtois n’im- 5 L’inachèvement de ce dernier texte rend évidemment un peu aléatoire la détermination de sa structure, mais on ne peut pas passer sous silence le texte à partir duquel s’est construite la notion de Doppelwegstruktur. 6 On sait que l’on peut reconstituer le Tristan de Thomas par la comparaison avec la saga norroise et le Tristan de Gottfried de Strasbourg. On peut d’ailleurs se demander si ce roman ne juxtapose pas les deux types de Doppelwegstruktur, la scène du philtre pouvant, d’une certaine manière, faire office de bascule de l’intrigue principale, comme on le proposera plus loin. 7 La présence de cette chanson de geste parodique peut étonner ici; en réalité, Audigier est autant sinon plus une parodie du roman de formation chevaleresque que de la chanson de geste, et l’exposé de la vie du père du héros fait précisément partie des éléments qui confortent cette caractérisation. 8 Voir en particulier c urtius 1986: II, 327-49, z umthor 1978: 218-32 et p errin 2010. 9 Voir b irge -V itz / r egalado / l aWrence 2005. Chrétien de Troyes et le nombre d’or 181 Vox Romanica 76 (2017): 178-187 DOI 10.2357/ VOX-2017-007 plique pas pour autant que leurs auteurs aient été obsédés par l’idée de leur «performance» publique. Ainsi, rien n’empêche que des épisodes délibérément construits en fonction de certains effets oratoires aient pu bénéficier d’un peaufinage purement scriptural dans le silence du cabinet de travail. Pourquoi Chrétien se serait-il vanté de son art de la «conjointure» si celui-ci n’avait visé qu’à la satisfaction momentanée d’une noblesse capricieuse? Nous partirons donc ici de l’idée qu’il peut exister dans les romans courtois des éléments prioritairement destinés à la satisfaction d’un lecteur attentif et idéalement solitaire, idée que nous avons soutenue par ailleurs à propos de certains effets particulièrement subtils de la chanson de geste 10 . On pourrait certes opposer un autre argument à notre démarche, à savoir que le nombre de vers réellement assignés à leurs œuvres par les auteurs des textes du Moyen Âge n’est jamais totalement assuré; néanmoins les variations de longueur sont, dans le genre romanesque, sans commune mesure avec celles qui affectent les chansons de geste. Pour prendre un exemple que l’on glosera plus loin, les calculs faits sur l’édition Salverda de Grave (10334 vers) et sur l’édition Aimé Petit (10156 vers) de l’Éneas aboutissent exactement aux mêmes pourcentages. Nous indiquons bien sûr en bibliographie les éditions que nous citons, mais les risques que nos calculs soient invalidés par l’utilisation d’éditions alternatives (reflétant la divergence de contenu des copies manuscrites) sont à peu près nuls. En même temps, et c’est le corollaire nécessaire de cette remarque, les pourcentages s’éloignant, même de manière assez minime, de la proportion «idéale» devront être impitoyablement tenus pour non relevants: dans notre perspective «scripturaliste», le nombre d’or n’est pas négociable. C’est donc forts de cette confiance dans la possibilité de retrouver une intentio auctoris dans la construction numérique des romans du XII e et du XIII e siècle que nous allons mener notre enquête: déceptive en certaines occurrences, nous verrons qu’elle aboutira, en d’autres cas, et en particulier dans le Cligès (ce qui pourrait conforter l’opinion que ce roman joue une position-clé dans l’œuvre de Chrétien de Troyes), à des résultats étonnants de précision. 2. À la recherche du nombre d’or Le nombre d’or, on le sait, se définit comme la rapport du grand sur le petit côté d’un rectangle «parfait» ABCD, homologue au rapport du grand côté sur la somme du grand et du petit côté. Autrement dit BC (petit côté) est à AB (grand côté) ce que AB est à ABC; soit, si BC (ou AB) = 1, AB (ou ABC) = 1,61803399. Ramenée en pourcentage, on obtient donc une proportion arrondie de 61,8% sur 38,2%, ou plus exactement, dans les cas qui vont nous occuper, où la partie la plus courte précède la plus longue, de 38,2% sur 61,8%. Commençons par les Doppelwegstrukturen où l’histoire des parents annonce celle des enfants: 10 Voir c orbellari 2011: 236-38. Alain Corbellari 182 Vox Romanica 76 (2017): 178-187 DOI 10.2357/ VOX-2017-007 - Dans le Tristan de Gottfried, l’histoire de Rivalen et Blanchefleur n’occupe que 1790 vers sur 19548, soit 9,1% du texte, proportion d’autant plus éloignée de nos attentes que le roman est inachevé et aurait sans doute, au bas mot, bien dû comprendre 3000 vers de plus, puisque la fin du texte conservé de Gottfried s’enchaîne presque exactement avec l’essentiel des quelque 3000 vers conservés de son modèle, le Tristan de Thomas. La structure de ce dernier était-elle plus proche de la proportion du nombre d’or? Rien ne permet de l’affirmer et, avec un tel écart, il est difficile de le soutenir. Une autre lecture est peut-être cependant possible, en considérant que la scène du philtre pourrait achever la première partie de l’intrigue principale. Mais ici l’estimation risque de pécher par excès, car la scène du philtre se clôt au vers 12344 du texte de Gottfried, et pour que, même amputée des 1790 premiers vers, elle ne représente que les 38,2% du roman projeté par l’auteur allemand, il faudrait que celui-ci ait envisagé d’écrire entre 28000 et 32000 vers 11 ! Comparant les fragments de Thomas à leurs traductions, b édier 1902-05: II, 93-94 avait estimé entre 17500 et 19000 le nombre de vers initial du texte du trouvère anglo-normand, ce qui rendrait possible une augmentation de 3 pour 2 chez Gottfried. Mais Félix l ecoy 1988 avait revu l’estimation de Bédier à la baisse, et, si, comme il le pensait, le poème de Thomas «ne devait pas dépasser les 13000 vers», il est peu imaginable que le nombre de vers du texte de Gottfried ait pu dépasser le double de ce nombre. Quoi qu’il en soit, nous sommes là en terrain trop mouvant pour en tirer des conclusions utilisables. - Le Parzival de Wolfram conte les aventures de Gahmuret et Herzeloyde dans deux livres sur seize, soit 116 strophes sur 827: la proportion (14%) est ici encore trop médiocre pour que l’on puisse l’homologuer. - Dans Audigier, seul texte que nous prenons hors du genre romanesque (dont il est néanmoins une parodie évidente 12 ), l’histoire de Turgibus comprend 122 vers sur 517, proportion un peu meilleure (23,6%), mais encore insuffisante pour confirmer notre hypothèse. - Dans le Cligès de Chrétien de Troyes, enfin, les aventures d’Alexandre et Soredamors comptent, prologue compris, 2613 vers sur 6768 (édition Micha), soit une proportion de … 38,6%! S’il s’agit d’un hasard, il est troublant. Et ce d’autant plus que si l’on retranche de la première partie les 42 vers du prologue, on obtient la proportion exacte de 38,2%! Trop beau pour être vrai? Nous y reviendrons. Passons aux romans dont la Doppelwegstruktur ne concerne que les étapes de l’aventure d’un seul héros: 11 Plus exactement entre 27628 (si on ne prend pas en compte les 1790 premiers vers) et 32314 vers (si on les prend en compte). 12 Nous soutenons d’ailleurs dans notre édition récente de ce texte (c orbellari 2017) qu’Audigier est davantage une parodie du roman courtois que de la chanson de geste, mais évidemment son appartenance formelle à ce dernier genre et le fait que nous n’en possédons qu’un unique manuscrit rend notre calcul beaucoup plus douteux que dans les autres cas glosés ici. Chrétien de Troyes et le nombre d’or 183 Vox Romanica 76 (2017): 178-187 DOI 10.2357/ VOX-2017-007 - Dans le Roman d’Éneas, le héros sort des enfers, pour se diriger enfin vers l’Italie (bascule traditionnelle du roman), au vers 3104 sur 10156 (édition Salverda de Grave): la proportion de 30% n’est pas très concluante. Et comme nous l’avons déjà signalé, l’édition d’Aimé Petit fait apparaître le même pourcentage: la bascule s’y situe au vers 3185, sur 10334, ce qui en représente tout aussi exactement les 30%. - Dans Érec et Énide, la première partie comprend 2438 vers (jusqu’aux premières plaintes des chevaliers) sur 6950 (édition Roques), soit 35%, ce qui nous offre une approximation intéressante de la proportion recherchée; et ce d’autant plus que si l’on fait commencer le «second vers» au vers 2607, après les lamentations d’Énide, cela nous mène à 37,5%. - Dans Le Chevalier au Lion, on considérera que la première partie s’achève au vers 2640 (lorsque Yvain est chassé par Laudine) sur 6808 (édition Roques), soit à l’excellente proportion de 38,8%. - Le cas du Conte du graal est, comme on l’a dit, rendu aléatoire par son inachèvement. Néanmoins, puisque c’est sur ce roman que Kellermann a fondé la notion de Doppelwegstruktur, reprenons son estimation de la bascule du texte: il la situe au vers 4602 (édition Hilka), lorsque Chrétien se détourne délibérément de Perceval pour suivre Gauvain: doit-on en déduire que l’auteur espérait terminer son roman aux alentours du vers 12050 (dont 4602 représente les 38,2%)? L’idée est optimiste, car lorsque le texte s’interrompt, peu avant le vers 10000, les fils de l’intrigue ne semblent pas prêts de se dénouer. N’épiloguons donc pas davantage sur ces remarques dont la fragilité est rédhibitoire 13 . - Les germanistes situent la bascule de l’Érec et de l’Iwain d’Hartmann von Aue respectivement à 3092 sur 10135 (32,8%) et au vers 3238 sur 8166 (39,6%), ce qui est un peu troublant car le même auteur aurait successivement produit une proportion peu satisfaisante et une autre nettement plus convaincante. - Dans Le Bel Inconnu, on peut estimer que la première partie se clôt avec le départ de Guinglain de l’Île d’Or, soit au vers 2492 (sur 6266): la proportion serait donc de 39,7%, ce qui est fort près de notre idéal. - Dans Florian et Florete, qui s’inspire d’assez près d’Érec et Énide, on peut considérer qu’un «premier vers» se termine au vers 3538 (sur 8278), à l’issue de la nuit agitée où les deux héros s’interrogent sur leur avenir, soit à 42,7%, ce qui n’est pas très probant. 13 Au titre des petits jeux amusants, enfin, que se passe-t-il si l’on projette arbitrairement la proportion 38,2% sur Le Chevalier à la Charrette, réputé rétif à l’analyse en terme de Doppelwegstruktur, soit aux alentours du vers 2720. On constate qu’au vers 2779 on assiste à la fin du tournoi et à l’arrivée de la pucelle à la mule fauve. Tout pouvant s’argumenter, on trouvera sans doute des exégètes prêts à soutenir que cet événement correspond à un tournant du récit, mais ici encore qui ne voit l’arbitraire d’une telle décision? Alain Corbellari 184 Vox Romanica 76 (2017): 178-187 DOI 10.2357/ VOX-2017-007 - On se permettra ici de ne pas examiner en détail tous les autres romans arthuriens en vers du XIII e siècle, dans lesquels une analyse en termes de Doppelkursus ne nous semble d’ailleurs pas devoir s’imposer. 3. Interprétation de ces résultats L’enquête s’avère donc pour le moins contrastée: le texte le plus ancien, l’Éneas, présente une proportion trop éloignée du nombre d’or pour que l’on puisse en tenir compte. Force est de constater que l’auteur anonyme de cette œuvre, que l’on considère généralement comme le deuxième en date des romans antiques, ne fait pas un bon candidat au titre d’inventeur de la Doppelwegstruktur «parfaite», si jamais celle-ci n’est pas une illusion. Il convient également d’écarter Gottfried (et donc sans doute Thomas), ainsi que Wolfram et le très anticonformiste poète d’Audigier, tous auteurs dont on peut supposer qu’ils n’utilisent la Doppelwegstruktur que de seconde main. Se détachent par contre indiscutablement par une approche beaucoup plus convaincante du nombre d’or au moins trois des cinq romans de Chrétien de Troyes (Érec et Énide, Cligès et Le Chevalier au lion), un roman d’un de ses épigones directs: Le Bel Inconnu, ainsi que l’une au moins des deux adaptations christianiennes de Hartmann. En définitive, si notre hypothèse possède quelque fondement, c’est donc bien le maître champenois que l’on devrait créditer de l’adaptation consciente de la Doppelwegstruktur au nombre d’or. De fait, la fameuse revendication de la «conjointure» (Érec et Énide, v. 14) n’autorise-elle pas à soupçonner Chrétien d’avoir soigneusement médité ses innovations formelles, dans une «matière», qui plus est, neuve en Occident? 4. Structurations secondaires Essayons de raffiner l’analyse sur les exemples les plus convaincants; de fait, il se trouve que deux romans de Chrétien de Troyes, Cligès et Le Chevalier au Lion, se caractérisent par des articulations narratives secondaires particulièrement fortes. Dans Le Chevalier au Lion, le récit de Calogrenant joue à l’intérieur de la première partie un rôle analogue à celui de la première phase d’une Doppelwegstruktur. Malheureusement, ses 722 vers (jusqu’au moment du départ d’Yvain) ne représentent que 27,3% des 2640 vers de la première partie, proportion très éloignée de celle que nous recherchons. Il semblerait donc que Chrétien de Troyes ne calculait pas les proportions de détail avec la même rigueur que les proportions d’ensemble. Mais l’exemple de Cligès va nous permettre de nuancer cette affirmation. On peut en effet considérer que le tourment d’amour de Soredamors constitue le tournant majeur de la première partie: or il se conclut au vers 1025, soit très exactement à 38,2% de cette première section! Veut-on raffiner encore? le premier tournoi d'Alexandre en Bretagne, qui lui vaut l’estime des chevaliers arthuriens se termine au vers 398, donc à Chrétien de Troyes et le nombre d’or 185 Vox Romanica 76 (2017): 178-187 DOI 10.2357/ VOX-2017-007 … 38,2% de 1025! Le tournant de la seconde partie, quant à lui, peut raisonnablement être situé au vers 4170, au moment où se termine l’épisode allemand, soit à … 38,1% de la seconde partie. Ces chiffres me semblent trop précis pour être dus au hasard. Tout se passe en fait comme si Chrétien de Troyes, parfaitement instruit des vertus du nombre d’or, s’était donné dans Cligès une peine particulière pour satisfaire à ses exigences, mais s’était contenté, dans Érec et Énide et dans Le Chevalier au lion, de ne l’utiliser que pour construire l’articulation principale de son récit. De fait, obtenir de telles proportions relève bien du tour de force et un écrivain a souvent mieux à faire que de se livrer systématiquement à de savants calculs dont il sait bien qu’ils ne seront remarqués que par un nombre infime de lecteurs. Mais que Chrétien y ait sacrifié aussi rigoureusement dans Cligès n’est sans doute pas un hasard si l’on songe à la thématique du roman, qui illustre de manière parfaitement explicite la notion de translatio, sous ses deux espèces (studii et imperii) 14 . Y utiliser le nombre d’or s’avérait ainsi un hommage particulièrement subtil au génie grec, dont le dépassement par la «Modernité» du XII e siècle est précisément thématisé dans le prologue 15 . Rappelons par ailleurs que Cligès est le roman le plus «savant» de Chrétien, qui y a, à travers le personnage de Jehan l’artisan, métaphorisé sa propre condition auctoriale 16 . Parmi les merveilles, liées traditionnellement à Constantinople, donc à l’esprit grec 17 , celui d’une architecture narrative construite sur le nombre d’or fait donc tout particulièrement sens. 5. Conclusion Tout porte donc à croire que, si l’effet-double-cursus a été assez tôt reconnu par les romanciers français, et que l’idée d’une proportion 1/ 3 - 2/ 3 s’est rapidement imposée à eux, l’idée de raffiner le calculs semble avoir été réservée à Chrétien de Troyes, lequel semble bien n’avoir poussé le procédé à ses ultimes conséquences que dans un seul de ses romans, à titre à la fois de gageure (et en effet pourquoi répéter un tour de force une fois qu’on l’a accompli? ) et d’hommage (fortement) implicite à la culture qu’il voyait à la base de notre savoir mathématique. Quant à la question de savoir comment Chrétien de Troyes a pu avoir connaissance de la proportion parfaite, la réponse se trouve au sein de la culture médiévale même, puisque, même si aucune tradition écrite ne l’atteste au Moyen Âge, l’examen d’un 14 Voir le prologue, v. 28-33: «Ce nos ont nostre livre apris / Qu’an Grece ot de chevalerie / Le premier los et de clergie. / Puis vint chevalerie a Rome / Et de la clergie la somme, / Qui or est an France venue.» 15 Voir ibid., v. 39-42: «Car des Grezois ne des Romains / Ne dit an mes ne plus ne mains, / D’ax est la parole remese / Et estainte la vive brese.» 16 Voir F reeman 1979. 17 n yKrog 1996: 81-109 insiste par ailleurs sur le fait que Cligès représente «le triomphe de l’imaginaire». Alain Corbellari 186 Vox Romanica 76 (2017): 178-187 DOI 10.2357/ VOX-2017-007 certain nombre de cathédrales romanes et gothiques 18 , et plus encore le rapport des principales unités de mesure usitées au XII e siècle 19 , prouve qu’au moins une tradition orale du nombre d’or s’était perpétuée chez les architectes et les géomètres médiévaux. On ne refera pas ici l’inventaire de tout ce dont on a crédité Chrétien de Troyes en matière de savoir 20 , mais il est certain que, même si certaines théories peuvent sembler aventurées, l’ampleur de sa culture et de sa curiosité ne fait aucun doute, et ce d’autant plus que l’hypothèse qu’il aurait été un Juif converti ne manque pas de vraisemblance 21 . Le maître champenois pourrait ainsi avoir fait l’analogie entre un type de construction romanesque dont il n’est pas l’inventeur et un «truc» de bâtisseurs susceptible d’asseoir la démonstration de sa maîtrise poétique. Bibliographie Textes: b édier , J. 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