Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
10.2357/VOX-2022-013
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Kristol De StefaniAlain Corbellari/Yan Greub/Marion Uhlig (ed.), Philologia ancilla litteraturae. Mélanges de philologie et de littérature françaises du Moyen Âge offerts au Professeur Gilles Eckard par ses collègues et anciens élèves, Genève (Droz) 2013, 308 p
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Pierre Vermander
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237 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus Galloromania a lain C orBEllari / y an g rEuB / m arion u hlig (ed.), Philologia ancilla litteraturae. Mélanges de philologie et de littérature françaises du Moyen Âge offerts au Professeur Gilles Eckard par ses collègues et anciens élèves , Genève (Droz) 2013, 308 p 1 . S’il est parfois difficile, dans un recueil d’hommage, de trouver une unité lorsque du maître s’éloignent les apprentis, il est d’autant plus grisant de débusquer son empreinte au sein d’un regroupement de travaux épars dont le seul point commun - du moins à première vue - serait d’avoir été nourris à la même forme. Les seize contributions de cet ouvrage sont dédiées au regretté Gilles Eckard, titulaire de la chaire de langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Neuchâtel pendant plus d’un quart de siècle. L’introduction, en plus de rappeler le parcours de cet infatigable enseignant, a le mérite de signaler ce qui nous paraît être une évidence et permettrait de couper court à de nombreuses interrogations auxquelles tout médiéviste est inévitablement confronté: pour la plupart d’entre nous, ancien français, philologie, linguistique diachronique ou paléographie n’étaient en aucun cas des évidences, et c’est la rencontre entre un maître et une disponibilité (on dirait peut-être une sensibilité) qui décidera, après quelques années, d’un parcours qu’il faut bien considérer comme doucement atypique. Elle a aussi le mérite de peindre un environnement proche du locus amoenus pour toute personne ayant jamais eu à dispenser aujourd’hui des cours de langue médiévale: «il faut avoir vu, après des sujets exposés au pas de charge, les étudiants de première année se réfugier dans la salle du séminaire et se battre pour les volumes de l’ Altfranzösisches Wörterbuch de Tobler-Lommatzsch ou du FEW qui leur permettraient de préparer la séance suivante» (p. 7). Que des batailles puissent se dérouler dans le champ des dictionnaires, qu’on en vienne presque à se crever les yeux pour leurs entrées ou que, Don Quichotte contemporain, on en soit à rêver de livres dans les livres n’importe que peu en vérité. Ce qu’il faut y voir, c’est peut-être surtout l’admiration pour un professeur qui par son enthousiasme permit à d’autres d’ouvrir le FEW sans avoir la tentation immédiate de le refermer sur-le-champ. L’anecdote des auteurs de l’hommage et éditeurs du recueil ne dit pas autre chose: si les étudiants savaient que «son bureau leur était largement ouvert, […] avant de frapper à sa porte ils avaient le temps de méditer devant la photographie qui y était accrochée d’une statue de Grammaire, imposante, et menaçant deux écoliers apeurés de sa férule» (p. 8). C’est donc principalement à des élèves, mais aussi à des proches de Gilles Eckard (dont le trait définitoire serait peut-être ici de ne pas avoir eu à patienter devant Grammaire), que l’on 1 Notre collègue Gilles Eckard est décédé le 22 mars 2022, à l’âge de 73 ans. Il nous a paru opportun de revenir, en guise d’hommage, sur le volume que lui avaient dédié ses collègues et ami-e-s en 2013, qui illustre toute l’ampleur des intérêts et des compétences de Gilles. Ce volume comporte aussi la bibliographie presque complète de ses travaux. Une notice nécrologique se trouve icimême, p. 199-202, ainsi que dans les prochains numéros d’ Encomia et The Journal of the Arthurian Society . Une notice, due aux soins de Yan Greub, a déjà paru en 2022 dans la Revue de Linguistique Romane 86: 311-12. 238 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus doit ce recueil au classement alphabétique. Cette question d’ordre n’est pas aussi accessoire que l’on voudrait le croire; s’il est bien possible que le classement par nom résulte d’une simple contingence, il est aussi acceptable de penser qu’il procède d’une taxinomie négative (comme Alain Corbellari fera du nonsavoir théophilien un épisode dans l’histoire de cette branche de la théologie) et du si loin si proche. Si l’on considère que ce recours aux lettres (qu’aiment tant les philologues et leurs sigles) est un effacement devant la nécessité toute occidentale de vouloir chaque fois classer, il nous en faut alors tirer les conclusions qui s’imposent, ajouter à la bannière de Gilles Eckard (mais aussi à celle de ses pairs) une nouvelle devise et paraphraser Jakobson, qui lui-même paraphrasait Térence: philologus sum, philologiae nihil a me alienum puto . Si les contributions oscillent souvent entre plusieurs domaines, c’est parce que pour lui la philologie «entrait naturellement en contact avec toutes les sciences humaines» (p. 9). Le savoir de la langue qui devait infuser l’art d’éditer les textes fondait alors une base pour l’étude de la littérature mais il serait trompeur de croire au statut ancillaire de ces deux sciences, comme le montrent d’ailleurs de nombreuses pages de cet ouvrage. Car si après tout la littérature n’est bien qu’une affaire de mots, il est bon que certains s’en occupent réellement. Pour les besoins de cette présentation, on choisira tout de même de déroger à l’ordre des lettres pour lui substituer des domaines, tout en ayant à l’esprit la remarque supra concernant le caractère transdisciplinaire de la plupart des articles recueillis. En partant du plus «petit» vers le plus «grand», on pourrait en distinguer quatre: la lexicographie ( Jean-Pierre Chambon, Gilles Roques, François Zufferey), la sémantique (Alain Corbellari, Yasmina Foehr-Janssens, Zygmunt Marzys), la philologie (Olivier Collet, Mohan Halgrain, Philippe Ménard, Pierre Nobel, Richard Trachsler) et la littérature (Luca Barbieri, Sophie Schaller Wu, Pierre Schüpbach, Marion Uhlig). S’ajouterait, hors champ, la contribution d’Andres Kristol, aux allures pragmatiques mais inscrite elle aussi dans les lignes de force qui sous-tendent ce recueil. Jean-Pierre Chambon, dans son article «Ancien occitan Bedos ( Flamenca , vers 7229)» apporte une solution simple mais qui se devait d’être étayée par une vue d’ensemble de l’ethnique situé dans une accumulation de groupes de chevaliers lors d’un tournoi. Après avoir remis en question les interprétations d’un certain nombre de philologues souvent mistralisants (voir Chambon 2010 sur le dictionnaire et sa critique), l’auteur propose, suite à la prise en compte des attestations données p. 50-52 pour Bedos , la glose «sobriquet collectif donné aux gens du Vivarais». Celle-ci s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans la continuité géographique de l’énumération et permet aussi de revenir sur le sens de Got comme s’appliquant plutôt aux chevaliers du Bas Languedoc septimanien et non à l’Aquitaine (p. 54-55) comme avaient pu le formuler certains. En cela nous pouvons, presque géographiquement, voir que les participants au tournoi final de Bourbon dessinent le royaume de France au XIII e siècle mais pas plus: la Guyenne, anglaise, n’y doit donc pas (et n’y est pas) être représentée. Afin de débrouiller le sens de pautoniere , Gilles Roques («Afr. mfr. pautoniere , bourguignon et comtois pautenére , comtois pantenire ») rappelle que l’afr. pautonier ‘valet’ et ‘coquin, scélérat’ (employé surtout en Bourgogne dans les Mystères) possédait un féminin pautoniere , assez rare et présent de la fin du XII e siècle à la première moitié du XIII e et pour lequel le sens 239 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus de ‘fille publique’ donné par le FEW (16, 616a) ne convient pas la plupart du temps. Si plusieurs emplois dirigent vers une femme avide d’argent, l’image de la bourse est présente en filigrane et vient corroborer l’intuition de La Monnoye qui, malgré ses étymologies et remarques parfois fantaisistes, reste aussi une source de bien des (re)découvertes et d’intuitions géniales. On trouve ainsi non seulement le syntagme burse pautenere (p. 212) mais aussi l’expression mectre en [sa] pautonnyere dans le Mystère de saint Martin d’Andrieu de la Vigne (p. 213-14) dans le sens que nous connaissons aujourd’hui pour «avoir à sa merci» et que le Moyen Âge connaissait avec mettre en une poche . Le mot finira par ne plus simplement désigner une bourse mais aussi une aumônière, un sac à main ou une poche d’habit (p. 216-17) mais non une panetière, rapprochement de lettrés confondus par sa proximité phonétique (p. 218-19). Quant à la forme pantenire , il s’agit d’un rapprochement indu avec pan ‘partie tombante d’un vêtement’ et pantière ‘filet de chasseur’. S’agissant de la scène d’apparition du coq Chantecler dans le Roman de Renart , François Zufferey («Quand Chantecler s’en allait faire poudrette») rappelle que l’interprétation de la scène est sujette à caution et qu’il faudrait privilégier la version α en raison de deux variantes significatives: d’une part la réaction des volatiles après l’entrée de Renart dans le jardin, d’autre part une lectio difficilior qui rendrait mieux l’image d’un volatile imbu de sa personne (p. 290). Malheureusement pour Chantecler, son apparition a longtemps été peu glorieuse: juché sur une poudriere , nombre d’éditeurs l’ont fait se tenir sur un tas de fumier alors qu’Albert Henry, dès 1984, avait éclairé le sens de ce mot, relatif à un comportement volatile visant à se débarrasser des parasites du plumage en se vautrant dans la poussière et que la langue française a nommé «faire poudrette» (p. 291). Toujours dans la même scène, c’est cette fois un mot régional, roiere ‘ornière, rigole’, qui permettra, une fois les doutes interprétatifs levés, de localiser le premier témoin de Renart . Combiné à un certain nombre d’autres traits dialectaux (p. 296-99), ce dernier permet à l’auteur de suggérer une scripta de l’Ouest, et plus particulièrement la Normandie, où il ira ensuite chercher un Pierre de Saint-Cloud auquel le tronc primitif du Renart fut attribué. On le trouvera en Pays d’Auge, corrigeant en passant Gaston Paris qui, bien que saisi de la bonne intuition, s’était finalement rangé à faire du trouvère un Parisien (p. 301). C’est donc bien ici la philologie qui vient au secours non seulement de la littérature, mais aussi de la question de la genèse de l’œuvre. Les contributions d’Alain Corbellari («‹Hé! las, com j’ai esté plains de grant nonsavoir ›: les aventures d’un mot, de Georges Bataille à Rutebeuf»), de Yasmina Foehr-Janssens («Amour, amitié et druerie : grammaire des affinités électives dans le récit médiéval») et de Zygmunt Marzys (« Personne : du nom au pronom»), si elles ne consistent pas véritablement en des analyses lexicographiques, restent tout de même à hauteur de mot, en cherchant pour chacun à en débrouiller le sens. Dans une perspective alla Persse McGarrigle , Alain Corbellari va de Bataille au Moyen Âge, les deux étant bien évidemment liés par une scolarité à l’École nationale des chartes, la thèse (perdue) que l’auteur de l’ Expérience intérieure consacra à l’ Ordene de chevalerie ainsi qu’au Miracle de Théophile dont Bataille fut sans doute spectateur lors des représentations montées par Gustave Cohen à la Sorbonne en 1934. Le dénominateur commun est ici le concept du non-savoir, présent de façon subreptice dans l’ Ordene mais surtout, pour Alain Corbellari, déjà tangible dans le Miracle de Théophile . Rutebeuf, en quelque sorte, 240 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus aurait en partie précédé Bataille en offrant au terme un aspect de ‘connaissance par le vide’. En analysant la série des substantifs médiévaux construits à l’aide du préfixe négatif et en y remarquant la prégnance des termes liés à la connaissance, le nonsavoir «se retrouve ainsi au cœur d’un réseau conflictuel de sens» (p. 77) et n’est pas sans rappeler, dans sa volonté de penser l’inverse, l’idée d’une théologie négative. Le mot savoir , signifiant bien plutôt ‘sagesse’ que ‘savoir’ pour les médiévaux, s’inscrit aussi dans une évolution intellectuelle souvent occultée par les figements dictionnairiques; comme le poison de la folie béroulienne, le nonsavoir est à la fois folie et remède, celle de Tristan ne se guérissant qu’en la jouant à la cour du roi Marc. En reprenant la clef de lecture universitaire du Miracle de Théophile contre l’arrivisme des ordres mendiants à l’Université, l’auteur en vient à définir le nonsavoir non pas comme un pur néant mais comme une plénitude ayant fait illusion, sept ans durant. C’est ici la classe des aristotéliciens, persuadés d’embrasser la totalité du monde (et donc de faire de la question divine un simple élément de ce monde) que vise Rutebeuf avec ce substantif; se rangeant du côté des anciens maîtres traditionnels, le nonsavoir de Théophile «en vient à désigner l’état paradoxal de certitude de celui qui n’étreint que du vent» (p. 84). En retrouvant ce mot pour bâtir sa théorie, sans avoir cependant besoin de le gloser, Bataille renoue ainsi sérendipiteusement avec un problème fondamental dans les rapports entre la philosophie et la religion au Moyen Âge. En partant d’une recherche sur le personnage de roman aux XII e et XIII e siècles, Yasmina Foehr-Janssens en vient à questionner la difficulté de dissocier le vocabulaire de l’amour érotique et celui des autres formes d’attachement ( dru , ami ) ainsi qu’à remarquer le fait que ce couple de mots tende à se féminiser en entrant dans le champ des relations amoureuses. Comme elle le montre de façon claire, les thèmes de la fin’amor se transportent, au cours de la seconde moitié du XII e siècle, vers les genres narratifs de même que le vocabulaire et les valeurs morales glissent de l’amitié vers la sphère amoureuse. Le discours amoureux du XII e siècle transfère alors «sur le couple hétérosexuel le vocabulaire homosocial de l’alliance masculine» (p. 98). De ce fait, des fractures modernes telles que affectif/ hiérarchique ou public/ privé n’ont pas réellement lieu d’être dans ces textes: «la vie sociale est affective, elle utilise un code émotionnel et sentimental pour exprimer la nature des relations interpersonnelles dans le champ du politique» (p. 99). En se focalisant sur la chanson d’ Ami et Amile , l’auteure montre que le texte dialogue avec la tradition de l’amour courtois et la nécessité d’une conservation des relations d’amitié viriles mises en danger par d’autres formes de solidarités collectives. Enfin, Zygmunt Marzys étudie la question de la grammaticalisation de personne utilisé sans déterminant et comme pronom. Si nemo n’a pas laissé de traces en français, il était en vérité déjà concurrencé par nullus en latin tardif, lui-même supplanté comme pronom en français contemporain en raison de la distinction formelle entre pronoms et déterminants l’ayant rendu inapte à la fonction pronominale (à l’exception des contextes littéraires ou juridiques). Au cours de l’évolution de la langue, personne s’est trouvé en rivalité avec d’autres noms utilisés comme substituts de nul pronom. Ainsi, en ancien français, si nul pronom semble d’usage courant, il est aussi possible de rencontrer des formes, plus ou moins régionales, telles que nun , negun , nion ou nesun ; de même, la négation bi-tensive peut se retrouver sous les 241 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus formes ne … ame / creature / homme (p. 150s.). En moyen français, ces formes continuent à exister, à l’exception de nun , negun , nion et nesun qui disparaissent sous le coup d’une standardisation de la langue écrite. Toutes ces formes, sauf nul , conservent cependant une syntaxe nominale; quant à personne , si on le trouve attesté dans le FEW en 1226 sous le sens de ‘quelqu’un’ et que ne … personne apparaît en 1288, sa fréquence d’emploi ne devient conséquente qu’à partir du XIV e siècle et élimine progressivement les autres noms employés de façon identique (p. 157). Jusqu’au XVI e voire XVII e siècle, il continue cependant de fonctionner nominalement et peut encore être accompagné par une épithète accordée au féminin; c’est à partir de la seconde moitié du XVII e qu’il recevra un accord masculin, témoignant de sa grammaticalisation comme pronom indifférencié (p. 171). Pendant ce temps, les autres substituts pronominaux ont vu baisser leur emploi: malgré son usage important, homme ne se prêtait pas bien à marquer l’absence de tout être humain en raison de son ambiguïté générique; créature ne fonctionne plus comme pronom dès le XVII e siècle, de même que âme (p. 167). L’intérêt de l’article est de montrer que les concurrents de personne tendent à se réfugier dans des emplois spécialisés, lui laissant du coup le champ libre; le recours aux grammaires de l’époque (p. 174s.) permet en outre de repérer la prise en compte de ce changement par les contemporains, ainsi que leurs hésitations. Il est cependant sûr qu’à la fin du XVII e siècle, personne apparaît comme l’équivalent de nemo et s’est définitivement séparé de son homonyme substantif. Cette évolution, au profit des formes telles que ame , creature ou homme , est principalement due à son sémantisme neutre: seul lui pouvait désigner un être humain, et rien d’autre que cela. Bien qu’apparemment ancillaire, la philologie, qui circule - entendue dans un sens large - dans la quasi entièreté de ce volume, se trouve au premier plan dans cinq des seize articles rassemblés. Olivier Collet, dans «Les ‹ateliers de copistes› aux XIII e et XIV e siècles: errances philologiques autour du Chevalier qui faisait parler les cons », s’emploie à montrer en quoi «une approche philologique peut contribuer à étayer l’expertise paléographique» (p. 62), principalement en ce qui concerne l’hypothèse avancée par Rychner (1960) d’une identité entre le premier copiste du manuscrit E (appelé E 1 ) et celui de C , surtout dans le cadre d’une standardisation de l’écriture telle qu’elle a pu avoir lieu aux XIII e et XIV e siècles. Si le modèle choisi par les deux copistes - se partageant les vers 1-264 et 265 jusqu’à la fin - pourrait être le même selon l’auteur, il faudrait alors plutôt faire remonter leurs divergences à une attitude professionnelle différente. En cela, Olivier Collet parvient à la conclusion que lesdits «ateliers de copistes» étaient «une sorte de lieu de répartition des tâches entre plusieurs intervenants auxquels un organisateur remettait la portion de texte qu’ils étaient chargés de reproduire, avec la constance que l’on voit se manifester dans CE 1 ou l’attitude plus libre ou interventionniste qui se révèle dans E 2 » (p. 70). Cette hypothèse semble en effet plus probante que celle d’un scribe comparateur et remanieur qui tenterait de fournir un modèle convaincant à l’aide de ses divers modèles, d’autant plus qu’il est aussi probable que chaque lieu de production devait plutôt détenir un exemplaire unique et non une variété de supports du même écrit. Toutes ces remarques reviennent non seulement à rappeler que le Moyen Âge est bien gouverné par un régime de pénurie, mais aussi qu’il conviendrait parfois de moins réfléchir en 242 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus tant que philologues qu’historiens, ou du moins «réalistes», remarques qui s’appliqueraient notamment à une hypothèse qui ferait des copistes nos contemporains et leur inventerait une vocation philologique bien différente des impératifs de production qui étaient les leurs. Là encore, comme pour l’article de Marion Uhlig ( infra ), il demeure salutaire de séparer nos propres théories et nos sources, et d’éviter, par déformation professionnelle, de transformer nos copistes en semblables. Cette défiance par rapport à certaines de nos attitudes se retrouve aussi dans le travail de Mohan Halgrain («‹Oëz, seignurs, ke dit Marie›: autour de quelques indices de ‹l’affaire Marie de France› qui en leur temps furent oubliés») rappelant le passage sous silence de plusieurs faits philologiques au profit d’une figure consensuelle de la première femme-écrivain française. La philologie, comme toutes les autres sciences, s’adapte aux modes de l’époque et peut préférer - omen absit - de ne pas revenir aux faits (i.e. ici, aux manuscrits) pour ne pas voir ses certitudes se fracasser sous le doute. Et il est vrai que certains sont potentiellement dévastateurs, car, selon l’auteur, «aucun élément objectivement probant ne permet d’affirmer que les trois textes traditionnellement attribués à notre auteur soient bel et bien le fait d’une seule personne […] Pire: il n’est même pas possible de prouver totalement que l’intégralité du corpus des Lais soit le fait d’un seul auteur» (p. 108-09). Il demeure cependant exact que certains éléments des traditions manuscrites de ces trois textes les attribuent à «une certaine Marie»; mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’il s’agit d’un des prénoms les plus répandus à l’époque. De ce fait, il serait davantage préférable d’envisager les textes distinctement, et non de baser toutes les réflexions sur un axiome prétendument indiscutable, à savoir que Marie de France en serait l’auteur commun. De même, si la première mention de l’attribution de lais à Marie provient de Denis Piramus dans la Vie seint Edmund le rei (datée ca. 1175), il n’en reste pas moins que ce personnage est au moins aussi mystérieux que cette dernière, que la citation ne donne nulle indication sur le nombre de lais attribués et, enfin, que le texte ne nous est parvenu que dans un seul manuscrit daté du XIV e siècle; chronologiquement, la première attribution est en réalité bien tardive et l’auteur montre bien que la mention du prénom n’apparaît en fait que dans la seconde moitié du XIII e siècle, et seulement dans deux manuscrits. D’autant plus que cette mention «ne concerne pas un recueil, mais bel et bien un texte parmi d’autres» (p. 113) et qu’elle ne se retrouve à l’initiale de l’ouvrage que pour le seul manuscrit H (le célèbre Harley 978 conservé à Londres). Là encore, la critique en a fait le meilleur témoin, transmettant «les bons textes, dans le bon ordre, précédés par la “signature” originale de l’auteur» (p. 113), à l’inverse des autres qui en seraient de simples versions dégradées, sans se demander pourquoi le plus ancien témoin possédait un choix de textes ainsi qu’un ordre différents ou pourquoi les vers nommant Marie dans le prologue de Guigemar dans H ne seraient pas un ajout postérieur (p. 114). Enfin, se concentrant sur les chiens coarz et feluns du prologue, Mohan Halgrain en vient à développer une hypothèse de Baum (1968), dont l’ouvrage ne fut jamais véritablement assimilé par des spécialistes trop frileux (p. 108), concernant une filiation entre les Fables de Marie et le Traité des monstres , adaptation du troisième livre du De naturis rerum de Thomas de Cantimpré. La conclusion laisse, et il faut le saluer, la plus grande part à l’incertitude et a le mérite de poser une question laissant dans l’embarras: si les acquis du XX e siècle ont fait du texte l’intérêt majeur de la critique, reléguant 243 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus l’auteur à ses portes, quelles réticences pourrait-on avoir à se passer de Marie de France? Dans tous les cas, le doute, c’est-à-dire ici la philologie bien faite, doit demeurer vivace: il ne s’agit pas de déboulonner des statues, jetant le bébé avec l’eau du bain, mais plutôt d’apprendre à les regarder d’un œil neuf. L’habitude qui nous pousse parfois à ne pas chercher plus loin est aussi au centre de la contribution de Philippe Ménard («La philologie au secours de la littérature: le sens d’un vers de Villon») relative aux célèbres «neiges d’antan» de la Ballade des Dames du temps jadis . S’il est certain que le texte évoque le thème immémorial du tempus fugit , le statut du mais ouvrant le refrain demeure plus problématique et après une discussion de plusieurs interprétations, l’auteur en vient à le considérer comme une conjonction introduisant un changement de sujet, «un léger décrochage, un changement de domaine» (p. 185), sans cependant faire référence aux travaux sur cette forme de Ducrot et al. (1980) qui auraient pourtant été bienvenus, palliant dans le même temps les dissociations trop sévères entre cet état de langue et le nôtre telles que pouvaient le regretter certains articles de ce recueil. Mais signifie alors «Passons à une autre série de phénomènes», ce qui cependant est juste dans ce cas. L’image belle des neiges d’antan , inventée par Villon, se voit elle aussi reprise au prisme de la critique, en particulier contre l’hypothèse qui ferait d’ antan un adverbe signifiant «l’année passée». À l’aide d’un recours à divers outils lexicographiques, l’auteur en vient à rejeter cette hypothèse et fait d’ antan un «autrefois», réfutant du même coup une hypothèse toute poétique de Paul Verhuyck selon laquelle Villon aurait fait référence à des sculptures de neige confectionnées lors d’hivers rigoureux. Il est certain que, comme le propose Philippe Ménard, l’autrefois possède une dimension poétique s’intégrant à l’unité de texte; il est un peu plus discutable que «la poésie a besoin de vague et de flou» (p. 190), et l’on pourrait lui opposer probablement nombre de vers de Villon comme Ponge ou n’importe quel haijin . Reste qu’il s’agit bien probablement d’une rêverie ici, et que la philologie, si elle évacue la belle évocation de bonshommes de neige médiévaux, nous permet de mieux saisir la candeur et la blancheur de ce vers. Pierre Nobel («L’Exode de la Bible d’Acre transcrit dans un manuscrit de l’ Histoire ancienne jusqu’à César ») cherche lui à déterminer l’origine géographique d’un manuscrit de l’ Histoire ancienne ( B.N.f.fr. 9682) possédant la particularité unique de se terminer par une traduction française de l’Exode. Il semble certain que ce manuscrit présente des similitudes iconographiques avec les manuscrits de Dijon et de Bruxelles qui furent probablement confectionnés à Acre en Royaume franc (p. 196s.). Selon certains philologues, il fut copié à Paris ca. 1300 sur un modèle enluminé de provenance acconéenne. Selon l’auteur, le copiste aurait par la suite copié une traduction de l’Exode qu’il aurait lue dans la Bible d’Acre (p. 199). À l’aide de la comparaison entre la langue des états croisés au XIII e siècle et celle du manuscrit, Pierre Nobel parvient à montrer que le copiste n’avait pas le français d’outremer pour langue primaire (cf. p. 200s. pour le lexique, p. 202 sur l’absence de formes typiques comme mahle ou habihme et p. 203s. pour les traits graphiques) et qu’il en aurait partiellement reproduit certains traits spécifiques tout en en supprimant d’autres. Au vu de sa propre langue, il serait originaire d’une région située entre le Nord et l’Est de la France (l’Ouest étant exclu), et plus particulièrement de Champagne ou de Lorraine. 244 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus Le dernier article de cette partie prend la forme d’une réflexion sur la philologie au prisme d’un érudit zurichois du XIX e siècle, où l’on sent poindre aussi l’hommage au dédicataire du recueil. Richard Trachsler («Conrad von Orell, lecteur de fabliaux (1830)») expose l’œuvre de ce didacticien de l’ancien français pour qui les états de langue antérieurs permettaient d’expliquer l’actuel. Cette attitude, qui nous apparaît aujourd’hui comme une évidence, n’allait alors pas de soi et l’auteur montre qu’Orell se distingue nettement de ses contemporains en examinant l’ancien français depuis le français contemporain alors que la tendance était à le situer par rapport à ses origines (p. 259). S’il ne maîtrise pas les lois de la phonétique ou réfléchit dans une perspective assimilable à une sorte de linguistique négative (ainsi du génitif absolu envisagé comme absence de la préposition, cf. p. 260), Orell parvient cependant à comprendre et suivre les changements diachroniques. Ses efforts, jamais mis «au service d’aucune théorie» (p. 260), ainsi que sa méthode, partant directement des textes, méritent ainsi une reconnaissance certaine: «à cette date, les personnes capables de le faire [de résoudre des querelles philologiques] devaient être fort rares» ( ibid .). D’autant plus que le projet d’Orell s’alliait, comme celui de Gilles Eckard, avec une découverte de la littérature médiévale, et en particulier des textes ayant inspiré des œuvres bien mieux connues de ses contemporains (p. 261); en ce sens, on peut se demander si la désignation d’archéologue, que Richard Trachsler réfute (p. 262) ne lui conviendrait tout de même pas. Sinon comment comprendre ce portrait et cet éloge, qui pourrait et devrait s’appliquer à tout philologue chargé d’enseignement: «Orell fut un passeur qui ne visait pas à exhiber l’antiquité, mais voulait la faire comprendre dans sa relation avec une tradition dont elle est le point de départ et le lecteur moderne le point d’aboutissement», et dont Gilles Eckard est sans doute la cible visée en creux? Si elle se retrouve dans la majeure partie des contributions de ce volume, la littérature se tire la part plus belle dans quatre d’entre elles. Dans son article aux allures picturales, Luca Barbieri («De Grèce à Troie et retour. Les chemins opposés d’Hélène et Briséida dans le Roman de Troie ») retrace l’histoire et les raisons d’un passage (ce qui, là encore, pourrait être une des définitions de la philologie), l’idée de la luxure attribuée traditionnellement à Hélène se transférant sur le personnage de Briséida (Briséis) pour Benoît de Sainte-Maure. Il y est donc question de sourcils et de grains de beauté, l’esthétique et le moral se tenant par la main, et de luxuriance vue, à l’inverse de la démarcation stricte, comme une prédisposition négative au stupre et à la trahison (p. 22). Envisageant un certain nombre de portraits d’Hélène, parangon de la beauté et donc modèle privilégié du Moyen Âge mais aussi instigatrice de la Guerre de Troie et donc figure de l’instabilité et de l’infidélité, l’auteur en vient à se demander pourquoi, chez Benoît, ces caractéristiques négatives passent à Briséida. La raison tient évidemment à la valorisation du camp troyen, origine recherchée par toutes les dynasties alors au pouvoir en France, et en particulier par les Plantagenêt pour lesquels il écrit. À l’inverse des descriptions diaboliques qu’en font nombre d’œuvres médiévales (p. 28-29), Hélène entre entièrement dans le modèle de la courtoisie tel qu’on le rencontre dans la ville idéale de Troie; Briséida, au contraire, prend le chemin inverse, à la fois dans la tradition textuelle (elle passe, chez Darès, de grecque à troyenne) mais aussi dans l’histoire. Partant chez les Grecs, connotés négativement, et n’y opposant qu’une faible et feinte résistance, elle devient pour Benoît le symbole de la perdition; elle est fourbe comme Hélène est fourbe chez Ovide (que l’auteur 245 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus du Roman connaît cependant). Elle est un personnage dont il avait besoin «pour libérer définitivement Hélène des fantômes de son passé et [sanctionner] sa conversion en parfaite dame courtoise grâce à l’influence bénéfique de la civilisation troyenne» (p. 38). L’intérêt de cet article réside donc dans la reconstruction de la pensée de Benoît qui, bien que connaissant les Héroïdes , choisit de s’en affranchir par le biais d’une créature littéraire et retrouve, sans le connaître, Homère et sa description d’Hélène. Dans sa contribution, «Noire merveille: corneilles et corbeaux nécrophages. D’encre et de plumes», Sophie Schaller Wu s’intéresse à la tradition enchevêtrée du Conte du Graal de Chrétien de Troyes en tentant de «mettre au jour quelques-uns des mécanismes qui participent d’une certaine intentionnalité ‘littéraire’» (p. 225). Se focalisant sur le discours de la Veuve Dame relatif à la mort des deux aînés de Perceval, et à, selon un groupe de manuscrits, la «merveille» des corbeaux et corneilles nécrophages (plus précisément oculophages), un manuscrit (B) longtemps dédaigné par la critique et réhabilité par Charles Méla en 1990 retient l’attention de l’auteur en ce qu’il ne se comporte pas conformément à ses modèles mais fait preuve d’une «infidélité volontaire» (p. 228). La démonstration est convaincante en ce qu’elle prend appui sur un «vers fantôme» qui aurait en retour entraîné un lapsus calami . En supprimant l’horreur de la noire merveille, le scribe gomme alors une partie de la tonalité du discours de la mère au profit de la suggestion. L’originalité de ces remarques se trouve dans la conclusion où le bannissement au niveau micro fait apparaître une intentionnalité macro, ouvrant la voie à des rapprochements du texte avec le corpus satirique qui compose le reste du manuscrit. Là encore, c’est à ce passage entre le proche et le lointain que l’on peut reconnaître l’intérêt et l’importance de la philologie appliquée à la littérature et à la compréhension des textes, jusque dans la matérialité de leur collection. C’est à la mémoire, au temps et au souvenir qu’est consacré l’article de Pierre Schüpbach («L’expression du souvenir dans les lais de Marie de France»), et en particulier à la remembrance . En cela, les citations de Proust et de Bergson sont particulièrement bien trouvées, lorsque l’on connaît la première belle traduction anglaise de l’œuvre du premier et l’arbre généalogique du second. En étudiant jusque dans la langue la mémoire involontaire, proche de l’associationnisme et du rêve (p. 238), l’auteur se situe du côté de la grammaire des songes de Moignet (1978) mais dans l’œuvre d’un autre grand «auteur» médiéval, Marie de France. Pour Schüpbach, la remembrance est «la mémoire qu’il faut conserver de quelque chose ou de quelqu’un» (p. 239) et possède de ce fait un poids ontologique mais se détache aussi du penser , «mélange de vérité (‘se rappeler’) et d’incertitude (‘réfléchir, s’imaginer, imaginer’)» (p. 241). De ce fait, la remembrance est un signe du réel, procède du présent et de souvenirs tangibles. Les objets sont sources du déclic chez Marie: le paile du lai du Fresne actualise la reconnaissance chez la mère et la tombe de Muldumarec décide la destinée de son fils Yonec. Le mot devient évidence poétique pour l’auteur, et oppose ainsi par exemple son univers mémoriel à celui du Perceval du Conte du Graal , se souvenant toujours à contretemps, voire pas du tout. Toujours en position principale (donc jamais subordonnée), toujours employée positivement (donc jamais restreinte), cette mémoire est aussi fugace; c’est cette brièveté de la mémoire involontaire (opposée au caractère duratif du penser par exemple) que Pierre Schüpbach qualifie de «trait de génie de ce qu’on peut appeler le ‹réalisme› de l’auteur» (p. 246), la vi- 246 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus vacité en assurant la véracité. De ce fait, remembrance et merveilleux ne peuvent coexister, et sans vouloir imposer par trop son classement, l’auteur remarque que les trois lais féériques de Marie de France ( Guigemar , Lanval et Yonec ) «utilisent certes la mémoire, mais sans la hausser au niveau structural de la mémoire du lai lui-même» (p. 248). La question s’inscrit finalement dans le contexte de l’œuvre totale, et donc d’une poétique: «la mutation du souvenir personnel en mémoire collective par une aventure individuelle, éternisée dans un lai - ainsi colportée, reconnue, accessible à tous - exprime un des aspects fondamentaux de la littérature: l’accession d’un destin isolé à l’universalité par la puissance de la parole et des mots» (p. 250). On en regrette d’autant plus les simples mentions des vers de Marie de France au cours de cette contribution, qui auraient bien pu servir de contrepoint à cette belle démonstration. Après portraits, merveille et mémoire, c’est à l’altérité que propose de s’intéresser Marion Uhlig («Le texte pour tout voyage: la construction de l’altérité dans le Livre de Jean de Mandeville»), avec comme point de départ l’interrogation apparemment paradoxale d’une possibilité de la pensée de l’altérité sans l’ailleurs, de l’autre sans déplacement spatial. L’auteur a raison de mentionner l’oubli du Moyen Âge dans les études sur le «sens du relatif»; entre l’Antiquité et les Grandes Découvertes semble s’allonger un gouffre séculaire, peu prolixe en exploration et peu enclin à dépasser un européocentrisme et, surtout, un christocentrisme. Mais comment alors expliquer le succès et l’influence du Devisement du monde jusqu’au XVII e siècle ou le fait que le Voyage ou Livre des Merveilles de Mandeville ait été l’un des textes les plus lus, traduits et diffusés au Moyen Âge? Dans le même temps, Marion Uhlig prévient les dérives de l’application de théories actuelles à des sources anciennes sans une once de pensée critique: «appliqués sans nuance au Livre des merveilles , [les concepts issus des théories post-coloniales] lui confèrent tantôt un statut par trop exceptionnel dans le panorama littéraire du XIV e siècle en l’exhibant comme un étendard de l’interculturalité - ce qu’il n’est de toute évidence pas -, tantôt dénoncent Mandeville comme l’archétype de l’écrivain anglocentré qui impose la supériorité naturelle du territoire et du peuple anglais - ce qui s’avère tout aussi inexact» (p. 268). Si l’on peut s’interroger sur la possibilité même de produire de telles inepties, ces remarques sont cependant les bienvenues. C’est donc à saisir la perturbation à l’œuvre dans le texte et ses plis que s’emploie l’auteur, employant pour cela un extrait d’une quarantaine de lignes où le narrateur converse avec le Sultan de Babylone au sujet des religions (ce qui, il faut le noter, est l’exception plutôt que la règle, Mandeville n’intervenant que très peu en tant que personnage). Et c’est bien une représentation de l’altérité permettant de penser l’interculturalité que déploie ici l’auteur, visible à l’aide d’une approche purement textuelle. S’il renforce en apparence la concordance entre islam et christianisme (à l’inverse, par exemple, de Jean de Beauvais ou d’autres auteurs virulents de son temps), Mandeville met évidemment à l’œuvre une stratégie visant à neutraliser un islam modelé sur le christianisme et surtout instruisant une autocritique de la société chrétienne par le truchement du Sultan (p. 273). Reste que ces lettres persanes avant la lettre indiquent tout de même d’autres points de vue sur le monde, ne serait-ce que par le fait que l’Occident chrétien puisse être l’objet du savoir de l’autre. Il s’agit finalement moins d’un décentrement du regard (qui aboutirait dans la potentialité d’une conversion des fidèles) que d’une exigence de probité émise par les 247 Vox Romanica 81 (2022): 237-248 DOI 10.2357/ VOX-2022-013 Besprechungen - Comptes rendus énonciateurs du texte, rassemblés sous une communauté morale transculturelle et transreligieuse par le biais d’un certain nombre d’artifices linguistiques (en particulier lexicaux, cf. p. 277s.). Ainsi, peu importe qu’il y ait eu voyage ou non: c’est la beauté de la langue et des textes que de pouvoir construire des espaces sans avoir à se déplacer. Parmi toutes ces contributions, celle d’Andres Kristol («Stratégies discursives dans le dialogue médiéval: “ He, mon seignur, pour Dieu, ne vous desplaise, je suy tout prest yci a vostre comandement. ” (Ms. Paris, B.N.f, nouv. acq. lat. 699, f. 123r)») semble à première vue déparer. Il y est en effet question de pragmatique, science du langage que l’on pourrait qualifier ici d’intermédiaire: au-delà du niveau de la phrase mais en deçà du texte considéré comme objet littéraire. La méthode utilisée ici est d’ailleurs d’inspiration récente, et encore peu en vogue dans le domaine des études médiévales françaises, puisqu’il s’agit d’appliquer les résultats de l’ethnométhodologie (que l’on pourrait, pour simplifier, faire correspondre à ce que l’on nomme l’analyse de conversation) aux sources. C’est dans l’appréhension de ces documents si riches que sont les Manières de langage que l’auteur fait œuvre nouvelle: leur intérêt réside moins dans les services qu’elles pourraient rendre au lexique, à la morphologie ou à la syntaxe que dans leur «représentation des structures du discours quotidien de leur époque» (p. 131), intérêt qu’avaient, soit dit en passant, déjà repéré Roland Barthes et Frédéric Berthet dans leur introduction au numéro 30 de Communications en 1979 lorsqu’ils indiquaient le profit à tirer de la littérature pour l’analyse de la conversation («l’intelligence première du propos se double virtuellement d’une intelligence théorique et comme structurale du langage luimême», p. 5). Le sujet traité correspond à ce que l’on a, par calque sur l’anglais, appelé la politesse soit, en d’autres termes le ménagement des faces (au sens de Goffman) des interlocuteurs en situation. En analysant divers épisodes, l’auteur en vient à montrer que ces textes sont rédigés dans une société marquée par un système de classes que l’on peut retrouver au plan linguistique, entraînant souvent des problèmes lors de la contradiction d’un supérieur formulée par un inférieur. Andres Kristol en vient à proposer une «‹loi› de la rhétorique populaire au Moyen Âge, une prescription du type ‹Tu ne diras pas non à ton supérieur›» (p. 139). Ces remarques culminent lors d’une scène s’approchant d’un hapax où se montre à plein une véritable mésentente entre deux locuteurs et un échec de la conversation. Si l’on peut douter de certaines hypothèses (on peut en particulier se demander, p. 142, si le maître souhaite véritablement que son serviteur ne rentre que le soir; n’est-ce pas plutôt qu’il lui demande s’il pourra faire le chemin de nuit? Ce qui en soi est intéressant, puisque si le seigneur ne pourrait évidemment pas rentrer chez son serviteur en l’absence de lumière, ce dernier a dû probablement faire le trajet nombre de fois et par conséquent peut se résoudre à mettre en cause la demande), l’auteur a par contre tout à fait raison en ce qu’il s’agit d’un exemple typiquement médiéval du fait de l’incapacité à s’opposer directement. Ce « pardon généreux» que le supérieur accorde, quand un «patron trop insistant» aurait dû réaliser un «acte réparateur» (p. 143) témoigne de l’intérêt qu’il y aurait à étudier les stratégies conversationnelles au prisme de la diachronie, ce qui n’est encore que très rarement le cas. Une même exigence parcourt l’ensemble de ces contributions, celle d’une philologie attentive à ce que les textes ont à nous dire, et qui semble reprendre l’avertissement que Paul Zumthor adressait à tous ceux cherchant leurs réponses avant même d’avoir pris langue avec 248 Vox Romanica 81 (2022): 248-255 DOI 10.2357/ VOX-2022-014 Besprechungen - Comptes rendus les sources: «veiller à toujours poser, dans la mesure du possible, les questions auxquelles l’œuvre répondait de son temps, avant celles que nous lui posons aujourd’hui» (1987: 24). Elle s’observe le plus facilement dans les articles lexicographiques qui brillent par leur précision mais demeure peut-être encore plus méritoire lorsqu’elle accompagne les hypothèses littéraires en leur offrant une assise sûre, loin des travers hermétiques qu’il est parfois possible de leur trouver. On y trouve aussi le besoin constant de diriger la philologie vers des problématiques nouvelles, faisant de l’adjectif ancillaire un réel compliment. Ceux qui lisent ces textes savent le temps qu’elle demande et, paradoxalement, le peu d’espace qu’elle prend lors de la publication des résultats; et si personne ne prend le nombre pour la qualité, il est tout de même important d’avoir à l’esprit ce que nécessite et ce qu’implique le travail d’un philologue. S’il fallait dessiner la plus importante ligne de force, ce serait bien évidemment celle d’une particulière attention aux textes, dirigée non seulement pour elle-même mais aussi se réfractant dans d’autres domaines, suivant en cela les préceptes auxquels ne renonça jamais Gilles Eckard. Si le rayonnement peut paraître parfois lointain, il provient toutefois toujours du même foyer. Attention aux textes. Remarque futile pourrait-on dire, tant il s’agit du premier fondement de la philologie. Mais il est agréable de rencontrer ici cette évidence non pas énoncée sous le statut d’évidence mais présente au long cours, non pas celle que l’on place dans des propos liminaires et qu’on oublie par la suite. Elle est là , fastidieuse parfois, exigeante toujours, jamais évacuée. Sans avoir eu le plaisir de connaître Gilles Eckard, nous pouvons supposer qu’il tenait maison propre, qu’il n’y avait pas de poussière sous ses tapis et que l’on ne glissait rien dessous. Et ce n’est pas le plus mince compliment que l’on puisse lui faire, ni à ses disciples, collègues et amis. Pierre Vermander (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3) https: / / orcid.org/ 0000-0002-2422-432X ★ l ino l EonarDi / r iCharD t raChslEr (ed.), Il ciclo di Guiron le Courtois, romanzi in prosa del secolo XIII , Firenze (Edizioni del Galluzzo): I. l uCa C aDioli / s ophiE l EComtE (ed.), Roman de Meliadus, parte prima , 2021, XVI + 576 p. ( Archivio romanzo 41); II. s ophiE l EComtE (ed.), Roman de Meliadus, parte seconda , 2021, XVI + 759 p. ( Archivio romanzo 42); III. C lauDio l agomarsini (ed.) Roman de Guiron, parte prima , 2020, XVI + 897 p. ( Archivio romanzo 38); IV. E lEna s tEfanElli (ed.), Roman de Guiron, parte seconda , 2020, XVI + 920 p. ( Archivio romanzo 39); V. m arCo v EnEzialE (ed.), Continuazione del Roman de Guiron , 2020, XVI + 530 p. ( Archivio romanzo 40). Guiron le Courtois est le titre qui a été attribué à un cycle arthurien en prose publié sous forme d’édition critique moderne pour la première fois dans son intégralité grâce à l’effort d’une équipe de jeunes chercheurs et chercheuses dirigée par Lino Leonardi et Richard Trachsler. Le cycle est constitué de trois romans principaux ( Meliadus , Roman de Guiron et Suite Guiron )
