eJournals Vox Romanica 81/1

Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
10.2357/VOX-2022-015
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2022
811 Kristol De Stefani

Alain Corbellari, Oton de Grandson, Paris (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) 2021, 214 p. (Histoire littéraire de la France 47).

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2022
Estelle Doudet
vox8110255
255 Vox Romanica 81 (2022): 255-258 DOI 10.2357/ VOX-2022-015 Besprechungen - Comptes rendus En fait, un bon nombre de traits pertinents pour l’adaptation et la reformulation linguistiques qui caractérisent l’évolution du texte dans le temps et dans l’espace, même s’ils ne sont pas nécessairement erronés, ne peuvent pas être considérés comme polygénétiques (je pense en particulier aux reformulations les plus élaborées et très systématiques) et permettent donc de confirmer la dépendance de certains manuscrits d’un modèle commun. De ce point de vue, un travail encore plus approfondi sur la langue de la tradition manuscrite aurait probablement produit des choix de reconstruction textuelle plus courageux et efficaces, en exigeant toutefois un temps beaucoup plus long qui aurait vraisemblablement dépassé les forces et les disponibilités de l’équipe. Finalement, on ne pourra qu’être reconnaissants de cette entreprise titanesque qui montre comment une équipe bien dirigée et composée de jeunes chercheurs et chercheuses de valeur peut réussir dans un travail qui aurait été vraisemblablement impossible aux temps de la philologie des héros solitaires. Luca Barbieri (Université de Fribourg/ CNR - Opera del Vocabolario Italiano, Firenze) https: / / orcid.org/ 0000-0002-6761-6622 ★ a lain C orBEllari , Oton de Grandson , Paris (Académie des Inscriptions et Belles- Lettres) 2021, 214 p. ( Histoire littéraire de la France 47). Les dernières décennies du XX e siècle et les premières du XXI e siècle ont été propices à la réévaluation de l’œuvre et de la personnalité d’Oton de Grandson (décennie 1340-1397). Le travail philologique pionnier d’Arthur Piaget en 1941 a été renouvelé par les éditions et traductions récemment publiées par Joan Grenier-Winther 1 . Les historiens ont, semble-t-il, éclairé les dernières zones d’ombre de la dynastie des Grandson et détaillé les enjeux du fameux duel qui mit fin à la vie de l’écrivain 2 . Quant aux analyses de l’écriture otonienne, elles ont été considérablement enrichies depuis une vingtaine d’années par les travaux des spécialistes, au premier rang desquels Alain Corbellari. La mission à lui confiée par la Commission de publication de l’ Histoire littéraire de la France de consacrer à Oton de Grandson un nouveau fascicule de cette vénérable série apparaît donc comme une conséquence assez naturelle de ce regain d’intérêt. Mais il y a plus car l’étude d’Alain Corbellari s’impose par des qualités manifestes dès ses premières pages. Sa capacité de synthèse lui permet d’abord, en articulant fermement essai 1 o. DE g ranDson 2010: Poésies , édition critique de J. g rEniEr -W inthEr , Paris, Champion, «Classiques français du Moyen Âge» n° 162; n iCholson , p./ g rEniEr -W inthEr , J. (ed.) 2015: Oton de Granson: Selected Poems , Kalamazoo, MI: Medieval Institute Publications/ Western Michigan University. 2 a nDEnmattEn , B. (dir.) 2020: Othon I er de Grandson (vers 1240-1328). Le parcours exceptionnel d’un grand seigneur vaudois , Cahiers Lausannois d’Histoire Médiévale, vol. 58, Lausanne, Université de Lausanne; B ErguEranD , C. 2008: Le duel d’Othon de Grandson (1397). Mort d’un chevalier-poète vaudois à la fin du Moyen Âge , Cahiers Lausannois d’Histoire Médiévale, vol. 45, Lausanne, Université de Lausanne. 256 Vox Romanica 81 (2022): 255-258 DOI 10.2357/ VOX-2022-015 Besprechungen - Comptes rendus biographique (p. 17-82) et étude littéraire (p. 83-185), de repenser la place singulière que tient dans l’histoire littéraire médiévale un auteur d’expression française dont la vie et l’œuvre ont été à la fois exemplaires et atypiques. Le sire de Grandson a en effet incarné jusqu’au mythe la figure du poète-chevalier de la fin du Moyen Âge alors que celle-ci cédait déjà à la place grandissante prise par les lettrés de cour. Autre paradoxe, la vie d’Oton semble à bien des égards toucher à la légende, mais sa poésie esquive pourtant toute identification référentielle, même au sujet des supposées amours d’Oton avec une «Isabel» citée en acrostiche dans certains de ses poèmes (p. 145-52). Une qualité supplémentaire est de proposer, au fil du livre, une réflexion percutante sur les nombreux mythes cristallisés jusqu’à nos jours par Grandson, ultime victime de l’ordalie judiciaire et premier auteur lyrique de Suisse romande. Enfin, l’acribie critique dont fait preuve l’auteur dans la relecture des sources et des études antérieures va de pair avec une écriture pleine d’allant et d’humour, rendant particulièrement plaisante la lecture du livre. Le premier volet, consacré à l’itinéraire familial d’Oton III de Grandson et à son statut de chevalier, s’ouvre sur le rappel d’un mythe tenace, confondant la figure du poète avec celle de son prestigieux grand-père Oton I er , dont le cénotaphe dans la cathédrale de Lausanne est encore souvent pris pour la sépulture de son descendant. La synthèse que propose Alain Corbellari à partir des archives et des études récentes montre toutefois bien la cohérence des parcours des Grandson au XIV e siècle. De son aïeul, enrichi au service des rois anglais, Oton III a hérité des alliances économiques et politiques qui lui ont permis de mener une brillante carrière internationale, en particulier en Angleterre; de même, il a sans doute reçu de son père, Guillaume le Grand, l’appétence pour le métier des armes et le soutien fidèle montré aux comtes de Savoie, dont il a été l’un des conseillers à partir de 1386. Se dessine dès lors le profil d’un militaire, parfois diplomate, qui s’est mis au service de plusieurs grandes familles régnantes européennes, comme a pu le faire, quoique de manière un peu différente, son contemporain et ami Philippe de Mézières. Oton III apparaît également comme un homme resté attentif à ses terres familiales de Savoie, tout en circulant avec aisance dans de vastes réseaux culturels liés aux cours de langue anglaise, castillane et française de son époque. On comprend ainsi mieux son rayonnement auprès d’écrivains comme Geoffroy Chaucer, qui l’a traduit, Eustache Deschamps, qui l’a mis en scène, et plus tard Íñigo López de Mendoza, marquis de Santillane, qui l’a cité comme l’une de ses sources d’inspiration. Comme attendu, une partie importante de l’analyse contextuelle est consacrée à un temps fondateur de la légende du chevalier-poète: la mort controversée du Comte Rouge, Amédée VII, en 1391 (p. 35-45) et les longs démêlés judiciaires qui s’ensuivirent pour Oton, jusqu’au fatal duel à Bourg-en-Bresse contre son parent et ennemi Gérard d’Estavayer en 1397 (p. 45- 60). De la disparition accidentelle du prince ont en effet découlé pour son conseiller, soupçonné à tort de complicité, un exil de plusieurs années et la confiscation de son patrimoine, confié à Gérard d’Estavayer. Si la tentative de récupération de ses terres se soldera par le meurtre de l’écrivain, elle met en lumière les tensions socio-politiques qui ont existé, à la fin du XIV e siècle, entre l’aristocratie savoyarde cosmopolite à laquelle appartenait le poète et la petite noblesse locale qui a soutenu son adversaire. 257 Vox Romanica 81 (2022): 255-258 DOI 10.2357/ VOX-2022-015 Besprechungen - Comptes rendus Reste que cette mise à mort spectaculaire à l’occasion d’une procédure judiciaire déjà surannée a bel et bien été un facteur majeur de la mythification de l’écrivain. Les pages consacrées à ce long processus (p. 60-81), observable dans les chroniques suisses et bourguignonnes dès le XV e siècle puis relancé par le goût romantique aux XVIII e -XIX e siècles, comptent certainement parmi les apports les plus originaux du volume. Elles sont d’autant plus intéressantes qu’elles éclairent, à travers le cas Grandson, les appropriations que la culture moderne et contemporaine peut faire d’un écrivain médiéval. Traversant jusqu’à aujourd’hui nombre d’essais, de romans historiques, de pièces de théâtre et de spectacles musicaux dénichés par Alain Corbellari, Oton de Grandson s’y révèle sous les masques variés, et largement fictifs, de l’amoureux suicidaire, du troubadour attardé ou du pionnier de l’identité culturelle romande. Il y a donc une certaine urgence à relire et à apprécier le poète en ses œuvres. L’analyse des 6.000 à 7.000 vers qu’il a laissés - autant qu’un roman de Chrétien de Troyes mais le double des vers conservés de Villon - fait l’objet d’une seconde partie plus longue, articulée en cinq études. La première d’entre elle (p. 90-110) revient sur l’établissement critique du corpus, actuellement préservé dans vingt-quatre manuscrits et sept imprimés des XVI e -XVII e siècles. Comme il est habituel pour une œuvre essentiellement lyrique, la majorité des manuscrits sont des collections poétiques, dont une description synthétique est livrée en bibliographie (p. 195-99). Seuls quatre recueils préservés accueillent un nombre élevé de pièces attribuées au poète: Lausanne, Ms. BCUL 350 (77 pièces); Barcelone, Ms. Biblioteca de Catalunya 8 (13 pièces attribuées + 7 attribuables); Paris, Ms. B.N.f.fr. 2201 (39 pièces); Philadelphie, Un. of Pennsylvania, Ms. Van Pelt Library Codex 902 (26 pièces). Dans les autres codices , les vers d’Oton sont copiés à proximité de ceux d’autres poètes en moyen français, en particulier Alain Chartier. Il ressort de cette étude, fondée sur une analyse critique précise des éditions disponibles, que la conservation manuscrite de l’œuvre de Grandson est à bien des égards caractéristique de la culture littéraire en moyen français. D’une part, le corpus est relativement fluctuant, ce qui incite Alain Corbellari à proposer une nouvelle typologie des poèmes (p. 99), classés en quatre catégories selon la solidité de l’attribution. D’autre part, la provenance des collections laisse transparaître le poids culturel de certains espaces d’expression française, comme la principauté de Bourgogne où ont été produits une bonne part des manuscrits des XIV e -XV e siècles ici cités. Enfin, les recueils jouent d’effets de proximité qui ont pu susciter des débats ultérieurs d’attribution: ainsi de l’anonyme La Belle Dame qui eut mercy dont Alain Corbellari démontre avec vraisemblance qu’elle est probablement inspirée du poème CIII de Grandson sans pour autant être de sa plume (p. 101-04). L’une des raisons de la relative dispersion de l’œuvre otonienne au sein des codices tient à sa composition en formes fixes: 74 ballades, 19 rondeaux et un virelai, l’écrivain pratiquant également, dans une mesure toutefois moindre, les longs poèmes strophiques comme la complainte ou le lai, dans le sillage de Guillaume de Machaut. Aussi, l’analyse donnée de la versification occupe à juste titre une place importante de l’étude stylistique (p. 110-24). Parmi les apports d’Oton à la poétique en moyen français, sont particulièrement soulignés le développement donné au rondeau cinquain (p. 114) et l’introduction dans la forme complainte de 258 Vox Romanica 81 (2022): 255-258 DOI 10.2357/ VOX-2022-015 Besprechungen - Comptes rendus la strophe ababbcbc (p. 119), que le succès de La Belle dame sans mercy popularisera définitivement au point qu’il sera qualifié de «huitain français» dans les arts de seconde rhétorique au XV e siècle. Complémentairement, une étude fouillée (p. 119-24) est livrée du Livre de messire Ode , un dit original par sa complexité et par l’éclairage qu’il jette sur la poétique du discontinu et de l’échec élaborée par Grandson. Le chevalier-poète a déployé dans ses textes un moyen français standardisé, sans trace dialectale, raison peut-être pour laquelle le volet consacré à la langue et au style du poète (p. 124-39) apparaît comme l’un des moins développés du volume. L’analyse se fait ici plus factuelle et rapide, comme le suggèrent la liste des personnifications allégoriques (p. 135-36), certes utile, et peut-être un rare moment d’imprécision concernant la mention de Guillaume de Saint-Amour à la fin du Lay de Desir en complainte (p. 136-38). Davantage d’une confusion qu’Oton ferait entre ce théologien de la Sorbonne, célèbre pour son rôle dans la querelle des mendiants au XIII e siècle, et la voix narrative mise en scène par Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du Roman de la rose , il semble plutôt que le poète témoigne d’une bonne connaissance du texte de Jean de Meun, qu’il cite d’ailleurs, et plus précisément de l’échange entre Amour et Faux-Semblant ( Roman de la rose , v. 11492-528). Cette personnification ambiguë, qui incarne à la fois les moines mendiants et ceux qui les combattent, y fait explicitement de Guillaume de Saint-Amour l’ennemi d’Hypocrisie et le principal défenseur des bonnes conduites sociales; l’adresse de ce discours au dieu Amour, de même que le jeu de mots attendu sur le nom du théologien, suggèrent que Jean de Meun rapproche ici conduites religieuses et amoureuses. Ceci pourrait expliquer l’interprétation ultérieure d’Oton, qu’il partage en effet avec certains arts de seconde rhétorique du XV e siècle (p. 137). Après avoir souligné que l’effacement des identifications référentielles était sans doute un trait important de la poétique otonienne, un dernier volet de l’étude, copieux (p. 153-84), s’attache à cerner les principaux éléments de celle-ci. On en retiendra, entre autres, des analyses convaincantes sur le rôle pionnier du poète dans le succès de la thématique de la Saint-Valentin, à laquelle son œuvre lyrique est largement consacrée (p. 153-65); des pages fines sur la figure emblématique de «l’homme vêtu de noir», incarnation de l’amoureux mélancolique que reprendra Alain Chartier dans La Belle dame sans Mercy et qui jouira d’un étonnant succès dans la poésie espagnole (p. 165-72); et une lecture remarquable donnée du désinvestissement masculin de la courtoisie mis en scène par les vers d’Oton. Si celui-ci s’avère sur ce point annoncer davantage un Charles d’Orléans qu’une Christine de Pizan ou qu’un Alain Chartier, sa poésie désenchantée a indubitablement participé à l’effritement de l’idéologie courtoise, fait majeur des poétiques en français au tournant du XIV e et du XV e siècle. De riches annexes, incluant la généalogie des Grandson, un tableau des rimes les plus fréquentes et le plan du Livre de messire Ode , concluent le volume. Ils précèdent une bibliographie exhaustive (p. 195-212) dont il ne fait pas de doute qu’elle fera désormais référence, comme l’ensemble de ce volume de synthèse, d’accès et de maniement aisés. Estelle Doudet (Université de Lausanne) https: / / orcid.org/ 0000-0002-4072-0913