eJournals Vox Romanica 81/1

Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
10.2357/VOX-2022-017
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
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811 Kristol De Stefani

Gilles Siouffi (dir.), Une histoire de la phrase française des Serments de Strasbourg aux écritures numériques, Paris (Éditions Actes Sud et Imprimerie nationale) 2020, xi + 376 p

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Jacques David
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264 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus g illEs s iouffi (dir.), Une histoire de la phrase française des Serments de Strasbourg aux écritures numériques , Paris (Éditions Actes Sud et Imprimerie nationale) 2020, xi + 376 p. La notion de phrase semble aller de soi, comme une évidence, au point que le terme apparaît dans l’usage le plus courant, parfois positivement dans des expressions comme «Faire de belles phrases…» pour valoriser un tour ou un style, ou négativement comme «Arrête de faire des phrases! » pour rejeter un registre trop soutenu, un discours qui devrait être abrégé ou simplifié. Mais cette phrase, est-elle vraiment si évidente? Relève-t-elle exclusivement du «beau langage»? ou bien n’est-elle qu’un artefact de grammairien pour identifier une unité dont les critères peuvent varier en fonction de son sens et de sa syntaxe, de ses formes et de ses contextes d’expression? Quand nous écoutons nos contemporains, nous éprouvons généralement des difficultés à repérer des phrases, tout du moins des phrases que nous supposons canoniques, dans une structure SVO, notamment dans des genres conversationnels limités par les tours de parole, les éléments phatiques, les ellipses énonciatives, etc. De fait, la phrase est-elle une unité de l’oral, ou bien se comprendre exclusivement dans un ordre propre à l’écrit? De plus, devons-nous décrire une phrase ou des phrases, tant leurs propriétés, leurs fonctions et leurs formes peuvent évoluer de la phrase averbale à la phrase anominale, des déclaratives les plus neutres aux exclamatives les plus expressives, dans des genres poétiques et en prose, dans des communications précises et des contextes énonciatifs variables. L’ambition de l’ouvrage collectif recensé ici, coordonné par Gilles Siouffi, entend répondre à ces questions et à de multiples autres, dans une perspective diachronique étayée par une argumentation partagée par les six auteurs sollicités. Cette «histoire de la phrase française» est ainsi analysée dans la diversité des approches qui la décrivent: dans son rapport à la syntaxe libre du latin jusqu’aux formes actuelles attestées dans le monde scolaire, en passant par ses variantes stylistiques et esthétiques, discursives et génériques, qui évoluent sur près de douze siècles, du premier écrit en (ancien) français mis au jour en 842 ( Les Serments de Strasbourg ) jusqu’aux écrits électroniques les plus actuels. C’est également l’histoire d’une langue en tant qu’institution qui est retracée par l’une de ses unités les plus emblématiques, car la phrase française suit un parcours qui traverse nombre de domaines: le politique et l’économique, le religieux et le philosophique, le juridique et l’administratif, le scolaire et le scientifique, et bien évidemment tout le champ de la littérature, une littérature comprise dans ses formes poétiques ou narratives, dans des genres qui vont du romanesque à l’épistolaire. L’évolution de cette phrase française est également liée aux pratiques de ses écrivants qui appartiennent à différentes sphères publiques ou privées, et à des domaines distinguant les activités professionnelles ou savantes, celles des poètes et des écrivains, des grammairiens et des peu-lettrés, des juristes et des journalistes, des enseignants et des élèves. À ces pratiques, il faut ajouter les formes et les supports de diffusion des écrits en français - et que l’on peut définir comme une tekhnè (Anis et al. 1988 1 ) - qu’il s’agisse de 1 Un ouvrage co-écrit avec J.-L. C hiss Et C. p uECh , intitulé L’Écriture. Théories et descriptions , Bruxelles, De Boeck Université. 265 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus la phrase construite dans les manuscrits comme dans les imprimés, ou reconfigurée aujourd’hui dans l’édition numérique. Le premier chapitre, composé par Christiane Marchello-Nizia, décrit l’évolution de cette phrase française, entre le IX e et le XIII e siècle, «du latin tardif au Moyen Âge». L’auteure rappelle l’histoire du plus ancien texte écrit en français, les Serments de Strasbourg , en évoquant le contexte de sa publication: un pacte d’alliance passé entre deux des trois petits-fils de Charlemagne, tel que transmis par Nithard un historien du règne de Louis le Pieux qui expose ainsi les dissensions familiales liées à l’héritage carolingien 2 . Mais C. Marchello-Nizia ne s’arrête pas à ce premier texte pour analyser la phrase française, elle s’appuie également sur un corpus qui comprend la vie des saints et les épisodes de celle du Christ, puis les chansons de geste et les premiers romans parvenus jusqu’à nous, dont ceux de Chrétien de Troyes. Ce corpus étendu lui permet de montrer comment la phrase commence à s’affranchir du latin, notamment dans sa syntaxe interne où l’ordre des mots peut être mis en valeur dans une suite «objet direct-circonstanciel-sujet-verbe», comme dans ce vers de Chrétien de Troyes, extrait de Perceval ou le Conte du Graal : «Un graal entre ses deux mains/ une demoiselle portait […]» (aux alentours de 1180). Dorénavant, c’est bien le «cadre sonore de la phrase médiévale» (p. 30) qui va déterminer de tels agencements. Le récit parlé, chanté, psalmodié va en effet entraîner un nouveau cadrage de ce qui deviendra une «phrase». L’auteure avance alors une démonstration qui compare cette phrase orale, parlée, écoutée avec celle encore peu étendue du français écrit. De fait, si le latin reste la langue écrite d’usage durant tout le Moyen Âge, les parlers locaux vont être déterminants pour le français émergeant; ils vont associer le bien écrire au bien parler, et ainsi ajuster la forme écrite à la forme sonore, pour parvenir à ce que l’auteure illustre par: « Bien soner et parfitement escrire », en la reformulant ainsi: «une langue faite pour être oralisée» (p. 49). Au-delà de ses composantes, ce sont également les «balises de la phrase» (p. 50) qui vont évoluer, notamment dans la variation des genres entre versification et prose, entre narration et récit, autant de formes discursives déjà contrastées. En revanche, elle montre que, dans ses composantes internes, c’est la structuration des phrases qui s’affirme peu à peu par la prégnance du sujet et de la relation verbe-objet, partant du connu pour aller vers le nouveau, et qui peuvent désormais se distribuer en une multitude d’ordonnancements des propositions, évalués à dix-neuf possibles par l’auteure. Cette explosion des formes propositionnelles s’étale sur cinq siècles, du IX e jusqu’au XIV e , témoignant ainsi d’une libéralisation syntaxique de la future phrase française. Le chapitre se clôt sur l’étude des principaux textes de Jean Renart (XIII e siècle) qui tente de définir une organisation phrastique spécifique à l’écrit (p. 59s.), réduisant en cela la diversité des formes syntaxiques de son époque. In fine , C. Marchello-Nizia s’appuie sur l’étude des proverbes circulant dans ce Moyen Âge pour en saisir les propriétés spécifiques en tant que «phrases» isolées; cette ultime partie se présente ainsi comme une passerelle vers le chapitre de la période suivante. C’est à Bernard Combettes qu’a été confiée la deuxième partie de l’ouvrage; elle va «Du moyen français à la Renaissance», comprise dans une période de deux siècles (du XIV e au 2 On lira aussi avec profit l’ouvrage de B. C ErQuiglini sur l’histoire de ce premier texte en français et la destinée de son auteur, L’Invention de Nithard , Paris, Minuit, 2018. 266 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus XVI e ), où l’évolution de la phrase suit «le développement de la prose». L’auteur montre que la fin du Moyen Âge constitue une transition débouchant sur «d’intenses changements» (p. 69). C’est également durant cette période transitoire que le texte écrit acquiert un statut qui va de pair avec l’évolution du français et son affranchissement progressif du latin. L’usage combiné du latin (plutôt à l’écrit) et du français (plutôt à l’oral) va ainsi amorcer une évolution des usages linguistiques de plusieurs institutions, notamment juridiques, une évolution qui voit son aboutissement dans l’ordonnance de Villers-Cotterêts (août 1539) qui fait du français la langue de l’administration. Pourtant les traductions des œuvres de l’antiquité latine perdurent dans l’univers culturel, et ne parviennent que tardivement à se voir reproduites en français, du fait de la permanence d’une double tradition rhétorique et scolastique. Mais cette volonté de revenir à la langue classique ne résiste guère au mouvement linguistique en direction du français. Ce mouvement s’explique par la nécessité de gouverner de façon plus argumentée ne serait-ce que pour justifier les impôts et les guerres, mais aussi pour diffuser plus largement des connaissances qu’elles soient morales, philosophiques, historiques ou scientifiques, dans des disciplines qui se diversifient en médecine, mathématique ou sciences naturelles. Parallèlement, la pratique du texte n’est plus strictement liée à une oralisation publique; «une nouvelle façon de lire» (p. 74) apparaît, plus silencieuse et individuelle, ce que permet dorénavant l’extension des écrits en français. Avec elle, le lectorat peut s’étendre au-delà des minorités de nobles et d’ecclésiastiques, ou de professionnels juristes et universitaires. Et c’est bien évidemment avec l’imprimerie et l’invention des caractères mobiles par Gutenberg (à partir de 1450) que la communication écrite va se démultiplier, augmentant et diversifiant conséquemment les publics de lecteurs ainsi que les pratiques lectorales. B. Combettes observe également que c’est dans ce contexte de diffusion des connaissances et de développement technologique que les structures linguistiques vont évoluer, en direction notamment de la phrase française qui va progressivement s’affranchir de son «moule latin» (p. 75s.). C’est généralement le processus de traduction qui va permettre cette transition vers le français; la plupart des textes étant écrits dans les deux langues, la syntaxe de la phrase va tout d’abord rester sur le schéma du latin, mais elle va progressivement s’en détacher. Cette phrase passe ainsi d’une structure relativement longue, la période , comportant notamment des propositions conditionnelles, et qui pourraient être assimilée aujourd’hui à un paragraphe (comme dans le Gargantua de Rabelais), vers des subordonnées relatives introduites par des pronoms composés du type lequel , laquelle , lesquels … et un emploi spécifique du participe présent. Ces unités reposent sur des enchaînements propositionnels sans pourtant comprendre de segmentation phrastique. L’évolution se poursuit au XVI e siècle, vers des périodes conçues dans une continuité narrative, car ce ne sont plus les relations argumentatives et logiques qui vont dominer, mais «la cohérence discursive du récit» (p. 80). L’essor des récits - notamment de genre historique - va ainsi modifier le fonctionnement de ces périodes et entraîner un autre principe de subordination, à fonction essentiellement temporelle. Cette unité ne correspond pas encore à notre phrase actuelle, mais elle s’en approche. Elle repose toujours sur un principe de continuité textuelle par enchaînement et imbrication de subordonnées, mais celles-ci changent de nature discursive. Ce passage de la structure périodique vers la phrase s’accompagne d’une plus grande prise en compte du lecteur; l’objectif étant de 267 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus favoriser l’accès au texte et sa compréhension. L’avènement de l’imprimerie va accélérer l’ensemble du processus en élargissant les pratiques de lecture à des publics plus nombreux et diversifiés. Dans ce mouvement, l’imprimerie va précipiter l’uniformisation de l’orthographe et la mise en place d’une ponctuation, dont la finalité sera «d’utiliser des signes ou des groupes de signes qui rendent le déchiffrage plus aisé» (p. 95), notamment dans des pratiques de lecture oralisée encore prégnantes. Les grammairiens vont aussi trouver un nouvel objet de discussion, tels Louis Meigret ou Pierre de La Ramée, en énonçant de nouvelles règles plus ou moins controversées. Si, dans la période précédente, les grammairiens publient déjà nombre d’ouvrages pour l’enseignement du français, c’est surtout sur la dénomination des parties du discours que leurs prescriptions se distinguent. Ainsi, concernant les groupes de mots, B. Combettes relève que c’est le terme de période qui va être employé, toujours par référence à la tradition latine et rhétorique; même si d’autres termes entrent en concurrence, comme la clause et la sentence , ou encore l’ oraison , dans une confusion non encore perçue entre la description des suites de mots et celle des discours qui les portent. Concernant les délimitations de ces périodes, l’auteur remarque que les hésitations sont également nombreuses, et les signes pour les marquer compris dans des usages encore très variables, surtout pour les positions et fonctions de la virgule et du point. Il observe ainsi qu’«[e]ntre essais de codification des pratiques de ponctuation liés à l’apparition de l’imprimerie et tentatives de construire les premières grammaires descriptives du français, l’époque manque un tournant décisif quant à ce qu’on pourrait appeler la ‹conscientisation› du processus d’écriture» (p. 104). Il remarque également que, si la syntaxe n’est guère prise en compte dans cette évolution technologique, en revanche, la poésie va développer des principes de construction qui vont également évoluer du décasyllabe ou de l’alexandrin vers des unités plus courtes, imposées par les délimitations métriques des vers et des strophes. Des poètes comme Ronsard privilégient avant tout la régularité du vers et sa segmentation, en n’hésitant pas à transgresser les formulations syntaxiques. C’est le décalage entre rythmique et grammaticalité qui caractérise ce type de poésie. À l’inverse, d’autres poètes, comme Jodelle, maintiennent la complexité des énoncés et leur longueur qui l’emportent sur le découpage métrique des vers et même des strophes. B. Combettes poursuit sa démonstration des «artistes de la phrase» par l’analyse de plusieurs tentatives originales, comme celle de Christine de Pisan qui construit ses œuvres en prose par des enchaînements de propositions entrecoupées non de points mais de virgules, et adopte un style qui privilégie les points d’expression de l’interrogation et de l’exclamation, en vue de l’interpellation émotive du lecteur. L’auteur évoque également le style de Calvin, dans son projet d’argumenter pour convaincre, qui recourt à une écriture périodique singulière visant à insuffler du rythme à son propos à l’aide de phrases courtes et expressives. De même, il examine les textes de Montaigne, dont il montre qu’il s’affranchit des principes oratoires du siècle précédent pour formuler des énoncés qui reprennent l’unité de la période, mais dans des constructions qui valorisent, chez lui aussi, des raisonnements liant ou subordonnant des propositions courtes, afin de les rendre accessibles au lecteur. C’est dans le même élan que B. Combettes étudie l’évolution des sentences et devises qui s’approchent encore plus directement de la phrase actuelle, du fait qu’elles constituent des énoncés inévitablement 268 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus courts, même s’ils se présentent initialement comme des strophes, des morales ou des formules conclusives dans des textes plus longs à visée philosophique ou morale, et qu’ils sont ensuite repris isolément sous forme de maximes apprises et reproduites à l’envi. Dans ces maximes, il est noté que la structure, désormais phrastique, ne comprend jamais plus de deux propositions juxtaposées ou articulées. Gilles Siouffi a composé les deux chapitres suivants: l’un sur l’évolution «Entre phrase et période» durant le XVII e siècle, l’autre sur «L’invention de la phrase moderne» au XVIII e siècle. Dans le premier, l’auteur montre que ce n’est pas seulement la phrase qui se construit, mais «un minutieux travail de détail sur tous les points de langue (prononciation, mots, constructions, orthographe, style…» (p. 127). Il montre que les institutions suivent ce mouvement, notamment par la création de l’Académie française (1635) qui avalisera le recensement des mots exclusivement en français et non en latin, dans son premier dictionnaire de la fin de ce XVII e siècle. C’est également durant cette période que l’orthographe va être progressivement normalisée, amorçant ainsi une homogénéisation progressive des usages linguistiques, certes encore très lente et inégale, si l’on considère la diversité des couches sociales et des aires linguistiques concernées par ce français à partager. G. Siouffi constate également que c’est la prose narrative, plus indépendante des genres juridique et administratif, et plus largement didactique, qui va la première se départir du latin pour s’exprimer majoritairement en français. La phrase va ainsi gagner en autonomie, mais aussi en diversité: ses structures varient, mais elles se déploient encore dans des unités longues où l’on «superpose souvent […] une structure grammaticale de base et une structure rhétorique qui l’amplifie par l’ajout de nombreuses circonstances, insertions ou détails supplémentaires […]» (p. 130). La tendance à maintenir ces énoncés longs, déjà décrits aux siècles précédents, se confirme ainsi dans un style qui les segmente non par des points de phrase, mais par des deux-points et des points-virgules, offrant ainsi une lecture continue, sans rupture réelle. G. Siouffi constate cependant que cette ponctuation peut être variable d’un auteur à l’autre; elle n’est ainsi pas clairement standardisée, ou a minima régulée. Dans cette évolution stylistique, il remarque aussi que certains genres, comme le récit de voyage, optent pour une prose plus «ordinaire», plus accessible à des lecteurs moins lettrés, alternant des phrases courtes et longues, même si la ponctuation reste encore secondaire, au profit de coordonnants du type et , car , donc… , afin d’assurer une fonction de connection sans segmentation phrastique. L’auteur observe que, comme aux siècles antérieurs, l’intervention des grammairiens, à l’exemple de Vaugelas (1647), va accompagner cette évolution de la phrase, mais sur des critères qui visent désormais l’éloquence, l’idéal de pureté, conformément à ce «souci de la langue» édicté par l’Académie. G. Siouffi constate ainsi que l’«[o]n est toujours, en effet, dans une esthétique de la période , mais une période vue sous un angle soudainement plus grammatical» (p. 135). Il s’agit de viser la clarté du propos pour éviter au lecteur des hésitations inutiles et des relectures fastidieuses. Avec cette conception de la clarté linguistique, la phrase gagne progressivement en efficacité sur celle de la période. Cette nouvelle stylistique ne va cependant pas s’imposer immédiatement, les partisans de la période résistent et réfèrent toujours à la tradition rhétorique qu’ils opposent à celle des grammairiens. G. Siouffi revient également sur la statut de la phrase en poésie et constate que, si l’époque voit une évolution sur les composantes lexicale 269 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus (essentiellement les mots), phonétique (toujours les sons et les syllabes), syntaxique (avec la même liberté d’ordonnancement des mots), en revanche le statut de la phrase n’est guère pris en compte; il suivra le mouvement initié en prose, mais bien plus tard. L’auteur compare ensuite le statut de cette «presque phrase» dans les autres langues qui, au-delà des différentes conceptions et dénominations de cette unité, reprennent les arguments liés à la clarté, à la pensée idéale et au raisonnement parfait. Il poursuit en montrant que ces arguments sont aujourd’hui complètement dépassés, et qu’il n’existe pas de langue possédant une meilleure syntaxe ou une parfaite correspondance avec la pensée. G. Siouffi revient par la suite sur le rapport entre les phrases et les manières de parler au cours de ce XVII e siècle. Car si l’Académie ne se prononce guère sur la question, sans doute parce qu’elle la confond avec des expressions figées du type «sans coup férir», en revanche, des auteurs (Antoine Oudin, Furetière, Jean Nicot) rapprochent la notion de phrase avec les manières de dire, afin de distinguer celles qui peuvent se prononcer ou s’écrire, de celles qui restent dans l’usage vulgaire, populaire, et donc ne devraient pas se dire. Il faut attendre les grammairiens de Port-Royal (Antoine Arnaud et Claude Lancelot) pour observer des distinctions plus sensibles entre les notions de période , de proposition et de phrase . Ces grammairiens parviennent à analyser la structure de la proposition en distinguant ses différentes parties: le nom et l’adjectif (désormais distinct du nom), le verbe, le pronom… dans une approche qui superpose la grammaire et la Logique (titre de leur ouvrage paru en 1683), établissant ainsi un lien étroit entre les éléments grammaticaux du discours et la structure logique de la proposition. Des écrivains-artistes aux grammairiens, la phrase n’a pas encore une identité linguistique claire; comprise entre la période des uns et la proposition des autres, elle peine à trouver une autonomie et des propriétés spécifiques, internes comme externes. G. Siouffi poursuit sa démonstration par l’étude des publications de plusieurs auteurs qui ont privilégié telle ou telle unité de langue et de discours. Il décrit ainsi l’art oratoire de Bossuet, évêque de Meaux, qui énonçait des sermons dont l’ampleur et l’expressivité dominaient, sans que l’on puisse en distinguer des unités liées à leur longueur ou à leur composition: s’agissait-il de période ou de succession de phrases? De fait, dans ces sermons prononcés, l’absence de ponctuation posa, par la suite (aux XVIII e et XIX e siècles), des difficultés difficilement surmontables à leurs éditions successives; elles obligeaient des choix de ponctuation fluctuant d’un éditeur à l’autre, selon les unités de sens et les styles privilégiés. À l’opposé, les écrits de correspondance, même quand ils sont publiés comme ceux de la marquise de Sévigné, adoptent une écriture plus souple, plus familière, moins «soignée», mais aussi plus proche du lecteur, dont la structuration en unités grammaticales n’est guère perceptible et stabilisée, et encore moins ponctuée en phrases identifiables. G. Siouffi décrit précisément cette opposition en reprenant les distinctions de Bernard Lamy entre le «naturel» et l’«artificiel» des discours de l’époque, et en les prolongeant pour constater que «[d]ésormais, le naturel passera avant tout: l’artificiel est à remiser au magasin des vieilleries. C’est une révolution dans la philosophie de l’expression, et l’engouement autour des lettres y est pour beaucoup» (p. 161). Ce chapitre se clôt en revenant sur la question initiale: comment évoluent les deux modèles de phrases, longue et courte? G. Siouffi y répond à partir de l’analyse des formes brèves, 270 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus comme les maximes, qui se présentent à la fin de ce XVII e siècle dans un format ajusté à de nouveaux lecteurs et donc à l’expansion éditoriale en relation. Il observe ainsi que «la multiplication de formes brèves» vise «à s’adapter aux goûts et aux pratiques d’un public mondain moins concentré, plus distrait dans sa lecture, comme Pascal l’a reconnu lui-même dans ses Lettres provinciales (1654)» (p. 162). Il s’agit également de rompre avec une écriture encore très proche du latin et de s’exprimer «à la française», comme le jugeait La Bruyère dans les années 1680, mais aussi Fontenelle qui, en 1686, publie ses Entretiens sur la pluralité des mondes en précisant qu’il convient désormais d’aborder de multiples sujets dans une langue soignée et un format accessible, comme la lettre ou le dialogue. Dans le chapitre suivant, également de la main de G. Siouffi, «L’invention de la phrase moderne» (p. 172s.) suit plusieurs influences afin de simplifier et d’organiser la langue sous l’effort constant de l’Académie et surtout de grammairiens qui décrivent une langue de culture avec un lexique étendu, une syntaxe ajustée, un ensemble linguistique apte à restituer les nombreuses disciplines en émergence des sciences aux arts, du religieux aux savoirs des plus communs. Certains textes apparaissent comme des modèles, par exemple: la Vie d’Alexandre de Quinte-Luce pour la prose ou Athalie de Racine pour la versification. G. Siouffi note ainsi que «[a]près avoir épluché le moindre de ses détails, de lexique et de grammaire, on disserte sur ce qu’on voit comme ses propriétés propres, son ‹génie›, ce qui entraîne aisément sur les voies de l’imaginaire et du fantasme» (p. 173). Avec Vaugelas, les grammairiens de Port-Royal et plus largement les cartésiens, la phrase est désormais logique et codifiée; ce qui ne manque pas d’irriter les partisans d’une phrase longue, comprise dans une autre logique: celle de l’éloquence. Le statut de la phrase se trouve ainsi pris dans la querelle des Anciens et des Modernes, même si par la suite l’opposition semble dépassée par une volonté plus affirmée de subjectivité. Le XVIII e siècle voit ainsi se développer une littérature plus libre, désormais affranchie des contraintes de la rhétorique, mais aussi plus distante des règles grammaticales; la distinction entre prose et poésie est ainsi repensée dans une nouvelle prose dont on reconnaît mieux le caractère poétique et qui gagne en autonomie vis-à-vis des genres codifiés, «des Lettres persanes de Montesquieu (1721) aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782), en passant par Rousseau et Diderot» (p. 178). Le théâtre suit le même mouvement avec Marivaux qui construit des phrases courtes, et librement délimitées par des points simples et des points-virgules dans des structures combinant émotivité des personnages et enchaînement des actions; l’objectif étant de susciter l’intérêt du lecteur. La phrase va ainsi se centrer sur les noms et moins sur les verbes, les premiers apparaissant plus expressifs que les seconds. G. Siouffi poursuit en rappelant que, durant tout ce XVIII e siècle, le français s’étend progressivement dans les chancelleries et de nombreuses cours européennes, comme langue liée à l’«écriture de la raison». Et parce qu’elle se substitue au latin, la phrase française en SVO est appréciée pour suivre un ordre jugé plus «naturel», à la fois simple et nécessaire, comme le suggère Dumarsais, dans une syntaxe qui écarte en même temps les formes en déclinaison du latin et s’oppose à la période ornementale et sophistiquée du siècle précédent. G. Siouffi explique ainsi cette nouvelle extension: «La langue française est considérée comme une langue apte à tout dire, à tout exprimer. On navigue donc entre idées et imagination avec les 271 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus mêmes mots, la même syntaxe» (p. 184). C’est le régime des «belles-lettres» qui ne sépare pas les sciences et la littérature. Pour Voltaire, par exemple, les genres ne sont plus figés, à l’image de ses contes philosophiques, comme L’Ingénu , qui permettent de développer des critiques et d’apporter un regard plus ouvert sur le monde et les peuples. Dans ce processus, la phrase se distingue dès lors de la proposition , même si les deux unités présentent des propriétés souvent mal définies et confondues, notamment chez des grammairiens comme Buffier, Restaut ou Gabriel Girard. Pourtant Dumarsais parvient à donner une définition de la proposition qui prend en compte plusieurs critères: l’assemblage logique des mots, le sens ainsi construit et l’organisation autour d’un noyau verbal; ce qui permet à la période et à la future phrase de comprendre plusieurs propositions avec chacune son verbe. On est très proche, ici, d’une conception, aujourd’hui encore présente, qui associe la phrase à une combinaison possible de propositions mono-verbales. Mais c’est à Nicolas Beauzée, son successeur à L’Encyclopédie , de dépasser la synonymie grammaticale entre les deux termes proposition et phrase en présentant la première comme l’assemblage logique d’un sujet et d’un prédicat, lié à une syntaxe qui dépend des langues et des choix énonciatifs du locuteur, offrant ainsi une diversité de phrases possibles. Pour ce faire, G. Siouffi reprend la conception de François-Urbain Domergue qui confirme que: «seul, le terme phrase relève de la grammaire, en tant qu’elle doit contenir un ‹sens complet›, alors que la proposition est adossée au repérage d’un ‹jugement›, ce qui s’inscrit dans une perspective logique. Il peut y avoir une phrase qui contient plusieurs propositions; et si la phrase est du ressort de la grammaire, la période, elle, relève de la rhétorique» (p. 188). La clarification terminologique s’établit ainsi au bénéfice de la phrase, et c’est elle qui servira de fondement aux programmes d’enseignement de la période révolutionnaire avec des manuels comme celui de Charles-François Lhomond (vers 1795). La conjonction des thèses de Domergue et des prescriptions de Lhomond vont parvenir à une homogénéisation de la phrase plus aisément explicable, et très proche de celle enseignée aujourd’hui, ce qui permet à G. Siouffi de conclure: «Et sera phrase, d’abord, ce qui figurera comme tel en tant qu’exemple dans un livre de grammaire» (p. 189). Le manuel de Lhomond va ainsi entériner cette phrase comme une unité d’évidence reposant sur des propriétés syntaxiques, sémantiques et de ponctuation. G. Siouffi confirme cela en montrant comment cette phrase s’impose comme un incontournable de la langue française, notamment chez Antoine de Rivarol dans son ouvrage De l’universalité de la langue française (1784), mais aussi chez Etienne Bonnot de Condillac dans sa Grammaire (1775) qui situent la phrase dans sa diversité comme une composante du discours écrit compris comme l’art d’organiser les idées, et ensuite Diderot, dans Le Neveu de Rameau (entre 1762 et 1773), qui explorera toutes les potentialités des phrases à travers leur diversité, au profit de l’expressivité et de la subjectivité de leurs formes. G. Siouffi développe alors une étude spécifique de cette expressivité de la phrase, «À la rencontre de la voix» (p. 191s.), notamment dans le registre de la comédie, surtout chez Marivaux dont les pièces laissent souvent deviner le sens par des phrases inachevées, entretenant ainsi une complicité directe avec l’auditoire. Le procédé est repris par Beaumarchais, une génération plus tard, avec Le Mariage de Figaro (1784) qui recourt à des phrases volontairement incomplètes, laissant le spectateur dans une attente interprétative clairement assumée. 272 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus Ces phrases libérées des contraintes rhétoriques ou grammaticales vont aussi ouvrir d’autres voies, notamment celles d’une culture populaire plus accessible, comme avec la chanson, dans des textes moins formalisés, analogues à ceux produits par des scripteurs peu-lettrés, que G. Siouffi analyse précisément à travers la correspondance d’une marchande de cidre du Calvados (en 1749) et du journal de Jacques-Louis Ménétra qui se présente comme les «mémoires d’un inconnu» (à partir de 1764), chacun explorant des formes de phrases - en fait leurs phrases - peu formalisées dans leur syntaxe et surtout peu ponctuées. S’y ajoute les nombreux écrits recueillis dans les Cahiers de doléances de la Révolution, dans lesquels la phrase suit une structure intuitive, très éloignée de celle qui sera construite un siècle plus tard dans une scolarité primaire généralisée; une phrase que G. Siouffi décrit ici «chez les moins cultivés [qui] ‹bricolent› avec ce qu’ils savent faire, c’est-à-dire souvent des vestiges d’anciens schémas confrontés à la dynamique d’un discours pensé quasi oralement, qui les dépasse parfois» (p. 206). L’évolution de la phrase suit par ailleurs un autre type de discours, celui de l’éloquence révolutionnaire, au point qu’elle semble revenir à la structure de la période, notamment chez Jean-Jacques Rousseau. Ces phrases de nouveau très longues parce que très «enflammées» (p. 207s.) se déploient, bien entendu, dans les Confessions (publiées entre 1782 et 1789), sur des séquences qui atteignent souvent quinze lignes, délimitées par des points à forte valeur et des points-virgules différant leur clôture, tout en privilégiant une association du type sujet-verbe-complément, afin d’assurer la meilleure explication pédagogique. Avec Rousseau et les auteurs de cette époque la ponctuation se diversifie sans pour autant se spécifier; chacun développant un usage des autres signes: les deux points, la virgule, et ce nouveau point de suspension qui complète les procédés discursifs. L’ensemble permettant de construire un texte comprenant des interpellations du lecteur ( Voyons comment , considérons ) et des commentaires autonymiques ( Ah , hélas ). Ce sont ces procédés et ces phrases longues qui caractérisent, entre autres, le style de La Nouvelle Héloïse (1761). Dans les romans du marquis de Sade, ces signes ponctuationnels seront différemment utilisés, car l’auteur recourt souvent à des phrases courtes, juxtaposées et conjuguées au présent, qui reproduisent les plans préalables de la rédaction de son récit. Dans Justine (1791) et La Nouvelle Justine (1799), l’accumulation de ces phrases brèves renforce le caractère souvent insoutenable des scènes rapportées; elles atteignent des formes extrêmes qui épuisent le sens et laissent le lecteur sans réaction. Comme dans les chapitres précédents, G. Siouffi clôt celui-ci sur le rôle décisif des maximes et des sentences, dont le format participe à la construction d’une autonomie de la phrase. La période révolutionnaire, avec le déploiement des discours politiques (comme ceux de Danton), est également l’occasion de prononcer des phrases courtes, censées frapper les esprits et d’être reprises dans les propos des citoyens aux origines sociales et géographiques les plus diverses, alors qu’ils pratiquent des langues locales encore largement concurrentes du français. C’est à Jacques Dürrenmatt que l’on doit la section suivante, centralement consacrée à «La phrase à l’heure de l’enseignement», dans le cours du XIX e siècle. Avant de la décrire à l’école, l’auteur passe en revue les évolutions qui furent à l’œuvre chez les «idéologues»; ceux-ci réinventent la phrase dans le prolongement des bouleversements révolutionnaires du siècle 273 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus précédent, et qui ont pour corollaire des réformes volontaristes - si ce n’est efficaces - de la langue française. Ainsi, comme il le constate, le français «revient en force mais à l’intérieur d’un paradigme renouvelé. Il ne s’agit plus d’esthétique ou de valorisation, mais de nécessité sociale» (p. 219). Cette perspective plus rationaliste entend promouvoir une syntaxe privilégiant l’articulation logique entre un thème et son prédicat, en différenciant, comme le propose le philosophe Destutt, des phrases réduites à une proposition et des «phrases longues» comportant entre autres des relatives adjectivales. L’opposition croit alors entre ces «idéologues» qui simplifient la phrase et ses composantes, et les écrivains (Rousseau et plus tard Balzac) qui n’hésitent pas à caricaturer les effets produits dans des réductions syntaxiques en rupture avec la prose poétique qu’ils défendent. J. Dürrenmatt s’attarde ainsi sur les thèses de François-René Chateaubriand qui s’inscrit dans ce débat pour s’opposer aux excès des philosophes de la langue afin de promouvoir un style qui entend renouveler les modèles de l’antiquité en reprenant le principe de la période, mais dans une perspective plus harmonieuse. L’écrivain plaide ainsi pour une esthétique renouvelée de la phrase longue qui sera reprise par Proust, quelques années plus tard. L’émotion suscitée par les mots doit ainsi se déployer dans ces phrases longues, mais sans vraiment modifier leur organisation et principalement l’ordre des mots. Seuls quelques, comme d’Arlincourt, maintiennent une prose romanesque en inversant les mots afin de susciter une émotion, au risque d’apparaître bien peu naturelle («Peur j’ai de cela» vs . «De cela j’ai peur»). Mais en opposition à ces clichés stylistiques, c’est l’utilisation novatrice de la phrase nominale de Châteaubriand qui servira de référence - y compris dans ses variations esthétiques - notamment pour Stendhal et Balzac. Un autre style voit ainsi le jour qui tend à supprimer le verbe par le recours à une ponctuation cumulant les points de suspension et les tirets. Il s’agit d’éviter les frontières définitives et de laisser ouvertes les interprétations énonciatives; à l’instar de Prosper Mérimée qui, dans plusieurs de ses nouvelles, interrompt la progression logique de son récit par ces points de suspension, reproduisant alors les hésitations des acteurs (comme dans cette suite de phrases «Elle a pu aimer Massigny! … Il est vrai qu’elle m’aime maintenant… de toute son âme… comme elle peut aimer», extraite de Le Vase , 1830). Concernant ces débats, J. Dürrenmatt conclut que «[l]a syntaxe de la phrase se trouve ainsi pliée aux besoins expressifs […] au point de mettre en cause les règles de la syntaxe» (p. 230). C’est dans ce mouvement qu’il montre également combien la phrase moderne oscille «entre nostalgie et rénovation», cette fois-ci sous l’influence des grammairiens. Parmi eux, Charles-Constant Le Tellier s’appuie sur la politique linguistique de la Révolution dans le but de faciliter la lecture-instruction du peuple et d’étendre l’usage du français en lieu et place des «patois» et autres parlers locaux. L’analyse logique de la phrase qu’il promeut n’exclut dès lors ni les séquences courtes ni les séquences longues; cette phrase gagne en autonomie et peut comprendre une principale, des éléments coordonnés et des subordonnées (ou «incidentes»), pour s’inscrire définitivement dans les limites de la majuscule et du point. Le point final acquiert ainsi la fonction qu’on lui destine désormais et encore aujourd’hui. L’auteur remarque ainsi que Le Tellier et ses contemporains vont définir un modèle où «tous les mots de la phrase sont disposés selon l’ordre de subordination ou de succession qu’ils doivent avoir entr’eux. […] On énonce d’abord le sujet ou nominatif , ensuite le verbe , puis le régime ou complément , et enfin les modificatifs , qui marquent 274 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus le temps, le lieu, la cause, et les autres circonstances de l’action que le verbe exprime» (p. 231). Le modèle est impératif; il doit être suivi et donc enseigné sur ces principes, même si des prescriptions ultérieures vont les renforcer en demandant aux élèves d’éviter l’accumulation des subordonnées et l’apposition des circonstancielles comme des adjectivales: la principale devant toujours être énoncée en premier. Le manuel de Larive et Fleury 3 , dont le succès s’est étendu sur plusieurs décennies, va permettre la diffusion de ces préconisations, au point qu’elles perdurent dans nombre de grammaires scolaires contemporaines. J. Dürrenmatt poursuit son analyse du côté des imprimeurs dont la «nostalgie» croise celle des grammairiens. S’ils s’immiscent dans les débats précédents, sans pour autant les formuler, c’est également pour défendre la phrase juste , en n’hésitant pas à la modifier pour réinterpréter la ponctuation des textes anciens sur le modèle classique de la période. La réédition des textes suit ainsi une autre logique, celle de la phrase longue, entrecoupée par des virgules, supprimant les tirets et réinterprétant la fonction des deux deux-points. L’auteur de ce chapitre observe que le siècle est marqué par des hésitations successives ou parallèles, oscillant entre des phrases longues ou brèves, organisées par des ponctuations souvent fluctuantes, et des phrases inventives, libérées du classicisme à l’image de la prose romanesque de Balzac, de Flaubert et de Stendhal. Les grammairiens et les éditeurs ne sont pas en reste dans leurs critiques réciproques: les premiers promouvant une phrase logique, efficace, enseignable et donc simple; les seconds défendant une ponctuation stricte, limitant la phrase dans sa syntaxe interne comme dans ses limites externes. Ces hésitations - ou oppositions - se retrouvent dans les écrits des scientifiques et des historiens. Pour l’auteur, c’est l’historien Michelet qui représente le mieux cette évolution, car il compose ses textes en combinant des phrases courtes et longues, dans un style qui sera qualifié de «haché», afin de restituer le caractère haletant des évènements révolutionnaires, notamment dans son Histoire de la Révolution française parue en 1847. J. Dürrenmatt poursuit en s’interrogeant sur le statut «[d]es phrases non-conformes» (p. 242) et engage la réflexion sur l’intégration des phrases étrangères, mais aussi celles qui seront produites dans les écrits d’auteurs moins lettrés, dont le lien avec la phrase orale est décrit avec précision, notamment pour restituer les parlers populaires et la langue des ouvriers, à l’œuvre dans les romans sociaux de Flaubert ou de Zola. Chez ces écrivains, J. Dürrenmatt observe une évolution parallèle de la ponctuation qui tend à mieux structurer le texte, en regroupant les phrases en paragraphes articulés, afin d’impliquer le lecteur et l’accompagner au mieux dans sa lecture. Ces phrases apparaissent alors plus personnelles, souvent marquées par l’usage singulier des virgules, notamment chez des romanciers comme Villiers de l’Isle-Adam ou des poètes comme Baudelaire. Mais c’est avec Flaubert que J. Dürrenmatt clôt ce chapitre, parce que cet écrivain engage un nouveau modèle de phrase qui repose sur un rythme possédant une réelle tension artistique au sein du texte. L’auteur conclut que la phrase de ce XIX e avance progressivement vers des phrases moins contraintes, articulées au 3 Le pseudonyme collectif choisi par les auteurs est en lui-même un exemple condensé de ce modèle de phrase simple désormais en usage: «La rive est fleurie»! ils se nomment en fait Auguste Merlette (pour Larive) et Aimé Hauvion (pour Fleury). 275 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus sein d’un texte qui devient désormais l’unité de référence. Le mouvement se prolonge dans une poésie extrême sans ponctuation, analogue à celle de Mallarmé ou de Blaise Cendrars, marquant ainsi la transition avec la phrase du siècle suivant. La dernière partie du volume, «Entre pratiques standardisées et innovations», rédigée par Antoine Gautier et Marie-Albane Watine, est certainement la plus complexe à présenter car elle s’appuie bien évidemment sur une quantité importante de documents, associée à une diversification des technologies, des supports et des pratiques. Les deux auteurs parviennent cependant - avec justesse et amplitude - à montrer comment les XX e et XXI e siècles ont vu s’accroître les corpus linguistiques permettant non de préciser la notion de phrase, mais de faire le lien avec les questions soulevées les siècles précédents. La première guerre mondiale, par exemple, a entraîné une production d’écrits sans précédent, par l’essor d’une correspondance au sien d’une population peu cultivée, voire non-lettrée. Les soldats sur le front ont ainsi été amenés à écrire régulièrement, composant ainsi des lettres dont la structuration en phrases - ou non-phrases - montre une diversité d’usage, mais aussi un attachement aux formes enseignées et formalisées par leurs rédactions scolaires. Les auteurs s’attachent ainsi à décrire ce phénomène où la phrase est mal circonscrite, et ne se perçoit guère, formellement du moins, dans les lettres échangées par les soldats et leurs familles. Ils montrent également que la phrase de l’école n’est pas encore nettement définie et prescrite dans les instructions officielles de la discipline «grammaire». Dans la nomenclature de 1910, la proposition est omniprésente; c’est encore elle qui permet de décliner les parties du discours, et non la phrase . C’est cependant grâce aux insuffisances de cette proposition que la phrase va par la suite s’imposer très officiellement, mais pas immédiatement, car il faudra attendre les programmes et instructions du 20 septembre 1938 pour voir entrer le terme phrase dans la terminologie grammaticale prescrite pour l’école. La proposition est maintenue, certes, mais dans une autre perspective, celle de l’analyse logique de la phrase complexe, entraînant ainsi un flottement grammatical sur l’articulation des deux unités, flottement toujours perceptible aujourd’hui. Les auteurs observent que la phrase s’impose, non par ses propriétés linguistiques, et «poussée par une décision théorique, mais plutôt par l’insuffisance de la proposition qui laissait des béances dans la description syntaxique» (p. 286). A. Gautier et A. Watine montrent ainsi que les travaux des linguistes sont loin d’influencer les contenus et méthodes de la grammaire enseignée. Cette réalité est encore, malheureusement, des plus actuelles, comme en témoigne l’abandon de l’analyse fonctionnelle du prédicat , lors des débats qui suivirent son introduction dans les programmes de… 2015. Ils poursuivent en décrivant une phrase qui va cependant s’imposer et acquérir une valeur symbolique forte, définissant les styles littéraires, le «génie» d’un auteur, et au-delà la langue française dans toutes ses dimensions: géographiques, politiques et bien évidemment nationales. Ainsi, de la première guerre mondiale à la seconde, c’est l’enseignement de la grammaire, et avec lui le statut de la phrase, qui doit emporter l’adhésion de la Nation, l’éloignant encore plus de possibles fondements et apports scientifiques. De fait, hier comme aujourd’hui, dans les débats sur l’école, la grammaire reste fortement marquée par le poids de la phrase normée, une phrase qui ne doit souffrir d’aucune critique ni pédagogique ni linguistique. 276 Vox Romanica 81 (2022): 264-276 DOI 10.2357/ VOX-2022-017 Besprechungen - Comptes rendus A. Gautier et A. Watine ajoutent à cette évolution le lien avec la langue orale qui constitue le fondement des descriptions d’une linguistique moderne émergeant dans ce XX e siècle, et qui avance de nouvelles théories, notamment en syntaxe, renouvelant profondément les débats linguistiques, mais aussi le rapport à la norme, essentiellement écrite, une normalisation toujours à l’œuvre dans les débats actuels sur les nouvelles pratiques scripturales liées à la diversification des supports numériques. À la différence des grammairiens des siècles précédents, les travaux des linguistes s’inscrivent désormais non dans une visée prescriptive mais dans une perspective descriptive, y compris dans les usages les moins normés du français, que celui-ci soit qualifié de populaire , d’ ordinaire ou de relâché . À ces recherches s’ajoutent celles du contact avec d’autres langues, provoquant des réactions d’opinions souvent peu autorisées. Dans ce contexte, sociologiquement très marqué, alternant critiques peu fondées et descriptions argumentées scientifiquement, la phrase française évolue entre les discours des puristes et les propositions des linguistes; les uns apparaissant très conservateurs, les autres plus progressistes. Les auteurs de ce chapitre montrent ainsi que les oppositions évoquées aux périodes antérieures se prolongent dans les questionnements de ces deux derniers siècles. Entre phrases courte vs. longue, canonique vs. libre, scolaire vs. expressive, la «fabrique» de la phrase (p. 301s.) est perçue «comme la résultante d’une série de tâtonnements, de reformulations dont on perd aujourd’hui la trace avec nos copier-coller informatiques» (p. 301). Cependant, les deux auteurs constatent qu’avec ces nouveaux supports numériques, la phrase trouve d’autres formes d’expression, notamment par la libéralisation due aux slogans, aux titres et aux «petites phrases» journalistiques ou politiques (p. 327), ils restent peu optimistes. Ils terminent pourtant leur parcours sur l’espoir que les machines prolongeront cette «raison du médium» (p. 343) amorcée par les machines à écrire, hier mécanique et aujourd’hui électroniques, pour conduire les usagers de la langue à concevoir de nouvelles phrases plus indépendantes des normes fantasmées et souvent transmises. Pour conclure cette recension, inévitablement très étendue, nous reprendrons la phrase conclusive de l’avant-propos rédigé par G. Siouffi: «Des Serments de Strasbourg (en l’an 842) jusqu’à Twitter, c’est la longue histoire de la phrase française qui se déploie, un histoire aux mille facettes qui est aussi celle de mille réinventions successives» (p. 11). Quelle meilleure invite au lecteur qui ne pourra que partager notre enthousiasme à lire cet indispensable et passionnant ouvrage collectif. Jacques David (CY Cergy Paris Université - Laboratoire «Héritages» (UMR 9022 - CNRS)) ★