lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2019-0032
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2019
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L’odeur de terre moulliée
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2019
Jérôme Ferrari
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22 DOI 10.2357/ ldm-2019-0032 Dossier Jérôme Ferrari L’odeur de terre mouillée Voici bientôt cent ans que je pleure dès Bar-le-Duc quand je monte à la guerre. Voici bientôt cent ans que je pleure à l’arrière, où l’on nous a laissés, enfants mêlés aux femmes, femmes encombrées d’enfants. Que faire de tous ces morts? Mathieu Riboulet, Les œuvres de miséricorde En 1939, mon grand-père maternel, Séverin Bozzi, était adjudant-chef dans l’artillerie coloniale. Il avait trente-six ans et, depuis qu’il avait quitté son village de Corse du sud pour s’engager en 1920, il avait parcouru, à cheval et sous les couleurs de la France, la vaste étendue de colonies et protectorats dont la mosaïque composait encore un empire des côtes atlantiques de l’Afrique aux déserts du Moyen-Orient. En septembre, quand la guerre éclata, sa carrière militaire allait bientôt s’achever et il ne pouvait pas savoir que ce serait dans l’abjection d’une défaite totale et sans honneur. On l’affecta sur la ligne Maginot, derrière des pièces d’artillerie inutilement tournées vers l’Allemagne, où il s’ennuya à mourir pendant de longs mois, comme l’attestent les lettres presque quotidiennes qu’il écrivait à ma grand-mère, dans lesquelles les descriptions désespérées de journées qui se ressemblent toutes sont entrecoupées d’envolées patriotiques sur la grandeur de la France, la certitude de la victoire et l’impatience du combat et de moments plus intimes où il confie combien lui manquent sa petite fille et la chaleur oubliée de la peau de son épouse. Au mois de mai 1940, sans aucun signe avant-coureur, sans qu’il ait eu le temps d’exprimer le moindre doute ou la moindre inquiétude, il cessa d’écrire. Ma grandmère dut passer les semaines suivantes dans l’angoisse et les prières, peut-être persuadée que le mari de sa jeunesse a été englouti dans la débâcle. En juin, elle reçoit enfin une lettre frappée de l’aigle à la croix gammée qu’il lui envoie d’un camp de prisonniers pour lui dire qu’il est vivant et qu’il va bien. Ce court et brutal abîme de silence d’où un guerrier plein de certitude martiale finit par émerger dans la peau d’un vaincu stupéfait m’a fait comprendre ce que fut la défaite de 1940 mieux qu’aucun livre d’histoire n’avait pu le faire. Je ne sais pas combien de temps mon grand-père a passé au Stalag mais, bien avant la fin de la guerre, il eut la chance d’être envoyé dans un village près de Stuttgart pour travailler dans une ferme tenue par trois sœurs dont aucune n’était mariée. De cette époque, j’ai conservé quelques photos où on le voit, portant encore son pantalon militaire et ses bottes, marcher dans la campagne avec un chien ou nourrir un agneau au biberon; il est frappant, peut-être même inconcevable, que ces photos bucoliques aient été prises au moment même où, partout en Europe, des millions de personnes mouraient dans des conditions invariablement atroces quoique d’une infinie diversité. À ma connaissance, mon grand-père n’a jamais tenté de s’évader. Il DOI 10.2357/ ldm-2019-0032 23 Dossier est probable qu’il n’eut jamais de projet plus noble que de revenir vivant vers les siens mais je l’aimais assez pour n’avoir pas besoin qu’il fût un héros. Au moins n’at-il jamais prétendu en être un. Il fut libéré par les Américains et rentra en 1945, bien nourri et en parfaite santé. Il ramenait avec lui un pistolet P. 38, avec deux chargeurs, dans l’étui en cuir réglementaire de la Wehrmacht. Parfois, quand nous étions seuls à la maison, car ma grand-mère n’aurait pas toléré qu’il me permît de manipuler une arme, il s’approchait avec des gestes de conspirateur du placard où le P. 38, impeccablement huilé, était soustrait aux curiosités enfantines et, après avoir vérifié que la chambre était vide, il me permettait d’en caresser l’acier noir. J’avais l’impression troublante de toucher un morceau d’histoire. Je ne lui ai jamais demandé comment il avait pu le voler à un officier allemand, ni quel était son état d’esprit après la défaite ou pendant sa captivité, je pensais sans doute, comme tous les enfants, que j’aurais le temps de le faire plus tard parce que nous vivions tous dans l’éternité mais, quand il est mort, alors que j’avais vingt ans, je ne lui avais toujours rien demandé. Peut-être ne m’aurait-il pas dit la vérité, de toutes façons. Tous les ans, nous recevions la visite des demoiselles allemandes qui restèrent ses amies jusqu’à sa mort. Elles venaient accompagnées de leur plus jeune frère, qui parlait un français impeccable et m’offrait des albums de Babar en allemand, langue que je lui avais fait la promesse d’apprendre dès que je rentrerais au collège. Quand, des années plus tard, j’ai commencé l’étude de la philosophie, j’ai bien regretté de ne pas avoir tenu cette promesse et d’être à jamais incapable de lire dans le texte les œuvres que j’aimais tant. Une fois, sans doute au milieu des années 70, nous fîmes le voyage jusqu’en Allemagne mais j’en garde le même souvenir que celui d’un rêve traversé les yeux mi-clos dans lequel s’agitent vaguement, dans l’obscurité abstraite d’une cuisine, trois silhouettes indiscernables de vieilles dames vêtues de blouses à fleurs, qui posent de la nourriture sur une table et passent une longue main sèche dans mes cheveux. Je ne suis retourné en Allemagne qu’en 2011, quand un de mes romans y fut traduit pour la première fois. J’y ai à mon tour noué des amitiés et, depuis cette date, j’y reviens au moins une fois par an. Les brumes d’un imaginaire directement issu de deux guerres mondiales se sont lentement dissipées pour laisser apparaître un pays réel, mais elles ne pourront jamais disparaître complètement pour ceux qui, comme moi, ont grandi auprès d’une génération née au début du XX e siècle. Dans chaque ville allemande, je cherche les traces de ce qu’elle fut, dont il reste si peu; j’aime leur absence de beauté qui renvoie à tout ce qui a été effacé dans les tempêtes de feu et manifeste en même temps la puissance de la vie, son obstination. Dans l’épilogue de L’Aleph, à propos de la genèse de sa nouvelle Deutsches Requiem, Jorge Luis Borges écrit: „Pendant la dernière guerre, nul n’a pu souhaiter plus vivement que moi la défaite de l’Allemagne; nul n’a pu ressentir plus que moi la tragédie du destin allemand.“ Le sentiment de cette tragédie, depuis la Première Guerre mondiale jusqu’à la chute du mur, m’a toujours été familier. Et, au-delà de mon intérêt pour la physique quantique, c’est ce même sentiment que j’ai tenté 24 DOI 10.2357/ ldm-2019-0032 Dossier d’éclairer et de comprendre, à travers la vie de Werner Heisenberg, dans Le principe, un roman que ma proximité toujours plus grande avec l’Allemagne m’a enfin permis d’écrire en 2015, même si je crains toujours de n’avoir pas rendu justice à mon sujet. À l’automne 2013, alors que je faisais des recherches en Allemagne pour préparer l’écriture de mon roman, je me suis retrouvé, sous une fine pluie d’octobre, dans un village de Franconie, près d’une église luthérienne coiffée d’un étrange clocher à bulbe dont je pensais qu’on les trouvait seulement dans les pays slaves. J’étais penché, en compagnie d’un ami, sur le socle du monument aux morts de la Grande Guerre. Il fallait écarter les herbes humides pour déchiffrer une phrase curieusement inscrite à la base de la pierre, presque au niveau du sol, comme si celui qui l’avait gravée là avait désiré que cet hommage rendu à des os réprouvés demeurât invisible. C’était un extrait de l’Apocalypse de Jean: „Sois fidèle jusque dans la mort et je te donnerai la couronne de vie.“ Une telle promesse ne peut sans doute être faite aux vaincus qu’en secret. La pluie a cessé et le parfum qui est monté de la terre était exactement celui de mon enfance. J’en fus troublé même si, bien sûr, la lourde odeur de terre mouillée est la même partout, et je fus renvoyé au pied d’un autre monument aux morts, arrosé par les orages d’été, au milieu de la place Porta, à Sartène, près des terrasses de bar bondées où ma mère et ses cousines venaient boire des cocktails, en fin d’après-midi, après la plage. Nous en profitions pour rendre visite à la famille de mon père. Je me rappelle ma grand-mère en robe noire, le magasin de souvenirs de mes tantes où s’entassaient des objets hétéroclites d’une remarquable laideur, bustes de Napoléon, services à café en porcelaine, thermomètres en forme d’âne dont la queue indiquait la température, je me rappelle les vieilles femmes en blouse à fleur, tremblantes de tendresse, l’appartement aux volets clos, le papier tue-mouches pendu au plafond, tout vrombissant d’insectes à l’agonie, la toile cirée si collante qu’elle aurait pu elle aussi piéger mortellement les mouches, les gâteaux rassis qu’il fallait avaler, je me rappelle le mari d’une de mes tantes, un menuisier auquel la scie circulaire avait emporté tous les doigts de la main droite et qui me faisait frémir en me tapotant affectueusement la joue de son moignon et un autre oncle, qu’une attaque cérébrale avait cloué, bouche ouverte, sur un fauteuil posé dans un coin du salon d’où il tournait vers moi la faïence de ses yeux vides. Ils étaient incroyablement vieux et effrayants. Tout en haut du monument aux morts était inscrit le nom de leur frère aîné. Il s’appelait Magloire Perinelli - mobilisé en 1916, niveau d’instruction 2, 1 mètre 66 - et l’obus allemand qui l’avait fauché dans la Somme, le 30 mars 1918, quatre mois après son vingtième anniversaire, l’avait mis pour toujours hors d’atteinte des outrages de la vieillesse. Il tenait son prénom exotique d’un ancêtre normand, un gendarme affecté en Corse au milieu du XIX e siècle auquel cette branche de ma famille doit ses yeux bleus très clairs et une tendance plus ou moins insidieuse à la rouquinerie. J’imagine que mon arrière-grand-mère, lorsqu’elle prit le bateau à Ajaccio, avec sa fille aînée, un soir de l’hiver 1919, pour aller récupérer le corps de son garçon, ne s’attendait pas plus que moi à découvrir que les terres étrangères recèlent aussi des parfums familiers. En montant vers le nord depuis Marseille, elle a dû voir DOI 10.2357/ ldm-2019-0032 25 Dossier apparaître le long de la voie ferrée des vallées recouvertes d’une végétation inconnue, des arbres noirs et des champs immenses, et l’horizon sans montagnes, et des haies de plus en plus semblables à celle derrière laquelle son fils l’attendait depuis le mois de mars 1918. Elle est arrivée dans un hameau nommé Septoutre, qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait connu jusqu’alors, et elle a suivi les indications du plan qu’on lui avait remis, elle a traversé sous la bruine la cour d’une ferme, marché vers un bois, longé la haie et il était là, enterré avec deux camarades du même régiment d’artillerie. Mais il y avait aussi l’odeur de la terre mouillée flottant sur les tombes et mon aïeule, en exhumant pieusement son fils aux yeux remplis de glaise pour le ramener chez lui, dut s’étonner et se réjouir de constater que le parfum dans lequel il avait grandi l’avait fidèlement accompagné dans la mort. En Franconie, en respirant le même parfum, j’ai eu le sentiment que les liens secrets unissant ces deux monuments aux morts étaient peut-être plus puissants et indéfectibles que ceux de l’amour et j’ai compris pourquoi, à l’âge où l’on ignore encore l’existence de pays étrangers, je connaissais le nom de l’Allemagne.
