eJournals lendemains 44/176

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2019-0033
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
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En marge, entre parenthèses

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Samy Langeraert
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26 DOI 10.2357/ ldm-2019-0033 Dossier Samy Langeraert En marge, entre parenthèses Voilà près de quinze ans que je passe mes étés à Berlin, et je ne sais toujours pas en quoi consiste au juste ma relation à cette ville. Mais c’est peut-être précisément cette accumulation de séjours qui accroît ma confusion? J’ai fini par associer à ce nom et cet endroit tant de projets différents, de sentiments contraires, de fantasmes, de souvenirs plus ou moins contradictoires qu’il n’y a plus un, ou deux, ou trois, mais des dizaines de Berlin dans ma tête, et avec eux toutes sortes de liens particuliers qui refusent de se réduire les uns aux autres. J’ai souvent l’impression de ne savoir parler des choses que par fragments. Lorsqu’il s’agit de les embrasser ou d’en tirer des conclusions, je deviens vite très maladroit. Je me rassure alors généralement en me disant que toute synthèse a quelque chose d’artificiel et que la vérité réside dans les petits morceaux. Tant pis si la quinzaine de paragraphes qui suivent ne forment pas un tout satisfaisant, s’ils ne coagulent pas. Je parlerai sans doute de ma relation à Berlin avec plus de justesse en l’évoquant à travers des détails, quelques souvenirs, des anecdotes, sans trop chercher à prendre du recul et à porter sur elle une vue d’ensemble. Quand je suis entré au collège, je n’avais pas spécialement envie d’apprendre ce que certains appellent parfois sentencieusement la langue de Goethe (la périphrase est tellement lourde que je ne peux pas la laisser en romain). Ma mère m’a placé dans la classe d’allemand comme elle y avait placé mon grand frère avant moi pour une raison très stratégique: c’était la meilleure du collège, et elle pensait qu’ainsi les chances seraient plus minces d’y subir l’influence de mauvais éléments (l’établissement était classé comme Zone d’Éducation Prioritaire). Je n’ai pas un bon souvenir de mes premiers cours d’allemand (ni des suivants, d’ailleurs). Je me rappelle surtout une professeure âgée, sévère et squelettique qui nous faisait ânonner des listes de verbes irréguliers et les leçons un peu niaises du manuel Sag mal… Comme j’avais des bonnes notes, je crois qu’elle m’aimait bien. Mais je ne faisais que recopier sans réfléchir les excellentes réponses des contrôles de mon frère, que je récupérais dans ses archives. J’aurais du mal à décrire le plaisir que j’éprouvais chaque fois en reconnaissant les questions dont j'avais mémorisé les réponses la veille au soir. Quelques années plus tard, ma mère a de nouveau cherché à augmenter mes chances de réussite scolaire en m’imposant l’amitié d’un petit Allemand. Mais le courant n’est malheureusement pas très bien passé entre mon correspondant et moi (non pas en raison d’un quelconque ressentiment de ma part ni même de la fameuse barrière de la langue: j’étais simplement trop peu dégourdi en société pour relever un défi de ce genre). J’ai passé deux, peut-être trois semaines chez lui, quelque part en périphérie de Berlin. Il me reste peu de souvenirs de ce tout premier séjour làbas. Ce qui m’a le plus marqué, c’est que je ne comprenais rien aux horaires des repas et qu’un jour j’ai failli tomber d’inanition en attendant un déjeuner sans cesse DOI 10.2357/ ldm-2019-0033 27 Dossier repoussé à plus tard. L’année suivante, quand mon correspondant est venu à Paris, j’ai pu assister à une crise de mal du pays aiguë: habitué qu’il était à vivre dans une maison spacieuse avec jardin, mon camarade ne pouvait pas ne pas succomber à un profond malaise en comprenant qu’il allait devoir cohabiter avec trois autres personnes (dont une plutôt peu liante) dans un deux-pièces à moitié rempli d’ouvrages poussiéreux (dans la langue de Molière, par-dessus le marché). Pour une raison ou pour une autre, j’ai fini par apprécier sincèrement l’allemand (je note que ce renversement coïncide à peu près avec l’arrêt des cours de langue). À la fin de mon adolescence, je disais même très sérieusement à qui voulait l’entendre que „j’aimais la langue allemande“. Apparemment, je l’aimais d’autant plus que je la parlais mal… Peut-être que je confondais la langue et la littérature, ou plutôt une certaine période de cette littérature. Ce que j’aimais en vérité, c’était les traductions par Armel Guerne et Philippe Jaccottet des langues de Novalis et Hölderlin. J’avais lu Hypérion et les Hymnes à la nuit dans une sorte de transe. Plus tard, à l’université, on m’a fait découvrir Le Capital et je me suis mis à dévorer les livres de Marx avec un enthousiasme encore plus grand. C’est sans doute en partie à cause de cet amour plus ou moins délirant voué à ce que j’avais tout juste entrevu de la littérature et la philosophie allemandes que j’ai envisagé de poursuivre mes études à Berlin. Mais je crois que l’Allemagne était avant tout un prétexte: j’avais à peine vingt ans et je voulais rompre avec Paris, commencer ma ‚vraie vie‘ ailleurs. Or, la ‚vraie vie‘ n’a pas daigné attendre mon installation outre-Rhin pour débuter. Elle m’est tombée dessus à la fin de ma Licence, en plein cœur de Paris, sous la forme d’une rencontre amoureuse qui a brouillé tous les plans que j’avais soigneusement élaborés. Je suis quand même parti trois mois plus tard, mais ce départ que j’avais tant souhaité, je l’ai finalement vécu comme un arrachement au moins aussi violent que les souffrances du jeune Werther. À Berlin, je n’ai pas pu me défaire du sentiment d’avoir fait une erreur, de ne pas être au bon endroit. Les lettres et les emails, les longs appels téléphoniques n’étaient pas suffisants: je venais de rencontrer quelqu’un qui bouleversait mon existence de fond en comble et la distance qu’il y avait entre nous était absurde. D’un autre côté, je ne voulais pas renoncer à cette toute première expérience d’une vie loin de ce que je connaissais par cœur. Je ne peux pas séparer la frustration, le regret et peut-être avant tout l’indécision que j’ai ressentis alors de mes premières impressions berlinoises. Dans de telles conditions, j’étais encore moins apte qu’en temps normal à nouer des relations solides. J’ai très vite projeté sur la ville ma solitude, et elle s’en est revêtue à la perfection: le froid, la neige, l’indifférence dans les espaces publics, la langue si difficile à suivre, tout semblait illustrer précisément ce que j’éprouvais à l’intérieur. Je suis rentré en France au bout de six mois, alors que je m’étais juré de m’exiler au moins un an. Mais je suis retourné à Berlin l’été suivant, celui d’après, puis un printemps, puis à nouveau l’été, et la routine s’est installée naturellement: au début du printemps, le retour d’une espèce de manque, en mai, la recherche d’une souslocation, fin juin le train ou le bus de nuit, et en juillet, en août, parfois même en septembre, la mise entre parenthèses de ma vie à Paris et l’éclosion d’une autre en 28 DOI 10.2357/ ldm-2019-0033 Dossier forme de bulle, à la fois bien plus vide et plus intense. Plus vide parce que déconnectée des rythmes habituels, déstructurée, déliée, sans quasiment aucune contrainte, et plus intense en raison même de ce flottement. Loin de chez moi, j’avais la sensation de pouvoir enfin me consacrer pleinement aux choses qui m’importaient. À l’époque où j’étais inscrit en école d’art, par exemple, c’est à Berlin, l’été, que je travaillais le plus: affranchi des attentes des professeurs, débarrassé des cours obligatoires, libre d’essayer des choses sans me poser de question, sans avoir à m’en expliquer en permanence au cours de séminaires interminables. De retour à Paris, je passais le restant de l’année à reprendre et mettre au point ce que j’avais produit pendant ces semaines d’hyperactivité heureuses. Je marchais des après-midis entières dans la chaleur semi-continentale de l’été berlinois, mon appareil photo en bandoulière. Je marchais et regardais, marchais et m’arrêtais, à la recherche de Dieu sait quoi. Quand je croyais trouver (ou approcher une découverte), je prenais des photos: des détritus par terre qui me semblaient signifier quelque chose, un buisson parcouru d’une bande en plastique rouge, une pelouse à moitié grillée par le soleil, des ombres, des terrains vagues, des étalages de fruits savamment disposés, des panneaux, des enfants dans des squares, des plantes vertes poussiéreuses dans des bibliothèques municipales, des oiseaux, des insectes, des nuages, des cyclistes, des voitures, et souvent des vitrines, toutes sortes de vitrines incroyables, jamais vues à Paris, dans lesquelles grouillaient les trésors (d’autres plantes encore plus poussiéreuses, des affichettes étranges, des figurines ou des dessins…). Quand je n’avais plus de pellicules vierges, j’entrais dans la première droguerie venue et j’en achetais une douzaine d’autres pour un prix dérisoire. J’en profitais pour déposer les films impressionnés dans des pochettes en vue de leur développement (dont le coût était tout aussi insignifiant). Aujourd’hui, la plupart de ces photos sont mortes, je n’y retrouve presque plus rien, mais ces moments, ces marches, cette espèce d’euphorie et d’attention fébrile, la sensation de me fondre dans l’appareil photo, d’aller à travers lui toujours plus près des choses, et le plaisir que je ressentais en fin d’après-midi à voir la lumière s’adoucir, filtrer à travers le feuillage des arbres et révéler le relief des pavés et des dalles du trottoir, tout cela est encore indiciblement vivant en moi. Je ne suis pas sûr de pouvoir retrouver un jour cette capacité d’ouverture, liée à tant d’insouciance. Pendant un temps, Berlin a été cet endroit où je me suis oublié en marchant dans les rues, à la recherche d’images qui n’auraient jamais pu surgir chez moi. C’est comme si mon attention visuelle ne se réveillait vraiment que sur ces trottoirs larges, ces avenues pleines d’une végétation débordante, loin du Paris étroit, organisé et saturé où j’évoluais depuis l’enfance. Ensuite, au fil des ans, mon usage de la ville s’est transformé, mes étés ont changé de nature. Je ne parcourais plus tant Berlin au hasard et à pied, en photographe, qu’à vélo pour aller écrire dans telle ou telle bibliothèque (quand je ne me contentais pas de travailler chez moi). À mesure que la ville me devenait familière, les signes, les découvertes se raréfiaient. Je tenais toujours autant à ces rues, ces arbres et ces espaces, mais ils avaient perdu leur exotisme, ils ne m’intriguaient plus: DOI 10.2357/ ldm-2019-0033 29 Dossier je les regardais sans les voir, et sur presque tout le reste aussi, mes yeux habitués passaient trop vite. J’aurais peut-être pu faire d’autres photos si j’avais insisté, lutté contre l’accoutumance, mais je n’en ai pas pris la peine. Mon appareil pesait de plus en plus lourd, une lassitude s’est installée, je ne voulais plus avoir affaire à des images. Trois étés d’affilée, j’ai évité Berlin. Avec ma compagne de l’époque, nous avons passé un mois à Leipzig, à ne pas savoir quoi faire de nos journées. Mis à part quelques rues, la ville nous semblait hors d’atteinte, trop silencieuse, trop vide. Nous n’en connaissions pas les codes et nous ne voulions pas les connaître. J’ai rarement vécu un désœuvrement aussi aigu (mais pas total, puisqu’il m’a tout de même inspiré sur place un ou deux textes et une espèce de court poème sur l’ensoleillement progressif du parquet de l’appartement où nous nous languissions). Les deux années suivantes, j’ai eu l’occasion de sous-louer un petit deux-pièces dans le sud de Cologne. Le locataire était un baryton qui passait l’été à Bayreuth, au festival Richard Wagner. J’ai joué sur son synthétiseur, dormi dans son lit gigantesque, longé presque chaque jour les rives du Rhin sur son vélo, mais lui, je ne l’ai jamais croisé. Comme à Berlin, je me suis senti à Cologne plus ou moins délivré de tout souci (la formule est vraiment pompeuse, mais c’est celle qui convient le mieux). Après la dangereuse expérience lipsienne d’une vacuité béante, j’avais à nouveau l’impression d’atteindre une sorte de ‚vide parfait‘, c’est-à-dire un vide opérant, actif, qui suspendait comme par magie presque toutes mes difficultés (des études d’art de plus en plus pénibles, une relation en décomposition, de manière générale un horizon toujours plus trouble et rétréci). Le loyer était bas (pas aussi prodigieusement bas qu’à Leipzig ou Berlin, mais bien moins élevé qu’à Paris) et je pouvais tenir deux mois en vivotant très tranquillement sur mes économies. Jamais je ne me suis senti aussi libre de m’absorber dans mes projets qu’à Berlin et Cologne, pendant ces mois d’été, de flottement anonyme, au fil de cette existence parallèle qui s’écoulait à seulement quelques heures de train du cadre de ma vie ordinaire. Ces étés à Cologne, j’ai travaillé passionnément sur une nouvelle qui me fait encore rougir d’embarras chaque fois que je fais l’erreur d’en relire ne serait-ce qu’un bref passage. Mais après tout, quelle importance, puisque j’étais heureux de l’écrire et que je n’ai ennuyé personne avec? J’avançais pas à pas (à peine cent cinquante mots par jour), mais sans jamais souffrir de cette lenteur. Avec une précaution immense, pratiquement sous autohypnose, je construisais mes paragraphes en marmonnant des phrases jusqu’à trouver la voie… Parfois, je remarquais avec surprise que le temps ‚extérieur‘ passait à une vitesse qui était proportionnellement inverse à celle du temps ‚interne‘ de la composition. J’avais beau malaxer des perceptions et des souvenirs en masse, ces journées d’écriture se dévidaient en un instant. Quand j’y étais occupé, seuls quelques traits de mon environnement immédiat parvenaient jusqu’à ma conscience, mais d’une manière curieuse et irréelle: le bruit du vent dans le feuillage des arbres ou la sirène d’une ambulance sur le rond-point, en bas de l’immeuble, une douleur dans mon dos, les traces de transpiration laissées par le 30 DOI 10.2357/ ldm-2019-0033 Dossier bout de mes doigts sur les touches du clavier (je rappelle que c’était l’été, l’appartement se trouvait sous les toits, et avant tout j’étais guidé par une inspiration ardente). Mais j’ai beau avoir travaillé avec intensité et dévotion, j’ai fini par me rendre compte que j’étais dans l’impasse: le personnage de ma nouvelle était bloqué en haut du Kölner Dom et je n’avais aucune idée de ce qui pourrait lui advenir une fois revenu sur la terre ferme. À l’époque, j’ai relu mille fois ce passage en cherchant désespérément à lui trouver une suite, un dénouement: l’ascension de la cathédrale vécue comme expérience existentielle, la description poignante des autres visiteurs („l’un s’agitait de manière frénétique tandis que l’autre, les doigts timidement noués au grillage qui le séparait du vide, reprenait avec précaution ses forces…“), l’atmosphère irréelle dans la dernière plate-forme, les bourrasques, les rayons du soleil „ni chauds ni froids“, le fleuve qui „miroitait paresseusement“, les graffitis au feutre et au Tipp-Ex sur les grosses pierres noircies… Mais rien ne pouvait sortir de ce festival d’impressions minutieusement consignées. Mon personnage était coincé parce qu’il manquait cruellement de consistance. Son histoire n’était faite que d’emprunts maladroits, d’expressions ampoulées, de petites trouvailles complaisantes qui l’empêchaient de s’épanouir. L’été suivant, de retour à Berlin, j’ai sous-loué un appartement dans le nord de Wedding dont l’espace principal était constitué d’un couloir long et large garni de deux énormes bureaux. C’est à l’un puis à l’autre (je n’arrivais pas à fixer ma préférence) que j’ai rédigé la première version d’un texte inclus beaucoup plus tard dans Mon temps libre. Quand je n’écrivais pas, j’arrosais les plantes du balcon, je versais des flocons et des granules dans un aquarium rempli de minuscules poissons turquoise ou je triais consciencieusement tous mes déchets pour ne pas me faire tirer les oreilles par la concierge. En fin d’après-midi, le soir, j’allais me dégourdir les jambes, je prenais quelques photos pour la forme sous l’œil mi-curieux, mi-méfiant des Turcs du voisinage, je retournais dans les quartiers que je croyais connaître et je ne les reconnaissais pas, je tombais partout sur de nouvelles boutiques, de nouveaux bâtiments ultramodernes et même de nouvelles rues (je me disais que Paris, par rapport à Berlin, ne bougeait pas d’un pouce). Plus tard encore, j’ai habité toute une année dans un studio près d’Alexander Platz. C’était une période malheureuse pour ma petite personne, mais je n’ai sans doute jamais autant apprécié Berlin: son froid sec et parfumé au charbon l’hiver, ses canicules l’été, ses moineaux, ses renards, ses Spätis, ses bibliothèques universitaires où j’allais passer mes journées (tantôt à traduire pour gagner ma vie, tantôt à écrire pour essayer de lui donner du sens), l’omniprésence de sa végétation, ses poches de liberté, ses lieux encore suffisamment désordonnés ou vagues pour qu’y soit possible une rêverie comme celle définie par Bachelard. Pour moi comme pour bien d’autres, Berlin est rapidement devenu une ville refuge, et ce non seulement pour des raisons matérielles (les loyers ont beau augmenter toujours plus vite, ils restent nettement plus abordables que dans la plupart des grandes villes d’Europe de l’Ouest). Avant d’être une ville de start-ups, de yuppies, de hipsters, avant même d’être le siège du pouvoir politique allemand, c’est un DOI 10.2357/ ldm-2019-0033 31 Dossier endroit qui n’a pas cessé d’attirer toutes sortes de gens que les logiques dominantes indiffèrent ou révoltent. Et je ne parle pas seulement des cas les plus extrêmes - des squatteurs, des hippies et des punks, des fanatiques de techno et des détraqués dans mon genre. Pendant des décennies, les jeunes d’Allemagne de l’Ouest qui voulaient échapper au service militaire affluaient à Berlin, où ils en étaient dispensés. Un demi-siècle plus tard (pour ne prendre que deux autres exemples), Google a dû renoncer à ouvrir un ‚campus‘ à Kreuzberg face à l’hostilité ambiante, et les Berlinois ont rejeté par référendum un projet de ‚mise en valeur‘ de l’ancien aéroport de Tempelhof: aux logements de standing et aux centres commerciaux vantés par la mairie, les habitants ont préféré trois cents hectares de friche. Cela fait dix ans qu’ils vont traîner, rouler, dormir, manger ou jardiner sur cette espèce de terrain vague géant, et ils ne s’en portent pas plus mal. Le fait est qu’aujourd’hui encore, malgré la fièvre des promoteurs, la gentrification accélérée et les efforts visant à rendre la ville plus rationnelle et ‚attrayante‘, on peut vivre à Berlin une vie plus ou moins marginale tout en y occupant une place à part entière. Chaque année, j’y retrouve un temps et un espace comme étirés, propices à des activités aussi insignifiantes que la lecture et l’écriture, et de manière plus générale à cette absence de productivité qui paraît si suspecte aux yeux de ceux qui nous gouvernent. Paris/ Berlin, juin 2019