lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2019-0034
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2019
44176
Berlin, la Bundesrepublik et moi
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2019
Wilfried N’Sondé
ldm441760032
32 DOI 10.2357/ ldm-2019-0034 Dossier Wilfried N’Sondé Berlin, la Bundesrepublik et moi Pays d’adoption ou patrie tout court, en vérité, depuis que je l’ai quittée en juin 2015, j’éprouve le besoin de retourner très souvent en Allemagne, à raison de plusieurs fois par an, après y avoir vécu presque un quart de siècle, la moitié de ma vie. Je parle la langue allemande avec grand plaisir après l’avoir apprise à la Volkshochschule de la Pestalozzistrasse, entre la Kantstrasse et la Leibnizstrasse... tout un symbole. Par ailleurs, je n’ai jamais été en délicatesse avec les autorités financières allemandes, et toujours pu justifier de revenus suffisants pour subvenir à mes besoins… Enfin, durant toutes ces années, mon casier judiciaire est resté vierge! En clair, selon les critères légaux requis par la loi allemande pour l’obtenir, je n’aurais eu aucune difficulté à acquérir la nationalité allemande. Mais plus important que les détails administratifs, le temps passé sur le sol allemand, en totale immersion, m’a fortement modelé, construit et, si je ne suis pas officiellement un citoyen de la République fédérale, quelque chose en moi restera à jamais attaché à ce pays, à son histoire, à ses paysages, à ce que l’on peut appeler sa culture: entre la mer du Nord et ses îles, la Forêt-Noire, les plages de Rügen et les Monts métallifères, Goethe, Schiller, le Lietzensee ou les années de rêves dans les bars enfumés de Kreuzberg 36 juste après la chute du mur de Berlin… Mon Allemagne à moi restera à jamais un parcours d’apprentissage, mes yeux s’y sont ouverts à un monde qui me seyait mieux, à ma mesure. J’ai aimé! J’avais presque vingt ans quand j’ai effectué mon premier voyage de l’autre côté, sur les terres de celles et ceux que les anciens français nommaient l’ennemi héréditaire. J’ai acheté mon billet Interrail et me suis lancé dans une traversée de l’Europe occidentale en train pendant un mois. Pour moi ce fut août 1988. L’aventure garantie, de formidables promesses de découvertes à chaque escale, des espoirs de rencontres extraordinaires dans les couloirs des wagons, dans les halls de gare et au cœur des villes étrangères, des destinations aux noms de rêves: Rome, Vienne, Milan, Amsterdam, Bruxelles, Madrid ou Lisbonne. Je ne sais plus pourquoi j’ai choisi Berlin comme première destination, une envie d’ailleurs, mon exotisme à moi vers un pays de froid, de blondeur et de rousseurs, des mystères à dénouer, le monde à comprendre. En ces temps-là, la métropole divisée entre le pacte de Varsovie et les forces de l’ OTAN par le tristement célèbre mur, symbole du rideau de fer, me fascinait. En février 89, j’avais dû faire mes sélections pour le service militaire dans l’armée française, c’est là que l’on m’a enseigné que là, dans la partie orientale de l’Allemagne, vivaient les ‚rouges‘, ceux que je devais être prêt à combattre au péril de ma vie pour défendre la liberté et notre chère démocratie… DOI 10.2357/ ldm-2019-0034 33 Dossier Dans mon imaginaire d’alors, Berlin, cette ville mythique remplie d’histoires paradoxales, représentait une destination exotique, un endroit des antipodes, le dépaysement absolu... L’ancienne capitale du Troisième Reich s’était mue en refuge pour les punks, les minorités sexuelles gays et lesbiennes, elle s’était transformée en terre d’asile des réfugiés qui obtenaient leur régularisation dès qu’ils foulaient son sol. Unique à cette époque, cette cité allemande aux frontières de l’Europe de l’Est permettait à ses jeunes garçons d’éviter le service militaire. C’est ainsi qu’elle était devenue le berceau de la pensée alternative, qui s’y pratiquait en toute simplicité mais avec une grande rigueur au quotidien: la culture underground, cheveux hirsutes ou dreadlocks, l’accoutrement le plus original possible, un pied de nez à la face de la société de consommation et à toutes sortes de conformisme. Berlin, exilée en pleine Allemagne socialiste, territoire ennemi du monde dit libre en ces temps de guerre froide, servait aussi de vitrine du capitalisme en terres communistes… Un paradoxe qui m’aida à m’y sentir d’emblée chez moi, tout en me proposant un bouleversement dans ma vie. Je me réveillais au petit matin à Aix-la-Chapelle et réalisais que je foulais le sol allemand pour la première fois. J’ai lancé mes premiers regards timides et ébahis à travers la fenêtre de mon wagon sur la patrie de Goethe et de Schiller, un froid glacial mordit mes joues chauffées par le sommeil et la nuit de beuverie. J’avoue qu’à entendre le son artificiel, neutre et monocorde des haut-parleurs, donner des injonctions aux voyageurs me fit sursauter. Sans doute une relique de mes jeunes années, j’avais surtout entendu cette langue crachée de manière impersonnelle et autoritaire dans des gares sinistres, au petit matin ou dans la nuit, dans des films ayant pour cadre la Seconde Guerre mondiale, entre holocauste, destructions, tortures et occupation de la France. Et même si les rares touristes originaires de l’Allemagne fédérale que j’avais pu croiser, lors de randonnées dans les montagnes ou sur les plages françaises, avec leurs sandales de Jésus-Christ et leurs mini bus Volkswagen, s’apparentaient plus à des hippies pacifistes qu’à des tortionnaires nazis, mon esprit avait été malheureusement bel et bien formaté par les souvenirs lugubres de la guerre. Moi qui me targuais de n’avoir pas ou peu de préjugés sur autrui, je me rendais compte qu’il me faudrait faire l’effort de désapprendre à sursauter dès que j’entendrais des phrases de langue allemande énoncées dans un micro, et déconstruire ce que mon éducation française m’avait inculqué. Il me fallait surtout me transformer et me rendre aussi poreux que possible en vue de me faire ma propre opinion sur ce que j’allais découvrir de l’autre côté du Rhin. En descendant à l’aube sur un quai de la gare de Zoologischer Garten, je me suis remémoré l’histoire de Christiane F., l’adolescente en perdition qui avait secoué mes 15 ans et m’avait flanquée une peur bleue des drogues dures pour le restant de mes jours. Je suis descendu et me suis traîné hors du wagon, puis du train, avant de faire mes premiers pas hors de la gare - ce fut l’émerveillement. L’immensité du Kurfürstendamm, ses terrasses, l’atmosphère paisible et bon enfant sur le boulevard, la 34 DOI 10.2357/ ldm-2019-0034 Dossier diversité des styles vestimentaires et des origines de la population faisait naître en moi l’intuition qu’ici, plus qu’ailleurs peut-être, chacun avait le droit de se montrer, voire d’être comme bon lui semblait. J’ai déambulé sur la grande avenue jusqu’à Halensee et, en me rapprochant du lac pour me reposer, j’ai vu avec étonnement les corps dénudés des adeptes de la Freikörperkultur allongés sur l’herbe. Une telle sérénité dans un îlot de nature au cœur même de la plus grande ville de la ‚République Fédérale d’Allemande‘, j’ouvrais les yeux! Mes premières impressions confirmaient globalement mes attentes, ici je me sentais d’emblée le bienvenu et j’avais envie de goûter encore plus à cette légèreté dont je pensais reconnaître les signes un peu partout dans la ville. Plus tard je me suis engouffré dans le métro berlinois, à cette époque, les contrôleurs, toujours vêtus d’uniformes, vous laissaient sortir de la rame avant même de monter à leur tour… Les transports en commun étaient de facto gratuits, aucun stress, aucune méfiance. Je suis tout de suite tombé en amour de cette ville qui faisait confiance à tous et s’organisait autour du principe que chacun était a priori de bonne foi. J’ai constaté combien je me trouvais loin de la tension permanente qui imprégnait les relations humaines dans l’espace public parisien. Je me suis installé provisoirement dans l’auberge de jeunesse de la Pohlstrasse, à deux pas du mur et du no man’s land qu’était alors la Potsdamer Platz. J’ai découvert le canal et, non loin de là, l’immensité du Tiergarten. Après toutes ses années passées de l’autre côté du Rhin, je peux dire que jamais je n’ai dit avoir habité en Allemagne, pays trop vaste pour n’incarner qu’une seule et même identité, j’ai toujours affirmé, avec enthousiasme hier et un peu de nostalgie dans la voix aujourd’hui, avoir aimé habiter à Berlin, mon chez moi, ma planète. Et c’est sur les chemins parsemés de graviers blancs, bordés d’arbres et irrigués par des ruisseaux au cœur du Tiergarten qu’est née mon idylle avec cette ville. Sa capacité à offrir: à la fois un tumulte digne des plus intenses fièvres de révolutions urbaines, et cette quiétude au sein de la nature apprivoisée qui résiste en plein centre-ville, j’y reviendrai plus tard. Ce premier contact fut une révélation, j’ai été surpris et j’ai littéralement fondu sous le charme. J’ai retrouvé Berlin en fin d’année 1989 et, en plus de ses attraits naturels, de sa douceur de vivre et de ses accès de folie, l’ancienne capitale était devenue l’épicentre de l’Histoire, c’est là que le siècle s’efforçait de basculer dans une ère nouvelle. Les ennemis d’hier étaient devenus nos amis d’aujourd’hui, rien ne serait plus jamais comme avant. C’en était fini de la partition du monde et de la guerre froide, d’un côté et de l’autre de la Spree allaient se dessiner les contours d’une planète du futur: un havre de paix, mon destin ne serait pas de prendre les armes pour combattre les ‚rouges‘ de l’autre côté, mais d’essayer d’entrer en osmose avec tous. La fameuse troisième voix y allait prendre son envol, c’était certain, une nouvelle manière de concevoir et de faire fonctionner les sociétés humaines, fortes de s’être nourries des anciens systèmes antagonistes. Nous prétendions presque tous ré- DOI 10.2357/ ldm-2019-0034 35 Dossier inventer le monde quand, jeunes, naïfs et pleins d’enthousiasme, nous fêtions partout dans Berlin et dans le pays pour enterrer à jamais les ignominies et les errances du passé. Et même si je sais aujourd’hui qu’ensemble, nous nous sommes au final lourdement trompés, je resterai pour toujours fier et heureux que ma jeunesse ait été bercée par cette fièvre de renouveau, cette certitude que chacun de nous, et moi y compris, pouvions quelque chose à notre avenir commun! Après quatre jours passés à m’extasier des attraits et de l’ambiance incroyable de la ville en liesse et en profonde mutation, ma décision était prise, ma vie se poursuivrait ici, dans ce qui me paraissait être à la fois le fleuron de l’Allemagne fédérale et l’avant-garde de temps nouveaux et sains! En vérité, ce qui m’a le plus impressionné, je crois, c’est cette simplicité dans les rapports humains. Par exemple, contrairement aux pratiques parisiennes, nul ici n’hésitait à partager sa table au café ou au restaurant, les discussions avec des inconnus s’engageaient alors beaucoup plus facilement. J’ai expérimenté quelque chose de l’ordre d’un rafraîchissement, l’aube d’un espoir qui me réconciliait avec le genre humain et me semblait plus facile d’accès, plus limpide et moins compliqué. À mon installation à Charlottenburg non loin du château en juin 1991, je me suis délecté des allées fleuries, bien rangées, du jardin conçu comme une réplique de celui de Versailles. Mais c’est surtout cette fluidité de vivre, loin du stress parisien et des violences de la banlieue qui m’ont séduit. Le pays tout entier s’employait à se défaire des erreurs d’antan et tenait à offrir au plus grand nombre la douceur de vivre, de promouvoir la souplesse dans les mœurs. Après avoir été sommée de se renouveler, de se transformer en profondeur au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, à l’entrée des années 90, l’Allemagne se voyait une fois de plus précipitée dans une fuite vers l’avant imposée par l’Histoire. À peine les manifestants de Leipzig et d’ailleurs avaient-ils poussé la dictature communiste jusqu’à ses derniers retranchements que sonnait déjà l’heure de la réunification forcée. Il n’en fallut pas davantage pour raviver la fibre nationaliste et ses dérives racistes. La lâcheté de la violence qui se cache dans les recoins nappées du voile sombre de la nuit, celle qui s’emploie à annihiler la différence de l’autre à coups de couteau ou de battes de baseball commença à hanter les rues du Brandenburg, de la Saxe, puis de Berlin-Est, on dénombra même un mort dans le très paisible Baden-Württemberg. Malgré le choc, l’incompréhension et l’indignation, nous continuions à fêter la liberté dans les milieux alternatifs de l’ouest et du centre de Berlin, parfois seulement pour nous amuser, certains pour résister, d’autres enfin pour affirmer que jamais nous ne céderions le terrain à l’horreur de la xénophobie! À défaut d’en finir définitivement avec ce retour de la peste brune, la République fédérale faisait peau neuve et, une fois encore, c’est dans la ville réunifiée que le changement a été le plus significatif et spectaculaire. J’ai vu des quartiers entiers recouvrir les no man’s land engendrés par l’ancien mur, aujourd’hui encore cette ville demeure un immense chantier, et j’avoue avoir, parfois, du mal à la reconnaître. Comme si chaque mois l’urbanisme galopant avalait un morceau de plus de ce qui a été le décor de ma jeunesse dorée. 36 DOI 10.2357/ ldm-2019-0034 Dossier Cette propension au changement, quelque chose que je qualifierais comme la conscience qu’il ne faut surtout pas se cramponner au passé mais regarder vers l’avenir, c’est de ce sceau-là qu’est marquée ma relation avec l’Allemagne. Pendant près de vingt-cinq ans, je me suis nourri de l’expérience d’une nation confrontée à l’horreur produite par ses aînés, et sommée de se réinventer, faire autre chose, se reconstruire. C’est ainsi que j’ai été pétri de l’esprit de la scène alternative de Berlin et de son épicentre emblématique, presque mythique: Kreuzberg! J’ai fréquenté assidument les squattes autour de Kottbusser Tor, fasciné que j’étais par ces expériences de vivre différemment, parfois loufoques, souvent excentriques, mais toujours innovatrices. Je me souviens de cet immeuble près du métro Görlitzer Bahnhof qui avait banni toutes les portes dans les appartements. Nul ne pouvait plus se dissimuler, la liberté se conjuguait avec cette idée que chacun se devait d’être confronté à l’autre dans toute sa différence. Considérer son voisin, son colocataire dans toute son authenticité, sans pudeur ni restriction! Ces expériences extrêmes d’autres manières de faire et d’être ont révolutionné mes conceptions assez rigides, je l’avoue, de l’existence en société. J’ai eu la chance de vivre cette Allemagne érigée en laboratoire de l’humain en réaction radicale à la pensée qui avait précipité un pays, un continent et finalement le monde entier dans une catastrophe sans précédent. Ce fut très vivifiant pour moi qui n’avais connu que la France ou plus précisément la périphérie de la capitale française. Paris, cette ville musée qui se pensait comme un centre mondial incontournable campée sans concession sur une histoire impossible à questionner, une mémoire sélective qui préférait ignorer les errances d’antan plutôt que de les regarder en face et de se mettre en mouvement pour avancer, créer… Mes années allemandes se sont aussi inscrites sous le sceau du multiculturalisme dans ce quartier que j’adorerai toujours, autour du château de Charlottenburg, de la Sophie-Charlotte-Platz et de la magnifique Schlosstrasse boisée de part et d’autres avec son terre-plein en son centre. Peu de personnes savent que c’est un espace d’un peu plus de dix mille habitants, avec près de 50% d’étrangers, près d’un tiers des Turcs, des Kurdes, d’autres nationalités d’Europe et d’ailleurs des apatrides palestiniens, sans oublier les Allemands aux origines diverses et variées. Ce n’est donc pas un pays de têtes blondes prussiennes que j’ai découvert, j’ai eu le privilège de participer à une superbe expérience de vivre ensemble inédite et très contemporaine. J’ai été plongé dans un carrefour culturel, un singulier brassage de religions: entre protestants, catholiques, musulmans sunnites, musulmans alaouites ou encore bouddhistes. Toutes ces populations majoritairement immigrées se trouvaient en contact avec des locaux anciennement ancrés dans la culture underground, révolutionnaires improvisés, sympathiques, se réclamant souvent de l’extrême gauche politique. Dans les années 70, ce quartier atypique de la riche Charlottenburg avait été le théâtre d’occupations spontanées d’immeubles vides ou laissés à l’abandon. Un endroit idéal pour la jeunesse ouest allemande désireuse de s’éloigner des carcans restrictifs du mode de vie ronflant, petit bourgeois, qui était la règle dans les zones pavillonnaires uniformes et très ordonnées de la République fédérale. Ces DOI 10.2357/ ldm-2019-0034 37 Dossier jeunes gens très engagés eurent à cœur de s’ouvrir à autrui, de relever le défi de l’altérité. Pendant plus de vingt ans, j’ai observé se côtoyer, parfois dans une même rue à quelques numéros d’écarts, des initiatives citoyennes écologistes avec des femmes aux seins nus dans les cours intérieures, et des mosquées de fortune flirtant avec le fondamentalisme… Filles en mini-jupes, cheveux teints en bleu ou en vert, croisant des femmes voilées ou des hommes en pantacourts à la barbe fournie. Pour le confort quotidien des riverains, les artères à l’intérieur du quartier étaient toutes devenues des Spielstrassen, des rues dédiées au jeu où les piétons étaient prioritaires, un espace où les grosses cylindrées Mercedes Benz, Audi ou Volkswagen dernier cri roulent au pas et cèdent poliment la place aux cyclistes casqués, avec un bambin assis à l’avant sur le siège enfant et un autre bien calé en porte-bébé sur le ventre. Mes années outre Rhin m’ont permis d’apprendre qu’il était possible, souhaitable, de concevoir un urbanisme qui, tout en essayant de ne pas pénaliser l’automobile, tentait de ne pas oublier le bien-être de l’humain au cœur de la cité. Pour moi, l’Allemagne restera à jamais ce pays où d’immenses parcs s’invitent en centre-ville et offrent de la respiration et de la tranquillité afin de s’extraire au moins pour un moment du brouhaha de la ville. Un refuge idéal pour les amoureux avides de romantisme, des ballades à vélos, des pique-niques, un petit tour en barque sur l’eau verte, ou pour s’allonger un instant sous un arbre ou dans un sous-bois, fermer les yeux et ne penser à rien… Avoir la possibilité de se dénuder au cœur de la grande ville, sans crainte, en toute insouciance, avec la certitude de ne prendre aucun risque, nul ne vous importune… Combien de minutes passées sous la tiédeur des tilleuls de Dahlem au sud de Berlin, de joggings courus dans les dédales du jardin de Charlottenburg, dans les allées du Volkspark, des siestes et des promenades au sein de l’interminable Tiergarten, les après-midi et les baisers partagés dans la forêt de Grunewald, les tours en pédalo à Tegeler See, se dorer au soleil sur une plage de Wannsee… toute cette verdure, nature soumise c’est vrai, mais ô combien bienvenue, parcourue à vélo. J’y pense souvent avec nostalgie quand je sillonne les grands boulevards parisiens bondés, surpeuplés et pollués, avec nul endroit de recul, aucun répit, pas de retraite possible, le béton et le goudron y trônent en maîtres absolus! À partir de 2008, date à laquelle mon premier roman, Le cœur des enfants léopards, a été traduit et publié en Allemagne par Antje Kunstmann Verlag, j’ai eu l’opportunité de découvrir enfin l’ensemble du territoire, les anciens et les nouveaux Länder. De Cologne à Dresde, de Leipzig à Brême en passant par Halle, Dortmund, Mannheim ou Hambourg… depuis dix ans j’ai l’immense chance de me rendre un peu partout. Que ce soient les rares villes aux centres médiévaux préservés des bombardements massifs de la Seconde Guerre mondiale comme Tübingen, ou celles de la Ruhr complètement détruites puis reconstruites, partout je décèle un charme spécifique. L’amour du Heimat qui, tant qu’il ne signifie pas raidissement, repli sur soi par crainte 38 DOI 10.2357/ ldm-2019-0034 Dossier de l’inconnu, rejet de l’étranger qui arrive, participe à mettre en valeur les lieux de vie, à les rendre agréables et attractifs. Mais le plus intéressant et surprenant pour moi est d’avoir constaté l’incroyable diversité qui existe entre les régions allemandes. La dimension du territoire fait qu’il y a forcément une variété de paysages, mais ce sont surtout les disparités de langues, d’accents, de rythmes de vie qui m’enchantent à chaque fois. Traverser l’Allemagne, visiter ce pays entre Europe occidentale et orientale, c’est réaliser des investigations gastronomiques plurielles, s’émerveiller d’un kaléidoscope de vins et de bières à déguster en face d’un pont à Würzburg, dans un Biergarten à Nürnberg ou dans une cave à Sankt Pauli. La douceur, et ce que je qualifierais tendrement de ‚vivre lent‘ de Kiel, ressemble peu à l’intensité de chaque jour qui prévaut à Munich, la morosité de Chemnitz n’a rien à voir avec le bon vivre de Freiburg. Pluralisme, étonnement, là où je pensais trouver un peuple, une nation, j’ai rencontré la complexité, la mosaïque qui fait partout de l’humanité une fête, un espoir de rencontre et d’enrichissement. Une anecdote que je n’oublierais jamais me revient à l’esprit, le jour où je me suis rendu à l’université de Chemnitz pour une lecture de Das Herz der Leopardenkinder. Le train régional que je devais prendre à la gare de Leipzig avait été supprimé pour cause d’avarie, le trajet devait se faire en bus… J’étais paniqué, je me sentais très mal à l’aise à l’idée de traverser la Saxe par voie routière, convaincu que j’étais que la campagne saxonne était truffée de néonazis sanguinaires, de skinheads enragés en route pour la chasse meurtrière à l’étranger… Par précaution je me suis assis non loin d’une policière en uniforme qui faisait aussi le voyage. Au final, l’heure et demie que j’ai passé dans ce véhicule a été très agréable et bon enfant, la promiscuité de l’autobus a favorisé les échanges cordiaux, parfois très drôles. Personne ne s’est arrêté sur la couleur de ma peau… et à aucun instant je ne me suis amusé de l’accent très tranché de mes voisins. Je me suis souvent dit qu’il n’aurait fallu qu’un seul individu idiot et agressif à mon endroit, pour que tous ceux qui étaient autour de moi soient stigmatisés racistes, primaires et intolérants… En 2015, j’ai quitté l’Allemagne avec un pincement au cœur, je la retrouve souvent en visiteur et l’observe de près affronter ses nouveaux défis. La tâche sera rude, entre d’un côté la poussée de forces de rejet sous la forme de victoires électorales de l’extrême droite politique, et de l’autre la main tendue pour l’accueil de centaines de milliers de migrants. Le pays, écartelé, morcelé, saura, et j’en suis persuadé, trouver les moyens d’une nouvelle mutation, afin que chacun y trouve sa place et son bonheur.