eJournals lendemains 44/176

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2019-0035
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2019
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Ma langue allemande

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2019
Oliver Rohe
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DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 39 Dossier Oliver Rohe Ma langue allemande 1 Il se réveillait vers midi à cause du soleil qui frappait les persiennes rouges. Il quittait la chambre seulement une heure plus tard, quand la chaleur répandue dans ses draps le chassait du lit. Le jet de son urine derrière les portes de la salle de bain s’entendait jusqu’en cuisine. Il enfilait à l’aveugle sa longue tunique blanche. La lumière surgissait partout sur son chemin à travers le maillage des tentures, les jalousies, par les fissures. Il toussait, s’arrêtait sur place, la pression de la toux happant les glaires dans sa gorge achevait de lui ouvrir les yeux. Il se remettait en mouvement. La violence de son talon nu sur le marbre faisait un bruit lourd, mat, dans le couloir. Le chien courait à sa rencontre. Il disait Ja, ich auch, Scheich, sanft, sanft. Il s’installait sur la chaise adossée au mur, en bout de table, derrière le plan de travail. Il souriait à l’assemblée d’un sourire débonnaire et crispé. Il se raclait la gorge, allumait une cigarette. Il attendait en fumant que la cuisinière lui prépare son repas. Le soleil frappait les persiennes rouges. Dans la pièce la température nous étranglait tous sauf lui qui ne s’en plaignait pas. Il ne suait jamais. Les œufs atterrissaient pardessus sa tête sur la table. Il écrasait dans l’instant sa cigarette sans filtre, qui continuait de se consumer dans le cendrier parterre. La fumée dissuadait le chien assujetti à son flair de marauder. D’une suite de coups de fourchette imprécis, il hachait son omelette au fromage et l’étalait sur une tranche de pain complet. La mastication était sonore. Afin de relever dans sa bouche le goût de la tartine qu’il devait trouver fade, un peu mastoc, il l’accompagnait d’une coupe de Sekt. Il sortait en pleine canicule. Dans son sac un maillot de bain, de l’huile solaire, une serviette aux couleurs rouges et blanches de la ville de Cologne, le texte d’une pièce de théâtre et un volume de Hans Henny Jahnn. Un soleil de plomb frappait les façades. Le bitume sous ses fines semelles de cuir semblait frémir et fondre. Il se rendait d’abord à l’épicerie au coin de la rue, chez Abou Muhammad, où il trinquait dans une fraternité sans paroles avec les habitués, des commis de bureau, des ouvriers égyptiens ou syriens, des journaliers soudanais habitant les petites cases blanches d’une arrière-cour voisine. Il s’amusait de ce qu’il ne comprenait pas, euxmêmes de son babil arabe. Ces arrangements simples le ravissaient. À quinze heures il repartait, promettant à ses compagnons de trinquer avec eux le soir ou le lendemain. Il prenait la première perpendiculaire à droite et longeait les murs d’enceinte de l’université américaine. L’odeur honnie des végétaux, des lauriers roses et des banians échappée peu à peu des jardins intérieurs l’obligeait à changer de trottoir. La mer lui apparaissait alors dans la diagonale, au bout de la route, plus tranquille, plus bleue encore que des fenêtres de la cuisine. Arrivé au vieux phare, il s’arrêtait un moment, à l’ombre des grands figuiers, pour contempler le parcours dentelé de la côte en contrebas. Enfin il descendait la falaise, sous un ciel lumineux, exact, intraitable, dont il ne se lassait pas, une réfutation de ciel allemand. 40 DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 Dossier Il plantait son drapeau sur la dalle de béton avancée du Sporting Club. Couché en slip de bain sur son transat, huilé de la tête aux pieds, commandant cacahuètes et bières locales aux serveurs qui le voyaient tous les jours, avaient pour lui le surnom de Monsieur l’Allemand, Monsieur le blond. La première heure il relisait le texte d’une pièce qu’il pourrait brillamment jouer sur scène, devant un public conquis, si les directeurs de théâtre allemands n’y faisaient pas obstacle, s’ils avaient la présence d’esprit, l’audace de venir le solliciter jusqu’ici, lui, l’élément le plus doué, après tout, de sa promotion. Mais il n’était pas en âge d’être amer, pensait-il, il n’avait pas tout à fait l’âge, encore, des bilans. Il avait trente-deux ans. Il était marié à une Orientale belle et aisée, avait deux enfants, voyageait l’hiver en Europe, lézardait au soleil dans le club privé le mieux situé de Beyrouth, se mettait au frais les mois d’août dans des villégiatures en montagne, menait grand train toute l’année quand les acteurs allemands de sa génération, même de cinéma, peinaient à boucler leurs fins de mois. Il délaissait provisoirement son transat, le livre de Jahnn dont il avait entamé la lecture, à l’appel du bar où il s’offrait un double whisky sec. Il le buvait à l’ombre en deux actes, une première goutte ballottée d’une joue à l’autre, lentement désamorcée dans la salive; tout le reste en une lampée brûlante dans l’œsophage. Il faisait ensuite circuler le single malt dans ses artères en bouclant à pied quelques tours de piscine, s’efforçant de marcher le dos et les épaules bien droits sur les sols éclaboussés, le front haut, le regard stable, tombé sans vergogne sur les libanaises en bikini. Quand il ressortait au crépuscule, gourd et hébété, des eaux de la grande crique, le Sporting s’était douloureusement vidé de ses clients. Les employés sans états d’âme, dépêchés de finir leur journée de travail, repliaient les derniers parasols à la terrasse du bar, amoncelaient à toute vitesse les chaises et les matelas rapatriés des quatre coins de la station. La piscine pour enfants s’évacuait dans la mer, il n’y avait plus aucun pêcheur sur les rochers. En quelques minutes tout le décor était démonté. Il regagnait son transat esseulé là-bas, sur la dalle de béton principale, avec une lenteur délibérée, il rangeait sa serviette, son huile, ses lectures dans le sac, passait ses vêtements sur sa peau encore un peu humide, couverte de sel. À la sortie il payait sa note au serveur, complétée d’un pourboire assez généreux, croyait-il, pour demeurer en mémoire. Dans la chaleur émoussée du soir, il débarquait en cuisine enveloppé d’une discrète odeur d’iode, suivi de peu par ma mère, délestée de ses boucles d’oreille. Il s’asseyait à sa place contre le mur, dans sa tunique blanche du matin, avec un briquet, s’ouvrait une bière dont il jetait la capsule par la fenêtre. Le projectile tintait sur la terrasse d’en dessous. L’insolence du geste provoquait aussitôt un échange houleux en allemand avec ma mère, qui se levait de table. Le silence était dans la pièce. Il nous adressait en douce une grimace de culpabilité feinte: la tête basse, les yeux DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 41 Dossier bleus écarquillés, la bouche en rond, une main d’excuses en renfort sur la bouche. Ma sœur en gloussait de plus belle. Il quittait sa chaise pour aller vers ma mère occupée à cuire notre repas derrière les fourneaux. Il l’enlaçait. Elle cédait aux mots soufflés au creux de son oreille, nous disait à voix haute, réconciliée, Votre père est un imbécile. L’imbécile, victorieux, s’exilait sur le balcon dans l’attente du dîner. L’activité de la rue Bliss, la circulation, les paroles, les insectes, les heurts remontaient jusqu’à lui confondus en une rumeur chronique de faible intensité. Il fumait ses brunes accoté à la rambarde. Scheich venait à pas feutrés dans son giron, se couchait, après un bâillement long, douloureux, entre ses jambes, le museau calé sur son cou-de-pied. La vue sur Ras-Beyrouth certains soirs le décevait, sans qu’il en sache la raison exacte, incapable de décider en lui-même si le paysage manquait de surprise ou de familiarité. Mais il aimait le voile d’humidité nocturne, en face, qui refusait toute profondeur à l’horizon, imposait au regard de chercher plus près autour de lui les moyens de sa fuite. La bière était bue. Il envoyait d’une chiquenaude en cloche sa cigarette fumée aux trois quarts vers la terrasse du voisin. Elle remplissait leurs verres de vin blanc, il servait le poisson trônant sur les amandes et le riz complet dans nos assiettes. Les commentaires d’un match de football arrivaient du salon. Coupant la tête de l’animal à la fourchette, un peu distrait, peut-être impatient, il s’entretenait avec ma sœur en allemand, à propos de sa journée à l’école, de ses cours de ballet, d’un de ces trucs sans intérêt dont il faut, au diapason de l’enfant, exagérer l’importance, tandis que ma mère déployait toutes sortes de ruses dans notre langue, en arabe, mêlé de français, pour me faire bouffer l’innommable animal. Quand elle échouait à me duper, que les bouchées répugnantes s’arrêtaient désespérément aux portes de mon palais, il prenait les choses en main, dans l’anglais dont il usait pour me parler. Il avait l’accord de ma mère pour aller dans la nuit, sans elle, à condition de l’accompagner d’abord dans son coucher. Les enfants, plaidait-elle, devaient recevoir de leurs parents l’impression d’un couple ordinaire se retirant ensemble dans l’antre sacré de la vie conjugale. C’était des foutaises mais il acquiesçait. Le temps qu’elle sombre il lisait Jahnn ou Thomas Mann habillé dans le lit. Endormie au bout, souvent, d’une heure de résistance, il exfiltrait une jambe puis l’autre des draps, puis le buste et le corps entier du lit, le voilà debout dans la chambre commune, précis et furtif, sur la pointe des pieds cheminant vers le couloir. Il posait sur sa tête le Panama décroché de la poignée et, avec délicatesse, fermait la porte de l’appartement. Il était dehors, dans son élément, par les rues aux lumières pâles, brisées en reflets minuscules sur les feuilles de lierres et de ficus, il allait du bar de l’hôtel Napoléon au bar de l’hôtel Mayflower et du bar de l’hôtel Embassy au bar de l’Uncle Sam’s et du Smuggler’s Inn, sirotant un gin tonic et une vodka dans l’un et avalant un double whisky sec et un schnaps dans l’autre, d’après un ordre de prédilection qu’il rebattait sans cesse au long de la soirée, il suivait sa soif, sa griserie, modifiait sa trajectoire 42 DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 Dossier pour une envie de pisser ou de revoir un décolleté, pour une phrase en arabe incomprise, possiblement moqueuse, jetée dans sa direction sur le trottoir, il dérivait toute la nuit selon les visions qui le frappaient en chemin, selon les voix, les éclats de vie domestique tombés des façades, tombés des appartements qu’il pénétrait alors du regard le plus loin possible, hissé en sandales sur le pare-chocs ou le capot d’une voiture, afin d’en fouiller l’intimité interdite. Il ne s’effondrait jamais. Il ne vomissait jamais. Il partait avec les derniers clients à la fermeture des bars. Il voguait au petit jour jusqu’à l’immeuble. Il rentrait sans pertes ni blessures. Il s’absentait l’hiver quelques semaines en Allemagne, dans sa ville natale, pour rendre visite à sa mère et renouer avec son milieu professionnel d’origine. Ses rencontres mondaines n’aboutissaient jamais à rien, sinon à des propositions de second ordre indignes de son talent. Aucune des huiles théâtrales ouest-allemandes n’était au courant de son existence. Les camarades de l’école dramatique menaient des carrières diversement réussies mais toutes également imméritées. La plupart d’entre eux, de surcroît, n’avaient pas de temps à lui consacrer. La minorité qu’il revoyait sans plaisir s’enquerrait surtout des mœurs et de la vie quotidienne en Orient. Alors il se rabattait, pour le restant de son séjour, sur ses anciennes amitiés du quartier populaire de Nippes, les maquereaux, les voleurs, les petits trafiquants, les petites frappes qui le subjuguaient à l’adolescence. Il gardait chaque fois un peu de leurs manières à son retour. Il était le fils de Johanna B., issue de la bourgeoisie de Cologne, timide et conventionnelle, et de Karl-Max R., technicien des chemins de fer, lecteur de Heinrich Mann, soldat de la Wehrmacht. De sa terrible blessure de guerre, la cécité, il avait su tirer une industrie: coucher avec toutes les femmes mariées ou célibataires du quartier, qui voyaient en lui un amant inespéré parce que peu regardant. En deuxièmes noces, paralysé en plus d’être aveugle, il avait épousé son infirmière à domicile, de vingt ans plus jeune. Lorsque Johanna R., divorcée et aigrie, échouait à contenir les désirs de délinquance de son fils, elle l’expédiait en séjour d’isolement à Munich, chez Karl-Max remarié, qui n’avait plus que le verbe pour sévir. Sur tous les clichés où elle se découvrait, ses portraits en studio, ses photos entourée de nature, entourée de parents et d’amis, Johanna raturait ses yeux au stylo rouge. Avant de nous expédier dans nos chambres, il insistait pour que toute la famille se réunisse dans la pièce la mieux éclairée de l’appartement, au fond du deuxième séjour, qui donne sur la tour-horloge de l’université américaine, sur la mer. Il sortait de son étui de cuir le nouvel appareil photo acheté en Allemagne. Bidouillait. Le film était dans la boîte. Ma mère devait poser pour lui sur le canapé, dans une position de trois quarts qu’il photographiait en contre-plongée, étendu avec son matériel sur le tapis persan, elle devait défaire son chignon, jeter ses cheveux noir de jais, lissés, sur sa poitrine, sourire, porter de honte ou de coquetterie ses mains à son visage. Il se plaignait de la lumière extérieure, déclinante, qui salopait ses compositions. Elle DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 43 Dossier lui faisait une remarque à propos de l’heure qu’il était et de l’heure à laquelle il se réveillait. Ma sœur impatiente que son tour arrive se dressait sur le fauteuil blanc, dans sa tenue de ballet, les talons joints et les pieds en canard, les bras arrondis, en débutante modèle. Il la photographiait. Elle descendait du fauteuil, changeait de postures, d’expressions, il la photographiait. Ses cheveux raides attachés en queue de cheval, il lui demandait pour les dernières prises, pour lui faire plaisir, de les libérer sur les épaules. Elle rougissait, il la photographiait. À son invitation je me mettais debout au centre du tapis, éloigné des meubles auxquels je me cognais toujours, sans plisser les yeux, sans avancer la tête, je devais suivre ses déplacements accroupis, regarder droit l’objectif. Il bidouillait, confiait l’appareil à ma mère. Scheich, énorme et remuant, était dans ses bras, dans l’encadrement de la porte, pour une dernière image. Lors de ses sorties mondaines, à la faveur de dîners organisés à la maison en son absence, pendant qu’il était en Allemagne, ma mère nouait pour lui des relations dans le milieu théâtral libanais. Il acceptait à contrecœur, au prix d’âpres marchandages, de s’entretenir avec eux, sur leur propre territoire, dans ces cafés surestimés, faussement parisiens, de la rue Hamra où il n’entrait jamais. Il y a plus vaste que l’Allemagne pour une carrière d’acteur, elle lui disait, si tu daignais améliorer ton anglais et apprendre l’arabe. Il partait en début de soirée avec elle à leur rencontre, après une halte express, pour le ravitaillement, au bar de l’hôtel Cavalier, à la rencontre de metteurs en scène, de comédiens, d’universitaires, d’étudiants attablés en comité élargi dans les salles ventilées, qui lui parlaient de Brecht, qui lui parlaient de Piscator et de Peter Weiss, citaient des traductions du répertoire classique, des pièces de Büchner ou de Jakob Lenz, qu’ils voudraient monter à Beyrouth dans une visée subversive, d’édification populaire. L’acharnement à convoquer devant lui, à son intention, l’intégralité du patrimoine théâtral allemand l’accablait de colère. Il ne voulait plus jamais les revoir. Il les revoyait, s’en voulait de les revoir. Au printemps, il rognait quelquefois sur son temps de lecture, les après-midi moins couverts, pour me promener dans les jardins de l’université américaine. Il commençait notre balade par une visite de l’ancienne chapelle convertie en salle de concert, dont le vieil orgue monumental, juché au-dessus de la scène, lui inspirait une dévotion craintive. Il se taisait. Il pouvait passer des minutes entières à le détailler du banc de la première rangée, de plus près encore, si la salle était vide et qu’il pouvait monter sur les planches. Dans l’une des allées latérales où je m’égarais, il me soulevait soudain par la taille et m’installait sur ses épaules. Il me portait là-haut tout le long du trajet qui sinuait jusqu’aux terrains de sport, au niveau de la mer. Il accélérait le pas dans les virages en pente, sous mes cris d’excitation épouvantée, se mettait d’un coup à courir dans les voies étroites, richement fleuries, qui tourmentaient ses narines d’odeurs de banians et de lauriers-roses. Le cheval me déposait aux abords du terrain. J’allais m’abrutir derrière un ballon pendant qu’il descendait son paquet de Gitanes sous les palmiers, l’appareil photo en bandoulière, dans son étui. Las du 44 DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 Dossier spectacle offert, à court de clopes, il entrait sur la pelouse m’extraire de la mêlée. L’itinéraire au retour, dans l’obscurité naissante, s’allongeait, il s’allongeait sur un cheval lent, qui ne traversait plus les mêmes odeurs. En récompense de ma fatigue, de ma patience, il me tendait un jus d’orange dans une brique que je buvais à la paille sur le trottoir, parmi les habitués de l’épicerie d’Abou Muhammad. Il passait une audition à Fribourg ou à Stuttgart pour un troisième rôle dans une pièce mineure. Échouait à sa sortie d’avion sur les dalles du Sporting Club. Arrosait de billets les serveurs qui accouraient vers lui chaque jour un peu plus vite. Poursuivait Jahnn sous un soleil de plomb. Sa peau approchait le teint sombre des maîtresnageurs. Il conseillait à ma mère, qui s’inquiétait des surcoûts et des retards pris dans la rénovation de ses commerces, d’étudier la possibilité de vendre le moins prestigieux d’entre eux, l’affaire paternelle s’avérant d’une gestion beaucoup trop lourde pour une héritière seule, sans associés. Peut-être devait-elle réduire aussi le volume des achats de marchandises compte tenu de ses budgets aujourd’hui sous pression. Elle lui laissait un peu de mou, dans le développement de son idée, le laissait discourir, prendre son envol, mais se lançait à la fois, par en dessous, dans un monologue dissident, forcené, qui minait sa belle plaidoirie de l’intérieur. Il était mis à sec, battu à l’usure. Seule à parler elle lui déclarait alors, pleine d’une rancœur crevée, furieuse, qu’il ne savait décidément rien de sa femme s’il la croyait capable de bazarder la moindre part du patrimoine reçu de son père, qui l’avait constitué au prix d’un labeur ininterrompu, à quatorze ou quinze ans il travaillait déjà. En fin de conciliabule, elle lui lâchait depuis la salle de bain qu’il ne comprenait rien, de toute façon, au monde des affaires, que son métier, quand il l’exerçait, c’était de faire l’acteur. Elle lui offrait la plus belle Mercedes intérieur cuir de la concession automobile du centre de Brême où ils s’étaient connus huit ou neuf ans plus tôt et ils roulaient tous les deux vers le sud sur les autoroutes allemandes, franchissaient dans la journée du lendemain la frontière suisse et, le soir d’après, la frontière italienne, visitaient Milan en coup de vent, séjournaient une semaine à Rome, prenaient le bateau de Brindisi jusqu’à Athènes, d’Athènes où ils dormaient deux ou trois nuits, prenaient un autre bateau pour la Turquie, d’Istanbul qu’elle ne voulait surtout pas voir, ils roulaient d’une traite jusqu’en Syrie et, arrivés en pays syrien, passaient quelques jours à Alep, où avait grandi son défunt père, continuaient leur périple de la dernière chance entamé presque un mois plus tôt en direction de la ville de Tripoli, au nord du pays, qu’ils coupaient de nuit pour descendre le long de la route côtière jusqu’à Ras-Beyrouth. Ils garaient leur berline neuve en bas de l’immeuble, déposaient leurs bagages dans l’entrée, nous retrouvaient endormis avec le chien sur le canapé du salon. DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 45 Dossier Il ne vomissait jamais. Il s’en allait avec les derniers clients à la fermeture des bars. Il voguait au petit jour jusqu’à l’immeuble, sans pertes ni blessures. Il s’effondrait sur le lit conjugal. Il oubliait dans la poche de son pantalon un souvenir de sa conquête éclair de la veille, une culotte beige, satinée, une petite culotte sale que le chien déchiquetait le matin devant nous dans la cuisine. Il lui était demandé de bien vouloir emmener les enfants au Sporting alors il nous emmenait au Sporting. Il plantait tout le bordel familial, les serviettes, les tubes de crème, les palmes, l’appareil photo, les flotteurs et les goûters bien à l’écart de la dalle principale, près de la petite piscine. Il surveillait nos jeux dans l’eau de temps à autre, par-dessus les pages de Jahnn ou les pages d’une pièce de théâtre où il était absorbé. Le serveur venait pour l’assortiment habituel, la bière bien fraîche et le navire de carottes au citron. Il déclinait d’abord, désignant l’attirail autour de lui d’un geste de la tête, les gosses barbotant là-bas, mais se ravisait en toute fin d’échange, quand il devinait la déception du serveur sur le point de repartir. Des jus d’orange en brique arrivaient en même temps pour nous; après avoir bu le sien à la paille, ma sœur s’éloignait vers la piscine des adultes; je la suivais d’une allure indécise, ébloui par le sel sur les dalles de béton. Il s’arrêtait de lire à notre retour et sur le champ appelait le serveur à cause du soleil d’après-midi, pour que nous ayons à boire au plus vite, il nous commandait de l’eau en bouteille et des limonades et en complément une petite ambrée bien fraîche. D’autres bières défilaient à intervalle rapproché, quatre, cinq, peut-être six, il les buvait assis à califourchon sur le transat, la pièce de théâtre écrasée sous la cuisse, il les buvait debout, alerte, lorsque la nécessité de nous surveiller lui revenait à l’esprit. Rassuré de nous voir parler aux pêcheurs, il se dirigeait passablement droit vers les toilettes à l’étage, de part et d’autre de la dalle centrale, tombait le regard sur les Libanaises couchées sur le ventre. À proximité des toilettes dont il sortait chancelant, il y avait le bar, alors il cédait à l’appel du bar: les premières gouttes dans le circuit des gencives, dissoutes lentement dans la salive, les rasades pour brûler la trachée, à plusieurs reprises, jusqu’à s’effondrer sur un matelas en terrasse. Il devait souffrir la présence continue de Badih, prétendant de jeunesse éconduit et ami résigné de ma mère, qui se présentait de plus en plus souvent à notre porte pour l’apéro du soir, pour les dîners de famille et les réceptions, un dimanche sur deux, il était assis à l’arrière de la Mercedes lors de nos excursions hors de Beyrouth, il était là aussi, dans une auberge voisine, pour partager nos semaines de villégiature d’été en montagne. Toujours il était sommé de réserver à Badih, en qui il ne pouvait reconnaître un rival, un accueil des plus paisibles et des plus chaleureux, quelle que soit l’heure ou l’occasion pour laquelle il débarquait, de lui manifester une sympathie exorbitante, s’il s’éternisait sur le canapé du salon, discutant une bonne partie de la nuit, souvent exclusivement en arabe, avec ma mère qui prenait plaisir à le relancer, quand il allait se servir dans les placards de la cuisine et s’aventurer sans rien prétexter, sans la moindre gêne, dans les pièces privatives de l’appartement, jusque 46 DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 Dossier dans l’antre sacré de la chambre conjugale, il se sentait tenu de le ménager comme on ménage un créancier oublieux, de le charrier gentiment et d’applaudir à ses saillies, de le regarder cabotiner à table, devant les enfants hilares, de l’écouter se vanter en aparté de ses prétendus succès féminins, lui, le nabot aux jambes arquées, le grassouillet en complet de jean et santiags à talonnettes, lui si imprudent, tellement fier d’avoir au poignet une gourmette en argent gravée de son prénom et au petit doigt, dont il laissait pousser l’ongle d’un bon centimètre d’ivoire manucuré, une chevalière sertie d’un gros turquoise, il se devait même, c’était l’envers des culottes sales, la pénitence des conquêtes éclair, de tolérer que l’abominable Badih, fraîchement préposé au doublage d’un dessin animé japonais, le considère lui, Hans, diplômé de l’école d’art dramatique de Cologne, comme on considère un vulgaire collègue. La superbe berline intérieur cuir, la Mercedes de la dernière chance, était volée en bas de l’immeuble dans la nuit. Aucun des piliers de l’épicerie d’Abou Muhammad où il menait l’enquête les jours suivants n’avait vu le forfait ni les coupables. La scène de dialogue qu’il espérait décrocher à la suite d’une audition à Brême ou à Munich lui passait sous le nez pour aller directement à une raclure sans talent. Il s’en plaignait devant les clients du Napoléon et du Mayflower qui compatissaient poliment avant de se plaindre auprès du barman de ses attitudes offensantes. Voici le père expulsé, dans son élément. Étendu à même le trottoir, grimpé sur le capot d’une voiture, déblatérant dans sa langue contre un arbre. Traînant sans destination sa silhouette mince et dégingandée, sa chevelure mi-longue, blond platine, sa moustache luisante dans les rues trop familières du quartier. Les voix adolescentes qui, des mois plus tôt, persiflaient dans la pénombre sur son passage, lui jetaient des sons arabes à l’oreille, des phrases moqueuses, assurément mauvaises, s’incarnaient à présent dans des visages, de jeunes adultes rassemblés sous les éclairages de la station essence. Il n’y avait pas longtemps que je pouvais voir mais je le voyais nettement, dans ses proportions exactes, à travers mes lunettes neuves à triple foyer, assis torse nu sur la chaise d’en face, le front plissé, les sourcils fins réunis dans un bourrelet de chair rouge. Il maintenait fermement le morceau de saucisse refroidie dans le creux de la fourchette contre mes lèvres closes. La cuisine était à cette heure d’ensoleillement exalté une fournaise suffocante, une serre humide. Son bras tendu de longues minutes dans ma direction, son poignet, sa main à l’arrêt devant mon visage ne suaient pas ni ne tremblaient. Les commentaires d’un match de l’équipe nationale arrivaient du séjour. Il m’était interdit et lui était impossible, par la même occasion, de suivre le rouleau compresseur allemand à la télévision avant que j’aie fini mon assiette. La dernière bouchée stagnant sous mes narines était cependant la bouchée de trop. Il approchait d’un bond abrupt sa chaise de la mienne, s’approchait de mon oreille pour m’y souffler en anglais combien le sombre ingrat que j’étais ne mesurait pas sa DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 47 Dossier chance, qu’aux derniers mois de la guerre, dans la ville dévastée de son enfance, sa mère, sa sœur aînée et lui-même devaient pour survivre manger les semelles de leurs chaussures. Une bouffée d’air tiède jaillie du ventilateur soulevait une mèche de cheveux sur le sommet de son crâne, la touffe légère, virevoltant dans un rai de poussière orange, salopait l’expression de courroux et de gravité qui devait accompagner ses paroles profondes. J’en riais; il forçait le passage de la fourchette dans mon palais, la paume de sa main scellant mes lèvres tandis que le pouce et l’index pinçaient fort ma mâchoire pour la mettre en mouvement. Je déglutissais pour de faux, en signe de capitulation, ouvrais un peu la bouche en planquant le morceau abhorré sous ma langue. Le match battait son plein dans le salon. Je m’endormais à la mi-temps; il s’endormait sur la victoire de la Mannschaft. Réveillé avant lui, je filais aux toilettes cracher la saucisse intacte. Des faits, des anecdotes circulant entre voisins et connaissances du quartier, échangés parmi les commerçants, leurs habitués, parmi les types de la station essence, des choses vues ou entendues, parfois de simples racontars, à propos de ses frasques nocturnes remontaient à fréquence soutenue aux oreilles de ma mère qui se taillait, ce faisant, la réputation d’une femme faible, incapable de tenir son homme, l’Allemand, le hippie, le queutard moustachu qui disparaissait soudain du paysage, entre deux soûleries mémorables, pour des périodes toujours plus longues. Elle s’empressait en réaction à la calomnie de donner des soirées fastueuses à la maison où elle exhibait à nos convives, aux relais espérés de la contre-rumeur, son couple moisi dans un simulacre de complicité triomphante. C’était pour lui un rôle comme un autre et il le foirait dans les grandes largeurs, après une entame enlevée, au fil des minutes, il se cognait et s’appuyait aux meubles, abruti dans une ivresse hostile, il s’écartait des invités, s’écartait des conversations qui, à un moment ou un autre, se déroulaient toujours en arabe, se rapportaient à des personnes, à des événements, dont il ne savait rien, dont il n’avait rien à foutre. Il écoutait ma mère sur le balcon, dans la chaleur émoussée du soir, s’agacer longuement de ses salariés les plus anciens, qui lui refusaient la servilité consentie hier encore à leur patron, ce grand homme dont elle a hérité, pour la compromettre, l’affaire florissante. Les plus irréductibles d’entre eux risquaient par l’exemple de rallier ses jeunes recrues à leur indiscipline. Tu pourrais renoncer à quelques heures de plage pour faire une apparition dans les boutiques, lui disait-elle, si ces messieurs me voyaient soutenue par un homme, même peu familier comme toi du monde du travail, ils finiraient certainement par mieux me respecter. Elle ne mentait pas, c’était vrai, il l’avait constaté par lui-même, les rares fois qu’il avait passé le seuil des boutiques, au centre-ville ou devant le jardin de Sanayeh, ils s’animaient tout de suite, les vieux croûtons, ils époussetaient les étagères et les présentoirs, rangeaient, compulsaient les livres de comptes, les catalogues d’achat, les liasses de courrier. Elle ajoutait sur le balcon, enhardie par son silence, que ces commerces dont tu te fiches, après tout, c’est ta banque, Hans, présente-toi un peu plus souvent au guichet de ta 48 DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 Dossier banque. L’insulte ne l’ébranlait pas, il n’était pas hors de lui-même, blessé et grandiloquent; attaqué, rarement il se départait de son calme. Il articulait d’une voix franche, comme si chaque mot avait été écrit pour lui et qu’il devait le servir, il répondait sans la quitter des yeux qu’il ne serait pas mécontent, en vérité, que sa banque fasse faillite, il disait: j’espère qu’un jour tu perdras tout ce que tu possèdes. Il disait des textes de réclames dans les studios d’enregistrement de la Westdeutscher Rundfunk Köln quand la rumeur d’un accrochage armé dans le quartier de Hamra s’était éventée sur les dalles de béton. Les serveurs opérant dans le sens contraire des clients rapatriaient les transats abandonnés aux quatre coins du Sporting Club. Avec une agilité un peu moins inédite que le mois dernier et un peu plus experte que la semaine dernière nous avions remballé tout le bazar familial en une poignée de secondes et quitté la plage à pied, ma sœur emboîtant le pas de ma mère qui portait le sac de plage à son épaule et me portait sans mes lunettes contre sa poitrine. Dans notre course vers la maison, dans mon transport cahotant et effréné, je reconnaissais la route de l’ancien tramway à ses odeurs de banians et de lauriers-roses. Nous avions confié le chien à Badih et fui pour Chypre. Il nous avait retrouvés le lendemain à Limassol par un vol en provenance de Francfort. Il n’était presque pas sorti de la location en journée. Il parlait peu. Il lisait Jahnn dans la chambre à coucher et les poèmes de Gottfried Benn. Il prenait le soleil autour de la piscine, il dormait. Il photographiait de tous les angles possibles les chantiers d’hôtels et la zone portuaire. Beyrouth était loin, même par temps clair, sous un ciel vaste et profond, du toit de la résidence de sept étages, le bagne restait invisible. Ma mère se consacrant après le repas du soir à joindre ses employés au téléphone, puis les voisins de l’immeuble, enfin des amis reclus à la montagne, il s’exilait des heures durant en terrasse, se tenait contre la rambarde dans cette posture voûtée et nonchalante qui était la sienne sur le balcon de Ras-Beyrouth, il buvait ses bières et fumait ses Gitanes, il se déplaçait dans l’espace de sa manière habituelle, ses attitudes et ses mimiques, sa respiration, le grain de sa voix étaient tous absolument pareils à euxmêmes, mais quelque chose avait bougé dans son aura. La faute, peut-être, à un désaccord avec la lumière insulaire, au vent, à l’environnement inédit, indompté où il évoluait maintenant. Ce pouvait être le temps aussi, les deux, trois mois écoulés d’un bloc depuis son précédent séjour parmi nous, qui auraient corrompu son image de l’intérieur ou, à l’inverse, l’auraient rétablie dans ses proportions les plus justes. L’injustice était plutôt dans notre propre regard, c’était un trouble de l’œil, une affection issue, sûrement, de nos dernières découvertes sensibles, de découvertes dont lui était sauf. Les rafales de tirs entendues en son absence de la cuisine. L’abondance des hommes cagoulés dans la ville. La vision, inconnue de lui, des armes à la ceinture des hommes de la station essence. Les barrages dressés à son insu sur le chemin des boutiques. L’ascension de la fumée noire au-dessus des jardins incendiés de l’université américaine. Les explosions nocturnes dont il n’a pas eu à DOI 10.2357/ ldm-2019-0035 49 Dossier interroger l’origine. La panique dans les rues, la course prolongée sans lui jusqu’à Chypre. Par un télégramme datant du 23 septembre 1978, suite à une nouvelle flambée de violences dans Beyrouth, il avait demandé le rapatriement de Scheich en Allemagne. Dix-sept années plus tard, à la table du restaurant de nos retrouvailles à Francfort, il avait singé le De Niro de Taxi Driver s’invectivant devant sa glace. Are you talkin’ to me? 1 Ce texte est extrait d’un livre en cours.