lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2019-0036
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2019
44176
Après l’Allemagne
121
2019
Camille de Toledo
Ce texte est un extrait modifié de mon prochain roman, Thésée, sa vie nouvelle, une plongée dans les strates du temps, sur quatre générations d’hommes qui ont eu à subir les passions allemandes et les guerres du XXe siècle ; à l’heure où l’on voit partout en Europe, et notamment dans le pays où je vis, dans la ville où je me suis installé, Berlin, avec mes trois enfants, l’effondrement du corpus moral et du surmoi éthique nés de la Seconde Guerre mondiale – ce que l’on appelle ici, la „Erinnerungskultur“ ; à l’heure où des nationalistes et des leaders ouvertement fascistes se présentent dans la vingtième année de notre vingt et unième siècle pour infiltrer les institutions européennes lesquelles avaient été conçues, au contraire, pour un ‚plus jamais ça‘, je me dis décidément que la leçon du siècle dépassé, celle qui va des tranchées aux camps de la mort jusqu’au pavé doré des rues d’Europe sur lesquels sont imprimés le nom de tant d’absents – un peuple absent – n’a pas été entendue. C’est en ce sens que vous pourrez lire, j’espère, ce roman, et en attendant, ce court extrait …
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50 DOI 10.2357/ ldm-2019-0036 Dossier Camille de Toledo Après l’Allemagne Ce texte est un extrait modifié de mon prochain roman, Thésée, sa vie nouvelle 1 , une plongée dans les strates du temps, sur quatre générations d’hommes qui ont eu à subir les passions allemandes et les guerres du XX e siècle; à l’heure où l’on voit partout en Europe, et notamment dans le pays où je vis, dans la ville où je me suis installé, Berlin, avec mes trois enfants, l’effondrement du corpus moral et du surmoi éthique nés de la Seconde Guerre mondiale - ce que l’on appelle ici, la „Erinnerungskultur“; à l’heure où des nationalistes et des leaders ouvertement fascistes se présentent dans la vingtième année de notre vingt et unième siècle pour infiltrer les institutions européennes lesquelles avaient été conçues, au contraire, pour un ‚plus jamais ça‘, je me dis décidément que la leçon du siècle dépassé, celle qui va des tranchées aux camps de la mort jusqu’au pavé doré des rues d’Europe sur lesquels sont imprimés le nom de tant d’absents - un peuple absent - n’a pas été entendue. C’est en ce sens que vous pourrez lire, j’espère, ce roman, et en attendant, ce court extrait… Dans la nuit de l’hiver aussi, il arrive au frère survivant, Thésée, d’interrompre son enquête, car il sent que la colère et parfois la haine prennent possession de lui. Il va crier dans les parcs autour de chez lui, dans la ville de l’Est où l’on trouve au cœur des rues des alcôves de solitude. Je ne dois pas laisser la violence prendre possession de moi, il pense, et il marche dans cette nuit allemande en tentant d’éclairer son passé, en tirant le fil de ses blessures. Il peut s’arrêter de regarder les photos pendant des jours en laissant aller le flux des peurs et des ressentiments que les siens ont légué. Aimer, il pense, aimer. C’est cet espoir qui le porte: ne pas laisser triompher l’amertume, ne jamais s’enrouler autour de la douleur; mais cet espoir, certains jours, est au-dessus de ses forces. Il se dit que sa vie serait plus simple s’il se laissait aller à la haine. Comme son frère manquant, son frère mort, qui les a accusés, lui et les siens, d’avoir causé son malheur; il aurait traité le père de raté, la mère de folle, semé partout le poison de sa blessure. Mais à qui peut-il adresser ses plaintes? À qui écrire depuis qu’ils sont tous morts? Ce qui hurle en lui, en silence - il ne laisse rien voir - c’est l’injustice du survivant - pourquoi lui? - et l’effroi. Pendant les treize années qui le séparent du suicide de son aîné, il a eu le sentiment d’être arraché à sa vie; une vie qu’il n’arrive pas à retrouver, car son corps ne le laisse pas en paix. Son aîné, en ne respectant pas sa promesse - il lui avait juré qu’il ne se tuerait pas - lui a pris sa joie et ce qu’il considérait avoir été sa chance. Depuis, ses os sont de sable et le chagrin défait la forme qu’il croyait avoir pris en déliant, grain à grain, ses défenses. Il se dissout dans la nuit, doute qu’il recouvrera un jour une vie possible. Son aîné lui a volé sa place; il est désormais bien plus jeune que lui. Et le père et la mère ont emporté le reste, tous les liens de ce qui pourrait lui rendre la mémoire. Après avoir pesées sur les siens, en silence, les peurs de sa lignée se sont mises à DOI 10.2357/ ldm-2019-0036 51 Dossier fondre sur lui et il a le sentiment d’avoir été arraché au présent par la mort du frère, de la mère et du père. Il leur en veut d’avoir été si aveugles, de lui avoir volé ses plus belles années; celles de la joie avec ses enfants quand tout n’aurait dû être qu’élan, soif, envie. Les pertes l’ont fait vieillir et il se demande maintenant si, en cherchant la paix, il a suivi le juste chemin. S’il ne cherchait pas à léguer la douceur, mais plutôt le cri informe de toute la violence accumulée, aurait-il moins de peine? Ses os se fendent. La région médiane du corps est ruinée, les dents s’infectent. Tout cède en lui comme du verre brisé. Et cet effondrement, les docteurs ne l’expliquent pas. Ils ne voient rien sur les clichés qui montrent ça, les causes de la chute. Et il le sait, pour retrouver la lumière, il faudrait qu’il accède à un savoir autre, celui qui lui apparaîtra plus tard: un savoir de ce qui s’encrypte dans les cellules, dans le corps, par-delà les générations. Alors, il apercevra comment tout est à la fin cohérent, le corps, le langage, les mémoires du passé, les énergies empêchées, l’histoire, ses vibrations; mais il est sourd pour l’heure à ce fil qui le relie aux temps, à Oved, à l’Ancêtre. Enfant, il avait l’intuition d’une trame invisible quand il observait les étoiles, quand il se laissait pousser par le vent. Il se tenait à cet endroit-là, fragile, entre l’expansion de l’univers et son petit monde d’enfant. Mais il a passé des années à recouvrir ces savoirs premiers de mille espèces de protections. Et la peur aussi les a ensevelis: peur de perdre, d’aimer, de souffrir. Peurs et colères et haines que lui ont transmises le frère et la mère avant de mourir. Alors il suit, pour l’heure, en aveugle, son intuition: la blessure lui montre un chemin, il en suivra le fil. Et malgré l’étau qui lui serre le cou - est-ce la corde du frère? - sous le sternum, dans les poumons - le chagrin impleuré de son père - à la taille - le suicide de l’Ancêtre et la mort d’Oved -, il tente de marcher pour que l’esprit si habile à se couper de la vie s’aère. Pour offrir sa peau au vent, au froid de l’hiver. Pour que ses jambes n’oublient pas les gestes qu’elles ont appris. Se jeter dans le vide, faire du déséquilibre et du vertige une demeure. Mais il ne sait plus rien faire, le pauvre. Ça aussi, il a oublié. Je le vois courbé qui sort de chez lui tous les jours vers onze heures. Il a l’air de vouloir ajouter sa silhouette en morceaux aux fantômes de Berlin. Le pauvre vieux. C’est ce qu’il ressent. Les vrais vieux qu’il croise pendant ses promenades, il les observe, car il sait désormais ce qu’il en est de perdre. Il cherche comme eux des appuis, un banc, un mur où se reposer. Parfois, il est obligé de prendre une canne pour relâcher la pression qui le brûle. Il sent que le poids de plusieurs vies passées pèse sur lui, mais il ne sait comment s’en défaire. Il a l’impression que la mémoire s’est imprimée en lui pour toujours et l’oblige à suivre le tombeau. Dans les mois de cet hiver, plus de onze ans après le suicide de son frère, c’est un horizon qui l’attire. Une pensée se forme en lui: la mort est une solution. Mais il se bat, car il a fait promettre au frère de ne pas se tuer et il ne voudrait pas, pour sa part, trahir cette promesse. Il tient pour ses enfants, pour en faire des vies viables. Se donner du temps, il pense, se mettre à l’écoute de ce qui lentement se transforme. Il a cette foi qui le porte, qui lui donne la force de s’entêter: ne pas taire les douleurs par la prise de médicaments, il pense, parce qu’il sent que la blessure est là pour le guider. Mais il y a des jours où la patience le quitte et il perd espoir. Il tourne en sortant de chez 52 DOI 10.2357/ ldm-2019-0036 Dossier lui vers la droite - il s’obstine à marcher -, s’engage jusqu’au carrefour, traverse la Danzigerallee pour rejoindre le petit square où la figure sculptée de Käthe Kollwitz l’attend. C’est une femme que l’Allemagne admire, parce que tout en elle sauve; elle fut une artiste et une mère qui perdit son enfant dans la guerre; elle se rapprocha des pacifistes, puis dans les années noires, fut une femme vertueuse au milieu de la faillite d’un peuple. Et Thésée se dit qu’il est normal, lorsque tant se donnent à la jouissance du meurtre, de chercher des femmes qui sauvent. Certains jours, pendant sa promenade, il entend les cris des vies détruites qui ici sont nombreuses. Les cris des disparus se mêlent à ceux des enfants, comme si son corps vibrait à la fréquence du passé. Et il enjambe justement les petits pavés dorés gravés à la mémoire de celles et ceux qui ont été tués, qui sont le sol de cette ville de l’Est. Mais Thésée se refuse encore à écouter tous les liens qui se nouent en lui dans l’entrelacs des âges et des mémoires. Il vit encore dans un monde ordonné selon les raisons anciennes; et il refuse ce qui l’appelle, la vie invisible avec laquelle il communiait enfant. Il ne voit pour l’heure que l’échec de sa fuite et ce qui s’effondre, que personne ne parvient à rétablir. Puis il laisse la Synagogue à sa gauche, contourne le Wasserturm, descend vers la Prenzlauerallee où les tramways défilent, aperçoit les grilles du Friedrichshain Volkspark. S’élevant parmi les arbres, c’est sa colline qui l’attend. Comme tant d’autres hauteurs dans la ville, c’est une colline de ruines; la guerre a permis ça, comme les trous des forêts dans son enfance, que le monde prenne forme par la brutalité. Partout, les traces inscrites dans le paysage du temps. Et sur les pentes de la colline s’est déposé au fil des ans un duvet de feuilles, d’arbres, d’herbes sauvages. Alors, dit la colline quand il approche. Comment vont tes fantômes? Vas-tu réussir à marcher jusqu’en haut? Avant d’entamer l’ascension, il s’assoit. Dans ces instants, il cherche des appuis. Il tente de marcher en contactant son centre, la demeure intérieure, celle qu’au Japon, on nomme le hara, sous le nombril, à l’endroit où tout ploie et se fend; mais au centre, tout est brisé et il implore les chênes, les bouleaux, les hêtres; qu’ils le rappellent à DOI 10.2357/ ldm-2019-0036 53 Dossier son enfance, à la vie qui était en lui aux jours de son enfance. Puis il se demande quelle espèce de prière - une prière aux vivants, à la nature, à tout ce que les hommes détruisent? - tente de s’élever en lui. Il voudrait ne plus souffrir, apprendre d’un oiseau qu’il y aura des années, dans l’avenir, où il ne sera plus accablé. À l’entrée du parc, il traverse le Märchenbrunnen où sont sculptés quelques personnages des frères Grimm dont l’un de ses enfants apprend désormais les contes - les Märchen - dans l’autre langue, celle du pays des spectres. Les mois ont passé́ depuis son arrivée et il est tout aussi étranger que lors des premiers jours. Il le mesure en croisant les silhouettes sculptées de ces personnages - Hänsel und Gretel, Rotkäppchen, Schneewittchen und die sieben Zwerge. Comment pourrait-il se sentir chez lui, puisque les contes, les fables, les histoires qui l’ont nourri - créé - ont bâti une demeure dans la langue dont il s’est éloigné? Dans son exil, il commence à saisir que cette force des premiers mois après son arrivée ici, en Allemagne, a fini par s’ajouter au chagrin. Son foyer primordial a disparu avec la mort du frère, de la mère et du père; et il a ajouté à cette destruction, celle de tous les sons, de tous les mots qui furent, dans le passé, les poutres de sa maison. Il voulait s’éloigner de ces mots, mais il s’effondre et ne sait plus comment arrêter sa chute. Ce qu’il trouve en lui, à l’endroit du hara, est une maison détruite. Mais il ne sait comment s’y prendre pour la reconstruire. Comment bâtir, à partir de ses failles, un foyer puisque le savoir qui l’aidera plus tard, personne ne lui a enseigné: ni dans les écoles qu’il a fréquentées, ni dans les universités. Pas même les départements de médecine. Il tombe et faute d’avoir à sa disposition une science qui pourrait expliquer ce qui lui arrive, il se remet à prier; il implore les arbres et le ciel de neige. Un matin, le chant des oiseaux à l’apparition du soleil à travers les branches le font pleurer. Accroche-toi à ce chant. C’est celui d’un monde qui veut revivre ils lui disent. Mais le pauvre parle à une nature gelée. Que le corps s’aligne sur les cycles des 54 DOI 10.2357/ ldm-2019-0036 Dossier saisons, il se dit, que le sang se remette à couler non dans les rues, mais dans le corps. Depuis combien d’années vit-il tendu dans un combat contre le passé qui l’assaille? Il sent que son cœur est si serré qu’il ne parvient plus ni à rire ni à pleurer. Le daï maï - le méridien horizontal entre le bas et le haut de son corps - lui paraît aussi friable qu’une poudre de verre, et brûlé comme un bout de marine. Les racines de ses dents sont infectées, et ses muscles, à certaines heures, ne lui obéissent plus. Il use des outils dont il dispose pour essayer de comprendre. Il se rappelle notamment ces heures de l’enfance où on lui apprenait à être courageux; où les voix des adultes disaient de „tenir“: ne plus croire à l’effort, à la volonté, à toutes les valeurs mortes du pouvoir. Mais à qui peut-il s’en remettre puisqu’il ne connaît rien d’autre? Au cœur de la nuit, certains liens du corps avec les mots lui apparaissent: „Tenir“, „ne plus tenir“, „tenir à quelqu’un“, „tenir à quelque chose“ - sans qu’ils ne puissent atténuer la douleur. Et la langue qui l’entoure, du pays où il se trouve, le fragilise. Il s’y sent en déséquilibre et inquiet. Je l’observe qui vacille sur le chemin qui mène au sommet de la colline. Il lui arrive - et c’est le cas en ce jour - quand il se retrouve seul dans le froid de l’hiver, cerné par les arbres dont il fait ses conseils, de crier. Pourquoi en plus des morts faut-il qu’il y ait le mal? Y a-t-il un savoir, quelque chose à comprendre, ou est-ce juste ça, l’absurdité de la douleur? Au cours de cet hiver où il décide de faire face aux archives des siens, un fin manteau de neige s’est posé sur les pavés qui mènent au sommet. Il se retourne après quelques pas pour voir comment ceux-ci se sont imprimés. S’il y a ces empreintes derrière, peut-être y en aura-t-il encore devant. Et la vue des troncs décharnés, le fracas de la ville étouffé par les ramures des arbres, toute cette énergie à laquelle il cherche à se relier est celle d’un monde qui existe. Mais la douleur ne le lâche pas et ses dents par les racines tremblent. Il voudrait que la vie soit encore habitable; il ignore qu’il est au tout début d’un sentier qui s’enfonce dans le temps, là où sont les échos des chocs du passé, où se révèle, petit à petit, le continuum du désastre. À quelques mètres du sommet, il est ému par le dessin des branches sombres sur l’aplat blanc du ciel. Le parfum du bois, des feuilles décomposées, de la terre l’émeut et ouvre une petite entaille dans la boîte scellée de sa mémoire. Suis-je en train de retrouver les sensations des forêts quand nous y allions jouer avec le frère? Suis-je venu jusque-là pour retrouver dans une autre langue ce qui s’est détruit dans la mienne? Pour l’heure, il pleure d’être séparé de cette énergie des bois. Et ce qu’il essaie d’accueillir, c’est cette intelligence de la matière, du corps, là où la blessure ne sera plus malheur, mais chance; le fil qu’il tirera pour découvrir la raison dans les choses et aussi un peu de vérité. Si j’ai quelque chose à apprendre, tout ne sera pas perdu. Et c’est parce qu’il croit au sens - et non à l’absurde -, c’est parce qu’il s’attache à cette croyance qu’il y a un sens à vivre, un plan de l’existence, qu’il tient bon jusqu’à atteindre le haut de la colline. 1 © Éditions Verdier, à paraître en août 2020.
