lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2019-0037
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2019
44176
Dans le train Dresde-Francfort
121
2019
Cécile Wajsbrot
ldm441760055
DOI 10.2357/ ldm-2019-0037 55 Dossier Cécile Wajsbrot Dans le train Dresde-Francfort L’Allemagne... J’ai l’impression d’avoir toujours vécu avec elle, d’avoir toujours entendu ce nom d’abord empreint de peur, voire de terreur. C’était la guerre, c’était la déportation de mon grand-père, c’était ma grand-mère qui signait toujours madame veuve, puis son nom, et qui disait toujours, si mon mari avait été là, tout aurait été différent. C’était le souvenir de journées effrayantes où la vie était en jeu, des scènes qu’on me racontait comme on raconte des histoires aux enfants mais l’histoire était vraie et loin d’être un conte, elle était cauchemardesque, et ces scènes m’étaient présentes, comme si je les avais moi-même vécues. On aurait pu en faire une série de petits livres d’aventures, la convocation du billet vert, le camp de Beaune-la- Rolande, Auschwitz, la rafle du Vel d’Hiv, le passage en zone libre, ma mère réfugiée dans un pensionnat de religieuses tandis que ma grand-mère travaillait dans un château, à une dizaine de kilomètres du pensionnat, où se réunissaient des gens du maquis. Une histoire bien française, mais la France, dans ma jeunesse, ne le savait pas - le sait-elle maintenant? - des noms qu’on ne prononçait pas et qu’on n’entendait pas en dehors des familles concernées. Mais une histoire, aussi, dans laquelle l’Allemagne avait joué un rôle de premier plan. Alors, pas question d’acheter une voiture allemande, un poste de radio de marque allemande, une cafetière, quoi que ce soit. Ce pays portait une trace indélébile - le signe de Caïn dont parle Hermann Hesse, dans Demian. Pourtant, j’ai appris l’allemand. En seconde langue. C’était la voie normale des bonnes lycéennes (les lycées n’étaient pas mixtes, à l’époque, dans les années 60, et commençaient dès la 6 e ), anglais première langue et allemand seconde langue. Les très bonnes pouvaient se hasarder à prendre l’allemand en première langue. Et à faire du grec. Mais on les considérait avec un peu de méfiance. Pourquoi cette préférence pour l’allemand? Leur père n’aurait-il pas collaboré? Sympathisé? C’était donc la voie normale, l’allemand en seconde langue, cependant pour moi, les choses étaient un peu plus complexes. Malgré son hostilité à l’Allemagne, ma grand-mère souhaitait que j’apprenne cette langue pour que je puisse comprendre le yiddish. Si bien qu’au long de mes années d’apprentissage, je n’ai jamais su quoi faire de l’allemand. Langue familière par ses sonorités - car proche en effet du yiddish, que j’entendais parler par ma grand-mère et par mon père, dont je retenais malgré moi quelques mots et expressions - et inquiétante par le pays qu’elle représentait. Comme j’aimais l’anglais, une langue sans histoire ou plutôt, à l’histoire glorieuse, me semblait-il, une langue de liberté qui me permettait de m’éloigner de la mienne sans sombrer dans les marécages de temps passés encore prégnants. Tandis que pour l’allemand, c’étaient tour à tour des écluses qui s’ouvraient et qui se refermaient, sans que je sache quel était l’éclusier à la manœuvre - je n’avais qu’une certitude, ce n’était pas moi. 56 DOI 10.2357/ ldm-2019-0037 Dossier Je ne me souviens plus de mon premier séjour en Allemagne, c’était en 1974, j’avais 20 ans, je ne sais plus mes impressions, mes sentiments, peut-être vaguement, tout de même, un sentiment de transgression, mais honnêtement, je ne m’en souviens pas. C’étaient quelques jours de camping avec un oncle et une tante, une cousine de mon âge, et l’Allemagne n’était pas la destination du voyage mais un saut fait un jour - dans la Forêt Noire et à Freiburg, me semble-t-il - en étape entre l’Alsace et la Suisse. Puis j’y suis retournée un peu plus tard, seule, et régulièrement, rendant visite à une amie allemande rencontrée à Moscou, allant, au gré de ses adresses, dans des villes comme Bonn, Hambourg ou Francfort, ou dans de petites villes comme Böblingen. Nous partions en excursion à Heidelberg, ou Freiburg, Meersburg, j’apprenais à connaître les paysages, la province allemande, quant à la nourriture, elle me rappelait la cuisine de ma grand-mère. Je revenais à chaque fois avec des livres. Mon rapport à la langue était toujours assez fluctuant, je ne l’entretenais vraiment qu’à travers la lecture, avec deux entrées principales, le féminisme et le romantisme. Avec cette amie, qui parlait très bien le français, nos échanges se faisaient plutôt en français, même s’il y avait toujours au moins une séquence en allemand. À côté de cela, j’allais régulièrement à Londres et entre ma connaissance et ma pratique de l’anglais, ce qui m’attachait à cette langue, et ma connaissance et ma pratique de l’allemand, ma relation à cette langue, la balance penchait très nettement du côté de l’anglais. Je ne sais plus quand j’ai pris conscience, quelque part dans les années 80, sans doute, je ne crois pas que ce fut avant, qu’en Allemagne, un travail s’était fait et continuait de se faire sur le passé. Je me souviens de cette amie qui me parlait du livre de Margarete et Alexander Mitscherlich, Die Unfähigkeit zu trauern, paru en 1967. Mais je ne l’ai lu que plus tard. Et quand et comment ai-je entendu parler du livre de Peter Sichrovsky, Wir wissen nicht, was morgen wird, wir wissen wohl, was gestern war, paru en 1985? L’ai-je lu dès sa parution, un peu plus tard? Lors de la préparation de mon voyage, en mai 1990, en ‚Europe centrale‘, peut-être, qui m’a menée de Varsovie à Vienne, pour les éditions Autrement. Je sais en tout cas que cette lecture de témoignages d’enfants de victimes et d’enfants de bourreaux, pour le dire vite, m’a considérablement marquée, que si je ne le savais pas encore, j’ai appris là que nous, enfants de la deuxième génération, d’un côté ou de l’autre, nous avions quelque chose en commun, et bien davantage en Allemagne qu’avec les gens de ma génération en France, dont une infime minorité seulement s’intéressait à cette histoire et se posait des questions. J’ai oublié de dire aussi qu’au lycée, nous avions étudié - en terminale ou en hypokhâgne - le texte de Wolfgang Borchert, Draussen vor der Tür, que ce texte m’avait bouleversée et fait entrevoir, pour la toute première fois, la parenté qui pouvait se dessiner entre les habitants d’un pays ruiné par son histoire, faisant état de cette ruine puis tentant de se reconstruire, et une vie - la mienne, mais aussi celle de bien d’autres que je n’avais pas encore rencontrés, à l’époque - tentant, eux aussi, de reconstruire une identité et une vie possible dans un pays où les mêmes choses s’étaient produites, à une moindre échelle mais tout de même, et qui refusait DOI 10.2357/ ldm-2019-0037 57 Dossier de les nommer, de les regarder. Je savais déjà, à l’époque de Draussen vor der Tür, que la littérature pouvait apporter des réponses, et poser des questions, que son univers était souvent plus réel et plus profond que ce qu’on appelle réalité (et je ne parle pas d’une littérature réaliste). Mais j’apprenais aussi, par cette lecture, que les questions et les réponses qui me préoccupaient se posaient davantage en Allemagne qu’en France, pour employer un euphémisme - figure de style emblématique de la langue française. Et la littérature allemande a pris de plus en plus de place dans ma bibliothèque, une littérature dont l’unité était la langue et non la nation, qui débordait des frontières. D’abord, essentiellement en français, Hermann Hesse, Thomas Mann, et vers l’Autriche, Peter Handke, et puis la découverte de Thomas Bernhard, Woyzeck et La Mort de Danton, vus au théâtre, bien sûr Kafka, qui m’accompagnait depuis longtemps, et dans un tout autre registre, Hoffmann, Novalis, Eichendorff, les contes fantastiques du romantisme, et les romans de Goethe. Ingeborg Bachmann, plus tard. Paul Celan, aussi. La liste risquerait de devenir interminable, il faut bien l’arrêter... Je suis dans le train qui va de Dresde à Francfort et qui roule comme s’il était toujours passé par là, comme s’il n’y avait jamais eu d’interruption. Je me souviens du 9 novembre 1989 et des semaines qui précédèrent, des manifestations du lundi, à Leipzig, de tous les événements que je suivais dans la presse allemande. Avec la chute du mur, ma perception de l’Allemagne a changé. Ou plutôt, celle de Berlin. Le nom de cette ville qui, malgré tous mes efforts, mon cheminement, continuait de signifier la capitale du Troisième Reich, devenait autre chose. Le présent prenait enfin ses droits. C’était la ville dont le mur était tombé, la ville où un mur pouvait tomber. Où un mouvement était possible. La ville qui avait eu raison de la stagnation de l’histoire. J’ai mis du temps, entre le désir d’y aller enfin et ma première venue, je devrais dire mon passage, quelques jours de l’été 1995, sur la route de la Lituanie. Vaincre les ombres est une longue histoire, et ce n’est que cinq ans plus tard, de nouveau, que j’ai pu faire un long séjour, six semaines, au cours desquelles eut lieu ma véritable rencontre avec Berlin. L’an 2000. Un autre siècle. Peut-être fallait-il en effet que cela ne se fasse pas au XX e siècle, trop chargé, mais au XXI e qui, à l’époque, était encore tout neuf. Berlin fut longtemps mon utopie, un endroit où l’avenir était possible, où l’horizon s’ouvrait, où l’espace était à la fois mental et géographique, où il y avait de la place - et même une place pour moi. J’ai commencé à y vivre - en partie seulement, mais c’était pour des raisons familiales. Lisant ces lignes d’Imre Kertesz, „es ist etwas anderes heimatlos zu sein zuhause als in der Fremde, wo in der Heimatlosigkeit man ein Zuhause findet“, je reconnaissais pleinement ce qui m’attachait à Berlin, l’impression que tout concordait, l’adéquation entre ma situation intérieure et ma situation extérieure. À Paris, en France, je me sentais un peu étrangère alors que mes papiers d’identité - cette obsession française - disaient le contraire. Née à Paris, nationalité française, langue maternelle, français. À Berlin, si je l’étais, c’était normal, et puis, dès que je parlais, on reconnaissait mon accent - d’une certaine façon, à Berlin j’acquérais mon brevet de Française. Et puis le passé n’était pas 58 DOI 10.2357/ ldm-2019-0037 Dossier ignoré et les personnes que je rencontrais, de ma génération ou plus jeunes, en étaient autant marquées que moi - bien que, sans doute, différemment. Et si je disais, si je pensais, je vis à Berlin, et non en Allemagne, j’étais environnée de la langue allemande, que je réapprenais, et si mes efforts venaient parfois buter sur la langue de l’inconscient - lisant systématiquement Ravensbrück au lieu de Ravensburger sur les boîtes de puzzles, redoutant chaque courrier administratif, sans pouvoir déterminer si c’est le lot de toute administration de faire peur ou si s’ajoutait une dimension supplémentaire, le fait que ce soit écrit en allemand - j’avais, dans l’ensemble, plaisir à constater que je pouvais parler, comprendre, et peu à peu écrire des mails sans devoir vérifier chaque mot, et plus tard, même, traduire depuis l’allemand. Je parle de cette période - utopie, fusion, illusion? - au passé. C’est que, à force de devoir expliquer pourquoi je me sentais bien à Berlin, et aussi parce que le temps passe et que les choses changent, je ne sais plus ce que je pense. Le partage n’est plus aussi net qu’avant. Après des décennies de stagnation, la France semble se remettre en mouvement - un mouvement qui n’est pas exempt de danger. Après des années d’espérance, l’Allemagne paraît, par moments, désorientée, ne sachant trop où aller. Il se peut qu’une rencontre ne se fasse qu’ici et maintenant, que ma rencontre avec Berlin se soit faite les quinze premières années du XXI e siècle, que l’époque de la fermeture semble revenue, même si, en Allemagne, l’accueil reste plus vrai, pour le moment, qu’en France. J’ai aimé assister à la phase de reconstruction, d’élan vers l’avenir. Maintenant, il s’agit de consolider, de renforcer, et peut-être que ce moment m’intéresse moins, parce que les traditions reviennent, que les anciens rails resservent, et que ce qui y circule n’est pas toujours aussi utile et bienfaisant que ce train entre Dresde et Francfort.