lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2019-0039
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2019
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Le monde ambigu de James Tissot, entre mondanité et intimité
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2019
Alain Montandon
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84 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres Alain Montandon Le monde ambigu de James Tissot, entre mondanité et intimité La grande exposition du 24 mars au 19 juillet 2020 au Musée d’Orsay à Paris 1 est, depuis sa présentation au Fine Arts Museum de San Francisco, la première grande rétrospective du peintre et graveur Jacques-Joseph Tissot, français d’origine, mais ayant vécu longtemps à Londres et que l’on peut qualifier de peintre franco-anglais, tant son succès fut important en Grande-Bretagne. Plus connu sous le pseudonyme de James Tissot, qu’il adopta par anglophilie en 1859, il fut célèbre comme peintre des élégances féminines. En effet l’œuvre de Tissot semble tout d’abord être le reflet des attentes d’une haute bourgeoisie commanditaire de l’œuvre, qui y trouve l’exacte reproduction de la haute société telle qu’on aime se l’imaginer. Un peintre réaliste La première impression que donnent les tableaux de Tissot, c’est d’être par leur aspect réaliste, voire naturaliste, des représentations fidèles de la vie de l’époque. Celle-ci étant pour l’essentielle celle d’une riche bourgeoisie vivant dans un cadre luxueux, entourée de beaux objets et caractérisée par un raffinement de bon aloi et par le bon goût attendu. Si Tissot s’attarde sur ces représentations de la vie mondaine, c’est d’une part parce que celle-ci plaît au public et d’autre part parce que Tissot lui-même, considérablement enrichi par le succès de ses œuvres, aime ce genre de vie. Mais ces représentations mimétiques ne se limitent pas seulement à la haute bourgeoisie, car Tissot a également fait place dans ses peintures à des scènes plus familières. Parfois même quelques scènes sont des représentations plus triviales, mais néanmoins d’une grande force picturale. Plus rares, car répondant moins au goût des acheteurs et à l’approbation des critiques académiques, mais pourtant révélatrices du talent de l’artiste. Prenons par exemple le tableau intitulé La Tamise exposé à la Royal Academy en 1876 (qui reçut des commentaires très négatifs et fut jugé fort scandaleux) représentant une scène assez vulgaire, celle d’un homme avachi sur l’arrière d’un bateau, en compagnie de deux cocottes, dérivant sur la Tamise au milieu de grands bateaux modernes, images de l’industrialisation du pays. La perspective que certains considèrent influencée par l’art japonais est étonnamment moderne et adopte un angle qui va à l’encontre du spectateur en donnant à la fois mouvement et précision à la scène. Un regard plus attentif discernera au tout premier plan trois bouteilles de champagne près d’une malle contenant sans doute les provisions de bouche du trio. Au centre du groupe, un petit chien noir regarde DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 85 Arts & Lettres droit devant lui. Cette partie de plaisir au milieu de l’agitation commerciale et industrielle, dans une atmosphère emplie de brume et des fumées noires crachées par les cheminées semble incongrue et indécente. La médiocrité de cette compagnie et de leur petit voyage est manifeste dans l’opposition aux grands voiliers auxquels ils tournent le dos. Cette vision très satirique de la vie anglaise sera plus adoucie dans un tableau semblable réalisé l’année suivante, Portsmouth Dockyard (ill. 1), plus petit, 2 mais toujours très critiqué, car le sujet de sa majesté semble bien entouré de deux cocottes. Les trois personnages sont un peu plus distingués par leurs habits. Le sergent écossais a un uniforme d’un beau rouge au centre et les deux femmes sont habillées avec plus de raffinement et les ombrelles ont remplacé les parapluies. Là encore le spectateur rentre dans la scène puisque le tableau coupant la vue au milieu du bateau, il s’y trouve lui-même embarqué, cette fois-ci plus frontalement. Derrière le groupe se trouvent deux grands bateaux de la marine britannique, d’un aspect sombre et imposant faisant contraste avec les couleurs des passagers de la barque. Ironie du français Tissot, l’un des navires est le Victory de Nelson dominant le soldat écossais dont le courage et la discipline célèbres semblent mis à mal par l’hésitation que l’homme manifeste entre les deux femmes. Il semble cependant que sa préférence va à celle qui est à sa droite, qui a fermé son ombrelle, geste signifiant peutêtre que l’affaire est conclue, alors que l’autre, avec un regard absent et vague, a toujours son ombrelle ouverte. Du coup, l’allusion au Victory signifierait que le soldat est bien arrivé à ses fins. Ill. 1: Portsmouth Dockyard 86 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres La perspective mentionnée de ces deux tableaux témoigne d’un cadrage qui veut donner l’impression d’un moment pris sur le vif. Dans certaines scènes, l’un des personnages se tourne directement vers le spectateur, comme dans la Demoiselle de magasin (cf. infra, ill. 9) où le spectateur prend la place de celle qui vient d’acheter un article de mode ou encore dans le tableau Les femmes des artistes 3 dans lequel le personnage le plus avant, vraisemblablement la fille du peintre John Lewis Brown, est tournée vers le spectateur comme si elle l’invitait à partager le repas offert aux artistes et à leurs femmes lors de l’ouverture au public du Palais de l’Industrie, ou tout au moins à le prendre malicieusement à témoin de l’agréable moment. Le déjeuner sur l’herbe 4 montre également Kathleen Newton, la compagne du peintre se tournant vers le spectateur pour partager avec lui l’émotion de cette scène intime rassemblant les enfants pour un goûter idyllique dans le jardin de Grove End Road. On a affaire à de véritables instantanés photographiques, témoignant à quel point Tissot avait le sens de la saisie visuelle. On sait par ailleurs que des photographies de la dernière scène familiale ont existé qui ont pu servir à l’élaboration du tableau. Le réalisme du peintre ne plaisait pas toujours. Ruskin voyait dans les œuvres de Tissot de „simples photographies en couleurs de la société vulgaire“ et Oscar Wilde, alors jeune étudiant de 23 ans à Oxford au Magdalen College, avait été choqué en 1877 lors de l’exposition Grosvenor devant le tableau Holyday, dont les détails lui semblèrent trop réalistes. Il s’était récrié dans le Dublin University Magazine devant „les gens en sous-vêtements et d’aspect commun de Tissot et la représentation laide et douloureuse des bouteilles de sodas modernes“. Le réalisme, que soutenait la formation académique de Tissot, formé à Paris par Hippolyte Flandrin et Louis Lamothe, se retrouve non seulement dans la précision méticuleuse avec laquelle l’artiste donne à voir les tissus dans toutes leurs nuances, qu’il s’agisse des robes, des tentures, des tapis, mais également dans les objets, qu’il s’agissent de tous les accessoires pour prendre le thé, tasses, sucrier, pince à sucre, pot à lait, cuillères, assiettes, couteau, théière dont certains ont de riches ornements témoignant chez leur propriétaire du goût pour les belles choses. Il en est de même pour ce qui concerne les repas où carafes, salières, pot à moutarde, assiettes, etc. sont dessinés de manière très précise, accessoires parfaits d’un savoirvivre accompli et marques de réelle distinction. Comme quoi la vie des hommes va avec la vie des choses. Ce goût de objets s’affiche particulièrement dans les bibelots qui ornent les intérieurs. Ces objets d’art et de curiosité, 5 détachés de leur fonction utilitaire, servent à rehausser le prestige de leur propriétaire et nul doute que Tissot n’utilise sa passion pour l’art japonais pour promouvoir son statut d’artiste bourgeois, riche et considéré. Grand collectionneur, admirateur de beaux objets, Tissot a été rapidement fasciné par les objets japonais que la mode avait mis au goût du jour. Il en avait entassé un certain nombre dans sa luxueuse maison au numéro 64 de l’avenue de l’Impératrice et dont Champfleury se moque: DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 87 Arts & Lettres La dernière originalité qui doit être signalée est l’ouverture de l’atelier japonais d’un jeune peintre assez richement doté par la fortune pour s’offrir un petit hôtel dans les Champs- Élysées […] que les princes et les princesses visitent à l’heure actuelle... 6 Tissot connaissait bien la célèbre boutique „La Porte Chinoise“, rue de Rivoli, que les époux Desoye avaient ouverte en 1862, consacrée à la vente et à l’exposition d’objets provenant de Japon. Tous les collectionneurs s’y retrouvaient et elle était recommandée par nombre d’écrivains, peintres et collectionneurs, tels Goncourt, Monet, Manet, Degas, Whistler et bien d’autres. Dante Gabriel Rossetti écrivant à sa mère témoignait de la rapacité de Tissot dans ses achats: J’ai acheté très peu - seulement quatre livres japonais… mais j’ai trouvé que tous les costumes ont été enlevés par un artiste français, Tissot, qui semble-t-il fait trois tableaux japonais que la maîtresse de la boutique m’a décrites comme les trois merveilles du monde, évidemment à son avis rejetant Whistler dans l’ombre. 7 Il s’agit de trois tableaux différents, intitulés Jeunes femmes regardant des objets japonais, tous trois de 1869 dont l’un est au Museum of Art de Cincinnati (ill. 2). Ce dernier montre deux jeunes femmes contemplant un bateau japonais dans un intérieur entièrement meublé de japonaiseries. L’une des femmes en robe de chambre blanche est l’hôtesse et laisse voir à sa visiteuse en habit de ville l’objet exotique. La première semble marquée par le contentement de la possession, tandis que l’autre a un regard plus curieux et une attitude penchée pour découvrir l’objet à admirer. Le regard des femmes est un regard artiste qui doit être celui du spectateur devant les toiles du peintre lui-même. Cette autoréférentialité est liée à une autoreprésentation que l’artiste, nouveau riche, exhibe à travers sa riche collection. Le prestige financier des objets et ce luxe font partie de la distinction sociale que l’objet exotique permet d’affirmer par l’écart géographique, historique et culturel qu’il représente, ainsi que par l’appropriation privilégiée d’un produit rare et d’acquisition difficile. L’abondance des articles dans un espace restreint concentre la vue sur la culture japonaise dans son étrangeté. Ainsi à droite, un autel japonais est détourné de sa finalité religieuse et le butsudan devient un objet profane, un objet de luxe destiné à renfermer des objets de collection. Ce détournement de l’objet de sa fonction primordiale participe de la constitution numineuse de la marchandise et de son fétichisme. Un critique, Frédéric Borgella, va jusqu’à écrire que ce sont moins les dames qui regardent les objets que les objets qui regardent les femmes: M. James Tissot, lui, est au-dessus ou au-dessous des défaillances. Il a appris - de M. Leys, 8 sans doute, - à jouer assez agréablement un petit air connu. Et il met à le jouer, depuis quelques années, une conviction à toute épreuve. Cette fois, il vient nous seriner deux thèmes familiers: Une Veuve et des Jeunes femmes regardant des objets japonais, ou des objets japonais regardant des jeunes femmes, c’est tout un: matière de chinoiserie! 9 88 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres Cette critique, bien que négative, est pourtant très perspicace quant au rôle des objets dans leur interaction sociale. Ce retournement qui fait que, bien que les femmes puissent voir les objets japonais, elles sont elles-mêmes des objets à voir, 10 attire l’attention sur l’aura fétichiste dans les représentations de Tissot. Catherine Elizabeth Turner a finement rappelé que la manie du collectionneur était un héritage du chasseur mâle et que la collection était un objet masculin regardé par des femmes. 11 Allant plus loin, elle interprète le regard féminin comme dirigé sur le phallus qui leur manquerait. Il suffit de regarder le tableau d’Alfred Stevens, Lady with a Japanese Doll (1894), pour comprendre tout l’intérêt des dames pour la petite poupée. Même si on peut critiquer cette interprétation, elle n’en est pas moins suggestive. Une psychanalyse freudienne pourrait effectivement reporter l’origine du fétichisme des objets 12 et le fétichisme des vêtements et des tissus à l’enfance du peintre. 13 L’obsession du vêtement, ses descriptions très minutieuses, gourmandes et sensuelles seraient complétées par la représentation d’un manchon en fourrure placé directement devant la région génitale de la femme au centre de la composition. Ce serait là l’objet tu, non dit, que cette tache noire, tout comme dans le tableau Ill. 2: Jeunes femmes regardant des objets japonais DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 89 Arts & Lettres Promenade dans la neige (1880), pouvant évoquer cette ‚absence‘. On pourrait imaginer que tous les vêtements sont des substituts à ce qui manque, qu’ils enrobent un vide, invisible donc, si ce n’est dans le regard mélancolique des femmes, à l’exception de quelques conquérantes, prenant elle-même la forme d’un phallus brillamment coloré pour affronter la horde des mâles. Mais trêve d’associations libres, nous voulons signaler la curieuse absence de nu chez le peintre à l’exception d’un seul tableau, celui de la Japonaise au bain (ill. 3), conçu vraisemblablement pour satisfaire une demande, légèrement érotique et assez vulgaire. La femme drapée à moitié par un tissu japonais, est placée dans un cadre simili japonais, alors qu’elle-même n’a rien de japonaise. Cette érotisation de la japonaiserie confirmerait que le bibelot japonais serait bien l’objet fétichiste par excellence. Cela dit, la dérive japonisante a des limites que Champfleury (comme Zola) s’empresse de critiquer en „japoniaiseries“: Déjà même de prétendus peintres de la vie élégante nous fatiguent de leurs cabinets japonais, de leurs fleurs japonaises de leurs laques et de leurs bronzes japonais qui prennent la place principale sur la toile et jouent un rôle bien autrement considérable que les personnages. 14 Si Champfleury ne prend pas les japoniaiseries de Tissot au sérieux, Zola dénonce quant à lui les dérives d’un art d’imitation factice: „Le japonisme a du bon, mais il ne faut pas en mettre partout; autrement, l’art tournerait au bibelot...“. 15 Limites du réalisme Le réalisme a ses limites. On ne peut pas ne pas voir dans la mise en scène de la mondanité des exagérations plus ou moins marquées. Ainsi avec Evening (appelé aussi Le bal), 16 Tissot peint l’arrivée d’une jeune femme vêtue d’une luxuriante robe jaune dans une soirée dans un des beaux quartiers de Londres (ill. 4). Le jaune éclatant et provocant est trouvé très osé par le critique du Times du 2 mai 1878 qui note que „le jaune prédomine dans sa coiffure, sur son éventail et sur sa robe“ ce qui en fait „une figure digne de Worth“ 17 („Worthy of Worth“). La féminité est exacerbée par un large jeu de courbes se terminant par la descente impressionnante Ill. 3: La Japonaise au bain 90 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres des tissus de la robe, riche de multiples rubans et dentelles. Elle est accompagnée par un personnage aux cheveux blancs dont on ne voit que l’habit noir permettant de mieux souligner le contraste avec la lumineuse figure qu’il accompagne. Le regard de la jeune femme qui va pénétrer dans un dense milieu mondain est vague et l’on ne sait si c’est la détermination de la conquérante, la timidité et l’appréhension de cette entrée ou même si, détournant son regard de son accompagnateur, elle ne regarde pas un homme plus jeune et plus séduisant. Tissot a repris le même thème avec L’Ambitieuse, mais cette fois, si elle fait son entrée tout volants froufroutant, avec un grand éventail en plumes d’autruche, toujours accompagnée d’un vieux monsieur aux cheveux blancs, la perspective s’est élargie et l’on voit plusieurs hommes la regardant avec curiosité, étonnement et concupiscence. La Parisienne (le tableau appartient à la série La femme à Paris) se révèle être une intrigante jouant de sa beauté. Pourtant là aussi se produit un décalage, la copie n’est pas conforme et les vêtements de Tissot ne sont plus exactement à la mode du temps. Si la toilette est un peu extravagante pour une robe de soirée ou pour un bal, la critique y remarqua une faute de goût certain: „elle n’a pas l’ambition d’être citée comme élégante, avec une de ces robes rosées qu’on veut toujours finir et qu’on ne finit jamais, d’une coupe surannée, sans aucune tournure, mais avec une ceinture noire à pointe, comme on en a porté il y a vingt ans.“ 18 Les mêmes remarques ont été faites à propos de La mondaine. En fait, le peintre avait une garde-robe qu’il utilisait pour ses personnages et qu’il finit par ne plus renouveler. On retrouve en effet de tableau en tableau les mêmes accoutrements, le même plaid écossais, la même robe blanche estivale bordée de rubans de satin jaune citron dans une demi-douzaine de toiles, la superbe robe à rayures noires et blanches, 19 la robe de bal rose à volants et coupe basse avec une bordure rouge de Trop tôt se retrouve dans Chut ou encore la même robe de tartan verte portée par Kathleen Newton. 20 Le réalisme est ainsi tributaire de mises en scène, semblable à des tableaux vivants de femmes élégantes. Mais à la différence d’un Albert Stevens, ce sont des tableaux plus animés et d’une profondeur plus complexe. Ill. 4: Evening DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 91 Arts & Lettres Tableaux mondains L’ambivalence du peintre vis-à-vis d’une société dont il fait partie est manifeste non seulement dans quelques traits d’exagération mais aussi et surtout dans certains détails révélant un regard critique. Il met les représentations sociales en relief, à distance et à nu par le regard ironique et l’humour discret dont il sait faire preuve. Le XIX e siècle a vu le triomphe du bal en général et les bals mondains ne furent pas en reste. 21 Edmond de Goncourt en avait fait une liste impressionnante pour les seules années 1867-1868 dans son roman Chérie. 22 Occasion privilégiée de faire toilette, les romanciers ont amplement décrit et les robes et les stratégies de ces cérémonies où il s’agit de voir et d’être vu(e). 23 Tissot, que l’on aime souvent à présenter comme un dandy, 24 observe avec ironie ces manifestations et rituels festifs où l’on fait parade de ses plus beaux atours aux fins de séduire l’autre sexe et témoigner de sa richesse et de son pouvoir social. Si les scènes ont de quoi ravir l’œil du peintre, ce dernier ne manque pas d’en souligner les illusions et les outrances. Dans les scènes familières les personnages sont au centre. Certains tableaux maritimes placent parfois les personnages de côté, laissant la place du milieu vide - un vide qui marque la distance et sans doute la solitude, le manque de communication et dans la perspective du voyage, le départ, la séparation prochaine et l’absence. Mais avec les tableaux mondains, le centre est désert et c’est le vide de cette société qui est ainsi stigmatisé. Les célèbres tableaux que sont Le Bal, Chut, L’Ambitieuse, Trop tôt se retrouvent sur les murs du film de Scorsese Le Temps de l’innocence (The Age of Innocence, 1993), inspiré du roman d’Edith Wharton, publié en 1920, pour donner le ton de cette société aristocratique et le sens même de l’intrigue qui résulte de l’hypocrisie et de la fermeture d’une société guindée dans ses principes, formée de gens „nés dans une ornière d’où rien ne peut les tirer“. Aussi le héros Newland Archer peut-il dire: „Chez nous, il n’y a ni personnalité, ni caractère, ni variété. Nous sommes ennuyeux à mourir“. Le cinéaste cadre son film suivant le style même de Tissot, avec un générique jouant sur une vision de tissus et de dentelles qui se transforment en pétales, pétales de tissus qui deviennent elles-mêmes pétales de fleur. On est ainsi immédiatement attiré par l’importance des tissus qui seront la marque de la mondanité. Certaines robes, comme celle de l’épouse May, semblent directement provenir des tableaux de Tissot. Dans ce monde soumis au code des apparences, le visage n’est qu’un rideau tiré sur le vide, est-il dit dans le film. Prenons pour exemple la grande composition (84 × 130 cm) intitulée Bal sur le pont d’un bateau (1874, ill. 5). Tissot y dépeint une réunion très mondaine lors de la régate annuelle de Cowes sur l’île de Wight où se retrouve tout le gratin de Londres. Organisé par le Royal Yacht Squadron on y retrouve un luxe de couleurs dans les nombreux drapeaux affectionnés par le peintre 25 qui signalent l’importance nationale et internationale de l’événement. On ne danse pas sur le pont supérieur caractérisé par une immobilité, due aux convenances, qui caractérise les personnages aux 92 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres luxueux habits. Il faut de bons yeux pour apercevoir quelques danseurs dans l’entrepont. Il semble bien qu’on s’amuse et qu’on s’agite plus en bas, la différence entre les étages semble bien être une métaphore de la séparation des classes sociales. Le vide qui occupe le centre de la toile permet aux occupants du pont de se tenir dans une attitude plus ou moins figée, avec des attitudes pensives, vaguement ennuyées et guindées. Les demoiselles vêtues à l’identique près de la balustrade présentent avantageusement leur robe à tournure volumineuse comme le feraient les modèles des gravures de mode tandis que, derrière elles, le vieil homme dont le caban mal boutonné fait ressortir l’embonpoint, paraît plus proche des caricatures que Tissot réalise pour le journal satirique Vanity Fair. Dans de telles compositions, l’élégance outrepassée de certaines tenues, l’exubérance des femmes étalant leur toilette et la présence discrète des hommes, jeunes ou vieux, touchent aux limites de la satire sociale…. (Armelle Legendre). 26 Tout aussi légèrement satirique, Chut (le concert) représente une violoniste au centre d’un cercle vide autour duquel se rassemblent les auditeurs (ill. 6). Mais le concert n’a pas encore commencé, et les gens qui descendent les escaliers ne sont pas empressés d’arriver dans cette salle où l’on bavarde et pense à tout autre chose (les deux femmes de droite au premier plan tournant d’ailleurs le dos pour parler à des messieurs que l’on aperçoit). Aussi l’artiste, le bras ballant avec son archet, semble-t-elle bien seule au milieu de cette foule. Plus marquée dans la critique sociale, le tableau Trop tôt (ill. 7), présenté à la Royal Academy en 1873, dépeint les maladresses de ceux qui sont arrivés trop tôt dans la Ill. 5: Bal sur le pont d’un bateau DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 93 Arts & Lettres Ill. 6: Chut (le concert) Ill. 7: Trop tôt 94 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres salle de bal, espace encore vide. Dans le fond, on voit l’hôtesse qui n’est pas encore prête à recevoir ses hôtes, en train de donner ses instructions aux musiciens, tandis que deux soubrettes dans l’entrebâillement d’une porte s’amusent de la gêne des personnages isolés par leur inexpérience des convenances sociales. Une telle ponctualité témoigne de la méconnaissance des habitudes des gens distingués et stigmatise le parvenu qui veut se frayer une place dans le beau monde. Tissot rend avec humour l’expression désemparée du père et l’ennui des filles embarrassées dans leurs atours. On retrouve, dans la série de La Femme à Paris, le père et ses trois filles dans les Demoiselles de province (1885) exprimant cette même gêne sociale d’un monsieur Prudhomme invité au bal du préfet, ou encore La Mondaine où un vieux monsieur hôte le manteau d’une jeune femme, dont il a été signalé que les vêtements n’étaient plus à la mode. L’humour discret et non moins incisif de Tissot livre ainsi des instantanés sur la vie sociale de son époque pour le plus grand plaisir de son public. Un tel humour se loge dans les détails et on ne s’est pas privé de souligner que le tableau The Gallery of H.M.S . Calcutta 27 (ill. 8) qui laissait voir deux femmes, l’une en robe bleue transparente et l’autre en robe de mousseline à rayures blanches, appuyées sur la rambarde en exposant à la vue leur tournure (mode ayant remplacé la crinoline et connue sous le nom de pouf ou de cul-de-Paris) était une allusion à la française transposition grivoise du nom du navire de la Royal Navy baptisé d’après la ville indienne. C’est que l’art du peintre est plus ambigu, plus complexe et plus subtil qu’on ne pourrait le croire à première vue. Les critiques ont pu noter que ses tableaux étaient pleins de dissonances et d’éléments perturbants sous la surface de ces scènes charmantes et peintes avec attention. Ill. 8: The Gallery of H.M.S. Calcutta DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 95 Arts & Lettres Il ne faut pas oublier toute l’importance accordée aux tissus et à la mode, pendant le Second Empire, grâce à la réclame et au commerce du textile. La haute couture avec C. F. Worth tient le haut du pavé. Zola en est un des témoins (et pas seulement avec Au Bonheur des Dames qui paraît en 1882- 1883, mais dont l’action se situait en 1864-1869). Il évoque le vertige et le délire synesthésique provoqués par la vision, le toucher, la chaleur, l’odeur et le mouvement de ces tissus au charme érotique: „D’ailleurs, ces dames n’avaient pas lâché les dentelles. Elles s’en grisaient. Les pièces se déroulaient, allaient et revenaient de l’une à l’autre, les rapprochant encore, les liant de fils légers. C’était, sur leurs genoux, la caresse d’un tissu miraculeux de finesse, où leurs mains coupables s’attardaient.“ 28 Or Tissot est sensible aux bouillonnés de mousseline blanche, 29 aux robes à volants, aux plis nombreux, avec ruches, festons, rubans, dentelles, et il donne à voir le bruit provoqué par la gestuelle de la femme, celui de l’étoffe froissée, à sentir le moelleux d’une riche étoffe et entendre le ruissellement de satin jaune qu’accompagne la splendide cascade de volants plissés. Il rend avec La Demoiselle de magasin (ill. 9) toute l’atmosphère de cet engouement pour la mode en en donnant pour le regard une version animée, quasi cinématographique. Au premier plan, l’espace du magasin d’étoffes et de rubans est un espace essentiellement féminin, représenté par deux vendeuses et sans doute une troisième femme, sans doute mondaine ou demi-mondaine, la cliente, que l’on ne voit pas, mais à qui on ouvre la porte et à laquelle on va remettre le paquet rouge que la vendeuse tient à la main et que celleci vient d’acheter pour rejoindre le cabriolet ou le fiacre dont on aperçoit tout à droite la tête des deux chevaux et devant lequel se tient le cocher en habit, attendant patiemment que la femme ait terminé ses achats. Toute la scène souligne l’érotisme porté par ces étoffes, rubans et colifichets, par le jeu des regards d’abord, à l’extérieur le regard de l’homme portant la main à son Ill. 9: Demoiselle de magasin 96 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres chapeau pour saluer la jeune femme élégante qui passe, qui pourrait être une cliente du magasin et qui baisse les yeux, ensuite par l’homme barbu et enfin par la jeune personne qui range un carton en soulevant les bras et en tournant la tête avec peutêtre complicité vers l’homme qui la regarde. Le plus remarquable est sans doute la chute des reins de celle-ci qui s’élargit en suggérant peut-être un cul de Paris, mais en tous cas qui vient se confondre avec les étoffes amassées et qui débordent sur la table en retombant, le clou de la scène étant le petit ruban à terre, dernier vestige d’un grand déballage. Le chiffonnage présent sur le comptoir où les couleurs et les rubans se trouvent pêle-mêle signifie non seulement la désinvolture de la cliente pour faire son choix, mais également la sensualité de l’étoffe, le toucher que ce déballage de rubans évoque avec volupté. Il y a licence et libertinage sous-jacents, car derrière l’attitude droite et polie de la demoiselle de magasin prête à aider la cliente dans le plaisir de ses achats, un détail point, celui de ce ruban rose qui descend jusqu’au sol dans l’abandon lascif d’une arabesque suggestive en forme de cœur. 30 L’échange implicite de regards dévoile bien tout le romanesque de l’affaire, l’érotisme, l’hypocrisie, l’argent, et aussi l’illusion, la chimère et le grotesque que donne à voir la sculpture du coin de ce comptoir, tirant la langue au niveau de la cuisse et de la main enserrant avec un certain raffinement délicat la poignée de la porte. Tout le tableau dit la fascination de la mode parisienne, de la mondanité, des rapports de classe, que le peintre met en scène avec un regard amusé et critique. On a également la représentation de la fascination exercée par les vitrines modernes dont, de Baudelaire à Zola, de Pot Bouille au Bonheur des dames, les romanciers ont décrit le pouvoir séducteur. Le cadrage et les perspectives de ces tableaux, où l’on distingue l’influence de Degas et des estampes japonaises, sont remarquables par la tension narrative de l’image qui illustre bien les représentations romanesques de l’époque. Le poème de la femme On a pu dire que dans le roman naturaliste, l’„emballage“ des femmes nourrissait la passion des hommes: d’une part, la silhouette féminine ainsi magnifiée de tissus se fait monumentale, impressionnante, presque irréelle et contribue à idéaliser une figure de mode. Philippe Perrot avait souligné que les crinolines - qui ne cessent de s’élargir jusqu’en 1870 - et les tournures, „dans leur exubérance textile, leur incommodité radicale, réduisent la femme à un rôle d’idole éblouissante [...] qui [...] éloigne physiquement [l’homme] de son univers“. 31 On constate avec Tissot que le vêtement empaquette les femmes, comme le soulignait aussi Zola qui parle d’une „robe de soie noire, trop grande, chargée de volants, si compliquée, qu’elle y [est] comme empaquetée. 32 L’étrangère qui descend du navire tient avec sa main gantée sa robe relevée dont les plis marquent l’ampleur et le poids et l’homme regarde avec admiration ou curiosité la hardiesse de cette femme qui, quoique lourdement habillée, se déplace avec liberté et une certaine grâce. DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 97 Arts & Lettres Tissot magnifie la femme tout comme le faisait Alfred Stevens à travers l’élégance du vêtement. Hippolyte Taine avait en 1867 souligné qu’une vraie toilette valait un poème: Point de vraies soirées sans femmes en grande toilette; et on n’a le droit de s’habiller et de se décolleter que lorsqu’on a soixante mille livres de rente. Il y a là un extrême atteint, comme dans le génie; une vraie toilette vaut un poëme. Il y a un goût, un choix dans la pose et le reflet de chaque ruban satiné, dans les soies roses, dans le doux satin argenté, dans la mauve pâle, dans la douceur des couleurs tendres, attendries encore par des enveloppes de guipure, par des bouillons de tulle, par des ruches qui frissonnent; les épaules, les joues ont une teinte charmante dans ce nid moelleux de blondes et de dentelles. C’est toute la poésie qui nous reste, et comme elles l’entendent! Quel art, quel appel aux yeux, dans ces corsages blancs qui prennent les tailles, dans la fraîcheur immaculée des soies chatoyantes! 33 Et Théophile Gautier, la même année, voit dans les fictions peintes de Stevens „le poème de la femme du monde“: Il peint l’heure présente, la femme actuelle, la mode d’aujourd’hui. Il sera historique dans cent ans, et l’on consultera ses tableaux comme des documents précieux. On y verra comment une élégante de notre époque met ses gants, ajuste son châle, se mire à la glace, respire un bouquet, ouvre et cachète une lettre, reçoit une visite, pose la pointe de sa bottine vernie sur le garde-feu, part au bal, en revient […] admire une potiche de Chine ou du Japon, ou se livre à quelques-uns de ces va-et-vient d’oiseau en cage qui varient les poses d’une jolie femme chez elle. L’œuvre de M. Alfred Stevens pourrait s’appeler „le poëme de la femme du monde“. 34 Ces remarques s’appliqueraient, bien plus qu’à Stevens, à James Tissot. Mais Tissot ne fait pas que représenter la mode, car chez lui la femme est tout un poème! Nous évoquions avec Evening (Le bal) le regard détourné de la jeune mondaine (ill. 4). Il se pourrait aussi que ce regard en biais ne soit le regard d’une séduction fatale. La figure féminine, de par ses courbes et la longue traîne de sa robe, pourrait en effet évoquer une sirène déployant audacieusement et généreusement une queue dont le décor final de poissons japonais signale l’origine aquatique. Sans doute Tissot n’est-il pas un peintre symboliste comme Gustave Moreau et il se tient toujours loin de ces représentations mythiques (à l’exception, il est vrai, du thème du retour de l’enfant prodigue qui l’a hanté tout au long de sa vie). Cependant on ne peut pas s’empêcher de constater que la figure Ill. 10: Le Sphinx (Woman in an interior) 98 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres féminine dans son mystère même appelle de telles associations plus ou moins signifiées. Un tableau comme celui de la femme sphinx est à cet égard révélateur de la complexité de ses représentations. Le charme énigmatique de la femme du tableau Le Sphinx (Woman in an Interior) (1883-1885) tient d’abord au dispositif à contrejour, la montrant tournant le dos à la fenêtre ouverte (ill. 10). 35 Ce caractère refermé est marqué par le petit doigt sur la lèvre comme pour indiquer le silence, le secret, la question sans réponse. Mais comment ne pas être sensible aux autres doigts recourbés en forme de griffe et à la manière volontaire et décidée avec laquelle elle appuie la main gauche sur la hanche, le tout encadré par de hauts et pesants rideaux sombres, autant de signes révélant la mystérieuse puissance dominatrice de la femme. On retrouve cette même aura dans l’inquiétante Diane chasseresse de Aux champs de tir (1869) qui essaie des armes à feu, assourdissant la personne qui, derrière elle, met les mains sur ses oreilles. Les garnitures de fourrure et surtout le tissu aux multiples lignes, ainsi que le regard déterminé de la femme contribuent à provoquer une étrange et menaçante impression. D’autres femmes côtoient des images antiques, telle l’étrangère au Louvre ou d’autres vaquant au sein de grandes architectures monumentales. Les Dames des chars est un tableau dans lequel la femme de cirque prend une dimension mythique et l’idée en serait peut-être due au roman de son ami Alphonse Daudet, qui écrivait son roman Sapho où apparaît Rosa, une ex-conductrice des chars de l’hippodrome. Mais c’est plus que jamais dans La plus jolie femme de Paris (ill. 11) que la femme surgit dans sa manifestation la plus idéalisée. Se dressant toute droite au milieu d’un groupe d’hommes pressés autour d’elle, avec son décolleté provoquant le désir éternel des hommes et son visage de fraîcheur innocente. Peu importe qu’il s’agisse de Mme Derline, la femme du notaire des Sainte-Mesme, à l’opéra où était joué le Sigurd d’Ernest Reyer le 19 avril 1889, une très belle blonde, „la blonde idéale“ dont s’amourache le prince Agénor et qui voudrait en faire, quoique bourgeoise, „la plus belle personne de Paris“, dans la nouvelle La plus belle de Ludovic Halévy 36 qui devait servir à accompagner ce tableau. 37 Tissot, qui a un sens profond des stéréotypes et de la caricature qu’il manie avec légèreté, n’habille guère la bourgeoise Ill. 11: La plus jolie femme de Paris DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 99 Arts & Lettres ‚mal fagotée‘, mais met en relief l’attache du cou, la naissance des épaules, le décolleté trop grand pour être convenable. La couleur de sa robe lui confère l’aspect d’une veuve noire entourée d’un essaim de bourdons à la fois fascinés, mais qui ont également un mouvement de recul, comme si la chair odorante était trop forte. 38 La femme, objet de concupiscence masculine, est aussi un être mystérieux, indéchiffrable. Tissot a multiplié les tableaux représentant des hommes lorgnant des femmes. Dans le bal sur le pont, la demoiselle en rose qui monte l’escalier est reluquée par l’homme qui lui emboîte le pas. Dans la Demoiselle de magasin (ill. 9), la vitre du magasin laisse pénétrer du dehors vers l’intérieur les regards d’un homme apparemment fort intéressé par la silhouette de la demoiselle en train de ranger des cartons, regards soulignés par le port de lunettes. Il est amusant de constater que ce que contemple avec amusement et avec une curiosité érotisée le monsieur d’un certain âge et d’une aisance économique sans aucun doute certaine est donné magistralement à voir. Le regard intérieur, le fantasme de l’homme à lunettes est représenté en effet par ce qui est placé devant lui au point de lui faire un autre costume: le mannequin représentant un buste féminin richement orné en or et rouge. L’Ambitieuse, la Voyageuse étrangère descendant du navire et bien d’autres montrent l’intérêt scopique des hommes pour la femme, objet également de toutes les attentions du peintre. Mais l’idole, mystérieuse, énigmatique à force d’être femme, n’est pas une déesse, mais un être vivant dont l’existence est marquée par une solitude profonde, car elle est isolée, par le regard des hommes, par la société et ses codes, par un sentiment intérieur plein de naïveté et de profondeur. À l’exception peut-être des tableaux familiaux avec les enfants, elle apparaît très souvent dans des scènes évoquant une attente, une rupture, un voyage ou une arrivée. Le sens du temps est très marqué, comme il l’est aussi dans l’appréhension des saisons auxquelles Tissot consacre plusieurs tableaux, renouant avec une tradition bien éprouvée. Qu’il s’agisse d’une promenade en hiver, du printemps, de l’été, chaque fois la femme est en osmose avec le temps qu’il fait, partageant le froid, la lumière, la chaleur et bien sûr la nature végétale qui l’entoure: fleurs printanières ou feuilles mortes du mois d’octobre. Mais plus encore, c’est dans l’évocation de la fragilité féminine, dans les tableaux de convalescence que ce sentiment d’une temporalité au cœur de l’existence est le plus présent. Certes, il y a sans doute le pressentiment de la maladie de la femme aimée, Kathleen Newton, qui sera emportée par la tuberculose en novembre 1882, mais l’idée est plus générale et plus ancienne. 39 Le tableau Un orage passager (1876) montre combien la nature féminine est affectée par les secousses de l’intempérie et alors que dehors, sur le balcon, un homme est debout, elle est à l’intérieur, allongée sur un fauteuil, les mains sur le menton dans une attitude anxieuse, convalescente météorologique. 100 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres La maladie ou l’infirmité tisse son voile de fatigue sur les êtres. Le tableau 40 représentant un vieil officier invalide assis dans un fauteuil roulant enveloppé de nombreuses pelisses, plaid et fourrures et sa fille à ses côtés, droite, enveloppée étroitement dans un manteau écossais avec ses mains dans un manchon en raison du froid témoigne d’une absence de communication entre les deux personnages, l’un étant plongé avec amertume dans son passé, l’autre, solitaire et rêveuse, comme prisonnière de sa terne existence. L’abandon dans les soirées d’été (par exemple l’eau-forte Le hamac où la jeune fille dans un hamac reposant sous le feuillage, l’ombrelle posée à terre, lit un livre, ill. 12) 41 annonce l’abandon encore plus grand de corps qui s’enfoncent dans de moelleuses chaises. Le peintre rend alors toute la douceur des coussins, des couvertures, l’atmosphère ouatée de délicatesse que dentelles et broderies soulignent. On perçoit ainsi la douceur molle du coussin en velours sur lequel repose le bras gauche de Kathleen dans Juillet, exemple de portrait. La peinture intitulée Girl in an Armchair (Art Gallery of Ontario de 1872) offre l’image d’une adolescente engoncée bizarrement dans un fauteuil avec une robe brodée et comme prisonnière dans une serre au décor exotique et tropical, suggérant une sensation de langueur et de trouble sensuel. Tissot est sensible au charme érotique que dégage cette nonchalance alanguie, mais il va encore plus loin lorsqu’il grave pour l’illustration du roman des Goncourt Renée Mauperin une femme allongée, presque morte, d’après une photo de Kathleen Newton peu de temps avant sa mort (ill. 13). 42 Il s’agissait de Renée Mauperin évanouie après la nouvelle de la mort de son frère dans un duel. Il y a peut-être là une certaine perversité du peintre à faire allonger son modèle malade dans le tableau Jeune femme évanouie comme une préfiguration picturale de sa mort. Mais l’érotisme de ce corps abandonné est rehaussé par les riches plis de sa robe, le velours du fauteuil et les précieux tapis aux décors colorés. L’évanouissement achève de signifier la puissance libidinale des tissus chez le peintre. Ill. 12: Le hamac DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 101 Arts & Lettres Ill. 13: Renée fainting after hearing of her brother’s death in duel Ill. 14: La convalescente Si le thème de la maladie et de la convalescente apparaît dans plusieurs peintures de cette période, celle de La convalescente (Musée Baron Martin à Gray, ill. 14) montre la femme aimée, malade de tuberculose, allongée dans un divan au milieu de grands coussins blancs. Le coup de pinceau est léger, comme un pastel avec de délicates couleurs créant une atmosphère vaporeuse. Un tel portrait intime, profondément humain, nous plonge de dans la vie personnelle de Tissot, à la fois infirmier et peintre. Car elle va mourir d’ici très peu de temps et le peintre saisit avec art cette fragilité qui va disparaître. 102 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres Liste des illustrations Ill. 1: James Tissot, Portsmouth Dockyard (vers 1877), Tate Gallery, Londres (N05302), digital image © Tate released under Creative Commons CC-BY-NC-ND (3.0 Unported). Ill. 2: James Tissot, Jeunes femmes regardant des objets japonais, Cincinnati Art Museum. Ill. 3: James Tissot, La Japonaise au bain, Musée des Beaux-Arts, Dijon (Wikimedia Commons). Ill. 4: James Tissot, Evening (Le bal), Musée d’Orsay, Paris (Wikimedia Commons). Ill. 5: James Tissot, Bal sur le pont d’un bateau (The Ball on Shipboard), Tate Gallery, Londres (N04892), digital image © Tate released under Creative Commons CC-BY-NC-ND (3.0 Unported). Ill. 6: James Tissot, Chut (le concert), City Art Galleries, Manchester (Wikimedia Commons). Ill. 7: James Tissot, Trop tôt, Guildhall Art Gallery, Londres (Wikimedia Commons). Ill. 8: James Tissot, The Gallery of H.M.S. Calcutta, Tate Gallery, Londres (N04847), digital image © Tate released under Creative Commons CC-BY-NC-ND (3.0 Unported). Ill. 9: James Tissot, Demoiselle de magasin, Art Gallery of Ontario, Toronto (Wikimedia Commons). Ill. 10: James Tissot, Le Sphinx (Woman in an interior) (wikiart.org). Ill. 11: James Tissot, La plus jolie femme de Paris, Genève, Musée d’art et d’histoire (Wikimedia Commons). Ill. 12: James Tissot, Le hamac, Bibliothèque nationale de France. Ill. 13: James Tissot, Renée fainting after hearing of her brother’s death in duel, Bibliothèque nationale de France. Ill. 14: James Tissot, La convalescente, Musée Baron Martin, Gray, cliché Studio Bernardot. 1 En raison de l’épidémie, l’exposition a dû être reportée. Mais l’excellent film de Pascal Bouhénic James Tissot, l’étoffe d’un peintre a été diffusé par Arte en France le 5 avril et est à disposition sur arte.tv jusqu’au 03/ 06/ 20: www.arte.tv/ fr/ videos/ 090612-000-A/ james-tissotl-etoffe-d-un-peintre. 2 Il fait 38 × 54,5 cm, alors que le précédent faisait 71,12 × 106,68 cm. 3 Il s’agit d’un grand tableau de 175,9 × 131,4 cm faisant partie de la série de La Femme à Paris. 4 Dijon, Musée des Beaux-Arts. 5 Ainsi qu’Ernest Bosc définit le bibelot dans son Dictionnaire de l’art, de la curiosité et du bibelot, Paris, Firmin-Didot, 1883. 6 Champfleury, „La mode des japoniaiseries“, in La Vie parisienne, novembre 1868. 7 „I have bought very little — only four Japanese books, . . . but found all the costumes were being snapped up by a French artist, Tissot, who it seems is doing three Japanese pictures which the mistress of the shop described to me as the three wonders of the world, evidently in her opinion quite throwing Whistler in the shade“ (Dante Gabriel Rossetti, Letters , 4 vols., eds., Oswald Doughty and John Robert Wahl, (Oxford, Clarendon Press, 1965, 2, p. 524). 8 Henri Leys (1815-189), peintre belge dont Tissot s’inspira au début de sa carrière (cf. par exemple la Rencontre de Faust et de Marguerite, 1860), peignait avec une minutie scrupuleuse à la manière des peintres germaniques du XVI e siècle. 9 Frédéric Borgella, Le Globe, 4 juin 1869. Théophile Gautier écrit de la même manière: „M. Tissot, que le vieil art allemand avait séduit, et qui marchait sur les traces de Leys, se laisse fasciner maintenant par la muse bizarre du Japon à la longue figure, aux yeux obliques, à DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 103 Arts & Lettres la petite bouche de cerise dans un masque pâle, revêtue de robes aux ramages exorbitants, et faisant danser des papillons en papier de soie au vent de son éventail. Il a peint, comme aurait pu le faire un artiste de Yeddo ou de Yokohama, des Jeunes femmes regardant des objets japonais; les jeunes femmes ne sont guère moins japonaises que les objets qu’elles regardent, et nous ne serions pas étonné si le mari que la veuve regrette s’était ouvert le ventre avec ses deux sabres à poignée de jade, sur l’ordre du mikado“ (Salon de 1869). 10 Cf. Nancy Rose Marshall / Malcolm Warner (ed.), James Tissot: Victorian Life / Modern Love, New Haven, Yale University Press, 1999, 44. 11 Catherine Elizabeth Turner, „Self-fashioning, Consumption, and Japonisme: The Power of Collecting in Tissot’s Jeunes Femmes Regardant des Objets Japonais, 1869“, 2009, Graduate Theses and Dissertations, en ligne: https: / / scholarcommons.usf.edu/ etd/ 58. 12 Cf. Elizabeth Prelinger, „Tissot as Symbolist and Fetishist? A Surmise“, in: Katharine Lochman (ed.), Seductive Surfaces: The Art of James Tissot, New Haven, Yale University Press, 1999, 185-212. 13 Il convient de rappeler que le père de Tissot s’était installé à Nantes, ville natale du peintre et que ce prospère marchand de drap et de tissus de toutes sortes avait épousé une modiste ou plus exactement une commerçante de mode et de chapeaux. On comprend que Tissot avait gardé de cet environnement une familiarité privilégiée au point d’en faire son thème de prédilection. 14 Champfleury, „La mode des japoniaiseries“, in: La Vie parisienne, 21 nov. 1868, 862-863. 15 Émile Zola, „Le naturalisme au salon (1880)“, in: id., Œuvres complètes, t. XII: Œuvres critiques III, Paris, Cercle du livre précieux, 1969, 1007-1030, ici 1017. 16 Huile sur toile, 90,2 × 50,2, Musée d’Orsay, datée de 1878. 17 Charles Frederick Worth (1825-1895), couturier français d’origine britannique, a été le grand arbitre de la haute couture et des élégances parisiennes. 18 La Vie Parisienne, 2 mai 1885, 255. 19 Still on Top, Boarding the Yacht (1873), The Return from the Boating Trip (1873), Portsmouth Dockyard (1877), The Captain and the Mate, Boarding the Yacht et A Visit to the Yacht. 20 Room Overlooking the Harbour, The Warrior’s Daughter (The Convalescent), Richmond Bridge. 21 Cf. Alain Montandon (ed.), Sociopoétique de la danse, Paris, Anthropos, 1998 et id. (ed.), Paris au Bal. Treize physiologies sur la danse, Paris, Honoré Champion, 2000. 22 Edmond de Goncourt, Chérie, Paris, G. Charpentier, 1884, chapitre LXVI. 23 Alain Montandon (ed.), Tissus et vêtements chez les écrivains au XIXe siècle. Sociopoétique du textile, Paris, Honoré Champion, 2015. 24 Ceci à mon avis n’est pas très exact, car s’il est anglophile, riche, amateur d’art et mondain, il est plutôt un nouveau riche dont l’attitude est cependant loin de la définition du véritable et authentique dandy (cf. à ce sujet le Dictionnaire du dandysme, (A. Montandon, éd.), Honoré Champion, 2016). S’il a une certaine froideur au premier abord avec des inconnus celle-ci disparaît très vite dès que connaissance est faite. S’il s’habille avec goût (contrairement à certains artistes plus bohêmes), il ne recherche pas cette singularité précieuse caractéristique du vrai dandy, dont il n’a ni la morgue ni le mépris. 25 Tissot possédait un collection de drapeaux dont il se plaît à reproduire certains ici, tout comme dans The Lord Mayor’s Show (1879) ou Still on Top (1873). 26 https: / / pointespalettespartition.wordpress.com/ 2018/ 05/ 08/ bal-sur-le-pont-james-tissot (dernière consultation: 20/ 02/ 20). 104 DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 Arts & Lettres 27 Portsmouth, c. 1876, Tate, London (68,5 × 92 cm). 28 Émile Zola, Au Bonheur des Dames, Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1883, 100. 29 Le blanc est pour le peintre une palette d’une richesse infinie et l’on ne peut oublier l’hymne à la blancheur dans Au Bonheur des Dames: „il y avait une phrase harmonique, le blanc suivi et développé dans tous ses tons, qui naissait, grandissait, s’épanouissait, avec l’orchestration compliquée d’une fugue de maître, dont le développement continu emporte les âmes d’un vol sans cesse élargi. Rien que du blanc, et jamais le même blanc, tous les blancs, s’enlevant les uns sur les autres, s’opposant, se complétant, arrivant à l’éclat même de la lumière. Cela partait des blancs mats du calicot et de la toile, des blancs sourds de la flanelle et du drap; puis, venaient les velours, les soies, les satins, une gamme montante, le blanc peu à peu allumé, finissant en petites flammes aux cassures des plis; et le blanc s’envolait avec la transparence des rideaux, devenait de la clarté libre avec les mousselines, les guipures, les dentelles, les tulles surtout, si légers, qu’ils étaient comme la note extrême et perdue; tandis que l’argent des pièces de soie orientale chantait le plus haut, au fond de l’alcôve géante“ (Émile Zola, Au Bonheur des Dames, op. cit. (note 28), 480). 30 On sait combien le ruban est associé à la mode. Le commerce de la mercerie est une importante activité fournissant une foule d’articles servant à la réalisation et à l’ornementation du vêtement, comme les articles de passementeries, le fil, les rubans, les dentelles. Dans un monde où l’accessoire est l’essentiel, le ruban tient le même rôle et la même place que nombre d’objets indispensables à la finition de la toilette, comme l’éventail, les gants, le soulier et la coiffure, qui sont chacun chargés de désir et de séduction. Le ruban comme gage d’amour que la dame donne à son amoureux est aussi une pomme empoisonnée, comme ce paquet que tient la vendeuse au centre du tableau, cette boîte de Pandore qui renferme et contient tout ce que le reste du tableau déballe. Notons aussi que le ruban en argot finira par désigner le trottoir de la prostitution et qu’il serait naïf de ne pas voir tout le commerce qui est en jeu ici. Il s’agit d’échanges économiques dans un monde où tout peut se vendre et s’acheter et où le bonheur des dames passe d’abord par celui des Messieurs. L’artifice et ses chatoyantes couleurs ne sont que l’autre face du vénal. 31 Philippe Perrot, Les Dessus et les dessous de la bourgeoisie: Une histoire du vêtement au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1981, 193. 32 Zola, Son Excellence Eugène Rougon, Paris, G. Charpentier, 1878, 286. 33 Taine, Notes sur Paris. Vie et opinions de M. Frédéric-Thomas Graindorge, Paris, Hachette, 1867, 28-29. 34 Théophile Gautier, Le Moniteur universel, 22 septembre 1867, 1251. 35 Dispositif que l’on trouve dans d’autres tableaux comme dans Juillet. 36 „La plus belle“, in: Ludovic Halévy, Karikari, Paris, Calman-Lévy, 1892. 37 Tout comme d’autres écrivains qui avaient été sollicités pour écrire une histoire parallèlement à chaque tableau de la série de La Femme à Paris. Cette série de quinze grands tableaux (1883-1885) montrait la ‚parisienne‘ en diverses postures et activités (L’Ambitieuse, Ces dames des chars, La Demoiselle d’honneur, Les femmes d’artiste, Les femmes de sport, La Demoiselle de magasin, La Mondaine, Sans dot, La plus jolie femme de Paris, Les Demoiselles de province, Le Sphinx, etc.). 38 Le tableau révèle également le sens du temps, très présent chez Tissot, en ce qu’il s’agit ici, une fois de plus, d’une confrontation de la jeunesse et de la vieillesse. Au premier plan se tient de dos une femme plus âgée et plus grosse qui regarde, comme tous les vieux messieurs, cette image de la fraîche et tendre jeunesse. 39 Tissot aurait rencontré Kathleen en 1875. DOI 10.2357/ ldm-2019-0039 105 Arts & Lettres 40 La Fille du guerrier ou Le Convalescent (1878), Manchester Art Galleries. 41 Le thème de la lecture, lecture de lettres ou du journal, est assez fréquent, renvoyant au repli sur soi, à un moment d’intériorisation où le sujet s’évade du monde présent. 42 Edmond de Goncourt écrivit que Tissot était „très affecté de la mort de la Mauperin anglaise, qui déjà bien souffrante lui avait servi de modèle pour l’illustration de mon livre.“