lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0003
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2020
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Philosophie africaine, traduction et hétéroglossie
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2020
Souleymane Bachir Diagne
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18 DOI 10.2357/ ldm-2020-0003 Dossier Souleymane Bachir Diagne Philosophie africaine, traduction et hétéroglossie J’évoquerai, en manière d’introduction à mon propos, ma rencontre avec le militant des langues nationales africaines qu’est l’écrivain kenyan Ngũgĩ Wa Thiong’o. C’est à Bayreuth où nous étions tous les deux invités pour plusieurs semaines en 1983 que je l’ai connu. À cette époque-là, il était en train de développer les différents essais qui furent ensuite réunis sous le titre Decolonising the Mind (Thiong’o 1986). 1 Dans les discussions que j’eus avec lui durant notre séjour figurait en bonne place la question des littératures et des pensées africaines dans les langues du continent, c’est-à-dire aussi bien celles africaines que celles d’Afrique pour reprendre ici la distinction proposée par Elizabeth Boyi: une telle distinction a pour fonction d’exprimer aussi l’idée que le français, l’anglais ou le portugais ne sont plus des langues ‚étrangères‘ sur le continent. 2 Évidemment tout dans la démarche de Ngũgĩ Wa Thiong’o récuse une telle distinction qui a pour effet de naturaliser ce qui était la langue impériale venue, de l’extérieur, se poser en souveraine. Mais que l’on soit de ceux qui refusent, comme l’auteur kenyan, au portugais, au français, à l’anglais le statut de ‚langue d’Afrique‘ ou que l’on considère que c’est, de facto, le cas, on peut facilement s’accorder sur la nécessité de développer les ‚langues africaines‘. Ce qui fait ici le cœur de mon propos est justement s’il est important aujourd’hui que les auteurs africains répondent à l’exigence de (re)faire des langues africaines des langues de création et de science, il s’agit pour eux et pour elles d’explorer également toutes les possibilités que comporte la situation de vivre et de penser entre les langues, ou plutôt, comme j’aime à dire, de langue à langue. D’un mot, de faire de l’hétéroglossie, dont l’histoire a fait leur condition, l’usage le plus productif. La littérature offre à foison des exemples d’un tel usage. En témoigne, pour ne citer que ce cas, sans doute le plus évident que l’on puisse trouver, la manière dont un écrivain comme Ahmadou Kourouma a su faire style d’une écriture qui se déploie systématiquement entre les langues française et mandingue. En philosophie, il reste à explorer et penser les possibilités qu’offre l’opération de penser de langue à langue. Nous admettons généralement que nous ne pensons pas sans le langage ou en dehors lui, autrement dit que le langage est déjà à l’œuvre dans la phase même de conception de nos idées et arguments. Mais qu’en est-il de la relation non plus entre la langue en général et la pensée en général, mais entre la pensée philosophique et des idiomes particuliers tels que le grec, le français, le wolof, le kinyarwanda ou l’allemand? Considérons, pour mieux éclairer ce qui est en jeu lorsque l’on se demande quel lien la pensée philosophique entretient à la langue dans laquelle elle s’exprime, les deux questions suivantes: DOI 10.2357/ ldm-2020-0003 19 Dossier 1 - Y a-t-il des langues qui peuvent être tenues pour être, par excellence, celles de la philosophie? 2 - Y a-t-il des langues dont on peut considérer, au contraire, qu’elles sont inaptes à porter la pensée philosophique? De telles questions ne se posent pas de manière abstraite en un pur exercice de spéculation: lorsque vous êtes un philosophe africain, vous êtes confronté à ces questions, car elles sont au centre de la problématique même de la ‚philosophie africaine‘. Elles ne peuvent pas manquer de se poser à vous dès lors que le curriculum en histoire de la philosophie a toujours reposé sur le présupposé que la langue que l’on y parle est le logos et que celui-ci s’incarne dans certaines langues qui se posent tout naturellement comme lieu de l’Être et de l’Universel. Le mot logos en grec signifie à la fois langue et raison et pourrait donc être traduit comme la langue même de la raison. Les Grecs considéraient que leur langue était l’incarnation du logos quand les autres idiomes pouvaient à peine prétendre au statut de langues: c’est pourquoi ils les qualifiaient de ‚barbares‘, d’un mot qui était onomatopée pour montrer le côté primitif de leur outil de communication. Pourtant, par ailleurs, les Grecs ne se sont pas vraiment ou pas toujours considérés comme les créateurs de l’activité philosophique. Prenons l’introduction à La vie des philosophes illustres de Diogène Laërte (Diogenes Laertius 1965). Au début de son livre, l’auteur considère l’opinion de certains selon laquelle l’activité philosophique serait née parmi les Barbares (Perses, Babyloniens, Assyriens, Indiens, Libyens, Égyptiens) avant de rejeter cette hypothèse pour affirmer qu’on ne pouvait attribuer aux Barbares le mérite des Grecs qui avaient inventé jusqu’à l’humanité elle-même. Fait intéressant, il avance deux raisons pour lesquelles la philosophie ne pouvait avoir qu’une origine grecque: c’est chez les Grecs que furent conçus des cosmogonies où tout émane d’un principe unique pour y revenir, une notion dont on conviendra pourtant qu’elle est commune à de nombreuses cosmogonies dans diverses cultures humaines. La seconde est que la philosophie par son „nom même“ montre qu’elle n’a aucun lien avec les Barbares. Cette évocation du mot en grec est un modèle de petitio principii: car pourquoi ne pas considérer que l’activité appelée ‚philosophie‘ (Pythagore a été le premier à utiliser le mot, selon Diogène) traduit le désir de sagesse différemment dans différentes langues? Néanmoins, il est important que l’origine de la philosophie ait été ainsi une question en discussion pour Diogène et nous savons que Platon faisait référence à plusieurs reprises aux Égyptiens en tant que maîtres des Grecs sur des points essentiels. L’affirmation de l’origine grecque de la philosophie, cette origine étant elle-même un miracle, ne venait donc pas des Grecs véritablement mais traduit bien plutôt l’invention de l’idée d’une Europe que mettrait à part de toutes les autres ‚humanités‘ son unique telos philosophique, justifiant l’empire et la domination. Cela est manifeste dans l’usage qui fut fait de l’expression translatio studii et imperii, pour signifier le transfert / la traduction des sciences grecques et de la mission impériale vers l’Europe. Cette traduction aurait prétendument suivi l’unique trajectoire linéaire allant 20 DOI 10.2357/ ldm-2020-0003 Dossier d’Athènes et de la langue grecque à Rome et la langue latine puis à Heidelberg, à Londres, à Padoue ou à Paris. Pourtant, un auteur médiéval comme Roger Bacon, le doctor mirabilis, était bien conscient que la traduction / le transfert des studiorum graecorum avait suivi également d’autres voies et était passée par d’autres langues. Après le grec, a-t-il ainsi déclaré, l’arabe est devenu la langue de la philosophie alors que, selon lui, en latin il ne se produisit rien d’original. Pour un auteur comme Bacon, qui connaissait les philosophes du monde de l’islam, la translatio studii était donc tout naturellement, et également, la route qui reliait Athènes à Nichapour, à Bagdad, à Cordoue, à Fès. À quoi nous savons aujourd’hui qu’il faut ajouter des centres intellectuels en Afrique au sud du Sahara, dont le plus connu est Tombouctou, la capitale intellectuelle des empires du Mali et du Songhay. Répétons-le: l’affirmation selon laquelle la philosophie parle le langage impérial et que d’autres idiomes ne conviennent pas à cette activité supérieure de la raison humaine, en faisant ainsi le propre de ce que Husserl a appelé „l’humanité européenne“ est relativement récente. Et elle s’inscrit dans l’esprit du colonialisme moderne. C’est l’esprit du colonialisme qui répond positivement aux questions initialement posées. Oui, il y a un langage par excellence de la philosophie. La philosophie parle grec. Et le grec de notre époque qui est l’allemand (Heidegger). Et oui, en dehors de l’espace linguistique que voilà, il ne peut y avoir de philosophie. De manière générale, l’espace colonial est un espace dans lequel une langue impériale se déclare l’incarnation du logos, le langage pleinement abouti d’une humanité pleinement réalisée, vis-à-vis duquel les parlers indigènes sont incomplets et définis par le manque. Ils n’ont pas les caractéristiques fondamentales qui font du langage impérial ce qu’il est. Celles-ci sont les suivantes: absence de concepts abstraits, absence de temps du futur et absence du verbe être. Examinons le sens de ces prétendus manques et les sophismes sur lesquels repose cette division entre langues parfaites et langues incomplètes. Déclarer qu’une langue manque de concepts abstraits, c’est oublier qu’il n’existe pas de mot abstrait en soi. Son usage est abstrait. Le mot ‚anneau‘ est parfaitement concret dans son utilisation quotidienne et totalement abstrait lorsqu’il désigne une structure mathématique. Par conséquent, dire que la langue kinyarwanda ou la langue wolof est dépourvue de la notion d’anneau mathématique, cela n’a tout simplement aucun sens. Si les Wolof ou les locuteurs du kinyarwanda ont un mot pour ‚l’anneau‘ concret, ils ont ipso facto un mot pour l’anneau mathématique abstrait: c’est le même. Le domaine des mathématiques utilise ainsi de nombreux termes ‚concrets‘, tels que filtres, etc. pour désigner des objets abstraits définis par leurs propriétés symboliques. Ce qui est important ici, ce n’est pas le métalangage dans lequel nous parlons de ces objets, mais le langage symbolique dans lequel ils sont formellement définis et où des opérations s’effectuent de manière formelle par leur moyen. Traduire un texte mathématique dans n’importe quelle langue est ainsi l’opération la plus simple à effectuer. Le langage mathématique et les procédures ellesmêmes sont déjà sous une forme universelle symbolique et ce qui est traduit, c’est simplement la désignation ‚concrète‘ des objets dont nous traitons et le commentaire DOI 10.2357/ ldm-2020-0003 21 Dossier à propos des procédures qui sont effectuées. En ce sens, traduire des démonstrations scientifiques dans les langues africaines vaut moins par la difficulté de l’entreprise que par la réponse qu’un tel exercice apporte à l’affirmation coloniale que les langues africaines sont par essence ‚concrètes‘. Il ne devrait plus être nécessaire aujourd’hui de se sentir en devoir de ‚répondre‘ à ce propos d’une ethnologie coloniale, mais il demeure important de déconstruire les catégories du mot ‚abstrait‘ et du mot ‚concret‘ lorsque l’on constate que des philosophes africains les reprennent à leur compte, tirant argument philosophique du présupposé que les langues africaines sont concrètes. Un exemple de ce sophisme est la comparaison faite par le philosophe kenyan John Mbiti, dans un ouvrage devenu un classique de la philosophie africaine (Mbiti 1969), 3 entre les calendriers dans les langues africaines (avec des noms tels que ‚le mois chaud‘, ou ‚le mois de la récolte‘, etc.) et ce qu’il considérait comme le calendrier abstrait exprimé dans les langues européennes. Rien n’indique mieux la force du préjugé qui établit le caractère abstrait des langues européennes par opposition à celles ‚primitives‘ que l’oubli de - ou plutôt l’inattention à - ce fait pourtant évident que les mots pour nommer les mois en français, ou en anglais, ou en allemand - mars, juin ou juillet par exemple - sont également tout à fait concrets dans leur origine en tant que noms d’un dieu, d’une déesse et d’un empereur romains. Le prétendu manque de temps futur qui caractériserait les langues africaines relève du même préjugé que l’ethnolinguistique établit comme fait scientifique. Remarquons d’abord que dans ce sens, ni l’arabe ni l’hébreu n’ont de temps futur. Néanmoins, ils parviennent comme toutes les langues à parler de l’avenir. Ici, bien sûr, ce qui est en jeu dans le supposé manque, c’est l’incapacité supposée des langues donc des mentalités africaines à se donner une vision du monde dans laquelle l’anticipation, la vision et la réflexion prospectives ainsi que la projection dans l’avenir sont possibles. Encore une fois, Mbiti sur ce sujet s’est révélé prêt à embrasser la vision coloniale, affirmant que la projection dans l’avenir et, partant, la philosophie du développement ne pourraient venir aux Africains que de la catastrophe (au sens de la théorie du même nom) et du bouleversement des religions abrahamiques et de leur notion d’eschatologie, d’autre part de la modernisation européenne. Pour ce qui concerne enfin le verbe ‚être‘, on peut dire que son prétendu manque, sa prétendue absence dans les langues non indo-européennes est au centre de l’affirmation impériale selon laquelle la philosophie est l’unique telos de l’Europe. En ce sens, le nationalisme linguistique sur lequel se fonde l’idée que la philosophie ne saurait être qu’européenne est également un „nationalisme ontologique“ (Lefebvre 1990: 170). 4 Il est de fait qu’il y a des langues avec la copule être et des langues sans copule. Les langues indo-européennes sont des langues avec copule et ce fait est un aspect important de l’affirmation de Heidegger selon laquelle la philosophie parle le grec qui est ainsi demeure de l’être (on pourrait ajouter „ou du moins les langues avec copule“). Ainsi, la forme générale d’attribution d’une qualité donnée P à un sujet S dans ces langues est la suivante: S est P. Par exemple: le ciel est bleu, les fleurs sont belles. Considérer que cette manière d’attribuer un prédicat à un sujet 22 DOI 10.2357/ ldm-2020-0003 Dossier est universelle revient à considérer que l’ontologie est naturellement ancrée dans la grammaire de la copule. En d’autres termes, considérer que la grammaire grecque est universelle comme grammaire de la pensée en général. Le logos même. Ainsi, pour Aristote, la forme canonique d’une proposition est S est P et une déclaration telle que ‚Socrate marche‘ doit être reformulée de manière logique comme ‚Socrate est marchant‘, la possibilité d’une telle reformulation étant également une caractéristique des langues à copule. En 1958, le linguiste français Émile Benveniste écrivit un article très commenté intitulé „Catégories de pensée et catégories de la langue“ (Benveniste 1966) dans lequel il fit deux choses: (1) il démontra que les „catégories de l’être“ d’Aristote indiquaient en fait, principalement, les manières différentes d’utiliser le verbe ‚être‘: être combien, être où, être dans quel état, etc. En un mot, les catégories de l’être / de la pensée d’Aristote étaient des catégories de la langue grecque. (2) Il a considéré comme contre-exemple une langue africaine, l’éwé, parlée au Togo, où l’attribution ne se fait pas au moyen d’une copule. Bien sûr, on peut ici imaginer un philosophe heideggérien furieux qui s’écrierait: Quoi? Nous parlons de la langue qui est demeure de l’être et vous évoquez ici une langue venue de la jungle africaine! (Quine parle bien du langage de la jungle dans son expérience de pensée qu’il appelle celle d’une traduction radicale). Si l’article de Benveniste a suscité bien des discussions, son propos n’était en fait pas nouveau. On peut remonter aussi haut que le X e siècle pour retrouver le même argument contre la notion que les catégories d’Aristote manifestent la grammaire de la pensée en général au lieu de celle de son idiome grec. Cela a été dit en 932 par un grammairien arabe, Abu Said as-Sirafi, contre les prétentions des philosophes et des logiciens écrivant en arabe qu’ils avaient dans l’Organon d’Aristote la balance pour peser la validité de tout argument. „Tout ce que vous faites“, a déclaré Sirafi à son interlocuteur, le logicien Abu Bichr Matta, „c’est vanter la grammaire de la langue grecque de votre Aristote en oubliant notre propre langue arabe, qui est celle de la révélation.“ 5 Outre cet exemple ancien, deux ans avant la date de publication de l’article de Benveniste, le philosophe rwandais Alexis Kagamé avait déjà affirmé que les catégories d’Aristote étaient relatives à la langue grecque. Mais avant de revenir à Kagamé, je ferai deux remarques. La première remarque concerne la forme canonique S est P. Lorsque la philosophie grecque a été traduite en arabe et appropriée par des philosophes du monde islamique, puisque l’arabe n’est pas une langue avec copule, les traducteurs qui souhaitaient néanmoins conserver la forme canonique classique utilisèrent le pronom comme copule, disant ainsi „Socrate, lui, malade“ pour traduire „Socrate est malade“. De manière générale l’arabe est devenu une langue de philosophie au même titre que le latin, mais envisager spécifiquement l’utilisation d’un marqueur pour la copule au lieu du verbe ‚être‘ avait une conséquence importante. L’élimination du poids ontologique de l’attribution d’un prédicat à un sujet en mettant l’accent sur la relation elle-même et non sur le verbe ‚être‘. DOI 10.2357/ ldm-2020-0003 23 Dossier La deuxième remarque est précisément de nous rappeler que c’est ce que la logique moderne a délibérément fait: éliminer l’ontologique de la logique. Lorsque les logiciens britanniques George Boole ou Auguste De Morgan ont exprimé la logique dans le langage de l’algèbre, l’attribution est devenue relation entre des classes. Le lien entre l’ancien sujet et l’ancien prédicat est devenu simplement une relation entre des classes pouvant être d’inclusion ou d’équivalence. „Tous les humains sont mortels“ n’est plus la condition ontologique de notre mortalité, l’attribut essentiel de l’être humain en tant qu’être-pour-la-mort dans le langage de Heidegger, mais l’inclusion de la classe des choses qui sont humaines dans la classe des choses qui sont mortelles. La sortie des philosophies grammaticales des langues (Nietzsche) et de la question du verbe ‚être‘ pour construire la grammaire philosophique (Leibniz) du langage de la logique a été accomplie lorsque l’attribution d’une propriété P à un sujet x a été traduite en la fonction mathématique P (x), dans le langage de Frege. Mais bien sûr, ces traductions en logique mathématique ne répondent pas à la question des différentes philosophies grammaticales mais l’écartent. Cela m’amène maintenant au travail de Kagamé. La conséquence qu’il tire du fait que les catégories de pensée d’Aristote étaient essentiellement des catégories de la langue grecque était de considérer alors la tâche des philosophes africains comme celle d’une (re)construction des catégories de leurs propres langues africaines. Dans son cas propre, de manifester la „philosophie bantou-rwandaise de l’être“ d’une manière qui se fonderait sur l’analogue en kinyarwanda de la liste des catégories d’Aristote. Cette démarche est bien sûr fondée sur le fait qu’il n’existe pas de langage qui ‚manque‘ de ceci ou de cela: chaque langue exprime le monde dans sa totalité à sa manière. Démontrer cette simple vérité des langues humaines était, on le sait, un aspect important du travail de l’anthropologue linguiste Edward Sapir. La démarche était également fondée sur la prémisse que la grammaire même de la langue kinyarwandaise (Kagamé 1956) et plus généralement des langues bantoues (Kagamé 1976) révèle une ontologie spécifique à la vision du monde de ses locuteurs. Le résultat de la reconstruction de Kagamé est son important travail sur les catégories inhérentes au kinyarwanda qu’il a examinées en 1956, et plus généralement aux langues bantoues qu’il a analysées dans son deuxième ouvrage majeur en 1976. Ces catégories, déclare-t-il, peuvent être réduites à quatre: Muntu = l’être de l’intelligence; Kintu = l’être sans intelligence ni chose; Hantu concernant le temps et le lieu; Kuntu regroupant différentes autres modalités: relation, disposition, action, passion, possession (7 des catégories aristotéliciennes). La racine commune étant ntu qui signifie à la fois être et force. La question qui doit être posée est alors celle-ci: ferons-nous le simple constat du relativisme linguistique conduisant au relativisme philosophique? Ou s’agit-il d’explorer les possibilités de l’hétéroglossie? Cette question est particulièrement urgente au moment où le monde académique est mis au défi de l’impératif de se décoloniser. Dans cette atmosphère de ce qui a été appelé le ‚fallisme‘ (de l’anglais to fall: tomber), même les paradigmes postmodernes et postcoloniaux sont encore accusés de 24 DOI 10.2357/ ldm-2020-0003 Dossier ne pas rompre de manière suffisamment radicale avec l’hégémonie intellectuelle de l’Occident et de lui payer encore tribut. Prôner la décolonialité, c’est exiger un renversement plus radical du cadre épistémologique considéré occidental et, ultimement, exiger un découplage qui serait à la fois la condition et l’effet d’une reconnexion avec les épistémologies que le colonialisme avait mises hors jeu. Il est donc naturel que les langues apparaissent comme les véhicules de ces épistémologies et le lieu où elles survivent et attendent d’être réactivées. Si chaque langue est une philosophie grammaticale particulière renfermant des possibilités idiosyncratiques, il s’impose en effet aux philosophes africains une tâche d’exploration des catégories de leurs langues. Sans doute cette philosophie linguistique ainsi que l’appelle Kagamé est-elle nécessaire à l’entreprise de (re)faire des langues africaines des langues de création et de science, et il incombe aux auteurs africains d’apporter à cette tâche leur contribution. Mais on opposera à l’idée de déconnexion celle de traduction, celle de penser de langue à langue. Un exemple concret, pour finir, expliquant ce que j’entends par là, est le projet, que je conduis avec des professeurs du département de philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, ainsi que des linguistes spécialistes du wolof, d’une version en cette langue du Vocabulaire européen de philosophie connu surtout sous son sous-titre de dictionnaire des intraduisibles (Cassin 2004). Il s’agit, comme on sait, de cet immense projet conçu et coordonné par Barbara Cassin, qui s’avère véritablement un nouveau paradigme dans les Humanités. Dans la version wolof nous avons choisi de nous limiter au sujet des langues et de la traduction, et nous avons ainsi décidé de constituer deux types d’entrées. D’une part le groupe de celles qui sont des traductions en wolof d’entrées du dictionnaire en français ou en anglo-américain; de l’autre le groupe des entrées nouvelles comme celle sur le wolof ou l’arabe qui seront directement écrites en wolof. Je conclurai alors d’un mot. Pour dire qu’à la question de savoir s’il y a une langue par excellence de la philosophie, on peut en effet répondre: oui, cette langue c’est la traduction. C’est celle qui fait subir ‚l’épreuve de l’étranger‘ à nos arguments philosophiques. C’est celle qui vise cet ‚universel latéral‘ que Maurice Merleau-Ponty a invité à poursuivre dans un monde décolonisé où aucune langue impériale n’est en position de se dire seule porteuse d’un ‚universel de surplomb‘ autour duquel tout s’organiserait et s’orienterait. Benveniste, Emile, „Catégories de pensée et catégories de la langue“ (1958), in: id., Problèmes de linguistique générale, tome 1, Paris, Gallimard, 1966, 63-74. Boyi, Elisabeth, „Langue, Mémoire et style de vie“, in: Carlo Carbone / Rosario Giordano, Afrique et Occident: Mémoires et identités dans la région des Grands Lacs, Paris, L’Harmattan, 2011, 61-74. Cassin, Barbara (ed.), Vocabulaire européen des philosophies: dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil / Le Robert, 2004. DOI 10.2357/ ldm-2020-0003 25 Dossier Diagne, Souleymane Bachir, Comment philosopher en islam? , Paris, Philippe Rey / Jimsaan, 2013. Diogenes Laertius, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, traduction, notice et notes par Robert Genaille, Paris, Garnier-Flammarion, 1965. Elamrani-Jamal, Abdelali, Logique aristotélicienne et grammaire arabe, Paris, Vrin, 1983. Kagamé, Alexis, La philosophie bantu-rwandaise de l’Être, Mémoires de l’Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, vol. XII, Bruxelles, Académie Royale des Sciences Coloniales, 1956. —, La philosophie bantu comparée, Paris, Présence africaine, 1976. Lefebvre, Jean-Pierre, „Philosophie et philologie: les traductions des philosophes allemands“, in: Encyclopédia universalis, Symposium, Les Enjeux, 1, 1990. Mbiti, John, African Religions and Philosophy, London, Heinemann Educational Publishers, 1969. Thiong’o, Ngũgĩ Wa, Decolonising the Mind: The Politics of Language in African Literature, London, James Currey / Nairobi, Heinemann Kenya / Portsmouth, N. H., Heinemann / Harare, Zimbabwe Publishing House, 1986. 1 La traduction française du livre (Décoloniser l’esprit, Paris, La fabrique éditions, 2011) n’a pas, pour des raisons éditoriales bien compréhensibles, gardé les „remerciements“ publiés dans l’original en anglais où Ngũgĩ fait état de nos conversations de cette époque autour de citations, que je lui traduisais, de Senghor chantant son amour de la langue française. Mon interlocuteur, en en rajoutant aussi par jeu, s’en offusquait bien sûr! 2 Elisabeth Boyi me dit avoir utilisé ces expressions, lors d’une conférence donnée à Bayreuth ou à Vienne. Elle analyse de manière précise ce qui fait des langues coloniales aujourd’hui des langues d’Afrique dans Boyi 2011: 72-73. 3 Au moment où j’écris ces lignes j’apprends le rappel à Dieu de John Mbiti, ce 9 Octobre 2019. 4 C’est Jean-Pierre Lefebvre qui emploie cette expression à propos de l’affirmation heideggérienne selon laquelle il y a des langues par excellence de la philosophie pour l’accueil qu’elles font à „l’être“, ces langues étant le grec et l’allemand. 5 Ce dialogue entre Sirafi et Matta est reproduit en français dans Elamrani-Jamal 1983: 151. J’ai consacré un chapitre à cette discussion dans Diagne 2013.
