lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0020
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
45178-179
Violences littéraires
121
2020
Simona Jișa
ldm45178-1790024
24 DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 Dossier Simona Jișa Violences littéraires Nathacha Appanah (Tropique de la violence) et Nassuf Djailani (Comorian Vertigo) Ayant l’occasion de faire partie d’un jury roumain du Prix Goncourt, j’ai lu le roman de Nathacha Appanah, Tropique de la violence (2016). Plusieurs autres prix ont été décernés à ce roman qui raconte la vie d’un adolescent, Moïse, adoptée par une assistante française; elle meurt après lui avoir révélé la vérité sur ses origines comoriennes. La crise identitaire de Moïse le fait se joindre au groupe d’enfants immigrants des banlieues dangereuses de Mayotte. En conflit avec leur leader, Bruce, il le tue et puis se suicide en se jetant à la mer. Ayant l’occasion d’assister en 2017 à Mayotte à la représentation de la pièce Les dits du bout de l’île, adaptation d’un texte de Nassuf Djailani, j’ai découvert un message puissant que la lecture du roman Comorian Vertigo (2017) a renforcé. Le jeune Ahmed vit avec son père à Moroni tandis que sa mère se trouve à Mayotte. Devant la pauvreté et les injustices, il choisit de se révolter, d’abord par l’écriture et puis en posant des bombes. En 2016, dans une interview accordée à Nassira El Moaddem pour le Bondy Blog, Nassuf Djailani répondait à la journaliste qui lui demandait de lui recommander un livre sur la réappropriation de l’histoire à la fois mahoraise et comorienne en mentionnant le livre de Philippe Boisadam, Mais que faire de Mayotte? , 1 sans pour autant pouvoir s’abstenir de faire aussi une recommandation littéraire, celle du roman de Nathacha Appanah, Tropique de la violence. C’est une raison de plus pour nous de mettre en parallèle le roman de l’écrivaine d’origine mauricienne et celui de l’écrivain mahorais. Le point commun que nous avons choisi pour analyser Comorian Vertigo et Tropique de la violence est celui d’une réalité quotidienne de l’archipel des Comores: la violence. Il pourrait se constituer dans un ‚Moment‘, concept véhiculé par Buata Malela et défini comme „un espace de problèmes, de ruptures entre les différents discours qui constituent des points forts structurants dans la durée“ (Buata 2017: 48) et qui, dans notre cas, rendrait compte d’une particularité littéraire récurrente dans les textes, aspect que notre article détaillera. Le phénomène de la violence est étudié dans divers domaines des sciences humaines; nous nous proposons de le diriger vers la psychologie et d’envisager les causes et les formes de manifestation comme résultat d’un travail de deuil inaccompli. Illustrant la tendance, souvent réitérée dans la littérature africaine ces dernières années, d’opter pour une forme métatextuelle de la violence littéraire en brisant la focalisation, les deux romans bâtissent une histoire en faisant appel à plusieurs points de vue. Pourtant, la vraie violence dans ces livres n’est pas formelle, mais c’est celle que racontent les contenus. Réfléchir sur les causes et les formes de DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 25 Dossier manifestation de la violence refoulée et défoulée, verbale et physique, réelle et fantasmée, sexuelle même, nous permettra, en tant que critique littéraire, d’attirer davantage l’attention sur cette littérature en archipel. Pour restreindre la multiplicité interprétative, nous appliquerons le schéma du travail du deuil de Freud, synthétisé dans „Deuil et mélancolie“, afin de montrer que les personnages des deux romanciers n’arrivent pas à la phase finale d’un deuil réel (la mort de la mère, par exemple), symbolique (l’abandon, l’exil) ou même national, ce qui conduit à de multiples formes de violence - notions qui constitueront les axes de notre démarche interprétative: violence meurtrière, sexuelle, sociale et politique. Selon le célèbre psychanalyste, le deuil est „la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc.“ (Freud 1915: 146). Plusieurs psychanalystes ont établi un schéma qui met en évidence les phases que traverse une personne endeuillée et qui doit aboutir à l’acceptation de cette perte. Nous allons retenir la théorie de Michel Hanus (1994) qui enchaîne cinq étapes: 1) Le refus: l’annonce de la mort provoque un choc dans tout l’organisme dont l’importance est proportionnelle à la brutalité et à l’attachement de la perte. Cette étape se caractérise par l’inacceptation de cette perte. 2) La colère: qui est une décharge émotionnelle liée à l’inacceptation de cette perte. 3) La dépression: elle est accompagnée de moments de solitude. La personne peut manifester du désintérêt envers toute préoccupation qui lui faisait plaisir antérieurement. 4) La régression: est un travail de détachement représentant l’essence même du travail de deuil. Le rôle de cette étape est de préparer à une acceptation de la perte qui réorganise le système de valeurs dont faisait partie le défunt. 5) La fin du deuil: est une période de rétablissement où le moi redevient libre. Michel Hanus précise à juste titre que „[s]i le moi redevient libre, il ne redevient pas comme avant. Le deuil même normal est une blessure dont nous guérissons mais qui laisse en nous des traces, une cicatrice“ (Hanus 1994: 114). Si le travail de deuil est interrompu, le deuil devient pathologique. Il nous semble que quelques-uns des personnages de notre corpus se sont bloqués dans une certaine phase du travail de deuil et qu’ils n’ont jamais réussi à assimiler cette perte, ce qui a entraîné des conséquences terribles sur eux-mêmes et sur les autres. 1. La violence meurtrière La violence la plus terrible qui s’exerce sur l’existence humaine est la mort. Nous commençons nos analyses parallèles des deux romans en répertoriant les morts qui sont censées déclencher un travail de deuil. Ainsi, il est à remarquer qu’il y a des morts réelles et symboliques. Nous diviserons les morts réelles en morts accidentelles, meurtres, suicides, exécutions. Dans la catégorique des morts symboliques, nous classerons les abandons, la folie, les violences physiques et sexuelles. Comme 26 DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 Dossier les circonstances diffèrent, nous avons envisagé la mort dans une perspective double: victime versus bourreau. Parfois, il y a des doutes sur la répartition d’une mort dans une catégorie ou autre, ce qui complexifie davantage le réseau qui se tisse entre les personnages: Morts réelles victime bourreau mise en doute 1) accident le chef du chantier Houleid meurtre possible Marie 2) meurtre Bob Denard Ayouba + Ahmed l’homme politique n’a pas été assassiné en réalité Bruce Moïse acte de vengeance ou légitime défense 3) exécution Ahmed l’État + Ahmed 4) suicide Moïse la garde Morts symboliques victime bourreau mise en doute 1) abandon Moïse mère biologique obligée, pour lui sauver la vie mère adoptive mort accidentelle Ahmed mère exil 2) violence physique le mourengué 2 / Mo la cicatrice le mourengué / Bruce le mourengué / Bruce Mo le fou vengeance Ahmed la bagarre drogues + folie 3) violence sexuelle Moïse Bruce et les autres adolescents Marie Houleid violence domestique 4) la folie Mo le fou Bruce / Gaza vengeance 5) politique le père d’Ahmed l’État Dans les deux romans, la mort du personnage principal (Moïse dans Tropique de la violence et Ahmed Mitsashiwa dans Comorian Vertigo) est décrite à la fin de l’œuvre. Cela permet aux auteurs de présenter le contexte qui a généré cette violence ultime. Nous émettons l’hypothèse que leur mort a des causes beaucoup plus profondes et que le contexte événementiel n’est qu’un prétexte. À notre avis, la cause principale de la mort des protagonistes réside dans le sentiment d’abandon ressenti par les deux enfants pour qui la mère n’a plus été une présence constante. Tout cela se joue sur fond de troubles socio-politiques qui vont renforcer la crise identitaire des deux protagonistes. Dans le cas d’Ahmed, il s’agit de la décision de la mère de quitter Moroni pour Mayotte. Ce départ prémédité est justifié par le désamour dans la vie de couple et, surtout, par les déceptions politiques ressenties dans un pays où les idéaux de l’In- DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 27 Dossier dépendance n’ont pas pu être mis en pratique à cause de la pauvreté, de la corruption et du manque de savoir-faire. Pour sa mère, il s’agit d’un exil délibéré et les liaisons familiales sont maintenues par des lettres (à supposer rares). Le départ de la mère a provoqué un choc chez le garçon qui est resté avec son père. Il aime écrire pour apaiser la double colère qu’il éprouve d’une part envers les régimes politiques et d’autre part envers son père qu’il accuse de ne pas avoir su garder sa femme auprès de sa famille. Une phase de régression est entamée lorsqu’Ahmed se rappelle la silhouette élégante de sa mère, ses paroles sages et audacieuses, son travail de broderie pour gagner de l’argent. La fin du deuil sera pour lui la possibilité de quitter l’île, mais même s’il arrive en Afrique du Sud, il en revient, ce qui suggère que le deuil ne prend pas fin dans son cas avec cet exil et cette possibilité d’une autre vie tellement rêvée jusqu’alors. La psychologie et surtout sa branche clinique témoignent de la culpabilité que l’enfant abandonnique développe pour justifier la raison de l’absence d’un parent. Cette culpabilité s’apparente à une faute symbolique (donc irréelle, inexistante) commise par l’enfant qui explique cette perte. En fait, l’enfant se fait violence à lui-même, car, par amour pour son parent, il inverse la relation cause-effet en effet-cause et la faute est éludée: la mère l’a quitté, cela veut dire qu’il est coupable et qu’il n’a pas mérité son amour présent, donc il doit être puni. C’est comme cela que peuvent s’expliquer les difficultés que rencontre Ahmed pour obtenir son bac, pour trouver une femme qui l’aime pour ce qu’il est (donc d’un amour maternel) et pour faire de sa passion pour l’écriture un métier. En plus, le départ de la mère semble l’avoir replongé dans un complexe œdipien inachevé qui va faire de son père un éternel rival et un père castrateur. 3 C’est ce qui le déterminera à en chercher un autre, trouvé malheureusement non parmi les professeurs qui lui donnent des cours privés, mais dans la personne de l’extrémiste Ayouba Saïd Omar. Ainsi, Ahmed pendule entre la colère (bagarres, échanges verbaux violents) et la dépression, au lieu d’avancer vers une possible réconciliation équivalant à la fin du deuil, celle qui est suggérée par l’écriture comme moyen de sublimer les traumas. L’arme symbolique que représente la machine à écrire, qu’il mitraille de ses doigts, ne suffit plus à calmer sa violence refoulée et il rechute dans la colère meurtrière. C’est pourquoi il accepte de commettre des attentats terroristes dans l’espoir que sa mère le verra comme un héros; finalement, c’est son père qui souffre des conséquences et perd sa dignité, tandis que la mère lui répond de l’au-delà qu’elle ne partage pas son mode de pensée et d’action. Le châtiment pour un crime nonidentifié, mais qui a déterminé sa mère à s’éloigner de lui sera recherché de façon inconsciente, les drogues l’aidant. Arrêté par la police, il bénéficie d’un faux-semblant de procès qui se justifie de ce point de vue par le fait qu’il n’est qu’une mascarade, c’est-à-dire un masque qui cache les véritables mobiles de son égarement politique et religieux; se tourner vers une forme extrémiste de l’islam et accepter de tuer font de lui un quasi kamikaze, car il ne commet pas seulement un meurtre commandé par Ayouba, „un pousse-au crime“ (Djailani 2017: 94), mais aussi un suicide par voie détournée, vu l’insistance avec laquelle il incite au moment de son exécution la garde (son bourreau) qui hésite à le faire pendre. 28 DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 Dossier Dans le cas de Moïse, personnage principal de Tropique de la violence, la situation est doublement compliquée du fait que chez lui, deux deuils se superposent à courte distance. Le premier, symbolique, est causé par l’aveu de Marie lui révélant qu’il est un enfant venu illégalement des Comores, que sa mère biologique lui a donné pour „l’aimer“ (Appanah 2016: 23). Donc, il est un enfant abandonné par sa mère, ce qui lui ferait suivre le destin d’Ahmed malgré le fait qu’il n’a jamais connu sa mère biologique, étant bébé au moment de la séparation. Cette information suffit pour déclencher ce que Freud en 1909 et, plus tard, Marthe Robert (1972) ont nommé le „roman familial“ 4 où l’enfant fantasme sur sa vie ailleurs que dans sa famille où il ne trouve plus sa place. Ainsi, Moïse, enfant abandonné comme son double biblique, élevé comme un muzungu 5 dans les écoles françaises et habitué à vivre dans l’aisance, décide de vivre sa vie comorienne. Ce qui lui facilite cela, c’est la mort, suite à un accident vasculaire, de Marie, sa mère adoptive, qui lui cause un tel choc qu’il ne peut que s’enfuir et choisir la clandestinité. Son deuil à lui se superpose à une quête identitaire qui met ensemble perte et récupération. Comme dans le cas d’Ahmed, ses remords de s’être mal comporté envers sa Mam (Marie) et une sorte de honte d’avoir échappé au destin de ses concitoyens le dirigent vers une punition. La violence de la mort de Marie étoffe la violence sociale et politique de Mayotte qui rejette les clandestins. L’inconscient collectif, qui surgit des tréfonds de son psychique dans son conscient, lui rappelle son identité comorienne et il devient citoyen de Gaza, surnom d’un quartier pauvre de Mayotte où vivent beaucoup d’immigrants illégaux. Il ne peut pas ressentir et vivre ouvertement sa colère, car la société ritualisée et hiérarchisée de Gaza exige de lui une obéissance totale. Son indifférence cache sa souffrance, le recours aux drogues („le chimique“), son besoin de compenser cette perte par des amis sont de piètres consolations à sa dépression, qui vont le mener vers la folie. Les souvenirs liés à sa vie antérieure (amassés dans le sac de Marie qu’il traîne partout avec lui) constituent une régression trop douloureuse, un simple refuge pour mieux mesurer l’éloignement de ce bonheur qu’il n’a pas su apprécier. Comme dans le cas d’Ahmed, la littérature est une consolation, et le livre de Bosco (devenu le nom de son chien), L’enfant et la rivière, l’accompagne partout sans pour autant suffire dans ce monde complexe et violent où la relation horizontale, amicale est remplacée par une autre relation, celle-ci verticale, de domination. 2. Violences sexuelles Dans les premières pages de Comorian Vertigo, il est question de Houleid Bourrah, clandestin qui travaille au noir. Sa violence physique qui l’a amené plus ou moins accidentellement à pousser dans un trou son chef de chantier qui ne voulait plus le payer est à mettre en rapport avec la violence domestique et sexuelle qu’il exerce envers Marie (la sœur d’Ahmed). Celle-ci justifie son comportement par la jalousie de Houleid envers Gilles, l’homme avec qui Marie a eu une fille pour légaliser sa DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 29 Dossier situation sur l’île. Néanmoins, il faut mentionner l’attraction sexuelle que Marie ressent pour Houleid, dont les excès sado-masochistes constituent une partie de sa séduction. Il faut tenir compte aussi du fait que Marie et sa mère ont abandonné la Grande Comore quand Marie était petite, et qu’elle a grandi loin de son père, donc sans modèle masculin à sa portée. Avoir un enfant avec un homme plus âgé relève psychologiquement parlant et malgré le contexte social (obtenir des papiers à travers son enfant née à Mayotte) d’un désir incestueux dévoilant un œdipe inaccompli. Elle manifesterait aussi une fixation dans une phase œdipienne qui n’a pas été dépassée faute d’objet réel présent (le père resté à Moroni). Cette idée de violence rentrée et l’acceptation de la domination de l’homme pourraient s’expliquer par le fait que son père, étant militaire, incarnait la figure de l’autorité de l’État. Chez elle aussi peut être envisagé un cas de deuil inachevé pour un pays et un père qu’elle n’a plus revus (pertes symboliques) engendrant de nouveau un sentiment de culpabilité. Elle s’autoimpose une punition inconsciente qui l’empêche de se séparer de Houleid qu’elle pourrait percevoir comme une sorte de père autoritaire auquel il faut obéir, qu’on aime par devoir et auquel on pardonne les péchés. Ce serait alors ce sentiment de culpabilité qui l’empêcherait de faire la différence entre la force et la violence. Dans le cas de Tropique de la violence, c’est Moïse qui subit la vengeance du leader de Gaza qui doit affirmer perpétuellement devant les autres son autorité. Si le premier affrontement lors de son premier mourengué laisse une cicatrice sur son visage et lui offre une identité nouvelle (Mo la Cicatrice), le second affrontement est une véritable punition à base d’humiliations et de tortures physiques et psychiques. Les souffrances que Bruce et les autres adolescents infligent à Moïse équivalent à une mort, car Moïse est tellement traumatisé qu’il passe pour un fou (il devient Mo le Fou). C’est ce qui déclenche sa vengeance et il tue Bruce; ensuite il va à la police pour avouer son crime en mentionnant que ce n’était pas par légitime défense, malgré l’issue que lui offrait Olivier, le policier. 3. Violences sociales Si la géographie a été secondaire par rapport à la politique dans le processus de séparation de Mayotte de l’archipel, l’unité comorienne a été, elle aussi, brisée, car les Mahorais ont vu leur niveau de vie et de sécurité baisser à cause des clandestins de l’archipel qui doivent vivre et se nourrir. Les deux romans rendent compte de cette situation tendue. La mère d’Ahmed écrit à son fils: Fils, depuis l’intérieur de ce taudis où le destin m’a jetée, je n’ai cessé de connaître le tumulte. Des hommes en armes nous pourchassent de nuit comme de jour. Ils ont la mission de faire le tri parmi les hommes et les femmes. Les enfants aussi sont embarqués. […] Dans ce taudis à l’entrée de cette ville, je les revois tous, je connais des visages dans cette foule hystérique. J’ai toujours senti dans ces regards inamicaux l’expression d’un dégoût. Comme le hurlement d’une sommation m’ordonnant de retourner dans les profondeurs de l’abîme d’où je proviens. (Djailani 2017: 101). 30 DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 Dossier La fin de cette phrase est aussi à mettre en rapport avec la décision ultime de Moïse de plonger dans la mer par laquelle il est arrivé. Houleid Bourrah est un assassin en puissance, qui refuse d’assumer sa part de responsabilité lors du différend avec son chef, soldé par la mort de celui-ci. Ses frustrations de clandestin défoulent et sa force physique se convertit en violence. Lâche, il s’enfuit de Mayotte pour échapper aux poursuites judiciaires et laisse Marie affronter seule la justice mahoraise. Rentré chez lui, il est à la tête d’une société de pêche, fabrique des bateaux de fortune et cache derrière son permis de pêcheur (pécheur en fait) celui de passeur, faisant traverser l’océan aux Comoriens qui désirent arriver à Mayotte illégalement. Même chez lui, il préfère la clandestinité. Potentiel tueur par ces voyages risqués, il fait mourir tant de gens en mer. Il devient fratricide, car son frère Dahlan meurt noyé lors d’une de ces traversées. L’affrontement des jeunes lors du mourengué dans Tropique de la violence est compliqué: d’une part, propre à l’enfance et à la jeunesse, le jeu a une valeur métonymique constituant une initiation à la vie réelle, aux forces qui régissent la société des adultes. Cet affrontement physique est beaucoup plus efficace et révélateur que les activités des associations de volontaires envoyés par la métropole pour aider les jeunes en difficultés par la lecture, la musique et le cinéma. D’autre part, le mourengué ritualise les penchants violents des membres d’un groupe et leur permet de défouler leurs frustrations, de rétablir la juste hiérarchie et le prestige des individus le composant selon la théorie de René Girard. 6 Mais, en l’occurrence, le mourengué a la fonction de réaffirmer le statut de leader de Bruce (Wayne, le Batman du cinéma, et non pas Ismaël Saïd de son vrai nom), car personne n’a le droit de le vaincre. Il est „Roi des mouches“, jusqu’au moment où, aidé par son chien Bosco, Mo le Fou, possédé par la force de l’animal (tué en secret par Bruce et son entourage), devenu un véritable loup dans les fantasmes du jeunes hommes, parvient à vaincre Bruce en lui infligeant la plus grande humiliation. C’est ici que se trouve en fait la légitime défense: Bruce est ensuite obligé de tuer Moïse pour récupérer sa suprématie, donc celui-ci a défendu sa propre vie menacée (par un couteau). Par ailleurs, les drogues ont leur rôle et à Mayotte et à Moroni; elles rendent les gens dépendants de leurs dealers (les enfants y compris) et les rendent facilement manipulables. La drogue est une forme de violence faite à la personnalité humaine, car elle conduit à une mort lente. Ahmed ne compte plus sur sa raison et commet toutes sortes de violences (disputes, bagarres, attentats). Sous l’influence de la drogue, il écrit une lettre à sa mère où il avoue que c’est lui le poseur de bombe, ce qui l’incriminera définitivement comme terroriste lors du procès. Bruce est le fournisseur des substances chimiques dont les enfants de Gaza sont dépendants et c’est un des motifs pour lesquels ils regrettent sa mort. Ils se révoltent à la fin du roman et veulent même lyncher Moïse pour avoir tué Bruce. Ils ne comprennent pas son geste et on pourrait classer leur comportement dans les phases du choc et de la colère provoqués par un deuil. En fin de compte, il y a réitération de la figure du bouc émissaire tel que René Girard l’a défini, 7 auquel sont attribuées des fautes symboliques dans une activité de purgations de mauvais sentiments. Moïse DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 31 Dossier était différent des autres, non seulement par son éducation, mais aussi à cause de son hétérochromie qui fait de lui un djinn porte-malheur. La polarisation de la violence collective idolâtre ne tient pas compte de l’innocence de sa victime ni de circonstances atténuantes. 8 Ainsi, Moïse, faux-coupable, l’est par nécessité aux yeux des enfants-Érinnyes de Gaza; c’est une faute qu’il assume, car elle convient à sa psychologie culpabilisante (en rapport avec ses mères) et il décide de se suicider en se donnant une belle mort en plongeant une dernière fois dans la mer. 4. Violences politiques La séparation politique, désirée par les Mahorais votant pour la France, des trois autres îles comoriennes qui, elles, ont choisi l’indépendance, est la cause principale des violences politiques. L’exigence du visa Balladur pour venir à Mayotte a aggravé le phénomène de la clandestinité et a conduit à l’apparition de ce camp de réfugiés surnommé Gaza: [C]’est un bidonville, c’est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c’est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c’est une énorme poubelle fumante que l’on voit de loin. Gaza c’est un no man’s land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi. Gaza c’est Cape Town, c’est Calcutta, c’est Rio. Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est la France (Appanah 2016: 51). Le corollaire de la violence est la peur. Bruce sait néanmoins alterner sous sa figure tyrannique punitions et aides pour mieux dominer les autres, comme l’avoue Moïse: „Pendant longtemps […] j’ai été un bon soldat de l’armée de Bruce“ (ibid.: 102). Ce roi de la jungle arrive à donner l’impression que sans lui (et son multiple réseau de connaissances et faveurs), les autres seraient morts (surtout de faim) et Gaza ne pourrait pas survivre: Pour être le roi, il faut avoir des sympathisants, à qui tu offres une cigarette, un joint, un conseil, une protection et qui, en retour, te parlent. Te disent qui part de Gaza, qui rentre dans Gaza, qui dit quoi sur toi, qui dit comment sur toi. Te disent quelle maison est vide pour les vacances, quel entrepôt a reçu un nouveau chargement et toi tu écoutes, tu écoutes bien, tu écoutes tout le monde même ceux qui racontent que des conneries parce qu’on ne sait jamais et tu fais travailler ta tête (ibid.: 95). Mêmes les leaders politiques font appel à lui, lors des élections, ce qui confirme sa position de leader informel dans une société définie par la pauvreté et la corruption. Bruce manipule, par son système de récompenses et de punitions, politiciens, adultes et enfants et se sert aussi de leur dépendance aux drogues. Il faut voir dans les bagarres et les attentats de Moroni une révolte pour renverser une figure paternelle derrière laquelle se trouve tout dirigeant du pays qu’on peut accuser de corruption, d’incompétence et de traitement dictatorial. Ahmed est critiqué par son père pour son penchant à écrire: „Je ne veux pas d’un dandy raté dans ma maison. Je veux d’un soldat! Un soldat en treillis et qui n’a pas peur de l’action. 32 DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 Dossier Je ne veux pas d’une mauviette qui débite des poèmes utopiques“ (Djailani 2017: 98). Il le pousse ainsi vers le crime en oubliant que c’est lui le soldat qui aurait dû faire cela. Sur fond de deuil, il y a un autre sentiment qui apparaît: la haine. Ahmed avoue: Le Coran parle de pardon, mais j’ai le sentiment que la haine est plus forte que moi. C’est une lutte permanente entre le corps et l’esprit. Le régime me répugne au plus haut point, mais il ne faut pas trop montrer de mouvement d’humeur. Et puis quoi, et si je foutais le feu au lit de camp de Denard, j’aurais au moins fait une action héroïque aux yeux de mon père, et tant d’autres pères qu’il a envoyés en exil. Mais est-ce que j’ai le cran suffisant d’un assassin? (ibid.: 74) Ayouba, en fin manipulateur, le convainc de participer à l’attentat par le biais de la religion et de la drogue en exploitant son mal de vivre et en lui proposant de l’aider à quitter le pays. Le lecteur assiste à la montée de cette colère primordiale qui se transforme en haine et qui parvient à faire du jeune homme une „Bombe humaine“ (ibid.: 95). Ni ses amis, ni son père, ni sa bien-aimée n’arrivent plus à l’éloigner d’Ayouba, ce „cadeau-empoisonné“ (ibid.: 98) qui l’oriente vers l’irréparable. Mais cette révolte est fantasmée par l’auteur, car l’attentat à la bombe dans le Café de la Poste à Moroni, dans lequel l’homme le plus redoutable de l’archipel, Bob Denard, aurait été tué, ne correspond pas à la vérité des faits historiques: malade d’Alzheimer, Robert Denard est mort à Paris en 2007; si Ahmed déclare lors du procès qu’il est né en 1975 et qu’il a 25 ans, l’attentat aurait dû avoir lieu en 2000. En plus, sa date de naissance, le 6 juillet 1975 est la date de l’Indépendance des Comores et il déclare habiter au 5, place de l’Indépendance. Ainsi, le personnage incarne le désir de liberté du peuple comorien et son geste trahit le fantasme de ses concitoyens de punir de manière retentissante l’un des coupables parmi les responsables de la situation dans laquelle se trouve le pays: Le tyran doit périr par le sang. Et de la manière la plus spectaculaire. Pas que le torrent de sang déversé soit un spectacle mais il faut que la mort de cet homme soit d’une telle violence, que toutes les générations d’homme et de femme de ce pays se souviennent qu’on a pris date. Comme une révolution, une date fatidique qui aura fait basculer l’histoire (ibid.: 111). La violence de ces propos remet en discussion la légitimité de la violence sans pour autant que Nassuf Djailani exprime son opinion personnelle. Il préfère ainsi laisser le lecteur juger de la pertinence ou de l’impertinence de ce geste meurtrier. 5. Conclusion: esthétique de la violence Nathacha Appanah et Nassuf Djailani sont deux écrivains connus dans l’archipel comorien qui y ont vécu, donc témoins directs des violences de toutes sortes qui s’exercent dans cette région du monde. En qualité d’écrivains (plus ou moins engagés), ils subliment une réalité terrible pour lui donner la cohérence de l’œuvre artistique. C’est en ce sens que nous parlons d’esthétique comme moyen de transmettre DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 33 Dossier un message et de faire ressentir auprès des lecteurs que ces textes ne sont pas des documents, mais qu’ils possèdent une littérarité. Une violence formelle serait ainsi à identifier dans les deux romans qui alternent le point de vue homodiégétique des personnages qui racontent ce qui leur est arrivé. Cela violente l’unité textuelle, mais a un effet polyphonique enrichissant la perspective sur les faits. À remarquer aussi que certains personnages parlent d’un au-delà qui signifie leur mort (un Outre-monde), position co-narrative imaginaire justifiée peut-être par le désir de l’auteur d’opposer une présence verbale, discursive à l’absence physique qu’engendre la mort. Le regard rétrospectif est censé offrir des explications afin de montrer les causes pour lesquelles les personnages sont morts. Une violence est faite aussi à la chronologie des événements, qui renverse souvent le rapport cause-effet pour montrer la complexité des rapports entre les individus qui conduisent tous à un dénouement déceptif. Chez Nathacha Appanah, il s’agit majoritairement d’une narration de la violence et c’est surtout Bruce qui se remarque par une violence verbale qui vient compléter sa position de chef autoritaire. La scène la plus dure à lire est celle du viol qui choque les lecteurs par une brutalité inhumaine. Mamadou Kalidou Ba explique que l’objectif des descriptions horrifiantes des actes de violence est de „flageller la conscience du lecteur de manière à ce qu’il aille au-delà de la simple offuscation, pour qu’il s’interroge sur le sens même de ces actes et de leur responsabilité dans l’histoire d’une humanité chancelante“ (Ba 2012: 157). Quant à Nassuf Djailani, il a débuté en écrivant des poésies militantes, pleines d’énergie, ce qui pourrait expliquer la verve de ses personnages. Son roman suit une croissance de la violence de la narration; la colère intérieure des personnages se traduit dans les discours qu’ils tiennent, parfois allant dans la direction des injures et des offenses vulgaires, comme le dialogue entre Ahmed et le Président du tribunal à la fin du livre. L’auteur utilise des majuscules traduisant l’agression, le dialogue stichomythique spécifique au théâtre qui ajoute une survaleur linguistique extratextuelle au traitement de la violence intratextuelle. Quelle est en dernière ligne la valeur littéraire de ces deux livres qui traitent des diverses formes de violence, dont la mort? En essayant d’élucider L’Énigme du deuil, Laurie Laufer considère qu’„[i]l s’agit pour l’irreprésentable d’avoir un lieu accueillant toutes les métamorphoses possibles. Afin que l’événement puisse se dire. […] Le lieu psychique de sépulture devient le lieu d’une déposition, celui d’un corps et d’une parole“ (Laufer 2006: 6). Ainsi, le texte littéraire devient un texte-corps, un textelinceul qui renferme les deux violences: celle de la vie et celle de la mort. Appanah, Nathacha, Tropique de la violence, Paris, Gallimard, 2016. Ba, Mamadou Kalidou, Nouvelles tendances du roman africain francophone contemporain (1990-2010). De la narration de la violence à la violence narrative, Paris, L’Harmattan, 2012. Boisadam, Philippe, Mais que faire de Mayotte? Analyse chronologique de l’Affaire de Mayotte (1841-2000), Paris, L’Harmattan, 2009. Djailani, Nassuf, Comorian Vertigo, Moroni, Komedit, 2017. 34 DOI 10.2357/ ldm-2020-0020 Dossier El Moaddem, Nassira, Interview avec Nassuf Djailan, Bondy Blog, 28/ 10/ 2016, www.youtube. com/ watch? v=GBAkaXihJcY (dernière consultation: 24 juillet 2019). Freud, Sigmund, „Deuil et mélancolie“ (1915), in: id., Métapsychologie, trad. Jean Laplanche / Jean-Bertrand Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, 145-171. Girard, René, La Violence et le sacré, Paris, Hachette, 1972. —, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982. Hanus, Michel, Les Deuils dans la vie. Deuils et séparations chez l’adulte, chez l’enfant, Paris Maloine, 1994. Jișa, Simona, „Les rapports d’exclusion-inclusion dans le roman Tropique de la violence de Nathacha Appanah“, in: Simona Jișa / Buata B. Malela / Sergiu Mișcoiu (ed.), Littérature et politique en Afrique. Approche transdisciplinaire, Paris, Cerf, 2018, 117-127. Malela, Buata B., „Narration et fait littéraire aux Comores. Le Moment comme approche de lecture“, in: Buata. B. Malela / Linda Rasoamanana / Rémi A. Tchokothe / Christophe Cosker (ed.), Les Littératures francophones de l’archipel des Comores, Paris, Classiques Garnier, 2017, 25-49. Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1972. 1 Cf. Philippe Boisadam, Mais que faire de Mayotte? Analyse chronologique de l’Affaire de Mayotte (1841-2000), publié chez l’Harmattan en 2009. 2 Le mourengué est un jeu traditionnel de combat, à mains nues, très apprécié par les jeunes. 3 „Coincé entre la pression permanente et castratrice d’un père et l’absence insupportable d’une mère, il y a ce gouffre que je tente de combler“ (Djailani 2017: 105). 4 Selon Marthe Robert, l’enfant trouvé, „faute de connaissances et de moyens d’action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie“ (Robert 1972: 74). Dans le cas de Moïse, il s’agit d’une crise double, de l’Enfant trouvé et de l’Orphelin. 5 Un étranger est nommé muzungu. 6 René Girard lie la violence exercée sur quelqu’un, violence liée à un besoin de domination en fait, à la violence originelle de l’homme qui, en tuant son père, s’est établi un tabou et une religion, c’est-à-dire des rituels expiatoires, mais qui continuent à impliquer le sacrifice (humain aussi parfois) (Girard 1972). 7 René Girard explique que „plutôt qu’à se blâmer eux-mêmes, les individus ont fortement tendance à blâmer soit la société dans son ensemble, soit d’autres individus qui leur paraissent particulièrement nocifs“ (Girard 1982: 24). 8 Pour d’autres détails sur les aspects familiaux, traditionnels générateurs de violence, cf. aussi mon article „Les rapports d’exclusion-inclusion dans le roman Tropique de la violence de Nathacha Appanah“ (Jișa 2018).