eJournals lendemains 45/178-179

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ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0022
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La ‚rupéisation‘ de Mayotte a-t-elle un impact sur la gestion du multilinguisme et de l’apprentissage des langues dans le 101e département?

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Jürgen Erfurt
ldm45178-1790048
48 DOI 10.2357/ ldm-2020-0022 Dossier Jürgen Erfurt La ‚rupéisation‘ de Mayotte a-t-elle un impact sur la gestion du multilinguisme et de l’apprentissage des langues dans le 101 e département? 1. La problématique Mayotte venait à peine d’obtenir, le 31 mars 2011, le statut de département d’outremer, faisant ainsi partie intégrante de la France, qu’une nouvelle expression influença l’agenda politique du 101 e département (le 5 e département d’outre-mer): la ‚rupéisation‘. Dérivé de RUP , région ultrapériphérique, ce terme désigne les territoires des pays membres de l’Union européenne ( UE ) éloignés de l’Europe continentale. Depuis 2009, ces territoires sont listés dans l’article 349 du traité de Lisbonne qui y détermine les critères d’application du droit européen. Au mépris de toutes les réserves émises sur le plan du droit des peuples, le 1 er janvier 2014, l’Union européenne a déclaré Mayotte, ainsi que les autres départements d’outre-mer (La Réunion, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane ainsi que Saint-Martin), les Açores et Madère appartenant au Portugal, de même que les îles Canaries pour l’Espagne, zones de l’ UE situées „à l’extrême périphérie“. Mayotte est donc entrée dans le cercle des régions auxquelles l’ UE , selon le principe d’intégration dans la communauté, verse des subventions élevées pour favoriser le développement des infrastructures (Pongérard-Payet 2015: en particulier 181sqq.). Cela implique que les administrations locales et les administrations françaises sont tenues d’y appliquer le droit européen. 1 Un des problèmes principaux auquel se voient confrontées Mayotte, la France et l’Union européenne est celui de l’immigration. Même si depuis plusieurs années des associations humanitaires, telles que le GISTI , 2 la CIMADE , 3 les MOM 4 ou la Ligue des droits de l’homme tirent la sonnette d’alarme, ces flux migratoires entrainant des catastrophes humanitaires sur l’île de Mayotte et aux abords de ses côtes restent en grande partie ignorés des pouvoirs publics; catastrophes et tragédies qui ressemblent à celles de la Méditerranée. Nombreux sont les témoignages de la part des autochtones et des organisations humanitaires qui rapportent comment les garde-côtes français repoussent les kwassakwassa 5 vers le large. Depuis la mi-2015, la Légion étrangère stationnée près de Pamandzi assiste la police (Holstein 2019, mot-clé militaire) afin de retrouver les clandestins pour les expulser hors de l’île. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le président de la Cour des comptes, Denis Migaud, ait présenté à l’Assemblé nationale le 13 janvier 2016 un rapport intitulé „La départementalisation de Mayotte: une réforme mal préparée, des actions urgentes à conduire“ (Cour des comptes 2016), dans lequel il critique sévèrement le DOI 10.2357/ ldm-2020-0022 49 Dossier gouvernement français, les autorités nationales et locales responsables de la départementalisation de Mayotte et met en avant une série de manquements majeurs, notamment en relation avec la politique migratoire. La politique linguistique ainsi que les rapports linguistiques sur l’île constituent un problème d’une autre nature. Cette situation problématique est toutefois partiellement liée à l’immigration et au déroulement de la départementalisation, questions que j’aborderai par la suite. 6 Depuis des années, nous prenons acte des conflits linguistiques et culturels à Mayotte liés, d’une part, à la dominance coloniale et postcoloniale de la France et à sa politique d’assimilation et, d’autre part, à la séparation politique de Mayotte de l’archipel des Comores et à un flux migratoire venant des autres îles. La réalité linguistique actuelle de Mayotte révèle une pluralité de langues, un taux très élevé de locuteurs non francophones et d’analphabètes ainsi qu’un enseignement scolaire fortement déconnecté des pratiques langagières de ses habitants. Il se pose la question de savoir si les tentatives de mise en place d’une éducation plurilingue, qui ont échoué dans le processus de la départementalisation de Mayotte, peuvent aboutir dans le cadre juridique européen. 2. Les langues de Mayotte et la politique linguistique française En 2015, Mayotte comptait environ 240.000 habitants (Cour des comptes 2016: 18). Il est difficile d’en estimer le nombre exact, ce nombre incluant les soi-disant clandestins. L’accroissement de la population sur cette petite île de 374 km 2 est très important; 7 cela s’explique, en premier lieu, par le taux de natalité élevé et, en second lieu, par l’immigration massive provenant d’Anjouan et des îles voisines. La population de Mayotte, comme celle des autres îles des Comores, est en majorité originaire d’Afrique de l’Est; leur langue est une variété du swahili, le shimaore (ou shimaoré) dans sa désignation locale, en français mahorais (cf. Ahmed-Chamanga 2011). Plus tard, des populations sont arrivées de Madagascar, dont la langue est le kibuchi, en mahorais shibushi. Ces deux langues avec leurs variétés insulaires sont les langues autochtones les plus répandues à Mayotte. Même si Mayotte est française depuis plus de 170 ans, dans la vie quotidienne des Mahorais, que ce soit dans les commerces, sur les marchés, les chantiers ou dans les villages, le français n’est pratiquement pas ou peu usité. Seules l’école et l’administration représentent des espaces francophones. À Mayotte, comme partout en France, l’article 2 de la Constitution est en vigueur: „la langue de la République est le français“. Cela signifie que les institutions de l’État, l’administration, le système scolaire, les tribunaux et la police ne fonctionnent qu’en français. Mais bien avant que cette phrase n’ait été ajoutée en 1992 à l’article 2 de la Constitution, 8 jusqu’en 1975 le français était la langue de l’administration coloniale comorienne et par la suite, il est resté la langue administrative et scolaire. Toutes les autres langues de France, si l’on fait abstraction des mesures minimales accordées par la Loi Deixonne depuis 1951 aux locuteurs du breton, du basque, du catalan et de l’occitan et un peu 50 DOI 10.2357/ ldm-2020-0022 Dossier plus tard, en modifiant cette loi pour l’alsacien et le corse, ont été systématiquement ignorées par les pouvoirs publics et écartées de la sphère administrative - situation décrite par Bourdieu (1982) en termes d’habitus monolingue. Une dimension de cet habitus monolingue, dont l’expression politique trouve son origine dans la politique linguistique jacobine durant la Révolution française, est la dévalorisation et la dépréciation des langues et des dialectes de France. C’est ainsi, qu’en 1999, lorsque le linguiste Bernard Cerquiglini a présenté un rapport au gouvernement de L. Jospin, dans lequel il a établi une liste répertoriant 75 langues parlées en France, de nombreux citoyens français ont vu leur ‚vision du monde‘ bouleversée. 54 de ces langues sont réparties sur les territoires d’outre-mer, dont deux, le shimaoré et le shibushi, à Mayotte. Ce qui signifie que ces langues sont également présentes sur le continent européen, car la migration des Comores vers la France métropolitaine, particulièrement dans les grandes agglomérations de Marseille et de Lyon, n’est pas négligeable. À Mayotte, comme dans d’autres départements d’outre-mer, on observe une situation diglossique; le français représente la langue officielle et la variété haute tandis que les langues autochtones, les variétés basses n’ont qu’une portée fonctionnelle restreinte. Cependant le concept de diglossie ne suffit pas à saisir la complexité des rapports linguistiques tant sur l’île qu’en France. Comme nous l’avons déjà mentionné, le shimaore est une langue bantoue et une variété du swahili, la langue qu’environ 70 % des Mahorais apprennent en première langue, 30 % maîtrisent le kibushi (shibushi), une variété du malgache, en première langue (Alessio 2013: 731). Un grand nombre de Comoriens originaires d’autres îles mais vivant à Mayotte parlent des variétés propres du shikomori telles qu’elles se sont formées sur leurs îles et qui ne sont pas très différentes du shimaore. 9 Les différences structurelles entre ces variétés paraissent faibles, néanmoins elles marquent une catégorisation régionale conduisant, par exemple dans des situations d’expulsion, à des comportements stigmatisants et discriminants. La langue scolaire est le français. Nous détaillerons ce point par la suite. L’arabe, très répandu dans l’école coranique, joue par ailleurs un rôle important en tant que langue scolaire. Jusqu’à l’âge de 14 ou 15 ans, les enfants fréquentent cette école dans la demeure du fundi, le maître du Coran, plusieurs heures par jour. L’apprentissage de l’arabe écrit et de la lecture de sourates repose sur une méthode traditionnelle, débouchant souvent sur un apprentissage par cœur de formes littéraciques peu fonctionnelles pour d’autres pratiques langagières (Alessio 2013: 734, Anli 2009: 217). 10 Toutefois il convient de reconnaitre que le chioni 11 favorise un processus d’apprentissage qui conduit les enfants vers l’alphabétisation. Si ce savoir était mis à profit par l’école francophone, l’apprentissage du français et des langues autochtones pourrait reposer sur d’autres principes. Ce point de vue étant rejeté par l’école publique, cette dernière se prive de fait de possibles ressources pour une amélioration de l’apprentissage (Anli 2009). Depuis le début des années 1980, tous les enfants de Mayotte vont à l’école, c’est du moins ce qui devrait être le cas (Alessio 2013: 732). Les petits Mahorais parlent, DOI 10.2357/ ldm-2020-0022 51 Dossier en entrant à l’école, leur(s) langue(s) familiale(s). Pourtant, dès le premier jour d’école, la seule langue qui vaille est le français. Les enfants sont alphabétisés dans une langue qu’ils ne comprennent pas. Ils reçoivent exactement le même enseignement que les enfants du même âge scolarisés à Paris, Lyon ou Tours. Les résultats sont à la mesure de cette situation. Canavatte (2009: 105), reprenant un rapport de l’administration scolaire, cite la phrase suivante: „une proportion non négligeable d’enfants de classe de 6 e (au moins 40 % d’une classe d’âge) ne peuvent suivre avec profit l’enseignement qui leur est dispensé à cause de leur maîtrise insuffisante de la langue française“. Le nombre d’élèves en décrochage scolaire est élevé, ainsi que les enfants quittant l’école sans posséder des compétences suffisantes en lecture et en écriture. Il n’existe pas de statistiques officielles de l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques ( INSEE ). Cependant, l’ancienne Direction du Travail et de la Formation Professionnelle ( DTEFP ) a publié en 2010 les résultats d’une étude représentative concluant que 71 % des personnes entre 15 et 65 ans posséderaient un niveau d’étude qui n’atteindrait pas celui de l’école primaire: 42 % ne parleraient pas français, 60 à 70 % seraient illettrées et 20 % analphabètes (Goujon/ Hermet 2015: 104sq.; ces données se recoupent avec celles d’autres organismes). L’immigration des Comores et le départ de personnes cultivées et qualifiées sont des facteurs importants ayant pour conséquence l’augmentation du taux d’illettrisme et d’analphabétisme sur l’île de Mayotte. Jusqu’à présent, le constat de résultats catastrophiques relatifs à l’apprentissage de la langue scolaire n’a pourtant pas incité l’Éducation nationale à concevoir et à mettre en place une autre politique linguistique que celle du ‚français uniquement‘. Néanmoins, plusieurs études, dont dernièrement celle de l’ UNESCO , montrent que dans tous les pays francophones africains, le caractère obligatoire du français comme seule langue de scolarisation, les concepts et méthodes en vigueur se révèlent être un échec total: au Mali et dans d’autres pays d’Afrique de l’Est et centrale, la situation n’est pas différente. Les travaux de l’ UNESCO montrent que 94 % des enfants maliens ne sont pas en mesure, après deux ans d’école, de lire un seul mot en français (Gove/ Cvelich 2010). Évidemment le Mali dispose d’une infrastructure scolaire très restreinte par rapport à Mayotte, mais l’idéologie et les concepts qui régissent l’apprentissage des langues diffèrent très peu. Depuis des années, des collègues français issus des domaines de la linguistique, de la didactique et du français langue seconde ont mené des recherches sur la situation insupportable dans les écoles de Mayotte (cf. les études dans Laroussi [ed.] 2009, Laroussi/ Liénard [ed.] 2011 et Laroussi 2016) et montrent la voie en proposant des concepts valorisant le plurilinguisme dans les écoles et dans la société qui permettraient de remédier à la misère de l’éducation, telle qu’elle existe actuellement. Le ministère de l’Éducation nationale et la Délégation générale à la langue française et aux langues de France ( DGLFLF ) disposent de mémorandums rédigés par Michel Launey (le dernier en 2014), dans lesquels il analyse la situation et fournit des pistes et des concepts qui aideraient à prendre en compte la réalité linguistique de Mayotte 52 DOI 10.2357/ ldm-2020-0022 Dossier afin de permettre un meilleur apprentissage du français. Jusqu’à présent, les mémorandums des experts ont pourtant été ignorés. Cet état de fait est d’autant plus incompréhensible que Launey et ses collègues ont développé depuis 1998 un dispositif pour l’enseignement et l’apprentissage des langues destiné à des enfants non francophones en Guyane, dans le nord-est de l’Amérique latine, région dans laquelle la complexité de la réalité linguistique est similaire à celle de Mayotte, avec un nombre encore plus important de langues. Ce dispositif qui proposait à l’origine des „médiateurs bilingues“ nommés aujourd’hui „intervenants en langue maternelle“ ( ILM ) a non seulement fait ses preuves pour les premières et deuxièmes classes (cycle 1 et 2) (Alby/ Leglise 2016), mais a également été testé dans le cadre d’études à long terme dans d’autres départements d’outre-mer, comme la Polynésie française (Nocus/ Paia et al. 2014) ou la Nouvelle-Calédonie (Nocus/ Vernaudon et al. 2014) et a donné des résultats très satisfaisants. 3. Rupéisation et éducation plurilingue et pluriculturelle? Foued Laroussi (2016), dans sa contribution „Pour quand une éducation plurilingue à Mayotte? “, a analysé les barrières idéologiques et institutionnelles qui entravent la mise en place d’une éducation plurilingue à Mayotte. En même temps, il a décrit, en se basant sur l’année 2015, la situation paradoxale de l’île, qui, en tant que région ultrapériphérique de l’Union européenne et département français, reçoit des subventions des fonds européens qui lui ont permis de développer des programmes scolaires adaptés à la situation locale. Cependant, les subventions sont versées à l’État français traditionnellement critique envers la reconnaissance de langues d’origine autres que le français et la mise en place d’une politique scolaire favorisant le plurilinguisme; dans le cas de Mayotte, il s’y oppose même clairement. Par ailleurs, on pourrait voir un paradoxe supplémentaire dans le fait que les spécialistes français aient, grâce à leurs travaux, influencé le Conseil de l’Europe qui a fait sien le concept de compétence plurilingue et pluriculturelle (Coste/ Moore/ Zarate 1997/ 2009, Castellotti/ Moore 2010, Candelier/ Castellotti 2013, Coste et al. 2013) et l’a inclus dans le Cadre européen commun de référence pour les langues. Que s’est-il passé depuis 2015? A. Sur le plan européen Comment se comportent les institutions de l’Union européenne, l’État français et la société civile de Mayotte face aux profonds conflits sociaux, humanitaires et culturels? À cet égard, il convient de mentionner, tout d’abord, la décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 15 décembre 2015, qui s’est penché en détail sur le statut des RUP et sur l’application de l’article 349 du traité de Lisbonne au statut juridique de Mayotte. Selon Lebon (2016), cette décision est venue renforcer la situation juridique des RUP et il a insisté sur le fait qu’il s’agissait de trouver et de respecter „la mesure la plus apte à tenir compte de la situation économique et sociale structurelle d’une région ultrapériphérique“ (ibid.: 3). Suite à cette décision, DOI 10.2357/ ldm-2020-0022 53 Dossier le Parlement européen s’est également intéressé à la question des RUP . Le rapporteur est le député réunionnais de gauche Younous Omarjee, qui a présenté le 8 mars 2017 la „proposition de résolution du Parlement européen sur promouvoir [sic] la cohésion et le développement dans les régions ultrapériphériques de l’Union“. 12 Cette proposition porte essentiellement sur les domaines de l’agriculture, du commerce, de la pêche, du tourisme, de l’environnement, des transports, etc., mais également, en ce qui concerne Mayotte, sur la „politique de cohésion“, fortement liée à la demande de réviser le plan pluriannuel de financement s’y rapportant (ibid.: 9, §33). Suite à l’adoption de cette résolution par le Parlement, la Commission européenne a dû agir. Quelques mois plus tard, le 24 octobre 2017, elle a présenté sa „nouvelle stratégie en direction des régions ultrapériphériques“. 13 Le député européen Younous Ormajee s’est félicité de l’aide immédiate de la Commission européenne (4 millions d’euros des fonds européens destinés à la recherche et l’innovation pour les RUP de 2018 à 2020) ainsi que de la continuation des programmes annoncés. B. À Mayotte Par contre, à Mayotte, où depuis 2016 les tensions sociales se sont profondément accentuées et où, en mars 2018, une grande partie de la population a manifesté contre le gouvernement et l’État, un groupe d’action s’est formé, composé de l’intersyndicale, du collectif des citoyens de Mayotte, d’élus et d’entrepreneurs locaux afin de présenter le 28 mars 2018 une „Plateforme d’union pour la sécurité et le développement de Mayotte: 101 mesures pour l’ancrage de Mayotte dans la République“. 14 Il s’agit d’un catalogue de mesures et de revendications à l’adresse du gouvernement français, catalogue qui revient sur les erreurs qui ont été commises durant le processus de départementalisation et dont le flux d’immigration massif a été une conséquence majeure. Cette plateforme exprime essentiellement le souhait que l’État fasse „preuve d’autorité“ et défende „le droit constitutionnel des citoyens à la sécurité“ ainsi qu’„un plan Marshall“ pour Mayotte. Un autre axe de cette plateforme est intitulé „Valoriser Mayotte et ses atouts culturels et cultuels au sein de la République“ et se rapporte à des questions identitaires, confessionnelles et éducationnelles. Selon la Plateforme, 95 % des Mahorais sont de confession musulmane et pratiquent un islam pacifique humaniste; pour la Plateforme, il est également important que l’État défende cet islam modéré face au salafisme. Les revendications principales continuent de porter sur la nécessité que l’histoire de Mayotte soit incluse dans les programmes scolaires, que les langues (le shimaoré et le kibushi) soient prises en compte dans la Charte européenne des langues régionales et minoritaires et que, conformément à la loi 2013-595, l’enseignement des langues et cultures régionales en shimaoré et/ ou kibushi soit assuré durant toute la scolarité. C. L’État français et le gouvernement Comment le gouvernement français réagit-il à cette situation de crise et à ces revendications? Après de nombreuses consultations, la ministre des Outre-mer, Annick Girardin, s’est rendue à Mayotte du 13 au 15 mai 2018 afin de présenter son „plan 54 DOI 10.2357/ ldm-2020-0022 Dossier d’action pour l’avenir des Mahorais“. 15 Dans ce plan, on peut retrouver de nombreux points présents sur la plateforme concernant, par exemple, la sécurité, l’immigration et la santé. Pour ce qui relève de l’éducation, il a été prévu la création de 345 postes supplémentaires jusqu’au début de l’année scolaire 2018 et de 500 nouveaux postes d’ici cinq ans. Le gouvernement souhaite investir dans cette période 500 millions d’euros pour la construction de nouvelles écoles. En revanche, les revendications relatives aux domaines religieux et culturel et aux langues de Mayotte n’ont pas été prises en compte dans le plan d’action. D. La politique linguistique du gouvernement français Dans cette optique, le discours d’Emmanuel Macron du 20 mars 2018 devant l’Académie française a donné le ton. Le Président y a présenté un plan intitulé „Une ambition pour la langue française et le plurilinguisme“ 16 représentant un chantier immense au niveau de la politique culturelle et linguistique nationale et internationale pour les années à venir. Même si, à travers son discours, Macron a fait preuve d’esprit d’initiative et s’est montré déterminé à mettre à l’épreuve les positions traditionnelles de la France en ce qui concerne l’Afrique, mais aussi la Francophonie internationale, sa vision de la situation linguistique et de la francophonie en France apparait cependant extrêmement problématique. Il ressort clairement de son argumentation son attachement à l’habitus monolingue du système éducatif national et son exigence d’assimilation linguistique des personnes allophones: il proclame explicitement que „Lire à l’école, c’est lire en français“ (Macron 2018: 4); plus implicitement, il parle d’un „combat pour le français“ (ibid.). Il ne dit pas un mot sur le fait que la France est un pays multilingue qui compte 75 (ou 78) langues autochtones (Kremnitz 2016: 440), dont les langues de Mayotte. Pas un mot non plus sur les millions de citoyens dont la pratique plurilingue n’est pas reconnue par l’État français (Barontini 2016: 463sqq., Leconte 2016). Il omet également de rappeler que, spécialement dans la France d’outre-mer où la langue première d’un grand nombre de personnes est autre que le français, la politique linguistique de l’Éducation nationale entrave davantage l’apprentissage du français qu’elle ne le promeut (Alby/ Léglise 2016: 49-50, Laroussi 2016: 134sqq., Muni Toke 2016). Il ne s’exprime pas non plus sur la formation des enseignants qui ne semble pas être adaptée à la situation actuelle (McPake 2016). Il transmet plutôt une image fortement réductrice du plurilinguisme imprégnée de l’idéologie néolibérale. Il considère que le plurilinguisme consiste à pouvoir s’exprimer, en tant que Français, en anglais puisque le marché et les rapports économiques en vigueur dans le monde le requièrent. Sa représentation du plurilinguisme oscille entre une compétence en français et en anglais, comme le marché l’exige, et la préconisation du Conseil de l’Europe de „langue maternelle + 2“ (Macron 2018: 7) qu’il justifie ainsi: „parce que l’anglais n’a pas vocation à être la seule langue étrangère parlée par les Européens“ (ibid.: 7). 17 Compte tenu des nombreux problèmes humanitaires et sociaux existant à Mayotte, il est peu probable que les Mahorais accordent actuellement un intérêt particulier à la question linguistique et qu’un consensus concernant la politique linguistique puisse être dégagé. Comme l’étude de Mori (2018) le montre, en s’attachant DOI 10.2357/ ldm-2020-0022 55 Dossier au regard que portent les étudiants du premier cycle au Centre Universitaire de Formation et de Recherche de Mayotte sur les langues, les considérations tournent plutôt autour des concepts d’utilité et de valeur du français par rapport aux langues autochtones, le shimaoré et le kibushi. Alors que certains se prononcent explicitement pour des programmes scolaires bilingues en français et shimaoré, d’autres insistent sur l’utilité et la valeur du français. Cette étude récente de Mori a l’air assez problématique: aucune question dans son enquête ne se réfère au prix que la société a dû payer pour l’échec d’un grand nombre d’apprenant.e.s qui se sont heurté.e.s aux barrières linguistiques institutionnelles. Les données sur l’illettrisme, l’analphabétisme et le niveau d’éducation mentionnées plus haut parlent d’elles-mêmes. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure les acteurs de la politique linguistique locale sauront se saisir de la marge de manœuvre que leur offrent les décisions de l’Union européenne sur les „régions ultrapériphériques“. Cette marge de manœuvre est pour Mayotte bien plus importante que celle dont disposaient les autres départements d’outre-mer, qui ne se réclamaient pas encore du droit européen. Ahmed-Chamanga, Mohamed, „La langue comorienne. Unité et diversité“, in: Foued Laroussi / Fabien Liénard (ed.), Plurilinguisme, politique linguistique et éducation: quels éclairages pour Mayotte? , Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2011, 19- 35. Alby, Sophie / Leglise, Isabelle, „L’éducation bilingue dans le contexte multilingue guyanais: dispositifs cloisonnants et pratiques pédagogiques innovantes“, in: Christine Hélot / Jürgen Erfurt (ed.), Éducation bilingue en France. 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Pongérard-Payet, Hélène, „La rupéisation de Mayotte“, in: François Hermet (ed.), Mayotte. État des lieux, enjeux et perspectives. Regards croisés sur le dernier-né des départements français, Paris, L’Harmattan, 2015, 159-186. 1 Par le décret 2014-464 du 7 mai 2014 concernant le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), la France a abrogé une partie du droit européen relatif à Mayotte, www.gisti.org/ IMG/ pdf/ ceseda_extension-mayotte_2014-5-6.pdf (dernière consultation: 24/ 06/ 19). 2 GISTI: Groupe d’information et de soutien des immigrés, www.gisti.org (dernière consultation: 24/ 06/ 19). 3 Cimade, Service œcuménique d’entraide: Cimade = Comité Inter-Mouvements Auprès Des Evacués, www.lacimade.org/ poles/ defense-des-droits (dernière consultation: 24/ 06/ 19). 4 MOM - Migrants outre-mer, www.migrantsoutremer.org (dernière consultation: 24/ 06/ 19). 5 Kwassa-Kwassa désigne en comorien les canots de pêche. 6 Cf. également Erfurt 2016. 7 D’après les données de l’INSEE et les chiffres des Nations unies: 1950 - 15.000 habitants, 1990 - 94.000, 2010 - 212.000, 2030 - 344.000 habitants, cf. Cour des comptes 2016: 18. 8 À ce sujet, cf. l’exposé dans Kremnitz 2015: 13sqq., 179sqq. 9 Pour une vue d’ensemble détaillée sur les variétés et leur diffusion locale cf. Madi 2009, Ahmed-Chamanga 2011, FIKIRA 2018. 10 Également dans le plan d’action contre l’analphabétisme et l’illettrisme pour la période 2010-2015, qui a pour objectif l’alphabétisation des adultes „‚Mayotte, j’écris ton nom‘. Plan départemental de prévention et de lutte contre l’illettrisme et l’analphabétisme à Mayotte 2011-2015“, il est fait allusion au rôle prééminent de l’arabe (95 % de la population), mais pas un mot sur l’apprentissage de l’écrit dans cette langue, sauf pour mentionner que pour certains adultes, l’illettrisme est dû au fait qu’ils aient appris l’arabe dans des écoles coraniques: „Certains d’entre eux ont appris à lire à l’école coranique. Mais en caractères arabes. Ils ne peuvent déchiffrer aucun message écrit en caractère latin“. On peut trouver 58 DOI 10.2357/ ldm-2020-0022 Dossier le texte en format pdf sur le site www.anlci.gouv.fr/ Portail-des-regions/ Mayotte dans la rubrique ‚Documents‘ (dernière consultation: 24/ 06/ 19). 11 Nom anciennement donné au madrasa, l’école coranique à l’ancienne. 12 Cf. Commission du développement régional, Projet du Rapport sur promouvoir [sic] la cohésion et le développement dans les régions ultrapériphériques de l’Union: application de l’article 349 du traité FUE (2016/ 2250 (INI)) du 8 mars 2017, www.europarl.europa. eu/ doceo/ document/ A-8-2017-0226_FR.pdf (dernière consultation: 24/ 06/ 19). 13 Cf. http: / / outremers360.com/ politique/ la-commission-europeenne-presente-sa-nouvellestrategie-en-direction-des-regions-ultraperipheriques/ (dernière consultation: 24/ 06/ 19). 14 Cf. www.linfokwezi.fr/ wp-content/ uploads/ 2018/ 03/ Plateforme-d_union_v17-290318.pdf (dernière consultation: 24/ 06/ 19). 15 www.gouvernement.fr/ argumentaire/ mayotte-plan-d-action-pour-l-avenir-des-mahorais (dernière consultation: 29/ 08/ 18). 16 Cf. www.campusfrance.org/ fr/ l-ambition-pour-la-langue-francaise-et-le-plurilinguisme-demmanuel-macron (dernière consultation: 29/ 08/ 18). 17 Pour plus de détails, cf. Erfurt 2018.