eJournals lendemains 45/178-179

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0023
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
45178-179

Kawéni hima/Kawéni lève-toi: Immigration, espace et identité dans un quartier sensible de Mamoudzou

121
2020
Dimitri Almeida
ldm45178-1790059
DOI 10.2357/ ldm-2020-0023 59 Dossier Dimitri Almeida Kawéni hima / Kawéni lève-toi : Immigration, espace et identité dans un quartier sensible de Mamoudzou Introduction J’ai senti l’odeur du Gaza de Mayotte et je sais aujourd’hui, sans même avoir voyagé, que c’est l’odeur de tous les ghettos du monde. L’urine aigre des coins de rue, la vieille merde des caniveaux, le poulet qui grille sur des vieilles barriques de pétrole, l’eau de Cologne et les épices devant les maisons, la sueur fermentée des hommes et des femmes, le moisi du linge mou. Et ce bruit incessant qui couvre les pensées, les souvenirs, les rêves (Appanah 2016: 74). Cette description polysensorielle tirée du roman Tropique de la violence de Natacha Appanah érige Kawéni en archétype du ghetto urbain. Agglomération située dans la périphérie de Mamoudzou, le quartier-village de Kawéni est un espace urbain hybride. À l’est, il englobe l’une des principales zones d’activité économique et commerciale de Mayotte. Sur les pourtours escarpés à l’ouest et au sud-ouest s’étendent des zones résidentielles très densément peuplées et en partie composées d’habitat improvisé. Ces derniers espaces correspondent assez nettement aux cinq dimensions-clés identifiées par le Programme des Nations unies pour les établissements humains dans la tentative de préciser ce qui constitue un bidonville (anglais slum). Selon cette définition opérationnelle basée sur des critères qualitatifs ( UN Habitat 2003), un bidonville est un espace marqué par un accès inadéquat à l’eau potable et à des systèmes d’assainissement, une mauvaise qualité structurelle des logements, une situation de surpeuplement ainsi qu’un statut résidentiel précaire. Dans le cas de Kawéni vient s’ajouter à cette liste une population en moyenne très jeune et majoritairement issue des multiples flux migratoires qui convergent vers Mayotte. La présente étude porte sur les dynamiques de représentation des marginalités urbaines dans le contexte mahorais à partir de l’exemple de Kawéni. Conformément à l’idée avancée par Henri Lefebvre (1974) que l’espace n’est pas simplement un environnement physique neutre, mais une réalité sociale complexe et contestée, l’analyse s’intéresse tout particulièrement aux processus impliqués dans la construction d’espaces périphériques et aux stratégies développées par les habitants de ces quartiers pour produire des contre-discours. Le cadre conceptuel proposé par Lefebvre dans La Production de l’espace (1974) - une des œuvres fondatrices du tournant spatial dans les sciences humaines et sociales - distingue trois moments productifs de l’espace dialectiquement liés entre eux. Chacun de ces moments correspond à un mode de production et à une forme spécifique de savoir. Ce que Lefebvre appelle la représentation de l’espace se rapporte à l’espace tel qui est conçu dans les discours des urbanistes, technocrates et autres acteurs impliqués dans la planification et la gestion des territoires. La pratique 60 DOI 10.2357/ ldm-2020-0023 Dossier spatiale renvoie aux mouvements quotidiens et aux interactions réitérées dans l’espace matériel. Quant à l’espace de représentation, il est l’espace imaginé et vécu par ses habitants et usagers. Il peut revêtir la forme d’une appropriation symbolique, voire artistique de l’espace physique et constitue donc l’espace privilégié de la fiction. Dans l’analyse qui suit, il s’agira de prendre en compte ces trois différentes manières d’envisager la genèse de l’espace. Revisitée par Edward Soja en 1996, la théorie lefebvrienne est aujourd’hui le plus souvent associée à une vision qui postule une égalité ontologique entre les dimensions historique, sociale et spatiale de l’existence humaine. Plus spécifiquement, l’espace est considéré à partir d’une perspective critique qui englobe à la fois la matérialité de l’espace réel et la subjectivité de l’espace imaginé tout en tentant de dépasser le binarisme entre premier et deuxième espace. Dans le vocabulaire de Soja, le troisième espace peut être compris comme une certaine sensibilité spatiale qui induit une attention particulière aux discours et aux pratiques contre-hégémoniques pouvant émerger dans les „espaces vécus de représentation“ (Soja 1996: 98). L’exploration de ces multiples espaces implique nécessairement une vision émique (c’est-à-dire une perspective interne) qui place le discours des usagers et des habitants au cœur de l’analyse. En d’autres mots, l’enjeu est de déplacer les marges vers le centre en suivant la démarche tracée par les études ethnographiques pionnières de Colette Pétonnet (1968) dans les bidonvilles et cités ouvrières en France et de Janice E. Perlman (1979) dans les favelas de Rio de Janeiro. Afin d’opérer ce rentrage, l’analyse suivante portera sur un moyen métrage écrit et joué par des habitants de Kawéni. Il s’agira particulièrement d’explorer comment l’espace du quartier-village est représenté, pratiqué et approprié par ses habitants. Kawéni, un quartier prioritaire Selon le vocabulaire officiel des politiques d’aménagement du territoire, Kawéni est l’un des 1.514 quartiers prioritaires de la politique de la ville que compte la France. Ce dispositif mis en place en 2015 qui a succédé aux zones urbaines sensibles s’inscrit dans une logique de démarcation d’espaces définis comme ‚déviants‘ par rapport à une norme de cadre de vie urbain. En plus d’indicateurs classiques de vulnérabilité socioéconomique tels que le pourcentage de chômeurs ou le taux de pauvreté, dans le contexte mahorais, cette déviance est principalement définie à partir de trois phénomènes: (i) l’immigration irrégulière, (ii) une pyramide des âges marquée par une prédominance de jeunes de moins de 18 ans et (iii) une transition encore inachevée vers un régime de droit commun (Delahaies 2015: 39). Contrairement au grand nombre de données statistiques disponibles sur les différents territoires figurant sur la carte de la géographie prioritaire française, la plupart des quartiers prioritaires de Mayotte demeurent des terrae incognitae d’un point de vue sociodémographique. 1 Ceci s’explique notamment par l’importance de l’habitat nonréglementaire et la part probablement très significative d’habitants sans titre de séjour. Le chiffre officiel de 17.060 personnes vivant à Kawéni selon le recensement DOI 10.2357/ ldm-2020-0023 61 Dossier de 2017 (cf. INSEE décembre 2017) sous-estime donc vraisemblablement assez largement la réalité démographique du quartier-village. Dès le début de son existence proto-urbaine au milieu du dix-neuvième siècle, Kawéni est un espace qui réunit quatre caractéristiques: activité industrielle, immigration, précarité des conditions de vie et contestation sociale. Situé dans un cirque naturel faisant face au port de Dzaoudzi, la situation géographique de Kawéni en fait un lieu de choix pour la fondation dès 1845 de l’une des premières plantations de canne à sucre de Mayotte. Le recours au travail forcé et le traitement souvent arbitraire auquel doivent faire face les travailleurs des plantations et de l’usine sucrière favorisent l’émergence d’un climat social explosif dont l’expression la plus connue reste la révolte de 1856, un mouvement de contestation violemment réprimé par les autorités coloniales (cf. Denis 2007). Dès les années 1980, Kawéni accueille une large population immigrée en provenance de l’Union des Comores - une population principalement issue de l’île d’Anjouan. À l’instar d’autres agglomérations mahoraises à forte présence immigrée anjouanaise, Kawéni est aujourd’hui souvent désigné comme ‚quartier anjouanais‘. Cette caractérisation ne doit cependant pas occulter la diversité ethnique de Kawéni. Si certaines parties du quartier-village, et notamment le bidonville du Mahabourini, sont surtout habitées par des familles ayant fui Anjouan, Kawéni est à la croisée d’une variété de parcours migratoires avec des personnes issues de la Grande Comore, de Madagascar, d’Afrique continentale, du sous-continent indien et, plus récemment, du Yémen et de la Syrie. Kawéni hima / Kawéni lève-toi Pour tenter de saisir l’espace réel-et-imaginé de Kawéni, nous nous baserons sur l’analyse d’un moyen métrage intitulé Kawéni hima (Kawéni lève-toi / Kawéni bouge). Sorti en 2015, ce film réalisé par le Québécois Benoît Maheux est le fruit d’une initiative commune de plusieurs associations actives dans le quartier. Le projet a été en partie financé par le Commissariat général à l’égalité des territoires sur une demande du Centre de ressources de Mayotte et de la commune de Mamoudzou. Si le film s’intègre dans un programme officiel de politique de la ville, il a néanmoins été entièrement scénarisé, joué et sous-titré par des habitants du quartier. Le film poursuit le double objectif de porter un regard valorisant sur la population du quartier, et notamment sur les dynamiques associatives, tout en évoquant les multiples problèmes du quotidien auxquels se trouvent confrontés les habitants. La stratégie choisie pour mettre en scène la vie quotidienne a consisté à développer plusieurs trames narratives qui se superposent par moments. Cette polyphonie et ces croisements narratifs contribuent à faire émerger graduellement un personnage collectif: les habitants de Kawéni. C’est justement sur ce personnage collectif que se focalisent les dernières scènes du film qui montrent des images d’une ‚marche pour l’unité‘ (marche qui a réellement eu lieu à Kawéni le 23 mai 2015). Chaque histoire est en même temps un portrait évocateur de différents phénomènes qui marquent la 62 DOI 10.2357/ ldm-2020-0023 Dossier vie des habitants du quartier. Il est toutefois important de noter que le moyen métrage construit une image quelque peu déformée qui tend à occulter la diversité de Kawéni. Ainsi, quasiment tous les personnages du film sont issus d’Anjouan et, à l’exception de deux scènes en français, les dialogues sont en shindzuani (la variété du comorien parlée à Anjouan). Par ailleurs, les personnages féminins occupent une place plutôt marginale dans le film puisque la majorité des scènes se concentrent sur des groupes de jeunes hommes. Sans surprise, la question migratoire constitue l’une des thématiques centrales du film. Elle est abordée explicitement à plusieurs moments et notamment dans une scène qui recrée une descente de la Police aux frontières ( PAF ) dans le quartier. Une brève course-poursuite dans les étroites ruelles de Kawéni se termine par l’arrestation d’un jeune adulte. L’intrigue est reprise dans plusieurs scènes ultérieures montrant l’errance d’un garçon qui, après avoir attendu en vain que son père vienne le chercher à la sortie des classes, se retrouve sans domicile fixe forcé de mendier et de fouiller les poubelles pour se nourrir. La séquence évoque le problème bien réel des mineurs isolés résultant en grande partie des séparations de familles provoquées par les reconduites à la frontière d’immigrés en situation irrégulière. Ainsi, un rapport publié par l’Office des mineurs isolés (2015: 22), fruit d’une enquête menée par le sociologue David Guyot, avançait le chiffre de 3.137 mineurs isolés à Mayotte en 2014. Pour beaucoup, ces mineurs se retrouvent livrés à eux-mêmes dans une situation de grande vulnérabilité. 2 Ils sont, comme l’observent Juliette Sakoyan et Dominique Grassineau (2014), les victimes collatérales de la politique dite ‚du chiffre‘ en matière d’expulsions - une politique visant exclusivement à maximiser le nombre d’expulsions. Dans Kawéni hima, le retour du père à Mayotte met finalement un terme à l’errance du jeune garçon. Lorsque ce dernier reproche à son père de l’avoir abandonné, celui-ci lui répond „on m’a renvoyé, mais je suis revenu“ (44’08). La réplique met en évidence la logique pendulaire ‚immigration-expulsion-immigration‘ avec des reconduites à la frontière très souvent suivies d’un nouveau et dangereux périple en kwassa-kwassa 3 entre Anjouan et Grande-Terre. L’immigration apparaît ici non pas comme un seul parcours migratoire, mais comme un incessant va-et-vient aux effets sociaux délétères. Kawéni hima aborde également la question des discriminations dans l’accès au marché du travail. Une partie importante du film est constituée de dialogues entre un groupe d’amis qui évoquent leurs difficultés à trouver un emploi ainsi que les problèmes du quotidien qui touchent les habitants du quartier. La stratégie filmique déployée ici consiste en un scénario ouvert avec des dialogues semi-improvisés qui laissent aux acteurs une certaine liberté dans la prise de parole critique. L’intrigue spécifique tourne autour du phénomène dit du ‚délit d’adresse‘, c’est-à-dire des discriminations liées au lieu de résidence. Lorsque les jeunes hommes apprennent qu’une entreprise du bâtiment recrute des ouvriers, plusieurs membres du groupe décident de postuler. Compte tenu de la mauvaise réputation du quartier, se pose alors la question de savoir quelle adresse indiquer sur le CV . Seul un membre du DOI 10.2357/ ldm-2020-0023 63 Dossier groupe annonce ne pas vouloir dissimuler le fait qu’il habite à Kawéni. Malgré un entretien avec la secrétaire de direction beaucoup plus réussi que celui d’un ami ayant menti sur son quartier de résidence, le jeune homme est le seul à ne pas être retenu. En fait, dès la fin de l’entretien, la secrétaire jette le dossier de candidature à la poubelle en murmurant: „C’est quoi ça? N’importe quoi“ (20’41). Apprenant n’avoir pas été retenu par le fait d’habiter à Kawéni, le jeune homme en question réagit par une longue diatribe dans laquelle il dénonce ce qu’il considère comme le racisme de la société mahoraise, racisme selon lui d’autant plus incompréhensible qu’il a lieu „entre Noirs“. Révolté, il promet qu’à la prochaine grève, il brûlera „tous les magasins de Kawéni“ (42’13). La séquence établit un lien de cause à effet entre les discriminations subies par des jeunes habitants du quartier et les débordements qui ont parfois lieu en marge des mouvements de contestation sociale à Mayotte. Ici, la violence annoncée cible les commerces, symbole d’une société à laquelle certains jeunes n’ont pas la sensation de pouvoir participer pleinement. Si la discrimination intersectionnelle lieu de résidence/ ethnicité est invoquée comme un facteur déterminant des malaises sociaux à Kawéni, il est néanmoins important de noter que Kawéni hima évite de proposer une grille de lecture exclusivement victimaire. Parfois, la prise de parole critique que nous avons évoquée plus haut prend la forme d’une autocritique. Ainsi, lorsque le groupe d’amis se plaint du mauvais état des infrastructures publiques du quartier et notamment du difficile accès à l’eau potable, un membre du groupe observe que le problème est en partie lié aux dégradations commises par les habitants eux-mêmes („Vous les avez détruites, les bornes-fontaines! “, 29’38). Dans une autre séquence, les affrontements entre une bande de jeunes et les forces de l’ordre sont explicitement mis en relation avec la problématique de la délinquance. Plus généralement, c’est la question de l’encadrement de la jeunesse qui est posée. Avec plus de la moitié de la population ayant moins de 18 ans, Mayotte est de loin le département le plus jeune de France ( INSEE 2014). Les séparations familiales résultant du contexte migratoire et des reconduites à la frontière ainsi que le taux élevé de jeunes ayant quitté le système scolaire sans diplôme qualifiant (ibid.) font de la socialisation des mineurs et des jeunes adultes un des défis les plus difficiles à relever auxquels la société mahoraise doit faire face. Kawéni hima aborde cet enjeu principalement par le prisme des relations intergénérationnelles. C’est le cas par exemple d’une séquence centrée sur les conflits entre un jeune en situation de décrochage scolaire et ses parents. Une autre scène qui suit une altercation entre un groupe de jeunes hommes et les forces de l’ordre voit l’intervention d’un vieil habitant connu dans le quartier comme „le vieux Batoumane Magnélé“ qui prodigue ses conseils à l’un des jeunes. L’exhortant à ne plus affronter la police et à se construire une vie „par le travail“, le vieil homme promet d’intervenir auprès des autorités afin de les faire comprendre „de mieux encadrer les jeunes“ (46’28). La figure du vieil homme à la parole empreinte de sagesse fonctionne comme instance médiatrice garante de l’ordre social. La conversation se termine par une poignée de main qui semble ici symboliser la 64 DOI 10.2357/ ldm-2020-0023 Dossier nécessité d’un pacte intergénérationnel pour améliorer la vie des habitants du quartier. Cette interprétation est d’autant plus plausible que la scène est immédiatement suivie de la séquence finale montrant la marche pour l’unité des habitants sous le slogan de „Changeons l’image de Kawéni“ avec des bannières sur lesquelles figure un logotype représentant une poignée de main. Les images de la marche sont accompagnées d’un texte expliquant la démarche des associations à l’origine de l’initiative. Il s’agit notamment de montrer que Kawéni „se prend en main“ et „que les habitants du quartier peuvent être acteurs de développement“ (47’23). Est évoquée ici la question cruciale posée par Gayatri Chakravorty Spivak (1988) sur la parole du subalterne. Dans Kawéni hima, la faculté de prise de parole est déclinée dans le sens de la capacité à participer pleinement au processus de production de l’espace. Dans le sens restreint des mesures mises en place dans le cadre de la politique de la ville, il s’agit tout d’abord d’une participation à la production de ‚l’espace conçu‘ à travers des possibilités réelles d’influer de manière significative sur la gestion et l’aménagement du quartier. Le film annonce la création prochaine d’un conseil citoyen permettant d’associer les habitants aux mesures de rénovation urbaine. En 2017, une telle institution a vu le jour à Kawéni en application de la loi dite Lamy de 2014 qui prévoit la mise en place de conseils citoyens dans les quartiers prioritaires. Si l’objectif est d’associer les habitants à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique de la ville, dans la pratique, ces conseils sont loin de marquer l’avènement d’une véritable démocratie participative locale (cf. Kirszbaum, à paraître). Dans le cas particulier de Kawéni, l’invisibilité officielle d’une partie des habitants qui découle de leur statut d’immigrés clandestins rend l’émergence d’un modèle de gestion communautaire de l’espace difficile, voire impossible. Dans le sens de l’appropriation réelle-et-imaginée de l’espace théorisée par Henri Lefebvre (1974) et Edward Soja (1996), la question centrale posée par Kawéni hima dépasse cependant largement le cadre formel de la démocratie locale. Il s’agit de la capacité des habitants à édifier un espace de représentation commun capable de s’imposer face à la représentation hégémonique du quartier comme espace doublement marginal. La demande d’égalité portée par les participants de la marche pour l’unité est donc en même temps une revendication de visibilité et de participation pleine et entière à la société française. Périphérie urbaine d’une région ultrapériphérique de l’Union européenne, Kawéni présente en même temps certains aspects qui en font un espace central d’une nouvelle forme de modernité urbaine. C’est tout d’abord la modernité de l’habitat informel décrite par John F. C. Turner (1976) dans son ouvrage classique Housing by people. Au risque d’idéaliser des conditions de vie difficiles dans un environnement insalubre, le bidonville peut néanmoins être vu comme l’expression d’une certaine modernité marquée par des dynamiques d’autogestion et d’appropriation de l’espace qui échappent aux mécanismes de contrôle technocratique exercés par le centre. Dans cette perspective, les mesures dites de démolition/ reconstruction qui ont marqué la politique de la ville française en métropole comme en outre-mer doivent être DOI 10.2357/ ldm-2020-0023 65 Dossier examinées d’un œil critique. Si elles ont sans nul doute permis d’améliorer la qualité de l’infrastructure urbaine, elles ont cependant pour effet d’effacer un espace matériel créé par les habitants et porteur d’une mémoire culturelle. 4 En guise de conclusion: repenser la République dans sa périphérie Dans un sens plus géopolitique et suivant la logique esquissée par Étienne Balibar (2001) dans sa tentative de repenser les liens entre citoyenneté et espace, Kawéni peut être vu comme le fruit du déplacement de la frontière entre l’Union des Comores et la France des eaux du canal du Mozambique vers le cœur de Mayotte. Cette internalisation des frontières est, selon Balibar, un phénomène qui va de pair avec la mondialisation. L’une des expressions les plus visibles de ce processus est l’émergence de nouvelles frontières intra-urbaines qui délimitent des quartiers dans lesquels se concentre une population au statut socio-économique précaire avec une large proportion de main d’œuvre immigrée peu qualifiée. Ce nouvel ordre territorial est accompagné d’un déplacement des pratiques institutionnelles communément associées aux frontières des marges vers le centre (cf. Balibar 2006). On peut, dans le contexte de Kawéni, mentionner l’exemple des descentes des forces de l’ordre coordonnées par la Police aux frontières et des opérations de contrôle d’identité particulièrement fréquentes dans les parties résidentielles du quartier-village. 5 Comme de nombreux quartiers à forte population issue des immigrations postcoloniales, Kawéni constitue un défi fondamental lancé à l’imaginaire républicain. Se pose, en effet, la question de savoir comment la République peut être pensée à partir de ses marges. En France, le discours hégémonique sur les banlieues dites ‚sensibles‘ tend à représenter ces espaces comme des „territoires perdus de la République“, pour reprendre la célèbre formule de Georges Bensoussan (Brenner 2002). L’utilisation dans le discours politique des termes de ‚sauvageons‘ ou de ‚racaille‘ pour désigner des jeunes habitants de banlieue est révélatrice d’une conception de ces espaces urbains comme des ‚zones de non-droit‘ qu’il faudrait pacifier et discipliner à travers des mesures exceptionnelles dans le cadre de régimes dérogatoires (cf. sur ce point Germes/ Glasze 2010). 6 Cet imaginaire s’avère nécessaire pour maintenir un certain ordre symbolique de la République construit par opposition à une altérité radicale. Cette altérité peut prendre plusieurs formes; elle est tantôt la femme voilée, tantôt le ‚jeune‘ qui siffle la Marseillaise lors d’un match de foot, tantôt la cité délabrée d’une banlieue défavorisée. C’est par antinomie à ces figures et à ces espaces imaginés comme autant de ‚non-Républiques‘ que l’appartenance à la France tend à être définie. En grande partie, ce tropisme identitaire manichéen est le produit d’un malentendu: l’idée que le passé colonial de la France n’a constitué qu’une brève digression dans le récit national. Or, le colonialisme, dans ses multiples expressions, fait partie intégrante de l’histoire de France dès sa première modernité. Si les années fondatrices de la Cinquième République correspondent approximativement à la période 66 DOI 10.2357/ ldm-2020-0023 Dossier des indépendances, 7 ces indépendances ne signifièrent en rien un effacement des traces du moment colonial. Comme l’écrit Achille Mbembe au sujet des attitudes dominantes dans la société française à l’égard du colonialisme: On fait comme si l’événement colonial appartenait à un outre-temps et à un outre-mer, et comme s’il n’avait strictement rien à nous apprendre au sujet de la compréhension de notre propre modernité, de la citoyenneté, voire du développement de nos humanités (Mbembe 2006: 121). Plutôt que de parler de refoulement ou d’amnésie, Ann Laura Stoler (2011) a proposé le terme d’aphasie coloniale pour désigner notamment les difficultés que rencontre la France à trouver les mots justes pour exprimer les liens entre République et Empire. Or, c’est justement dans les marges de la République, dans ces reliquats d’Empire tels que Mayotte, que ces liens se manifestent le plus puissamment. Si le phénomène migratoire à Mayotte et les espaces urbains où il se concentre sont si peu présents dans le débat public français, c’est peut-être surtout parce qu’ils mettent en évidence à quel point la France est elle-même une „postcolonie“ (Mbembe 2000) dans le sens restreint d’une société profondément et irrémédiablement transformée par son expérience coloniale. La centralité des espaces périphériques tels que Kawéni provient du fait qu’ils nous forcent à chercher un nouveau vocabulaire pour penser la république postcoloniale et la citoyenneté au XXI e siècle. 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Il faut mentionner qu’en 2017, l’INSEE a publié un portrait des 36 quartiers prioritaires de politique de la ville à Mayotte. Les chiffres sont cependant basés sur le recensement de la population de 2012 et ne concernent donc que les habitants au statut de résidence légale (cf. INSEE juillet 2017). 2 En 2015, un rapport de la Préfète Yvette Mathieu pour le Défenseur des droits évoquait la question des mineurs isolés à Mayotte en dénonçant les graves défaillances dans la 68 DOI 10.2357/ ldm-2020-0023 Dossier protection de l’enfance et les fortes inégalités dans l’accès à l’éducation et à la santé (cf. Défenseur des droits 2015). 3 „Kwassa-Kwassa“ est le nom donné aux embarcations utilisées par les passeurs de migrants entre la République des Comores et Mayotte. Il s’agit en général de pirogues motorisées en plastique totalement inadaptées au transport de personnes en pleine mer - ce qui rend les 70 kilomètres qui séparent Anjouan de Mayotte l’une des routes migratoires les plus dangereuses au monde. 4 Sur l’impact social et culturel des mesures de démolition/ reconstruction, cf. la très intéressante étude menée par Karine Meslin et Loïc Rousselot (2013). 5 Il est d’ailleurs intéressant de noter que le code de la procédure pénale prévoit un régime de contrôle d’identité plus strict à Mayotte que dans les autres collectivités d’outre-mer. En outre, alors que la durée maximale de rétention pour vérification d’identité est de quatre heures, à Mayotte, elle s’élève à huit heures (cf. Code de la procédure pénale, articles 78- 2 et 78-3). 6 Sur ce point, cf. Tchumkam 2015: 5. Achille Mbembe (2005) décrit dans ce contexte un vocabulaire qui tend à nier le statut de sujet moral aux habitants de ces quartiers. 7 Ceci ne s’applique d’ailleurs pas à l’Union des Comores dont l’indépendance en 1975 est plus tardive.