lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0025
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
45178-179
L’immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte
121
2020
Andriatiana Ranjakasoa
ldm45178-1790082
82 DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 Dossier Andriatiana Ranjakasoa L’immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte Une analyse d’articles de presse et de quelques œuvres de David Jaomanoro Si l’on regarde de près le débat qui s’organise autour de l’immigration clandestine, on constate d’emblée que ce qui préoccupe la majorité des médias, c’est la situation et le destin des migrants traversant clandestinement la mer méditerranée ou la frontière entre les Étas-Unis et le Mexique. Or, on peut également observer les mêmes scènes dramatiques dans l’océan Indien, plus précisément aux alentours de l’île de Mayotte, où les migrants, quelles que soient les raisons de leur odyssée, sont considérés comme des „être[s] indésirable[s], sans place“ (Agier 2002: 53). Mon article se propose alors de donner un aperçu général de la situation de l’immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte située à 300 km à l’ouest de l’île touristique de Nosy-Be et à 350 km de Mahajanga, la métropole de la région de Boina. Vu son ampleur, il s’agit d’un phénomène qui mérite d’emblée d’être abordé. D’ailleurs, outre la francophonie, le développement économique, social et culturel et la restitution des Îles Eparses depuis 1972, l’immigration clandestine vers l’île de Mayotte est l’une des préoccupations majeures des dirigeants politiques français et malgaches dans le cadre de la coopération entre la France et Madagascar. Basée sur une analyse d’articles de presse, la première partie se focalisera sur les caractéristiques de cette forme de migration. La deuxième partie tentera d’apporter un éclairage sur les aspects sociopolitiques et socio-économiques à travers l’analyse de deux œuvres de David Jaomanoro: L’esprit du lagon (2017 [2006]) et le recueil de poèmes Quatr’am’s j’aime ça! (2017 [1987]). David Jaomanoro était un auteur malgache qui, lui-même, s’est exilé à Mayotte au lendemain des événements politiques des années quatre-vingt-dix, 1 événements qui ont bouleversé le quotidien des Malgaches. Cet article s’intéressera par ailleurs à la question de savoir comment David Jaomanoro a bâti, à travers les œuvres mentionnées ci-dessus, un pont culturel entre les trois îles de l’océan Indien: les Comores, l’île de Mayotte et l’île rouge, Madagascar. 1. État des lieux de l’immigration clandestine des Malgaches à travers l’analyse d’une sélection d’articles de presse Afin de dresser un état des lieux de l’immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte, treize articles de presse ont été analysés. Issus de la presse mahoraise (Le journal de Mayotte, Mayotte Hebdo), malgache (L’Express de Mada, La Tribune, News Mada, MATV , Orange Madagascar) et de la presse internationale DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 83 Dossier ( RFI ), ces articles nous permettront d’aborder la problématique de l’immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte sous différents angles. Cette nouvelle forme de migration a pris une grande ampleur depuis 2014 parce que Mayotte est devenue une région ultrapériphérique de l’Union Européenne depuis le premier janvier 2014. La presse écrite n’a pas tardé à réagir à ce phénomène. En effet, de nombreux articles de presse, parus entre mai 2015 et mars 2018, nous donnent des détails pertinents sur l’immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte. Les thèmes récurrents autour desquels s’articulent ces articles peuvent être classés en quatre catégories: les types de trafic et les victimes, les raisons de l’émigration et le devenir des migrants, les conditions de la traversée et, pour finir, les mesures entreprises par les autorités compétentes. En ce qui concerne les types de trafic et les victimes, on peut citer le trafic de drogues, notamment du cannabis, le trafic des espèces de faune et de flore et, en particulier, le trafic humain dont les victimes sont des femmes et des enfants issus des couches sociales défavorisées comme certains pêcheurs, par exemple. Âgés de six mois à sept ans, les enfants voyageant avec leur mère ou non accompagnés, avec ou sans le consentement des parents, sont en effet les plus vulnérables. Quant aux raisons de l’émigration, cinq aspects sont le plus souvent soulignés: l’aspiration à une vie meilleure, la nécessité de soins médicaux, l’envie de rejoindre des membres de sa famille qui se trouvent déjà à Mayotte, l’accouchement dans le but de faire attribuer au nouveau-né la nationalité française et enfin le mariage. Toujours est-il que les réfugiés qui ont survécu à la traversée périlleuse doivent faire face à la réalité du quotidien mahorais: beaucoup d’entre eux deviennent des sanspapiers et travaillent au noir pour subvenir à leurs besoins. Néanmoins, certains réussissent trouver un travail décent comme caissières, femmes de ménage ou vendeurs de produits en provenance de Madagascar. Si l’on peut dire que la chance a souri aux migrants clandestins qui sont arrivés sains et saufs - on en a recensé trois cents en 2016 (Matv Madagascar 2017) et qui, en plus, aboutissent à leur objectif - il y en a beaucoup d’autres qui, malheureusement, ont perdu la vie en tentant de rejoindre Mayotte par la mer. En effet, les conditions de la traversée s’avèrent difficiles. Partis des villes telles que Mahajanga (dans l’ouest-nord-ouest de Madagascar), Antsiranana (dans le nord), Ambanja, Ambilobe et Nosy-Be (dans le nord-nord-ouest), les migrants traversent le Canal du Mozambique en prenant un kwassa-kwassa, un bateau de pêcheurs anjouanais d’une longueur de sept mètres (Samake 2015) ou un bateau de pêche traditionnel d’une longueur de neuf à dix mètres. Les frais de ce voyage tant attendu par les migrants désespérés et lassés des conditions de vie misérables à Madagascar s’élèvent à environ deux à trois millions d’ariary, soit entre 500 et 600 euros. 2 Puisque le salaire mensuel moyen à Madagascar s’élève à 50 Euros ( RFI 2019), la somme que les passeurs demandent aux migrants est supérieure au salaire annuel moyen d’un Malgache. Vu l’importance économique de la traversée et le désir ardent des ressortissants de quitter 84 DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 Dossier clandestinement Madagascar, les passeurs n’hésitent pas à embarquer plus de passagers que la capacité des bateaux ne l’autorise, coûte que coûte, sans parler des pannes techniques qui peuvent survenir à tout moment. Il arrive donc très fréquemment que les bateaux fassent naufrage à peine après avoir quitté les côtes malgaches en direction du nouvel eldorado. Neuf personnes ont ainsi trouvé la mort en 2015 et cinq en 2016 (Rakotomalala 2016). Les autorités compétentes, que ce soit du côté des Malgaches ou du côté des Mahorais, ont pris des mesures pour limiter la migration clandestine des Malgaches vers l’île sœur. L’une de ces mesures concerne notamment le rapatriement des immigrés clandestins malgaches dont le nombre se serait élevé, d’après Orange Madagascar, à 10 000 en 2015 (Orange Madagascar 2017). 3 Par ailleurs, afin de démanteler les réseaux de trafiquants et de passeurs, des enquêtes ont été menées à Nosy-Be et les chefs du fokontany (quartier), l’Agence portuaire maritime et fluviale ( APMF ) et la Police aux frontières ( P.A.F. ) coopèrent (ibid.). Des efforts ont également été déployés dans la formation de la police des frontières. Néanmoins, les autorités compétentes rencontrent des difficultés dans la pratique en raison du manque de ressources humaines et matérielles (ibid.). On peut citer en exemple les sous-effectifs à la brigade de port, l’insuffisance des véhicules mis à la disposition de l’APMF et le faible ratio de la police à Madagascar (trois policiers pour 1.000 habitants). 2. Aspects politiques et socio-économiques de l’immigration clandestine des Malgaches vus à travers la nouvelle L’esprit du lagon (2006) de David Jaomanoro Après avoir présenté l‘immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte depuis 2014 à partir d’articles parus dans la presse, nous allons nous pencher désormais sur l’analyse des œuvres de David Jaomanoro, „le pilier le plus ferme de l’écriture francophone à Madagascar“ (Meitinger 2018: 1), qui, lui aussi, s’est intéressé à cette thématique. Parmi ses œuvres, la nouvelle L’esprit du lagon traite de l’immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte. Vu la date de parution de l’œuvre, on peut dire que le phénomène de l’immigration clandestine marque déjà le quotidien des habitants des côtes malgaches et mahoraises depuis au moins une décennie. Dans son œuvre, David Jaomanoro cherche à lever le voile sur le destin des migrants clandestins ainsi que sur leurs traumatismes, à mettre en cause le système qui en est responsable et encourage à espérer un avenir meilleur. Dans cette nouvelle, tout se joue autour de l’arrivée clandestine de quelques Malgaches à Mayotte, parmi lesquels l’adolescente Echati, et de la course-poursuite entre eux et la police mahoraise. Nous apprenons, à travers le point de vue externe du narrateur, dans quelle conditions épouvantables ces migrants ont effectué la traversée. Ainsi, le narrateur se focalise sur le destin d’Echati et ce qu’elle a vécu durant l’odyssée. Arrivée à Mayotte, elle a fait la connaissance de Bikini, un Mahorais. Ce DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 85 Dossier dernier a demandé à son ami Piné d’emmener Echati avec lui étant donné que la police était à sa poursuite. Ensuite, ils ne se sont plus revus bien qu’Echati soit enceinte de Bikini. Leur relation n’a donc pas duré longtemps. Echati s’est finalement présentée au poste de la police pour tenter de libérer son cousin qui a été arrêté. L’histoire prend fin lorsque la poche des eaux d’Echati s’est rompue. La fin de la nouvelle fait ensuite une place importante à l’imagination du lecteur. L’histoire se déroule dans les régions côtières malgaches et mahoraises, ce qui distingue David Jaomanoro de „la majorité des intellectuels“ malgaches, qui „est issue de la région centrale de l’Imerina“ (Ranaivoson 2017: 27) et a choisi cette région comme cadre spatial de ses œuvres. Comme l’auteur met en exergue les habitants des régions côtières, auxquels il laisse la parole, nous pouvons en tant que lecteurs nous mettre à leur place, ressentir ce qu’ils sentent, vivre ce qu’ils vivent, anticiper ce qui les angoisse et découvrir avec eux des recoins avec leurs caractéristiques géographiques, culturelles, économiques et sociales. Les personnages incarnent des petites gens appartenant aux couches sociales défavorisées, luttant chaque jour avec acharnement pour survivre, y compris des femmes enceintes en quête d’une vie meilleure pour leurs enfants. Boni (2008: 682) qualifie cette motivation de „destin salvateur“. Désespérées, elles ne voient plus qu’un seul moyen pour sauver leurs enfants de la misère à laquelle ils sont promis: l’acquisition de la nationalité française à l’âge adulte, conformément au principe du droit du sol. L’esprit du lagon, comme le titre y fait allusion, met en exergue les conditions épouvantables du périple caractérisées par „un soleil de feu“ (Jaomanoro 2017: 293) qui diminue la chance de survie des clandestins. Ceux qui ne parviennent pas à survivre se métamorphosent en esprit du lagon. À cet égard, il faut bien préciser que pour un Malgache, mourir et être enterré dans un endroit quelconque est inconcevable étant donné que la vie de la société malgache et la croyance malgache se basent sur le principe du velona iray trano, maty iray fasana, i. e. tant que nous sommes en vie, nous vivons sous le même toit. Quand nous mourrons, nous serons enterrés dans le même tombeau (donc, dans le tombeau familial). Ceci montre à quel point les Malgaches qui empruntent le chemin de la mort sont prêts à renoncer à leur attachement à leurs ancêtres. Égoïstes et arrivistes, les passeurs s’intéressent, quant à eux, davantage à l’amélioration de leur situation financière qu’au sort des migrants clandestins. Ainsi, ils n’assurent même pas l’approvisionnement en eau et en nourriture des migrants (ibid.: 293). Il semble qu’ils ne soient pas en bons termes avec ces derniers car ils les comparent à des „chiens battus et affamés“ (ibid.: 294). Ils sont en position de force puisque les autorités sont leurs complices. L’un des passeurs prétend avoir „[s]on frère dans la police“ (ibid.: 294). Outre la maltraitance inhumaine que doivent subir les migrants, mis à part le fait que le mot ‚chien‘ est une insulte dans le langage malgache, ils doivent également faire face aux attaques sur les routes et pour les femmes à une série de viols, ces dernières ne pouvant même pas porter plainte étant donné qu’elles se trouvent elles-mêmes en situation illégale. Dès lors, on peut les considérer, d’après Boni, comme „la figure emblématique de l’humain sans droits et 86 DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 Dossier sans voix vivant sur les routes, entre les frontières, en quête d’un Eldorado“ (2008: 682). Après un viol, les femmes sont hospitalisées et soignées puis elles sont rapatriées à Madagascar. Par ailleurs, à travers la nouvelle, nous pouvons également nous informer sur les conditions de vie à Mayotte. Arrivés sur place, les migrants qui ont pu survivre au périple essaient de se tirer d’affaire tant bien que mal afin d’avoir une existence décente. En effet, faute de permis de séjour, ils n’ont ni domicile ni travail (Jaomanoro 2017: 302) et se trouvent désormais dans une situation d’irrégularité, d’angoisse et de souffrance en marge de la société et à l’écart de la civilisation, ce qui rend leur quotidien compliqué, voire invivable. Par exemple quand ils crient „Moro! Moro! “ (ibid.: 296), un emprunt du mahorais, c’est pour avertir l’approche d’une patrouille de police qui peut les arrêter. Penchons-nous à présent sur les caractéristiques essentielles du style littéraire de la nouvelle L’esprit du lagon. Les formes littéraires présentes nous montrent la singularité de David Jaomanoro, un auteur qui maîtrisait à la fois la culture malgache et la culture mahoraise, ainsi que de ses œuvres. On retrouve ainsi des traces de son identité et de son sentiment d’appartenance aux deux cultures, mais on se rend également compte de son aspiration au rapprochement de sa propre culture avec les traditions culturelles mahoraises. Premièrement, l’alternance codique témoigne non seulement de l’appartenance culturelle des protagonistes, mais aussi de leur authenticité et de celle des régions dont ils sont issus ou dans lesquelles ils vivent. On peut citer l’exemple suivant: lorsque Bikini veut faire sortir Echati avant qu’elle ne soit rapatriée à Madagascar, Piné lui pose la question „Ouna gniandzo na wayé“ (ibid.: 296), ce qui revient à dire „Tu es amoureux d’elle? “ (ibid.). Le positionnement positif de David Jaomanoro vis-à-vis du mahorais peut être perçu, d’une part, comme valorisant par les lecteurs mahorais et comme un signe de solidarité vis-à-vis de ce peuple qui l’a adopté après son exil à Mayotte, il y a deux décennies. D’autre part, il faut rappeler qu’il avait l’intention de promouvoir le plurilinguisme et le multiculturalisme dans l’océan Indien, „au risque de déstabiliser le lecteur“ (Ranaivoson 2017: 15). En effet, ne maîtrisant pas le mahorais, certains lecteurs malgaches pourraient se heurter à des difficultés en lisant les emprunts mahorais auxquels David Jaomanoro a recours. En outre, il a recours à la traduction des proverbes mahorais, ce qui est authentique dans son genre puisque l’origine de ces proverbes est liée aux spécificités culturelles de Mayotte. L’exemple suivant nous le montre bien: „Une peau de banane, pensa Echati avec amertume. Une fois la chair consommée, elle ne vaut plus grand-chose“ (Jaomanoro 2017: 301). Les lecteurs locaux peuvent alors s’identifier encore plus facilement avec le message que le protagoniste veut faire passer, tandis que d’autres ayant un autre arrière-plan culturel pourraient être un peu plus perplexes. À mon avis, l’utilisation de la traduction de ces proverbes mahorais témoigne de la rencontre des deux cultures malgré la distance géographique. Cette traduction DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 87 Dossier joue deux rôles importants: d’une part, la conservation du patrimoine culturel immatériel mahorais et d’autre part l’enrichissement du français écrit, notamment sur le plan de la phraséologie. Dans le premier cas, la nouvelle remplit la fonction classique de la littérature: elle est une mémoire collective de nos richesses culturelles. Dans le deuxième cas, elle se présente comme une source d’inspiration du point de vue linguistique. De plus, l’utilisation de mots comoriens donne au cadre spatial une note de couleur originale et locale et met en valeur la singularité des traditions culturelles mahoraises. Citons-en deux exemples. Dans le passage „Bikini et Piné continuèrent tranquillement leur partie de mraha wa tso sur le trottoir“ (ibid.: 296), „mraha wa tso“ est „un jeu comorien de graines sur tablier de bois“ (ibid.). À cela s’ajoute „Shiromani“, un terme qui désigne le „grand châle dans lequel se drapent les Comoriens“ (ibid.). Dans le même ordre d’idées, on retrouve également des comparaisons figuratives liées cette fois-ci aux aspects de la culture malgache: une femme dans le groupe de clandestins est „chargée comme une charrette de Tananarive: un bébé sur le dos, un impressionnant sac sur la tête“ (ibid.: 293). Cette comparaison nous donne une image du quotidien des paysans malgaches qui montent à la capitale pour vendre leurs produits agricoles transportés par une charrette surchargée tirée par deux zébus (la race de bœufs existant à Madagascar). Par ailleurs, l’auteur compare le cousin d’Echati, arrêté par la police la veille, à „une mangue mûre [cueillie] à la descente d’un taxi brousse“ (ibid.: 300). L’originalité de cette nouvelle réside en outre dans le fait que l’auteur fait preuve de créativité en faisant attribuer au protagoniste Echati des surnoms hors du commun: „Petite-Chose-Mienne“ (ibid.: 298) et „Maman-Mienne“ (ibid.: 299). À travers ces surnoms, des euphémismes que l’on pourrait interpréter de différentes manières, Bikini, le partenaire d’Echati, exprime l’affection qu’il éprouve pour elle. D’un côté, il la qualifie comme un objet en sa possession auquel il montre son amour obsessionnel. De l’autre côté, le surnom „Maman-Mienne“ (ibid.: 298) sous-entend qu’il la considère comme sa mère. À la créativité s’ajoute aussi l’intertextualité. Il y a certains événements que nous, lecteurs, n’apprenons pas directement, des événements qui peuvent susciter chez nous la surprise, le choc, voire le bouleversement. L’un de ces événements est p. ex. le viol collectif de sept jeunes femmes arrivées clandestinement à Mayotte, qu’un couple français découvre dans un journal dont l’article s’intitule „Viols en série sur des immigrées clandestines“ (ibid.: 295). Ce procédé littéraire, l’éclipse narrative, interrompt la trame du récit et renvoie les lecteurs dans un premier temps à un autre type de texte et les incite ensuite à faire un retour en arrière afin de se remémorer les faits passés. De ce fait, les lecteurs sont contraints de renoncer provisoirement à une lecture linéaire, ce qui rend le suspense plus intense et la trame si saisissante que les lecteurs sont amenés à réfléchir et à coopérer avec l’auteur à travers la lecture des passages intercalés (cf. Meitinger 2017: 33). 88 DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 Dossier De plus, l’on assiste aussi à des éléments intermédiaux qui enrichissent le texte. Pendant que Bikini veut sauver Echati dans la cabane où les cambrioleurs l’ont enfermée, la chanson de la chanteuse malgache de salegy, Ninie Douniah et ensuite celle du „reggaema mahorais Babadi“ (Jaomanoro 2017: 297) passent sur une chaîne Hi-Fi. Ces morceaux de musique rendent la scène aussi vivante que dynamique. Ils mettent aussi en exergue l’authenticité des régions dans lesquelles se déroule l’histoire. Bref, on peut avancer que David Jaomanoro a apporté une contribution non négligeable au développement d’un nouveau style littéraire dans le domaine de la littérature francophone, et ce, tant sur le plan de l’écriture, de la thématique que sur le plan du langage. Il nous révèle certains aspects des traditions culturelles malgaches longtemps restés dans l’ombre, des „héritages inaliénables des ancêtres“ (Pierre 2017: 43), et certains aspects des traditions culturelles mahoraises. 3. Les raisons de l’immigration clandestine vues à travers trois poèmes issus du recueil Quatr’am’s j’aime ça! (1987) de David Jaomanoro Ce recueil de poèmes, grâce auquel David Jaomanoro a remporté le prix de la poésie en 1987 lors du colloque „J.-J. Rabearivelo, cet inconnu? “, retrace et dénonce à la fois les problèmes de la misère dans les années quatre-vingt certes, mais ces problèmes sont encore d’une grande actualité aujourd’hui. Dans un entretien avec Dominique Ranaivoson, David Jaomanoro affirme: „À l’époque je voulais attirer l’attention sur la déchéance de la situation socio-économique à Madagascar. Tous mes écrits n’étaient qu’un cri de détresse“ (Ranaivoson 2017: 13). Vu la dégradation actuelle de la situation socio-économique à Madagascar, on peut avancer qu’il avait eu raison de lancer un appel de détresse. Il aborde différents aspects de la pauvreté, notamment la mendicité (les enfants de la rue, mais aussi les sans-abris), la fouille-poubelle, la sous-alimentation, la perte de la dignité humaine, les plaintes de quatr’ams que personne ne veut entendre (l’indifférence de la société) et la violence sociale. Si David Jaomanoro a opté pour les régions côtières pour le cadre spatial de la nouvelle L’esprit du lagon, il a mis en scène des habitants de la capitale de Madagascar, Antananarivo (Tana pour les habitués), dans le recueil de poèmes Quatr’am’s j’aime ça! . Le terme „Quatr’ams“, dérivé de l’abréviation „quatre mi“ („mi“ étant le suffixe de quatre verbes transitifs: mifoka, miloka, migoka, mivarotena, i.e. fumer du haschisch, jouer pour de l’argent, boire de l’alcool, se prostituer 4 ) désigne en général les enfants de la rue, mais aussi les sans-abris vivant dans la précarité. Ainsi, Quatr’ams rime avec la misère. La misère à laquelle est soumise la plupart de la population malgache a de multiples causes. On ne peut en citer que quelques-unes qui sont d’ailleurs interdépendantes: une croissance démographique élevée, le manque d’infrastructures (sanitaires et routières), la corruption des dirigeants politiques, la dislocation familiale, le fossé grandissant entre riches et pauvres, les cataclysmes naturels et l’insécurité. DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 89 Dossier Dans le poème „Qu’y-a-t-il de particulier ce matin“, l’on assiste à des scènes du quotidien des enfants de la rue qui semble si monotone et si anonyme que l’on se pose la question de savoir s’il y a des évènements qui sortent de l’ordinaire. La réponse à cette question se réfère à la mort d’un des enfants due à la sous-alimentation, un phénomène qui fait partie de leur quotidien, puisque les parents se trouvent, eux aussi, dans une lutte acharnée pour survivre. Les enfants sont donc livrés à euxmêmes. Annoncée trois fois, tantôt de manière directe au début et à la fin du poème et tantôt à travers un euphémisme, la mort de cet enfant met ses camarades dans un état de choc, ayant eux aussi peur de finir un jour de cette façon. Qu’y a-t-il de particulier ce matin Sous une véranda un enfant est mort, mort de faim Entassés les uns sur les autres Comme des petits d’une bête Dans la misère ils se vautrent Pendant la nuit il s’est éteint Doucement doucement Faisant cadeau à ses copains De son chapeau de mendiant Un matin de tous les jours un gamin dort pour toujours ses camarades l’observent idiots sans un mot sans un sanglot Mais qu’y a-t-il de particulier ce matin Sous une véranda un enfant est mort, mort de faim (Jaomanoro 2017: 85). Tout comme dans la nouvelle L’esprit du lagon, David Jaomanoro se met à la place de ses protagonistes, agit dans leur intérêt et dévoile leurs besoins, leur sentiment, leur désespoir, leur vécu et leurs soucis quotidiens dans le but de développer une prise de conscience de ce qui va mal dans la société malgache mais dont on ne parle guère. Il veut lever le voile sur un monde que les riches ignorent, le monde des mendiants que les riches ne côtoient pas et leurs drames quotidiens. Quatr’am’s j’aime ça! Dehors Oh quelle horreur Des lambeaux d’humanité Superbement laids Leur dignité il n’en reste plus Plus que des haillons Le verbe déchire mon gosier Je hais je hais je hais 90 DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 Dossier Ma journée commence par une interminable promenade, la ville que je connais, elle me connaît. Mon soleil il a la flemme de marcher; je le porte tantôt sur le dos, tantôt sur la tête, tantôt sur le ventre. Je me chauffe à ses caresses, je m’en nourris, m’en gave (ibid.: 84). Dans ce mélange de vers et de prose, caractérisé par le jeu de mots, le protagoniste, indigné, observe son entourage. À partir de son point de vue, il se crée une image vivante des mendiants: on voit des gens pauvres et mal vêtus ayant perdu leur dignité. Le protagoniste se révolte et ne cache donc nullement la haine qu’il voue aux autorités compétentes malgaches. Néanmoins, il reconnaît sa chance: son soleil qui lui tient compagnie. À travers cette personnification, il exprime son espoir, l’espoir qu’un jour ces mendiants auront aussi la part de leur soleil qui leur revient, comme l’exprime ce dicton malgache: Ny tsirairay dia samy manana ny anjara-masoandrony. Outre les mendiants, on peut aussi observer les prostituées dans les rues de Tana, vivant au jour le jour. Isabelle La gamine est à Isabelle La gamelle est à la gamine Isabelle fait l’entrée du tunnel D’un œil indifférent le tunnel Observe Isabelle La gamine est à Isabelle La gamelle est à la gamine Ecœure les passants Des honnêtes gens Qui d’un œil indifférent Observent l’enfant […] (ibid.: 55). Le tunnel d’Ambohidahy, situé dans le centre-ville de Tana, est un lieu où se côtoient riches et pauvres bien que le fossé entre eux ne cesse de s’agrandir: on y trouve des gens riches installés confortablement dans leur voiture bloqués dans les embouteillages, ainsi que des passants appartenant surtout aux couches sociales moyennes mais aussi des personnes issues des couches sociales défavorisées (des mendiants, y compris des enfants de la rue et des prostituées) de l’autre côté. Isabelle est l’une d’entre elles. Ne pouvant pas subvenir à ses besoins, elle doit se prostituer. Or, ce métier n’est pas accepté par la société malgache majoritairement chrétienne 5 étant donné que dans la religion chrétienne, la prostitution est considérée comme un pêché. On ressent alors l’indifférence de la société vis-à-vis des prostituées et de leurs enfants. Sans ménager son discours, David Jaomanoro a pointé du doigt la société malgache en la qualifiant d’indifférente tout en la flattant à la fois ironiquement par „des honnêtes gens“. On se rend alors compte de la dichotomie du caractère des personnages (l’honnêteté d’une part et l’indifférence d’autre part). En effet, certains Malgaches renoncent progressivement à une pratique pourtant à la DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 91 Dossier base de leur vie sociale, le fihavanana, i. e. l’union sociale sans égard aux liens de parenté. Eu égard à son discours, les œuvres de David Jaomanoro en général et ces trois poèmes analysés supra en particulier s’engagent dans une voie sociopolitique dans la mesure où ils attirent notre attention sur l’injustice sociale à Madagascar et nous mettent en garde contre les risques de l’inégalité qui règne dans la société malgache contemporaine. 4. Conclusion En guise de conclusion, on peut avancer que l’analyse des articles de presse parus entre mai 2015 et mars 2018 nous fournit des pistes de réflexion intéressantes sur les aspects socio-économiques et politiques de l’immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte. Avec la rupéisation de Mayotte le premier janvier 2014, ce phénomène a pris de l’ampleur alors qu’avant, il ne faisait que rarement la une de la presse écrite. Quatre thèmes récurrents ont été identifiés: les types de trafic et les victimes, les raisons de l’émigration et le devenir des migrants, les conditions de la traversée et, pour finir, les mesures entreprises par les autorités compétentes. Cependant, la thématique de l’immigration clandestine des Malgaches vers l’île de Mayotte a été traitée dans la nouvelle L’esprit du lagon de David Jaomanoro, il y a une décennie déjà. C’est notamment grâce à cette nouvelle que David Jaomanoro a été l’un des premiers auteurs à aborder le sujet de l’immigration des Malgaches et à décrire leurs conditions de vie à Mayotte dans l’irrégularité, les traumatismes, l’angoisse et la marginalité. Mais, ce faisant, il a su en même temps faire évoluer la littérature francophone malgache, et ce, à bien des égards: (1) Le cadre spatial mettant en avant les régions côtières malgaches et mahoraises, ce qui souligne de façon authentique certains aspects de la culture malgache et de la culture mahoraise témoignant de l’identité de l’auteur et de son sentiment d’appartenance aux deux cultures; (2) l’intertextualité qui interrompt la trame du récit, incitant ainsi le lecteur à reconstruire les moments et les faits passés; (3) l’intermédialité rendant l’histoire aussi vivante que dynamique; (4) l’utilisation des alternances codiques, des mots comoriens, des proverbes mahorais et des comparaisons figuratives liées aux aspects de la culture malgache. On peut également faire remarquer le positionnement politique de David Jaomanoro qui a mis sa notoriété au service de la promotion du multiculturalisme et du plurilinguisme dans l’océan Indien. Ayant été lui-même un migrant en exil à Mayotte, il maîtrisait bien la culture mahoraise sans pour autant avoir négligé sa propre culture. À travers ses œuvres, il nous fait découvrir la diversité du patrimoine culturel des deux îles, ce qui fait de lui un médiateur politicoculturel. En outre, il faut souligner l’engagement sociopolitique et humaniste de David Jaomanoro dans le recueil de poèmes Quatr’am’s j’aime ça! , dans lequel il dénonce les problèmes de la misère à Tana vus à travers le quotidien des enfants de la rue livrés 92 DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 Dossier à eux-mêmes et luttant pour survivre. Il attire notre attention sur l’injustice sociale et l’inégalité qui règnent dans la société, deux des causes principales de la pauvreté et de l’exode rural, mais aussi de l’immigration clandestine. Certes, ce sont deux problèmes socio-économiques que les Comores, Mayotte et Madagascar ont en commun, mais on doit également y faire face dans d’autres pays comme le Brésil, le Mexique, la Chine etc. David Jaomanoro peut ainsi être considéré comme le porteparole des gens défavorisés non seulement dans l’océan Indien, mais aussi au-delà de cette zone géographique, des personnes qui, vivant dans la précarité, poussées vers le désespoir et rejetées par la société, n’ont pas les moyens de se faire entendre. Agier, Michel, Aux bords du monde, les réfugiés, Paris, Flammarion, 2002. Boni, Tanella, „L’Afrique des clandestins“, in: Social Science Information, 47, 4, 2008, 681-696. Decloitre, Laurent, „Immigration: Mayotte est loin du compte en matière de respect de droit“, 2019, www.liberation.fr/ france/ 2019/ 10/ 20/ immigration-mayotte-est-loin-du-compte-en-matierede-respect-du-droit_1758741 (dernière consultation: 15/ 11/ 20). Jaomanoro, David, Œuvres complètes, ed. Dominique Ranaivoson, Paris, SEPIA, 2017. LaCroixAfrica, „Données géographiques et identité religieuse au [sic] Madagascar“, https: / / africa.la-croix.com/ statistiques/ madagascar (dernière consultation: 15/ 11/ 20). Matv Madagascar, „Migration Mayotte: 300 Malagasy refoulés en 2017“, 2018, http: / / matv.mg/ migration-mayotte-300-malagasy-refoules-en-2017 (dernière consultation: 15/ 11/ 20). Meitinger, Serge, „Une certaine disruption narrative: l’art du récit chez David Jaomanoro“, in: David Jaomanoro, Œuvres complètes, ed. Dominique Ranaivoson, Paris, SEPIA, 2017, 33- 43. —, „Lettres de David Jaomanoro à Serge Meitinger, Continents manuscrits“, 2018, DOI: 10.4000/ coma.1182. Orange Madagascar, „Macron - Rajaonarimampianina et sécurité maritime: à quoi s’attendre? “, 2017, www.commissionoceanindien.org/ wp-content/ uploads/ 2019/ 05/ Revue_de_presse_du _24_au_30_juin_2017.pdf (dernière consultation: 15/ 11/ 20). 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Wargny, Christophe, „Mayotte assiégée par les gueux“, in: Le Monde diplomatique, avril 2002, 26-27. 1 En 1991, des contestations populaires avaient eu lieu pendant des mois sur la place du 13 mai dans la capitale Antananarivo. Les manifestants réclamaient l’annulation du projet de DOI 10.2357/ ldm-2020-0025 93 Dossier loi constitutionnelle stipulant la concentration de tous les pouvoirs entre les mains du président de la République, l’abrogation de la Constitution socialiste de 1975 et par la suite, ils avaient demandé au président de la République de l’époque, Didier Ratsiraka, de démissionner. Cette crise politique a déclenché un tournant politique dans l’histoire de Madagascar en mettant fin à la II e république. 2 Cf. www.linfokwezi.fr/ encore-des-candidats-malgaches-a-limmigration-clandestine-a-mayotte (dernière consultation: 26/ 11/ 20). 3 On n’a pas pu trouver de données actuelles sur le nombre de clandestins malgaches expulsés de Mayotte. On ne peut que supposer qu’il y en avait également parmi les 18 000 clandestins originaires de différents pays qui, selon Libération, auraient été expulsés en l’espace de huit mois en 2018; cf. Decloitre 2019. 4 Cf. http: / / malagasyword.org/ bins/ teny2/ 4mi (dernière consultation: 15/ 11/ 20). 5 LaCroixAfrica, Données géographiques et identité religieuse au [sic] Madagascar, https: / / africa.la-croix.com/ statistiques/ madagascar (dernière consultation: 15/ 11/ 20).
