lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0026
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
45178-179
Introduction: Des sportifs aux livres
121
2020
Thomas Bauer
Julie Gaucher
ldm45178-1790095
DOI 10.2357/ ldm-2020-0026 95 Dossier Thomas Bauer / Julie Gaucher (ed.) Les athlètes en toutes lettres Sport et fictions biographiques Introduction: Des sportifs aux livres „Za-To-Pek! Za-To-Pek! Za-To-Pek! “… Telle était la litanie scandée sur tous les stades d’Europe à l’aube des années 1950 par des spectateurs qui, extasiés par tant de domination, portaient les courses du futur triple médaillé d’or des Jeux Olympiques d’Helsinki. C’est peut-être au fond ce nom composé d’une succession rythmée de trois syllabes qui aurait construit sa gloire ou, du moins, puissamment contribué à fabriquer „le mythe“ 1 comme le sous-entend le romancier français Jean Echenoz. Si ce dernier a choisi de s’emparer de la vie du coureur tchécoslovaque, visant à réécrire en partie sa légende, c’est d’abord parce que son histoire a fait l’objet de nombreuses variations grâce aux passeurs culturels que sont les journalistes, dessinateurs, cinéastes ou publicitaires. Cela dit, son intérêt pour l’athlète est aussi lié à un pari littéraire. Car Courir, loin d’être une pièce isolée, s’inscrit dans une trilogie de biofictions 2 d’hommes illustres où le sportif dialogue, d’une part, avec un musicien (Ravel, 2006) et, d’autre part, avec un ingénieur (Des Éclairs, 2010). Echenoz pose à vrai dire une question décisive qui interpelle l’historien comme le biographe du sport: comment raconter ou, plus exactement, romancer la vie d’un sportif? En effet, la biofiction soulève les liens qui unissent, ici, l’histoire et la fiction selon le principe des vases communicants. 3 L’intérêt du corpus littéraire comme source d’informations est, en effet, l’une des problématiques posées par les historiens comme en témoigne, entre autres, un numéro de la revue Le Débat publié en mai-juin 2011 et intitulé „Historiens et romanciers“ - la publication des Bienveillantes de Jonathan Littell (Gallimard, 2006, prix Goncourt) 4 n’y est sans doute pas étrangère. Le fil directeur est assez clair: montrer que si les uns et les autres ont en commun d’utiliser le récit, ils n’en font pas le même usage, tout simplement parce qu’ils ne poursuivent pas les mêmes buts. Si les historiens s’appuient sur des romanciers pour contextualiser leurs points de vue, ils s’y réfèrent aussi pour approcher la dimension du sensible. Lorsque les outils manquent parfois pour appréhender les émotions, 5 les récits apparaissent comme une source de renseignements précieux et utiles, une „force supplétive“ comme le dirait Patrick Boucheron. 6 En recourant à des „tactiques d’illusion du vrai“, 7 en développant une écriture „existentielle et artistique“, 8 les romanciers apportent un regard complémentaire et, dans le cas présent, une plus grande signification esthétique - donc une autre perception du monde matériel - d’un phénomène et des usages sociaux qui lui sont associés. Mais les romanciers, par les sujets qu’ils abordent, permettent aussi d’ouvrir de nouvelles pistes historiographiques. 9 À défaut de dire l’histoire, précise Mona Ozouf, la fiction est capable „de la dire autrement en lui posant les questions décisives“. 10 96 DOI 10.2357/ ldm-2020-0026 Dossier Si le marché du livre a vu ces dernières années augmenter le nombre de romans biographiques ou s’appuyant sur des événements historiques plus ou moins connus, le sport n’a pas échappé à ce phénomène. Bien des romanciers contemporains ont ainsi élevé des sportifs ou sportives au rang de personnages littéraires à part entière. Il s’agit bien de littérature et non d’histoire. C’est pourquoi par exemple Jean Echenoz décrit le portrait plutôt sombre de Zatopek alors qu’il était en réalité un homme souriant, joyeux et populaire. On peut mieux comprendre, a posteriori, la réaction de certains membres du jury de l’Association des Écrivains Sportifs ( AES ), lorsque ces derniers ont délibéré puis décerné le Grand Prix „Sport & Littérature“ à Echenoz en 2008. Certains d’entre eux, notamment les ‚anciens‘ de L’Équipe qui connurent et rencontrèrent Zatopek lors de ses tournées en France, virent dans le personnage romanesque tout le contraire de ce qu’il était, autrement dit un ‚anti-Zatopek‘. Pourtant, Jean Echenoz, en renommant son personnage Émile alors que le grand Zatopek s’appelle Emil (peut-être un clin à un personnage de Jean-Jacques Rousseau? ), signifiait déjà la prise de distance de sa fiction par rapport au modèle sportif. Il convient donc de faire la part des choses entre l’histoire, qui peut servir de cadre et de matériau fictionnel, et la fiction qui relève d’un projet créatif. Si l’on insiste sur ce point, c’est que plusieurs lecteurs ont avoué découvrir la vie de Zatopek en lisant le roman d’Echenoz. C’est là l’un des dangers des biographies romancées et que soulève à juste titre Antony Beevor, notamment lorsqu’il écrit: „Le danger est que ‚l’histoire divertissement‘ soit désormais la principale source de connaissance prétendument historique pour la majeure partie de la population“. 11 Parmi les textes représentatifs de l’extrême contemporanéité, on peut citer Chant furieux de Philippe Bordas (Gallimard, 2014) sur le footballeur Zinedine Zidane, La Petite communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon (Actes Sud, 2014) sur la gymnaste roumaine Nadia Comaneci, Un Printemps 76 de Vincent Duluc (Stock, 2016) sur le parcours européen du club de football de Saint-Étienne, À tombeau ouvert de Bernard Chambaz (Stock, 2016) sur le pilote de Formule 1 Ayrton Senna, Boxe de Jacques Henric (Seuil, 2016) sur le boxeur français d’origine guadeloupéenne Jean-Marc Mormeck, Vaincre à Rome de Sylvain Coher (Actes Sud, 2019) sur la portée symbolique d’Abebe Bikila, Femme qui court de Gérard de Cortanze (Albin Michel, 2019) sur la vie tumultueuse de Violette Morris, Briller pour les vivants de Jérôme Hallier (Flammarion, 2020) sur le cavalier japonais Takeichi Nishi ou encore L’Homme qui n’est jamais mort d’Olivier Margot (Lattès, 2020) sur le Mozart du football Matthias Sindelar; la bande dessinée n’est pas en reste et investit, sur le mode biofictionnel, la trajectoire de sportives reconnues: Bertrand Galic, Javi Rey et Kris donnent vie à Violette Morris (Futuropolis, 2018), Isadora Duncan se trouve croquée par Julie Birmant et Clément Oubrerie (Dargaud, 2017) ou Josépha Mougenot et Jules Stromboni (Naïve, 2013), quand Pénélope Bagieu fait le portrait d’Annette Kellerman ou de Cheryl Bridges dans Les Culottées (Gallimard, 2016). En (re)construisant le parcours de ces personnages hauts en couleurs à mi-chemin de la réalité et de l’imaginaire, les auteurs évoqués ont tous articulé la singularité d’une histoire et sa transformation en légende. Leurs fictions donnent à voir et à comprendre DOI 10.2357/ ldm-2020-0026 97 Dossier autrement ces athlètes: il ne s’agit pas seulement d’une simple réécriture de leur histoire mais bien d’une réelle anamorphose. Aussi, le choix des sujets traités dans ce dossier de lendemains, à partir d’un corpus de textes français contemporains introduits par de jolis portraits iconiques (qui, loin d’être de simples objets de décoration, représentent des tremplins problématiques quant à la relation image/ texte et à leur caractère sémantique, sémiotique ou pragmatique), tient compte par conséquent des deux axes: le caractère littéraire du sport et la dimension biographique du personnage. En effet, si la littérature peut être sensible à la dimension esthétique du sport (vitesse, rythme, espace), elle l’est également à la matière dramaturgique que représente la vie d’un sportif dans son entièreté. Pour paraphraser Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha, on peut dire que les fictions biographiques sur le sport représentent un genre qui n’existe pas mais que tout le monde peut reconnaître. 12 Toutefois, l’étude des biographies imaginaires de personnages réels n’est pas un long fleuve tranquille et pose même des questions épistémologiques. Tout d’abord, la question du temps. Une approche académique doit impérativement amener le lecteur critique à bien mesurer les années qui se sont écoulées entre l’existence d’un athlète et la publication d’un récit qui lui est dédié. Une période longue peut en effet déformer, condenser ou romancer sa vie sportive ou personnelle, et dont les souvenirs ou traces s’évaporent peu à peu. À l’inverse, une période courte peut conduire un écrivain à s’accrocher un peu trop au réel et ne pas prendre la distance suffisante pour mener à bien son projet littéraire. Ensuite, la question du genre. Comment classer certains textes dont les frontières sont parfois poreuses entre le document, l’essai et le roman? Citons par exemple Le Mauvais génie d’Alain Freudiger (2020) dans lequel l’auteur lui-même hésite quant à la définition de son récit: „J’écrirai sur lui, à ma manière. Ni biographie, ni roman, plutôt un portrait“. 13 Cette question du genre, que soulève de facto la diversité des productions romanesques, nécessite alors d’établir de façon plus précise la ‚carte génétique‘ des biofictions sportives. Selon nous, elle se compose de trois critères principaux: la présence d’un personnage sportif issu du monde réel (souvent déjà transformé par sa représentation dans les médias et/ ou sa présence dans l’imaginaire collectif), la narration d’une vie singulière ou d’un exploit remarquable et l’inscription de l’intrigue dans un récit fictif. En effet, si la biofiction est un moyen de surprendre et provoquer le lecteur, notamment lorsqu’il s’agit de sommités littéraires, politiques ou artistiques, 14 il en est de même en ce qui concerne les personnalités sportives qui ont influencé, et parfois bouleversé, le paysage culturel d’une époque. Enfin, la question éthique ou idéologique. Une biographie imaginaire n’est jamais neutre et offre l’occasion de s’interroger sur le rapport entre une œuvre et les errements intellectuels, psychologiques ou idéologiques de son auteur. Par exemple, avec Plonger (2011), Bernard Chambaz retrace la vie du gardien de but allemand Robert Enke dans un entre-deux moral, entre réparation sociale et éloge funèbre. De façon différente, Philippe Aronson propose une surprenante autofiction biographique, en forme d’éloge non hagiographique, sur la vie du boxeur noir Jack Johnson. 98 DOI 10.2357/ ldm-2020-0026 Dossier Un dernier aspect mérite d’être évoqué, et pas des moindres: les sources de la création romanesque. En effet, sur quels matériaux historiques un écrivain s’appuiet-il pour construire une biofiction? Comment les a-t-il travaillés, repris ou exploités pour en faire une histoire à la fois fidèle et déformée de la vie d’un coureur comme Zatopek, d’un footballeur comme Robert Enke ou d’une nageuse comme Kornelia Ender? Pour répondre à ces questions, il convient ici d’entrer dans l’atelier de l’écrivain, non seulement pour (ré)interroger son récit, mais aussi pour saisir ses modalités de fonctionnement. Il est clair qu’un écrivain consulte divers ouvrages, s’appuie sur des témoignages - peut-être des archives - et lit les coupures de presse de l’époque concernée, même s’il ne les reprend pas telles quelles. Et puis, il retravaille toute cette matière première à l’aune de son style et de ses héritages littéraires. Voici par exemple les propos que Jean Echenoz a tenus il y a quelques années: „Je n’arrête pas de piller, de toute façon. […] Tout est un montage à partir d’inventions, mais aussi de notes que je prends sur une phrase, un geste, une attitude, une situation. Je cannibalise, je vampirise et je mélange…“. 15 À partir d’informations solides, l’art d’un auteur de biofiction n’est-il pas de marcher sur un fil, entre factualité et fictionnalité, pour construire une œuvre fictive tout en se prémunissant de toute critique historique ou journalistique en sous-titrant son livre ‚roman‘? 1 Jean Echenoz, Courir, Paris, Minuit, 2008, 94. 2 Alain Buisine, „Biofictions“, in: Revue des Sciences Humaines, 224, 1991, 7-13. On considère comme biofiction tout texte littéraire dont le cadre narratif épouse celui de la biographie, définie a minima en tant que récit chronologique de la vie d’un individu particulier. 3 Plusieurs chercheurs ont travaillé sur cette question ces dernières années. Citons par exemple: Anne-Marie Monluçon / Agathe Salha (ed.), Fictions biographiques XIX e -XXI e siècles, Toulouse, Presses universitaires du Mirail (coll. „Cribles“), 2007; Critique, 781-782, 2012: „Biographies, modes d’emploi“; Jean-Michel Wittmann (ed.), Biographie et roman. Actes du colloque international de Metz, Metz, Centre de Recherche Écritures (coll. „Recherches en littérature“), 2012; Alexandre Gefen, Inventer une vie. La fabrique littéraire de l’individu, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles (coll. „Réflexions faites“), 2015; Michael Lackey (ed.), Biographical Fiction. A Reader, London, Bloomsbury Academic, 2017. 4 Un roman historique sur la Shoah dont le succès auprès du grand public fut incontestable. 5 Même si l’on peut citer les trois tomes d’une Histoire des émotions dirigés par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello. 6 Patrick Boucheron, „On nomme littérature la fragilité de l’histoire“, in: Le Débat, 165, maiaoût 2011: „L’Histoire Saisie par la Fiction“, 42. 7 Alain Corbin, „Les historiens et la fiction. Usages, tentation, nécessité…“, in: Le Débat, 165, mai-août 2011: „L’Histoire Saisie par la Fiction“, 58. 8 Pierre Nora, „Histoire et roman: où passent les frontières? “, in: Le Débat, 165, mai-août 2011: „L’Histoire Saisie par la Fiction“, 7. 9 À l’extrême, citons le „quidditch“, un sport institutionnalisé dérivé du sport fictif de la saga Harry Potter. 10 Mona Ozouf, „Récit des romanciers, récit des historiens“, in: Le Débat, 165, mai-août 2011: „L’Histoire Saisie par la Fiction“, 24 DOI 10.2357/ ldm-2020-0026 99 Dossier 11 Antony Beevor, „La fiction et les faits. Périls de la ‚faction‘“, in: Le Débat, 165, mai-août 2011: „L’Histoire Saisie par la Fiction“, 32. 12 Monluçon/ Salha, op. cit. (note 3), 7. 13 Alain Freudiger, Le Mauvais génie (une Vie de Matti Nykänen), Genève, Éditions La Baconnière, 2020, 123. 14 Cf. par ailleurs Damien Fortin, „Les ‚fictions biographiques‘ contemporaines, un nouveau ‚sacre de l’écrivain‘? “, in: Robert Dion / Frances Fortier, Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010. 15 Entretien réalisé le 28 octobre 1999 pour les éditions Bréal par Geneviève Winter, Pascaline Griton et Emmanuel Barthélémy. Cf. Jean Echenoz, Je m’en vais, Paris, Minuit (Coll. „double“), 2011, 246.