eJournals lendemains 45/178-179

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0027
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
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Courir de Jean Echenoz: une leçon de style

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2020
Alexis Tadié
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Emil Zápotek aux JO d’Helsinki, en 1952 (Wikimedia Commons) DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 101 Dossier Alexis Tadié Courir de Jean Echenoz: une leçon de style Style, en effet, impossible. Introduction Quatre médailles d’or et une d’argent aux Jeux Olympiques, trois médailles d’or et une de bronze aux championnats d’Europe; dix-huit records du monde, sur des distances allant du 10 000 mètres aux 30 km, en passant par le record de l’heure, trentehuit victoires d’affilée sur 10 000 m entre 1948 et 1954. Peut-on simplement résumer en chiffres le palmarès de l’homme qui incarna la course de fond au milieu du XX e siècle? La singulière histoire d’Emil Zátopek a fait l’objet de nombre d’articles dans la presse de l’époque, de biographies dans diverses langues, auxquels on ajoutera ses mémoires écrits avec sa femme, la lanceuse du javelot Dana Zátopková. Et donc, d’un roman. Car il s’agit bien du sous-titre de Courir, de Jean Echenoz (2008). Si l’éditeur porte une responsabilité dans cette mention, l’auteur ne la désavoue pas. Elle signale la complexité d’un texte qui s’inscrit au milieu d’une trilogie romanesque (Ravel, Courir, Des éclairs) consacrée à des vies imaginaires d’hommes illustres (Ravel, Zátopek, Tesla). Et quoique le titre mette l’accent sur une activité plutôt que sur un homme, au cœur du récit c’est bien le grand champion tchécoslovaque qui fait figure de héros. Héros, Zátopek l’est bien sûr à plus d’un titre: héros pour des générations de coureurs qui ont cherché à l’imiter ou le dépasser, pour un public passionné qui l’a soutenu au cours des années, pour la nation tchèque qui a pu se reconnaître en lui à divers moments de son histoire, pour ce récit enfin qui se saisit de son itinéraire pour l’offrir à ses lecteurs. Le sujet du roman, c’est bien Zatopek, ou plutôt la course à pied telle que la fait vivre Zatopek. De son propre aveu, Jean Echenoz ne connaissait rien au sport ou à la course à pied, mais il connaissait un nom, celui de Zátopek. Et ce nom, emblématique d’une discipline sportive, peut-être de tout sport, résonne dans tout le roman: francisé, certes, car il s’agit d’Emile et non d’Emil, et que le ‚a‘ a perdu son accent. 1 Mais on en perçoit les sonorités dans les stades, où le public avait pour habitude de scander „Za-to-pek! “, dans le roman où le narrateur en retrouve la musique, à l’occasion de l’une des rares mentions du nom propre: „Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite: on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était déjà un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide: la burette d’huile Emile est fournie avec le moteur Zatopek“. 2 Faisant ici écho au surnom du coureur tchèque, ‚la locomotive humaine‘, on entend s’animer la mécanique du nom, et le corps qui le porte. 102 DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 Dossier Et le texte revient à l’occasion sur le coureur comme une formidable machine, au sens noble du terme. En dépit de son sujet, et donc de son héros, s’agit-il vraiment d’un roman sur le sport? L’élision du nom de la couverture (contrairement à Ravel), ou même de la quatrième de couverture, où il n’est question que d’Emile, la disparition de toute date (même si la chronologie est rigoureuse) écartent le récit de la biographie pure. Les contextes politiques, les forces historiques sur lesquels le récit met aussi l’accent orientent la lecture du destin de Zatopek. Et si Echenoz transforme en vie romanesque une carrière que l’on évoquera tout d’abord, ce sont le travail de la fiction et le rythme de l’écriture qui modèlent le texte et transforment le champion mythique en personnage du récit. À l’origine de Ravel, Echenoz avait formé le projet d’un roman où apparaîtraient des personnages réels, et plus particulièrement le compositeur français. Et puis ce personnage grandit, jusqu’à s’imposer comme le sujet du premier volet. S’il n’est pas indispensable de connaître la vie de ces ‚héros‘ pour comprendre les récits, il n’est pas inutile, dans le cadre d’un dossier consacré aux romans de sport, d’évoquer la carrière de Zátopek, pour saisir son traitement par la narration. Echenoz suit en effet la progression du champion, en s’appuyant sur des sources documentaires: films, photographies, articles de presse. 1. Une vie de héros 3 Né en 1922 et mort en 2000, Emil Zátopek a traversé les transformations politiques de son pays, la Tchécoslovaquie, révolutionné les méthodes d’entraînement et imprimé sa marque sur la décennie d’athlétisme qui suit la Deuxième guerre mondiale. Ayant quitté l’école à quatorze ans, il travaille pour l’usine de chaussures Bata à Zlìn, ce qui lui donne la possibilité de s’entraîner et d’entamer une carrière de sportif en parallèle. Remarqué par Jan Haluza, qui est plus tard emprisonné et torturé par le régime communiste, il progresse sous la houlette de celui-ci tout en développant des méthodes d’entraînement fondées sur la répétition rapide de distances courtes. Après la guerre, il s’engage comme soldat dans l’armée, ce qui lui permet de poursuivre son entraînement athlétique. À partir de 1946, Zátopek s’impose comme le numéro un du fond tchécoslovaque, battant le record du 3 000 et du 5 000 mètres. Il participe cette année-là aux premiers championnats européens, à Oslo, finissant en cinquième position du 5 000 mètres. En 1947, il prend part à douze courses de 5 000 mètres… et les gagne toutes! L’année suivante il se lance également sur 10 000 mètres, ce qui lui permet de concourir aux Jeux de Londres sur les deux distances. C’est l’époque où il commence à devenir un emblème pour le pays et à être en conséquence en partie manipulé par le régime. Sur la distance la plus longue, sa tactique est de courir chaque tour en 71 secondes, pour accélérer à la fin et terminer 300 mètres devant le deuxième, Alain Mimoun, pulvérisant au passage le record olympique (et en ayant pris un tour à tous les concurrents, exceptés les deux autres médaillés). Les qualifications du 5 000 DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 103 Dossier mètres se courent le lendemain, et il dispute un sprint avec le Suédois Ahldén au lieu d’assurer sa qualification. Lors de la finale, malgré une extraordinaire remontée dans les trois cents derniers mètres, il termine juste derrière le Belge Gaston Reiff. De son propre aveu, il a peut-être commis une erreur de tactique: il n’avait pas compris que ses rivaux étaient partis trop tôt, ce qui fait que lui-même avait lancé son sprint trop tard. Sa célébrité à présent importante l’oblige à prendre des positions publiques, pas toujours honorables, peut-être pour ne pas avoir d’ennuis avec le Parti et continuer de voyager à l’ouest. Ses méthodes d’entraînement fondées sur toujours davantage de fractionné (par exemple: soixante répétitions de 400 mètres) ouvrent la voie aux entraînements scientifiques modernes; elles le propulsent en tout cas tout en haut des tables de records, battant par exemple trois fois le record du 10 000 mètres en 1949-1950 (qu’il conserve pendant six ans). En 1950, il remporte à la fois le 5 000 mètres et le 10 000 mètres aux championnats d’Europe. En septembre 1951, c’est le record de l’heure qu’il améliore par deux fois, parcourant plus de vingt kilomètres à sa deuxième tentative. Et si ses prises de position politiques se conforment souvent aux directives du Parti, en 1952 il défend néanmoins Stanislav Jungwirth, qui, quoique qualifié, est interdit des Jeux d’Helsinki, pour des raisons politiques. Zátopek promet de ne pas y participer non plus si l’interdiction n’est pas révoquée. Pour une fois, le régime plie. L’histoire de Zátopek à Helsinki parachève la légende du coureur tchèque, puisqu’il remporte toutes les courses de fond, le 10 000 mètres devant Mimoun le premier jour des Jeux, le 5 000 mètres à nouveau devant Mimoun, et le marathon, qu’il n’avait jamais couru auparavant, mais auquel il pensait depuis longtemps. Et dans chacune de ces courses, il bat le record olympique. En 1953 et 1954, il bat par deux fois le record du monde du 10 000 mètres (il est le premier coureur à descendre sous les vingt-neuf minutes sur la distance), ainsi que celui du 5 000 mètres. 1954 est aussi l’année de sa première défaite sur 10 000 mètres depuis 1948, devant le Hongrois József Kovács. À partir de 1955, ses résultats se font moins impressionnants: il perd des courses et certains de ses records. Aux Jeux de Melbourne, blessé, il ne peut défendre ses titres sur la piste et termine dans la douleur en sixième position du marathon, remporté par Mimoun (qu’on le voit féliciter chaleureusement sur les photos de l’époque). Et il remporte sa dernière victoire au pays basque, en 1958. Le dernier épisode de la vie publique de Zátopek a lieu au cours du printemps de Prague. S’il avait souvent semblé à la disposition du pouvoir pendant sa carrière, soit par fidélité à ses origines prolétariennes, soit parce qu’il appartenait à l’armée, soit encore parce qu’il savait que toute rébellion serait sanctionnée d’une interdiction définitive de voyager, il prend une part active au mouvement démocratique qui s’empare du pays en 1968. Il signe, ainsi que sa femme, le manifeste des ‚2 000 mots‘ en faveur de davantage de liberté, se rend sur les barricades où, reconnu de tous, il prend la parole. Malgré un effort pour se racheter aux yeux du régime, il est mis à pied en 1969 et exclu du parti communiste. Il aurait sans doute pu trouver l’asile 104 DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 Dossier politique à l’ouest, par exemple au moment des Jeux de Mexico en 1968, auxquels il reçoit l’autorisation de se rendre, mais il préfère rentrer au pays par devoir et solidarité vis-à-vis des citoyens qu’il avait soutenus. Il se rétracte du manifeste qu’il a signé en 1968, vraisemblablement sous la menace de la force. Il travaille dans la mine, disparaît de la vue de tous, est trop tard réhabilité: en 1990, le ministre de la Défense lui présente des excuses officielles pour son renvoi de l’armée, et il reçoit en 1998 la plus haute distinction tchèque, l’Ordre du Lion Blanc. Si ses exploits sportifs assurent à Zátopek l’une des premières places dans l’histoire de l’athlétisme, il est difficile d’évaluer son rapport à la politique. Il semble d’abord au service du pays et du parti, prenant des positions qui ont au demeurant sans doute été écrites pour lui. Manipulé par la propagande, porte-parole conscient du régime communiste, ou plus vraisemblablement sportif et héros populaire avant tout? Cette tension dans le personnage, Echenoz la résume avec une pointe d’humour: „Qu’on n’aille pas croire qu’Emile est un opportuniste. Qu’il croie sincèrement aux vertus du socialisme est une chose indiscutable, mais une autre non moins discutable [sic] est qu’il est difficile, là où il en est, de faire autrement“ (Co, 70-71). Et puis vient le printemps de Prague, au cours duquel il retourne contre le parti son rôle de modèle pour la jeunesse et se fait un temps le porte-parole des défenseurs de la liberté, avant d’être écrasé par le régime. 4 2. Une vie transformée en roman La vie de Zátopek, telle qu’Echenoz la perçoit, s’inscrit dans des courants historiques et politiques auxquels il appartient, qui le façonnent, le dépassent aussi. La première phrase du roman en témoigne: „Les Allemands sont entrés en Moravie“ (Co, 7). Et chaque chapitre ou presque s’ouvre sur une mise en perspective historique: „Entrés en Moravie, les Allemands s’y établissent donc et occupent Ostrava, ville de charbon et d’acier près de laquelle Emile est né et où prospèrent des industries dont les plus importantes, Tatra et Bata, proposent toutes deux un moyen d’avancer: la voiture ou la chaussure“ (Co, 10). La première phrase du deuxième chapitre s’enchaîne avec celle qui ouvrait le premier, place sous le joug allemand la ville d’Ostrava et son industrie, retrouve Emile au cœur de ce monde industriel, tout en ménageant une pointe d’humour dans la chute. Les cinq premiers chapitres abordent leur sujet par la description de l’occupation allemande, tout en s’interrogeant à l’occasion sur la place d’Emile (le nom de famille n’est mentionné qu’une fois dans le récit, beaucoup plus tard): „Cependant que les Allemands font maintenant régner la terreur dans le protectorat, qu’on déporte et massacre, qu’on brûle et rase à tour de bras, continuer à courir permet peut-être de penser à autre chose“ (Co, 20). Puis la politique semble céder le pas au sport, avant qu’au chapitre 11 une autre terreur se manifeste: „Prague où, ces années-là, tout le monde a peur, tout le temps, de tout le monde et de tout, partout. Dans l’intérêt supérieur du Parti, la grande affaire est maintenant DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 105 Dossier d’épurer, démanteler, écraser, liquider les éléments hostiles“ (69). Et, au dernier chapitre, en écho direct au premier: „Les Soviétiques sont entrés en Tchécoslovaquie“ (Co, 135). L’articulation du sport et de la politique s’établit également par le biais de la phrase. Ainsi, quand Emile bat le record de l’heure, le texte exprime l’admiration de tous: „Emile déborde ainsi le cadre humain, recule les normes des possibilités physiques, devient inaccessible à tous, nul n’est allé si loin“ (Co, 74). Quelques phrases plus loin, c’est l’évocation de la situation politique qui s’appuie tragiquement sur la même expression: „Cependant, sur le théâtre des procès politiques, on n’est jamais allé si loin non plus“ (Co, 75). On le voit, Courir est autant le récit d’une carrière sportive que le questionnement de celle-ci à la lumière des événements historiques et politiques qui la déterminent. C’est un roman politique qui fait apparaître les destructions successives du pays à la lumière du destin d’un champion exceptionnel renvoyé à sa condition d’homme. C’est un roman sur le rapport d’un homme à son pays, sur la fabrique du héros et sa destruction, sur son impuissance qui contraste avec la domination qu’il exerce sur la cendrée. Le paradoxe politique au cœur de la politique du sport, et en particulier de l’athlétisme, tient au fait qu’il s’agit d’un sport individuel, incarnant l’identité nationale et accessoirement mis au service du Parti. Cette tension parcourt le roman, qui décrit Emile comme un homme obsessionnel, individualiste forcené, déterminé à s’entraîner et à courir selon ses propres principes: „Il s’obstine tellement que les autres commencent à s’inquiéter pour lui. Tu es complètement malade, Emile, s’alarmentils, tu vas finir par t’épuiser. Travaille plutôt ton style. Mais non, dit-il, le style c’est des conneries. Et puis ce qui ne va pas chez moi, c’est que je suis trop lent. Tant qu’à courir, il vaut mieux courir vite, non? “ (Co, 21) Il en va de même pour les courses, où le sprint final est jusqu’alors inconnu: „le sprint final, Emile vient de l’inventer“ (Co, 23). La course à pied est alors le moyen que se donne le roman pour interroger les contradictions entre cet individualisme obstiné et les pressions exercées par la société et la politique. En construisant Emile, personnage romanesque, Echenoz suggère qu’il n’est peut-être pas nécessaire de vérifier tous les faits, toutes les courses que le roman évoque, mais que la compréhension de l’acte de ‚courir‘ passe par cette contradiction apparente entre un sport fondamentalement individualiste et l’impossible affranchissement des conditions politiques et historiques qui le façonnent. Cette tension habite le personnage lui-même, faisant de lui à la fois un héros et un antihéros, „simple et modeste“ (Co, 47). Le héros ordinaire peut être récupéré par le régime, qui voit en lui le triomphe du socialisme réel, et d’affirmer: „qu’Emile est un homme normal, que c’est juste un bon communiste et que c’est ça qui change tout“ (Co, 53). Comme le rappelle Yohann Fortune: „dans la logique de l’idéologie socialiste, il s’agit d’ancrer dans la représentation collective qu’il n’est pas un homme exceptionnel. Il est d’abord un athlète sérieux, travailleur et volontaire, s’entraînant dans une patrie lui procurant les meilleures conditions de travail qui soient“. 5 Le récit 106 DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 Dossier sculpte donc une forme particulière d’héroïsme, fondé à la fois sur les exploits athlétiques, sur la singularité fondamentale du coureur et sur la banalité de son quotidien, sur la simplicité du monde dans lequel il évolue: „Jamais rien comme les autres, même si c’est un type comme tout le monde“ (Co, 53). Aux débuts, bien sûr, les gens doutent de ses chronomètres, de la réalité de ses performances: „Et puis Zlin, qu’estce que c’est que ce bled. Qu’est-ce que c’est que ce minable. Qu’est-ce que c’est que cet escroc“ (Co, 24). Avant de comprendre qu’ils se sont lourdement trompés. Et il n’y a pas qu’Emile qui soit un homme normal. L’héroïsme sportif tel que le perçoit le texte est celui d’êtres ordinaires: „Dans ce bivouac de champions, rencontrant ses rivaux qui n’étaient pour lui que des noms scintillants de gloire, il tombe sur des types normaux: Wooderson a l’air d’un clerc de notaire, Slijkhuis est naïf comme tout, Nyberg assez marrant, Reiff un peu trop réservé, Pujazon content de lui“ (Co, 34). Seul Heino bénéficie d’une aura considérable, au point qu’Emile s’en va le toucher, comme on toucherait la statue d’un dieu. Et lorsqu’il devient un grand champion qui remporte les plus grandes courses, lorsqu’il accède au statut de „vedette mondiale“ (Co, 55), rien ne change à son comportement ou à son attitude, en tout cas à son ordinaire: „Mais il n’y a pas que les Jeux olympiques dans la vie, ce n’est pas toujours aussi drôle“ (Co, 64). C’est en partie le caractère du coureur, en partie l’emprise politique qui déterminent cette perception de Zatopek par le texte: „Et puis de toute façon, assure-t-il, les exploits individuels n’ont guère d’importance. Ce qui compte, c’est attirer les masses laborieuses sur les stades. Voilà ce qui importe“ (Co, 72). Et le narrateur de commenter avec ironie: „Bien sûr, Emile, bien sûr, cette forte pensée t’honore“ (ibid.). L’arrivée du marathon d’Helsinki résume cette simplicité du personnage principal: „Emile vient de connaître un martyre comme les autres mais il n’en laisse rien voir, même si son sourire, en passant la ligne, est celui d’un ressuscité“ (Co, 87). Elle contraste directement avec l’arrivée du marathon de Melbourne: „Il est reparti n’étant plus qu’un pantin désarticulé, foulée cassée, corps disloqué, regard éperdu, comme abandonné de son système nerveux“ (Co, 127). Et c’est en héros national qu’il soutient le printemps de Prague, c’est en héros national qu’il prend la parole sur les barricades et condamne l’invasion de la Tchécoslovaquie. Avant que cet héroïsme soit écrasé par le Parti et la reprise en mains du pays, avant que le héros soit envoyé pendant six années dans les mines d’uranium. Au bout de ces six années, il est rappelé à Prague. D’abord comme éboueur; mais comme il est reconnu de tous, il est fêté et ne vide pas les poubelles: „Jamais aucun éboueur au monde n’aura été autant acclamé“ (Co, 141). Renvoyé à la campagne comme terrassier, il finit par revenir, moyennant confession, au centre d’information des sports, et le roman se conclut sur une phrase aux accents flaubertiens, qui résume avec mélancolie cet héroïsme ordinaire d’Emile: „Bon, dit le doux Emile. Archiviste, je ne méritais sans doute pas mieux“ (Co, 142). Personnage romanesque, Zatopek l’est aussi parce que la narration adopte un point de vue externe, regarde Emile et le suit, l’accompagne sans jamais pénétrer sa conscience, ni même juger ses actions. Le point de vue narratif externe ne permet DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 107 Dossier pas d’atteindre aux motivations profondes du personnage, mais tente de saisir les circonstances dans lesquels il évolue. L’écriture rappelle celle des romans de Manchette, qui décrivait les personnages comme s’il s’agissait d’objets ou de phénomènes, en cherchant à comprendre l’enchaînement des actions plutôt qu’une intériorité par définition inaccessible. C’est une forme d’objectivité que vise cette écriture, une objectivité du personnage plutôt que des événements, qui contraste par exemple avec le fait qu’aucune date n’est donnée au cours du récit. Certes, le lecteur peut se repérer au rythme des événements politiques (invasion de la Tchécoslovaquie, fin de la guerre, printemps de Prague), au rythme des compétitions sportives les plus connues (Jeux olympiques); ainsi, des Jeux de Londres, dont il est simplement dit: „cette année-là“ (Co, 59). Le narrateur ne semble au demeurant pas avoir tous les éléments en main, à moins qu’ils ne soient pas tous essentiels: „j’ignore si le vent souffle ce jour-là“ (Co, 44). Mais cette interrogation sur les ressorts du comportement d’Emile est également attribuable à l’opacité politique qui entoure les agissements du régime et du Parti. À plusieurs reprises, le récit se fait par exemple l’écho des interrogations du public au sujet de sa non-participation à certains événements: „Déjà, à Helsinki, on avait pu se demander si Emile était absolument libre de ses mouvements, s’il décidait luimême de ses compétitions“ (Co, 91). Les positions du public ou des membres du Parti, d’Emile aussi, sont rapportées dans une forme de style indirect libre qui permet à la narration de les intégrer, tout en pouvant s’en démarquer à l’occasion avec une pointe d’ironie. Les rumeurs qui circulent au sujet du champion ont ainsi une double dimension politique et narrative. Et le récit l’interpelle parfois. Par exemple, Emile a trop parlé, s’est vu refuser un visa pour courir en France pour avoir identifié Paris à la rue Pigalle: „Il faut toujours parler, toujours répondre. Eh oui, Emile“ (Co, 105). 3. Un roman sur le sport En quel sens Courir est-il alors un roman sur le sport? À la différence d’une biographie qui se doit d’égrainer les courses, de se concentrer sur la succession des faits, de restituer le fil des événements, le roman ménage une part de liberté à l’auteur et au narrateur. Le roman tel que le conçoit Echenoz reste dans le domaine du vraisemblable plutôt que du vérifiable. Le point de vue qu’il adopte préserve le mystère plutôt qu’il ne cherche à l’expliciter: „Il reste silencieux et discret ces temps-ci, ne semble plus courir au point qu’à l’étranger on se perd en conjectures. Que fait-il donc, que devient-il. Sera-t-il un jour enfin autorisé à se déplacer à l’étranger en dehors des compétitions officielles. Prépare-t-il en secret des records. S’efface-t-il pour des raisons qui nous sont inconnues. Est-il encore malade, est-il fini. Mystère. C’est toujours excellent le mystère“ (Co, 74). La succession des courses et des événements est placée sous le signe de la condensation plutôt que de l’exhaustivité. En déplaçant légèrement certains paramètres, le texte revendique une dimension fictionnelle dans le traitement du récit de vie. C’est ainsi que le personnage central est approprié par la langue française, en 108 DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 Dossier francisant son nom. Le recours constant au prénom plutôt qu’au nom de famille établit une double familiarité, entre le narrateur et le personnage, entre le personnage et le lecteur, ce qui transforme la relation biographique. La description des courses cède parfois le pas à celle des réactions du public qui se pâme: „Dans les tribunes on jubile, on trépigne, on frémit, on s’exalte, toutes les unités militaires scandent son nom en chœur“ (Co, 46). Plus généralement, le travail de la fiction tient dans cette appropriation du biographique par l’écriture, dans le rapport aux événements qui, quoique vérifiables par les lecteurs au prix d’un effort de détermination de la référence, sont sujets à une hésitation sur leur réalité, encore renforcée par le caractère hors du commun, littéralement incroyable, de ses performances sportives. C’est pourquoi aussi le titre du roman fait disparaître le nom du personnage au profit d’un verbe à l’infinitif, qui traduit à la fois un impératif et une activité qu’explore la narration. Au demeurant, la progression de la trilogie amenuise le rapport des personnages à la vérité biographique. Alors que le premier roman, Ravel, campait le personnage principal dans le titre, celui-ci disparaît de la couverture du second, perdant presque complètement son nom de famille au cours du récit; et dans le troisième volet, Des éclairs, Nikola Tesla devient Gregor. Car l’essentiel est ailleurs. Ce sont le rythme du texte, le mouvement de la phrase qui transforment la carrière de Zatopek en œuvre romanesque. Les courts chapitres permettent d’accélérer le temps, d’enjamber les années, de scander la progression (et la chute finale) du champion. La phrase reproduit le caractère heurté de la course, le dédain du style, l’effort athlétique. Le marathon de Melbourne en offre un bel exemple. Nous sommes à l’approche du trentième kilomètre: La mécanique cède d’abord dans les détails, un genou qui lâche un peu à gauche, une épine nerveuse dans l’épaule, l’amorce d’une crampe au jarret droit, puis rapidement les douleurs et les pannes se croisent, se connectent en réseau jusqu’à ce que ce soit tout son corps qui se désorganise. Même s’il tâche cependant de courir toujours régulièrement, Emile ne cesse de perdre du terrain et n’offre plus que le spectacle d’une foulée brisée, mal équarrie, incohérente, n’est bientôt plus qu’un automate livide et déréglé, dont les yeux se creusent et se bordent de cernes de plus en plus profonds. Il a jeté sa casquette, qui, sous l’affreux soleil, se mettait à peser comme un heaume (Co, 126-127). La machine Zatopek, la locomotive humaine, la mécanique bien réglée se délite au rythme de la phrase qui égrène les „détails“ qui se défont (le genou, l’épaule, le jarret), avant que l’ensemble du corps ne soit parcouru par les „pannes“. Certes, le texte avait déjà esquissé cette étrange machinerie, qui semblait ne pas fonctionner tout en atteignant des résultats impitoyables: „tout son corps semble être ainsi une mécanique détraquée, disloquée, douloureuse, sauf l’harmonie de ses jambes qui mordent et mâchent la piste avec voracité“ (Co, 50-51). Mais la différence tient à deux mots: „semble“, qui implique que sous les apparences se cache une réalité différente; „sauf“, qui introduit, comme son antithèse, l’harmonie des jambes. À la fin de la course de Melbourne, en revanche, cette apparence devient réalité, la mécanique est véritablement détraquée. Le lecteur et le narrateur sont également spectateurs de ce naufrage du marathonien, dont la foulée a perdu toute organisation, DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 109 Dossier par contraste avec l’harmonie habituelle des jambes; la métaphore mécaniste trouve une dernière incarnation dans la figure de l’automate, tristement déréglé. Et plus tard dans le texte, il est un „pantin désarticulé“ (Co, 127). Le héros de chevalerie se voit obligé de jeter sa casquette, aussi lourde qu’un heaume. Tout le récit d’Echenoz semble à la recherche de la façon d’approcher et de décrire l’effort physique qui caractérise le coureur tchèque. Son individualité obsessionnelle, „la méthode Emile“ (Co, 51), nécessite que l’écriture en restitue la singularité. Les grimaces du coureur, l’effort affiché, le refus du beau style au profit de la vitesse caractérisent le coureur que fut Zátopek comme l’Emile d’Echenoz: „Je courrai dans un style parfait quand on jugera de la beauté d’une course sur un barème, comme en patinage artistique. Mais moi, pour le moment, il faut juste que j’aille le plus vite possible“ (Co, 63). Car, comme le dit le texte, en ouverture d’un chapitre en partie consacré à cette question: „Style, en effet, impossible“ (Co, 49). La syntaxe de la phrase nominale souligne la difficulté à approcher ce style qui n’en est pas un. Les disjonctions traduisent l’impossibilité d’appréhender cette course: „Emile, on dirait qu’il creuse ou qu’il se creuse, comme en transe ou comme un terrassier“ 6 (Co, 49). L’accumulation des adjectifs cherche à partager avec le lecteur l’expérience visuelle de la course de Zatopek: „Elle progresse de façon lourde, heurtée, torturée, tout en à-coups. Il ne cache pas la violence de son effort qui se lit sur son visage crispé, tétanisé, grimaçant, continûment tordu par un rictus pénible à voir“ (Co, 49-50). Et la phrase elle-même en vient à se disloquer sous l’effort de la course, sous la nécessité d’épouser cet effort, où les sonorités qui se répondent et s’entrechoquent viennent à l’aide de la syntaxe: „Il a l’air absent quand il court, terriblement ailleurs, si concentré que même pas là sauf qu’il est là plus que personne et, ramassée entre ses épaules, sur son cou toujours penché du même côté, sa tête dodeline sans cesse, brinquebale et ballotte de droite à gauche“ (Co, 50). L’identité du coureur s’exprime dans cet écart par rapport à toutes les idées sur la course, qu’il s’agisse des méthodes d’entraînement, de l’attention au style, des canons académiques ou encore de l’utilisation des bras dans la course: „Bref il ne fait rien comme les autres qui pensent parfois qu’il fait n’importe quoi“ (Co, 61). L’écriture se consacre tout entière aux aspérités de la course, à la violence de l’effort, à la singularité du coureur. Ce qui ressort alors du texte, ce n’est pas tant la fréquentation de la vie de Zatopek, la compréhension de sa carrière, mais bien la perception d’une activité, d’un style, d’une pratique sportive telle que l’incarne le champion tchèque. Conclusion Pour Echenoz, le véritable auteur du livre est le sujet. C’est le personnage central qui impose la manière d’écrire: „Écrire, dit-il, comme si j’étais en train de faire l’effort de la course“. 7 Et il voit également le lecteur en auteur du livre. Si Emil Zátopek s’est défini autant par ses exploits sportifs que par son style et ses méthodes d’entraînement, à rebours de la doxa de l’époque, le texte d’Echenoz effleure les performances et les records pour transmettre au lecteur, par le mouvement de la phrase, l’intensité 110 DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 Dossier de l’effort fourni par le coureur. C’est ainsi qu’il répond au titre du roman, en suivant au plus près l’activité de courir, en cherchant à en restituer la complexité. Et si le roman place en son cœur l’athlète si particulier que fut Zátopek, avec sa part d’ombre ou d’incompréhension, avec sa part d’héroïsme athlétique mais aussi politique, c’est aussi pour réfléchir à la façon dont le sport s’articule à la politique. Malgré la naïveté d’Emile, ou de son désir de ne pas faire de vagues, il se retrouve pris dans des forces profondes qui le contrôlent, le récupèrent, le dépassent. De l’invasion nazie à l’invasion soviétique, du nationalisme fervent qui manipule Emile aux procès qui secouent Prague, le texte garde la trace constante des grands mouvements de l’histoire. Ainsi des procès de Prague (procès Slánský): Les conseillers soviétiques ont jugé bon que ces quatorze, parmi lesquels on se plaît à préciser que figurent onze juifs, soient enfin et soudain démasqués comme conspirateurs, traîtres, espions trotskystes-titistes-sionistes, nationalistes bourgeois, valets de l’impérialisme, ennemis du peuple tchécoslovaque, du régime de démocratie populaire et du socialisme (Co, 90). Et le lien entre la course à pied et de tels agissements se résume dans la propagande du régime: „Comme quoi, vous explique-t-on volontiers, le communisme en marche fait décidément la preuve de sa supériorité: non seulement il produit les plus grands champions, mais il démasque aussi les plus grands traîtres“ (ibid.). En plaçant sur le même plan la fabrique des héros et la traque des ennemis de l’intérieur, le texte souligne l’acquiescement nécessaire des individus à la propagande politique et la punition inéluctable qui attend le sportif qui s’écarte de la ligne. Plutôt que de parler d’un roman sur le sport, on préférera voir à rebours dans Courir une manifestation singulière de la façon dont le sport peut façonner l’écriture. Ce n’est pas tant la connaissance de la carrière de l’athlète qui est en jeu dans la narration (les biographies, justement, sont là pour cela), ce n’est peut-être pas seulement l’expérience des aspérités de l’effort rencontrées dans la course que le texte communique au lecteur. C’est plutôt que la course à pied, la course à pied telle que pratiquée et magnifiée par Zatopek, impose à l’auteur d’explorer les possibilités de l’écriture, de rechercher dans la phrase le fonctionnement de ce „moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie“ (Co, 54). 1 J’ai orthographié ‚Zátopek‘ lorsqu’il s’agissait du coureur réel, et ‚Zatopek‘ lorsqu’il s’agit du personnage du roman. 2 Jean Echenoz, Courir, Paris, Minuit, 2008, 93. Toutes les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle Co, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. 3 Il existe plusieurs biographies de Zátopek. Cf. par exemple Rick Broadbent, Endurance. The Extraordinary Life and Times of Emil Zátopek, Londres, Bloomsbury, 2016. 4 On trouvera une analyse fouillée du positionnement politique de Zátopek dans Yohann Fortune, „Emil Zátopek dans la guerre froide: de la soumission à la rébellion (1948-1968)“, in: Sciences sociales et sport, 2012, 1, 5, 53-86. DOI 10.2357/ ldm-2020-0027 111 Dossier 5 Ibid.: 16. 6 Et annonçant peut-être le destin d’Emile, à la fin du roman, „où il est affecté à des travaux de terrassement“ (Co, 141). 7 Jean Echenoz, Entretien avec Bruno Blanckeman, 18 avril 2011, BPI, Centre Pompidou, https: / / webtv.bpi.fr/ fr/ doc/ 3386/ Jean+Echenoz.+Entretien+avec+Bruno+Blanckeman (dernière consultation: 21/ 01/ 21).