eJournals lendemains 45/178-179

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0028
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2020
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Entre bio-fiction et autoportrait: Plonger de Bernard Chambaz (2011)

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2020
Thomas Bauer
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Robert Enke (photo: Martin Rose, 2009, © Getty Images) DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 113 Dossier Thomas Bauer Entre bio-fiction et autoportrait: Plonger de Bernard Chambaz (2011) Introduction En publiant Plonger en 2011, Bernard Chambaz emboîte le pas à Jean Echenoz qui avait publié, trois ans auparavant, un roman sportif dont le titre était un verbe à l’infinitif: Courir. Mais contrairement à son prédécesseur qui avait revisité le mythe du champion tchécoslovaque Emil Zátopek sous le signe d’une machine de course, Chambaz décrypte la détresse psychologique d’un célèbre gardien de but allemand: Robert Enke. À partir d’une série de flashbacks et d’un compte à rebours précis, il raconte les dernières heures de ce sportif, vécues entre le 9 et 10 novembre 2009, au moment où le pays fête les 20 ans de la chute du mur de Berlin. En superposant ainsi un drame personnel et un événement historique, il propose un „texte poignant“ 1 par lequel, entre poésie et politique, il fait entrer ce gardien de but dans le panthéon des champions de fiction. 2 Toutefois, son propos sort des sentiers battus. En s’écartant d’une bio-fiction traditionnelle, chronologique et étayée par des faits, voire d’une classique biographie comme celle de Ronald Reng, 3 il focalise son attention sur l’état d’esprit dans lequel pouvait se trouver le footballeur. Le choix de celui-ci, que le lecteur découvre en lisant le rabat intérieur de l’ouvrage, n’est pas anodin et relève d’une démarche personnelle pour ne pas dire intimiste. En effet, l’histoire de Robert Enke fait écho à celle de Bernard Chambaz et c’est pourquoi ce dernier interprète si bien la psychologie du héros sportif en transposant sa propre expérience, ses propres interrogations, ses propres angoisses. Cette idée d’un double - comme le suggère l’esprit de la collection „L’un et l’autre“ des éditions Gallimard dans laquelle Plonger a été publié - associée à l’existence d’un gardien qui a perdu le but de sa vie, permet in fine de (re)lire la propre épreuve vécue par l’écrivain. C’est sans doute ce qui donne au roman sa profondeur et au témoignage son universalité. 1. Plonger: une bio-fiction sur Robert Enke Pourquoi écrire une fiction biographique sur un gardien de but allemand? Répondre à cette question nécessite de revenir sur l’élément qui a déclenché l’écriture, et sur la place faite par l’auteur à ce récit dans l’ensemble de son œuvre littéraire. La décision remonte au jour où Bernard Chambaz a appris la triste nouvelle en zappant sur les chaînes de télévision: „Je le connaissais de nom, a-t-il précisé, mais ne savais absolument rien de son histoire. Deux choses ont alors retenu mon attention: il était né à Iéna, en Allemagne de l’Est, la ville où Hegel a terminé sa Phénoménologie de l’Esprit, et il était le père d’une petite fille, décédée deux ou trois ans plus tôt. Ça m’a 114 DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 Dossier fait un choc, comme un coup de gong“. 4 Le soir même, Chambaz a eu beaucoup de mal à s’endormir et le lendemain matin, il savait qu’il allait écrire ce livre 5 en respectant le cadre d’une fiction biographique qui échappe, selon Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha, „à l’alternative du vrai et du faux“. 6 Dans ce texte chargé d’émotions où il tente de démêler les étapes psychologiques par lesquelles est passé le footballeur, il poursuit l’entreprise littéraire initiée une trentaine d’années plus tôt en convoquant les différents motifs propres à l’existence humaine qui lui tiennent à cœur: il parle aussi bien de l’amour que de la mort tout en décrivant les paysages, les nuages et ses voyages. 7 Lorsqu’il fait paraître Plonger en 2011, Chambaz est déjà un écrivain chevronné qui fait autorité dans le monde littéraire, avec ses huit recueils de poèmes, ses dix essais, ses huit romans, ses quatre récits de voyage, ses cinq beaux-livres, ses quatre livres d’art, ses six livres pour la jeunesse et ses deux anthologies; sans compter l’obtention de ses prix littéraires pour L’Arbre de vies (1992), Été (2005) et Yankee (2009). Mais il possède une autre qualité: c’est un sportif accompli à l’aise aussi bien en football, 8 en cyclisme qu’en athlétisme. Rien d’étonnant qu’il croque avec à-propos le portrait de Robert Enke. Né à Iéna le 24 août 1977, formé au FC Carl Zeiss Iéna, ce dernier débute sa carrière au Borussia Mönchengladbach puis joue dans de grands clubs européens (Benfica Lisbonne, FC Barcelone, Fenerbahçe SK, CD Tenerife) avant de revenir en Allemagne au sein du Hanovre 96 et faire son entrée, en 2007, dans la sélection allemande face au Danemark. Toutefois, il ne laisse rien paraître sur la forte dépression qu’il subit depuis 2004, en raison de la malformation cardiaque de sa fille Lara, dépression qui s’accentue de jour en jour après le décès de cette dernière, le 17 septembre 2006. À la fin du roman, Chambaz utilise les mots justes pour décrire ce mal dont elle souffrait, atteinte du syndrome de Turner et d’une hypoplasie du ventricule gauche. 9 Affaibli mentalement, isolé dans un état dépressif, et bien que sa cote marchande atteignait la hauteur des 9 millions d’euros, Robert Enke s’est suicidé le 10 novembre 2009, à l’âge de 32 ans, sur un passage à niveau, frappé par le régional express de Brême en pleine poitrine; laissant seules sa femme Teresa et sa fillette de 8 mois Leila. En honneur de sa mémoire, la fondation Robert Enke fut créée et présidée par sa veuve pour venir en aide aux personnes souffrant de dépression. Tous ces éléments biographiques sont évoqués, d’une manière ou d’une autre, par le romancier avec parfois un intérêt accru pour certains détails; n’oublions pas que Bernard Chambaz, tout en menant sa carrière littéraire, a été professeur d’histoire au lycée Louis-le-Grand à Paris, 10 une discipline à laquelle il voue une véritable passion et qui se retrouve dans chacune de ses productions. Citons, par exemple, ce passage où il relate les raisons qui ont conduit Robert Enke à devenir gardien de but: DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 115 Dossier Rien ne laissait présager que Robert serait un jour gardien de but. D’ailleurs il a commencé comme joueur de champ, il a toujours aimé courir, sauter, courir, il a admiré la résistance de son père, un bon coureur de quatre cents mètres haies écarté de l’équipe parce qu’il avait reçu des cartes postales de son frère passé à l’Ouest, une sanction couverte d’un silence tacite contrebalancée par la profession de sa mère qui enseignait deux disciplines: la gymnastique, bien vue par le régime en raison des médailles dont elle était le garant, et la langue russe qui vous mettait dans les petits papiers du grand frère soviétique sinon du parti (Pl, 95). Cependant, la vie sportive du footballeur n’est pas traitée ici de façon chronologique - au sens académique du terme -, sinon en arrière-plan de l’intrigue. La narration des saisons sportives, des transferts dans les grands clubs européens ou des résultats des rencontres, sert davantage de cadre romanesque, bref à donner des repères spatio-temporels au lecteur, que de fil conducteur, tout simplement parce que l’écrivain s’intéresse avant tout à l’évolution de la maladie psychique. C’est en cela que Chambaz parvient habilement à mêler l’histoire dramatique de Robert Enke et l’histoire du football contemporain allemand. Bien évidemment, il fait des hypothèses voire des spéculations pour expliquer l’état d’esprit dans lequel pouvait se trouver le footballeur juste avant son passage à l’acte, mais il donne à son histoire une forme d’authenticité. En effet, pour qu’une fiction biographique soit réussie, elle se doit d’être crédible. Et de ce point de vue, Bernard Chambaz montre l’étendue de ses connaissances. Il convoque aussi bien les grandes stars du ballon rond comme l’attaquant français Éric Cantona (Pl, 15) ou l’ailier brésilien Mané Garrincha (Pl, 31), les illustres gardiens de but comme l’Allemand René Müller ou le Russe Lev Ivanovitch Yachine 11 (Pl, 44) que les célèbres industriels investis dans la Bundesliga tels que Bayer ou Volkswagen (Pl, 29). Mais derrière ces clins d’œil footballistiques connus des amateurs se trouve un discours précis que seul un praticien peut connaître et maîtriser. Car écrire le sport, telle cette image d’un ballon glissant „comme une savonnette“ par temps de pluie (Pl, 46), consiste selon lui à rendre compte d’un ensemble de sensations venant de l’intérieur comme de l’extérieur, bref de quelque chose qui relève du phénoménologique. 12 Sa connaissance du ‚terrain‘ lui permet non seulement d’expliquer au lecteur l’entraînement spécifique d’un gardien de but, mais également de trouver les formules adéquates pour donner du rythme à l’action qu’il décrit comme à la phrase qu’il noircit sur le papier: […] il aime le parcours de slalom avec des ballons à ramasser, les allers/ retours en pas chassés, les séances de plongeons, droite gauche droite gauche droite gauche, plonger plonger se relever plonger se relever, les courses qui forcent le cœur à pomper davantage le sang, les petits matchs entre gardiens, à un contre un, sur un terrain d’environ vingt mètres sur vingt et des buts d’un mètre de large, tout le rituel qui le captive et qui fait qu’il reviendra le lendemain (Pl, 84-85). En exploitant à sa guise la ponctuation et en enchaînant les verbes d’action, sa prose poétique anoblit le statut du footballeur. Il en est de même lorsqu’il détaille avec soin les instruments de travail de ce dernier: 116 DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 Dossier Il enfile les gants, il attache le velcro, il serre les poings, il déplie ses phalanges, il frotte les gants l’un contre l’autre, il éprouve la souplesse et la fermeté permises par le millimétrage de mousse et de latex, la finesse des coutures, il ferme les yeux, il est à l’écoute de ses doigts, il faut qu’il puisse sentir le ballon jusqu’au bout des doigts (Pl, 121-122). L’attention que le personnage accorde à bien enfiler ses gants relève d’un rituel précis, un passage initiatique dans lequel la main, le pouce et le poignet doivent prendre leur place respective. Les gants, rembourrés et ficelés, littéralement humanisés, permettent en définitive la mue du personnage, autrement dit sa métamorphose en gardien de but. Cet intérêt pour le détail, pour cette sensibilité accordée aux contacts, muscles et organes, s’inscrit dans la voie tracée par le normalien Jean Prévost qui invitait déjà ses confrères, avec Plaisirs des sports (1925), à chercher l’image juste plutôt que l’image neuve ou éclatante. À ces données historiques, techniques et sensorielles qui crédibilisent le récit, s’ajoutent également des références intertextuelles qui apportent une infra-lecture ou une supra-lecture - c’est selon - à la vie de Robert Enke. C’est notamment le cas lorsque l’écrivain évoque le célèbre roman autrichien en langue allemande de Peter Handke, L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (Die Angst des Tormanns beim Elfmeter), publié en 1970, pour en prendre le contre-pied et affirmer que le pénalty est bien „le seul moment où le gardien n’a rien à perdre“ et que si angoisse il y a, c’est davantage en lien „à la conséquence souvent irréparable d’une erreur“ (Pl, 86). Par conséquent, en permettant au lecteur d’accéder à ce type de vérité „qui l’apparente au genre de l’essai ou de la critique“, 13 Chambaz place son roman sous le signe de la bio-fiction. Alors que la biographie rapporte le réel tel qu’il a été, le roman laisse une place à l’imagination et aux digressions sportives qui lui confèrent toute sa richesse. 2. Du plongeon au suicide Le choix du titre, à la fois simple et polysémique, est intéressant à analyser. Forme nominale du verbe, l’infinitif évoque à la fois un mouvement en cours d’exécution et un espace de réalisation. „Plonger“, d’une certaine manière, c’est entrer ou faire entrer quelque chose ou quelqu’un dans un liquide ou un corps plus ou moins mou. Il y a donc une dimension physique comme celle de plonger ses mains dans l’eau. „Plonger“, c’est aussi se mettre dans une situation ou un état différent, et qui relève cette fois-ci d’une dimension psychique comme le fait de plonger dans le sommeil. Enfin, puisque l’on parle de sport, „plonger“ consiste, pour un gardien de but, à se jeter ou à sauter en avant, ou de côté, pour saisir le ballon - même si Bernard Chambaz ajoute à l’action de plonger celle de s’envoler: „[…] on dit bien qu’un gardien de but plonge même quand il s’envole“ (Pl, 68). Rappelons que Le Robert des Sports, qui fait foi en la matière, précise que „plonger“ signifie „se détendre à l’horizontale pour arrêter le ballon“, quitte à finir „à plat ventre“. 14 DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 117 Dossier Chambaz s’amuse donc à décliner et à combiner ces différentes acceptions tout au long du roman. Mais il associe incontestablement le verbe ‚plonger‘ au registre de la tristesse. Lorsque Robert Enke repense aux derniers moments qu’il a vécus avec Lara, où il veilla toute la nuit à ses côtés, il se remémore ce „grand bateau de l’hôpital plongé dans l’obscurité“ (Pl, 27). De temps en temps, il essaie de trouver des subterfuges pour ne pas se laisser abattre, mais la dépression est trop forte et le rattrape sans cesse. Un peu plus loin dans le texte, lorsqu’il pense à Lara recluse dans son cercueil, il s’effondre littéralement tel un „plongeur de haut vol“ (Pl, 68). Comme le résume si bien l’écrivain: „Il plonge, il est précipité dans la dépression“ (Pl, 116). Et pour filer la métaphore, si l’on en croit la presse allemande selon laquelle le jour de son suicide il était debout sur les rails comme un gardien de but, on peut en conclure qu’il a tout simplement „plongé sous un train“. L’idée de „plonger“, dans l’esprit de l’auteur, traduit donc une destruction, une division, un démantèlement aussi bien physique que psychique. Pas étonnant qu’il rapproche la „chute“ de Robert Enke et celle du mur de Berlin: c’est d’ailleurs un élément central du roman autour duquel Chambaz tisse l’ensemble de sa toile narrative. Enki, dont la sonorité est proche de Enke, n’est-il pas dans les textes sumériens le dieu de l’Abîme? 15 Alors que Enke assiste à la commémoration de la chute du mur, il a conscience de tomber et de s’autodétruire comme une série de „dominos“ qui s’écroulent les uns après les autres (Pl, 19). La destruction du personnage, liée à celle de Lara, est symbolisée dans la phrase suivante par les trois répétitions du mot „chute“: „Elle avait rechuté, c’est bien le mot, la chute du Mur la rechute de Lara“ (Pl, 43). C’est donc d’une chute en cascade - ou d’un emboîtement de chutes - dont il est question dans ce texte, car la chute est synonyme de „dépression“ (Pl, 69). Derrière la métaphore du mur de Berlin, il y a aussi l’idée de déchirure, de rupture, de césure, puisque le mur est une ligne ou, plus exactement une frontière, qui sépare, divise, brise. Dans le roman, alors que le personnage regarde la commémoration à la télévision, il écoute la sarabande de la Deuxième Suite de Bach interprétée par Rostropovitch. C’est alors qu’il pense aux notes joyeuses qui célèbrent l’événement et aux notes tristes qui rendent hommage aux victimes. À partir de là, il voit le monde d’une façon binaire selon laquelle le mur de Berlin qui séparait la ville en deux, divise désormais son cerveau en deux parties comme il a déchiré en deux le cœur de Lara. Cette métaphore accroît la valeur affective du propos et lui donne une épaisseur que des termes trop conventionnels ne sauraient atteindre. Le lecteur comprend que le personnage, fracturé en deux, subit un dédoublement de personnalité. Comme le suggère l’anaphore „première fois“ mentionnée en page 29, une rupture s’est produite au plus profond de son être et Enke, le jour du décès de Lara, est devenu un autre homme: „Le dimanche suivant, il avait joué contre le Bayer Leverkusen, à domicile. Pour la première fois de sa nouvelle vie, il s’était assis à sa 118 DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 Dossier place dans le vestiaire, pour la première fois il était entré sur le terrain, pour la première fois il avait encaissé un but“ (Pl, 29). Chambaz va encore plus loin en faisant de la ligne blanche qui délimite l’espace de vie et de mort sportive d’un gardien de but, le prolongement symbolique de cette frontière qui délimite non pas deux espaces mais bien deux états psychiques: La ligne de but n’échappe pas à cette logique: le ballon l’a franchie ou ne l’a pas franchie. S’il l’a franchie, le gardien de but a été battu. Au sol, la ligne est tracée à la chaux; entre le sol et la barre transversale, elle est immatérielle. Il va de soi que l’autre côté suggère un au-delà (Pl, 42). Chambaz explore et enchâsse ce type d’analogies pour innerver son projet littéraire. Cette chronique d’un suicide annoncé apparaît dès la deuxième page du roman et le lecteur comprend d’emblée que les explications de ce drame vont lui être livrées à rebours. Peut-on alors parler d’un „roman gris“ 16 ou d’un roman à la tonalité grise? La réponse est affirmative. Le motif de la couleur est d’ailleurs intéressant à mentionner pour comprendre l’état d’esprit dans lequel se trouve le personnage, car à en croire Michel Pastoureau, Dominique Simonnet 17 et Annie Mollard-Desfour, 18 le gris est la couleur de la solitude et de l’ennui, dont on trouve une illustration dans ce „Soleil noir“ dont parle le poète Gérard de Nerval. 19 À plusieurs reprises, Chambaz évoque cet aspect où le personnage broie du noir. On voit bien l’évolution de son attitude, apaisée lorsqu’il se remémore son enfance heureuse où les stades „n’étaient jamais gris“ (Pl, 56), et tourmentée lorsqu’il se rend compte que la pelouse verte du stade, après le drame, a peu à peu laissé place „à la grisaille“ (Pl, 57). Une autre forme d’obscurité présente dans le roman est révélée par la présence de la nuit, cette épreuve quotidienne que Enke gère difficilement, tout simplement parce qu’il peut retrouver Lara vivante et souriante dans un rêve et que le réveil s’avère toujours violent, brutal, traumatisant. Du plongeon au suicide, Chambaz décrit par une accélération narrative les étapes de la dépression qui poussent, au final, le personnage à imploser; d’où l’image du bouquet final des feux d’artifice lors de la fête des 20 ans de la chute du mur de Berlin. Même si le personnage cherche la force mentale pour continuer à vivre, le lecteur sait que ses efforts sont vains et que l’issue tragique est inévitable: „Enke compare les deux plateaux de la balance, écrit Chambaz: vivre/ mettre fin à ses souffrances et ses jours“ (Pl, 53). 3. La voix intérieure de Chambaz Le roman de Bernard Chambaz s’inscrit dans la série des fictions biographiques lancée en 1989 par Jean-Bertrand Pontalis, dans le prolongement des Vies imaginaires (1896) de Marcel Schwob ou, plus récemment, des Vies minuscules (1984) de Pierre Michon. La collection „L’un et l’autre“, dirigée par Jean-Bertrand Pontalis, met en DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 119 Dossier valeur une personnalité particulière, une figure connue ou oubliée dans le cadre d’un récit où l’auteur décrit son autoportrait à travers la présentation biographique d’un héros. Elle représente un dialogue, un va-et-vient entre l’auteur et son personnage, le propre de l’un se nourrissant de la fiction et de la quête de l’autre, comme le précise l’argumentaire: „l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle“. En d’autres termes, il s’agit de saisir son for intérieur à travers le détour d’un autre. Jean- Bertrand Pontalis étant dans l’air du temps au moment où l’on repensait l’(auto)biographie, 20 a même employé le terme d’‚autographie‘ pour décrire le fait que le ‚je‘ puisse s’écrire sans se prendre pour objet, que l’auteur puisse faire entendre sa voix sans forcément parler de lui. 21 Le gardien de but Robert Enke, un sportif donc, vient compléter la longue liste des écrivains, artistes, politiciens et autres intimes qui composent les 127 titres de cette collection tels que Louis Aragon, Charles Baudelaire, Paul Cézanne, Claude Debussy, René Descartes, William Faulkner, Victor Hugo, Magellan, Ambroise Paré, Vasco de Gama, Jules Verne, etc. Il faut ajouter que Bernard Chambaz prend place, ici, au sein d’une kyrielle d’auteurs reconnus et légitimés comme Christian Bobin, Sylvie Germain, Jean-Yves Tadié, Pierre Michon ou Richard Millet. Plonger est par conséquent une illustration de ces récits de fiction contemporains qui doivent être saisis dans leurs filiations et métamorphoses pour en comprendre la singularité culturelle et esthétique. 22 Le cliché en première de couverture sur fond bleu nuit - charte graphique propre à la collection - articule un motif de la culture sportive (cage d’un gardien de but), un homme seul (Robert Enke) et une couleur sombre (noirceur de l’âme). Le message iconique suggéré dialogue parfaitement avec l’approche littéraire de Bernard Chambaz. Archiviste méthodique atteint d’une „rage taxinomique“, selon la formule de Roland Barthes, 23 Chambaz souffre du syndrome de chiffromanie, non pas au sens technologique du terme mais bien imaginaire, dans la mesure où - comme pour son personnage - „toutes les dates s’inscrivent en lui avec une précision démoniaque“ (Pl, 130). Tous ses livres, y compris celui-ci, se structurent autour de repères et d’indices temporels. Robert Enke, par exemple, compte quotidiennement le nombre de jours et de nuits passés depuis la mort de Lara, à l’exemple de ce mardi 10 novembre 2009 qui est „donc le mille cent cinquantième jour sans Lara“ (Pl, 66). Chambaz analyse de même le chiffre 9 en évoquant les neufs chiens d’Enke, le numéro 9 floqué sur le maillot d’un avant-centre ou encore les neuf rangées de neuf clous sur la porte du Temple du ciel (Pl, 60). 24 Cette chiffromanie, aisément repérable ici comme ailleurs, le conduit à évoquer les dimensions d’une cage de football avec, toujours en filigrane, un écho à d’autres souvenirs ou voluptés quotidiennes: 2,44 / 7,32. Ces nombres ne représentent rien pour un profane. Ils sont magiques pour n’importe qui a joué au football sur un vrai terrain avec des vrais buts, dont les dimensions sont de 7,32 m de long sur 2,44 m de haut; ils forment un joli problème de calcul pour les enfants 120 DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 Dossier des écoles primaires puisque le rapport entre la hauteur et la longueur est de 1 à 3 (Pl, 42- 43). Chambaz s’amuse avec les chiffres comme il joue avec les associations d’idées, les coïncidences, les digressions, les références intertextuelles, les proximités sémantiques et, en l’occurrence ici, la langue allemande, pour donner un retentissement aux émotions qu’il cisèle page après page. Mais derrière ces tournures littéraires se trouve une voix narrative et intérieure foncièrement mélancolique. Et derrière la description du portrait de Robert Enke peut se lire le propre spleen de Bernard Chambaz. C’est donc un véritable autoportrait littéraire dont il est question dans Plonger. Encore faut-il préciser ce que l’on entend par-là. En l’opposant à l’autobiographie telle que l’a conceptualisée Philippe Lejeune, 25 Michel Beaujour 26 précise, dans Miroirs d’encre, que l’autoportrait ne se présente pas sous la forme d’un récit suivi. Si l’autobiographe se pose la question de savoir comment il est devenu ce qu’il est, l’autoportraitiste se demande, quant à lui, qui il est au moment où il écrit. Plus qu’une simple lecture chronologique, l’autoportrait se construit d’abord par un ordre associatif ou thématique où l’auteur cherche, plus qu’à se peindre physiquement, à répondre à la question existentielle „Qui suis-je? “. 27 C’est ainsi qu’on retrouve un processus récursif dans le texte de Chambaz qui confirme ce besoin d’introspection. Plonger est un texte-domino où l’on passe d’une vie à une autre, d’un lieu au suivant, d’un stade d’entraînement à une aréna, où Enke ne serait en fin de compte qu’un alibi. Il faut rappeler qu’en 1992, Bernard Chambaz a perdu son fils Martin dans un accident de voiture alors que ce dernier était en vacances d’été au pays de Galles. Depuis, et notamment avec l’écriture de Martin cet été (1994), la présence de son fils est devenue fréquente pour ne pas dire omniprésente dans ses livres. 28 Avec Plonger, Chambaz retourne sur les terres de ce deuil impossible comme l’illustre parfaitement l’incipit qui en donne d’emblée l’esprit: 29 Lara est morte le 17 septembre 2006, entre quatre et cinq heures, des suites d’une malformation du cœur, à l’institut médical de Hanovre. Elle avait deux ans et dix-sept jours. C’était un dimanche (Pl, 9). Ce souvenir inaugure, en début de roman, une série infinie de possibilités narratives, le lecteur étant confronté à une situation qui le place devant un développement imprévisible. On ne le sait pas encore, mais le héros est un père inconsolable. C’est donc une prise de conscience traumatique que va vivre le personnage qui va le conduire à une terrible fin. En analysant les origines grecques ou romaines du prénom Lara, l’auteur cristallise son discours autour de la mort. Plus qu’une simple phrase d’attaque, l’entrée dans le récit pose une question existentielle propre à l’ensemble des parents endeuillés par la disparition de leur enfant: comment réapprendre à vivre lorsqu’on garde au fond de soi les stigmates d’une expérience si tragique? Aucun mot ne peut exprimer ce déchirement, cette sensation d’étouffer, DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 121 Dossier d’être écrasé par la souffrance. Quelle qu’en soit la cause, le drame apparaît toujours injuste, inacceptable, impensable. La détresse des parents n’a pas de mots et il n’existe pas, d’ailleurs, de mot dans la langue française pour exprimer une telle situation. Le personnage le comprend d’emblée: „[…] on ne fait pas son deuil de la mort d’un enfant“ (Pl, 13). Tout événement, tout souvenir, le moindre geste, la moindre petite chose devient un prétexte pour penser à son enfant, pour entretenir encore des liens, pour passer un moment avec lui. Conclusion Plonger se situe donc entre une bio-fiction sportive et un autoportrait, entre Robert Enke (l’objet) et Bernard Chambaz (le sujet). Ce récit prend alors une autre dimension si l’on remplace le nom du gardien de but par celui de l’auteur car l’on comprend que l’un comme l’autre ont eu des moments de joie, des moments de bonheur et une rencontre avec la douleur, la terrible douleur du deuil impossible. En reprenant la présentation que Bernard Chambaz fait de Robert Enke en page 135, en changeant simplement une activité et un nom, on retrouve bien les contours de son autoportrait: „Oui, qu’on se le dise, il n’était pas qu’un sportif, il était aussi un poète, un amoureux, un père, il était fort, un vrai Chambaz“. Cette idée de superposition ou de projection peut être corroborée par une expression que l’auteur utilise au cours du chapitre 28, lorsqu’il évoque un homonyme de Enke qui roule „à tombeau ouvert“ (Pl, 133). Cette expression sera le titre d’une autre bio-fiction qu’il publiera en 2016 sur un champion décédé, comme son fils, dans un accident de voiture: Ayrton Senna. Vieille expression française qui vient du XVIII e siècle, elle suggère que l’on va, sous l’emprise de la vitesse, au-devant de la mort. Ce tombeau romanesque de la résurrection - ouvert car le Christ est ressorti - est l’espoir de rendre Senna, comme Martin, un peu plus vivant qu’ils ne le sont. Aussi, entre voyage intérieur et réminiscence littéraire, Plonger est une sorte de quête pour Bernard Chambaz. Malgré la tristesse de perdre un enfant, tel un cœur consumé, la joie doit reprendre sa place avec la vie. Et c’est aussi ce qui explique en conclusion de Plonger ces quelques mots empruntés à la Charte 77: 30 „L’espérance n’est pas la conviction que quelque chose finira bien; c’est la certitude que quelque chose a un sens quelle que soit la façon dont ça finit“ (Pl, 145). 1 L’Express, 3 juillet 2011. 2 Cf. les exemples cités en introduction de ce dossier. 3 Ronald Reng, Robert Enke: Ein allzu kurzes Leben, Munich, Piper, 2010. 4 L’Express, 3 juillet 2011. 5 Émission „Le livre du soir“, Europe 1, 25 mai 2011. 122 DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 Dossier 6 Anne-Marie Monluçon / Agathe Salha, „Introduction“, in: Fictions biographiques XIXe-XXe siècles, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail (coll. „Cribles“), 2007, 23. 7 Bernard Chambaz, entretien avec Isabelle Garron, conférence du 22/ 09/ 14 disponible sur https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k1321307p? rk=64378; 0 (dernière consultation: 20/ 11/ 20). 8 Bernard Chambaz est membre de l’équipe de France de football des écrivains. 9 Bernard Chambaz, Plonger, Paris, Gallimard (coll. „L’un et L’autre“), 2011, 122. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle Pl, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. 10 „Mon père a été professeur d’histoire, député et dirigeant du parti communiste. Mon grandpère maternel a été un homme politique, radical-socialiste, féru d’histoire. Par conséquent, j’ai été éduqué avec le poids de l’histoire“. Témoignage de Bernard Chambaz recueilli à Paris le 27 novembre 2019. 11 Ce dernier est le seul gardien de but à avoir remporté le „ballon d’or“, en 1963. 12 Se reporter à l’émission „Le grand bain“ animée par Sonia Devillers sur France Inter le 10 juillet 2014. 13 Anne-Marie Monluçon / Agathe Salha, op.cit., 23. 14 Georges Petiot, Le Robert des Sports. Dictionnaire de la langue des sports, Paris, Le Robert, 1982, 345. 15 Cf. à ce sujet Maurice Lambert, „Polythéisme et monolâtrie des cités sumériennes“, in: Revue de l’histoire des religions, 157, 1, 1960, 4. 16 L’expression a été employée par Jean-Baptiste Baronian pour analyser l’œuvre de Georges Simenon; cf. Jean-Baptiste Baronian, Simenon ou le roman gris. Neuf études sentimentales, Paris, Textuel, 2002. L’idée de ‚roman gris‘ correspond à une atmosphère romanesque fortement teintée par la tristesse ou l’ennui. 17 Michel Pastoureau / Dominique Simonnet, Le Petit livre des couleurs, Paris, Panama (coll. „Éssai“), 2015. 18 Annie Mollard-Desfour, Le Gris, Paris, CNRS Éditions, 2015. 19 Gérard de Nerval, „El Desdichado“, in: id., Les Chimères (1854), dans l’édition de La Pléiade, Œuvres I, 1966, 3. 20 Cf. à ce sujet Dominique Viart, „Naissance moderne et renaissance contemporaine des fictions biographiques“, in: Anne-Marie Monluçon / Agathe Salha (ed.), op.cit., 35-54. 21 Jean-Bertrand Pontalis, „De l’inscrit à l’écrit“, in: Europe, 907-908, novembre-décembre 2004, 165-171. 22 Cf. à ce sujet Bruno Blanckeman, Les Fictions singulières, Paris, Prétexte éditeur, 2002. 23 Roland Barthes, „L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire“ (1985), in: L’Aventure sémiologique, Paris, Le Seuil, 1970, 156. 24 Construit à Pékin au XV e siècle, pendant le règne de l’Empereur Yongle, le Temple du Ciel est un temple taoïste et un parc d’adoration du ciel. La géométrie du lieu en entrant par la porte Sud, où se trouve le grand Autel Circulaire, repose sur le symbolisme du chiffre impérial 9, un chiffre considéré comme céleste. 25 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil (coll. „Poétique“), 1975. 26 Michel Beaujour, Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil (coll. „Poétique“), 1980. 27 Ibid.: 113. 28 Josette Labour-Gril, „L’écriture et le pire“, in: Che vuoi, 2003/ 1, 19, 71-80. DOI 10.2357/ ldm-2020-0028 123 Dossier 29 Cf. au sujet de l’incipit l’ouvrage d’Andrea Del Lungo, L’Incipit romanesque, Paris, Seuil (coll. „Poétique“), 2003. 30 La Charte 77 est une pétition signée en 1977 - comme son nom l’indique - par des dissidents opposés au processus de ‚normalisation‘ de la société tchécoslovaque.