eJournals lendemains 45/178-179

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ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0029
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2020
45178-179

Un trou dans le ciel de Philippe Aronson (2016) ou la dualité réconciliée du boxeur de coleur noire

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2020
Maxence P. Leconte
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Jack Johnson, en 1908 (Wikimedia Commons) DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 125 Dossier Maxence P. Leconte Un trou dans le ciel de Philippe Aronson (2016) ou la dualité réconciliée du boxeur de couleur noire Introduction En ce début de XXI e siècle et alors que „les identités stables disparaissent“, il semble désormais logique pour nombre d’écrivains de se replonger dans le passé afin de retrouver ces „identités [qui] ont davantage besoin d’être racontées“, 1 pour reprendre les mots de Danilo Martuccelli. Cette hypothèse expliquerait l’actuel „second âge d’or de la biographie“, mettant ainsi un terme à ce qu’Alexandre Gefen décrit comme „deux siècles d’hostilité à la biographie littéraire“, 2 permettant au lecteur de redécouvrir la vie d’acteurs culturels autrefois oubliés, dénigrés ou même censurés. De plus, „l’importance“ et „l’originalité des fictions biographiques dans le champ contemporain“ 3 s’explique principalement, pour reprendre les mots de Dominique Viart, par son côté plus „excentrique“ et „spectaculaire“ 4 que ses aînées, la biographie et l’autobiographie; la fiction biographique comble donc le lecteur à la recherche de nouvelles sensations littéraires. Si le genre cherche donc à surprendre et provoquer, les œuvres de fictions biographiques prennent un sens à part entière une fois dédiée à des personnalités sportives. En effet, en consacrant ce genre traditionnellement réservé aux sommités littéraires ou politiques, 5 l’écrivain inscrit l’imaginaire même de l’athlète (masculin ou féminin) comme ayant influencé, et parfois bouleversé, le paysage culturel d’une époque au-delà de la simple question sportive. Cette théorie se confirme dans le cas de Jack Johnson, premier homme noir sacré champion du monde de boxe, auquel le romancier et traducteur franco-américain Philippe Aronson donne la parole en faisant du ‚Géant de Galveston‘ le personnage principal et narrateur de son roman Un trou dans le ciel (2016). Faisant écho à la fois au genre de la fiction biographique et au personnage de Jack Johnson, les enjeux de cet article mêlent complexité et actualité. En examinant les multiples personae du boxeur, notre étude se donne pour projet de combattre l’imaginaire souvent cohésif et linéaire qui longtemps encadra l’image du boxeur noir: égoïste, primitif, effrayant. 6 S’écartant des stéréotypes associés à sa couleur de peau, Johnson fut au contraire l’incarnation d’une dualité permanente. Boxeur idolâtré par l’Amérique noire mais ennemi de l’élite blanche et bien-pensante, enfant d’esclaves puis grand mondain, à la fois agitateur social et apolitique, Jack Johnson demeura, jusqu’à son pardon présidentiel en mai 2018, le symbole de la division d’un pays et d’un individu. Telle une métaphore, cette division, cette vie de combat que le ‚Géant de Galveston‘ mena contre lui-même, est avant tout célébrée par l’auteur. Car la puissance de la fiction biographique d’Aronson, qui réunit au sein d’un seul roman deux trajectoires historiques, est d’offrir à son lecteur une vision moderne du processus d’identification de ce champion comme celui de la création d’un double légitime et assumé. 126 DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 Dossier Entre l’individu Arthur Johnson et le personnage Jack Johnson, deux mondes cohabitent, s’attirent et se rejettent, symbolisant la construction de „soi-même comme un autre“ pour reprendre l’expression d’Alexandre Gefen, et qui cristallise à la perfection cette discipline que fut la boxe au début du XX e siècle et dont Johnson fut l’étendard. Pour ce dernier, la violence de la boxe ne s’opposait pas à sa science; ni la spontanéité au contrôle; ni la célébrité à la sagesse. La fiction biographique d’Aronson, qui laisse la parole non pas à un seul mais aux multiples Johnson(s), se doit alors d’être lue comme un témoignage visant à recolorer l’imaginaire d’un champion qui, cent ans plus tard, revit enfin, au cœur d’un texte soulignant la beauté d’être soi et un autre tout à la fois. Notre étude débutera par une brève approche biographique ayant pour objectif de familiariser le lecteur avec Jack Johnson. En dépit de son affection pour la France, ce champion demeure un acteur du monde culturel relativement méconnu dans l’Hexagone. 7 Dans un deuxième temps, notre travail détaillera l’utilité de la fiction biographique, avant de s’intéresser de manière précise à son expression dans Un trou dans le ciel de Philippe Aronson. Nous achèverons notre étude en soulignant que la dualité - réconciliée - du boxeur de couleur offre une nouvelle voix pour la convergence de la littérature et du paysage culturel sportif. 1. De l’intérêt biographique de Jack Johnson Si les deux dernières décennies ont confirmé que la légende de Jack Johnson restait des plus vivantes outre-Atlantique, grâce notamment aux travaux de chercheurs universitaires tels que Theresa Runstedtler 8 ou Ben Carrington, 9 mais également à la faveur d’un véritable engouement populaire pour un homme étant dorénavant reconnu comme une des figures de proue de la libération afro-américaine, 10 la reconnaissance du ‚Géant de Galveston‘ reste du moins marginale en France. Cette situation devrait pourtant poser question. En effet, Johnson ne fût pas seulement l’immense champion que Mohammed Ali nommera „le plus grand“, 11 mais aussi un résident à part entière de la capitale française entre 1913 et 1914, à une époque où un boxeur comme Georges Carpentier commençait à s’imposer sur les rings de France et d’Europe. Grâce à une aura et une personnalité démesurée, Jack Johnson participa non seulement à l’implantation d’une discipline spectaculaire en France et dans le monde, mais plus encore, contribua à la reconnaissance des pugilistes noirs comme des individus à part entière au-delà du ring. Un exemple unique met ici en avant l’influence du boxeur en France lorsqu’en décembre 1913, ce dernier affronta son compatriote et cadet Jim Johnson, originaire du New Jersey, pour le titre de champion du monde des poids lourds. Prenant place dans la salle du Premierland - branche sportive de l’Elysée-Montmartre - le combat entre ces deux pugilistes afroaméricains aurait pu relever de l’ordinaire; il n’en fut rien. Pour la première fois dans l’histoire de la boxe, deux hommes de couleur noire se faisaient face dans le ring DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 127 Dossier pour une ceinture de champion du monde, sous les yeux d’une foule parisienne si désireuse d’assister à l’événement que nombre de spectateurs durent rester à la porte. 12 Quel contraste d’envergure pour cette société française alors à l’apogée de son Empire colonial sous la Troisième République: jusqu’alors, impossible pour l’homme blanc d’assister au déroulement de l’Histoire en tant que spectateur et non dans la peau de l’acteur, qui plus est lors d’un événement qui ne consacrait ni plus ni moins qu’un homme de couleur comme le plus redoutable au monde. Celui qui sera affectueusement nommé ‚Papa Jack‘ par ses admirateurs n’en était pas à son premier tour de force. En 1908, sous le soleil de Sydney, le ‚Géant de Galveston‘ conquit sa première ceinture de champion face au Canadien Tommy Burns, une victoire acquise au quatorzième round d’un combat à sens unique. Les États-Unis refusant catégoriquement la tenue de combats interraciaux, le combat alors délocalisé en Australie fut l’occasion pour Johnson de mettre à mal la présupposée supériorité blanche devant plusieurs milliers de spectateurs évidemment acquis à la cause de Burns. Le choc de cette victoire ne trouva d’échos plus assourdissants que deux ans plus tard, lorsque l’invaincu Jim Jeffries - boxeur originaire du Midwest américain et longtemps perçu comme le plus grand boxeur de son époque - fut mis au tapis à Reno par un Johnson souriant, devant une foule stupéfaite. Au cœur d’une Amérique ségrégationniste, l’impact de la victoire du boxeur noir sur le grand ‚espoir blanc‘ créa un tumulte politique sans commune mesure; 13 le film du combat fut censuré, et des représailles sanglantes touchèrent les États du Sud, où certains partisans de Johnson furent emprisonnés ou lynchés. 14 Au-delà de ses exploits sportifs, l’influence de Johnson fut surtout celle d’imposer une vision de l’identité noire comme celle d’une pluralité reliant le corps et l’esprit, animée par une fierté inébranlable. Dépassant la dichotomie qui d’un côté reconnaissait l’objectification du corps noir comme simple site de désir (pensons au culte dédié à Joséphine Baker durant les Années Folles) 15 et qui d’un autre cherchait à minimiser l’importance de la couleur afin de faire avancer l’individu de couleur comme être pensant, comme ce fut le cas de W.E.B. Du Bois, 16 Johnson brisa ces limites afin de mettre en avant une pluralité identitaire à part entière et nécessaire - un point sur lequel nous reviendrons à la fin de cette étude. Rien n’emplissait le boxeur de davantage de fierté que de déclarer son amour pour la littérature, lui qui confiait avoir lu l’œuvre complète de Dumas fils et raffolé des biographies napoléoniennes lors de ses années parisiennes, 17 en mettant cet amour en contrepoint de sa passion pour les voitures de sport et les grands couturiers français. Pour résumer, l’intérêt biographique de Jack Johnson se traduit comme un besoin, celui de corriger l’oubli ambigu et paradoxal du boxeur dans l’Hexagone, afin de souligner l’existence d’un homme qui défia les codes culturels et sociaux d’une époque et ce, des deux côtés de l’Atlantique. S’ensuit la question du genre: dans cette quête du souvenir, quelle utilité pour la fiction biographique employée par Philippe Aronson? 128 DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 Dossier 2. De l’utilité de la fiction biographique: le jeu du je Le genre de la fiction biographique répond à certaines modalités distinctes ayant pour but de rapprocher le lecteur de la pensée du personnage situé au cœur du schéma narratif, un aboutissement rendu possible grâce au recours à l’imaginaire. À la fois théorisé et critiqué en 1937 par le célèbre historien de la littérature Georg Lukàcs dans son étude The Historical Novel, 18 ce type d’écrit fut - de manière fortuite - l’objet de longues et vives batailles 19 nous rappelant celles de Jack Johnson. En effet, selon le critique littéraire américain Michael Lackey, 20 l’apport du genre n’est véritablement reconnu qu’au début des années 1990 lorsqu’Ina Schabert publie un ouvrage à présent reconnu comme la première défense d’envergure des fictions biographiques. Intitulée In Quest of the Other Person: Fiction as Biography, cette recherche détermine l’usage prédominant de la biofiction 21 comme étant celui d’„acquérir une connaissance de la personne réelle et autre que soi-même“, 22 ce qu’Aronson accomplit dans son roman Un trou dans le ciel. En effet, l’écrivain ne met pas seulement en avant un personnage bien réel, mais décrit aussi la vie de celui qui incarne l’autre par essence, l’homme noir vivant dans un pays ségrégatif et combattant les règles imposées aux personnes de couleur. Le tout, bien évidemment, raconté par un Johnson fictionnel mais aussi persuasif que percutant, le style narratif à la première personne donnant du relief à l’ensemble du texte, que ce soit lors de la description du Texas de son enfance, de ses premiers combats illégaux ou de ses exhibitions dans le sud des États-Unis à la fin de sa longue carrière. Dès lors, et contrairement à la biographie, la fiction biographique ne cherche pas à révéler une vérité historique profonde, d’ordinaire démontrée par l’assemblage de faits et d’anecdotes minutieuses. Bien au contraire, la fiction prédomine, se donnant alors pour mission d’approfondir la sensibilité du lecteur en l’introduisant non plus à un objet d’étude, mais à un sujet. Par conséquent, c’est bien l’effet de proximité entre le lecteur et le sujet qui est ici essentiel afin de garantir l’effet recherché par la fiction biographique. En lieu et place du „caractère assertif“ 23 des méthodes biographiques traditionnelles, nous découvrons alors l’utilité d’un genre nous permettant d’explorer „les multiples dimensions d’une personnalité et la marge d’interprétation que se donne le biographe“. 24 Dans une œuvre telle qu’Un trou dans le ciel, qui cherche à nous rapprocher de Jack Johnson dans le but de saisir son intériorité, l’utilité autant que le besoin de la fiction biographique prennent tout leur sens: pour commencer, la parole est bien laissée au boxeur au cours de ce roman bref mais percutant, démontrant la volonté du romancier de repositionner Johnson comme narrateur légitime de sa propre histoire. Cette approche symbolise la véritable sensibilité intellectuelle témoignée par Philippe Aronson, lui qui choisit consciemment de ne pas se faire pleinement auteur, mais plutôt traducteur - son deuxième métier 25 - du récit du champion texan. Ainsi, la fiction biographique traduit de multiples enjeux: biographique bien entendu, mais aussi historique, littéraire et même ludique, selon Jean-Benoît Puech, lorsque l’auteur se met au „ jeu du je“ 26 pour offrir au lecteur une rencontre à part entière avec DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 129 Dossier un personnage aussi bien réel que fictionnel. Dès lors, dans ce système de représentation, l’auteur tend non seulement à disparaître derrière les faits historiques, mais parfois même derrière la voix du narrateur. Par conséquent, la subjectivité auparavant bafouée et dénigrée d’un homme de couleur comme Johnson gagne ici en autorité, car mise en avant par l’auteur au travers d’un texte ressemblant désormais à un genre plus proche de la fiction autobiographique. Incontestablement, si le style littéraire d’Un trou dans le ciel parvient à repositionner Johnson au centre de sa propre histoire, il le doit beaucoup à l’usage du je: ce pronom donne naissance à un point de vue unique dans le roman d’Aronson, permettant au lecteur de découvrir le boxeur de l’autre côté d’un miroir culturel qui, jusqu’alors, limitait la possibilité d’identification à ce personnage sans commune mesure. Comme le confirme Alexandre Gefen, ce jeu du je lance une „médiation fondamentale par laquelle chaque être construit son propre saisissement en un auto-apprentissage constant“, 27 capable de repousser les „déterminations immanentes“ 28 créées par la biographie lors de son usage conventionnel. Cette démarche n’est guère futile: elle confie au lecteur l’entière responsabilité de s’imprégner à la fois de l’individu et du personnage Johnson, et de reconnaitre l’importance de cette dualité à part entière, afin de saisir le plus grand désir d’un boxeur sans communes mesures; celui d’être un homme libre et un héros pour la communauté noire, peu importe le coût: „En tant que Nègres, qui allait les protéger, sinon Dieu? Moi. Déjà à l’époque, je voulais être un héros“ (TC, 14). 3. Soi-même comme un Autre: la dualité du boxeur de couleur D’un bout à l’autre du roman, le récit conté par Aronson au travers de Johnson façonne une ode magistrale au rythme de vie effréné vécu par le champion du monde de boxe. Articulée entre deux périodes, d’une part celle des années 1900-20 reliant sa jeunesse au sommet de sa carrière, et de l’autre celle de juin 1946 correspondant au présent de narration ainsi qu’à l’époque où le champion de boxe perdra la vie de manière tragique, le schéma narratif d’Aronson fait une place d’honneur à l’analepse. Selon Gérard Genette, au cours de la lecture d’un texte romancé, l’usage de cette technique littéraire permet de „l’inférer de tel ou tel indice indirect“. 29 Ce va-et-vient constant entre passé et présent dans la narration, transformant presque la lecture du roman en celle d’un journal intime, expose les détails d’une vie au parcours sinueux, vécue comme un match de boxe, bien au-delà du ring, par Jack Johnson. Un sourire nous vient lorsque le champion admet, de manière délibérée, „je ne sais pas pourquoi je ressasse ces vieilles histoires“ (TC, 21). „L’indice indirect“ décrit par Genette s’offre alors à nous dans la texture d’un langage qui révèle l’impact profond des nombreux combats - pugilistiques mais également sociaux et politiques - vécus par le boxeur, l’ayant mené à la construction d’une identité plurielle. Il nous est ici sommé de reconnaître le brio de l’écriture d’Aronson, qui par des phrases courtes et sonnantes permet à Johnson d’évoquer la construction et la fragmentation identitaire dont il fut le sujet. 130 DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 Dossier Ainsi, lire le témoignage de Johnson devient avant tout l’occasion de découvrir l’imaginaire du boxeur comme celui d’une naissance et de la vie d’un Autre: un individu protéen composé du jeune Arthur Johnson né en 1878 au Texas et de Jack, le terrible champion né entre les cordes du ring. Une naissance permise par la rage de vaincre et par la violence de lois raciales empêchant aux individus de couleur de rêver à des jours meilleurs, dans un pays ségrégatif où les parents de Johnson furent esclaves: „Et la boule? Je me suis rendu compte qu’en réalité la peur n’y était pour rien; la colère avait formé en moi cette boule. Une rage contenue, dont j’ignorais l’existence, se concentrait là. J’ai compris qu’il ne fallait pas la redouter, cette boule. Il fallait l’exploiter“ (TC, 26). Afin d’exploiter au mieux cette force intérieure, le futur champion du monde n’a d’autre choix que de s’inventer un alter ego, un personnage plus grand que nature qui sera capable de défier toutes les oppositions mises en place non seulement à l’intérieur du ring, mais aussi en dehors: „J’avais envie de frimer. Tout le monde m’a toujours appelé Arthur. Mais j’aimais bien comment ça sonnait: Jack Johnson“ (TC, 30). Pour Johnson, la prise de contrôle de son existence en tant que sujet libre passe obligatoirement par l’invention de ce nouveau nom, qui n’est autre qu’un baptême du feu lui donnant le droit de se rêver l’égal des hommes blancs. Dès lors, ce personnage qu’est Jack Johnson, sans passé ni limites, va chercher à côtoyer les sommets: la victoire acquise contre Burns en Australie en marque le début. De retour aux États-Unis, sa notoriété dérange, son sens du spectacle également. Peut-être plus que tout autre aspect, l’attachement du boxeur à dépasser les frontières - géographiques et sociales - le rend encore plus humain pour le lecteur, un aspect renforcé par ces petits monologues que le pugiliste chérit particulièrement lorsqu’il se remémore le passé. Hélas, dans un univers ségrégatif comme put l’être celui des États-Unis, les souvenirs du champion du monde et plus précisément de son insouciance mettent en avant le côté punitif d’une société divisée. Surtout lorsque l’insouciance et le désir du boxeur le firent se rapprocher de femmes à la peau claire: „C’était une période intense et excessive de ma vie […] je brandissais ma célébrité avec nonchalance […] partout où j’allais des femmes étaient prêtes à se sacrifier sur l’autel de l’érotisme interdit“ (TC, 65). Le boxeur, qui fréquenta des femmes tout au long de sa vie, se maria avec trois d’entre elles. Etta Duryea, Lucille Cameron et Irène Pineau étaient blanches. La société américaine bien-pensante condamna férocement les mœurs d’un homme de couleur qui s’émancipait, selon l’opinion publique, avec bien trop de ferveur. Et une fois le Mann Act mis en place en 1910, Johnson dut se résoudre à s’enfuir; le traité prohibait catégoriquement les relations jugées immorales entre hommes et femmes - considérées comme une forme de prostitution déguisée - et les rapprochements entre Johnson et ses conjointes, malgré leurs unions, ne pouvaient être perçus autrement à l’époque. Gagné par l’âge dans Un trou dans le ciel, les paroles du boxeur de couleur sur ses relations mêlent alors courage, humour et tragédie, sans perdre de leur profondeur historique: DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 131 Dossier L’Amérique me faisait toujours sentir et m’a toujours rappelé que j’étais noir. Les Noirs. Les Blancs. Les Noirs. Les Blancs. […] Pour moi, la seule attitude à avoir, c’était de faire comme si le racisme n’existait pas. Obliger l’autre à jouer la carte du racisme. Ou à faire comme moi, et à l’ignorer. (TC, 66-7) C’est ça, la force des Blancs. Ils étaient là avant. Et ils sont là après. (TC, 74) Malgré la résignation perceptible (ou la sagesse acquise par l’homme s’étant battu tout au long de sa vie? ), nous découvrons aussi l’ambition d’un champion qui n’a jamais voulu vivre sa vie différemment. Le côté fictionnel du roman rejoint alors sa facette historique, et une fois de plus, le genre dynamise la découverte des souvenirs offerts au lecteur. Faisant de sa différence sa véritable puissance, Johnson profita de son voyage en France pour démontrer que l’homme de couleur pouvait, à bien des égards, transformer sa propre vie. Son désir de conquérir le monde - „je me suis souvent imaginé en Napoléon“ (TC, 42) peut-on lire - pourrait être pris au second degré, mais force un respect réel envers l’homme, car ce dernier croit en lui et refuse de se laisser dominer par l’imaginaire collectif mettant à mal sa couleur de peau. Lorsqu’à Paris, le Ritz, l’Elysée Palace ou le Grand Hôtel refusent d’accueillir le champion considéré comme fugitif, le boxeur use de sa réputation et transforme la capitale en son nouveau terrain de combat. En quelques semaines, la ville lumière est conquise et le restera jusqu’au départ du boxeur à la veille de la Première guerre mondiale: On allait dans toutes les soirées, Lucille et moi […]. Paris nous adulait, et on adulait Paris. Partout, on rencontrait un succès fou. On a fricoté avec Paul Poiret, Jean Cocteau; tout le monde voulait nous voir. Nos apparitions étaient électriques. On était extravagants. On aimantait les gens, qui nous emboîtaient le pas. (TC, 92) Si l’amour que Johnson voua à Paris lui sera bien rendu, le champion comprend que l’affection qu’il reçoit tient avant tout à la mise en scène de son personnage. En effet, est-ce qu’Arthur Johnson aurait reçu de telles clameurs? Le champion de couleur n’est certainement pas dupe, et la fiction biographique d’Aronson ne peut cacher le destin plus tragique d’autres grands combattants noirs qui, tel que Johnson, étaient autrefois parvenus à conquérir le ring et Paris. Les noms de Louis Phal alias Battling Siki, Franco-sénégalais qui renversa le champion Georges Carpentier une aprèsmidi d’automne 1922 à Montrouge, ou de Panama Al Brown, champion du monde poids mouche et amant de Jean Cocteau, furent progressivement effacés des tablettes de l’histoire, ainsi que de l’imaginaire collectif français. Néanmoins, le ‚Géant de Galveston‘ ne rechignera jamais à déclarer sa flamme pour l’Hexagone: Je pense encore aujourd’hui à la France avec respect et amour, et avec une profonde admiration. S’il fallait que je choisisse une autre nationalité que la mienne, je serais français, sans la moindre hésitation. Mon sang est bleu blanc rouge, et non le contraire. (TC, 92) 132 DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 Dossier L’admiration portée à la France par le champion noir fut également l’objet d’une contribution inattendue: celle d’un mémoire dont Johnson fut l’auteur, écrit en français et intitulé Mes Combats, publié par la maison d’édition Pierre Lafitte en 1914, éditeur reconnu pour son investissement dans les tendances contemporaines, qu’elles soient sportives ou esthétiques. Aussi bien littéraire que politique, ce geste reste hautement symbolique pour celui qui se considérait bel et bien comme un citoyen français à part entière. Notons par ailleurs que ce mémoire dut attendre le travail de traduction de Christopher Rivers pour être diffusé en anglais aux États- Unis. 30 Le retour au pays natal ne fait plus l’ombre d’un doute, lorsque Johnson, déjà quarantenaire, apprend la maladie de sa mère; en 1920, déchu de son titre de champion du monde, le boxeur noir repasse la frontière et purgera une peine de neuf mois en prison fédérale à Fort Leavenworth, au Kansas. Pour Aronson, que reste-t-il à révéler au lecteur, si ce n’est la fin tragique du boxeur? La force de la fiction biographique prend son envol dans les dernières pages du récit qui achèvent à la fois la narration et closent la vie du champion. Lors de l’été 1946, Jack Johnson, comme bien d’autres avant lui, capitalise en cueillant les fruits de sa gloire passée. Une tournée en solitaire le mène de ville en ville, où ses exploits sont réédités face à des foules souvent curieuses, parfois heureuses, et plus rarement, hostiles. La dualité du boxeur le rattrape et révèle alors au lecteur que celui qui fut un pionnier de la défense des hommes de couleur n’est plus considéré comme tel. Le champion est par ailleurs le premier à le reconnaître: „En plus, je suis un faux Nègre. Je suis une espèce de Blanc qui se fait passer pour un vieux Noir célèbre“ (TC, 103). À soixante-huit ans, le boxeur sait que Jack lui colle toujours à la peau, alors qu’il se sent plus que jamais comme Arthur, cet enfant ayant grandi trop vite, dans un monde qui l’entraina et le jeta dans les cordes en le forçant à devenir un boxeur n’ayant d’autre mission que se battre pour survivre. Le 10 juin 1946, à bord de sa voiture, une Zephyr puissante, le boxeur dérape en tentant d’éviter un camion sur une petite route de campagne proche de Franklinton, en Caroline du Nord. Il roulait vers New York, où l’attendait Irène, sa dernière femme. Il sera déclaré mort à l’hôpital pour noirs de St. Agnes, à Raleigh, à plus d’une heure de route de l’accident. D’autres hôpitaux étaient plus proches; mais ils étaient réservés aux blancs. Conclusion Dans son entretien à France 3 Corse en octobre 2016, Philippe Aronson confiait au journal télévisé que le bon traducteur trouvait d’abord ses racines dans un besoin d’écrire. 31 Dans un sens, l’auteur d’Un trou dans le ciel nous démontre cette théorie avec brio dans un ouvrage mêlant à la fois histoire et fiction, mais restant avant tout une œuvre de traduction, celle de traduire l’existence paradoxale d’un homme champion du monde dont la vie et les exploits furent bafoués dans son pays d’origine à cause de sa couleur de peau. Dès lors, cette fiction biographique peut être interprétée comme une quête du mot juste, cherchant à offrir au lecteur une vision adéquate DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 133 Dossier de la vie de Jack Johnson, énoncée par nul autre que le boxeur noir en personne, le texte ne faisant jamais usage d’un narrateur extradiégétique. L’effet est sans doute maximal et parvient à convaincre le lecteur de manière inconsciente, même lorsque l’auteur joue avec le genre qu’il manipule à la perfection dans ses pages: „J’ai l’impression, alors que je me remémore mon passé, d’écrire intérieurement mes souvenirs. Ça serait quelque chose, des mémoires sans la moindre bienséance, qui diraient vraiment ce qui s’est passé“ (TC, 82). La force du roman, nous la résumerons dans le travail fait par l’auteur pour offrir tout d’abord une nouvelle voie à la fiction biographique sous la forme de fiction autobiographique, utilisée ici non pas pour célébrer la vie d’un auteur ou personnage politique de prestige, mais bel et bien d’un homme noir oublié, boxeur, aux multiples facettes. Ces personae de Johnson mises en avant par l’auteur démontrent une autre nécessité: celle de reconnaître les multiples voix qui ont composé l’intérieur du boxeur de couleur tout au long de sa vie. Lui qui se rêvait Napoléon ou Alexandre Dumas, il nous convainc du sens de ce travail, celui du souvenir, et la réparation de ce dernier: „Je n’ai jamais rien pardonné à personne. Sauf peut-être à moi-même“ (TC, 35). Au-delà du récent pardon présidentiel 32 accordé au champion, le lecteur saisit l’importance d’une œuvre qui cherche, et réussit, à réconcilier le boxeur de couleur avec lui-même. Il est sans doute essentiel de rappeler ici les mots de l’historien et sociologiste Ben Carrington qui, dans son ouvrage Race, Sport and Politics: The Sporting Black Diaspora, déclare sans détour: „Le sportif Noir n’a que rarement parlé, ou reçu l’autorisation de parler“. 33 Ce discours de silence est ici rejeté, pour redonner la voix à un homme, un champion et un combattant plus grand que nature, qui précéda les figures mythiques de Joe Louis ou Mohammed Ali et qui aura vécu sa vie à travers plusieurs identités complémentaires, symbole du courage et de la complexité du sportif de couleur noire: Monte Cristo ne se trompe jamais. Monte Cristo devine la réaction des gens. Monte Cristo se moque des conventions. Monte Cristo est un individu flamboyant. Monte Cristo, c’est moi. Dumas, c’est moi. Napoléon, c’est moi. (TC, 58) D’Arthur à Jack Johnson, il n’y a qu’une page, et la conclusion du roman démontre le rétablissement historique et l’omniprésence textuelle de ces personae complémentaires, alors que le boxeur s’envole dans le ciel afin d’y percer un trou, avec ses poings: „Est-ce que je suis mort? Je suis partout“ (TC, 113). 134 DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 Dossier 1 Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002, 369. 2 Alexandre Gefen, „‚Soi-même comme un autre‘: présupposés et significations du recours à la fiction biographique dans la littérature française contemporaine“, in: Anne-Marie Monluçon/ Agathe Salha (ed.), Fictions biographiques. XIX e -XXI e siècles, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007, 55-75, ici 55. 3 Dominique Viart, „Naissance moderne et renaissance contemporaine des fictions biographiques“, in: Anne-Marie Monluçon / Agathe Salha (ed.), op. cit. (note 2), 35-54, ici 36. 4 Dominique Viart, op. cit. (note 3), 37. 5 Cf. par ailleurs Damien Fortin, „Les ‚fictions biographiques‘ contemporaines, un nouveau ‚sacre de l’écrivain‘? “, in: Robert Dion / Frances Fortier (ed.), Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010. Nous pensons ici à des œuvres reconnues telles que La Princesse de Montpensier (1662) de Mme De Lafayette, ou plus récemment The Hours (1998) de Michael Cunningham. 6 Randy Roberts résume les traits qui collèrent à la peau des boxeurs noirs avant le succès de Johnson dans le dernier chapitre intitulé „Ghost in the House“ de son livre Papa Jack: Jack Johnson and the End of White Hopes, New York, Simon & Schuster, 1985. 7 En France, deux travaux de référence recensent l’influence sportive et culturelle de Jack Johnson: Champions Noirs, Racisme Blanc (Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2005) de Timothée Jobert et Ring Noir (Paris, Plon, 1992) de Claude Meunier. 8 Theresa Runstedtler, Jack Johnson, Rebel Sojourner: Boxing in the Shadow of the Global Color Line, Berkeley, University of California Press, 2012. 9 Ben Carrington, Race, Sport and Politics: The Sporting Black Diaspora, London, Sage, 2010. 10 Avec le soutien de PBS, le réalisateur américain Ken Burns dirigea le documentaire Unforgivable Blackness: the Rise and Fall of Jack Johnson en 2005, récompensé par trois Emmy Awards; Molefi Kete Asante, professeur de littérature américaine, intègre Johnson comme l’un des 100 Greatest African Americans (Amerhest, Prometheus Books, 2002). 11 Dans un entretien télévisé daté de 1978, Ali reconnaît le travail accompli par Johnson pour la reconnaissance de la cause noire, à la fois dans et en dehors du ring. Ali nomma Johnson „the greatest“, avant d’ajouter avec un sourire: „I am bad, but he was crazy“. 12 Claude Meunier, op. cit. (note 7), 13. 13 Les jours qui suivirent la victoire de Johnson sur Jeffries furent l’objet de nombreuses représailles et même d’exécutions dans l’ensemble du pays. La population noire célébrant le triomphe de Johnson fut particulièrement visée dans l’état de New York, en Louisiane, en Virginie ou dans l’Ohio. Le journaliste Charles Apple décrit, entre autres, les évènements suivants: tentative de pendaison d’hommes noirs et émeutes dans la ville de New York, matraquage à Pittsburgh, homicides à Little Rock, Omaha et Shreveport, ainsi que de graves affrontements dans une cinquantaine de villes américaines; cf. l’article de presse „Game Changer: When Jack Johnson defeated Jim Jeffries“, in: The Spokesman-Review, 9 septembre 2020. 14 Cf. Theresa Runstedtler, op. cit. (note 8), 230. 15 Cf. à ce sujet Petrine Archer-Straw, Negrophilia: Avant-Garde Paris and Black Culture in the 1920s, Londres, Thames & Hudson, 2000. 16 Je fais ici référence au manque de soutien émis par la communauté intellectuelle de couleur envers Johnson au début du XX e siècle. Ce dernier, jugé trop arrogant et radical pour contribuer à l’avancée de la cause noire d’un point de vue politique, fut ignoré par des hommes tel que Du Bois, qui de manière ironique avancera que la marche et la lecture étaient ses sports favoris. Cf. par ailleurs Daniel Anderson, „The Discipline of Work and DOI 10.2357/ ldm-2020-0029 135 Dossier Play: W.E.B. Du Bois, the New Negro Intelligentsia and the Culture of Sports“, in: Studies in Popular Culture, 29, 2, october 2006, 21-38. 17 Randy Roberts, op. cit. (note 6), 212. 18 Traduit du russe à l’anglais en 1983 et publié par l’Université du Nebraska. 19 Kristin Surak, „From Progress to Catastrophe: Perry Anderson on the Historical Novel“, in: London Review of Books, 33, 15, 2011, en ligne: www.lrb.co.uk/ the-paper/ v33/ n15/ perryanderson/ from-progress-to-catastrophe (dernière consultation: 15/ 02/ 21). 20 Michael Lackey, „Locating and Defining the Bio in Biofiction“, in: a/ b: Auto/ Biography Studies, 1, 31, 2016, 3-10. 21 Terme utilisé par Alain Buisine dans son article „Biofictions“, in: Revue des sciences humaines, 4, 224, 1991, 7-13. 22 Ina Schabert, In Quest of the Other Person: Fiction as Biography, Tübingen, Francke, 1990, 1 (ma traduction). 23 Alexandre Gefen, op. cit. (note 2), 57. 24 Ibid. 25 Philippe Aronson traduit de manière professionnelle des auteurs tels que Charles Bukowski et William Burroughs pour la revue littéraire Les Episodes (1997-2003), dont il fut par ailleurs l’un des directeurs. Plus de détails sur le site de la revue, archives en ligne: www. revues litteraires.com/ articles.php? lng=fr&pg=840. 26 Jean-Benoît Puech, „Fiction biographique et biographie fictionnelle. L’auteur en représentation“, in: Robert Dion / Frédéric Regard (ed.), Les nouvelles écritures biographiques, Lyon, ENS Editions, 2013, 27-48. 27 Alexandre Gefen, op. cit. (note 2), 64. 28 Ibid. 29 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, 78. 30 Christopher Rivers, My Life and Battles: By Jack Johnson, Westport, Praeger, 2007. 31 Cf. l’entretien de Philippe Aronson sur France 3 sur Youtube: www.youtube.com/ watch? v= hZf5U3pXUTM (dernière consultation: 15/ 02/ 21). 32 Le Président américain Donald Trump pardonna officiellement Jack Johnson en mai 2018, déclarant que la condamnation du boxeur par le Mann Act était injustifiée et raciste; cf. l’article du New York Times, „Trump pardons Jack Johnson, Heavyweight Boxing Champion“, du 24 mai 2018, www.nytimes.com/ 2018/ 05/ 24/ sports/ jack-johnson-pardon-trump. html (dernière consultation: 15/ 02/ 21). 33 Ben Carrington, Race, Sport and Politics: The Sporting Black Diaspora, Londres, Sage Publications, 2010, 2.