eJournals lendemains 45/178-179

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0031
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
45178-179

Quand Vincent Duluc raconte Kornelia Ender

121
2020
Julie Gaucher
ldm45178-1790152
Kornelia Ender, au championnat d’Europe de 1973, photo: Bert Verhoeff / Anefo (Wikimedia Commons, licencié sous CC BY-SA 3.0 NL) DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 153 Dossier Julie Gaucher Quand Vincent Duluc raconte Kornelia Ender Entre Kornelia et moi il y a un éléphant dans le couloir. 1 Introduction Après s’être intéressé à George Best, célèbre footballeur nord-irlandais, et avoir vécu le ‚printemps 76‘ par le prisme du football stéphanois, Vincent Duluc 2 livre un regard personnel pour ne pas dire intime sur une nageuse est-allemande, championne olympique en 1976: Kornelia Ender. Cette dernière est âgée de seize ans lorsqu’elle participe aux Jeux olympiques de Montréal au cours desquels elle remporte quatre médailles d’or et autant de records du monde (100 et 200 mètres nage libre, 100 mètres papillon et relais 4 x 100 mètres quatre nages). 3 Avec ce dernier ouvrage, l’auteur semble „boucler une trilogie sur les années 1970“ 4 qui furent celles de son enfance et de ses premiers émois sportifs. Dans Kornelia, c’est d’abord par le prisme du souvenir émerveillé que s’écrit la nageuse. Le regard de l’enfant, découvrant les exploits aquatiques réalisés dans le bassin de Montréal, laisse émerger la magie de l’instant sportif: „Il m’est arrivé de sortir de mon lit en pleine nuit, sans faire de bruit, comme si je ne faisais que traverser la pièce pour aller aux toilettes, de baisser le son cependant que j’allumais la télé […]. Lorsque Kornelia nageait, il y avait de quoi se relever la nuit“ (K, 98-99). Fasciné, l’enfant „[lit] déjà L’Équipe du début à la fin, l’été de [ses] neuf ans“ (K, 51). L’auteur concède toutefois: „je dois reconnaître que les premières longueurs de Kornelia ont pu échapper à ma vigilance. Et que mes premiers souvenirs d’elle sont un peu flous: de nombreuses séances de rattrapage en ont précisé les contours, depuis, mais toujours en noir et blanc. Je l’ai connue tardivement en couleurs“ (K, 51). Empreinte des souvenirs d’enfance, nourrie d’un travail de documentation, l’écriture se fait quête: conscient que la championne est déjà traversée d’une mythologie, celle d’une époque - la Guerre Froide -, d’un pays disparu - l’Allemagne de l’Est -, l’auteur tente de se rapprocher de celle que fut Kornelia Ender. Il se plonge dans les archives, compulse les articles de presse qui lui sont consacrés, s’attarde sur les clichés photographiques conservés ou retrouvés… Il s’agit d’une enquête et d’une quête complexes, car le personnage semble doté d’une identité protéiforme: „Je sais qu’il y a eu plusieurs Kornelia et qu’il n’est pas aisé pour celle de 2017 de marcher dans les pas de celle de 1976, les traces ont disparu […]“ (K, 196, nos italiques). En 2017, quand s’ouvre l’incipit du récit, rien ne semble subsister de la légende sportive: Kornelia Ender mène une vie discrète dans un „village en pente“ de Rhénanie Palatinat, Schornsheim, où, à près de 60 ans, elle exerce le métier de kinésithérapeute: „Au début, chaque fois qu’elle devait décliner son identité elle était reconnue, les contrôleurs aux douanes relevaient la tête, avaient un sourire, et puis était venu le temps où le nom restait juste 154 DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 Dossier familier, et c’était quelque temps avant qu’il ne soit oublié“ (K, 151). Par l’écriture, Vincent Duluc semble s’atteler à un travail de révélateur afin de rendre à nouveau visibles les traces que le temps a effacées. Toutefois, le lecteur finit par s’interroger: l’auteur veut-il vraiment connaître la vérité - si tant est qu’il y en ait une - au risque d’écorner l’icône de son enfance? L’écriture ne fictionnalise-t-elle pas le réel, „distordant suffisamment les faits“ dans le seul but de „les faire entrer dans le raisonnement“ (K, 172) de la voix énonciative et, par là même, d’assurer la construction de la nageuse en figure légendaire? D’un point de vue générique, le paratexte de Kornelia laisse entendre le fort degré de référentialité de l’ouvrage: le titre, d’abord, met au premier plan le prénom de la sportive sur laquelle l’écriture pointe sa focale. Mais en gardant le silence sur son patronyme, dès le titre, l’auteur instaure une certaine proximité pour ne pas dire une familiarité avec la nageuse. Ensuite, le bandeau qui en accompagne la première édition reproduit une photographie de la nageuse, portrait d’une jeune fille encore adolescente, en maillot de bain, en partie immergée dans l’eau d’une piscine, cheveux blonds mouillés et „plaqués en arrière“. La quatrième de couverture confirme ce souci de référentialité: l’auteur semble être parti sur les traces de Kornelia „comme on part sur les traces d’un amour de jeunesse […], dans les archives d’un régime qui avait tout consigné, même ce qu’elle avait oublié“. Mais, si l’histoire est celle de Kornelia, elle permet aussi un dévoilement de l’auteur. À la croisée des genres, Kornelia oscille entre biofiction et récit. Tour à tour qualifiée de „biographie fictionnelle“, de „fiction biographique“ ou de „biographie fictive“, la biofiction relève d’hésitations typologiques qui traduisent la dimension mouvante, variable et évolutive du genre littéraire. Ainsi, se penchant sur la définition qu’en donne Le Roman français au tournant du XXI e siècle de Blanckeman et al, 5 Miruna Craciunescu remarque: Il est curieux de constater à quel point les explications visant à circonscrire le phénomène biofictionnel […] varient considérablement en fonction des corpus étudiés. Celui-ci est compris tour à tour comme un renouvellement de l’autobiographie […]; comme un glissement de l’autobiographie et de la biographie vers une forme romanesque […]; comme une opération de résurrection des morts […]; comme un procédé herméneutique qui passe par la fiction, mais n’y trouve pas sa finalité […] et comme une expérience de l’altérité pratiquant un usage spécifique de la biographie, émancipée de toute garantie référentielle. 6 Dans Kornelia, l’écriture devient l’outil d’une quête identitaire, qui questionne tant l’objet d’écriture que le sujet écrivant. Pour son auteur, Kornelia tient surtout du récit: „Je construis le récit à partir de petits bouts d’histoire que je trouve à droite et à gauche pour en faire une plus personnelle. Ce n’est pas une biographie mais un récit“. 7 La mise en récit, subjective, tente de combler, de comprendre, sinon de questionner, les silences. Elle n’est pas une biographie, au sens historique, car elle laisse une large place à la subjectivité et à l’interprétation de l’auteur. Elle peut s’envisager DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 155 Dossier comme un regard personnel porté sur une championne sportive qui donne aussi à lire une période, la Guerre Froide et un monde évanoui, celui construit sur l’opposition de deux blocs. Ainsi, il s’agira tout d’abord d’envisager comment Kornelia procède d’une écriture de la légende. Le texte traduit de toute évidence la volonté de garder la trace d’un personnage oublié, tout en l’inscrivant dans une dimension légendaire qui affleure parfois au mythologique. Pour autant, la nageuse peut aussi être comprise comme un pré-texte à l’écriture: si le titre éponyme place d’emblée Kornelia au centre du récit, elle est aussi un révélateur - au sens quasi photographique - de l’auteur narrateur. De l’un-e à l’autre, l’écriture procède comme par un jeu de miroirs, oscillant entre quête de l’altérité et dévoilement de soi. 1. Kornelia: l’écriture d’une légende? Il est tout d’abord intéressant d’envisager les processus à l’œuvre dans la construction de l’identité textuelle de Kornelia, sous la plume de Vincent de Duluc. En effet, l’écriture semble dégrossir les traits de la championne contenus dans le souvenir de l’auteur par la résurgence de clichés photographiques. Ainsi, dès l’incipit, la réminiscence du souvenir semble être amorcée par la vue comme le suggère l’anaphore „j’ai vu“: „J’ai vu la plaque portant son nom de jeune fille héroïque, […] j’ai vu les stores orangés accrochés aux fenêtres, […] j’ai vu la salle d’attente et considéré le dernier sas qui me séparait d’elle“ (K, 8-9). Alors que l’auteur part en quête de Kornelia, il observe son environnement, sans vraiment chercher à la rencontrer. Il refuse de franchir ce „dernier sas“, présentant l’écueil que la confrontation à la réalité pourrait engendrer: fendiller le mythe, ternir l’image de l’ancienne championne. L’auteur concède d’ailleurs: „j’ai toujours su que je n’irais pas plus loin, que je préférerais deviner“ (K, 9). Les premières pages du récit témoignent donc d’une certaine ambivalence du projet d’écriture: partir en quête de Kornelia sans trop s’approcher de la réalité, explorer un souvenir d’enfance en conservant le mystère propice à perpétuer la légende. Ce postulat de l’écriture pose d’emblée que Kornelia n’est pas une biographie (au sens strict de „relation objective de la vie d’une personne“), mais s’apparente davantage à un récit subjectif, une ‚biofiction‘ où la part de fictionnalité assure la dimension mythique du personnage. En cela, si l’écriture s’intéresse à la personne Kornelia Ender (qui a une réalité historique, une identité sociale), elle en fait le personnage d’un récit qui oscille entre dimension référentielle et tension fictionnelle, mythe et réalité: „j’étais à la recherche de Kornelia, mais la mienne. Le risque aurait été grand d’en trouver une autre“ (K, 201, nos italiques). De plus, la polysémie du mot ‚légende‘, qui désigne à la fois la „représentation d’un fait, d’un événement réel, historique, déformé et embelli par l’imagination“ et un „titre ou une note explicative accompagnant une image, un dessin, une caricature“, 8 est particulièrement éclairante dans la compréhension du processus d’écriture. En 156 DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 Dossier effet, la légende de la nageuse portée et réactualisée par la voix de Duluc s’écrit d’abord à partir de clichés photographiques. Le récit pénètre dans la vie de la nageuse par le regard parfois voyeuriste du photographe. Les exemples ne cessent de se multiplier: Dans le village, peut-être après déjeuner, Roland et Kornelia sortent d’un large bâtiment moderne et marchent côte à côte, ils doivent être tout proches du photographe […]. (K, 106) Dans un coin de tribune, ignorant qu’ils sont photographiés, parce que les premiers plans flous confirment que l’image a été volée au téléobjectif, Roland et Kornelia sont en civils […]. (K, 107) Le 29 mai 1978, les agences de presse avaient diffusé une image du mariage de Kornelia Ender et de Roland Matthes. (K, 131) L’écriture se tisse à partir de l’image glanée, collectée, conservée. Si le cliché photographique est le point d’amorce du récit, il donne aussi lieu à l’interprétation comme le suggère l’abondance de modélisateurs: „doivent“, „peut-être“… En ce sens, le texte semble se faire ‚légende‘, s’écrivant comme on légenderait, avec beaucoup de liberté, des photographies. D’ailleurs, de façon significative, l’absence d’attention médiatique portée à la nageuse semble prendre de court le narrateur et l’identité de la nageuse devient insaisissable, son histoire intraduisible quand manque l’image: „Mais les photos s’arrêtaient à dix-sept ans, il n’y avait plus eu de coupure de presse à punaiser sur le panneau en liège, plus d’autre image d’elle-même en maillot, l’exposition aurait pu s’appeler ‚Kornelia Ender, 1972-1976‘. Il a fallu remplir les années blanches. Nous n’avons pas eu de nouvelles, nous n’avons rien su d’elle“ (K, 155). Avec ce texte, Vincent Duluc fait ainsi entrer Kornelia Ender au panthéon des grandes ‚légendes sportives‘. L’expression, qui tient du topos journalistique a en outre été consacrée par une abondante veine éditoriale, souvent hagiographique, qui s’intéresse aux figures de champions. 9 Alors que des marqueurs spécifiques - fonctions des critères d’excellence véhiculés par les représentations sociales - semblent désigner certains sportifs comme des individualités remarquables, sous la plume de Duluc c’est à nouveau par la photographique que se trouve poser l’évidence de l’excellence de Kornelia Ender. Quand elle posait après ses triomphes, c’était bizarre, il y en avait trop, trop de tout, une dizaine de médailles lui tombaient sur le ventre mais étaient décalées, on comprenait que le photographe avait tiré sur les chaînes comme sur les fils d’une marionnette, autour du cou, pour éviter le chevauchement. (K, 125) Le portrait tient de l’excès. La répétition de l’adverbe intensif „trop“ pose la nageuse au-delà de toute commune mesure et la supériorité sur l’éternelle seconde, Shirley Babashoff, semble écrasante. 10 D’ailleurs, le décompte des médailles manque de précision („une dizaine“), comme si ‚trop‘ d’exploits faisaient perdre tout sens de la DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 157 Dossier mesure. La mise en scène photographique, par un jeu de positionnement des médailles, devient nécessaire pour embrasser, en une image, l’ampleur du succès. La traduction verbale des exploits assure alors la constitution de la championne en légende: le récit transmue la réalité en l’amplifiant. La mise en texte parachève ainsi le processus d’héroïsation en offrant une reconnaissance manifeste de l’hégémonie de la championne que l’épreuve sportive puis la photographie ont déjà désignée. Dans le cas de Kornelia, l’écriture permet la réactualisation de cette légende quarante ans après la consécration. Roland Barthes a déjà souligné que le sport, qui se vit comme une dramaturgie, 11 est un „phénomène social et poétique [opérant] sur les foules une véritable cristallisation amoureuse“. 12 Cette cristallisation conduit la voix discursive de Kornelia à mythologiser l’objet de son admiration. Elle-même en convient in fine: „il y a tout ce que l’on transfère, cette manière de mythologie“ (K, 195). D’ailleurs, „les éléments constitutifs du mythe étaient là, la grâce, l’or et le couple“ (K, 77), celui que la nageuse forme avec un autre héros olympique, Roland Matthes. 13 Vincent Duluc rappelle d’ailleurs qu’Antoine Blondin décrit Kornelia Ender dans les pages de L’Équipe comme „une torpille raisonnable et sentimentale, la tête de la Vénus de Milo sur la Victoire de Samothrace“ (K, 111). En convoquant la statuaire grecque, le journaliste suggère la dimension mythologique de la championne: elle offre une forme syncrétique d’Aphrodite, déesse de l’amour, à la très grande beauté et de Niké, déesse de la victoire. Ses trophées ne viennent alors que concrétiser le dépassement de son humaine nature. Les recherches médicales de l’époque, que convoque Vincent Duluc, semblent attester la magie de l’exploit par la preuve de la mesure scientifique. Le médecin devient devin par la simple lecture d’une goutte de sang de la championne. Alors, dès que l’Amérique avait donné la parole à Madern, l’ancien chercheur de Halle avait clamé qu’il avait trouvé, et qu’il avait compris dès 1973, en recueillant une simple goutte de sang sur son lobe d’oreille, que Kornelia Ender pourrait reculer le seuil de la fatigue et donc s’entraîner plus dur que les autres. Il avait lu l’avenir dans cette goutte de sang, avait compris dans l’instant qu’elle serait capable de nager le 100 mètres nage libre en moins de 56 secondes. (K, 87) Toutefois, l’auteur sait que Kornelia Ender est une héroïne aux pieds d’argile… Si le récit de ses exploits prodigieux peut tenir de l’épopée, l’histoire et les révélations tardives d’un recours au dopage systématique dans l’Allemagne de l’Est (alors appelé ‚moyen de soutien‘) ne cessent de venir écorner le mythe. Pourtant, Vincent Duluc semble vouloir „laisser [à la nageuse] une chance de s’en sortir“ (K, 157). Alors que Brigitte Berendonk et Werner Franke 14 posent, sur la base de leurs recherches, la dimension systématique de l’usage de ces ‚moyens de soutien‘ pour les sportifs est-allemands de la période, Duluc ne retient que l’absence de preuve concrète 158 DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 Dossier concernant Kornelia Ender. Son nom ne figure pas dans la masse de dossiers compulsés. Je voulais qu’ils me parlent de Kornelia. Il avait fallu que je répète son nom deux fois, c’était mon accent peut-être, alors j’ai envisagé leur surprise, ou leur indifférence, comme le signe qu’elle n’était pas le symbole de leur lutte. Ils avaient fini par me dire rapidement qu’elle était comme les autres, mais comme si cela ne comptait pas, et si cela ne comptait pas, c’était peut-être parce que ce n’était pas vrai, ou que cela n’avait pas été tout le temps vrai: il n’y avait pas de dossiers, pas de petits schémas dans leurs livres pour mettre en parallèle l’augmentation de doses de stéroïdes et l’amélioration des performances de Kornelia. (K, 162) Alors que Brigitte Berendonk et Werner Franke „ne [croient] pas à l’exception, [l’auteur] aimerai[t] au moins croire au doute“ (K, 162), seule condition pour qu’existe et perdure la légende. 2. Kornelia, le pré-texte à l’écriture Le récit s’intitule Kornelia et si la nageuse en est le sujet central, elle est aussi le prétexte à une écriture plus intime, qui se fait dévoilement de soi pour l’auteur. Derrière le personnage éponyme, se dessine l’enfance de l’auteur narrateur, ses passions, son quotidien dans une ville de province des années 1970. Il est d’ailleurs significatif que le récit s’ouvre par l’emploi du pronom sujet de première personne du singulier: „J’aimerais beaucoup la croiser mais je ne veux pas la rencontrer. Elle a passé sa jeunesse à être surveillée et écoutée, je me contenterais de la regarder depuis ma timidité. Je préfèrerais qu’elle reste un mystère […]“ (K, 7). L’alternance des pronoms sujets „je“ et „elle“ (que redouble le pronom d’objet direct „la“) suggère une écriture où s’entrelacent et se répondent deux identités, celle publique de la championne et celle discrète de l’auteur narrateur, comme si la trame du récit se tissait du fil de ces deux trajectoires de vie. Dès l’incipit, se trouve ainsi suggéré un projet d’écriture qui dépasse le cadre de l’écriture biofictionnelle pour se faire œuvre de dévoilement à double facette: écrire Kornelia pour mieux la comprendre et la connaître, mais aussi pour oser s’écrire soi-même. Kornelia semble aussi servir de prétexte pour brosser le panorama de la natation de haut niveau d’une époque et pour narrer, par un biais intime, la Guerre Froide et l’opposition de deux blocs sur le mode du soft power. Ce contexte de fortes tensions politiques avec opposition binaire entre bloc de l’Ouest et bloc de l’Est pare d’ailleurs les sportifs d’une forte charge symbolique. Leurs médailles témoignent de l’efficacité d’un système politique. Étendard de l’Allemagne de l’Est, Kornelia voit son image publique contrôlée et le récit officiel de sa trajectoire filtré, expurgé de toute aspérité ou défaut: „Les nouvelles qu’elle concède passent à travers un tamis, sans que l’on sache exactement ce qui a survécu, intact, à la version originale, depuis la traduction, le passage à l’écrit, la réécriture“ (K, 178). En cela, la trajectoire de Kornelia est DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 159 Dossier déjà écriture, réécriture, biffures et silences contrôlés. Ces derniers sont à la fois imposés par un régime et largement entretenus par la discrétion - ou la recherche d’oubli - de la nageuse: „Une fois mis bout à bout tous les documentaires auxquels elle avait refusé de participer, ainsi que les articles qui racontaient comment elle avait raccroché le téléphone après deux questions, j’ai commencé à me faire une idée de sa recherche de contrôle, ou de son inquiétude […]“ (K, 195, nos italiques). Vincent Duluc, dans le déploiement de son récit, questionne ces autres textes, s’intéresse à leur rapport au réel et investit leur silence. Il est en ce sens intéressant de constater que le substantif ‚prétexte‘ peut être compris comme ‚pré-texte‘, c’est-à-dire composé d’un radical précédé d’un préfixe qui exprimerait une antériorité (‚pré-‘): il suppose alors un avant et un déjà existant. Le ‚pré-texte‘ devient alors un pendant du co-texte défini par Régine Robin comme „ce qui accompagne le texte, [...] tout ce qui est supposé par le texte et écrit avec lui“. 15 Or, Kornelia vient bien au texte par un ensemble de discours antérieurs, „[un] doxique qui circule, [un] déjà-là, [un] déjà-dit“. 16 Autant de pré-textes (textes premiers) qui rendent scriptible le récit de Vincent Duluc, „dessinent autour de l’œuvre son univers de connivence, de lisibilité“. 17 Qu’il s’agisse d’articles de L’Équipe dont l’auteur, rappelons-le, dévore les pages depuis l’âge de neuf ans, des reportages de „Stade 2“ (K, 28) ou du magazine américain Sports Illustrated (K, 175), ces discours, avec leur grammaire spécifique (journalistique, télévisuelle), appartiennent à l’univers co-textuel de Kornelia. En quelque sorte, l’œuvre nous livre les clés de sa genèse. Œuvre palimpseste, elle s’écrit d’images et de discours antérieurs, „les révélations tardives [recouvrant] les histoires anciennes de couches successives, si bien que l’on ne connaît jamais vraiment la nature des strates qui se sont agrégées sur l’histoire originelle“ (K, 163). Soumis à interprétation, le texte peut être détourné; sa compréhension biaisée par une lecture personnelle et subjective: „Mais j’ai tout lu, et voilà ce que j’ai lu, enfin ce que j’ai cru lire, disons ce que j’ai compris“ (K, 178). Discrètement, Vincent Duluc questionne ici le rôle du lecteur dans la traduction du texte. Comme par une mise en abîme, il semble nous inviter à questionner ce que nous, lecteurs, pensons avoir compris de Kornelia, suggérant que toute activité de lecture est déjà interprétation et traduction. 3. L’une e(s)t l’autre Écriture ou réécriture d’une vie, Kornelia serait donc avant tout une quête, celle d’une légende sportive, tissée à partir des souvenirs de l’auteur et que la lecture des archives éclairerait. Pour autant, l’auteur ne s’efface pas derrière le personnage éponyme et la quête de Kornelia lui permet de raconter sa jeunesse. Kornelia aurait ainsi pu trouver sa place au sein de la collection „L’un et l’autre“ de Gallimard, tant le texte de Vincent Duluc semble répondre aux enjeux de cette collection: „un dialogue, un 160 DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 Dossier va-et-vient entre l’auteur et son modèle, le propre de l’un se nourrissant de la fiction et de la quête de l’autre“, 18 des textes où la vie - souvent fantasmée - de l’un-e éclaire la trajectoire de l’autre. Dès les premières pages, Vincent Duluc joue d’une proximité avec le personnage: Kornelia Ender devient une identité familière du jeune garçon, pénétrant l’intimité de son foyer par le truchement de la télévision: „Kornelia n’était pas seulement à Paris, elle était passée dans le salon à l’heure du rituel de ‚Stade 2‘, entre le match de l’après-midi et le film du dimanche soir“ (K, 28). Par le surgissement de l’image vidéo, vivante et dynamique, dans l’espace privé, le poste de télévision familial brouille les frontières entre l’espace du dehors et l’espace du dedans, la réalité et sa représentation. Les journaux et magazines jouent également ce rôle et lorsque Kornelia Ender est absente des pages sportives, le narrateur se sent quelque peu délaissé: „Kornelia nous a négligés un peu, elle a été rétive à donner des nouvelles“; „personne ne nous disait rien“; „pas une carte postale“ (K, 129). Tel un ami délaissé, l’auteur narrateur semble souffrir du silence de l’icône des bassins. Attentif au courrier, il attend des nouvelles comme un amoureux dédaigné: „J’ai fini par avoir des nouvelles de Kornelia par la poste. Je m’étais abonné à l’hebdomadaire américain Sports Illustrated “ (K, 175). La familiarité que l’auteur entretient avec son personnage ne s’arrête pas là et Vincent Duluc se plait à lier leurs destins, souvent faits d’évitements involontaires, au gré des tensions de la géopolitique: ainsi le „premier été [de Kornelia] à l’Ouest aura été [le] dernier été [de Vincent Duluc] avec les filles de l’Est“ (K, 147). Si Vincent Duluc ne rencontre pas Kornelia Ender, sa vie semble s’inscrire, avec beaucoup d’humour, en parallèle à celle de la championne. Or, selon les lois mathématiques, n’est-il pas logique que deux trajectoires parallèles ne se croisent pas? C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me dire que Kornelia et moi suivions des voies parallèles, et certains matins je ne croyais pas au hasard. Lorsque j’ai reçu de ses nouvelles, je venais de recommencer à jouer au foot dans un club de la banlieue lyonnaise, depuis quelques semaines, pour la première fois depuis près de dix ans. Moi aussi j’avais repris le sport […]. (K, 187-188, nos italiques) Si la comparaison ne s’établit pas sur le plan du palmarès sportif, l’une étant championne olympique multi-médaillée, l’autre joueur de football amateur dans un obscur club de banlieue, elle joue de la similitude des temporalités: l’un et l’autre ont arrêté le sport à 17 ans pour y revenir „juste avant la crise de la trentaine“ (K, 189). Pour autant, Vincent Duluc n’hésite pas à extrapoler et formule, avec humour et autodérision, une comparaison qui provoque le sourire du lecteur: „j’avais tout fait comme Kornelia en somme“ (K, 189). Déjà, adolescent, alors qu’il ne s’entraîne que „deux soirs par semaine“ et que le maillot de bain ne semble pas être à son avantage (K, 32), il se persuade qu’il „[éprouve] à Bourg-en-Bresse les sensations de Kornelia à Halle“ (K, 32). Comme en écho à la formule apocryphe de Gustave Flaubert („Madame Bovary, c’est moi! “), 19 Vincent Duluc finit par brouiller les identités et écrit: DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 161 Dossier „J’ai été Kornelia tout de suite tout le temps“ (K, 34). 20 Le processus d’identification à l’œuvre dans le récit ne peut être plus clairement énoncé… L’un finit par être l’autre. L’écriture de Kornelia redessine la trajectoire de vie de l’auteur, et invite à la réécriture a posteriori de son enfance sous un nouvel éclairage. Le récit se tisse de la vie de l’une et l’autre et si l’auteur se devine derrière le portrait de Kornelia, il n’en devient pas moins scriptible. Kornelia révèle Vincent Duluc par le biais d’une écriture biofictionnelle qui s’offre comme dévoilement et émergence discrète d’une voix autobiographique… Conclusion Kornelia brouille les définitions génériques des catégories littéraires: entre récit et biofiction, l’œuvre offre aussi une porte d’entrée privilégiée au récit de soi. L’auteur, par les marques de la première personne, l’emploi d’un vocabulaire de la subjectivité et l’abondance de modalisateurs livre un regard personnel sur la championne des années 1970, mais dévoile aussi son enfance. En cela, le texte ne peut être confondu avec une biographie, l’enjeu premier de l’écriture n’étant pas la restitution d’une vérité objective. Si le récit repose sur un abondant co-texte (ou ‚pré-texte‘) fait d’articles de journaux, de rapports de la Stasi mais surtout de clichés photographiques, ce dernier sert à réécrire une légende, conservée dans le souvenir et amplifiée par un phénomène de cristallisation et d’identification. Par un rapprochement entre l’objet de l’écriture et le sujet écrivant, par la mise en parallèle de l’une et l’autre, Kornelia invite ainsi le lecteur à questionner la place de l’auteur dans le processus d’écriture. Comme le remarque Lola Lafon, „reconsidérant sans relâche sa place d’auteur, Duluc en fait un des sujets de l’entreprise Kornelia. À quelle distance se tenir du modèle? “ 21 Le discours n’est pas celui, objectif ou tentant de l’être, du journaliste, mais il appartient aux souvenirs - et aux fantasmes - de celui qui raconte. Vincent Duluc semble ainsi avoir préféré le conditionnel à l’indicatif, l’imaginaire au caractère assertif et prétendument objectif des biographies. Le récit laisse volontiers planer le doute sur celle que fut finalement Kornelia; il l’„enveloppe“ d’„une ombre toute simple“ „qui ne [voile] pas la perspective d’une vie romanesque“ (K, 157). Finalement, alors que l’incipit hésitait à inscrire Kornelia Ender dans une vie simple (telle „Odette Toulemonde“) ou dans une destinée légendaire (telle „Greta Garbo“), les dernières lignes laissent volontairement planer le doute: „Entre Greta Garbo et Odette Toulemonde, je ne suis pas parvenu à trancher“ (K, 149). 1 Vincent Duluc, Kornelia, Paris, Stock (coll. „La Bleue“), 2018, 157. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par l’initiale K, suivie du numéro de page entre parenthèses dans le texte. 162 DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 Dossier 2 L’auteur, grand reporter au quotidien sportif L’Équipe, s’est vu décerner le prix Sport Scriptum en 2014 pour George Best, le cinquième Beatles (Paris, Stock, 2014). Créé en 1996, ce prix distingue „le meilleur ouvrage consacré au sport“ publié dans l’année. Il a également été récompensé du Prix Antoine Blondin (qui prime un ouvrage original sur le sport) et du Grand Prix „Sport & Littérature“ de l’Association des Écrivains Sportifs pour son roman autobiographique Un printemps 76 (Paris, Stock, 2016). 3 Elle est également médaillée d’argent sur le relais 4 x 100 mètres nage libre. 4 Julien Legalle, „Rencontre avec Vincent Duluc“, in: Les Sportives, 6 avril 2018, www. lessportives.fr/ rencontres/ rencontre-avec-vincent-duluc (dernière consultation: 28/ 01/ 21). 5 Bruno Blanckeman / Aline Mura-Brunel / Marc Dambre (ed.), Le Roman français au tournant du XXI e siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004. 6 Miruna Craciunescu, „Fictionnalité et référentialité. Interrogations génériques: de l’autobiographie à la biofiction“, in: Itinéraires, 1, 2017, DOI: 10.4000/ itineraires.3693. 7 „Rencontre avec Vincent Duluc“, op. cit. (note 4). 8 Trésor de la langue française. 9 Il n’est que de citer: Sport: mes héros et légendes de Nelson Monfort (Paris, Éd. Place des Victoires, 2013); Légendes du football: l’équipe de France de 1904 à nos jours de Jérôme Bergot, Yohann Hautbois, Julien Müller et al. (Paris, Talent sport, 2018); Légendes cyclistes. Petites et grandes histoires des géants de la route de Greg Podevin (Solar, 2020). Certaines maisons d’éditions se sont spécialisées dans ce type de publication. 10 „Le dimanche 18 juillet, elle remportait le 4 x 100 mètres quatre nages avec le relais de la RDA; deuxième, Shirley et les USA. Le lundi 19 juillet, elle battait le record du monde du 100 mètres nage libre; cinquième, Shirley. Le jeudi 22 juillet, elle s’adjugeait, en moins d’une demi-heure, le 200 mètres nage libre, deuxième, Shirley, et le 100 mètres papillon, auquel Shirley ne participait pas“ (K, 109). 11 Cf. Roland Barthes, Le Sport et les hommes, Les Presses de l’Université de Montréal, 2004, 63: „À certaines époques, dans certaines sociétés, le théâtre a eu une grande fonction sociale: il rassemblait toute la cité dans une expérience commune: la connaissance de ses propres passions. Aujourd’hui, cette fonction, c’est le sport qui, à sa manière, la détient“. 12 Ibid.: 74. 13 Il est quatre fois médaillé d’or aux JO de Mexico (1968) et à ceux de Munich (1972) en 100 et 200 mètres dos. Aux Jeux de Montréal, il décroche le bronze sur le 100 mètres dos. 14 Brigitte Berendonk et Werner Franke sont les premiers lanceurs d’alerte sur le dopage dans le sport de la RDA. 15 Régine Robin, „Pour une socio-poétique de l’imaginaire social“, in: Jacques Neefs / Marie- Claire Ropars (ed.), La Politique du texte, enjeux sociocritiques, Lille, Presses Universitaires, 1992, 101. 16 Ibid.: 104. 17 Ibid.: 101. 18 Présentation de la collection sur le site de l’éditeur: www.gallimard.fr/ Catalogue/ GALLIMARD/ L-un-et-l-autre (dernière consultation: 28/ 01/ 21). 19 À ce sujet, cf. Yvan Leclerc, „‚Madame Bovary, c’est moi‘, formule apocryphe“, février 2014, https: / / flaubert.univ-rouen.fr/ ressources/ mb_cestmoi.php (dernière consultation: 28/ 01/ 21). 20 Dans une interview qu’il accorde à Julien Legalle pour le magazine Les Sportives, Vincent Duluc revient sur ce fort sentiment d’intimité voire d’identification avec la nageuse: „Kornelia DOI 10.2357/ ldm-2020-0031 163 Dossier et moi avions presque le même âge, il y avait une forte identification“; „elle faisait écho à mon histoire personnelle“ („Rencontre avec Vincent Duluc“, op. cit. [note 4]). 21 Lola Lafon, „Vincent Duluc sous le charme d’une nageuse est-allemande“, in: Le Monde, 26 avril 2018, www.lemonde.fr/ livres/ article/ 2018/ 04/ 25/ vincent-duluc-sous-le-charme-dune-nageuse-est-allemande_5290545_3260.html (dernière consultation: 28/ 01/ 21).