lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0032
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2020
45178-179
„Dans l’absolu du vélo“ – De l’image au texte dans Anquetil tout seul (2012) de Paul Fournel
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Andreas Gelz
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Graphisme de couverture: Eric Deleporte DOI 10.2357/ ldm-2020-0032 165 Dossier Andreas Gelz „Dans l’absolu du vélo“ - De l’image au texte dans Anquetil tout seul (2012) de Paul Fournel Jacques Anquetil est d’abord une image, l’image de la perfection cycliste. (Paul Fournel, Méli-vélo. Abécédaire amoureux du vélo, 2008, 14) Introduction La vie d’un sportif semble quelquefois pouvoir se résumer dans certaines images emblématiques et, en même temps, énigmatiques - point de départ idéal d’une fiction biographique. Une pareille image, en ce qui concerne Jacques Anquetil, est celle de l’ascension du Puy de Dôme lors du Tour de France de 1964. Il s’agit de la représentation de la lutte des deux adversaires, Jacques Anquetil et Raymond Poulidor, réunis dans leur effort commun contre la montagne et en même temps opposés l’un à l’autre dans un ‚coude-à-coude‘ en quête de la victoire sportive, expression d’une rivalité dont le caractère corporel relie la compétition cycliste à d’autres sports ainsi qu’à un certain imaginaire héroïque. D’un côté, l’image représente un événement inouï, sans précédent et extraordinaire, caractéristique de l’action héroïque, de l’autre cette représentation se trouve, paradoxalement, préfigurée par une archive d’images héroïques qui dépassent de loin le monde du cyclisme ou du sport. C’est Paul Fournel lui-même, dont le récit Anquetil tout seul (2012) sera l’objet de cette étude, qui, dans un de ses autres textes sur le cyclisme, Méli-Vélo. Abécédaire amoureux du vélo (2008), évoque cette dimension 166 DOI 10.2357/ ldm-2020-0032 Dossier exemplaire de la mise en scène des deux sportifs: „Il n’y a pas de plus grand champion que celui à qui les circonstances donnent un adversaire à sa démesure. Que seraient Anquetil sans Poulidor, Bartali sans Coppi, LeMond sans Fignon? “ (71). Le fait qu’une telle constellation devient un passage obligé pour la littérature sportive - nous la trouvons chez Fournel, mais aussi, auparavant, dans les reportages que Dino Buzzati dédie, dans le Corriere della Sera, au duel Coppi-Bartali lors du Giro d’Italia de 1949 (Al giro d’Italia, Milan, Mondadori 1981) - démontre sa valeur topique au-delà de l’événement sportif en particulier. Une telle image pose d’emblée un défi littéraire pour toute biofiction sportive: à première vue, le texte n’a que le choix entre l’affirmation de cet imaginaire héroïque préfiguré - la biofiction serait alors une sorte d’ekphrasis d’une image préétablie - ou la déhéroïsation du sportif qui ‚défigurerait‘ en quelque sorte sa représentation stéréotypée. Le narrateur et les lecteurs de la biofiction sportive constitueraient, pour ainsi dire, le public d’un exploit sportif (même si c’est d’une manière indirecte, médiatisée) qu’il leur incombe de (dis)qualifier. 1. „J’avais un athlète dans ma tête“ - image, imaginaire héroïque et le travail de l’écriture Cependant, Paul Fournel essaie d’éviter cette alternative qui pourrait s’avérer être une impasse littéraire. C’est une triple stratégie qui lui sert à développer un nouveau rapport entre formes d’écriture et imaginaire médiatique. Tout d’abord le jeune narrateur, amené par son père à la fameuse étape du Tour de France du 12 juillet 1964, socialisé par un imaginaire sportif constitué des photographies de ses albums d’enfance et auquel on vient d’offrir un appareil photo (44) représentant le moyen de s’approcher de ses idoles sportives, confesse avoir manqué le moment emblématique du duel Anquetil-Poulidor qui a transformé, pour les yeux du public et la mémoire collective, le cycliste professionnel en personnage légendaire: Si je m’étais tenu seulement trois cents mètres plus bas, c’est moi qui aurais fait la photo où les épaules des deux hommes, incapables de se départager, se touchent, la photo symbole de leur rivalité. Sur le coup, j’étais heureux d’avoir Anquetil seul, en gros plan, rien que pour moi, mais, à la réflexion, j’aurais bien aimé faire l’autre, celle où les deux hommes ont toute la largeur de la route pour eux seuls mais où l’intensité de l’effort les aimante, où chacun s’appuie de l’épaule sur l’épaule de l’autre avec des regards qui disent en chœur qu’il faut que cela cesse, que la douleur est trop grande et la course trop absurde. (45sq.) Avoir pris une autre photographie („j’étais heureux d’avoir Anquetil seul, en gros plan“) que celle qui, pour le grand public, consacre Jacques Anquetil en héros fait esquisser au narrateur un horizon d’attente qui sera finalement déçu. Le récit de ce moment manqué de la transfiguration héroïque du cycliste équivaut à une stratégie de distanciation par rapport à un imaginaire héroïque, le narrateur ne peut pas témoigner de l’exploit de Poulidor et d’Anquetil ni, par conséquent, de la véracité de la photo qui doit entériner cet exploit. Des variantes de cette stratégie narrative, à savoir la tentative de dévier l’impact affectif de la photographie emblématique de DOI 10.2357/ ldm-2020-0032 167 Dossier Poulidor et d’Anquetil, consistent, dans Anquetil tout seul, tout d’abord dans la description démultipliée d’images d’Anquetil distribuées dans le texte, structurant le récit, et relativisant de cette manière le statut privilégié, mythologique de la photo du ‚coude à coude‘; ensuite, dans le fait de remplacer cette photographie - comme point de départ de la biofiction sportive - par un autre portrait de Jacques Anquetil (cf. supra, 164), intime cette fois-ci, sans attribut ou contexte héroïque - une manière de problématiser toute héroïsation du sportif. Il s’agit d’une photographie que le narrateur avait trouvée, enfant, dans le magazine Miroir du cyclisme du mois d’octobre de 1969. Parmi le grand nombre d’images de ce numéro de la revue, il fait une découverte: Et puis, parvenu à la page 51, en face d’un entretien sur le métier avec Maurice Vidal daté de 1964, un portrait plus grand que nature, que je ne connais pas. Cette photo ouvre une porte en moi. Elle dit des choses secrètes que les autres ne disent pas. Elle dit le mystère entier d’Anquetil. C’est une image d’après l’effort, un jour de soleil et de sueur, un jour d’angoisse, de perplexité, de réflexion et de peur. Une photo de souci. Un œil est dans le noir, l’autre est tourné vers un mystérieux problème. Anquetil ne sait pas qu’il est photographié, car il n’aurait jamais laissé passer autant de lui-même, autant de fragilité et de doute s’il s’était contrôlé. C’est l’homme secret que l’on devine, celui-là même dont le magazine ne parle pas, celui qu’Anquetil lui-même n’est pas très sûr de vouloir connaître. C’est cette photo qui décide que, un jour, je lui tirerai moi aussi le portrait en douce. (140sq.) Il s’agit d’une image dont le narrateur prétend qu’elle révèle - au-delà de l’image publique du héros sportif prise lors du Tour de France - une réalité cachée, la photo en question ayant été prise à son insu, authentique, subjective, que le texte s’efforce de mettre en lumière. Finalement, l’autre variante de cette stratégie, plus radicale encore, qu’emploie Fournel afin de réagir à la présence d’images pour ainsi dire trop connues, qui marqueraient de leur sceau la perception collective du héros, consiste à recourir à une photographie inexistante, purement inventée. Un souvenir d’enfance du narrateur est à la base de l’importance que le cyclisme (et Jacques Anquetil) occupe dans sa vie: celui d’avoir assisté à une course cycliste au vélodrome de Saint-Étienne à laquelle aurait participé Jacques Anquetil. Le narrateur décrit l’exploit héroïque d’Anquetil: Dans mon souvenir, son image est éblouissante de clarté, il brille de toute sa pâleur et son accélération décisive me fait encore mal aux cuisses, comme elle fit mal à celles du grand Fausto Coppi qu’il poursuivait et qu’il faillit rattraper, humiliation suprême, avant la fin de l’épreuve. (151sq.) Mais au moment d’écrire Anquetil tout seul („Aujourd’hui que j’écris ces lignes, plus de cinquante ans après les faits“ [152]), le narrateur devenu adulte songe à s’informer de manière plus précise sur cette course et se met à chercher des photos de cet événement dans la presse de l’époque, mais il ne trouve pas de traces de la présence de Jacques Anquetil ni de la sienne: 168 DOI 10.2357/ ldm-2020-0032 Dossier J’ai donc vu rouler un fantôme, à fond les manettes, beau comme une Caravelle, et je l’ai admiré. J’avais un athlète dans ma tête. L’image d’Anquetil sur la piste en érable du vel’d’Hiv’ de Saint-Étienne m’a accompagné pendant plus de cinquante ans, elle a fondé ma ‚passion Anquetil‘, et ce n’était qu’une image. […] Peut-être son grand secret était-il, en fin de compte, de se trouver partout où il n’était pas. (153) C’est dans cette stratégie que prend son départ - une fois évacué le réalisme (i. e. sa dimension référentielle) sinon la réalité de la photographie - le travail d’imagination de la biofiction. 2. Anquetil tout seul entre biofiction et autofiction Au lieu de monumentaliser le héros sportif à travers la photographie et sa représentation dans le texte, Paul Fournel s’essaie à un travail sur la ou les images, leur pluralité, leur arrangement, leur statut fictionnel, voire fictif, afin de se libérer de leur emprise visuelle. Dans une autre veine, il continue cet effort critique par une tentative d’historicisation de la photographie et, à travers elle, plus généralement, de l’effet de Jacques Anquetil et du cyclisme sur le narrateur, son alter ego. À cet égard, une première démarche se concrétise, d’un point de vue générique, dans le dédoublement de la biofiction sur Jacques Anquetil par une espèce d’autofiction de ou sur Paul Fournel, le narrateur décrivant son évolution personnelle à partir et à l’aide de celle de Jacques Anquetil. Cela lui laisse le choix de modifier, transformer, faire évoluer, au gré de son développement personnel, sa vision du héros sportif. ‚Vision‘ se réfère ici une fois de plus aussi aux photographies comme autant de leitmotivs ou de points de cristallisation des étapes autofictionnelles mises en scène dans le texte: Un champion était d’abord et avant tout un être porté à l’exploit, et pour cela il devait aimer son sport plus que tout, sans débat. […] Photo d’Anquetil. […] Le grand champion se reconnaissait aussi à son indifférence totale à l’argent […]. Photo de Walkowiak. Comme moi, le grand champion acceptait la douleur comme une donnée de base de son dur travail. […] Photo de Geminiani. (49sq.) Le parcours autofictionnel du texte débute par une mise en scène du narrateur enfant: „J’avais 10 ans, j’étais petit, brun et rond, il était grand, blond et mince et je voulais être lui. Je voulais son vélo, son allure, sa nonchalance, son élégance. J’avais trouvé en même temps mon modèle et mon contraire“ (12). Le narrateur, à des moments différents de sa vie, suivra des courses de vélo - qui sont toutes l’occasion d’une rencontre, sous des formes diverses, avec Jacques Anquetil - à la télévision, comme spectateur dans des vélodromes, au Tour de France. Pendant son enfance, dans une espèce de reconstitution, il reproduit même des étapes du Tour de France à l’aide de plusieurs figures miniaturisées: „Dans mon gruppetto de coureurs miniatures en plastique, sur ma table, le jaune figurait toujours Jacques Anquetil. Le soir, je refaisais l’étape du jour“ (38, cf. également 105). L’identification de l’enfant et de l’adolescent avec Anquetil est absolue, le narrateur adoptant DOI 10.2357/ ldm-2020-0032 169 Dossier jusqu’au nom d’Anquetil (28sq., 57, 74sq., 83). Il n’est, par conséquent, pas surprenant, que cette évolution personnelle soit marquée par une description de Jacques Anquetil à l’aide d’un vocabulaire héroïque. C’est ainsi que le narrateur évoque, à propos d’Anquetil, „une forme de violence inédite, quelque chose d’élégant et de secrètement brutal dont ses adversaires allaient avoir à souffrir sans pouvoir l’imiter“ (12); il insiste autant sur la solitude du protagoniste: Pour Anquetil, l’essentiel se joue dans la solitude. Il n’aime pas la course en masse […]. Il y a les choses qu’il fait seul et les choses que lui seul fait et, dans les deux cas, la solitude est son royaume. Cette solitude n’est pas seulement une manière d’envisager la pratique cycliste, elle est un mode de vie global, une manière d’être unique, la marque profonde de son âme, qu’elle soit vendue à Dieu ou au diable. (12sq.) Il en est de même du caractère extraordinaire de l’effort sportif qui transforme le contre-la-montre en un „Contre soi-même“ (15) - c’est le titre de la première partie du récit -, effort qui, paradoxalement, dépasse les capacités par définition déjà hors du commun du sujet héroïque: „À 60 à l’heure, je vais plus vite que la course, plus vite que moi“ (18). Anquetil apparaît ainsi comme „[c]elui qui dans un sport de groupe a su toujours rester le grand modèle du singulier“ (23), comme un héros à l’apparition miraculeuse: „Il vient de faire la preuve du plus grand talent possible: un champion est né casqué botté, enjambant l’apprentissage, sautant les années de formation et les courses de préparation“ (28). Cependant, il est néanmoins évident que, lors des différentes ‚étapes‘ autobiographiques de sa vie, la vision du narrateur sur le cyclisme et les cyclistes change. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire à partir des citations mentionnées cidessus, cette transformation prend, dans Anquetil tout seul, la forme d’une mise en question du champion, des qualités idéales du héros sportif incarné par Jacques Anquetil: Petit cycliste, j'avais des idées claires sur ce que devait être un champion. Elles étaient si claires que je les consignais dans un cahier d'écolier parmi les photos que je découpais dans les journaux et collais dans un ordre qui n'appartenait qu'à moi. Ce cahier était à la fois mon Panthéon et mes Commandements. (49) Parmi ses „Commandements“, qui reflètent les normes individuelles et collectives d’une dynamique de socialisation du sport, figurent l’idée de l’acceptation par le sportif de la défaite ou de la douleur physique comme corolaire inéluctable de la victoire sportive, l’idée que le champion professerait un amour inconditionnel du vélo, qu’il ne pratiquerait pas son sport pour des intérêts financiers, qu’il serait généreux et modeste, etc. Et le narrateur de se poser la question de savoir si cette vision idéalisée d’Anquetil et des autres membres de son „Panthéon“ sportif continue à correspondre à la réalité du cyclisme de son temps. En accumulant les réponses, surtout négatives, à cette question - Paul Fournel évoque également le sujet du dopage -, il doit constater que le vélo a cessé d’être un instrument d’épanouissement voire de transformation personnelle qu’il avait représenté pour l’enfant. Jacques Anquetil se 170 DOI 10.2357/ ldm-2020-0032 Dossier considère comme „prisonnier“ (58) du vélo et proclame: „[l]e cyclisme n’est pas mon sport. Je ne l’ai pas choisi, c’est le vélo qui m’a choisi. Je n’aime pas le vélo, le vélo m’aime. Il va le payer“ (35, cf. également 100). Pourtant, la fascination qu’éprouve le narrateur pour le cyclisme et ses protagonistes reste intacte. Ce qui veut dire qu’au-delà de sa dimension sociologique (le développement du cycliste et de son sport comme indicateur d’une évolution de la société), socialisatrice et éthique (Anquetil comme modèle de comportement pour le jeune narrateur), une dimension affective (la fascination du jeune homme pour Anquetil et le cyclisme) se fait jour. 3. „Ma décision d’être écrivain et mon rêve d’être coureur cycliste“ - naissance d’une vocation d’auteur Cette fascination du narrateur pour Anquetil et le cyclisme, indépendamment de sa désillusion progressive quant au caractère du héros, reste intacte une fois adulte parce qu’elle entretient un rapport étroit avec sa fascination pour la littérature ellemême. Elle trouve son origine non pas (ou pas seulement) dans la qualité esthétique du sport, qui permettrait un transfert entre l’expérience du sport et celle de la littérature: Jamais homme ne fut mieux taillé que lui pour aller sur un vélo, jamais cet attelage hommemachine ne fut plus beau. Il était fait pour être vu seul sur la route, découpé contre le ciel bleu; rien en lui n’évoquait le peloton, la masse et la force en union, il était la beauté cycliste seule. (11sq.) Ce n’est pas non plus la dimension mythique du sportif qui domine le texte, Anquetil incarnant une légende, une image-texte d’une lecture difficile („Il faut ajouter à cela qu’à l’effort Anquetil ne grimace pas, ne montre pas les dents, ne dodeline pas de la tête. Il est difficile à lire“ [12]), ni l’idée générale du sport considéré comme une espèce de langage ou d’écriture, ou du moins dépendant de l’écriture comme l’atteste tout un univers intertextuel et intermédial qui encadre, dans Anquetil tout seul, la présentation de la vie de Jacques Anquetil. C’est la présence d’autres textes et de médias qui contribue à étudier le personnage et, à travers lui, la fascination du narrateur pour le sport et ses héros, ainsi que la forme générique même de la littérature sportive dans son contexte médiatique (la photographie, les journaux, le rôle des journalistes sportifs et de leurs formes d’écriture, le scandale déclenché par quelques interviews de Jacques Anquetil [82sq., 146]). Le texte met en scène plusieurs voix (y compris celle de Jacques Anquetil) et se transforme en une espèce d’hybride générique - biofiction, autofiction, essai d’histoire culturelle ou sociologique -; rien que le choix d’un concept générique peu défini comme le récit pour qualifier son propre texte est, dans ce sens, une démarche significative de Paul Fournel. Mais l’origine de la fascination du narrateur se situe ailleurs: le texte, toujours attentif à l’évolution de Jacques Anquetil et du narrateur, fait état du changement de l’intérêt du narrateur pour le sport et le sportif vers celui pour l’écriture et l’écrivain. DOI 10.2357/ ldm-2020-0032 171 Dossier Plus exactement, le texte nous décrit la naissance d’une vocation d’auteur par la révocation progressive du rapport d’identité initiale entre le jeune narrateur (et écrivain en devenir) et le sportif („De 6 à 19 ans, j’ai été Anquetil“ [149]), qui d’un modèle autobiographique devient un „modèle brisé“ (ainsi le titre d’un des sous-chapitres du roman [146]), par une divergence de plus en plus grande entre la dimension biofictionnelle d’un côté et autofictionnelle du récit de l’autre qui, pendant longtemps, allaient de pair. Ce qui prend la place du sport et de l’athlète, c’est la littérature et ses protagonistes: Et puis Anquetil est sorti de mon univers d’enfance lorsque je suis sorti sans bruit de l’enfance même. Nous avions vieilli. Il avait fini sa vie de cycliste et j’avais mis un terme à ma vie d’Anquetil sans violence. […] D’autres champions étaient venus que j’admirais en adulte, d’autres hommes et d’autres femmes surgis des livres avaient pris possession de moi. (133) Cette transformation passe - ou est objectivée - entre autres par une forme d’identification métonymique: le narrateur se rend compte que la demeure qu’a achetée Jacques Anquetil „a appartenu aux Maupassant, elle a été le rendez-vous de l’élite des sciences et des arts de Rouen. Gustave Flaubert y a séjourné bien souvent. […] Elle va devenir le rendez-vous de l’élite du cyclisme mondial“ (136). Cette découverte biographique lui sert à la construction d’une continuité autobiographique: „Je viens de trouver le passage secret entre ma décision d’être écrivain et mon rêve d’être coureur cycliste, ce lien improbable entre Maupassant et Anquetil, les deux costauds qui s’affrontent à l’intérieur de moi“ (143). La multiplicité des éléments intertextuels et médiatiques mis en scène dans ce récit serait donc la matière du processus de réflexion d’un (futur) auteur sur les formes littéraires aptes à traduire et communiquer son expérience du sport. Conclusion Mais cette relation entre la littérature et le sport, entre l’écrivain et le sportif va audelà de l’histoire d’une initiation littéraire ou d’une éducation sentimentale avec Jacques Anquetil comme point de référence. Elle se transforme plutôt en un élément constitutif de la vision littéraire de Paul Fournel. Et cette relation s’organise, dans Anquetil tout seul, autour de la notion de mystère. C’est tout d’abord le mystère de l’homme Anquetil, si „difficile à lire“, qui constitue une „énigme“, manifeste dans les différentes photos d’Anquetil - celle trouvée dans le Miroir du cyclisme qui constitue en même temps le point de départ de l’expérience littéraire de Paul Fournel, mais aussi celle du ‚coude-à-coude‘: „Anquetil, lui, était d’une pâleur de cadavre, les yeux perdus dans un monde secret qui n’était pas celui du vélo, puisant des forces dans un lieu illisible, dans un puits de mystères“ (47). C’est un avis que partagent beaucoup d’autres coureurs (97, 106sq.). Mais il n’est pas seulement question ici d’un mystère personnel, il s’agit aussi de celui du champion, du héros sportif en tant que tel: 172 DOI 10.2357/ ldm-2020-0032 Dossier Lui, qui m’avait été évident, me devint indéchiffrable, tant il s’était montré différent de tous les champions que je découvrais. Anquetil devint une énigme, que longtemps après je tente de déchiffrer, à la recherche de questions plus que de réponses, persuadé que cet inimitable modèle porte bien en lui tous les caractères et toutes les contradictions qui font qu’un champion est radicalement différent des autres hommes. (23) Un mystère pour le narrateur, Jacques Anquetil l’est aussi, selon Fournel, pour luimême, et Fournel de le présenter comme quelqu’un en fuite ou à la recherche de lui-même: „Derrière moi, sur le pare-choc de l’Hotchkiss bordeaux ou de la 203 blanche, mon nom est écrit en gros pour que le public me reconnaisse. En bâtons noirs sur fond blanc: ANQUETIL . Mon nom me poursuit et me pousse. Je suis à mes trousses. Je me fuis“ (19). Il ressemble à quelqu’un qui - ainsi que ses coéquipiers - voudrait être ce qu’il n’est pas: „Un jour, par dérision, et pour faire un pied de nez à la grande Histoire du cyclisme, il organise un déjeuner d’anciens coureurs où tous doivent porter le maillot qu’ils n’ont jamais gagné: Poulidor est enfin en jaune, Anquetil arbore le maillot arc-en-ciel de champion du monde, Altig porte le rose du Tour d’Italie, etc.“ (137), ou qui voudrait être là où il n’est pas: „Je me suis dit en roulant que, si cette journée avait été de repos au lieu d’être de course, je serais allé sur la piste du Vigorelli pour tenter de battre le record de l’heure. Je me voyais à Milan, arrondissant mon coup de pédale et ne relâchant pas la pression un seul instant.“ Rêver de vélo en pédalant, rêver de record de l’heure pendant un contre-la-montre, voilà une bien singulière rêverie pour un soi-disant dilettante! J’adorais cette histoire, que je racontais aux copains qui n’y comprenaient rien, et je m’entraînais à rêver de vélo en pédalant. En aije grimpé, des cols, de cette belle façon! “ (40) La pratique du vélo sert ici, plus généralement, comme une espèce de mise en abyme du travail de l’imagination de la littérature („rêver de vélo en pédalant“), mais aussi, de manière ambivalente, de sa dimension proprement mystificatrice qui ne mènerait, dans le jeu de ses formes multiples, non pas à l’élucidation mais plutôt à la reproduction d’un mystère qui serait, en fin de compte, celui de la littérature ellemême: „Il est donc très facile de savoir tout sur Anquetil. En apprendre davantage ne fait pourtant qu’épaissir le mystère“ (148). Et ce mystère dépasse de loin le personnage de Jacques Anquetil et la problématique bioou autofictionnelle. Il touche entre autres et plus fondamentalement au phénomène du corps. Appeler, pour reprendre un exemple déjà cité, une course contre la montre un „Contre soi-même“ attire l’attention du lecteur sur une forme de résistance du corps contre toute forme de construction sémantique (comme l’identité héroïque d’un sportif par exemple). La douleur physique circonscrit dans ce sens un problème sportif (la douleur comme condition et expérience-limite de l’effort sportif) et littéraire à la fois (la douleur inexprimable comme espace du non-dit); elle marque un seuil dont l’indétermination intéresse Paul Fournel beaucoup plus que le fait de le franchir en direction (de la description) d’un exploit sportif pour ainsi dire surhumain: DOI 10.2357/ ldm-2020-0032 173 Dossier J’ai mal. La nuque, les épaules, les reins, et puis l’enfer des fesses et des cuisses. Il faut résister à la brûlure, aux nœuds, à la morsure que chaque tour de pédale réinvente, détecter le point où la crampe paralysante risque de se déclencher. […] Ne pas écouter le corps et la tête qui s’unissent pour dire qu’il faut que cela cesse immédiatement. Pédaler dans un monde de peine dont seul j’ai le secret et me persuader que, si je souffre tant, il n’est pas possible que les autres tiennent le coup. (18) Le même mystère entoure le vélo comme prolongement du corps de l’athlète. Sur la tentative de Jacques Anquetil de briser le record de l’heure en vélo, Fournel écrit: C’est ici, sur cette piste de 397,39 mètres, qu’Anquetil va tourner en rond, en cage, pendant une heure, sans bouger, au bout du bout de la souffrance. Une heure à fond, dans l’absolu du vélo. Pour Jacques, rien n’est plus beau que le record de l’heure. On ne peut pas y faire deuxième; c’est tout ou rien. (36) Ce dont parle cette scène c’est l’idée (et l’énigme) d’un „effort absolu“ (38), d’une forme d’absolu dont la quête mobilise aussi bien le sportif que l’écrivain, ligne idéale du mouvement cycliste et du mouvement de l’écriture: Cet effort-là, total, n’a pas d’équivalent sur la route. Il sait qu’il n’aura pas une seconde de répit, pas l’ombre d’une descente, d’une bosse qui peut signifier détente, changement de position, reprise de souffle. Sur la piste, rien de tout cela. L’absolu d’une position unique, tenue jusqu’à la torture, et la continuité absolue d’une cadence dont chaque mesure est réglée par un tableau de marche qui ne saurait être modifié. (36) C’est ce rêve du sport comme expression d’un absolu (non pas que génère mais) qui génère le sportif. Sportif et écrivain paraissent donc, à la fin, comme une fonction de deux formes d’un absolu - bien loin d’une fausse évidence de la circularité d’un imaginaire héroïque entre image et texte.
