lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0033
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2020
45178-179
La fiction biographique à l’intersection des arts et du sport
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2020
Jean Cléder
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Nadia Comăneci aux JO de Montréal, en 1976 (Wikimedia Commons) DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 175 Dossier Jean Cléder La fiction biographique à l’intersection des arts et du sport La gloire ne dépend pas de l’effort, lequel est généralement invisible: elle ne dépend que de la mise en scène. Paul Valéry Introduction Dans une version primitive de L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin opère une analogie entre le cinéma et le sport, à partir de la prise en charge de l’action physique réalisée (sur un plateau de cinéma „comme“ sur un stade). 1 La performance de l’athlète ferait l’objet d’une expertise comparable à la performance de l’acteur sur le plateau de tournage. Il appartient à Patrice Blouin d’avoir mis au jour dans les écrits de Walter Benjamin cette référence au sport passée quelque peu inaperçue, 2 et qui peut être fort utile lorsque les appareillages théoriques et critiques autochtones échouent à rendre raison de ce qui se joue dans certaines formes de représentation. Ce qui me semble pertinent dans la lecture de Walter Benjamin par Patrice Blouin, c’est la déstabilisation d’une pratique et d’une logique par le voisinage d’une autre pratique et d’une autre logique. Elle ne fonctionne pas jusqu’au bout, mais l’analogie est utile par le déséquilibre qu’elle provoque: un peu plus loin, Patrice Blouin fait d’ailleurs du montage entre les différentes disciplines et les différents types de discours la condition de possibilité d’une analyse des représentations du sport, qu’il appelle „cinélogie“. 3 Pour en venir aux fictions biographiques de sportifs, j’aimerais procéder à un deuxième rapprochement. Les fictions biographiques inspirées de figures cinématographiques (acteurs, actrices, réalisateurs et réalisatrices) se sont beaucoup développées ces trente dernières années, continuant légitimation et patrimonialisation de la culture cinématographique à travers une forme d’écriture extrêmement sophistiquée, qui a elle-même commencé de se codifier d’un point de vue générique. 4 Dans le même temps sur le plan commercial, l’érosion d’une ségrégation technique et culturelle a favorisé une promotion significative de ces livres: c’est désormais au rayon ‚littérature‘ autant qu’au rayon ‚cinéma‘ des librairies que sont disposés ces ouvrages. Compte tenu de l’extrême diversité des publications générées par le cinéma et de l’anarchie des appellations, 5 on pourrait voir dans la stabilisation du genre le point d’aboutissement d’une évolution historique des catégories d’objet (du scénario à la novellisation), 6 dans laquelle le film projeté ne représenterait plus qu’un état temporaire de l’œuvre d’art (parmi de nombreuses versions possibles ou actualisées), une version parmi toutes les versions possibles. Le film suscite en effet des récits sous des formes très variées en amont (argumentaires/ scénarios/ story- 176 DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 Dossier boards) comme en aval (films racontés, novellisations, critiques, résumés, paraphrases) au point qu’il peut sembler opportun de changer de paradigme pour proposer que le film est une articulation ou un point d’intersection dans un réseau plutôt que l’objet principal d’une série, placé au sommet d’une hiérarchie d’objets culturels. Il suffirait de se reporter au texte fondateur de Serge Daney sur le travelling de Kapo pour s’en convaincre ou du moins amorcer la réflexion sur le sujet. 7 Dans ce réseau des versions, on fera l’hypothèse que paraphrase, ré-écriture, résumés, exercices critiques sont étroitement chevillés - alors que notre culture intellectuelle tend à les séparer à des fins distinctives (au sens sociologique du terme). Pour mieux visualiser cette hypothèse, on pourrait prendre appui sur l’idée qui fonde La Fable cinématographique de Jacques Rancière, et plus précisément son prologue intitulé: „Une fable contrariée“. 8 Le philosophe part lui-même d’un texte de Jean Epstein (Bonjour cinéma, 1921), 9 où le cinéaste, critique et théoricien analyse les pouvoirs du cinéma en décrivant l’intrigue d’un film de Thomas Harper: 10 il fait apparaître que l’intrigue n’a pas grande importance et que c’est dans la saturation de l’image par des sèmes sans localisation précise que réside la force du cinéma. Jacques Rancière reproduit le passage en soulignant qu’il dé-figure l’intrigue au profit des pouvoirs sensibles expressifs de l’image; il s’agirait donc de congédier Aristote, ou bien la poésie au profit de la peinture. 11 Il me semble intéressant de systématiser ces propositions de la manière suivante: quels que soient le contexte et les mobiles du geste d’écriture, quel que soit le format, écrire (sur) le cinéma c’est toujours démonter et défigurer pour remonter et refigurer, quand même ce remontage et cette re-figuration restent silencieux sur leur méthode. 1. Fiction biographique: cinéma Parmi les formes d’écriture cinématographique, la fiction biographique s’est avérée ces dernières années extrêmement fertile et créative. Solidaire d’une promotion de la culture cinématographique, le développement de cette production ne résulte pas de quelque génération spontanée: il s’agit encore de faire des livres avec des films en métissant les genres et les régimes de croyance - et de manière ostensible et principalement le roman (fiction), la biographie (documentaire), le scénario (et toutes les formes de transcription), la critique (et toutes les formes de paraphrase et d’évaluation). Le modus operandi de ces romans consiste dans la mise en relation de deux structures (la vie de l’acteur et la vie de ses personnages) à travers un jeu d’échos, contrepoints, aimantation dont le résultat est le tressage de la vie et de l’œuvre, du vrai et du faux, de la fiction et de la réalité. Pour ne prendre qu’un exemple, le roman publié par Jean-Paul Manganaro en 2015, 12 Liz T. Autobiographie, est à la fois très original et exemplaire des possibilités offertes par la catégorie ou le sous-genre: si l’on s’en tient à la couverture de ce livre, on peut juger que dans la plus grande sobriété (qui est celle de l’éditeur) se désorganisent et se réorganisent toutes les logiques de déchiffrement générique en jeu au seuil d’un livre. DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 177 Dossier Le titre organise un faisceau de significations ambiguës ou contradictoires: raccourci par un diminutif (Liz pour Elizabeth), le prénom est secondé par une simple majuscule (le T. derrière lequel on doit reconnaître mais pas tout de suite le nom de la star de cinéma)... Quant à l’inscription que les usages typographiques nous font lire comme un sous-titre (Autobiographie), il présente une double contradiction avec l’indication générique inscrite plus bas en italiques (roman), dans un corps plus petit et dans une encre plus claire: contradiction entre fiction et biographie, entre le nom de l’auteur et le nom du personnage principal, entre l’indication du genre et l’indication du contenu. 13 Quant au récit lui-même, il progresse suivant une combinaison des événements construisant la vie de Liz Taylor (composante biographique) avec les événements construisant les personnages qu’elle a interprétés au cinéma, et la prose interstitielle de l’auteur. Cet effort de synthèse - de mondes généralement perçus comme distincts dans notre pratique quotidienne - donne une forme littéraire originale à cette hypothèse anthropologique selon laquelle nos vies sont tressées de vrai et de faux, de fiction et de réalité, de ce qu’on a vécu et de ce qu’on a rêvé, de ce qui nous est offert et de ce dont on est privé. La vie d’un acteur ou d’une actrice de cinéma est évidemment très propice à la vérification de cette hypothèse, puisque son métier consiste précisément dans ce dédoublement ontologique lui permettant d’expérimenter authentiquement la fiction. Dans cette sorte de roman, l’écriture se donne pour fonction de mêler des ordres ontologiques distincts en reliant la vie et l’œuvre pour formaliser la cohérence d’un parcours (personnel et professionnel). 14 À travers ces modalités nouvelles, les textes reprennent alors des mécanismes très anciens de la fiction: en particulier une élévation de sens par le truchement de la mise en intrigue. 15 En l’occurrence, l’écriture utilise très ouvertement des fragments de fiction comme instruments heuristiques: la vie de Liz T. s’explique (au sens strict se déplie) dans les fictions qu’elle interprète et qui viennent en retour informer cette vie, et la circularité du processus est importante pour comprendre la force de séduction du genre. On ne peut pas dire que la vie explique l’œuvre ou que l’œuvre explique la vie: le dialogue entre la vie et l’œuvre constitue un troisième récit dont l’authenticité - de nature littéraire donc - se passe de démonstration. 2. Fiction biographique: sport Cette formule générique opère de façon très comparable dans les fictions biographiques de sportifs, qui se développent aussi très fortement ces dernières années - en dépit d’un défaut d’identification générique. L’effort des éditeurs est décisif dans cette poussée du genre: ils prennent le risque de commercialiser ces fictions biographiques en bravant l’hésitation des libraires, qui placent ces livres tantôt au rayon sport, tantôt au rayon littérature. Cette alternative dénote une indécision sur la ‚cible‘ commerciale du produit, en contribuant au passage à une légitimation progressive du sport dans notre culture. On y observe les mêmes caractéristiques: (1) la modification du matériau biographique extra-sportif par l’action sportive en tant que telle; (2) la re-description et la ré-interprétation d’actions déjà accomplies et racontées; (3) 178 DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 Dossier la mobilisation d’un imaginaire et de fragments légendaires en circulation dans la culture (un nom propre, une date, un événement déploient une constellation d’éléments mémoriels qui sont remis en œuvre par le récit, de sorte que la reformulation se fait ré-agencement des matériaux épars); (4) le tissage du vrai et du faux visant à donner une cohérence nouvelle à la légende. Dans tous les cas il s’agit de saisir les récits pré-construits pour en désassembler le matériau de construction et le ré-agencer de manière à le faire signifier d’une autre façon (parfois à travers le prisme d’une compréhension personnelle assumée). 16 Le genre fait donc travailler ensemble des représentations de différents niveaux, isolant des éléments de la carrière sportive pour les utiliser comme pièces narratives et dramaturgiques, mais aussi comme des instruments heuristiques servant à l’interprétation de la réalité biographique externe. Ce qui fait l’originalité de la formule, c’est sans doute que l’hybridation qui est son modus operandi constitue des versions du monde alternatives et elles-mêmes hybrides. Dans cette sorte de dispositions l’écriture littéraire utilise la légende, le mythe et la mythologie populaire, c’est-à-dire une constellation instable de représentations fragmentaires, pour en faire une mythographie, dans le sens (productif) que Denis Mellier ajoute au terme que nous connaissons: désignant d’abord „l’étude des mythes […] le terme en est également venu à qualifier leur écriture et, plus largement, les formes d’écriture qui les produisent“. 17 Le processus que je veux mettre en exergue par cette modification lexicologique, c’est un changement de régime des représentations: un ensemble de représentations instables (mythe et mythologies du cinéma comme du sport évoluant librement) devient le support d’un travail d’écriture et de composition (mythographie ou écriture légendaire). 18 Par opposition avec les écrits d’intention hagiographique, 19 les fictions biographiques ne se donnent pas pour objet d’assurer, de vérifier ou de redire le caractère intemporel d’une figure. Il s’agit au contraire d’exploiter la disparité des éléments disponibles pour en continuer l’élaboration. Quant au traitement de l’action sportive, ce qui me semble intéressant dans ces formes littéraires, c’est surtout la singularisation de l’expérience à partir des éléments communs: l’écriture puise sa force collective dans le terreau légendaire et mythologique, en soustrayant du même geste ce matériau à la légende. Déplacé et redessiné (par l’écriture) dans une autre configuration, il contribue à composer d’autres histoires et d’autres figures. 3. La Petite communiste qui ne souriait jamais Dans cette catégorie de la fiction biographique, La Petite communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon 20 est un cas exemplaire. Le roman se saisit d’une figure de championne énigmatique et controversée: Nadia Comaneci, gymnaste roumaine de l’ère Ceaușescu, a survolé les Jeux Olympiques de Montréal (première du concours général, 1976) et de nouveau remporté plusieurs médailles aux Jeux Olympiques de Moscou (deuxième du concours général en 1980). Son palmarès est évidemment DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 179 Dossier très éloquent, mais il est tout de suite évident pour l’ensemble des publics (jury, experts, journalistes, spectateurs et téléspectateurs) que les prestations de Nadia Comaneci réalisent un spectacle d’une force et d’une intensité sans précédent - excédant le sport au sens strict, mais pour aller vers quoi? Le photographe Raymond Depardon, couvrant sa quatrième olympiade en 1976, connaît très bien la gymnastique, et „remarque tout de suite une jeune roumaine extraordinaire qui passe à la poutre“. 21 Parmi ses collègues photographes, il est „le seul à […] mitrailler“ la gymnaste dont la télévision, très apte à réagir à l’imprévisible, fait immédiatement une vedette mondiale. Si on considère les paramètres du genre que je viens de décrire, la figure de Nadia Comaneci présentait à l’évidence un matériau riche et complexe, propice à la construction d’un récit à succès: les exploits sportifs prodigieux (épopée), accomplis sur un fond politique favorable à l’activation d’oppositions binaires (et par conséquent rassurantes), sont agrémentés de composantes médiatico-mondaines (une relation amoureuse avec le fils de Ceaușescu) qui complètent une destinée rocambolesque (jusqu’à l’évasion de Roumanie). Le roman de Lola Lafon construit le parcours de la gymnaste à travers plusieurs points de vue et plusieurs voix complémentaires, dont l’hétérogénéité est rendue sensible par les dispositions éditoriales: assumant la subjectivité de son effort, une narration (en caractères romains) cherche à constituer l’histoire de „Nadia C.“, en incorporant à son récit les éléments de son enquête et de nombreux documents, témoignages, citations, etc. Cette narration est régulièrement interrompue par les négociations, en italiques, de la narratrice avec Nadia C. (qui suit la progression de son travail et critique, corrige, complète le récit). De ce dialogue, un bref „avant-propos“ précise le caractère fictionnel - dans le cadre d’un pacte de lecture intéressant: le réglage des procédures de croyance et le façonnement d’une crédibilité du récit se font à travers la mise à l’épreuve des documents et de la narration par un dialogue fictionnel, ce qui revient, dans le cadre de ce pacte de lecture, à authentifier le vrai et le faux par... le faux. 22 Reste que le personnage et son parcours s’élaborent pour le lecteur à travers une mosaïque informative et une sorte de polyphonie compensées par l’énonciation très personnelle de la narratrice et l’unité formelle donnée à la structure: la segmentation du roman en chapitres titrés contribue à la cohérence de l’ensemble. D’un point de vue thématique, l’entrelacement des problématiques construites par le récit est à la fois très complexe, très serré et d’une grande lisibilité: (1) le prodige de l’exploit sportif - et l’écriture de Lola Lafon est tout à fait propre à dire, montrer, dramatiser le geste dans ce qu’il a de prodigieux, on y revient; (2) le labeur de la préparation (suivie au quotidien); (3) l’éducation d’une très jeune fille en régime communiste (avec révision des clichés au passage); (4) l’exploitation politique des événements sportifs; (5) les jugements binaires sur l’opposition est-ouest, que le personnage de Nadia C. s’emploie continument à corriger. Voilà pour l’inscription du roman dans ce genre. Mais l’intérêt du livre ne se réduit pas à l’habileté d’un travail rigoureux, pas plus qu’à sa régularité. Pour le comprendre 180 DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 Dossier on pourrait proposer au contraire qu’il est entièrement organisé autour d’une défaillance: la difficulté de représenter le geste sportif - exemplairement figurée par la première scène. Le roman s’ouvre - on voudrait dire que l’écriture commence - sur une sorte de panne: l’impossibilité pour les machines de chiffrer la grandeur de l’exploit accompli par Nadia Comaneci à la poutre au premier jour des Jeux Olympiques 1976. Le jury ayant pour la première fois dans l’histoire de la discipline attribué la note de 10/ 10 dans le cadre des Jeux, les ordinateurs ont affiché la note de 1,00/ 10: se fiant aux instructions des instances sportives, les programmateurs de Longines n’avaient pas prévu la possibilité de ce score, immédiatement converti de la sorte... L’impossibilité technique de chiffrer la valeur donne tout de suite la mesure de l’inmesurable et du défi qui se présente à l’écrivaine: essayer de rendre raison par les mots d’une succession de gestes impossibles d’abord à exécuter - et par ailleurs d’une beauté à couper la parole. L’intérêt littéraire du roman se décide précisément dans cet effort personnel, présenté comme la continuation d’un effort collectif: le travail de Lola Lafon s’adosse à l’échec des autres - de tous les autres, elle est comprise dans le ‚on‘ de l’impossibilité. Je cite un passage qui fait diagnostic et vaut programme d’écriture au seuil du roman: „On convoque les éléments: nage-t-elle dans un océan d’air et de silence? On repousse le sport, trop brutal, presque vulgaire en comparaison de ce qui a lieu, on rature, on recommence: elle ne sculpte pas l’espace, elle est l’espace, elle ne transmet pas l’émotion, elle est l’émotion. Elle apparaît - un ange -, remarquez ce halo tout autour, une vapeur de flashs hystériques, elle s’élève au-dessus des lois, des règles et des certitudes, une machine poétique sublime qui détraque tout.“ 23 De la même façon qu’elle excédait la transcription d’une évaluation par des machines, l’action de Nadia C. excède les possibilités de représentation verbale tout en désorganisant les catégories d’action et les systèmes de connaissance et de classement. On note au passage que s’abolissent la différence entre sport et art, la distinction entre le sujet et l’objet, la séparation entre le terrestre et le céleste, le mécanique et le vivant. Au tout début du roman se formule ainsi en quelques phrases l’enjeu esthétique du roman - qui est aussi plus largement celui du genre de la fiction biographique de sportifs - tandis que son modus operandi est déjà en action, on y revient... 4. „Développer“ des „clichés“ Au passage, le travail de Lola Lafon me semble vérifier deux hypothèses concernant l’écriture du sport. La première hypothèse est que les écritures et mises en scène du sport permettent de constituer l’événement d’une manière beaucoup plus complexe que ne le constitue la perception d’un observateur isolé ou la captation d’une machine - de sorte que l’intérêt du geste sportif ne réside pas dans son accomplissement mais dans sa représentation. Tel est l’enjeu plus généralement de la littérature que Marcel Proust définit à la fin du Temps retrouvé - et tel est le sens du célèbre DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 181 Dossier aphorisme qu’on utilise si volontiers à contresens pour éviter de prendre la mesure de la tâche qu’il assigne à n’importe quel lecteur: La grandeur de l’art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas „développés“. Notre vie; et aussi la vie des autres; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. 24 Autrement dit, il ne s’agit pas de rendre compte ou seulement de dire ce qui s’est passé en produisant de l’événement une conversion ou une traduction langue pour langue, qu’elle soit numérique, alphabétique, graphique, photographique, audiovisuelle ou cinématographique: la grammaire de l’action est d’une complexité telle qu’aucun expert ne la maîtrise véritablement, de sorte que l’événement qui a eu lieu n’existe pas (plus exactement demeure informe) tant qu’il n’a pas été construit, sauf à réduire la performance (c’est un des sens du mot) à un classement, un chronométrage, un résultat, une abstraction intéressante en tant que telle mais d’une autre nature (la poésie des chiffres opère autrement). Il ne s’agit donc pas seulement de rendre compte, mais aussi de rendre sensible et de rendre intelligible. Or l’élaboration de cette intelligibilité et la provocation de cette sensibilité suivent des processus extrêmement complexes eux aussi: on ne veut pas le voir (parce qu’il s’agit de culture populaire); on ne peut pas le voir parce que le geste sportif fait l’objet d’une connaissance „conventionnelle“ (si on reprend le vocabulaire de Marcel Proust) ou bien subit principalement un traitement automatisé ou ascendant (dans le vocabulaire des sciences cognitives). 25 Enfin, la mise en forme qu’il subit améliore la disponibilité de l’événement pour une attention d’ordre esthétique - et on aura remarqué que le développement de ces formes d’écriture est contemporain de l’optimisation des techniques de filmage et d’enregistrement. Telle est la seconde hypothèse que le projet de Lola Lafon permet de reconstruire: le geste sportif peut susciter une attention et des émotions d’ordre esthétique 26 et se trouve par conséquent justiciable d’une expertise critique (au même titre qu’une œuvre d’art): cette évidence de l’expérience quotidienne et du langage quotidien (on peut dire „c’est un beau match“ comme „c’est un beau tableau“) est prise au sérieux par l’écrivaine. Pour donner une assise scientifique à cette hypothèse, il est facile de montrer que l’expérience du spectacle sportif sollicite (vu directement ou à travers des médiations) un traitement de l’information partageant des caractéristiques définitoires de l’expérience esthétique selon certains théoriciens comme Jean-Marie 182 DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 Dossier Schaeffer. En effet, le régime attentionnel mobilisé relève pour partie de la ‚divergence cognitive‘ - et c’est cette partie-là qui intéresse le travail du roman. La distinction la plus couramment admise oppose la convergence cognitive à la divergence cognitive. Le style convergent minimise le coût attentionnel investi pour extraire l’information pertinente dans le cadre d’une tâche donnée: il privilégie la sélectivité, la hiérarchisation des traitements, la cohérence globale et se caractérise par une catégorisation rapide. Le style divergent privilégie une faible sélectivité, la déhiérarchisation des traitements, la richesse locale (et donc la segmentation) et se caractérise par une catégorisation retardée. Le style cognitif divergent est plus coûteux que le style convergent et peut aboutir à une surcharge attentionnelle. L’expérience esthétique possède des affinités électives avec le style divergent: elle fonctionne selon le principe de la ‚dépense‘ attentionnelle et se caractérise typiquement par l’acceptation d’un retard dans la catégorisation de l’information (l’esthète ‚ne conclut pas‘). 27 Pour un traitement plus systématique des relations entre les sports et les arts, je me contenterai de renvoyer ici au livre décisif du philosophe Hans Ulrich Gumbrecht, qui confronte les catégories kantiennes définies dans la Critique de la faculté de juger à l’expérience du spectacle sportif. 28 Conclusion Dans le roman de Lola Lafon, la parenté entre les sports et les arts est rendue très sensible par la proximité naturelle de la gymnastique avec la danse - et l’exemplarité comme la singularité du texte bénéficient de cette propriété. Son travail exploite le matériau constitué par l’action corporelle dans une configuration sportive de haut niveau: base, référent, substrat de leurs fictions, de nombreux écrivains traitent aujourd’hui ce matériau comme le font les auteurs de fictions biographiques d’acteurs ou d’actrices de cinéma. La ressemblance vaut, comme on l’a vu, en termes de méthode (insertion du document, description de l’action, etc.) et en termes de programmation du régime de croyance: la fiabilité de l’énonciation, la crédibilité du récit s’établissent autrement que dans les biographies ou dans les romans normalement paramétrés. Ce qui fait la force du genre tient précisément à ce réglage ou cette torsion du rapport au référent: il s’agit bien d’une part de re-décrire des actions qui ont eu lieu mais dont la vitalité dans notre histoire culturelle est entièrement dépendante de ces ré-écritures (et les réussites du genre se décident dans cette performance littéraire de l’ekphrasis en quelque sorte). Il s’agit d’autre part de construire un personnage sur le patron fourni par une figure du sport dont le statut ontologique présente des traits communs avec celui des acteurs de cinéma (qui entrent „pour de vrai“ dans la fiction qu’ils construisent): comme l’acteur de cinéma, le sportif est un bâtisseur-explorateur des mondes possibles, au même titre que la danseuse de Paul Valéry, qui évolue „dans un autre monde, […] celui qu’elle tisse de ses pas et construit de ses gestes“. 29 DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 183 Dossier Si le dispositif narratif et l’agencement des types de discours s’avèrent très sophistiqués, le style de Lola Lafon frappe d’abord pas sa vivacité, l’apparence primesautière conférée à sa prose par le choix des constructions grammaticales: il s’agit pour l’énonciation de mimer un effort de représentation à la fois spontané et continu, comportant surprises, reprises, hésitations - on voudrait suggérer que l’authenticité soustraite à la relation référentielle est réinvestie dans l’acte énonciatif même. Dans le passage cité plus haut, où se définit en quelque façon un programme d’écriture, on peut juger que les catégories d’analyse des observateurs sont perturbées par la performance de Nadia C. - ou plus exactement débordées. Mais au lieu de répliquer par une rafale d’augmentatifs et de qualifications dithyrambiques - comme dans une grande partie de la littérature sportive où l’image se fige rapidement en cliché pour redire la grandeur invariable d’un(e) champion(ne) -, Lola Lafon procède à des rectifications lexicales, testant barbarismes et impropriétés, qui nous font participer au cheminement de la pensée comme au travail de la langue, pour défaire et refaire une gestuelle sportive que la langue française dans sa correction normale ne permet pas de représenter. Au passage s’invente l’exclusivité du geste sportif, la sacralité de l’exploit - nimbé d’un „halo“ qui recompose l’aura dissipée de l’œuvre d’art „à l’ère de sa reproductibilité technique“. 30 1 Walter Benjamin, „L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique“ (1935), trad. Rainer Rochlitz, in: Œuvres, III, Paris, Gallimard (coll. folio essais), 2000, 67-113. 2 Patrice Blouin, Images du sport, Paris, Bayard (coll. Logique des images), 2012. Alors que de très nombreux écrivains et philosophes empruntent au domaine du sport des éléments de comparaison, ces images sont rarement analysées pour elles-mêmes: on les traite comme des images opportunistes ou accidentelles. 3 Ibid.: 83-91. 4 Cf. par exemple Un homme cruel de Gilles Jacob (Grasset, 2016), Liz T., autobiographie de Jean-Paul Manganaro (P.O.L., 2015), Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger (P.O.L., 2012), Bronson d’Arnaud Sagnard (Stock, 2016), etc. 5 Je ne détaille pas: cinécriture, ciné-roman, ciné-roman-photo, continuité dialoguée, film raconté, novellisation, scénario, story-board, etc., les définitions manquent souvent de netteté. 6 On appelle novellisation la transformation d’un film en roman. Le genre connaît tout un jeu de déclinaisons correspondant à des enjeux esthétiques et commerciaux bien distincts. 7 Serge Daney, „Le travelling de Kapo“, dans Trafic, 4, automne 1992, 5-19; Jacques Rivette, „De l’abjection“, in: Cahiers du Cinéma, 120, juin 1961, 54-55. 8 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Paris, Seuil (coll. „La librairie du XXIe siècle“), 2001. 9 Jean Epstein, Bonjour cinéma, Paris, Sirène, 1921; repris dans Écrits sur le cinéma, Paris, Seghers, 1974, 86. 10 Soupçon tragique (The Honour of His House, Thomas Harper Ince, 1915). 11 „L’automatisme cinématographique règle la querelle de la technique et de l’art en changeant le statut même du ‚réel‘. Il ne reproduit pas les choses telles qu’elles s’offrent au regard. Il les enregistre telles que l’œil humain ne les voit pas, telles qu’elles viennent à 184 DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 Dossier l’être, à l’état d’ondes et de vibrations, avant leur qualification comme objets, personnes ou événements identifiables par leurs propriétés descriptives et narratives. C’est pourquoi l’art des images mobiles peut renverser la vieille hiérarchie aristotélicienne qui privilégiait le muthos - la rationalité de l’intrigue - et dévalorisait l’opsis - l’effet sensible du spectacle“ (Jacques Rancière, op.cit., 8), cf. aussi: „Tel est l’art de l’âge esthétique: un art qui vient après et défait les enchaînements de l’art représentatif: en contrariant la logique des actions enchaînées par le devenir-passif de l’écriture; ou bien en refigurant les poèmes et les tableaux anciens“ (ibid.: 16). Notons qu’André Bazin reprend une partie des options de Jean Epstein quelque vingt plus tard. Au moment de définir la spécificité de l’image photographique puis cinématographique, il souligne que l’appareillage soustrait les éléments représentés à leur environnement perceptif ordinaire pour les présenter dans une autre configuration et d’autres continuités (André Bazin, „Ontologie de l’image photographique“, in: Qu’est-ce que le cinéma? I. Ontologie et langage, Paris, Éditions du Cerf (coll. „7ème art“), 1958, 11-19). 12 Paris, P.O.L. 13 Cf. sur ce point les définitions canoniques de Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil (coll. „Poétique“), 1975. 14 Quelques exemples récents: Ingrid Caven (Jean-Jacques Schuhl, Paris, Gallimard [coll. „L’infini“], 2000), L’Invention de Hugo Cabret (The Invention of Hugo Cabret, Brian Selznick, 2007; Paris, Bayard Éditions, 2012 pour la traduction de l’anglais (États-Unis) par Danielle Laruelle), Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger (Paris, P.O.L., 2012), Le Garçon incassable (Florence Seyvos, Paris, Editions de l’Olivier, 2013), Un homme cruel de Gilles Jacob (Paris, Grasset, 2016), Bronson d’Arnaud Sagnard (Paris, Stock, 2016), Il faut se méfier des hommes nus (Anne Akrich, Paris, Julliard, 2017), Les Nuits d’Ava (Thierry Froger, Paris, Actes Sud [coll. „Domaine français“], 2018). 15 Sur ce point, on peut se reporter aux développements de Paul Ricœur dans les trois volumes de Temps et récit (Paris, Seuil, 1983-1985) ou dans Soi-même comme un autre (Paris, Seuil, 1990). 16 C’est le cas par exemple de Bernard Chambaz: la mort accidentelle et prématurée d’Ayrton Senna est reliée (discrètement mais nettement) à celle de son propre fils (À tombeau ouvert, Paris, Stock, 2016). C’est le cas aussi de Jacques Henric: le parcours des boxeurs est envisagé à partir d’un acte de violence imprévisible subi par le narrateur dans sa jeunesse (Boxe, Paris, Seuil [coll. „Fiction & Cie“], 2016). 17 Denis Mellier, „Mythographies de la fin“, in: Jean Cléder / Frank Wagner (ed.), Le Cinéma de la littérature, Lormont, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2017, 272. 18 On peut renvoyer ici au sens que Fabien Gris donne à la catégorie du légendaire dans „Littérature contemporaine française et cinéma américain: sous le signe du légendaire“: „Le nom légende et son adjectif légendaire voient depuis quelques décennies leur usage commun se déplacer: à côté de leur emploi littéraire (désignant un récit fondé pour partie sur une matière fabuleuse et magique et pour partie sur une réalité historique), la légende en vient à qualifier aujourd’hui les grands noms et les grandes œuvres de la culture populaire qui acquièrent avec le temps un retentissement auprès d’un large public: légendes du rock, du sport, du cinéma; concert légendaire à Woodstock, finale légendaire entre McEnroe et Lendl à Roland Garros, etc. En prenant au sérieux ce trait lexical récurrent, on peut se demander si les écrivains contemporains ne sont pas intéressés, dans leur traitement de l’imaginaire cinématographique, par sa potentielle puissance légendaire. Comment DOI 10.2357/ ldm-2020-0033 185 Dossier l’abordent-ils et, en retour, que confère-t-elle aux récits qui l’emploient? “ (Le Cinéma de la littérature, ibid.: 159). 19 Je pense évidemment aux biographies qui se donnent pour objectif de stabiliser une version optimale de la carrière d’un sportif. 20 Lola Lafon, La Petite communiste qui ne souriait jamais, Paris, Actes Sud, 2014. 21 Raymond Depardon, J. O., Paris, Seuil, 2004, non paginé. 22 Op.cit.: 9. 23 Ibid.: 17. 24 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, in: À la recherche du temps perdu, tome IV, Paris, Gallimard („Bibliothèque de la pléiade“), 1989, 474. 25 Relayant les sciences cognitives dans son approche de l’expérience esthétique, Jean- Marie Schaeffer distingue processus ascendants et processus descendants dans le traitement de l’information: „La stratégie par défaut du traitement de l’information est le traitement ascendant (bottom-up). C’est une stratégie pour la plus grande part automatisée et préattentionnelle. C’est elle par exemple que nous adoptons face à une tâche d’exploration visuelle familière. Dans le traitement ascendant, l’attention est activée de manière exogène et non volontaire: son activation est sous la dépendance du stimulus et est directement liée au caractère prégnant de ce dernier“ (L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard („nrf essais“), 2015, 326). 26 Certains titres font de ce rapport une priorité. Cf. par exemple Jean-Marc Huitorel, La Beauté du geste, Paris, Éditions du Regard, 2005; Nicolas Zeisler, Beauté du geste, Paris, Le Tripode, 2017. 27 Op.cit.: 319. 28 Remontant aux catégorisations premières de l’esthétique au moins dans notre modernité, le philosophe confronte le spectacle sportif aux caractérisations du beau formulées par Emmanuel Kant: le désintéressement du „jugement de goût“, l’autonomie de l’œuvre d’art, le rapport entre jugement esthétique et concept, l’opposition entre l’art (la technique) et la nature (le naturel), la distinction entre le beau et le sublime, le désintéressement. Je cite un passage qui s’applique bien au personnage construit par Lola Lafon: „Cette apparition soudaine dans l’espace d’un corps qui prend brusquement une forme magnifique, avant de s’effacer tout aussi vite de manière irréversible, peut être envisagée comme une sorte d’épiphanie. Ce sont ces épiphanies qui, selon moi, provoquent l’exaltation quand nous regardons une compétition sportive, et elles marquent le summum de notre réponse esthétique“ (Hans Ulrich Gumbrecht, Éloge du sport [2005], trad. Françoise Jaouën, Paris, Maren Sell, 2006, 48). 29 Paul Valéry, „Philosophie de la danse“, texte d’une conférence prononcée en 1936, repris dans „Théorie poétique et esthétique“, in: Œuvres, tome 1, Paris, Gallimard („Bibliothèque de la Pléiade“), 1957, 1398. 30 Au regard du geste sportif, il est clair que le mouvement décrit par Walter Benjamin est inversé. Au lieu de provoquer „la liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel“ (op.cit.: 276), la reproductibilité technique rend possible la constitution de cette valeur, et son inscription dans la culture. De même, l’„authenticité“ que le philosophe définit comme „le hic et nunc de l’original“ (ibid.: 274) vient après l’événement. Pour le dire avec le poète: „En aval sont les sources“ (René Char, „Pulvérin“, in: Le Poème pulvérisé, 1945-1947, repris dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard [„Bibliothèque de la Pléiade“], 1983, 256).
