eJournals lendemains 45/177

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-004
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
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Africanisme, interférence, diglossie, hétérolinguisme etc.: comment saisir les traductions dans les littératures africaines?

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2020
Ibrahima Diagne
ldm451770026
26 DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 Dossier Ibrahima Diagne Africanisme, interférence, diglossie, hétérolinguisme etc.: comment saisir les traductions dans les littératures africaines? Introduction Les pratiques et usages littéraires du français ainsi que la sociolinguistique du texte francophone, notamment en Afrique subsaharienne et au Maghreb, ont toujours été marqués par un certain nombre de spécificités langagières qui ne témoignent pas seulement de la présence de l’oralité dans l’espace de l’énonciation, mais reflètent également les procédés de l’appropriation du français par les écrivains africains. Écrites à la croisée des langues et cultures, les littératures de l’Afrique subsaharienne recèlent des particularités lexicales (néologismes, emprunts), sémantiques (transferts, métaphorisations), morphosyntaxiques (collocations, modifications lexicogrammaticales) et stylistiques (Daff 1996: 29). Et la critique s’en est donnée à cœur joie, en parlant successivement ou concomitamment d’‚africanisme‘, d’interférence, de diglossie, d’hétéroglossie, de polyphonie, d’interlinguisme, d’hétérolinguisme etc., bref autant de terminologies qui ont proposé des pistes à l’interprétation de textes littéraires africains. Même si l’examen de ces stratégies discursives repose essentiellement sur des bases théoriques et des outils descriptifs à la fois empreintes et matrices de la critique métropolitaine, il faut admettre que la création littéraire dans un contexte plurilingue mobilise des ressources langagières liées à des besoins de communication sociale ainsi qu’aux imaginaires linguistiques, culturels et représentationnels que charrient les langues et cultures des sujets qui les portent. Dès lors, on peut se demander: quelle(s) langue(s) écrivent les écrivains africains d’expression française? Comment opèrent-t-ils pour produire des effets hétérolingues dans la trame des textes? Leur écriture est-elle une énonciation directe, une traduction ou une transposition? Enfin, quel rapport entretient-elle avec des procédés hétérolingues? Qu’ils se situent à l’avant-plan ou à l’arrière-plan, ces derniers posent également des problèmes relatifs au statut symbolique ainsi qu’aux enjeux de la production et de la réception du dire littéraire des écrivains francophones au sud du Sahara. S’inscrivant dans le cadre strict de la relation entre hétérolinguisme et traduction, notre propos s’intéresse principalement aux dispositifs de tissage des langues de l’auteur africain dans le substrat linguistique du texte littéraire en français. Il s’agit non pas de procéder ici à la description systématique de la langue, mais d’élucider plutôt quelques éléments discursifs, spécifiques aux processus d’écriture des écrivains africains, tout en sollicitant les métadiscours sur leurs productions littéraires. Pour ce faire, nous nous proposons de conjoindre perspective sociologique et analyse du discours, en nous appuyant d’une part sur la chronologie sociolinguistique DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 27 Dossier (diachronique) du texte africain, et d’autre part sur les approches définitoires et instrumentales qui ont sous-tendu jusqu’ici sa dynamique énonciative (synchronique). On procédera ainsi, à titre paradigmatique et au fil de l’histoire littéraire, à l’étude des occurrences hétérolingues dans les œuvres choisies, pour montrer la manière dont l’hétérolinguisme littéraire, sur lequel repose le geste interprétatif des configurations textuelles et relationnelles des générations d’écrivains africains de langue française, fait apparaître un procédé semblable ou non à la traduction. En premier lieu, nous aborderons l’usage des africanismes, et en second lieu celui des interférences linguistiques dans la pratique textuelle; en troisième lieu nous parlerons de la diglossie et de l’hétéroglossie qui lui est corrélée; la quatrième partie sera consacrée à l’esthétique et au fonctionnement du texte hétérolingue, avant d’ouvrir dans la cinquième partie une réflexion sur l’approche postcoloniale et transculturelle de l’écriture hétérolingue, pour terminer enfin dans la sixième partie sur les enjeux et les défis de sa réception. Mais avant d’aborder ces grandes lignes, nous poserons brièvement d’abord quelques prémisses et présupposés théoriques de la dimension traductive de l’hétérolinguisme. À cet effet, il convient de se demander quels sont les liens entre hétérolinguisme et traduction. Comment appréhender, d’un point de vue énonciatif, l’intégration de différentes langues dans la composition littéraire? Comment les écrivains rendent-ils compte de la dynamique et des effets de la coexistence des langues au sein d’une même œuvre? Quelles sont les motivations, les modalités et les fonctions de l’hétérolinguisme? Quelle réception (enjeux esthétiques et idéologiques) a-t-elle eue jusque-là? L’hétérolinguisme et la traduction Le rapport entre la traduction et l’hétérolinguisme littéraire n’est pas un phénomène récent. De nombreuses analyses lui ont déjà été consacrées, sur lesquelles nous reviendrons dans le présent article. Venu des études canadiennes, l’hétérolinguisme désigne le ‚bruissement des langues‘ qui ouvre la voix à plusieurs pratiques traductives. Il pose ainsi la question de l’intentionnalité de l’écrivain dans ses choix linguistiques et langagiers. Contrairement au texte unilingue, le texte hétérolingue intègre plusieurs idiomes, mettant en exergue l’interrelation entre le travail d’écriture et le tréfonds socioculturel du sujet énonciateur. Si l’on se réfère aux travaux précurseurs de Grutman, la notion d’hétérolinguisme apparait beaucoup plus explicite: Un texte littéraire est rarement uniforme au point de vue de la langue. Plus souvent qu’on ne le croirait, il est entrelardé d’éléments hétérogènes. En plus d’intégrer plusieurs niveaux et diverses strates historiques de son idiome principal, il fait une place plus ou moins large à d’autres langues: cela peut aller du simple emprunt lexical au dialogue en parlers imaginaires, en passant par les citations d’auteurs étrangers. Une telle présence d’idiomes est désignée par le terme d’hétérolinguisme (Grutman 1997: 11). 28 DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 Dossier Suivant cette approche, l’hétérolinguisme peut être considéré comme „les changements et les créations modifiant et enrichissant la langue française dans la synchronie contemporaine, sous l’angle des contacts entre le système linguistique français et celui d’autres pays“ (Guilbert 1975: 89). D’une manière générale, il résulte d’une cohabitation de plusieurs langues ou niveaux de langue (Gauvin 1997: 10). L’opération hétérolingue n’est donc ni une juxtaposition ni une créolisation de langues; il s’agit plutôt d’une translitération parfois asymétrique de contenus idiomatiques (lexicaux, grammaticaux, sémantiques) dans un procédé d’écriture. C’est d’ailleurs cette problématique de la traductibilité du texte hétérolingue que pointe Khadi Fall dans son ouvrage Les bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane: texte wolof non écrit, version française et traduction allemande (1996). La diversité des langues crée des contraintes linguistiques et socioculturelles qui rendent la traduction difficile ou impossible. Mais l’acte de traduire ne se résume pas uniquement en un transfert d’un message verbal d’une langue dans une autre, il implique aussi une double démarche réflexive et comparative, par rapport au texte-source qui est traduit et au texte-cible qui est produit. L’hétérolinguisme est donc le résultat de processus de traduction de la matière langagière produite par des écrivains pris dans des situations linguistiques et socioculturelles variées (Ndeffo Tene 2004: 27). Par conséquent, le rapport de l’écrivain francophone aux langues africaines est un paradigme dialogique qui se reflète dans la création littéraire. Dans Langues et littératures, Jean-Marc Moura note que: „l’auteur francophone est souvent un véritable passeur de langue dont la création maintient la tension entre deux (ou plus) idiomes et parfois même […] rompt la norme linguistique, afin de se forger un langage propre“ (Moura 1999: 78). Autrement dit, l’écrivain francophone est une instance traductrice. D’où l’intérêt de considérer la poétique du texte hétérolingue à travers le prisme de la traduction, d’autant plus qu’il est indissociable des pratiques traductives qui lui ont donné naissance (Denti 2017: 529). Plus exactement, l’hétérolinguisme se conçoit ici dans le cadre de la sociolinguistique du texte, notamment dans une logique de l’écriture en langue seconde ou langue étrangère qui fonctionne comme un effet de loupe par rapport au texte monolingue. Ce faisant, il modifie de ce fait la représentation de la traduction, qui ne sera pas seulement pensée comme passage ou transport, mais aussi comme rapport à la fois linguistique et culturel, voire interculturel. À la lumière de cette conception au sens large de l’hétérolinguisme, qui permet de réfléchir sur les modalités spécifiques de la rencontre du français et des langues africaines dans les littératures de l’Afrique subsaharienne, nous essayerons de mettre en relief les caractéristiques du texte hétérolingue francophone, en suivant l’ordre chronologique dans l’histoire littéraire. Du ‚français petit nègre‘ aux ‚africanismes‘ Longtemps considéré comme une ‚vernacularisation‘ ou tropicalisation du français standard, le ‚français petit-nègre‘ (ou ‚français tirailleur‘ ou encore ‚français de Moussa‘) fut réapproprié et reproduit dans la littérature francophone d’Afrique des DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 29 Dossier années trente et quarante, à l’exception de Batouala (1921) de René Maran (1887- 1960). Au plan littéraire, il traduit souvent une manière de s’exprimer des personnages semi-lettrés (Dumont 1986: 21), qui sont ainsi représentés dans le roman (Van den Avenne 2013: 264). Décrit comme étant des incongruités linguistiques, dépourvues de toute valeur esthétique, voire parfois méprisé, le ‚français petit-nègre‘ était indigne d’attention de la part des critiques littéraires, donc à proscrire ou à négliger, dans la mesure où la grammaire classique le qualifiait d’altération par rapport à la norme standard (Mopoho 1997: 245). C’est d’ailleurs ce français d’Afrique que l’on retrouve chez les écrivains de la première génération de la littérature africaine d’expression française, parmi lesquels on peut évoquer, entre autres, Félix Couchoro (1900-1968). Dans la préface de son premier roman, L’Esclave, paru en 1929, il avoue sans ambages: Nous avons essayé de rendre dans la langue étrangère cultivée, les paroles et les idées de notre héros. Que le lecteur ne s’étonne pas outre mesure! […] Dans nos pays, nous avons notre éducation, des formes courtoises de langues, une culture d’esprit, un code de convenances, des usages, des cérémonies où l’emphase ne le cède en rien au désir d’être poli et de plaire. Dans nos idiomes, nous avons le langage terre à terre, le style de bonne compagnie et le ton sublime. Notre cœur est capable de sentiments nobles; notre esprit s’irradie en pensées élevées (Couchoro 1929: 19, d’après Lawson-Hellu 2004: 100). Couchoro décrit dans son roman l’espace culturel et les différentes traditions fon, mina et ouatchi autour du fleuve Môno, bien qu’il ne se déprenne pas de la vision manichéenne qui oppose la langue française („civilisée“) aux „idiomes“ locaux. Cette posture certes assimilationniste, mais en même temps marquée du sceau de la conscience identitaire, montre que „Couchoro est en prise directe avec la complexité du monde colonial“ (Bonn/ Garnier 1997: 246). Avec la Négritude, la prise de parole littéraire prit davantage les contours d’une affirmation culturelle et les écrivains engagés ont à cœur d’exprimer une vision du monde et une expérience historique qui s’explique comme une réponse face au monopole discursif que l’Occident exerce sur l’Afrique et les Africains, c’est-à-dire un contre-discours, nettement marqué par une rhétorique de l’inversion ou du „retour du refoulé“ (Lüsebrink 1985: 467). Ainsi, Léopold Sédar Senghor (1906-2001) utilise dans ses poèmes plusieurs substantifs sérère et wolof comme „tann“ (plaines côtières), „woi“ (chant), „sopé“ (chérie), „guélovâr“ (noble guerrier), „laman“ (monarque), „mbarodi, (lion, champion), „riti“ (violon), „dyoung-dyoung“, „tama“, „tabala“, „sabar“ (espèces de tambour), „gongo“ (encens), des interjections ou exclamations sous forme de refrains, par exemple „n’deissane“ (hélas), „hô“ etc. Il se voit contraint de jouer le rôle du traducteur, de médiateur interculturel, une entreprise qu’il justifie d’ailleurs en ces termes dans sa postface à Ethiopiques (1956): Quand nous disons Kôras, balafongs, tam-tams, et non harpes, pianos et tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque; nous appelons ‚un chat un chat‘. Nous écrivons d’abord, je ne dis pas seulement, pour les Français d’Afrique, et si les Français de France y trouvent 30 DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 Dossier du pittoresque, nous serons près de le regretter. Le message, l’image n’est pas là; elle est dans la simple nomination des choses (Senghor 1956: postface). Les langues locales ainsi introduites dans le corps du texte francophone évoquent des réalités culturelles et linguistiques que le vocabulaire africain fait mieux surgir que l’équivalent français. De la même manière, on peut aussi lire dans Les Contes d’Amadou Coumba (1947) de Birago Diop (1906-1989), les mots wolof „kassak“ (chant des circoncis), „lawane“ (chanson des talibés) etc., et une série d’ethnotextes (proverbes, salutations, formules fixes et dictons). L’insertion de telles lexies donne souvent lieu à des marquages typographiques et des gloses. Aimé Césaire (1913- 2008), lui aussi, glisse dans Cahier du retour au pays natal (1939) des termes créolisés tels que: „morne“ (colline aux formes arrondies), „habitation“ (plantation), „marronnage“ (fuite des esclaves) etc. (1939: 9, 19), ou bien dans Et les chiens se taisaient (1974) des mots comme „vesou“ (jus de la canne), „roucou“ (arbre aromatique) etc. (1974: 226). Les œuvres de Senghor, Césaire, Birago Diop etc. portent la marque et l’effet de transposition linguistique qui les fondent, par une volonté délibérée des auteurs qui tiennent à signaler leur origine. Pour eux, il s’agit d’incorporer les langues africaines dans le français, un exercice de liberté et de création qui leur permet d’affirmer leur altérité dans sa singularité et de subvertir le discours de domination. C’est ce qui conduit Georges Ngal à déclarer que: Le but poursuivi par les auteurs est manifestement une protestation contre la condition de minorisation de leurs langues face au français, d’une part, et une manière de promouvoir leur langue maternelle, d’autre part (1994: 58). Perçus pourtant comme non conventionnels, les africanismes permettent aux écrivains de construire un énoncé propre, de créer leur espace discursif, sous la forme d’une revendication de la différence, à travers le paradigme d’une énonciation décentrée. Cette stratégie auctoriale est inhérente à la prise de conscience d’un droit à la parole, qui s’affirme comme le point de départ d’une émancipation littéraire. En réalité, les langues africaines sont dans un rapport de force avec le français, au point que leur coexistence engendre des interférences linguistiques à tous les niveaux. Les interférences linguistiques: vers une reconquête de soi Les œuvres de la seconde génération des années soixante et soixante-dix attestent également d’un jeu linguistique, marqué par des procédés de translation que l’on retrouve au niveau du lexique, de la syntaxe, de la sémantisation, et qui s’intègrent tant bien que mal à l’énoncé des textes (Dabla 1986: 61). Passant de l’étude des langues africaines à l’époque coloniale à celle des interactions qui existaient dans les années soixante et soixante-dix entre celles-ci et le français, la linguistique interculturelle qualifiait d’interférences les tournures propres aux variations du français parlé en Afrique. Il y a interférence lorsque dans une situation DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 31 Dossier de contact des langues, des éléments de la langue ou des langues sources sont reproduits dans la langue cible. En d’autres termes, la pensée des écrivains africains s’énonce d’abord dans la langue maternelle avant d’être traduite dans les structures de la langue européenne. Les idiomes africains deviennent alors un indicateur du dynamisme esthétique de l’espace littéraire. L’opérationnalisation d’une telle écriture permet de „déterritorialiser“ le français, qui est la langue d’emprunt, et de le „reterritorialiser“ (Deleuze/ Guatarri 1975: 29) via l’interférence linguistique dans les conditions et les propriétés de la langue locale. Cette déconstruction-reconstruction du français se réalise aux plans lexical, syntaxique, sémantique et morphologique, soit par la traduction littérale de certaines tournures langagières, soit par des prises de parole des personnages littéraires africains, qui jouent ou se jouent de l’interférence de deux habitus linguistiques (Lüsebrink/ Dion/ Riesz 2002: 5-20). Ces interférences créent des effets de style que l’on retrouve déjà dans Les Soleils des indépendances (1968). Comme l’indique déjà le titre, Kourouma entreprend allègrement dans le tissu même du texte narratif la traduction d’un grand nombre de mots malinkés par la voix des figures énonciatives du roman. Parlant du discours de son personnage principal, il reconnaît: Ce que j’ai compris intérieurement, c’est que si je faisais parler mon héros en français classique, il ne m’apparaissait pas correspondre à ce que je voulais: la façon dont il pensait, élaborait et classait ses concepts, tout cela ne venait pas. La succession des mots français, les connotations qu’ils portent me gênaient, m’empêchaient de faire sortir Fama [dans Les Soleils des indépendances]. Il me fallait m’approcher d’une façon d’aborder les idées qui correspondent au rythme de la phrase malinké. Si Fama s’exprimait en français classique, cela donnait une fade traduction de ce qu’il pensait; en revanche, si les mots se suivaient dans la succession malinké, si je pliais le français à la structure de notre langue avec le respect de ses proverbes et de ses images, alors le personnage apparaissait dans sa plénitude (Zalessky 1989: 4). L’adéquation entre l’imaginaire poétique et l’identité articulatoire trouve sa concrétisation dans la voix des personnages romanesques. Allah n’est pas obligé (2000) travaille également en profondeur cette même représentation littéraire de la langue maternelle comme lieu d’où émerge l’identité narrative. À ce propos, Kourouma souligne: „J’emploie les mots malinkés comme: „Suis pas chic et mignon parce que suis poursuivi par les gnamas“ (ibid.: 12). Gnama signifie ombre qui devient une force maléfique immanente et qui suit l’auteur d’un crime contre une personne innocente. Ou encore: „Ils ont lancé contre la jambe droite de ma maman un mauvais sort, un koroté, un djibo (fétiche maléfique) trop fort, trop puissant“ (ibid.: 23-24). En glosant le malinké, Kourouma réussit à insuffler un (re)gain d’expressivité et d’esthétique à ses romans. De façon analogue, le discours des protagonistes dans Les bouts de bois de Dieu (1960), Le mandat (1966), Xala (1973) etc. d’Ousmane Sembène (1923-2007) portent la trace de cette double énonciation qui fait tout l’intérêt de la démarche diglossique. En réalité, le français se pose en lui comme une obligation liée aux situations et aux conditions de communication. Or, dans une société fortement orale, la 32 DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 Dossier communication socioculturelle et littéraire doit refléter les multiples structures linguistiques. L’extrait suivant, littéralement traduit, illustre la façon de s’exprimer des personnages: „Si nous contents, nous parler français et toi comprendre, mais si nous pas contents, toi pas comprendre“, dit Balla en rassemblant son meilleur français, et tout heureux de sa réplique il promena son regard autour de la table (Sembène 1971: 279). Le choix de Balla de s’exprimer en français (‚petit-nègre‘) fait état d’une ambivalence à l’égard de la langue française: entre appropriation et rejet, distanciation et assimilation. Écrivain engagé, Sembène souhaite être plutôt entendu en wolof. D’ailleurs, à la question: „Que ressentez-vous quand vous écrivez en français? “, il répond: „Je suis frustré“ (Sembène 1963: 49). Cette frustration laisse entendre, comme dans le cas de Kourouma, que la langue française est incapable de transporter le message littéraire, donc d’atteindre le destinataire. Sans être exhaustives, ces remarques permettent néanmoins de distinguer deux postures linguistiques. Si l’emploi du français chez Kourouma émane d’une volonté de revendiquer explicitement une langue conquise et co-appropriée, en revanche, il s’agit pour Sembène de livrer à son public cible une communication efficace. Celle-ci passe donc par une transposition des faits de parole orale dans l’écriture du roman. Cette imitation, qu’Alioune Tine appelle „oralité feinte“ (1984: 133), „s’articule autour d’une série de stratégies narratives qui, à la citation pure et simple, préfèrent différentes procédures comme l’interférence linguistique, le calque structural, […], le recours au code de l’énigme […], la charge sémantique, etc.“ (Chevrier 1999: 97). La restitution de l’oralité dans l’écriture est une performance hétérolingue discursive, qui est la conséquence d’une situation diglossique ou hétéroglossique, à la fois productrice de pratiques discursives et mode de structuration du sens pour les écrivains. De la diglossie à l’hétéroglossie: voie d’une poétique relationnelle Les œuvres produites par les écrivains de la troisième génération des années soixante-dix à quatre-vingt-dix signalent une fascination pour l’hétérogène, l’hybridité. Leurs récits participent d’un travail d’invention et d’intervention tant sur le cadre auctorial que sur le langage littéraire, en ce sens qu’ils s’orientent vers des pratiques textuelles et des formes narratives transposées. Pour éclairer le rapport diglossique et subséquemment hétéroglossique que la littérature de l’Afrique subsaharienne entretient avec la langue française, il faut rappeler que „la grande majorité des écrivains noirs ont découvert la vie, ont grandi, parlé, joué, aimé, réfléchi dans un champ linguistique très éloigné de l’Hexagone“ (Kesteloot 2006: 239). Autrement dit, la situation diglossique est dans la nature même de l’expérience littéraire. Elle est le produit de la socialisation et du profil culturel et sociolinguistique du locuteur. C’est une „parole retrouvée et finalement décidée“, une „singularité exposée“ (Bernabé/ Chamoiseau/ Confiant 1989: 46) qui engendre une poétique spécifique. Elle met en lumière le paradoxe linguistique de l’écrivain dominé (Chamoiseau 1997: 17), travaillant sa DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 33 Dossier langue maternelle, en se fondant sur un jeu de conversions, de détournements. Émerge alors, comme dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, une parole composée de fragments discursifs, de citations dont les mots s’entreglosent. La diglossie débouche souvent sur une „interlangue“ (Aschcroft/ Griffiths/ Tiffin 1989: 67) qui évoque un entre-deux transitoire vers un idiome cible (Ly 1999: 87-100). Il n’est donc pas rare de rencontrer, au niveau lexico-sémantique, des néologismes obtenus soit par dérivation ou déformation, soit par transferts ou extensions de sens. Dans Les Soleils des indépendances, Kourouma use des termes comme: „une chair qui fainéantise, vauriennise et affaiblit“ ou „Fama a passé“ (Fama est mort) etc. En analysant cette même démarche de la traduction diglossique chez Sony Labou Tansi, Ngal inventorie d’abord le florilège de créations néologiques, constitutives de la matérialité linguistique du texte, puis conclut: L’univers langagier de Sony Labou Tansi l’illustre par des alliances oxymoriques qui engendrent des mots tels que „ ventriotes “ par opposition à „ patriotes “ , ou encore „ les fusils de la paix “, „l’idiocrate “ […] côtoie la „ putainerie “ […], la „ franconnerie “ et la „ blanconnerie “ (1994: 137). Le pluralisme linguistique qui est à l’œuvre dans les textes de Sony Labou Tansi et qui s’y manifeste par des „tropicalités“ (Ngal 1982: 134), des code-switching, et codemixing, reflète la façon dont l’écrivain met en relation les langues qui habitent et qui structurent sa pensée. L’originalité de la langue d’écriture de Sony Labou Tansi, comme du reste celle de Kourouma et bien d’autres écrivains, réside dans ce style, inhabituel, fondé sur la transposition, la transgression des règles grammaticales, la réinvention des mots et des sens. De telles opérations entraînent forcément des déplacements de signes et donc de systèmes linguistiques et de logiques internes, qui rendent compte de la complexité du texte hétérolingue ainsi que de son potentiel discursif, pragmatique et esthétique. Le texte hétérolingue ou le lien entre l’écriture et ses cultures génériques La pertinence discursive et esthétique des littératures africaines, leur potentiel de résistance ou de résilience culturelle, tient, pour l’essentiel, au rapport intrinsèque du texte écrit aux langues et cultures de l’auteur. Le dialogue inscrit dans les œuvres, notamment entre le français et les langues africaines, se manifeste par diverses modalités de traduction, telles que le calque, la transposition, l’intégration etc. C’est un processus de convergence qui convoque des expressions et des expériences poétiques différentes. Le passage des langues-sources à la langue-cible, rattache l’écrivain à son patrimoine culturel, littéraire et linguistique, tout en lui conférant une ouverture sur le monde. Ce double positionnement se manifeste aussi chez les auteurs appartenant à la quatrième génération de la fin des années 1990 au début des années 2000, ceux qu’Abdourahman Wabéri désigne sous le nom d’„enfants de la postcolonie“ (Wabéri 34 DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 Dossier 1998). Les écritures de ces derniers dévoilent une multiplicité d’appartenances culturelles et identitaires, caractéristique à la fois de leur position dans le champ littéraire (Maingueneau 2016: 24) et de leur posture auctoriale. Assèze l’Africaine (1994) de Calixthe Beyala, Temps de chien (2001) de Patrice Nganang, La carte d’identité (2002) de Jean-Marie Adiaffi, ou encore Verre cassé (2005) d’Alain Mabanckou etc. en sont des exemples. Ces écrivains de la ‚littérature-monde‘ ne se détournent point des langues et réalités africaines, mais produisent plutôt un hétérolinguisme qui s’apparente à une traversée des langues et des cultures de leurs parcours biographiques. Dans Assèze l’Africaine subsistent des emprunts du béti-fang, langue maternelle de l’écrivaine, par des mots comme „le Poulassie“, „une platée de kwen“ (Beyala 1994: 60), qui désignent respectivement un plat de feuilles de manioc et un jeu. Interrogée sur son usage du langage parlé et son refus de se conformer aux normes linguistiques du français, Beyala rétorque à ses détracteurs: „J’ai un discours inattendu. […]. Ma langue, c’est celle de Douala. Je ne parle pas un français de Paris. […] Je viens de la rue et je n’ai pas quitté la rue“ (Hitchcott 2006: 23). Un autre exemple est celui de Patrice Nganang, dont le style composite allie le français au vocabulaire populaire local et au pidgin mêlé de douala: „Une fois mon maître demanda à Soumi de me donner une part du délicieux koki (plat aux haricots)“ (2001: 32) ou „Le vendeur de cigarettes avec qui mon maître tuait ses journées“ (ibid.) ou bien „Après avoir laissé se perdre le sans-payer au loin“ (ibid.: 82). De telles pratiques sont récurrentes chez Nganang. Jouant sur les patronymes, il ajoute à ses traductions des inventions et des transgressions excentriques, tantôt parodiques, tantôt ludiques: C’est que, il était une chose de danser dans le dos de la Mini Minor, de la livrer à ses cachés sarcasmes, de conjuguer le verbe «Etienne» à tous les temps, oui de rire des étiennacités profondes et des étiennements bancals, des entiennées connards et des détiennements non calculés; il en était une autre de vouloir se tenir véritablement dans l’ombre de la reine (ibid.: 85). Ces jeux de mots donnent au narrateur „un éthos de philologue“ (Schwob 2018: 53). Dans la même veine, le lecteur comprend difficilement des créations verbales comme „couper la femme“, „gnoxer “ (copuler), „s’interdire“ (s’arrêter), ou des lexémiques telles que „jobajo“ (bière), „grille“ (humiliation), „museautier “ (bavard), „associée“ (prostituée) etc. On s’étonne aussi d’entendre le chien parler de sa „canitude“ comme un „professeur de la finitude de l’homme“. Soucieux d’exposer à son public la langue parlée par ses personnages, Nganang reproduit dans le récit des locutions du français camerounais, à l’image de l’hétérogénéité socioculturelle et sociolinguistique du pays. Intégrés dans la diégèse, sans insertion de notes explicatives, ces néologismes, emprunts et calques syntaxiques ou lexicaux s’imposent au français et créent une connivence avec le lecteur endogène. Toutefois, si l’hétérolinguisme s’est vu relayé jusqu’ici par toutes les générations d’écrivains africains, c’est surtout parce qu’il relève davantage d’une logique (individuelle) que d’une réalité ou d’une vérité de la langue. Comprendre le sens global du texte hétérolingue, c’est donc DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 35 Dossier saisir aussi l’action énonciative, alimentée par les ressources transculturelles et hybrides des écrivains postcoloniaux contemporains, qui mettent en scène la mouvance, l’absence d’ancrage et la complexité de la situation d’énonciation du sujet africain postcolonial dans un monde globalisé (Mbembe/ Sarr 2017: 99). La dimension postcoloniale et transculturelle de l’écriture hétérolingue Depuis la fin des années 90, les littératures africaines ont mis l’accent non plus sur les relents idéologiques de contestation et de résistance, mais plutôt sur des structures narratives complexes, des stratégies de création esthétique, se libérant des prescriptions canoniques et produisant ainsi une conversion parfois radicale des valeurs génériques (Gehrmann/ Veit-Wild 2012: IX ). Alors que les premières écritures africaines se reconnaissaient par les thématiques de l’altérité (sociale, culturelle, anthropologique), et de la rencontre interculturelle, tout en imitant la langue, les modèles et techniques littéraires hérités de la métropole, on assiste de plus en plus à une recherche d’originalité, ou plutôt à une renaissance littéraire qui bouscule la langue, les techniques narratives et les conventions génériques. Les écrivains d’aujourd’hui sont traversés de toutes parts par des trajectoires et des influences multiples, qui transpirent dans leurs textes: Je crois que nous sommes arrivés à un moment de la vie des humanités où l’être humain commence d’accepter l’idée que lui-même est en perpétuel processus, qu’il n’est pas de l’être, mais de l’étant, et comme tout étant, il change (Glissant 1995: 28). Accompagné par le développement considérable des médias écrits et oraux, le roman francophone postmoderne met en évidence une éthique et une esthétique transculturelle qui développe de plus en plus une relation de congruence avec le postcolonialisme (Semujanga 2004: 7). Il ne s’agit plus de s’enfermer dans l’idée de la racine unique, mais de se façonner une identité énonciative singulière, à la fois condition et produit de l’œuvre, ou encore d’assumer un positionnement esthétique en phase avec le contexte hétérolingue propre à l’Afrique. Les écrivains de la „migritude“ (Chevrier 2004: 96-100) se réclament ainsi de tous les héritages, de toutes les cultures et identités. Au-delà, ils partagent une même fascination pour la créativité littéraire transtextuelle et transgénérique. Par les transferts à la fois linguistiques et culturels qu’elle met à jour, la scénographie des énoncés dans les romans et essais d’Alain Mabanckou, Kossi Efoui, Fatou Diome, Abdourahman Wabéri etc. signalent une volonté de reconstituer la rhétorique du „discours social“, c’est-à-dire, „les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d’enchaînement d’énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible - le narrable et l’opinable“ (Angenot 1989: 13-14). L’écriture qui en résulte engendre diverses mutations, comme c’est le cas dans cette création lexicale d’Alain Mabanckou qui fait écho au ‚petit-nègre‘: „Et alors, entre cet arbre et moi s’établissaient de longs causers comme dirait un Nègre à son amiral à qui il apporte de l’eau de café“ (2005: 192). À cet égard, Xavier Garnier estime que de telles réappropriations „créent une certaine ambiguïté, en 36 DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 Dossier reprenant ce procédé des écrivains coloniaux qui inséraient eux aussi à plaisir du ‚petit nègre‘ dans leurs romans typiques“ (Garnier 2005: 70). Ces modes d’exposition du français comme langue de façade du texte hétérolingue transforment l’hybridité du sujet postcolonial et transculturel en une énonciation plurielle des langues qui cohabitent. On peut alors supposer que le décryptage du texte hétérolingue, ne serait-ce que par le traitement de la langue ou des langues qui s’y opère, s’avère difficile, d’autant plus que les modes de lecture qu’exigent de tels processus de traduction et les défis qu’ils posent aux lecteurs ont tendance à complexifier sa réception. Les défis de la réception de l’imaginaire hétérolingue La lecture critique, pour cerner la communication littéraire du texte hétérolingue, ainsi que sa consistance, ses enjeux discursifs (référentiels) et interactifs, dépend étroitement des conceptions et préoccupations de la traduction. En prenant appui sur les travaux de Papa Samba Diop, Diagne et Lüsebrink font remarquer pour leur part: Implicitement ou explicitement, toute œuvre de la littérature africaine subsaharienne serait ainsi une œuvre de traduction dont Diop propose de saisir la structure à partir de la distinction fondamentale entre hypoculture et hyperculture. L’hypoculture et son articulation littéraire, l’hypotexte littéraire, sont ainsi définis comme „l’ensemble des idiomes, avec leurs représentations culturelles “ qui constituent la culture héritée de l’auteur et qui sont véhiculés par sa langue maternelle, une langue africaine, essentiellement utilisée comme langue de communication familiale et quotidienne (2019: 23). En d’autres termes, le français agit dans l’écriture hétérolingue comme un écran qui voile et dévoile le texte-source, ses réseaux, symboles et mythes, comblant ainsi les semblants vides de sens éventuels laissés par la traduction des énoncés et référents hypotextuels. Partant de là, on peut affirmer que l’imaginaire culturel et les procédés de composition du texte hétérolingue opacifient le texte écrit, provoquant parfois une insécurité linguistique aussi bien de l’auteur (Dumont 2001: 115) que du lecteur (Biloa 2007: 115). Ce dernier est confronté au défi majeur de décrypter les connotations et les dénotations, cachées sous des mots familiers. Il est certes devant un phénomène a priori linguistique, mais dont les incidences demeurent profondément discursives et culturelles, surtout lorsqu’elles sont mises en rapport avec l’intentionnalité de l’auteur, sa conscience linguistique et ses préoccupations identitaires. De ce point de vue, il peut s’avérer indispensable de comprendre l’environnement socioculturel et intertextuel de l’écrivain, afin de saisir la signification et la portée symbolique du texte hétérolingue. En d’autres termes, sa réception requiert au préalable un acte de lecture combinatoire, discursive et sémiotique, d’autant plus que l’auteur écrivant dans un contexte manifestement hétérolingue développe „une conscience de la multiplicité des langues, expérience d’une manière d’éclatement du discours, marqué par la diglossie et le métissage“ (Moura 1999: 43). La textualité hétérolingue DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 37 Dossier peut donc soit permettre une (re)découverte des termes et usages d’un univers familier, renforçant ainsi les indices et les codes socioculturels, soit produire, en revanche, un effet d’étrangeté. Le décodage sémiotique d’un tel discours, y compris ses procédés de construction, ne va donc pas de soi pour le lecteur. L’imaginaire hétérolingue brouille la transparence de la langue, dissimule les codes de lecture et épaissit la communication littéraire. La polémique qui a opposé le critique Makhili Gassama à son homologue Lamine Diakhaté, au sujet de la réception de l’œuvre de Kourouma, est révélatrice des divergences concernant la lecture, l’appréciation esthétique et le statut du texte hétérolingue. Le parler malinké en français de l’écrivain d’origine malienne est, de l’avis de Gassama, le produit d’une audace délibérée, d’un procédé très proche de celui des traducteurs, conservant au maximum les images idiomatiques et les tournures syntaxiques usuelles. En revanche, Diakhaté n’y voyait, selon Gassama, qu’une infraction des normes langagières, des usages illicites, des incorrections (Kesteloot 1966: 44-46, ici 44). Des oppositions de ce type révèlent que la littérarité que le texte hétérolingue donne à voir résonne différemment face au lectorat. Cette opacité constitutive du texte hétérolingue a souvent servi de prétexte pour marginaliser ou dénier carrément ces écrivains africains passeurs de langue. La grille de lecture et la réception que leur a bien souvent réservée la critique littéraire métropolitaine est un indice des tensions et rapports de force qui se jouent dans le champ littéraire francophone. Selon Lüsebrink, les éléments hétérolingues sont des „sondes emblématiques qui renvoient à une culture, à un système de valeurs et de représentations symboliques“, dont le déchiffrement nécessite au préalable „une herméneutique de lecture radicalement différente“ (1997: 28). En effet, le rejet ou le refus des littératures hétérolingues d’Afrique résulte de l’incapacité du lectorat exogène à appréhender „l’hypotexte“ ou „l’hypertexte“ sous-jacent au texte écrit, c’est-à-dire „les faits de langue“ (Diop 2010: 8) dissimulés sous le texte français. Ce n’est donc qu’à partir du moment où le lecteur intraculturel (endogène) a existé face au lecteur extraculturel (exogène) que l’écriture hétérolingue a été considéré non plus comme étant une poétique de l’altération, mais celle de la relation (Glissant 1990: 132), prenant ainsi une visée postcoloniale et transculturelle: Ce style de l’écart par rapport à la norme littéraire et linguistique classique a d’abord surpris, voire choqué, parce qu’il a été vu et lu comme une anomalie, une erreur, une faute. Il est maintenant reconnu comme la marque d’une écriture nouvelle et novatrice, comme un appel d’air vivifiant pour le genre romanesque et pour la langue française elle-même (Ngalasso 2003: 132). Ce changement de perspective et de paradigme herméneutique des discours critiques fait d’abord suite à la valorisation du potentiel de renouveau esthétique et de l’hybridité linguistique des littératures dites „mineures“ (Deleuze/ Guattari 1975: 29). Ensuite, quelques années plus tard, l’ouvrage collectif The Empire Writes Back, paru en 1989, interroge en profondeur ces mêmes palimpsestes comme stratégies d’écriture à rebrousse-poil entre le centre et la périphérie. Dans le contexte actuel de la 38 DOI 10.2357/ ldm-2020-0004 Dossier ‚littérature-monde‘ „l’approche purement ethnostylistique“ (Schwob 2018: 64) ne permet donc plus d’interroger l’écriture rhizomatique des textes hétérolingues, encore moins de déterminer les modalités et les finalités de leur réception. Conclusion De toute évidence, les littératures africaines produites en langue française, soit dans un contexte plurilingue, soit dans une dynamique de migration, recèlent une dimension particulièrement hétérolingue. Les genres, les processus d’écriture, tout comme les pratiques discursives, les formes narratives et les modalités d’énonciation des textes sont caractérisés par la multiplicité des langues et cultures en jeu, les relations et les interactions entre elles. L’hétérogénéité langagière et la condition hétéroculturelle du sujet colonial et postcolonial sont un topos majeur des productions littéraires de l’Afrique subsaharienne. Qualifiée d’africanisme, de diglossie, d’hétéroglossie, d’interférence, d’interlinguisme ou d’hétérolinguisme, la représentation littéraire des procédés de traduction et de stylisation des langues, qui configurent la littérature africaine d’expression française, révèle que les écrivains n’ont jamais renoncé ni à l’expression de leurs personnalités littéraires, ni à la mise en scène de leurs imaginaires poétiques. Bien au contraire, la sociolinguistique du texte africain montre qu’ils ont toujours exploré et exploitent encore les ressources linguistiques et esthétiques que recèle ce vaste champ transculturel de partage, d’enracinement et d’ouverture. Le texte hétérolingue est donc soumis en permanence à un dialogisme discursif sous toutes ses formes: introduction de nouvelles locutions; emprunt, imitation, transposition, réaménagement des stratégies discursives, dépassement des antinomies etc. En cohérence avec le vécu social, le parcours langagier, le positionnement esthétique, sociolinguistique et auctorial des écrivains, le roman francophone reconstitue sous la forme d’un ‚mimétisme discursif‘ la multiplicité des langues, codes et situations d’énonciation du sujet postcolonial, transculturel. L’exégèse des unités linguistiques exogènes traduites dans le texte français requiert une implication, un engagement méthodique du lecteur, pour penser le texte hétérolingue, l’analyser ou le traduire dans une autre langue. Angenot, Marc, 1889, un état du discours social, Longueuil, Le Préambule, 1989. Aschcroft, Bill / Griffiths, Gareth / Tiffin, Helen (ed.), The Empire Writes Back. 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