lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0042
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2020
45180
Portrait de Didier Eribon en transfuge de classe
121
2020
Joseph Jurt
ldm451800011
DOI 10.2357/ ldm-2020-0042 11 Dossier Joseph Jurt Portrait de Didier Eribon en transfuge de classe Didier Eribon, né en 1963, fait des études de philosophie, comme Pierre Bourdieu, d’abord à Reims et ensuite à Paris. Il travaille ensuite comme critique littéraire à Libération de 1979 à 1983 et puis, à partir de 1984 jusqu’au milieu des années 1990, au Nouvel Observateur. Il fait la connaissance de Pierre Bourdieu en 1979 (Eribon 2013: 45), comme l’auteur de ces lignes (Jurt 2005: 377-385); il n’est pas un disciple du sociologue, mais un interlocuteur avec lequel il reste en contact jusqu’à sa mort („au fil de nos rencontres ou de nos conversations téléphoniques quasi quotidiennes pendant une vingtaine d’années“, Eribon 2013: 45). Il mène plusieurs entretiens avec Pierre Bourdieu qui paraissent dans le Nouvel Observateur, à propos de Homo academicus (Bourdieu 1984: 86-90), La Noblesse d’État (Bourdieu 1989: 80-82), Les Structures sociales de l’économie (Eribon 2000a). En 1992, Didier Eribon publie dans le Nouvel Obs un compte rendu très positif des Règles de l’art. Il relève que pour Bourdieu, „l’explication par l’origine sociale est le contraire d’une bonne sociologie, pour la simple raison qu’elle oublie le plus fondamentalement les choix d’un écrivain: le milieu littéraire qu’il rencontre quand il commence à écrire et dans lequel il lui faut se situer à tout moment de sa carrière, de son travail et de son œuvre“ (Eribon 1992a: 50-51). „Livre majeur, livre inaugural, conclut-il, ces Règles de l’art que nous offre aujourd’hui Bourdieu ne vont pas manquer d’alimenter les débats théoriques dans les années à venir […] il ne sera plus possible de contester à Bourdieu la place qui lui revient dans le cercle très fermé des grands penseurs français d’aujourd’hui“ (ibid: 51). 1 L’activité journalistique permet à Didier Eribon d’avoir un revenu pour se consacrer à des livres portant sur les grands intellectuels de l’époque (Eribon 2009: 234). En 1987, il a publié ses Entretiens avec Georges Dumézil (Eribon 1987; cf. Eribon 1992b), suivis en 1988 des Entretiens avec Lévi-Strauss (Eribon 1988). C’est notamment sa biographie de Michel Foucault (avec lequel il était également lié d’amitié), publiée en 1989, qui fait date et connaît plus de 20 traductions 2 (Eribon 1989), ouvrage suivi de Michel Foucault et ses contemporains (Eribon 1994). En juin 1997, il organise au Centre Georges Pompidou un colloque consacré aux études gays et lesbiennes et à la théorie queer, auquel participe à côté de Monique Wittig également Pierre Bourdieu (Bourdieu 1997: 7-8). 3 Les actes paraissent en 1998 sous le titre Les Etudes gays et lesbiennes (Eribon 1998b). 4 À partir de 1998, Didier Eribon anime un séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales sur les études gays, lesbiennes et queer et contribuera ainsi à installer en France ce nouveau champ de recherche. Il publie en 1999 Réflexions sur la question gay, suivi d’Une morale de minoritaire (2001). Il sera professeur invité dans des universités de renom aux États- Unis comme Berkeley ou Princeton et y sera distingué en 2008 par le Brudner Prize de l’université de Yale qu’il décide de rendre en 2011 car le jury a décerné le même prix à l’un de ses plagiaires. 12 DOI 10.2357/ ldm-2020-0042 Dossier Au moment de la mort brutale de Pierre Bourdieu en janvier 2002, il consacre un texte important au grand sociologue sous le titre „L’anti-héritier“ (Eribon 2002: 42- 44). Il y dégage la question clé de la sociologie de Bourdieu: „Qu’est-ce qu’un individu? et comment peut-il conquérir sa liberté contre les mécanismes sociaux qui l’enserrent? “ „On pourrait alors éclairer, écrit-il, de cette lumière ses deux concepts fondamentaux: la théorie de l’habitus, pour appréhender comment l’individu a incorporé les déterminismes sociaux qui le guident, comme un système de dispositions acquises, ses actions, ses choix, ses goûts, et la théorie des ‚champs‘, pour montrer que, dans la mesure où il y a, dans tous les espaces sociaux, des forces qui s’opposent, des luttes, et donc du jeu, il existe toujours de la place pour que naisse quelque chose qui ressemble à ce qu’on appelle d’ordinaire la ‚liberté‘“ (ibid: 44). Eribon a été un des rares à évoquer dans son texte de commémoration l’„intérêt passionné de Bourdieu, autant personnel que scientifique, pour l’art, la musique et la littérature […]. Il vouait […] une véritable dévotion à la littérature: admirateur de Francis Ponge, de Claude Simon et de Thomas Bernhard, il suivait avec ferveur la recherche la plus actuelle et lisait l’Autrichienne Elfriede Jelinek ou les Français Antoine Volodine et Olivier Cadiot“ (ibid.: 43). Eribon ne manque pas de revenir dans son texte à la thématique de la trajectoire des transfuges de classe: „Il m’a souvent dit à quel point la ‚honte sociale‘ lui semblait analogue au sentiment de décalage qu’éprouvent les homosexuels à l’intérieur d’un ordre institué qui les exclut. Dans les deux cas, il est nécessaire de trouver les moyens de penser le malaise pour être en mesure de le dépasser […]. La honte endurcit les caractères, et donne envie à la fois de comprendre et de dénoncer“ (ibid.). 5 Pierre Bourdieu communique à Didier Eribon le manuscrit de son „Esquisse de socio-analyse“ qu’il a écrit entre octobre et décembre 2001, peu avant sa mort. Il confie quelques pages portant sur le passage de Bourdieu au lycée de Pau au Nouvel Observateur. Elles y paraissent comme inédit sous le titre „J’avais 15 ans…“ (Bourdieu 2002b: 46-47, 2004: 117-127). 6 À côté du texte très positif d’Eribon et celui d’un bourdieusien de Berkeley, Loïc Wacquant, 7 il y a dans ce numéro de l’hebdomadaire tout une série de textes de collaborateurs nettement négatifs sur Bourdieu qui à travers une psychanalyse sauvage diagnostiquent chez le sociologue une „névrose de classe“ (Poncet 2002), 8 datant de son origine sociale et s’exprimant par des réactions de ressentiment. Laurent Joffrin cherche ainsi dans son texte intitulé „Celui qui disait non“ à trouver la clé et de l’œuvre et de l’attitude de Bourdieu en évoquant les souvenirs d’„un Petit Chose teigneux cherchant dans ses livres la revanche de ceux que l’on dédaigne“: Entre ces murs trop hauts, il y a le jardin secret d’un mandarin rouge; dans l’étoffe rêche de l’uniforme des pauvres, l’obsession d’un penseur révolté. Cette obsession porte un nom qui fait de l’universitaire péremptoire, du chef de clan calculateur, du philosophe si porté au dogmatisme, du polémiste raide, un homme émouvant, un combattant humain. Ce nom c’est l’humiliation (Joffrin 2002: 40). DOI 10.2357/ ldm-2020-0042 13 Dossier Les propos de Joffrin renvoient aussi à la réaction négative de Jean Daniel qui reproche à la presse une „honteuse vénération“ (Daniel 2002: 38) à l’égard du sociologue. ‚L’explication‘ du destin de Pierre Bourdieu par Jacques Julliard a été encore plus brutale: „Et la jalousie sociale est un vilain défaut“ (Julliard 2002: 39). 9 Sept ans après la mort de Pierre Bourdieu, Didier Eribon revient à son tour à sa jeunesse, à son origine dans un milieu ouvrier dans son livre Retour à Reims. Comme chez Annie Ernaux ou dans Antoine Bloyé de Nizan (Eribon 2009: 26, 2013: 183-202), c’est la mort de son père (ouvrier) qui suscite la réflexion auto-socio-graphique chez Didier Eribon qui thématise la „honte sociale“ - après avoir évoqué et dépassé „la honte sexuelle“ qui pèse sur les homosexuels stigmatisés par l’ordre institué -: „‚[…] Ton père est mort il y a une heure‘. Je ne l’aimais pas. Je ne l’avais jamais aimé […] Je n’ai pas assisté aux obsèques de mon père“ (Eribon 2009: 15, 19). L’auto-sociographie de Didier Eribon est, par sa dimension analytique (ibid.: 22), 10 plus proche de l’Esquisse de Bourdieu que des ouvrages littéraires d’Annie Ernaux portant sur son milieu d’origine. 11 Dans ces trois évocations du trajet de transfuges de classe, il y a pourtant aussi des différences. Si Eribon est sorti d’un milieu ouvrier, les pères de Bourdieu et d’Annie Ernaux avaient déjà effectué une certaine ascension sociale, celui de Bourdieu de métayer à receveur des postes et celui d’Annie Ernaux celle d’ouvrier agricole au propriétaire d’un petit magasin. 12 L’image de la famille d’origine n’est pas négative chez ces deux auteurs, on sent seulement le fossé qui s’est creusé entre le milieu d’origine et le nouveau milieu intellectuel des deux auteurs, un fossé qu’on cherche à combler par l’écriture ou par des recherches. S’il y a chez Eribon une certaine tendresse pour sa mère 13 avec laquelle il est resté en contact, le rapport au père (et aux frères) est nettement négatif: „Rien ne nous attachait l’un à l’autre. […] Il ne m’inspirait aucun sentiment, pas même de compassion. […] Il m’avait engendré, je portais son nom, et pour le reste, il ne comptait pas pour moi“ (Eribon 2009: 15, 16, 18). Cette opposition se fonde sur une méconnaissance de l’option pour les études et notamment la philosophie par le père, ensuite sur l’homophobie et enfin sur un différend politique profond. Les parents et les autres membres de la famille qui se disaient autrefois de gauche votent désormais à l’extrême droite et à droite. Les frères „revendiquaient leur appartenance à la droite - après avoir longtemps voté à l’extrême droite - ne comprenant même pas qu’on puisse s’en étonner: dès qu’ils eurent l’âge de voter, leurs suffrages s’opposèrent à la gauche“ (ibid.: 155). Eribon généralise ce constat familial en déclarant: „Des régions ouvrières, autrefois des bastions de la gauche et notamment du Parti communiste, ont assuré, et continuent d’assurer, une présence électorale significative à l’extrême droite“ (ibid.). Il y a là certainement une évolution historique. Alors que le père de Bourdieu, ayant pourtant grandi dans un milieu rural, vote „très à gauche“ et est inscrit dans un syndicat, la famille d’Eribon évolue dans une direction opposée. Cela est certainement dû au démantèlement d’une culture ouvrière, assurée souvent 14 DOI 10.2357/ ldm-2020-0042 Dossier par les organisations du Parti communiste qui se désagrègent avec la désindustrialisation (Jandi 2006). 14 Même si le jeune Eribon, à travers son engagement gauchiste, doit se solidariser en principe du ‚prolétariat‘, il déteste son ancrage dans le monde ouvrier de ses parents. „Me situer dans le camp du ‚peuple‘ eût sans doute suscité en moi moins de tourments intérieurs et de crises morales si le peuple n’avait pas été ma famille“ (Eribon 2009: 73). 15 En quittant sa famille, Eribon a pu rejoindre à Paris des milieux gays et trouver par eux le contact avec le monde intellectuel et y rencontrer „tous les grands noms de la pensée contemporaine“ (ibid.: 234). Il a su ainsi dépasser la „honte sexuelle“ par cette reconnaissance et l’affronter en plus par le travail théorique. Il parle ainsi de „deux trajectoires interdépendantes de réinvention de [s]oi-même: l’une en regard de l’ordre sexuel, l’autre en regard de l’ordre social“ (ibid.: 28 ). 16 Il se demandera plus tard pourquoi il n’a pas trouvé la même stratégie pour dépasser la „honte sociale“. „Pourquoi moi, qui ai tant éprouvé la honte sociale, la honte du milieu dont je venais quand, une fois installé à Paris, j’ai connu des gens qui venaient de milieux sociaux si différents du mien, à qui souvent je mentais plus ou moins sur mes origines de classe, ou devant lesquels je me sentais profondément gêné d’avoir ces origines, pourquoi n’ai-je jamais eu l’idée d’aborder ce problème dans un livre ou un article? “ (ibid.: 21). 17 Si Eribon s’affronte à la „honte sociale“ relativement tard - il a 56 ans lorsqu’il publie en 2009 Retour à Reims, 18 c’est dû au moment déclencheur de la mort du père; quant aux catégories dont il se sert pour analyser l’ordre social, il les doit surtout à Pierre Bourdieu, qu’il cite, entre autres (ibid.: 123, 124, 184). Mais c’est aussi le récit personnel de Bourdieu au sujet de son expérience de transfuge social qui a inspiré le projet de l’auto-socio-analyse d’Eribon: „J’ai retrouvé dans […] Esquisse pour une auto-analyse une image grossie de ce que j’avais vécu“ (ibid.: 164). Mais en même temps, il reproche à Bourdieu de dire trop peu: Il tait plus de choses qu’il n’en confesse […], 19 il n’explique pas comment il est parvenu à gérer cette tension ou cette contradiction entre l’inaptitude sociale à se conformer aux exigences de la situation scolaire et l’envie d’apprendre et de réussir […]. Il ne mentionne aucun des livres qu’il lisait, ne donne aucun renseignement sur ceux qui comptèrent pour lui ou lui donnèrent le goût de la culture, de la pensée quand il aurait pu sombrer dans un rejet complet de celles-ci, comme semblaient l’y destiner les valeurs populaires sportives et masculinistes auxquelles il ne cache pas qu’il adhère pleinement […]. Quid de la sexualité? L’hétérosexualité va-t-elle de soi au point qu’il serait inutile de la nommer […]? (ibid.: 164-167). Et Eribon s’étonne que Bourdieu se serve inconsciemment du couple binaire ‚sportif‘ vs. ‚esthète‘, classant Foucault dans cette dernière catégorie, sans se rendre compte de la connotation homophobe de cette classification (Eribon 2013: 49). 20 Dans La société comme verdict, Eribon revient plus longuement à l’Esquisse de Bourdieu et lui reproche d’y rester un peu dans la dimension psychologique: „[…] dans Retour à Reims, je pars de ‚moi‘ pour aller vers l’analyse des déterminismes sociaux, lui, dans Esquisse…, n’évoque les déterminismes sociaux que pour aller DOI 10.2357/ ldm-2020-0042 15 Dossier vers lui-même, et vers lui-même en tant qu’auteur […] s’install[ant], selon l’expression d’Assia Djebar, dans la position d’un ‚monarque absolu‘ dans sa propre vie“ (ibid.: 67-68). Mais Eribon ne met nullement en doute le rôle capital qu’une œuvre comme La Distinction a joué, à l’instar de l’Histoire de la folie, pour sa libération: „[…] mes liens avec Bourdieu, et avec son œuvre, m’aidèrent à surmonter, en me permettant de la penser, la honte sociale comme mes liens avec Foucault, et avec son œuvre, m’aidèrent à dépasser, en la thématisant, la honte sexuelle“ (ibid.: 108). Lorsque Retour à Reims paraît en 2009, Le Nouvel Observateur écrit dans un entrefilet: „Philosophe et militant gay, Didier Eribon a longtemps occulté ses origines ouvrières“. 21 Pierre Bourdieu m’a affirmé au cours d’une conversation que la sexualité et l’orientation sexuelle ne constituaient plus un tabou, que l’on pouvait en parler librement. L’origine sociale (‚basse‘) en revanche reste toujours stigmatisée et les gens auraient du mal à en parler. Pierre Bourdieu a cependant dévoilé dans ses analyses les mécanismes de la domination et l’arbitraire de l’ordre social institué. Il a permis ainsi de libérer les gens de l’auto-culpabilisation liée à l’origine sociale. Il m’a expliqué dans ce contexte que beaucoup de personnes s’étaient adressées à lui pour lui dire que grâce à ses analyses ils avaient osé en parler ou écrire. C’est le cas pour Didier Eribon, mais également pour Annie Ernaux, qui a salué chaleureusement Retour à Reims dans les colonnes du Nouvel Observateur. 22 „Plus facile, confirme-t-elle, au sein du monde intellectuel et journalistique dans lequel il est entré, de se dire gay que fils d’ouvrier“ (Ernaux 2009). Et elle constate que „dans un va-et-vient constant entre récit et analyse, Didier Eribon se livre à un admirable déchiffrement socio-historique de son histoire familiale, restituant avec précision toute la réalité ouvrière […]“ (ibid.). Elle relève en même temps toute l’importance de la dimension analytique du livre: „Eribon offre ici un exemple magnifique de la vie éclaircie - affranchie du même coup - par des outils théoriques, dans une démarche d’écriture qui lie étroitement l’intime, le social et le politique“ (ibid.). Les œuvres d’Annie Ernaux, parues dès les années 1980, notamment La place (1983), Une femme (1988), La honte (1997), ont encouragé en effet Eribon à oser son coming out social: J’ai reconnu très précisément ce que j’ai vécu à ce moment-là en lisant les livres qu’Annie Ernaux a consacrés à ses parents et la ‚distance de classe‘ qui la séparait d’eux. Elle y évoque à merveille ce malaise que l’on ressent lorsqu’on revient chez ses parents après avoir quitté non seulement le domicile familial mais aussi la famille et le monde auxquels, malgré tout, on continue d’appartenir, et ce sentiment déroutant d’être à la fois chez soi et dans un univers étranger (Eribon 2009: 28). 23 Didier Eribon ne connaissait pas Annie Ernaux personnellement et c’est seulement après le compte rendu de Retour à Reims dans le Nouvel Obs qu’ils devaient se voir. 24 Par la suite, plusieurs débats publics réunissant les deux auteurs ont eu lieu, dans le contexte du Festival „Paris en toutes lettres“ au ‚Centquatre‘ à Paris, le 12 juin 2010, jusqu’à la rencontre lors de la Foire de Francfort consacrée à la France, 16 DOI 10.2357/ ldm-2020-0042 Dossier le 12 octobre 2017. Le petit livre Retour à Yvetot, évoquant la première conférence qu’Annie Ernaux a prononcée en octobre 2012 dans son lieu d’origine, sonne un peu comme un écho à Retour à Reims (Ernaux 2013). Retour à Reims a rencontré en même temps une grande résonance auprès de la jeune génération, notamment auprès de son élève et doctorant à l’université d’Amiens, Édouard Louis, né en 1992. Après avoir lu Retour à Reims, il évoquera à son tour son trajet de transfuge de classe, n’idéalisant pas non plus son milieu d’origine ouvrier (cf. Meizoz 2014), dans son roman En finir avec Eddy Bellegueule (Louis 2014). 25 Mais auparavant, il a organisé, alors jeune étudiant, le 4 mai 2012, à l’occasion des dix ans de la mort de Pierre Bourdieu, un colloque à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, consacré au sociologue, colloque dont il publie les actes l’année suivante sous le titre Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage (Louis 2013). Annie Ernaux y contribue un texte, mais aussi Didier Eribon et - pour la deuxième édition de 2016 - Pierre Bergounioux. Edouard Louis enchaine avec l’affirmation de Bourdieu selon laquelle le sociologue entend, comme l’écrivain, vivre toutes les vies: „Je crois, écritil, qu’un transfuge de classe a de toute façon, à différentes étapes de sa vie, cette sensation d’avoir tout vécu, trop vécu. En tout cas je l’ai eue, car la fuite est longue“ (ibid.: 6-7). 26 Ce n’est pas un hasard si Gisèle Sapiro évoque dans le chapitre „Bourdieu et les écrivains“, dans le Dictionnaire international Bourdieu récemment paru, que sa sociologie a trouvé un écho notable chez des écrivains contemporains transfuges de classe, à commencer par Annie Ernaux, mais aussi Olivier Adam et enfin les écrivains-sociologues Didier Eribon et Édouard Louis (Sapiro 2020: 520-521). Bourdieu, Pierre, „Université: les rois sont nus“ (entretien avec D. Eribon), in: Le Nouvel Observateur, 2-8 novembre 1984, 86-90. —, „‚Le pouvoir n’est plus Rue-d’Ulm mais à l’ENA‘…“ (entretien avec D. 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Weill, Nicolas, „Pierre Bourdieu, sujet du dernier cours de Pierre Bourdieu“, in: Le Monde, 30 mars 2001, 1. 1 Didier Eribon rendra également compte du petit livre Contre-feux dans le même hebdomadaire (Eribon 1998a). 2 Sur ce livre suggéré par Dumézil conçu comme un hommage à Foucault cf. aussi Eribon 2009: 238; cf. en plus Jurt 1990, 1994. 3 Pierre Bourdieu avait cosigné auparavant avec Jacques Derrida, Didier Eribon, Michelle Perrot, Paul Veyne et Pierre Vidal Naquet un texte paru dans Le Monde du 1 er mars 1996 sous le titre „Pour une reconnaissance du couple homosexuel“. Lors de la Marche pour la visibilité homosexuelle fut lu sur le podium, place de la Nation, un message de Bourdieu „En soutien à la Marche de la visibilité homosexuelle“ (Bourdieu 2002a). En octobre 1998, Pierre Bourdieu participa, à côté de Didier Eribon, à une manifestation d’Act Up; cf. la photo dans Les Inrockuptibles, 323, 29 janvier - 4 février 2002, 25. 4 Cf. aussi sur ce sujet Eribon 1999, 2000b. 5 Sur l’expérience de transfuge de classe de Pierre Bourdieu et d’Annie Ernaux cf. Jurt 2017. 6 Sur la polémique suscitée par la pré-publication de cet extrait cf. aussi Eribon 2004. 7 „Bourdieu a su allier la rigueur de la méthode scientifique à l’inventivité de l’artiste, une culture théorique incomparable [...] à une pratique inlassable de la recherche dans laquelle il investissait une libido sciendi sans fin ni fond“ (Wacquant 2002: 44). 8 L’auteur se réfère au livre de Vincent de Gaulejac, La névrose de classe (de Gaulejac 1995). Si Vincent de Gaulejac avait décelé comme source de l’œuvre d’Annie Ernaux „une névrose de classe“, ce terme semble à l’écrivaine „‚figer‘ des conflits et des conduites, qui évoluent, en fait dans le temps“. L’explication freudienne à partir du complexe d’Œdipe ne lui semble pas non plus pertinente: „je ne la nie pas, mais elle ne m’‚intéresse‘ pas: elle n’est pas objet d’expériences, je n’en ai pas ‚souvenir‘ (mais peut-être des images, des DOI 10.2357/ ldm-2020-0042 19 Dossier rapprochements permettent de saisir les conflits œdipiens, au cœur de l’écriture)“ (Lettre d’Annie Ernaux, in: de Gaulejac 1995: 296, 297). 9 Sur l’ensemble des réactions de la presse en 2002 cf. Jurt 2001. Pierre Bourdieu ne comptait pas parmi les ‚amis‘ du Nouvel Observateur. Son œuvre n’a pas suscité de discours de célébration comparables à ceux dont bénéficiaient Roland Barthes, Michel Foucault ou François Furet. Cf. Pinto 2020. Cf. aussi Didier Eribon: „Dès les premiers jours, je me sentis mal à l’aise au Nouvel Observateur. C’est un euphémisme. Et pourtant mon nom allait être associé pendant plusieurs années à ce journal que tout en moi me portait à exécrer […]. Et je considérai dès lors que ce ‚travail‘ ne serait rien d’autre qu’un gagne-pain et j’allais profiter de mon salaire pour écrire des livres“ (Eribon 2009: 235-236). 10 Eribon définit son projet comme une „analyse historique et théorique ancrée dans une expérience personnelle“ (ibid.: 22). Quant à l’Esquisse de Bourdieu, elle est née de son dernier cours professé au Collège de France, auquel j’ai pu assister, où il cherchait, à travers un processus d’objectivation, à appliquer ses concepts à lui-même parlant de lui à la troisième personne („P.B.“), cf. Bourdieu 2001: 184-220). Cf. en plus Weill 2001. 11 La dimension littéraire n’est pourtant pas absente dans le livre d’Eribon qui s’était, selon son témoignage, consacré au cours de la deuxième moitié des années 1980 à deux projets de roman (cf. Eribon 2009: 236-238). „L’écriture d’Eribon, estime Fabien Granjon, est plus littéraire que celle de Bourdieu et, ainsi, s’avère peut-être plus à même de rendre sensiblement compte des violences et des souffrances qu’elle décrit et analyse“ (Granjon 2020). 12 Fabrice Thumerel distingue ainsi transfuges de première génération (Didier Eribon) et transfuges de deuxième génération (Thumerel 2011). 13 Sur son projet d’écrire un livre sur sa mère décédée seule dans un EHPAD en 2018 cf. l’entretien avec Didier Eribon, „Ich will für meine Mutter sprechen“ (Eribon 2019). Cf. aussi dans un entretien récent: „[…] je voudrais étudier dans ce livre [qui sera consacré à la mère] ce qu’est la réalité de la vieillesse, du vieillissement d’une femme qui a été ouvrière, dont le corps a été détruit par la pénibilité et la dureté des conditions de travail. Le vieillissement, le corps souffrant, la maladie, la perte d’autonomie, l’hôpital, la maison de retraite, la mort, ce sont des questions hautement politiques“ (Eribon 2020). 14 En 2002, Le Pen avait totalisé le plus haut pourcentage de voix parmi les ouvriers et les chômeurs. Mais une très grande partie de la classe ouvrière s’était abstenue. Cf. en revanche la réaction de Gérard Mauger: Cette „stigmatisation du peuple mal votant […] renoue - peut-être sans le vouloir et sans le savoir - avec la philosophie conservatrice de la fin du XIX e siècle et sa méfiance des foules et de la démocratie.“ Si l’on intègre dans l’analyse les non inscrits et les abstentionnistes, seule une petite minorité (un sur sept) aurait voté lors des derniers scrutins pour le FN; cf. Mauger/ Pelletier 2016: 37. 15 Cf. à ce sujet aussi Fabien Granjon: „La lecture de Retour à Reims, ne nous renseigne toutefois […] que peu sur ce que son auteur a malgré tout conservé de sa socialisation primaire. Si Eribon décrit fort bien son statut de transfuge de classe, très peu de détails nous sont livrés quant à ce qu’il conserve comme trace active de son passé. Ce manque dit en creux ce qu’il en coûte à l’auteur d’avoir à se désaligner, ne serait-ce que momentanément, d’avec sa classe de ralliement“ (Granjon 2020). Dans un entretien récent, Eribon insiste sur le fait que le trajet d’un transfuge de classe ne relève pas du miracle, mais est loin d’aller de soi: „Je n’ai pas obtenu le CAPES ni l’agrégation, j’ai été obligé d’abandonner ma thèse parce que je n’avais pas d’argent… Mon parcours de transfuge de classe est scandé par une série d’échecs qui m’ont obligé, à chaque fois, à recomposer mes aspirations, à réorienter mes choix […]. Il est important de comprendre en quoi la trajectoire de 20 DOI 10.2357/ ldm-2020-0042 Dossier transfuge de classe n’est pas linéaire, mais plutôt une série d’étapes dans lesquelles des difficultés, des échecs, des troubles de l’inscription sociale se présentent et imposent de réagir différemment, de se positionner différemment… C’est tout cet ensemble de phénomènes complexes que j’ai essayé de déplier et d’exposer dans Retour à Reims“ (Eribon 2020). 16 Pour des auteurs homosexuels comme Eribon et Édouard Louis, le coming out sexuel a permis ou facilité le coming out social. Dans les récits de transfuges hétérosexuels, la dimension du genre n’est cependant pas prise en compte. Rose-Marie Lagrave souligne que pour des transfuges de classe féminins, la dimension du genre ne permet pas une libération mais implique une double domination: „Doublement dominées en raison de leur genre et de leur classe sociale, elles [les femmes transfuges] ne peuvent défier ni même entrer en concurrence avec des ‚doublements‘ dominants“. Et l’auteure cite l’exemple de la sociologue Yvette Delsaut qui ne pouvait à l’époque évoquer sa propre trajectoire de transfuge que sous un pseudonyme (cf. Delsaut 2020). Et Rose-Marie Lagrave continue: „Introduire la perspective de genre m’a permis d’avancer à visage découvert, et d’ouvrir enfin la catégorie des transfuges de classe, en montrant que le travail sur soi et sur sa trajectoire est lui aussi divisé: il faut reconnaître une division du travail sexuée, sexualisée, différenciée selon la classe d’origine, et marquée par l’empreinte de l’âge“ (Lagrave 2021: 17-18). 17 Sur le sujet de la honte cf. aussi l’excellente thèse d’Agnieszka Komorowska, Scham und Schrift. Strategien literarischer Subjektkonstitution bei Duras, Goldschmidt und Ernaux, (Komorowska 2017); cf. aussi Martin 2017. 18 2009 est également une date importante dans la carrière universitaire de Didier Eribon. Il obtient l’habilitation à diriger des recherches à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, pour être nommé la même année professeur à la Faculté de philosophie et de sciences humaines et sociales de l’université d’Amiens. Il y revient à la fin de Retour à Reims: „il m’avait semblé tout naturel d’entreprendre les démarches nécessaires pour entrer dans l’université française. Mes livres et mes enseignements américains m’y donnaient droit. Après un long détour, je retrouvai donc ces espaces que j’avais dû quitter à la fin des années 1979 […]. J’y suis aujourd’hui professeur […] ma mère […] me demanda, émue: Et tu vas être prof de quoi? De philosophie? - De sociologie, plutôt“ (Eribon 2009: 247-248). 19 On pourrait objecter que Bourdieu ne suivait nullement la volonté rousseauiste de „tout dire“. D’autre part, il était très sceptique à l’égard du genre autobiographique, construisant une vue linéaire. Ce qui lui importait beaucoup plus, c’était l’insertion dans le champ. Pour cette raison, il ne suivait pas un ordre chronologique dans son Esquisse. Cf. à ce sujet sa position: Pierre Bourdieu, „L’illusion biographique“, in: Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, juin 1986, 69-72. 20 Bourdieu aimait le rugby, il avait même écrit une „Introduction“ au Grand livre du rugby français 1981-1982 (Belleville [Rhône], F.M.T. Éditions, 1981, 7) et il s’intéressait au foot ; cf. Bourdieu 1994: „J’ai pratiqué un peu tous les sports, mais je suis plus rugby que foot…“. Cf. aussi „Les enjeux du football“, in: Actes de la recherche en sciences sociales, 103, juin 1994. Mais cette prédilection pour le rugby chez Bourdieu était due à son origine béarnaise et ne traduisait, me semble-t-il, guère une attitude ‚masculiniste‘, d’autant plus qu’il était également ‚esthète‘ aimant la musique et rêvant à une carrière de directeur d’orchestre. Cf. aussi la réaction critique d’Eribon face à l’empathie de Bourdieu avec deux garçons d’une cité de banlieue qui n’hésitaient pas à user d’une certaine violence à l’égard de femmes blanches jugées racistes. „Il reconnaissait en eux quelque chose de sa jeunesse. Moi non, DOI 10.2357/ ldm-2020-0042 21 Dossier au contraire! “ (Eribon 2013: 49). Au sujet de la sociologie du sport de Bourdieu en général cf. Schotté 2020. 21 Le Nouvel Observateur, 22 octobre 2009. 22 C’est notamment dans un entretien accordé à Isabelle Charpentier qu’Annie Ernaux a expliqué tout ce qu’elle devait à la sociologie de la domination de Pierre Bourdieu. Après avoir rencontré dans Les Choses de Perec en 1965 „une autre idée de la littérature“, elle lut en 1972 les deux ouvrages de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970) ainsi que L’Ecole capitaliste en France (1971) de Christian Baudelot et Roger Establet. Avec Les Héritiers elle avait le sentiment de „découvrir quelque chose de l’ordre de la vérité ontologique, vitale, une parole qui se fonde sur presque toute votre vie.“ La lecture exerce une „violence libératrice“ et produit „un vrai arrachement à soi“: „Toutes les croyances sur lesquelles on a fonctionné avant, sur lesquelles on a bâti sa vie, son avenir, son projet d’existence, tombent brusquement. C’est un voile qui se déchire“ (Ernaux 2005). 23 Cf. aussi p. 55, 85 (à propos d’Une femme), p. 243 (à propos des Armoires vides), p. 244 (à propos de Les années). Dans La société comme verdict, il consacrera tout son chapitre II à l’auteure de La Place: „En lisant Ernaux“ (Eribon 2013: 103-180). 24 „C’est vrai que Annie Ernaux m’a beaucoup aidé à écrire mon livre [Retour à Reims] (Je vais dire: ses livres car je ne la connaissais pas jusqu’à présent et je viens de la rencontrer après le compte rendu qu’elle a publié sur Retour à Reims.“ (Lettre personnelle de Didier Eribon à l’auteur, 20 janvier 2010). 25 Cf. la publication récente du livre sur sa mère, Combats et métamorphoses d’une femme (Louis 2021). L’auteur y montre comme Annie Ernaux qu’une première distance s’est créée lorsqu’il se servait, lycéen, à dessein d’un langage bourgeois qui n’était pas celui de sa mère. 26 Édouard Louis relève „l’apparition d’une parole de plus en plus prolixe de transfuges dans la littérature depuis la fin du XX e siècle, depuis Bourdieu en passant par Toni Morrison, Didier Eribon ou Justin Torres […]“ (ibid.: 18-19).
