eJournals lendemains 45/180

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0043
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Note au sujet des mécanismes de la réception transnationale

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Joseph Jurt
ldm451800022
22 DOI 10.2357/ ldm-2020-0043 Dossier Joseph Jurt Note au sujet des mécanismes de la réception transnationale L’exemple de Didier Eribon et d’Annie Ernaux En 1989, Pierre Bourdieu prononce à Fribourg lors de l’inauguration du Frankreich- Zentrum sa conférence „Les conditions sociales de la circulation internationale des idées“, qui eut une grande résonance 1 (Bourdieu 1990). Dans ce texte, Bourdieu se sert à bon escient d’une terminologie économique - un peu comme les chercheurs se réclamant du paradigme du transfert culturel - quand il parle de l’importation ou de l’exportation des idées afin d’échapper à une vision idéalisatrice. Il s’oppose à l’idée que la vie intellectuelle serait spontanément internationale. Comme tous les autres espaces sociaux, elle est, à ses yeux, travaillée par des nationalismes ou des impérialismes se fondant sur des préjugés, des stéréotypes, des idées reçues, des représentations sommaires. L’échange international des idées est, selon lui, soumis à un certain nombre de facteurs structuraux qui sont générateurs de malentendus. D’abord les textes circulent souvent sans leur contexte. Comme les chercheurs en transferts culturels, Bourdieu constate que les textes sont interprétés selon la logique du champ d’accueil. Le fait que les textes circulent sans leur contexte, qu’ils n’importent pas avec eux le champ de production […] dont ils sont le produit et que les récepteurs, étant eux-mêmes insérés dans un champ de réception, les réinterprètent en fonction de la structure du champ de réception, est générateur de formidables malentendus (Bourdieu 2004: 23). La forme et la fonction de l’œuvre importée sont déterminées au moins autant par le champ d’accueil que par le champ d’origine. Car le transfert d’un champ à l’autre est marqué par toute une série d’opérations sociales: d’abord par un processus de sélection (Qu’est-ce qu’on traduit? Qui traduit? Quelle maison d’édition publie le texte? ), ensuite par un processus de marquage (dû à la renommée de la maison d’édition, du traducteur, du préfacier), enfin par un processus d’interprétation (les lecteurs appliquent à l’œuvre des catégories de perception et des problématiques propres à leur champ). Bourdieu montre ici que les importations d’œuvres externes sont parfois instrumentalisées pour des desseins internes: „Très souvent, avec les auteurs étrangers, ce n’est pas ce qu’ils disent qui compte, mais ce qu’on peut leur faire dire. C’est pourquoi certains auteurs particulièrement élastiques circulent très bien“ (ibid.: 26). La lecture sur la base de critères internes peut conduire à des altérités ou oppositions purement fictives: Les différences sont si grandes entre les traditions historiques, tant dans le champ intellectuel proprement dit que dans le champ social pris dans son ensemble, que l’application à un DOI 10.2357/ ldm-2020-0043 23 Dossier produit culturel étranger des catégories de perception d’appréciation acquises à travers l’expérience d’un champ national peut créer des oppositions fictives entre des choses semblables et des fausses ressemblances entre des choses différentes (ibid.: 28). Les champs nationaux et leurs catégories ont souvent, lors du processus de réception, la fonction d’un „prisme déformant“ (ibid.: 29). Afin d’éviter les malentendus, les méconnaissances ou les instrumentalisations, il importe, selon Bourdieu, de rendre conscient à travers une anamnèse historique la genèse des catégories de perception et d’interprétation à partir de l’histoire des systèmes d’enseignement et de disciplines universitaires respectifs: à travers un tel travail d’Aufklärung, on pourrait contribuer au dépassement d’un nationalisme intellectuel et à un dialogue qui ne sera plus déterminé par les seuls intérêts du champ d’accueil. La théorie du champ se révèle être un instrument théorique précis pour saisir les formes et les intérêts de l’introduction de telle ou telle œuvre littéraire ou philosophique. Bourdieu se consacre aux processus de réception de l’après-guerre et de l’ère actuelle, et il est convaincu que le nationalisme intellectuel est loin d’être totalement dépassé. À partir des hypothèses de Bourdieu, on peut s’interroger sur les facteurs qui ont contribué à la réception si intense de Retour à Reims en Allemagne qui y paraît en 2016, sept ans après la parution de la version française. La réception n’a donc pas été immédiate. Ce qui a pu jouer un rôle, c’est certainement la maison d’édition, Suhrkamp. Cette maison jouit en Allemagne d’un capital symbolique très élevé. La maison édite les représentants importants de la pensée critique. Pierre Bourdieu dont les catégories d’analyse ont joué un rôle important pour Eribon a été également édité par Suhrkamp. Il faut cependant se demander qui a été le gate-keeper dans la maison d’édition. Qui a proposé à l’intérieur de la maison la traduction du livre paru en France chez Fayard (cf. Jurt 2009, 2020)? D’abord, les conditions historiques spécifiques en Allemagne ou plutôt les prises de conscience des structures sociales n’y sont pas identiques. Le sociologue allemand Franz Schultheis souligne ainsi qu’Annie Ernaux avait développé dès les années 1980 - parallèlement aux analyses de Bourdieu, dans La Distinction - une vue littéraire de la société de classes en France. Alors que ces deux auteurs faisaient partie du répertoire standard de la vie intellectuelle en France, la sociologie du mainstream allemande célébrait la fin d’une société de classes et l’idée de l’ascenseur social pour tous. Ce n’est que de nos jours, quatre décennies plus tard, selon lui, que l’on se rend compte en Allemagne de l’inégalité sociale croissante ainsi que de l’inertie des mécanismes de la reproduction sociale (Schultheis 2020). Dans un entretien accordé à Pascal Jurt, Didier Eribon défend une thèse similaire: Je crois qu’il y a deux raisons à cet écho rencontré par mon livre en Allemagne. La première, c’est que je décris comment des secteurs entiers des classes populaires françaises qui votaient autrefois pour la gauche se sont mis peu à peu à voter à droite et à l’extrême-droite. C’est un phénomène qui avait commencé de se dessiner dans les années 1980 et 1990 - et qui s’est amplifié par la suite - et j’ai voulu relier ce que je pouvais constater dans ma propre 24 DOI 10.2357/ ldm-2020-0043 Dossier famille à ce qui passait de manière de plus en plus insistante et de plus en plus massive à chaque élection. Cela m’a permis d’en proposer une analyse plusieurs années avant que des processus similaires ne se développent dans d’autres pays, et notamment en Allemagne. La deuxième raison, imbriquée dans la première, c’est que la question des „classes sociales“ avait largement disparu du débat politique mais aussi du débat intellectuel et que beaucoup de lecteurs ont senti que c’était une dimension nécessaire à toute compréhension non seulement du fonctionnement du monde social en général, mais aussi de la constitution des subjectivités individuelles, des subjectivités collectives, des subjectivités politiques - j’ai reçu de nombreux témoignages en Allemagne ou en Autriche comme cela a été le cas en France me disant: „Je me suis reconnu dans ce que vous écrivez“, „C’est de ma famille et de mon histoire que vous faites le portrait“. Mon livre a beaucoup été lu en Allemagne, en Autriche aussi, comme un livre avant tout politique. Je ne veux surtout pas démentir cette lecture. Bien au contraire. Mais il convient cependant d’entendre „politique“ en un sens très large de regard sur le monde social, sur les modes de domination, les formes d’oppression, etc. 2 Pascal Jurt relève qu’on ne trouve pas dans le champ littéraire allemand de représentants d’une littérature évoquant la ‚honte sociale‘ comme c’est le cas chez Annie Ernaux ou François Bon ou Pierre Bergounioux. Aussi interroge-t-il Eribon sur les raisons qui expliquent l’absence d’une telle littérature en Allemagne. „Disons que c’est une ‚évidence‘ redécouverte par les lecteurs, après avoir été longtemps occultée“, répond Eribon, „ou même niée par les discours conservateurs de droite et de gauche. Quand on redécouvre une évidence cachée, cela produit un effet d’illumination. On comprend des choses que l’on percevait confusément mais qu’on avait du mal à saisir. C’était également le cas en France: j’ai entrepris d’écrire ce livre comme une ‚auto-analyse‘ à travers laquelle je pourrais, à partir de mon histoire personnelle et celle de ma famille, élaborer un cadre de pensée qui soit à la fois théorique et politique. Ce livre est une intervention dans le champ de la théorie et dans le champ de la politique contemporaines. Quand il est sorti en France, il y a quelques années, l’accueil a été à peu près le même qu’en Allemagne. Mais il est vrai qu’il y avait déjà une tradition de textes ‚socio-biographiques‘ ou ‚socio-analytiques‘, par exemple les romans d’Annie Ernaux en effet, ou le petit livre posthume de Pierre Bourdieu. Et si aujourd’hui Retour à Reims donne envie à des auteurs d’écrire des textes, des livres, des romans, des essais, des pièces de théâtres, auto-analytiques, j’en serai ravi (ibid.). C’est vrai qu’Annie Ernaux n’est pas très connue en Allemagne avant la parution de Retour à Reims. La place (1983) est publié chez Bertelsmann en 1986 sous un titre peu adéquat (Das bessere Leben) (Jurt 1987). Plusieurs livres d’Annie Ernaux paraissent chez Goldmann, maison d’édition qui ne se distingue pas nécessairement par la qualité littéraire, parfois avec des sous-titres destinés à un public de masse: Gesichter einer Frau (2007) pour Une Femme (1988), Eine vollkommene Leidenschaft. Die Geschichte einer erotischen Faszination (2004) pour Passion simple (1991), Sich verlieren: die Geschichte einer Obsession (2003), pour Se perdre (2001). Ce n’est qu’en 2017 qu’une première œuvre d’Annie Ernaux paraît chez Suhrkamp: Die Jahre pour Les années avec une nouvelle traductrice (Sonja Finck). Depuis, Suhrkamp réédite chaque année dans une nouvelle traduction l’un des livres DOI 10.2357/ ldm-2020-0043 25 Dossier de l’auteure parus en France au cours des années 1980. Annie Ernaux connaît aujourd’hui une réception tout à fait différente. La traduction des Années chez Suhrkamp a été publiée un an après Retour à Reims. J’ai formulé l’hypothèse que c’est Eribon qui a suggéré à sa maison d’édition allemande de s’intéresser à Annie Ernaux. „Je ne me souviens plus des détails“, m’écrit-il au sujet de mon hypothèse, avant de poursuivre: „Et je ne sais plus comment la publication des Années et la réédition de livres plus anciens d’Annie Ernaux se sont faites“. 3 Mais c’est certain que le succès de Retour à Reims a eu un impact non négligeable sur la deuxième réception d’Annie Ernaux en Allemagne: Mais c’est en effet après la publication de Retour à Reims en Allemagne et parce que je la cite beaucoup dans mes livres et que je l’ai souvent citée dans des interviews ou rencontres publiques que Suhrkamp a décidé de lui donner la visibilité qu’elle mérite. J’ai fait un dialogue public avec elle lors de la Foire du livre de Francfort au cours duquel j’ai dit ma dette à son égard. Et j’ai fait un blurb pour la réédition de La Place. Donc oui mes livres ont joué un rôle dans le succès qu’elle rencontre aujourd’hui dans le monde germanophone et je suis heureux d’avoir contribué à cette formidable reconnaissance de son œuvre. En même temps il ne faut pas trop m’attribuer son succès allemand car ce succès est surtout lié à la très grande qualité de ses livres. Elle est une auteure qui a beaucoup compté pour moi et je lui ai rendu hommage à de nombreuses reprises pour exprimer mon admiration et dire ma dette à son égard. Même si les hasards des phénomènes éditoriaux ont fait que je l’ai d’une certaine manière précédée en Allemagne, la réalité historique reste qu’elle m’a précédé, qu’elle nous a tous précédés. 4 Bourdieu, Pierre, „Les conditions sociales de la circulation internationale des idées“, in: Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte / Cahiers d’Histoire des littératures romanes, 1-2, 14, 1990, 1-10. —, Actes de la recherche en sciences sociales, 145, décembre 2002, 3-8. —, Forschen und Handeln. Recherche et action. Conférences prononcées au Frankreich- Zentrum de l’Université de Fribourg en Br. (1989-2000), ed. Joseph Jurt, Fribourg-en- Brisgau, Rombach, 2004, 21-34. Eribon, Didier, „Eine Internationale der Progressiven aufbauen“, propos recueillis par Pascal Jurt, in: stadtrevue [Cologne], mars 2017, 21-22. Jurt, Joseph, „‚Ein Klassenunterschied, aber besonderer Art‘. Zu Annie Ernaux’ Erzählung ‚Das bessere Leben‘“, in: Vaterland [Lucerne], 21 avril 1987. —, „Transnationale Literatur-Rezeption. Am Beispiel der Aufnahme Jean-Luc Benoziglios im deutschsprachigen Raum“, in: Arcadia, 2, 44, 2009, 376-399. —, „La réception littéraire transnationale. Transnational literary reception“, in: REPOCS - Revista Pós Ciências Sociais [UFMA, S-o Luís], 17, 34, juillet/ décembre 2020, 235-269, version électronique: DOI: 10.18764/ 2236-9473.v17n34p253-270. Schultheis, Franz, „Das Ethos des Forschers“. Das Vermächtnis des Soziologen Pierre Bourdieu, propos recueillis par Jens Kastner, in: jungle word, 31, 30 juillet 2020, 10-13. 26 DOI 10.2357/ ldm-2020-0043 Dossier 1 Reprise in: Actes de la recherche en sciences sociales, 145, décembre 2002, 3-8 et dans Pierre Bourdieu, Forschen und Handeln. Recherche et action. Conférences prononcées au Frankreich-Zentrum de l’Université de Fribourg en Br. (1989-2000), ed. Joseph Jurt, Fribourg-en-Brisgau, Rombach, 2004, 21-34. 2 Version française de l’entretien Didier Eribon, „Eine Internationale der Progressiven aufbauen“, propos recueillis par Pascal Jurt, in: stadtrevue [Cologne], mars 2017, 21-22. 3 Courriel de Didier Eribon à l’auteur, 28 novembre 2020. 4 Ibid.