eJournals lendemains 45/180

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0051
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
45180

Le transclasse et la reconnaissance

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2020
Maiwenn Roudaut
ldm451800118
118 DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 Dossier Maiwenn Roudaut Le transclasse et la reconnaissance Proposition de lecture de Retour à Reims Le présent article entend faire un pas de côté par rapport à la problématique générale de l’ouvrage consacré à la réception de Didier Eribon en Allemagne et interroger la problématique du ‚transclasse‘, à partir d’une proposition de lecture de Retour à Reims du point de vue des théories contemporaines de la reconnaissance. C’est en particulier la théorie d’un des philosophes critiques allemands les plus connus actuellement, à savoir Axel Honneth, qui constituera le noyau de la contribution, en tant notamment qu’elle a donné lieu depuis trois décennies à un véritable renouvellement de la problématique de la reconnaissance en philosophie. Au-delà des nombreux échos intellectuels et philosophiques entre le parcours de Didier Eribon et d’Axel Honneth, il s’agit d’interroger la pertinence du point de vue épistémologique de la reconnaissance, et plus particulièrement de la lutte pour la reconnaissance, 1 pour saisir le phénomène du transclasse tel qu’il est analysé par Chantal Jaquet dans son ouvrage Les Transclasses ou la non-reproduction. En effet, Chantal Jaquet met d’emblée en doute la pertinence de ce point de vue de la lutte pour la reconnaissance pour saisir toute la complexité du phénomène. Cherchant à remplir la tâche ardue d’interroger philosophiquement la problématique de la non-reproduction et de ce fait de fonder „un concept du singulier“ (Jaquet 2014: 15), la philosophe met en garde contre la lutte pour la reconnaissance qui, selon elle, „encourt toujours le risque d’enfermer l’individu dans des déterminations fixes et abstraites, par définition reconnaissables: la Femme, l’Ouvrier, l’Homosexuel, le Bourgeois, le Patron etc.“ (ibid.: 108). C’est l’inverse que cherche à démontrer la présente contribution, à savoir la pertinence et l’apport même du point de vue de la lutte pour la reconnaissance par rapport à celui de la non-reproduction, et ce en revenant tout d’abord sur l’opposition épistémologique entre connaissance et reconnaissance invoquée par Chantal Jaquet, puis sur la dialectique de l’invisibilité et de la visibilité sociale et sur la négativité de l’expérience sociale des tranclasses et enfin sur les enjeux collectifs de ces questionnements concernant „la sphère d’extension de la liberté“ (ibid.: 7). Au point de vue de la lutte pour la reconnaissance qu’elle identifie à une base conceptuelle étant celle de l’identité, Chantal Jaquet oppose celui de la non-reproduction, fondé sur le concept de ‚complexion‘ inspiré de Spinoza: „Le concept de complexion incite […] à prendre en considération les différences fines, la particularité des êtres, et à penser les relations conflictuelles en terme de connaissance plutôt que de reconnaissance“ (ibid.: 109). Cette opposition entre connaissance et reconnaissance est assez commune en philosophie. 2 Dans ce passage, Chantal Jaquet donne la préséance épistémologique au point de vue de la connaissance sur celui de la reconnaissance pour saisir notamment le phénomène du transclasse. C’est effectivement ce qu’invite à penser le vocable français de „re-connaissance“, qui, de par sa construction même, incite à concevoir la reconnaissance comme une forme DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 119 Dossier renouvelée (et donc augmentée) de connaissance du sujet. Elle est à la fois identification de celui-ci et expression de sa valeur morale au sens large (Ricœur 2004: 36). Mais il est à noter que lorsque l’on passe à l’allemand, cette relation n’est plus aussi évidente. Le terme Anerkennung, même pris indépendamment de la tradition philosophique hégélienne dont il est issu, n’entretient pas le même type de relation avec le terme Erkennen (ou même Erkenntnis) qui désigne la connaissance en allemand. Le préfixe Anque l’on trouve dans le vocable allemand met d’emblée au centre la dimension à la fois phénoménologique et intersubjective du processus de reconnaissance. Pour comprendre l’enjeu épistémologique de cette distinction entre connaissance et reconnaissance, il faut par ailleurs revenir à la lecture que propose Axel Honneth du prologue du roman bien connu de Ralph Ellison intitulé en français Homme invisible, pour qui chantes-tu? Le thème de l’invisibilité sociale, qui est central pour Ellison dans ce roman, est également au centre de l’article de Honneth qui entend montrer par là d’où parle sa théorie de la reconnaissance. L’invisibilité de cet homme invisible ne relève pas, comme le dit le narrateur dans le prologue, d’une particularité physiologique, d’un „accident biochimique survenu à [son] épiderme“ (Ellison 1969: 37). Cette invisibilité ne dépend aucunement du narrateur lui-même qui est bien un être „de chair et d’os, de fibres et de liquides“ (ibid.). Elle est en réalité le fait de ceux qui le regardent, „elle tient à la construction de leurs yeux internes, ces yeux avec lesquels, par le truchement de leurs yeux physiques, ils regardent la réalité“ (ibid.). Le narrateur, qui était parti de l’idée selon laquelle les gens refusaient simplement de le voir, en conclut à une déformation de leurs yeux internes. L’invisibilité est ici à prendre au sens métaphorique. Ce passage montre que l’expérience décrite n’est pas l’expérience d’une indifférence, mais bien d’une ignorance, d’un mépris délibérés. Quelques lignes plus loin, le lecteur apprend que le narrateur est une personne de couleur noire qui désigne peu à peu les „autres“ comme les „Blancs“. L’humiliation que subit le narrateur relève d’une „déformation de la capacité de perception des êtres humains à laquelle est liée la reconnaissance“ (Honneth 2006: 243), c’est ainsi que l’analyse Honneth dans son article. Il en conclut que, contrairement à ce que l’on pourrait penser a priori, c’est la reconnaissance qui est première, et non la connaissance. Cela est vrai génétiquement pour Honneth, c’est-à-dire que la reconnaissance constitue, avant même la connaissance, la première relation du petit enfant à ses parents (en particulier à sa mère) et donc la première étape de la constitution du sujet. Mais cela vaut également pour les adultes dans la mesure où c’est dans la relation intersubjective que se constitue le sujet social. De ce point de vue, on pourrait dire dans les termes de Chantal Jaquet que pour être connu en tant que complexion, c’est-à-dire comme un „assemblage complexe et singulier de déterminations physiques et mentales liées entre elles“ (Jaquet 2014: 101), l’individu doit au préalable être reconnu, être validé par les autres. Pour Honneth, la reconnaissance est un besoin humain primaire qui passe par la prise de conscience de l’image que les autres ont du sujet et qui seule peut mener l’individu à développer 120 DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 Dossier une „relation intacte à soi-même“. 3 Honneth prend au sérieux la dimension intersubjective de la constitution du sujet, et de ce fait l’interpénétration du social et de l’individuel dans ce processus de construction en-dehors duquel rien n’existe. En ce sens, la constitution même du sujet est d’emblée définie comme un processus qui échappe à tout figement. Il ne s’agit donc aucunement de voir confirmée une identité substantielle particulière (et donc encore moins de se la voir imposer) dans la mesure où un tel noyau identitaire authentique du sujet n’existe pas selon Honneth. Or c’est bien cette notion d’identité qui pose problème à Chantal Jaquet. Pour elle en effet, si le concept d’identité est tout à fait légitime dans le cadre politique des combats pour la reconnaissance de certaines minorités invisibilisées, il n’est pas opérant dans le cadre de la philosophie, même politique. Aussi, tout se passe comme si selon la philosophe de la non-reproduction, identité et reconnaissance étaient deux concepts indéfectiblement liés. Cela relève notamment de son analyse critique des justifications philosophiques a posteriori des luttes pour la reconnaissance telles qu’elles émergent dans les années 1960-70 en Amérique du Nord et se déploient à partir des années 1990 sur l’ensemble de la planète. Cependant, Honneth lui-même est amené, à la faveur de discussions avec divers penseurs des luttes pour la reconnaissance politique des différences, 4 à préciser son concept de reconnaissance et à rejeter également le concept de l’identité au profit d’un concept de constitution processuelle du sujet à travers différentes dimensions de la reconnaissance qui lui est accordée par autrui: une dimension d’abord affective, puis une dimension juridique auquel le sujet peut prétendre en tant que sujet de droits et une dimension personnelle liée à sa contribution sociale. La reconnaissance est donc une validation par autrui qui se joue à divers niveaux du processus de constitution de soi mais dont le contenu n’est jamais défini au préalable. Aussi la reconnaissance a-t-elle également une dimension formelle et normative pour Honneth. À l’inverse, il semble que le point de vue de la connaissance, fût-il en lien avec l’idée de complexion plutôt qu’avec le concept d’identité, soit plus exposé à la substantialisation que ne l’est le point de vue de la reconnaissance. La connaissance implique en effet toujours un objet de la connaissance elle-même, objet qui se dérobe sans cesse dans le cas d’un sujet humain singulier. Ainsi, non seulement le concept de reconnaissance développé par Honneth échappe-t-il au figement identitaire critiqué par Chantal Jaquet, mais il est également à même de penser ce que celle-ci appelle „les différences fines“ (Jaquet 2014) dans la mesure où il prend en compte les divers aspects de sa vie dans lesquels l’individu a besoin de la reconnaissance d’autrui. Chez Eribon par exemple, on retrouve bien les trois dimensions de la reconnaissance telle qu’analysée par Axel Honneth. Il y va à la fois d’une reconnaissance affective nouée dans les relations parentales ou amicales, d’une reconnaissance cognitive et générale passant par les relations de droit, ainsi que d’une reconnaissance sociale liée au parcours singulier d’un individu. Ou plutôt devrait-on dire qu’il y va chez Eribon du déni de reconnaissance et de ses implications dans ces différents domaines et dans les relations de ces différentes dimensions de la reconnaissance entre elles. Or, il s’agit bien là d’un autre atout de la théorie honnethienne de DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 121 Dossier la reconnaissance par rapport à la question de la connaissance et de la non-reproduction, à savoir qu’elle se fonde sur la privation de reconnaissance et sur la négativité du social pour interroger les mécanismes de ce que le philosophe francfortois définit comme la „déformation de la capacité de perception“ des autres donneurs de sens. 5 Si c’est bien l’invisibilité qui est première chez Axel Honneth, c’est aussi que son positionnement épistémologique est celui de la négativité du social. En cela, Axel Honneth reste fidèle à la première génération de la Théorie critique qui cherchait à déterminer une normativité critique à partir des ‚pathologies du social‘. Il s’agit donc dans cette partie de saisir les implications du positionnement épistémologique de Honneth (évoqué dans la première partie) sur son appréhension du social et d’interroger sa pertinence quant au phénomène du transclasse. Le point de départ de la théorie de Honneth consiste à réfléchir à la justice sous une autre forme que celle qui domine alors la philosophie politique et sociale, à savoir la justice institutionnelle liée à la réalisation de l’État de droit. Honneth, lui, entend montrer que la justice ne se réduit pas à l’octroi de droits, individuels ou même collectifs. Elle déborde très largement la problématique de l’État de droit et est bien plutôt à saisir à partir des expériences renouvelées de l’injustice. Le projet d’origine 6 d’Axel Honneth est en effet de montrer en quoi le sentiment d’injustice lui-même fait sens et dans quelle mesure il est possible de le prendre en compte pour ouvrir sur une conception plus complète de la réalité et donc de la justice sociale. Dans La Lutte pour la reconnaissance, il part, pour définir chacune des formes de reconnaissance nécessaire à une relation intacte de l’individu à soi-même, des différentes formes de déni de reconnaissance observées dans la société (la privation d’intégrité physique dans la blessure ou le viol, la privation de droits dans la discrimination, la privation de dignité dans l’invisibilisation professionnelle et sociale). L’intérêt de ce positionnement réside dans le fait de concevoir plus largement la justice que ne le font les théories libérales traditionnelles et surtout d’interroger le mécanisme de cette négativité à partir d’une réflexion sur la production des normes dans le domaine social. De ce point de vue, il est intéressant de constater que dans les exemples de transclasses analysés par Chantal Jaquet, et en particulier chez Didier Eribon, ce n’est pas tant l’invisibilité que la visibilité sociale qui pose problème. Il y a la honte d’être vu dans les lieux de socialisation gay à Reims, mais aussi la gêne occasionnée par la rencontre fortuite de son grand-père laveur de carreaux qui lui fait craindre d’être identifié comme issu d’un milieu social inférieur. L’analyse de l’insulte comme moment constitutif de la subjectivité gay que l’on trouve à la fin de l’ouvrage résume assez bien cette expérience de la visibilisation malheureuse. C’est une scène proche de celle qu’écrira plus tard Édouard Louis dans le premier chapitre de son roman En finir avec Eddy Bellegueule et où Didier Eribon reprend les développements sur l’insulte qu’il avait proposés dans Réflexions sur la question gay: Chaque fois, l’acte réitéré de la désignation injurieuse qui m’était adressée venait me transpercer comme un coup de couteau, me terroriser aussi, car il signifiait qu’on savait ou subodorait ce que j’étais, alors que j’essayais de le cacher, ou qu’on m’assignait un destin, celui 122 DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 Dossier d’être à jamais soumis à cette omniprésente dénonciation et à la malédiction qu’elle prononçait. On m’exposait en place publique (Eribon 2018: 204). L’insulte est considérée comme un stigmate, elle est ce qui dans le langage fait advenir le déni de reconnaissance, lui donne une visibilité tout en nommant, en assignant le sujet qui en est le destinataire. C’est tout le pouvoir performatif du langage, mais aussi de la norme sociale qui est mis en exergue dans ce passage. L’insulte répétée entérine le pouvoir des normes sociales qui n’ont de cesse de se réactualiser, créant ainsi également un espace du hors-normes. En arrière-plan de ces réflexions, on retrouve la référence à la pensée de la norme chez Michel Foucault, mais on pense également à une autre référence qui est d’autant plus intéressante qu’elle permet de faire un retour à la problématique de la reconnaissance: Il s’agit de Judith Butler qui, dans Bodies that matter, mais aussi dans Excitable Speech, relie également cette notion de performativité du langage à l’insulte et au déni de reconnaissance en se référant à Foucault et à Hegel. Pour Butler, la négativité de la visibilisation relève de ce que toute relation intersubjective est avant tout le signe de la vulnérabilité humaine. Toute relation intersubjective est assignation, arraisonnement d’un sujet à une identité normée dont le sujet lui-même a besoin pour assouvir son désir de reconnaissance: „Le pouvoir ne peut agir sur le sujet que s’il impose à son existence des normes qui la rendent reconnaissable“ (Butler 2009: 111-112). C’est sur ce point de la ‚reconnaissabilité‘ du sujet que, dans un échange autour de la réception de Foucault dans les sciences humaines et sociales, Butler s’oppose à la conception honnethienne de la reconnaissance selon laquelle tout déni de reconnaissance n’est qu’une reconnaissance (positive) manquée. 7 Elle se place de ce fait en amont d’Axel Honneth en tentant de démontrer que pour être reconnu selon la conception de Honneth, le sujet doit être aussi rendu reconnaissable par les normes qui le produisent, ce qui donne au désir de reconnaissance une dimension ambivalente qui n’est, aux yeux de Butler, pas assez interrogée par Axel Honneth. Il n’en reste pas moins que le point de vue de la reconnaissance adopté par les deux philosophes permet d’interroger, au-delà de la dimension juridique, la production des normes sociales et du hors-norme. Pour Butler comme pour Honneth, le hors-norme ne relève aucunement d’un sujet originel qui échapperait à l’assignation, ou si le hors-norme est le lieu de l’inassignable, c’est au sens de l’inintelligible et donc du déni de reconnaissance pour parler en termes honnethiens. Il n’est pas le lieu du sujet libre. Cette ambivalence de la norme est d’ailleurs très bien mise en évidence par Eribon lui-même qui écrit dans Retour à Reims qu’il se méfie des injonctions à être a-normal et qui montre que celui qui est désigné comme contrevenant à la règle n’en désire pas moins faire partie des gens normaux. Il est de ce fait tout à fait remarquable de constater que pour Eribon, assumer ce qui dans son milieu d’origine était considéré comme anormal a été une porte de sortie vers un autre milieu où la présence de personnes issues de son milieu d’origine est considérée elle-même comme hors-norme. On le voit, l’identification à la norme perçue comme une forme de malédiction peut donc être transférée d’un domaine à l’autre et n’en est pas moins violente et douloureuse pour le sujet qui pourtant ne peut se DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 123 Dossier constituer qu’au travers de la norme, qu’en elle. D’une certaine manière, même le hors-norme relève de la norme et de ce fait, l’opposition entre liberté et déterminisme est invalidée par l’expérience du transclasse. Pour Eribon, il n’est pas pertinent d’opposer force transformatrice ou libératrice et autoreproduction sociale. Comme il le dit à la toute fin de l’ouvrage en citant Sartre, on ne peut faire quelque chose que de ce qu’on a fait de nous. C’est une perspective tout à fait essentielle dans la mesure où elle donne la préséance au déterminisme social et au pouvoir des normes qui s’inscrit jusque dans le psychisme de l’individu. Par conséquent, l’expérience du transclasse elle-même invite à inverser la perspective de la non-reproduction. Dans le discours de la non-reproduction, la visibilisation malheureuse est avant tout perçue comme preuve du caractère trans-, de l’entre-deux spécifique au transclasse et de la plasticité des identités sociales. 8 Cela tient au fait que le phénomène du transclasse soit envisagé du point de vue de l’exception individuelle. À l’inverse, l’intérêt de la perspective de la reconnaissance est bien de partir du pouvoir du collectif comme nous venons de le voir, c’est-à-dire de ce que le social fait de nous. Ainsi, les deux points de vue étudiés ici offrent une appréhension différente de l’individu et du social. Ils ouvrent également à une interprétation différente des enjeux émancipatoires dans les sociétés contemporaines. Comme l’indique Chantal Jaquet dans l’introduction de son ouvrage, l’enjeu de cette réflexion sur les transclasses est de définir l’extension de la sphère de liberté individuelle. Dans ce contexte, la question de la lutte, notamment dans sa dimension collective, est centrale. Pour les penseurs de la reconnaissance dans le sillage de Honneth, la lutte pour la reconnaissance fait naturellement écho à la philosophie hégélienne, même si ces philosophes, dont Honneth lui-même, ne partent pas tant de la Phénoménologie de l’Esprit que des écrits d’Iéna. 9 Pour Honneth, la dimension de la lutte est à la fois pensée du point de vue individuel et collectif. Elle émane de l’écart qui se creuse entre les attentes morales de l’individu en termes de reconnaissance et la réalité de l’expérience du mépris. C’est en ce sens que les sentiments d’injustice qui se manifestent dans la honte ou la colère ont une dimension normative chez Honneth. Ils sont d’une certaine manière le moteur même de la révolte et de la lutte. Mais les attentes dont il est question sont également historiquement variables et collectives. En effet, elles relèvent des normes propres à une société historiquement située mais qui sont susceptibles d’être bousculées et redéfinies par les luttes notamment. Dans La Lutte pour la reconnaissance, Honneth définit ainsi la „lutte sociale“: „Il s’agit du processus pratique au cours duquel les expériences individuelles de mépris sont interprétées comme des expériences typiques d’un groupe tout entier, de manière à motiver la revendication collective de plus larges relations de reconnaissance“ (Honneth 2000: 194). Ainsi, l’horizon d’attente éthique (sittlich) d’une société est susceptible d’être élargi grâce aux luttes collectives qui, par le passé, ont déjà montré leur force de transformation. Dans une interview donnée à Estelle Ferrarese et Marc Bessin entre autres (Bessin et al. 2007: 145-152), Axel Honneth le dit très bien: Il a été influencé par l’appréhension de soi des classes ouvrières de la Ruhr, où son père travaillait en tant que médecin, et a notamment 124 DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 Dossier constaté qu’il n’y allait pas seulement de luttes pour plus de pouvoir économique ou simplement une meilleure redistribution des richesses, mais aussi d’une certaine conception de l’honneur et du mérite qui était bafouée. Ce ‚contact‘ de sa famille bourgeoise avec le prolétariat industriel de la Ruhr l’a rendu sensible à la dimension symbolique et normative des conflits de classe. De ce point de vue, et malgré son origine sociale et ses expériences éducatives très différentes de celles de Didier Eribon, Honneth rejoint une dimension elle-même très présente dans Retour à Reims, et qui est pour une part ignorée par le point de vue de la non-reproduction. En effet, Chantal Jaquet cherche surtout à expliquer les causes et les mécanismes de la non-reproduction, mais elle ne s’arrête pas sur les enjeux collectifs de ce processus, si ce n’est dans la toute dernière phrase de son ouvrage où elle indique que le transclasse ne doit pas être considéré comme l’avenir de l’homme „car l’objectif n’est pas de passer solitairement les barrières de classe, mais de les abolir pour tous“ (Jaquet 2014: 231). Cela tient au fait que la perspective ouverte par le point de vue de la non-reproduction est une perspective avant tout individuelle, mais qui passe à côté de toute une part de la dimension collective de l’expérience sociale. Dans Retour à Reims, la question de la définition collective des thèmes importants et des combats (notamment politiques) à mener pour les ouvriers prend pourtant une place centrale. On peut s’interroger sur le statut de ces passages. Il ne s’agit en rien de digressions ou de réflexions annexes ou incidentes à la trajectoire du transclasse qui est décrite dans cet ouvrage, mais ces passages participent bel et bien de la dynamique de l’ouvrage et la dépassent même. En un sens, ils relèvent du processus de ‚retour‘ et de recueillement propre à la perspective d’Eribon, c’està-dire de la nécessité pour le transclasse de tenter d’harmoniser ou à tout le moins de relier dans un même mouvement les deux „verdicts sociaux“ (Eribon 2018: 230) dont il est marqué. Mais on peut également comprendre ces passages comme devenant premiers finalement par rapport à la seule question de la trajectoire du transclasse. Il n’est pas anodin par exemple que le dernier mot d’Eribon dans l’épilogue soit celui de la „vengeance“ qu’il reprend à Annie Ernaux. Il s’agit en effet pour le transclasse de „venger sa race“ (ibid.: 241), celle des dominés. Cette perspective finale, qui est aussi celle des combats qui dépassent largement le cadre de la seule trajectoire personnelle, 10 invite le lecteur à lire sous un angle nouveau les passages consacrés, au centre de l’ouvrage, à la classe ouvrière et à son engagement politique. Le point de vue de la reconnaissance permet de comprendre cette continuité qui relie l’expérience du mépris vécue au niveau individuel, l’idée de constitution d’une relation intacte à soi-même qui inclut le retour individuel sur les destins collectifs et enfin le façonnement d’un horizon nouveau par les luttes collectives. Dans ce contexte, ce n’est plus la trajectoire individuelle du retour qui est première, mais bien le rôle de l’intellectuel qui est également mis en avant par Eribon: C’est donc la tâche qui incombe aux mouvements sociaux et aux intellectuels critiques: construire des cadres théoriques et des modes de perception politiques de la réalité qui permettent non pas d’effacer - tâche impossible - mais de neutraliser au maximum les passions négatives à l’œuvre dans le corps social et notamment dans les classes populaires; d’offrir DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 125 Dossier d’autres perspectives et d’esquisser ainsi un avenir pour ce qui pourrait s’appeler, à nouveau, la gauche (ibid.: 160). Pour Eribon, les mouvements sociaux, autant que les intellectuels ‚critiques‘, ont un rôle à jouer dans la redéfinition des cadres de la normativité sociale. Il réitère ce point de vue dans l’épilogue: le rôle des théories critiques au sens large du terme est d’être en mesure de reformuler les priorités en prenant en compte la négativité sociale. Mais elles sont selon lui aussi à même de le faire dans des termes qui permettent la nécessaire mise à distance émotionnelle de cette négativité. Il s’agit donc de prendre en compte cette expérience sociale négative de la domination mais aussi d’être en mesure de la détourner, de la retourner en son contraire pour qu’elle puisse être à même de définir de nouvelles ‚perspectives‘. Cette conception est somme toute très proche de celle défendue par Axel Honneth, et ce malgré une appréhension différente de la théorie critique. Pour lui, le rôle du théoricien critique consiste à être capable de traduire les expériences sociales négatives en une forme cohérente et audible au niveau de l’espace publique critique. Il joue un rôle pour faire advenir la lutte sociale, pour montrer en quoi les expériences individuelles relèvent aussi d’une expérience de domination qui concerne un groupe tout entier. Pour ce faire, il faut que le théoricien interroge lui-même la pertinence des concepts dont il a l’usage et qui dominent sa discipline. Il doit être en mesure de remettre cette domination-là en question et de renouveler l’extension de ces concepts à partir de sa propre perspective critique. C’est le sens de la théorie honnethienne de la lutte pour la reconnaissance qui cherche, à partir d’un concept dominant la philosophie (la reconnaissance hégélienne), non seulement à en proposer une réactualisation, mais aussi à en déterminer les limites. Dans le cas de Didier Eribon comme dans celui d’Axel Honneth, l’engagement du philosophe dépasse largement la seule problématique individuelle. Il participe d’un processus collectif nécessaire à l’extension du domaine de la liberté qui pourtant ne trouve pas sa place dans la théorie de la non-reproduction développée par Chantal Jaquet. Ainsi, la lecture de Retour à Reims proposée dans cette contribution a essayé de montrer que le verdict sans appel de Chantal Jaquet concernant la perspective de la lutte pour la reconnaissance est peut-être un peu rapide. Il s’agit en effet d’un point de vue qui éclaire non seulement tout un pan de l’ouvrage de Didier Eribon, mais qui ouvre également une perspective plus large sur les enjeux du phénomène du transclasse que ne le fait celui de la non-reproduction. Il permet notamment de montrer dans quelle mesure cet ouvrage et cette écriture auto-sociobiographique proposée par Eribon peut être lue comme un acte d’engagement d’un individu particulier pour „venger sa race“ invisibilisée, mais au-delà de cela aussi comme un acte militant cherchant à redéfinir et à motiver l’engagement des intellectuels qui demeure une problématique extrêmement actuelle dans nos sociétés contemporaines. Dans L’Ordre du discours, Michel Foucault écrit: „Il se peut toujours qu’on dise le vrai dans l’espace d’une extériorité sauvage; mais on n’est dans le vrai qu’en obéissant aux règles d’une ‚police‘ discursive qu’on doit réactiver en chacun de ses discours“. C’est 126 DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 Dossier dans cet interstice de la réactualisation que s’ancre potentiellement le travail de redéfinition et de subversion de l’intellectuel pour une émancipation de la société. Bessin, Marc / Ferrarese, Estelle / Murard, Numa / Voirol, Olivier, „Le motif de tout conflit est une attente de reconnaissance. Entretien avec Axel Honneth“, in: Mouvements, 1, 49, 2007, 145- 152. Butler, Judith, Bodies that matter: on the discursive limits of „sex“, New York, Routledge, 1993. —, Excitable speech: A politics of the performative, New York, Routledge, 1996. —, „Retour sur les corps et le pouvoir“, in: Incidence, 4-5, 2009, 99-113. Ellison Ralph, Homme invisible, pour qui chantes-tu? , Paris, Grasset, 1969. Eribon, Didier, Retour à Reims, Paris, Flammarion, 2018. Honneth, Axel, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000. —, „Invisibilité: sur l’épistémologie de la ‚reconnaissance‘kk“, in: id., La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2006, 225-244. Honneth, Axel / Saar, Martin (ed.), Michel Foucault. Zwischenbilanz einer Rezeption. Frankfurter Foucault-Konferenz 2001, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2003. Hunyadi, Mark (ed.), Axel Honneth. De la reconnaissance à la liberté, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014. Jaquet, Chantal, Les Transclasses ou la non-reproduction, Paris, P.U.F., 2014. Louis, Édouard, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Seuil, 2014. Renault, Emmanuel, „Théorie de la reconnaissance et négativisme méthodologique“, in: Alain- Patrick Olivier / Maiwenn Roudaut / Hans-Christoph Schmidt-am-Busch (ed.), Nouvelles perspectives pour la reconnaissance. Lectures et enquêtes, Lyon, ENS Éditions, 2019, 137-148. Ricœur, Paul, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004. 1 D’après le titre de l’ouvrage séminal d’Axel Honneth, voir bibliographie. 2 Paul Ricœur revient sur cette opposition dans Parcours de la reconnaissance qui débute par une analyse lexicographique du concept de reconnaissance. Il évoque également la reconnaissance en son sens cognitif dans la première étude, mais le fait à partir de Kant et du concept de Rekognition. Notre contribution se penche plus spécifiquement sur le concept hégélien d’Anerkennung qui est analysé dans la troisième étude de Ricœur. 3 C’est en effet le point de départ de Honneth que l’on peut concevoir comme étant sa conception de l’autonomie du sujet. Il parle d’une relation intacte du sujet à lui-même (intakte Selbstbeziehung). 4 Dans les années 2000, au moment où son ouvrage sur la reconnaissance est publié dans sa version française, Honneth discute avec divers philosophes anglo-saxons, en particulier Charles Taylor, Marion Iris Young et Nancy Fraser, et s’en démarque quant à son appréhension du concept de reconnaissance. Il reproche notamment à Charles Taylor qui fonde son interprétation de la reconnaissance sur le concept rousseauiste d’authenticité et revendique une politique de la différence, de réduire la question de la reconnaissance à des problématiques typiquement nord-américaines et d’occulter tout un pan des luttes sociales pour la reconnaissance et de leurs enjeux. 5 D’après le concept de George Herbert Mead qui constitue une référence importante de la Théorie critique. DOI 10.2357/ ldm-2020-0051 127 Dossier 6 Les recherches récentes qui font le bilan de la pensée honnethienne sur 30 années ont montré que le philosophe de Francfort s’était progressivement éloigné de ce projet originel; Cf. M. Hunyadi et E. Renault. 7 Cf. le volume publié par Axel Honneth et Martin Saar à l’occasion de la Frankfurter Foucault- Konferenz de 2001 dans lequel Judith Butler publie un article intitulé „Noch einmal: Körper und Macht“, version allemande du texte „retour sur le pouvoir et les corps“ cité dans la bibliographie. 8 „Le transclasse ne peut être compris que dans ce mouvement du passage par lequel il fait l’expérience d’une transidentité et de la dissolution du moi personnel et social. Il se déclasse au risque d’être toujours déplacé. Il est out of place, à la frontière entre le dedans et le dehors“ (Jaquet 2014: 221). 9 Le texte très connu de Hegel concernant la dialectique du maître et du serviteur n’est pas le point de départ de la plupart des penseurs de la lutte pour la reconnaissance, en particulier Honneth, Renault et Ricœur. 10 „Mais pourquoi nous faudrait-il choisir entre différents combats menés contre différentes modalités de la domination? “ (Eribon 2018: 245).