lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0052
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(Re)penser Retour à Reims avec un accent: la mobilité de classe au prisme des langues et de la mobilité géographique
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Marion Biet
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128 DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 Dossier Marion Biet (Re)penser Retour à Reims avec un accent: la mobilité de classe au prisme des langues et de la mobilité géographique Le 29 mai 2018, je faisais partie des quelques 400 personnes présentes dans l’amphithéâtre de l’Université de Vienne pour suivre l’intervention de Didier Eribon sur son livre La société comme verdict, 1 organisée par Andrea Seier (tfm | Institut d’études de théâtre, film et médias) et Jens Kastner (Académie des Beaux-Arts de Vienne). J’avais découvert ses livres Retour à Reims (et sa traduction allemande Rückkehr nach Reims) et La société comme verdict un an plus tôt au travers de leur réception dans le milieu universitaire germanophone. 2 Hasard du calendrier et de ma situation entre l’Autriche, l’Allemagne et la France, je retrouvais Eribon une semaine plus tard, le 5 juin, à l’Université de Iéna (Allemagne) pour une deuxième conférence sur „Les limites des mouvements sociaux: réflexions sur les classes, l’âge et la politique“, avec une modération de Klaus Dörre (Université de Iéna, Institut de sociologie). Le contexte particulier de ces deux ‚rencontres‘ à l’étranger et de mon expérience de lecture de ses livres a sensiblement influencé ma perception des enjeux interculturels et linguistiques de la mobilité de classe. Partant de ces deux conférences, je voudrais proposer dans cet article une (re)lecture de Retour à Reims qui s’intéresse à la dimension linguistique dans le phénomène du transfert de classe. Dans un premier temps, je détaillerai le dispositif respectif des deux interventions pour, dans un deuxième temps, analyser le rôle des langues (étrangères, régionales, patois, sociolectes et accents…) dans le phénomène de la mobilité de classe. 1. Dispositifs linguistiques et cadres universitaires à Vienne et Iéna Au-delà d’une reformulation et d’un approfondissement productifs de thèses entendues une semaine plus tôt à Vienne, l’intervention de Didier Eribon à Iéna a aussi été l’occasion d’un changement linguistique. À Vienne, la conférence et la discussion se sont déroulées en anglais, ce qui impliquait, certes, la maîtrise d’une langue étrangère par une grande partie de l’auditoire, 3 mais permettait également à des non germanophones ou francophones de pouvoir participer à la discussion. L’université de Iéna a, pour sa part, fait le choix d’organiser une traduction simultanée de la conférence diffusée par l’intermédiaire d’écouteurs distribués au public, permettant ainsi à Eribon de s’exprimer en français et au public de poser des questions en allemand. Face à l’affluence (environ 350 personnes), le nombre d’écouteurs se révéla cependant vite insuffisant - tout comme les chaises -, ce qui conduisit certain/ es spectateur/ trices à quitter la salle dès le début ou au cours de la conférence. À première vue cette différence dans le dispositif linguistique peut sembler anodine tellement il DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 129 Dossier est commun d’y avoir affaire dans le milieu universitaire. Mais cela sous-tend pourtant un rapport aux langues (dominantes) dans le cadre universitaire qu’il peut être intéressant de replacer dans un contexte sociologique. Partant de cet aspect, je voudrais me pencher sur le rapport entre mobilité de classe, mobilité géographique et langue dans Retour à Reims, mais aussi, plus généralement, dans l’expérience de la mobilité de classe. Il s’agira donc d’abord de revenir sur le parcours de Eribon et de voir comment les langues sont liées à son origine sociale. Puis, au travers de la métaphore spatiale largement utilisée pour décrire le phénomène de la mobilité de classe et souvent rattachée à un jugement moral, nous nous pencherons sur la place accordée à l’accent et la mobilité géographique dans les parcours de „transclasses“ 4 (Jaquet 2014: 11). Enfin, nous conclurons cet article en mettant en évidence un nouvel aspect du racisme des classes sociales dominées. 2. L’apprentissage des langues étrangères dans le parcours scolaire, une question de classe sociale Lors de ses apparitions publiques à Vienne et à Iéna, Eribon a fait montre d’une timidité surprenante que lui-même ne manqua pas de souligner, s’étonnant par exemple qu’autant de monde soit venu pour l’entendre. À Vienne, cette timidité s’est manifestée de façon plus évidente encore en prenant la forme de commentaires métalinguistiques: Eribon s’est excusé plusieurs fois pour son accent et ses difficultés à prononcer le titre de son livre, Retour à Reims, en allemand Rückkehr nach Reims, tout en s’efforçant d’utiliser ce dernier plutôt que le titre original français. L’intérêt ici n’est pas tant de savoir d’où vient cette gêne, qu’elle soit réelle ou jouée pour coller à la ‚coquetterie bourgeoise‘ et à l’idéal de l’intellectuel polyglotte - bien que cette question soit également pertinente du point de vue de l’habitus de classe. 5 Il ne s’agit pas non plus de faire une analyse psychologique ou linguistique de sa prestation. Cependant, ses commentaires métalinguistiques et sa ‚timidité‘ sont intéressants dans la mesure où ils mettent au jour une sensibilité linguistique dans les interactions situées dans le cadre universitaire et permettent ainsi d’engager une réflexion sur le rôle des langues dans le transfert de classe, et en particulier dans le parcours qu’Eribon décrit dans Retour à Reims. Car les langues n’échappent pas aux déterminations sociales. Dans Retour à Reims, Eribon revient, en effet, sur la manière dont sa classe sociale a conditionné son parcours scolaire et en particulier ses choix de langues au collège et lycée (Eribon 2010: 180). Il décrit avoir rapidement arrêté le grec ancien, bien qu’étant brillant, et presque renoncé au latin car ces deux langues lui paraissaient peu utiles. Puis, au lycée, contrairement à l’ami auquel il aspire de ressembler, il décide d’apprendre l’espagnol plutôt que l’allemand qu’il a automatiquement détesté et ne comprendra que plus tard que cette décision découle bien plus de son habitus de classe que d’un choix délibéré: „En réalité, je croyais choisir et j’étais choisi, ou plutôt capté par ce qui m’attendait“ (ibid.: 181). Car ce choix de l’espagnol l’éloigne inconsciemment des classes où le niveau scolaire, mais aussi social, est 130 DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 Dossier plus élevé et rend compte d’une règle implicite que seules les personnes de niveau social supérieur connaissent. Le dégoût automatique de l’allemand éprouvé par le jeune Eribon se comprend donc, a posteriori, comme une résultante de son milieu social - et de son milieu géographique, car le Nord-Est de la France est longtemps resté marqué par le traumatisme des guerres avec l’Allemagne, comme en témoignent les termes et expressions péjoratives en référence à tout ce qui y touche dans le langage de sa famille (ibid.: 36-37). Si le choix de l’espagnol en seconde langue vivante a plutôt contraint Eribon à „végéter au milieu des plus mauvais élèves du lycée“ (ibid.: 181), l’anglais, au contraire, a contribué de plusieurs façons à son transfert social. C’est d’ailleurs la récitation d’un poème de Noël, appris dans un cours d’anglais de sixième, qui provoque la prise de conscience progressive d’une coupure entre sa famille et le monde extérieur. Ne comprenant pas l’anglais, la mère d’Eribon lui reproche de faire exprès d’exhiber ses connaissances et donc de vouloir lui montrer sa supériorité (ibid.: 83). Il est intéressant de remarquer que l’anglais reste porteur d’une forme de supériorité pour la mère d’Eribon: À la fin du lycée, elle est d’autant plus surprise par la décision de son fils de ne pas poursuivre des études d’anglais ou d’espagnol que seules les études de langue constituent pour elle l’assurance d’un poste de professeur et donc d’un avenir sûr, les autres cursus comme médecine et droit lui paraissant d’emblée inconcevables (ibid.: 90). Par ailleurs, bien qu’il ne fasse pas d’études d’anglais, les langues continuent de jouer un rôle très important pour le jeune Eribon. Et ce sont en partie ses compétences en anglais qui vont lui permettre de sortir de sa précarité économique au terme de sa deuxième année à l’université. Au concours de l’IPES, 6 Eribon est le seul candidat à être admissible aux épreuves orales. Il réussit tout juste les épreuves de sociologie mais brille en anglais, ce qui lui assure une très bonne note, ainsi que le statut et la bourse d’„élève-professeur“ pour trois ans (ibid.: 192). Avec cette bourse, Eribon acquiert une certaine indépendance économique et peut se concentrer sur ses études. Mais elle lui permet aussi une première mobilité géographique: Eribon quitte le domicile familial et s’installe, dans un premier temps, dans le centre-ville de Reims, puis à Paris (ibid.: 193). Ce lien entre mobilité et langues apparait de nouveau lors du lancement de sa carrière universitaire avec la sortie de son premier livre dédié à l’œuvre de Foucault qui est rapidement traduit dans de nombreuses langues - „pays“ écrit Eribon (ibid.: 239). La traduction de son livre marque, en effet, une étape importante, car elle lui ouvre, à l’étranger, les portes de l’université qui lui étaient restées fermées en France suite à son échec à l’agrégation: il est invité à participer à des colloques, à donner des conférences, c’est-à-dire à prendre part au milieu universitaire, délaissant progressivement le journalisme (ibid.). Il est ici intéressant de remarquer le rôle joué par sa forte mobilité internationale car, comme Eribon le souligne, la légitimation de son statut de théoricien et d’écrivain en France, au moins à ses yeux, repose tout autant sur le succès de son livre (et de la figure de Foucault) que sur ses nombreuses interventions à l’étranger qui en découlent. Ces deux aspects compensent le rôle qu’auraient joué l’habitus de classe et la reproduction sociale par le système scolaire DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 131 Dossier français (ibid.: 240). Retour à Reims se termine d’ailleurs par la remise du Brudner Prize à Yale en 2008 consacrant cette reconnaissance, 7 après l’évocation de ses nombreux voyages „en Europe, en Amérique latine et, surtout, aux États-Unis“ (ibid.). De fait, ses livres et son activité d’enseignement aux États-Unis lui permettent d’obtenir un poste de professeur d’université en France, à Amiens, et donc d’être enfin légitimé par le système universitaire français un an après la remise de ce prix. Au vu de l’importance de la dimension internationale dans sa carrière et son processus de légitimation, on pourrait formuler l’idée que le retour à Reims est d’abord un retour en France - le temps passé à l’étranger pouvant être considéré comme une étape liminale dans son parcours universitaire et mais aussi dans celui de ‚transclasse‘. Les conférences de Vienne et de Iéna s’inscrivent dans le prolongement de son parcours académique à l’international et montrent, d’une certaine façon, la double fonction des langues, qui peuvent à la fois favoriser la mobilité géographique et sociale et donc servir dans le processus de légitimation 8 et porter la trace du milieu d’origine et des mécanismes de reproduction sociale - une idée déjà formulée par Bourdieu, qui considère que „ce qui s’exprime à travers l’habitus linguistique, c’est tout l’habitus de classe dont il est une dimension, c’est-à-dire, en fait, la position occupée, synchroniquement et diachroniquement, dans la structure sociale“ (Bourdieu 1982: 85). Partant de ce constat, il semble important de se pencher sur l’importance de la dimension linguistique dans le transfert de classe et son rapport à la mobilité géographique. Car si Eribon ne s’étend jamais trop sur l’influence des langues étrangères une fois ses études terminées, parlant plus volontiers d’expérience à l’étranger plutôt que sur la forme concrète des échanges qu’elles entrainent, 9 la dimension linguistique, et en particulier l’importance des accents, n’est pas tout à fait absente de sa réflexion. 3. Langues naturelles et langues apprises: les ‚transclasses‘ et la peur de l’accent Dans son livre Les transclasses ou la non-reproduction, Chantal Jaquet remarque que la mobilité géographique est une étape courante dans le parcours des ‚transclasses‘, comme ont pu également le constater auparavant Pierre Bourdieu, Annie Ernaux et John Edgar Wideman, pour n’en citer que quelques-uns. 10 Elle correspond à l’envie d’échapper au milieu d’origine et, dans le même temps, au lieu géographique dans lequel celui-ci s’inscrit: Cette distance intérieure se double très vite d’une distance extérieure. De mentale elle devient spatiale lorsque le malaise interne se traduit par la migration lointaine. Le déclassement s’opère le plus souvent par déplacement tant il est vrai que deux mondes ne peuvent coexister dans le même espace et avoir lieu dans le même camp. Dès lors, le changement historique de classe se présente comme un éloignement géographique, un passage de frontière, séparant la ville et les champs, la capitale et la province, le centre et les faubourgs, les banlieues huppées et les cités dortoirs, les pays développés et les pays en voie de développement… (Jaquet 2014: 143). 132 DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 Dossier Cette mobilité géographique, résumée par la phrase de Jaquet „changement de classe, changement de place“ (ibid.), s’observe également dans le parcours d’Eribon qui, comme nous l’avons vu, s’éloigne de Reims, de la province, pour Paris, la capitale, puis part à l’étranger pour des périodes plus ou moins longues. La coupure due à la mobilité géographique n’est pas totale ni immédiate; dans un premier temps, Eribon continue de rendre visite à ses parents le dimanche à Reims, de même que ses séjours à l’étranger n’impliquent pas la rupture complète avec la France. Jaquet souligne d’ailleurs que „quelle que soit sa volonté de couper les ponts, le transclasse est toujours rattaché à une origine, qu’il la revendique ou non“ (ibid.: 136). Ce rattachement plus ou moins revendiqué peut notamment se manifester dans le lien qu’entretient un/ e ‚transclasse‘ avec la langue, et en particulier avec son accent ou dialecte. Car les lieux géographiques sont également associés à des formes linguistiques particulières, ce que décrit très bien Ernaux dans La Honte: Descendre du centre-ville au quartier du Clos-des-Parts, puis de la Corderie, c’est encore glisser d’un espace où l’on parle bien français à celui où l’on parle mal, c’est-à-dire dans un français mélangé à du patois dans des proportions variables selon l’âge, le métier, le désir de s’élever. […] Tout le monde s’accorde à trouver laid et vieux le patois, même ceux qui l’emploient beaucoup, et qui se justifient ainsi, ‚on sait bien ce qu’il faut dire mais ça va plus vite comme ça‘ (Ernaux 1997: 57). De fait, comme le fait remarquer Bourdieu, si parler est une compétence innée, parler la langue légitime, c’est à dire parler ‚bien français‘, sans accent ni sociolecte, est une compétence qui en „dépendant du patrimoine social, retraduit des distinctions sociales dans la logique proprement symbolique des écarts différentiels ou, en un mot, de la distinction“ (Bourdieu 182: 42). L’habitus de classe ne s’entend donc pas seulement dans le choix des langues étrangères que l’on apprend ou pas à l’école du fait de son conditionnement social, comme l’allemand dans le cas de Eribon, il s’entend aussi, et surtout, à travers celles qu’on cherche à désapprendre, ou au contraire à apprendre, en fonction de sa classe sociale d’origine: Eribon explique ainsi que sa mobilité de classe est étroitement liée au désapprentissage de la langue de son milieu social et géographique d’origine et à l’apprentissage de celle de la bourgeoisie (principalement parisienne), et requiert donc un contrôle permanent de sa manière de parler tant elle est susceptible de trahir ses origines sociales et géographiques. C’est pourquoi toute mobilité de classe entraine nécessairement une forme de bilinguisme: Réapprendre à parler fut tout autant nécessaire: oublier les prononciations et les tournures de phrase fautives, les idiomatismes régionaux […], corriger l’accent du Nord-Est et l’accent populaire en même temps, acquérir un vocabulaire plus sophistiqué, construire des séquences grammaticales plus adéquates… bref, contrôler en permanence son langage et son élocution. […] Par la suite, et c’est encore le cas aujourd’hui, je serai au contraire très attentif, en me retrouvant au contact de ceux dont j’avais désappris le langage, à ne pas utiliser des tournures de phrase trop complexes ou inusitées dans les milieux populaires […], et je m’efforcerai de retrouver les intonations, le vocabulaire, les expressions que, bien que les ayant relégués dans un recoin reculé de ma mémoire et ne les employant plus guère, je n’ai jamais DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 133 Dossier oubliés; pas tout à fait un bilinguisme, mais un jeu avec deux niveaux de langues, deux registres sociaux, en fonction du milieu et des situations (Eribon 2011: 108-109). Cette expérience de désapprentissage et de honte linguistique est partagée par de nombreux ‚transclasses‘, à commencer par Bourdieu, qui, d’après Eribon, parlait béarnais avec son père et présentait donc un accent qu’il s’appliqua à „corriger une fois arrivée à Paris (dans la honte mêlée de l’origine sociale et de l’origine géographique), et qui ressurgissait de temps à autre au détour d’une conversation“ (ibid.: 167). Cette forme particulière de bilinguisme n’est pas propre à la France, bien que le contexte historique et politique tende à renforcer la honte sociale et géographique qui en découle. L’imposition d’une langue commune était observable dans les couches sociales élevées de Paris dès le XVII e siècle et donna déjà naissance à une langue officielle (cf. Bourdieu 1982: 29). Cependant, la Révolution contribua nettement à imposer l’idée de l’État-nation „sous la forme de la ‚république une et indivisible‘ - affirmée telle et justement parce que le royaume de France était divers et divisé en multiples entités aux statuts, lois, langues très variés“ (Blanchet 2019: 76). Dans Ce que parler veut dire, Bourdieu, qui s’était déjà intéressé à la domination linguistique, décrit le phénomène de la co-émergence de l’État-nation et d’imposition d’un „marché linguistique unifié“ à travers une langue officielle „obligatoire dans les occasions officielles et dans les espaces officiels (École, administrations publiques, institutions politiques, etc.), cette langue d'État devient la norme théorique à laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement mesurées“ (Bourdieu 182: 27). En effet, cette conception de la république exclut toute forme d’hétérogénéité que pourrait représenter une pluralité linguistique - une idée qui perdure encore, comme le confirme en 1992 l’ajout dans la Constitution française de la phrase: „La langue de la République est le français“ (cf. Blanchet 2019: 87). Dans son livre Discriminations: combattre la glottophobie, Blanchet souligne bien le caractère idéologique et discriminatoire de ce particularisme de la Constitution française qui „postule que le français est la seule langue possible (il n’y a pas d’autres langues qui seraient qualifiables de ‚non-officielle‘)“ et implique que la participation à la vie sociopolitique se fasse exclusivement en français (ibid.: 88). Cette domination linguistique va de pair avec une dépréciation de toute autre forme, dite ‚impure‘ ou ‚laide‘, du langage (les dialectes, patois, langues régionales, mais aussi les sociolectes et dans certains cas les langues étrangères) qui ne correspondrait pas „à la norme théorique“, au „français“ standardisé de la classe dominante. 11 La hiérarchisation des usages du français se manifeste notamment, d’après Blanchet, dans la référence très courante à l’idée de ‚maîtrise‘ de la langue qui „contribue d’ailleurs à faire croire, à tort, qu’on est ‚bilingue‘ seulement quand on ‚maîtrise parfaitement‘ les deux langues sous leurs formes standardisées comme si on en était ‚locuteur natif‘ […]“ (ibid.: 56). L’idéal de ‚maîtrise‘ de la langue n’est qu’une façon de s’assurer de la domination linguistique car „la seule façon de rendre une langue ‚maîtrisable‘, c’est de la réduire artificiellement à une petite partie, circonscrite et sélective, de ses formes et usages - en l’occurrence, pour le français, à un français standardisé, scolarisé, normalisé […]“ 134 DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 Dossier (ibid.). 12 De cette hiérarchisation des langues découle pour les ‚transclasses‘ la nécessité d’un désapprentissage de la langue du milieu social et/ ou géographique d’origine, ainsi que la peur constante de se trahir par son langage ou son accent. C’est pourquoi, malgré la métaphore spatiale couramment employée, ‚l’ascension‘ sociale n’entraine pas nécessairement un gain et peut même représenter une perte, car elle n’est possible qu’à condition de se défaire de son langage et de son accent et, donc, de rompre en partie le lien avec ses origines sociales et géographiques. Avoir un accent implique un déplacement et met en évidence que le français standard de la classe dominante n’est pas „la langue maternelle“, et donc „qu’on ne fait pas vraiment partie de ce groupe“, ce qui provoque souvent un sentiment d’illégitimité, comme le rappelle Eribon à propos des émotions contradictoires que peuvent éprouver les personnes qui changent de classe: L’attrait, la fascination qu’exerce le milieu intellectuel […] n’empêche nullement qu’il provoque chez ceux qui y entrent par effraction, et sans en avoir possédé les codes depuis toujours, un profond sentiment de malaise, allant jusqu’au désarroi créé par l’incertitude de soi, qui débouche parfois sur de la colère, de la fureur, du dégout, de la haine à l’encontre de certains de ses occupants ‚naturels‘: quel transfuge de classe n’a pas vécu cela, à un moment ou à un autre, […] à savoir cette impression permanente d’être un étranger qui ne parle pas la langue de l’univers dans lequel il arrive, et qui comprend que, malgré tous les efforts passés, présents et à venir, il ne parviendra jamais à l’apprendre vraiment, à la maîtriser comme on maîtrise une langue maternelle […] (Eribon 2014: 214-215). Cependant, il est important de souligner que différents accents n’ont pas les mêmes connotations suivant les contextes, et conduisent ainsi à des degrés divers de stigmatisation ou de discrimination (ou de légitimation dans de plus rares cas). Ces discriminations sont également en lien étroit avec une mobilité géographique supposée ou réelle. Dans ce sens, la France est particulièrement „glottophobe“. 13 L’analyse du lien entre la langue et la classe sociale dans Retour à Reims s’applique donc également aux langues étrangères. Dans la dernière partie de cet article, je voudrais revenir sur la métaphore de la langue maternelle et de l’immigration utilisée pour décrire les difficultés rencontrées lors du transfert de classe. Il s’agira alors de proposer un retournement de cette image pour penser l’étranger/ ère comme figure de projection de ce désir de mobilité sociale, inspirant, de ce fait, une attitude de rejet et de haine de la part des classes sociales défavorisées. 4. De la mobilité de classe comme immigration de l’intérieur à la menace de l’immigration extérieure comme mobilité de classe illégitime L’analyse de Retour à Reims a permis de mettre en évidence le lien entre mobilité sociale, mobilité géographique et plurilinguisme. Ce lien n’est pas tout à fait nouveau, et a, d’ailleurs, souvent pris la forme d’une analogie avec l’expérience des migrant/ es, notamment chez Ernaux qui se voit comme une „immigrée de l’intérieur“ (Ernaux 2003: 35), métaphore reprise et développée par Jaquet: DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 135 Dossier Le transclasse se voit assigné à une nouvelle résidence après sa mutation. Il vit un transport de classe et son voyage s’apparente à une forme de transhumance ou d’immigration. C’est pourquoi il apparait comme un transfuge ou plus exactement encore comme un immigré de l’intérieur, pour reprendre les mots d’Annie Ernaux. Cette formule que l’écrivaine utilise par analogie avec l’immigration extérieure pour penser sa trajectoire au sein de la société française restitue la double dimension de la distance, l’éloignement géographique et le dépaysement mental, l’exil intérieur que connait le transclasse, parce qu’il est séparé de ceux qui étaient autrefois les siens, tout en étant parfois à mille lieux de son nouveau milieu (Jaquet 2014: 143-144). Cette analogie, qui revient plusieurs fois dans l’analyse théorique du transfert de classe par Jaquet, sert à décrire le sentiment de déracinement provoqué par le transfert. En effet, l’expérience du transfert implique nécessairement une distance avec la classe d’origine comme avec la classe d’arrivée qui ne peut être abolie et condamne à subir „le sort des immigrés de retour au pays natal: il est un étranger dans son propre pays“ (ibid.: 152). C’est pourquoi les personnes ‚natives‘ de sa classe d’origine, conscientes de ce transfert, soupçonnent souvent le/ la ‚transclasse‘ de les avoir trahies et le/ la mettent au défi de prouver son appartenance à sa classe d’origine (ibid.: 153). Dans le même temps, la classe d’arrivée renvoie le/ la transclasse à ce sentiment d’imposture permanent provoqué par son rapport aux langues. Ainsi, l’analogie avec la figure de l’étranger/ ère, permet de saisir la position liminale dans laquelle se trouve le/ la ‚transclasse‘. Mais elle peut tout aussi bien se lire dans l’autre sens, car, inversement, elle implique également un rapprochement entre la situation de l’étranger/ ère et du/ de la ‚transclasse‘, et donc la possibilité de confondre ces deux positions dans leurs ressemblances: si les ‚transclasses‘ sont des ‚immigré/ es de l’intérieur‘, les étranger/ ères sont des ‚transclasses‘ potentiel/ les. Les deux ont en commun la mobilité géographique, la pluralité linguistique et, cela semblerait logique, aussi la prétention à une élévation sociale. C’est pourquoi, nombre de lois et d’instances sont là pour leur rappeler leur place, comme la nécessité de faire de la ‚maîtrise‘ du français une condition nécessaire au processus de ‚naturalisation‘, de même que le discours autour du concept d’assimilation des étranger/ ères qui repose principalement sur la négation de tout particularisme qui mettrait en péril l’indivisibilité de la nation. Ce renversement de l’analogie entre ‚transclasse‘ et ‚étranger/ ère‘ est plus intéressant encore au regard de l’analyse de l’évolution politique de la classe ouvrière proposée par Eribon dans Retour à Reims, en particulier en ce qui concerne le rôle du Front National et le „raidissement raciste“ de sa famille (Eribon 2011: 150). Eribon interprète ainsi le racisme de sa mère „et le mépris virulent qu’elle (fille d’un immigré! ) afficha toujours à l’égard des travailleurs immigrés en général, et des ‚Arabes‘ en particulier“ (ibid.: 151) comme une stratégie de défense, dans la mesure où le rabaissement d’un autre groupe social lui permet de se rassurer sur la valeur de sa propre classe. Le racisme grandissant de ses parents mène à une mobilité géographique: sa mère et son père déménagement en banlieue, à Muizon, pour ne plus vivre à proximité de „ce qu’ils percevaient comme une intrusion grosse de menaces 136 DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 Dossier dans un monde qui leur avait appartenu et dont ils se sentaient peu à peu dépossédés“ (ibid.: 148). Cette mobilité est réinterprétée par ses parents comme le signe d’une modeste ascension sociale. Par ailleurs, Eribon remarque que le racisme est généralement d’autant plus grand quand l’identité de classe tend à disparaître (cf. ibid.: 152-153); car l’identification se fait dès lors plutôt avec la nation, le territoire national et la langue nationale qu’avec la classe sociale et conduit à substituer à l’opposition entre ‚nous‘ 14 , ‚ouvrier/ ères‘, ‚gens d’en bas‘ et les ‚bourgeois/ es‘ et ‚gens d’en haut‘ l’opposition ‚Français/ es‘ et ‚étranger/ ères‘, „les gens d’en haut étant perçus comme favorisant l’immigration et ceux d’en bas comme souffrant dans leur vie quotidienne de celle-ci, accusée d’être responsable de tous leurs maux“ (ibid.: 135). Eribon attribue ce changement d’identification aux médias et à la politique, en particuliers aux partis de gauche qui ont effacé „du discours politique de la gauche toute idée de groupes sociaux en conflit les uns avec les autres“ (ibid.: 136). On pourrait cependant argumenter ici que le conflit entre groupes sociaux n’a pas disparu mais s’est bien déplacé, le groupe des ‚étranger/ ères‘ ayant remplacé celui des dominant/ es aux yeux des classes dominées. Ces dernières reprochent aux ‚étranger/ ères‘ de vouloir échapper à leur classe sociale d’origine en immigrant en France, c’est-à-dire qu’elles voient dans leur mobilité géographique (réelle ou non pour les descendant/ es d’immigré/ es) l’expression d’un potentiel transfert de classe qui menacerait leurs propres droits: Dès lors, le groupe, dont la mobilisation comme horizon de perception de soi a été dissoute par la gauche, se reconstitue autour de cet autre principe, national cette fois: l’affirmation de soi comme occupant „légitime“ d’un territoire dont on se sent dépossédé et chassé - le quartier où l’on habite et qui remplace le lieu de travail et la condition sociale dans la définition de soi-même et de son rapport aux autres. Et, plus généralement, l’affirmation de soi comme maître et possesseur naturel d’un pays dont on revendique le bénéfice exclusif des droits qu’il accorde à ses citoyens. L’idée que d’ „autres“ puissent profiter de ces droits - le peu que l’on a - devient insupportable, dans la mesure où il apparaît qu’il faut les partager et donc voir diminuer la part qui revient à chacun. C’est une affirmation de soi qui s’opère contre ceux à qui l’on dénie toute appartenance légitime à la „Nation“ et à qui l’on aimerait refuser les droits qu’on tente de maintenir pour soi-même au moment où ils sont remis en cause par le Pouvoir et ceux qui parlent en son nom (ibid.: 153). J’avancerais donc l’hypothèse que le racisme des classes sociales défavorisées peut se comprendre comme une inversion de la métaphore de la mobilité de classe. En effet, si la mobilité de classe est liée à la mobilité géographique et aux connaissances linguistiques, il devient évident que les migrant/ es et réfugié/ es soient perçu/ es comme un danger pour les classes sociales moins aisées, justement car on leur attribue un potentiel, voire une volonté, de réaliser une ascension sociale souvent impossible pour les classes sociales défavorisées. En projetant leur désir de mobilité sociale sur les migrant/ es et réfugié/ es, les classes sociales défavorisées les perçoivent comme une menace pour leurs propres droits. Cette hypothèse se trouve en partie confirmée par le programme hautement xénophobe et glottophobe DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 137 Dossier du Rassemblement National (anciennement FN ), les théories du ‚grand remplacement‘ alimentées par les sphères d’extrême droite et, conjointement, par la reconnaissance ambiguë des capacités linguistiques des migrant/ es, 15 notamment en France. Conclusion Cet article n’avait pas pour prétention de renouveler la recherche en sociolinguistique ni de présenter une analyse approfondie et fondamentalement nouvelle par rapport à celle proposée par Eribon des mouvances d’extrême droite. Il s’agissait bien plus d’inscrire cette réflexion dans la lignée des „relectures“ 16 de ses livres et donc d’entrer en discussion avec ses textes pour en montrer à la fois la richesse mais aussi les limites potentielles. Les deux conférences publiques d’Eribon à Vienne et Iéna ont constitué le point de départ de cette relecture en mettant au jour la nécessité de „penser avec un accent“, 17 c’est-à-dire de prendre conscience de la manière dont la langue peut rendre compte de manière subtile des effets de déterminations sociales dans le parcours des ‚transclasses‘ et en particulier dans celui d’Eribon. Cet aspect est d’autant plus important qu’il s’agit d’un récit autobiographique, car comme l’écrit Derrida: „De tous les points de vue, qui ne sont pas seulement grammaticaux, logiques, philosophiques, on sait bien que le je de l’anamnèse dite autobiographique, le je-me du je me rappelle se produit et se profère différemment selon les langues. Il ne les précède jamais, il n’est donc pas indépendant de la langue en général“, un aspect trop souvent oublié (Derrida 1996: 54). Enfin, la réflexion sur les langues et la mobilité a permis de renverser l’analogie couramment établie entre l’expérience des ‚transclasses‘ et celle des ‚étranger/ ères‘ et de proposer un nouveau regard sur les ressorts possibles du racisme des classes défavorisées. Ce renversement montre également la pertinence d’une approche intersectionnelle, qui fait parfois défaut dans Retour à Reims, 18 notamment en ce qui concerne le rapport aux langues dont le caractère discriminatoire et glottophobique est rarement perçu (Blanchet 2019: 25). Blanchet, Philippe, Discriminations: combattre la glottophobie, 2 e édition, Limoges, Lambert- Lucas, 2019. Bradotti, Rosi, „Thinking with an accent“, in: Dominique Fougeyrollas-Schwebel / Florence Rochefort (ed.), Penser avec Françoise Collin. Le féminisme et l’exercice de la liberté, Donnemarie-Dontilly, iXe, 2016, 597-626. Bourdieu, Pierre, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982. Derrida, Jacques, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996. Duchêne, Alexandre, „Néolibéralisme, inégalités sociales et plurilinguisme: l’exploitation des ressources langagières et des locuteurs“, in: Langage et société, 136, 2011, 81-108. Duchêne, Alexandre / Moyer, Melissa / Roberts, Celia (ed.), Language, Migration and Social Inequalities. A Critical Sociolinguistic Perspective on Institutions and Work, Blue Ridge Summit, Multilingual Matters, 2013. Eribon, Didier, Retour à Reims, Paris, Flammarion, 2010. 138 DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 Dossier —, La société comme verdict, Paris, Flammarion, 2014. —, Rückkehr nach Reims, trad. Tobias Haberkorn, Berlin, Suhrkamp, 2016. —, Gesellschaft als Urteil: Klassen, Identitäten, Wege, trad. Tobias Haberkorn, Berlin, Suhrkamp, 2017. Ernaux, Annie, La Honte, Paris, Gallimard, 1997. —, L’écriture comme un couteau, Paris, Stock, 2003. Jaquet, Chantal, Les transclasses, ou la non-reproduction, Paris, PUF, 2014. Kleinau, Elke, „Dieses verstörende Gefühl, an einem Ort zugleich zu Hause und fremd zu sein“, in: Karolin Kalmbach / Elke Kleinau / Susanne Völker (ed.), Eribon revisited - Perspektiven der Gender und Queer Studies, 2 e édition, Wiesbaden, Springer, 2020, 31-45. Thompson, Vanessa E., „Von der Rückkehr nach Reims zur Vielfalt der Kämpfe“, in: Karolin Kalmbach / Elke Kleinau / Susanne Völker (ed.), Eribon revisited - Perspektiven der Gender und Queer Studies, 2 e édition, Wiesbaden, Springer, 2020, 125-141. Wietschorke, Jens, „‚Impostors in the Ivory Tower‘. Zur wissenschaftlichen Performanz von Bildungsaufsteiger/ innen“, in: Thomas Etzemüller (ed.), Der Auftritt. Performanz in der Wissenschaft, Bielefeld, transcript, 2019, 75-92. 1 La conférence a eu lieu quelques mois après la parution de la traduction allemande de La société comme verdict par Tobias Haberkorn. 2 Par exemple lors du workshop „Queerfeministische Praktiken, Theorien und das soziale Feld“ du groupe de recherche Gender / Queer Studies und Medienwissenschaft qui s’est tenu à l’université de la Bauhaus de Weimar le 5 mai 2017, soit un an après la parution de la traduction allemande de Retour à Reims. 3 À ma connaissance, aucune personne intervenue n’était de langue maternelle anglaise, ni parmi les modérateurs et modératrices ni au sein du public. 4 Dans cet article j’utilise le terme de ‚transclasse‘ proposé par Chantal Jaquet dans Les transclasses ou la non-reproduction pour décrire les personnes qui réussissent à changer de classe et donc à se soustraire à la reproduction sociale. 5 Cf. par exemple Wietschorke 2019. 6 D’après Eribon, IPES signifie „Institut pédagogique de l’enseignement secondaire“ (Eribon 2011: 191). 7 Eribon rend son prix après l’annonce de l’attribution du Brudner Prize 2011 à David Halperin qu’il accuse d’avoir plagié son livre Une morale du minoritaire paru chez Fayard en 2001. 8 Il serait également intéressant de se pencher sur l’ambiguïté du plurilinguisme, souvent obligatoire dans le monde académique, et à son rapport à la mobilité de classe. 9 Cette omission dans Retour à Reims est d’autant plus dommage que, comme le souligne Wietschorke, l’expression orale est un aspect central de la performance académique: „Unbestreitbar ist die gesprochene Sprache der zentrale Aspekt wissenschaftlicher Performanz. Ohne den sprachlichen Vortrag ist der wissenschaftliche Auftritt nicht denkbar; in der Beherrschung der wissenschaftlichen Terminologie, einer souveränen Vortragsweise und einer möglichst glasklaren Hochsprache zeigt sich, wer einer akademischen Karriere gewachsen sein könnte und wer eher nicht“ (Wietschorke 2019: 80). 10 Cf. la description du parcours de John Edgar Wideman par Jaquet (cf. Jaquet 2014: 92). 11 „C’est donc seulement lorsque apparaissent les usages et les fonctions inédits qu’implique la constitution de la nation, groupe tout à fait abstrait et fondé sur le droit, que deviennent indispensables la langue standard, impersonnelle et anonyme comme les usages officiels DOI 10.2357/ ldm-2020-0052 139 Dossier qu’elle doit servir, et, du même coup, le travail de normalisation des produits des habitus linguistiques“ (Bourdieu 1982: 31). 12 Une idée déjà développée en détail par Derrida dans Le monolinguisme de l’autre, cf. Derrida 1996. 13 Blanchet définit la glottophobie comme: „Le mépris, la haine, l’agression, le rejet, l’exclusion, de personnes, discrimination négative effectivement ou prétendument fondés sur le fait de considérer incorrectes, inférieures, mauvaises certaines formes linguistiques (perçues comme des langues, des dialectes ou des usages de langues) usitées par ces personnes, en général en focalisant sur les formes linguistiques (et sans toujours avoir pleinement conscience de l’ampleur des effets produits sur les personnes)“ (Blanchet 2019: 44). 14 Ce que souligne déjà Ernaux dans La Honte: „Bretons, Marseillais ou Espagnols, tous ceux qui ne parlent pas ‚comme nous‘ font partie, à des degrés divers, des étrangers“ (Ernaux 1997: 45). 15 Cf. notamment les travaux de recherche d’Alexandre Duchêne sur le rapport entre compétences linguistiques plurilingues et inégalités sociales (cf. Duchêne 2011, Duchêne/ Moyer/ Roberts 2013). 16 Cf. notamment la publication interdisciplinaire Eribon revisited - Perspektiven der Gender und Queer Studies, (Kalmbach/ Kleinau/ Völker 2020). 17 J’utilise cette expression en référence à Rosi Braidotti qui fait le lien entre l’accent belge et la position marginale (plus ou moins revendiquée) de Françoise Collin dans le paysage intellectuel féministe français et international. Braidotti voit justement dans cet accent la condition même de cette singularité de pensée et d’écriture, dans la mesure où sa marginalisation permet d’échapper à l’hégémonie de la pensée imposée par le français standard. Braidotti rappelle que Françoise Collin se décrivait comme „l’immigrée blanche“ pour signifier la „minor variation within a major variation“ de son langage, l’accent belge par rapport au français (parisien) standard (cf. Braidotti 2016: 610). 18 C’est un aspect souligné à plusieurs endroits dans Eribon revisited - Perspektiven der Gender und Queer Studies, en particulier dans les articles respectifs de Elke Kleinau et de Vanessa E. Thompson qui reprochent à Eribon de ne pas s’intéresser assez au passé colonial de la France dans son analyse du racisme, mais aussi dans la façon dont il a luimême réussi son transfert social, et de mettre quasiment au même plan son expérience de ‚transclasse‘ et d’homosexuel avec l’expérience de Baldwin et Wideman (cf. Kleinau 2020: 36, Thompson 2020: 131).
