eJournals lendemains 45/180

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0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0053
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
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Traduire, lire et étudier Retour à Reims dans les pays germanophones

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2020
Bernard Banoun
Tobias Haberkorn
Yasmin Hoffmann
Christoph Reinprecht
ldm451800140
140 DOI 10.2357/ ldm-2020-0053 Dossier Traduire, lire et étudier Retour à Reims dans les pays germanophones Table ronde avec Bernard Banoun, Tobias Haberkorn, Yasmin Hoffmann et Christoph Reinprecht Le vendredi 20 novembre 2020 s’est tenue une table ronde en ligne autour de la réception de Didier Eribon dans les pays germanophones, organisée par Elisabeth Kargl et Bénédicte Terrisse (Université de Nantes). Étaient réunis - Tobias Haberkorn, traducteur de Retour à Reims et de La Société comme verdict. Auteur d’une thèse en littérature comparée à l’ EHESS et à la FU Berlin en cotutelle, publiée sous le titre Das Problem des Zuviel: Welt in Sprache bei Rabelais und Montaigne chez lmverlag Berlin. - Yasmin Hoffmann, traductrice littéraire, en premier lieu d’Elfriede Jelinek, et enseignante à l’université Paul Valéry Montpellier. Elle a encadré pendant quelques années le programme Goldschmidt où elle a fait la connaissance de Tobias Haberkorn. - Christoph Reinprecht, professeur de sociologie à l’université de Vienne. Il a travaillé sur Retour à Reims avec ses étudiant.e.s. et dans le cadre de ses recherches sur les questions des inégalités. La table ronde était animée par Bernard Banoun, professeur de littérature allemande contemporaine, il avait invité Didier Eribon lors d’un colloque sur les masculinités (2012). Traducteur littéraire entre autres de Thomas Jonigk, lui-même dramaturge et auteur d’une adaptation théâtrale de Retour à Reims. Nous en livrons ici une transcription revue et corrigée. Bernard Banoun (BB): L’intitulé du colloque „Transfuge, transfert, traduction: la réception de Didier Eribon dans les pays germanophones“ est plus large que celui de la table ronde, consacrée à un texte en particulier, Retour à Reims / Rückkehr nach Reims: un auteur français, exporté en Allemagne, connaît, par le fait même de ce colloque, un retour en France, il s’agit donc d’un transfert aller et retour. Nous nous concentrerons aujourd’hui sur le déplacement France ⟶ Allemagne / pays germanophones. La table ronde porte sur la traduction de Retour à Reims en allemand, son contexte et ses conséquences. Il s’agit donc de traduction, Übersetzung, au sens propre: dans une autre langue, vers l’allemand. Mais aussi de traduction au sens culturel, c’est-à-dire qu’un texte passe, pas seulement sur le plan verbal, d’une culture à une autre, d’un espace dans un autre, de l’espace français vers l’espace germanophone: le texte lui-même aura un effet sur la sphère d’arrivée et sera peutêtre aussi transformé par elle. Le titre de Didier Eribon le plus fortement traduit et reçu dans un très grand nombre de langues est Retour à Reims, texte de 2009, DOI 10.2357/ ldm-2020-0053 141 Dossier traduit en allemand en 2016 par Tobias Haberkorn. C’est un texte en partie autobiographique, en partie une analyse de soi et en même temps une analyse politique. L’auteur vient d’un espace situé géographiquement près de Reims (donc: la province et périphérie de la province) et d’une classe sociale défavorisée. Le sujet du livre est ainsi le changement d’espace et le changement de classe de ce personnage ayant quitté son milieu d’origine pour Paris où il fait des études. La composante minoritaire est multiple: le personnage est gay et entre dans un milieu intellectuel français totalement étranger à sa classe d’origine. Un thème important du livre est celui de la honte, là encore à plusieurs niveaux: honte de l’origine et honte de ne pas avoir fréquenté sa famille pendant des années. Commençons par le contexte de la traduction: quand et comment la traduction at-elle vu le jour et a-t-elle été publiée? Tobias Haberkorn (TH): La traduction allemande a paru avec sept ans de retard par rapport au texte français. En 2009, quand l’essai est paru en France, plusieurs éditeurs allemands ont un exposé sur leur table mais ne jugent pas le livre suffisamment intéressant pour le traduire. Je ne savais rien de tout cela lorsqu’en 2014 je suis tombé sur un texte à propos de la traduction anglaise de Retour à Reims, qui venait de paraître chez un éditeur américain. Ça m’a intéressé et j’ai donc acheté ce livre. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai fait connaissance avec ce texte, alors qu’il était bien connu dans la discussion française. Dès les vingt ou trente premières pages, j’ai eu envie d’essayer de le traduire, d’une part, parce que j’envisageais à l’époque de devenir traducteur moi-même, et aussi parce qu’il me semblait qu’il était urgent de traduire ce texte, pour ses qualités littéraires, mais aussi pour les thématiques abordées, notamment la question de la classe sociale et du transfuge de classe, qui me semblaient être pratiquement absentes de la discussion allemande à ce moment-là. J’ai donc commencé à faire un premier ‚exposé‘ que j’ai envoyé à un éditeur, et en parallèle j’ai candidaté au programme Goldschmidt où j’ai été accepté. J’ai participé à ce programme en travaillant sur l’exposé du texte et en essayant d’approcher différents éditeurs, et notamment Suhrkamp, qui s’est laissé convaincre. La traduction a pris le temps qu’il fallait, le texte est paru en mai 2016. Yasmin Hoffmann (YH): C’est la troisième fois que je me confronte à ce texte d’Eribon. Lorsque Tobias a présenté ce texte en 2015 lors du programme Goldschmidt, la question première qui s’est posée à nous a été celle du genre, dans tous les sens du terme, puisque le programme Goldschmidt s’adresse à de jeunes traducteurs littéraires et de surcroît de jeunes auteurs qui ont besoin de soutien. Face à ce texte, nous nous sommes demandé ce que c’était: est-ce de la théorie, est-ce une biographie, est-ce une autobiographie sociologique? En dernière instance, la question a été celle de la valeur littéraire de ce texte. Mérite-t-il d’être pris dans un programme de traduction littéraire? La question a été très vite tranchée, nous avons tous convenu qu’il s’agissait d’un texte qui avait une valeur littéraire certaine. Ça a été mon premier contact avec le texte d’Eribon. Et ensuite je n’ai pas eu à encadrer le travail de Tobias, étant donné qu’il a travaillé avec Frank Heibert, à Berlin. Moi, je 142 DOI 10.2357/ ldm-2020-0053 Dossier m’occupais plus des boursiers qui traduisaient de l’allemand vers le français. Néanmoins, à la fin de l’atelier, nous avons fait une petite lecture scénique de chacun des textes. La question de savoir dans quelle mesure ce texte appelle une autre traduction, au sens d’un autre medium, m’est apparue à ce moment-là. Ce qui fait que je n’ai pas du tout été étonnée que ce récit se retrouve sur des planches. Personne ne pouvait prévoir, évidemment, ce succès. 1 Une question à Tobias, très directe. Est-ce que, à partir du moment où votre traduction est passée au théâtre, a été adaptée, réécrite par Thomas Ostermeier, estce que vous avez été associé, êtes-vous associé en termes de droits d’auteurs, ou est-ce que vous êtes dessaisi de votre traduction? TH: Dans le contrat qu’un traducteur signe avec un éditeur allemand, ou en tout cas celui que j’ai signé, il y a une passation de tous les droits d’adaptation pour tous les formats (télévision, théâtre) à l’éditeur. J’ai un pourcentage sur ce que l’éditeur perçoit de la Schaubühne ou d’autres théâtres qui veulent adapter le texte. J’ai été étonné du peu d’argent que devait donc toucher l’éditeur Suhrkamp pour ces représentations-là. Cela est compensé par un pourcentage que j’ai heureusement - un tout petit - sur les ventes (Didier Eribon en a un lui aussi, un peu plus grand que moi), qui sont au-delà de 100 000 exemplaires. Ce sont les pratiques normales du métier. Un autre point a été moins habituel: Il a fallu que je sois très insistant pour que mon nom soit mentionné sur le site internet de la Schaubühne - pour signaler qu’il s’agissait bien de ma traduction. Au départ, le théâtre refusait de le mentionner en disant qu’il y avait tant de personnes qui avaient contribué à la version jouée sur scène - ce qui est vrai, ce n’est pas uniquement le texte du livre qui est dit sur la scène. Mais quand j’ai vu ensuite que plus de la moitié de la représentation théâtrale consistait en une lecture du texte, j’ai de nouveau insisté et obtenu que mon nom soit mentionné. Cela dit, une version audio du livre vient de sortir en allemand, lue par Thomas Ostermeier, et tout le marketing de cet audio-livre omet qu’il y a un traducteur. Cela suggère presque que Ostermeier a fait sa propre traduction, alors qu’il lit simplement la mienne. C’est non seulement fâcheux, au point qu’on peut se demander s’il n’y a pas effectivement une volonté de me dessaisir de la traduction. C’est aussi illégal. Les lois sur la propriété intellectuelle stipulent qu’une traduction est une création et que le traducteur doit être mentionné avec une œuvre au même titre que son auteur. BB: Christoph Reinprecht, en tant que sociologue, avec un accès théorique à ce texte, comment le voyez-vous? Comme texte littéraire ou comme texte théorique? Christoph Reinprecht (CR): On a l’impression que c’est un texte entre les deux: ni un texte littéraire, ni un texte scientifique classique, du point de vue germanique, en tout cas. L’univers des sciences sociales, la manière d’écrire des textes dans les pays germanophones, diffère un peu de la manière française. J’ai découvert le livre en 2009, alors que j’étais chercheur invité à l’université de Paris 8, et nous avons beaucoup discuté du texte. En France, le texte m’a semblé beaucoup plus cohérent qu’en Allemagne ou en Autriche. C’est seulement en lisant la traduction allemande DDossier qu’une sorte d’inconfort s’est installé (on dit „irritation“ en allemand), que la question du genre littéraire du texte s’est posée pour moi. Avec mes étudiants, nous avons découvert à la fin d’un semestre, après avoir beaucoup travaillé sur ce texte et sur la langue, que la question était finalement „qui parle? “. Est-ce un personnage littéraire, est-ce l’auteur, Didier Eribon, au sens d’un individu, un intellectuel, ou est-ce une position scientifique? Le texte, avec sa manière de dessiner des méandres entre le littéraire, le biographique, l’autobiographique et le scientifique, l’analytique, pose cette question. 144 DOI 10.2357/ ldm-2020-0053 Dossier construit souvent d’une manière très différente. C’est notamment la syntaxe qui m’a posé des difficultés intéressantes. Un troisième point, qui a peut-être été un peu moins remarqué dans la discussion autour du livre en allemand, est que Eribon est aussi un auteur polémique qui peut s’attaquer à des adversaires parfois nommés et cités; mais il peut aussi implicitement faire allusion à certains courants de pensée présents dans la scène intellectuelle et médiatique française qui ne sont pas facilement identifiables pour un public allemand. Je pense par exemple à une certaine vulgate psychanalytique contre laquelle Eribon s’insurge régulièrement. Il a fallu trouver un moyen de rendre audibles en allemand ces débats implicites dans le texte. YH: J’aimerais reprendre deux notions lancées par Christoph Reinprecht et mentionnées par Tobias Haberkorn. Il y a d’abord la notion d’‚irritation‘, à propos de ‚qui parle? ‘, et l’autre aspect: M. Reinprecht a dit une chose importante: le texte ne se lit pas de la même façon en France qu’en Allemagne. J’y ai repensé en visionnant une captation du spectacle de la Schaubühne avec en fond un morceau de film. Cette sociologie de la France périurbaine, rattachée aux aspirations de la classe ouvrière, au modèle de l’ascension sociale, je connais ça du côté français. Je ne vis pas cela en Allemagne. Quand je prends le TGV , que je vais à Reims ou à Amiens, je traverse cette France. Je la connais. Le contexte, c’est ça aussi. On peut peut-être déjà lancer la question à laquelle on répondra seulement tout à l’heure: Tobias a mentionné la psychanalyse, la réflexion politique, le retour sur le marxisme. Pourquoi ce texte at-il eu une autre fonction en Allemagne? En Allemagne, ce texte, j’ai l’impression qu’il remplit un vide. Il prend la place de quelque chose qui n’existe pas. Ça tient à quoi, au statut du texte? à l’évolution politique et sociale très différente entre la France et l’Allemagne, concernant la classe ouvrière? BB: Cela rejoint la question du moment de réception. Dans quelle mesure l’année 2016 était-elle une sorte de kairos, de moment plus brûlant, plus pertinent pour la réception de cette traduction en Allemagne? CR: C’est une question très intéressante. La France et l’Allemagne sont des pays qui se connaissent bien et en même temps, il y a toujours des images sur l’autre qui sont très fortes, qui jouent un très grand rôle. Dans le contexte de l’université, trois éléments permettent d’expliquer que le texte a eu un écho très fort parmi les jeunes intellectuel.le.s et les médias, et pas tellement parmi les collègues établis des sciences sociales à l’université. Ces derniers étaient assez réservés sur ce texte. Ils trouvaient qu’il manquait une vraie terminologie sociologique, qu’il manquait Weber etc. Dans les sciences sociales, il est inapproprié, presque interdit, dans nos pays, de parler de soi-même, d’utiliser le ‚je‘. L’idée qu’un auteur a une biographie et que cette biographie joue un rôle, ou qu’on puisse écrire un développement narratif en mêlant une analyse relevant des sciences sociales est une chose très compliquée chez nous. Que quelqu’un écrive sur soi-même et en même temps propose une analyse de la société a eu un effet libérateur. D’autre part, c’est vrai qu’il y a un vide: c’est la classe sociale. La notion de classe sociale a complètement disparu depuis vingt ou trente ans, malgré un certain retour il y a une dizaine d’années. Cependant, DOI 10.2357/ ldm-2020-0053 145 Dossier dans les textes de sciences sociales, le lien avec sa propre vie n’était jamais fait. Plus personne ne posait la question „d’où je viens“, en liant la question de l’appartenance sociale au ‚je‘. Ici, une personne fait une analyse de la société contemporaine qui est liée à lui-même. Les gens se sont dit alors: c’est vrai, la classe sociale joue un rôle. C’est un sentiment qui était beaucoup plus fort chez les jeunes que chez les collègues ‚établis‘. Pour les universitaires en sciences sociales, cette notion de classe n’était pas claire dans le livre. Enfin, 2016, c’est un autre moment que 2009. 2016, c’est l’année après ce qu’on a appelé la ‚crise des réfugiés‘. C’est un contexte de crise, où beaucoup de monde, beaucoup de ces lecteurs se sont engagés, ont essayé de contribuer à la solution de cette crise. Le ‚je‘ joue un rôle. Même si la suite a été beaucoup plus compliquée. En France, en 2009, c’était plutôt le contexte Annie Ernaux, avec lequel il était sans cesse comparé. C’était la référence en matière d’écriture de biographie sociologique, non fictive. C’était quelque chose qui n’existait pas en Allemagne ou en Autriche. Chez Elfriede Jelinek ou Thomas Bernhard, il y a beaucoup d’éléments biographiques mais ils sont traités autrement. Ce sont quelques-unes des raisons qui expliquent le succès étonnant de ce livre outre-Rhin. BB: À ce propos, je voudrais mentionner un compte rendu du livre par Dirck Linck dans la revue Merkur en 2016 intitulé „Die Politisierung der Scham“, qui évoque cet aspect de la ‚classe‘ et la question de la disparition des classes sociales, question peut-être éclairée par le livre dans le contexte allemand, mais qui est aussi une donnée qui existe dans la vie politique et sociale française. La social-démocratie aurait remplacé la question des classes par des questions culturelles ou d’identité, reléguant au second plan la classe comme appartenance collective. On sait les conséquences que cela peut avoir jusqu’à nos jours. TH: Il est évident que la société allemande a nié la question des classe sociales encore plus fortement que la société française, et Rückkehr nach Reims a été un élément majeur dans la remise en question de ces faits sociaux. La masse des livres, autobiographiques ou purement sociologiques, qui ont paru sur cette thématique depuis quelques années en témoigne. Quant au succès étonnant du livre en Allemagne, j’ajouterais une remarque sur la technique littéraire de Didier Eribon. Je pense que le mode de description et d’analyse que Eribon a trouvé pour rendre compte de son propre parcours social - de son histoire de transfuge de classe - confère à son livre un caractère hautement transposable. Il permet une lecture identificatoire même pour des personnes dont l’expérience personnelle peut être tout autre. Beaucoup de gens m’ont dit avoir été très touchés par le livre bien qu’ils ne soient ni homosexuels, ni venant d’un milieu ouvrier, ni d’un milieu socialement défavorisé. Ils parvenaient à retrouver une partie de leur propre biographie dans les luttes que Eribon met au jour dans Retour à Reims. La quête de la subjectivation, qui est l’histoire racontée dans Retour à Reims, cette quête concerne tout le monde, quelles que soient les circonstances. Tout le monde se heurte à des normes sexuelles, des normes sociétales, des normes imposées par la famille. Dans Retour à Reims, Eribon a trouvé deux langages pour écrire cela: l’un est extrêmement 146 DOI 10.2357/ ldm-2020-0053 Dossier concret, c’est le récit de ses expériences vécues. Mais, imbriqué dans ce récit concret, il y a le langage théorique et analytique. Eribon livre sa vie, c’est-à-dire une expérience particulière, et en même temps une généralisation de cette vie qui situe son cas individuel sur le plan des identités collectives, sociales. Cette généralisation, qui ajoute un niveau d’abstraction, rend lisibles et transposables les mécanismes qu’il décrit pour quelqu’un qui a fait peut-être une autre expérience mais dont les difficultés se situent néanmoins dans la même logique sociale. Je pense que c’est justement le grand degré d’abstraction du livre qui facilite une lecture identificatoire, car les mécanismes sociaux se répètent dans des circonstances diverses. Cela ne veut pas dire que le parcours de Didier Eribon est équivalent à celui d’un enfant homosexuel issu d’un milieu aisé, ni à celui d’un immigré ou d’une femme estallemande. Mais ça explique le succès du livre dans beaucoup de milieux. Beaucoup d’Allemands de l’Est se sont retrouvés dans les difficultés que Eribon décrit, devant changer leur habitus afin de s’adapter au monde des gens bien comme il faut. Cela vaut également pour un grand nombre d’Allemands issus d’un monde rural et traditionnel qui, comme moi-même, se sont installés à Berlin ces vingt ou trente dernières années. Ils font partie d’une vague de migration géographique et sociale qui a reconfiguré l’ordre social du pays. Je pense que cette reconfiguration permet d’expliquer à la fois le vide autour des questions de classe et la puissance avec laquelle ces questions reviennent depuis quelques années. Pour qu’une théorie des classes sociales aussi différenciée que celle de La distinction de Bourdieu puisse devenir une grille de lecture universelle, il faut qu’il y ait un centre, il faut savoir quelle est la bourgeoisie à laquelle tout le monde aspire ou que tout le monde déteste et qui en tout cas domine l’ordre symbolique. En Allemagne, du fait de la décentralisation du pays, avec sa structure régionale, la bourgeoisie était pendant longtemps régionalisée. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de mécanismes d’exclusion sociale, mais ceux-ci n’étaient pas homogènes dans l’ensemble du pays. Avec l’émergence de Berlin comme nouvelle capitale, une capitale qui était symboliquement vide et où les règles de la domination sociale devaient être renégociées, toute une série de phénomènes d’observation, de distinction, de tentatives pour se situer dans le rang social ont acquis une nouvelle virulence. Retour à Reims décrit quelque chose qu’on n’aurait pas su nommer auparavant parce qu’on disposait de peu de modèles d’analyse dans l’espace germanophone. YH: Je me suis longuement posé la question suivante: dans ce transfert, quelle est la fenêtre par laquelle en Allemagne on regarde ce texte? Par quel trou de serrure? Par quel judas on regarde? Qu’est-ce qu’on exclut quand on regarde à travers un judas? Dans ce dispositif optique par lequel on regarde l’autre, il y a bien sûr la notion de traîtrise et de trahison. Dans cette narration sociologique, la notion de traîtrise, dans tous les sens du terme, est au centre. La classe ouvrière s’est sentie trahie. Elle a été trahie et pas seulement par la gauche. Elle a été trahie par les promesses d’une industrie délocalisée, par l’externalisation du prolétariat. Le pauvre bougre est resté, mais le prolétaire, il est en Asie. Il y a tous ces problèmes-là. Ce n’est que maintenant qu’on peut faire une critique du marxisme. Est-ce qu’Eribon fait la critique DOI 10.2357/ ldm-2020-0053 147 Dossier du marxisme? Il amorce une réflexion qui peut avoir lieu aujourd’hui. Traître, transfuge, il n’y a pas que le transfuge de classe. BB: Le question de la porte, la fenêtre, par lesquelles on voit, posée par Yasmin Hoffmann nous conduit à évoquer la réception théâtrale. Je dirai quelques mots de cette réception française et allemande, avec un décalage de sept ans. Il est manifeste que la réception allemande est plus forte, plus vaste pour ce qui est des chiffres de vente en Allemagne qu’en France. À cause de l’époque, mais peut-être aussi à cause de l’espace médiatique et de la personnalité de l’auteur. La chambre d’échos médiatiques est plus vaste en Allemagne, avec une pluralité de réceptions dans les journaux. Il y a aussi en Allemagne un effet de nouveauté, ainsi que l’absence de surdétermination qui existait en revanche en France à cause de Bourdieu. Notamment, dans les années 2009, il y avait en France une forme de marginalisation de Bourdieu, le texte n’a pas été aussi fortement reçu, et aussi de marginalisation d’Eribon lui-même, pour diverses raisons dans divers contextes. Ce passif n’existait pas dans l’espace germanophone. Pour donner un exemple: Ulrich Peltzer, un auteur très politique, voyait en Eribon l’intellectuel français et l’écrivain aussi faisant écho à ses préoccupations personnelles. La réception est donc au moins triple: médiatique, intellectuelle et artistique. Le livre n’est pas reçu en réaction à la réception théâtrale, il y a eu d’abord le livre, puis le théâtre, alors qu’en France, le texte serait revenu par le théâtre, entraînant une nouvelle réception. Il est assez fréquent que la scène soit un lieu d’exposition. Il y a eu plusieurs mises en scène théâtrales: la plus célèbre est celle de Thomas Ostermeier à la Schaubühne. En début d’année [2020] est donnée une mise en scène de Thomas Jonigk à Cologne, totalement différente. On relève dans toutes ces mises en scène des effets de mise à distance: la volonté de traduire sur la scène le caractère hybride ou non-homogène du texte de départ, son caractère narratif, biographique, et la distance réflexive par rapport à ces données. Il n’y a pas d’adaptation, en tout cas à ma connaissance, qui soit un simple récit, une représentation de l’enfance et de la jeunesse d’Eribon. Nicole Kandioler (question du public): En enseignant le texte de Eribon à la Bauhaus Universität de Weimar, on a été confronté au besoin parmi les enseignants et les étudiants de faire un coming-out de leurs origines. Est-ce que vous avez été confronté à ce besoin de parler de ses propres origines? Un besoin que le ‚je‘ de Eribon suscite. CR: Le travail sur le texte a déclenché en effet une sorte d’autoréflexion. Les étudiants ont eu besoin de parler d’eux-mêmes mais aussi de parler de ces expériences pour lesquelles on n’a pas les mots habituellement dans les séminaires à l’université, par exemple la question de la violence des rapports de classe, qui est au centre du livre d’Eribon. La violence, soit c’est quelque chose de très abstrait, on parle de violence des camps de concentration, on parle de la violence de la police, mais pas de la violence à laquelle on peut être confronté soi-même dans son parcours personnel; ou la question de la trahison, qui est très importante, ou la honte. L’approche intersectionnelle a ouvert une porte: Retour à Reims ne racontait pas seulement l’histoire 148 DOI 10.2357/ ldm-2020-0053 Dossier d’une personne d’origine ouvrière mais aussi la biographie d’une personne qui a été poussée par son orientation sexuelle vers la grande ville, ce qui lui a donné la capacité de s’éloigner de sa famille. Eribon, c’est aussi quelqu’un qui nous rappelle que la famille n’est pas forcément un cadre bienfaisant ou bienveillant. J’ai proposé aux étudiants de faire un travail auto-sociologique ou une auto-socio-analyse pour valider le séminaire, aussi un peu dans la tradition de Bourdieu. Beaucoup d’étudiant.e.s se sont saisi.e.s de cette occasion. La plupart de leurs récits avait un niveau de réflexivité impressionnant. Le défi était bien d’éviter de tomber dans un récit très privé, très subjectif ou au contraire d’écrire quelque chose de très abstrait. Il fallait rester d’une certaine manière dans le point de vue sociologique: devenir soi-même objet de l’analyse sociologique et réfléchir à son propre positionnement dans la société. C’est une chose que l’on connaît bien de la sociologie féministe, mais qui est resté en-dehors des séminaires plus généraux sur les inégalités sociales. BB: Christoph Reinprecht, dans quel type d’enseignement en sociologie avez-vous travaillé avec les étudiant.e.s sur Retour à Reims? CR: Le contexte dans lequel j’ai développé ce séminaire était d’essayer de déconstruire la notion de ‚Herkunft‘, de l’origine sociale. Pourquoi? Parce que dans le contexte des pays d’immigration que nous sommes, toutes les questions d’immigration et d’intégration sont liées à la question de l’‚origine‘ (‚Herkunft‘). Il y a beaucoup de livres sur la question, notamment le très beau livre de Saša Stanišić (la traduction française par Françoise Toraille est parue en 2021 sous le titre Origines chez Stock). Qu’est-ce que l’origine? Ce qui était frappant dans ce débat avec les étudiants, c’est que finalement l’origine a une dimension réelle, biographique, mais est aussi socialement construite. Cette interaction entre le réel - c’est une chose à laquelle on revient toujours, on est tenu par ça - et d’un autre côté la construction sociale, le rapport de force dans notre société a été une question importante dans le débat. Les étudiants ont remarqué que ce n’était pas seulement une question subjective, biographique, mais que c’était aussi une question de construction sociale et que les deux éléments sont toujours en interaction. Chez Eribon, ce retour, ce n’est pas seulement un retour aux origines, c’est bien sûr un retour à certaines images ou certaines constructions. TH: On a parlé d’‚intersectionnalité‘, un mot qui n’est pas utilisé dans le livre par Didier Eribon, même si l’on reconnaît tout de suite qu’il s’agit là d’un cas exemplaire de deux différents aspects minoritaires, social et sexuel. Je suis très intéressé par cette question du Bekenntniszwang: le texte contraint les lecteurs à se déclarer. C’est tellement dérangeant de lire ce texte qu’on se sent tout de suite obligé de dire d’où on vient, comment on se situe soi-même sur le plan social et sur le plan des origines. Je pense qu’on peut observer dans la première réception médiatique dans le ‚Feuilleton‘ allemand une tendance à catégoriser ce texte dans un débat sur les défauts de notre parti de centre-gauche au pouvoir, c’est à dire du SPD . En effet, Eribon présente la gauche au pouvoir, celle du Parti socialiste en France, comme un parti politique qui trahit les classes populaires. Si l’on s’arrête à ce niveau de lecture, DOI 10.2357/ ldm-2020-0053 149 Dossier le problème posé par le livre au public allemand est, d’une certaine manière, circonscrit et résolu par une condamnation de l’Agenda 2010 du gouvernement Schröder. En réalité, le caractère dérangeant du livre va beaucoup plus loin parce que la question de la classe sociale, même à travers le prisme intersectionnel ‚race, class, gender ‘, ne peut être représentée que sur le mode de la négation. Aujourd’hui, dans les entreprises, dans la publicité, dans la société qui se pense moralement intègre et cosmopolite, il y a une place en termes d’inclusion pour les origines ethniques diverses, de même que pour les identités sexuelles diverses. Mais l’identité de classe inférieure, il n’est possible de la représenter que sur le mode négatif. Je ne vois pas comment on peut appartenir à la classe bourgeoise tout en restant fidèle à une origine ouvrière, ou de classe sociale infériorisée. Donc la classe sociale reste la chose plus difficile et aussi la plus invisible, la plus cachée dans le jeu social. La trace qu’elle laisse, c’est la mauvaise conscience, au sens de culpabilité refoulée. Dans l’adaptation théâtrale de Thomas Ostermeier, mais aussi dans les interviews qu’il a données, le motif de la mauvaise conscience était central: „Qu’est-ce que nous avons fait pendant toutes ces années où la situation politique s’est dégradée tandis que notre carrière dans le milieu culturel allait de plus belle? “ C’est ce qu’il semblait vouloir dire après l’année 2016, suite à la montée du AfD , du Brexit et de l’élection de Donald Trump. C’est aussi la question qu’a soulevée Nina Hoss, la comédienne qui a tenu à jouer le rôle central dans l’adaptation. La notion de la mauvaise conscience est moins présente dans le discours français, peut-être parce qu’elle est très protestante. C’est le versant bourgeois de la „honte de l’origine sociale“ dont parle Eribon. Transcription et rédaction: Elisabeth Kargl et Bénédicte Terrisse 1 Bernard Banoun: le programme franco-allemand Georges-Arthur Goldschmidt, du nom du traducteur et écrivain, cofinancé par la France et l’Allemagne, met en présence, tous les ans, 5 ou 6 traducteurs français et 5 ou 6 traducteurs allemands en herbe qu’il fait travailler ensemble, une partie du temps à Berlin, une autre au collège des traducteurs d’Arles, avec comme tuteurs une traductrice ou un traducteur français et une traductrice ou un traducteur allemand.