Claude Boyer: Le Comte d'Essex. Tragédie
édité par Christopher Gossip
0115
2024
978-3-3811-1372-9
978-3-3811-1371-2
Gunter Narr Verlag
Christopher Gossip
10.24053/9783381113729
Figurant parmi les écrivains dramatiques maintenant sous-estimés, Claude Boyer (1618-1698) fit représenter à Paris, au cours d'une longue carrière, vingt-quatre pièces de théâtre, alors qu'une poignée d'autres a connu un sort moins certain. Soumis aux attaques constantes d'une cabale menée par Furetière, Boileau et Racine, il rédigea en 1678 un Comte d'Essex qui concurrença une tragédie du même nom de Thomas Corneille, représentée le mois précédent. Reçu à l'Académie Française en 1666, Boyer est un auteur talentueux : la critique moderne souligne ses qualités de technicien du théâtre, sa précision et son souci du détail, ses intrigues complexes et mouvementées. Georges Forestier le considère comme « probablement le meilleur des auteurs de second rang ».
<?page no="0"?> www.narr.de ISBN 978-3-381-11371-2 Figurant parmi les écrivains dramatiques maintenant sous-estimés, Claude Boyer (1618-1698) fit représenter à Paris, au cours d’une longue carrière, vingt-quatre pièces de théâtre, alors qu’une poignée d’autres a connu un sort moins certain. Soumis aux attaques constantes d’une cabale menée par Furetière, Boileau et Racine, il rédigea en 1678 un Comte d’Essex qui concurrença une tragédie du même nom de Thomas Corneille, représentée le mois précédent. Reçu à l’Académie Française en 1666, Boyer est un auteur talentueux : la critique moderne souligne ses qualités de technicien du théâtre, sa précision et son souci du détail, ses intrigues complexes et mouvementées. Georges Forestier le considère comme « probablement le meilleur des auteurs de second rang ». BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser 229 Gossip (éd.) Claude Boyer: Le Comte d’Essex BIBLIO 17 Claude Boyer Le Comte d’Essex Tragédie Édité par Christopher Gossip <?page no="1"?> Claude Boyer Le Comte d'Essex <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 229 ∙ 2024 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. <?page no="3"?> Claude Boyer Le Comte d'Essex Tragédie Édité par Christopher Gossip <?page no="4"?> DOI: https: / / doi.org/ 10.24053/ 9783381113729 © 2024 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwer‐ tung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elek‐ tronischen Systemen. Alle Informationen in diesem Buch wurden mit großer Sorgfalt erstellt. Fehler können dennoch nicht völlig ausgeschlossen werden. Weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen übernehmen deshalb eine Gewährleistung für die Korrektheit des Inhaltes und haften nicht für fehlerhafte Angaben und deren Folgen. Diese Publikation enthält gegebenenfalls Links zu externen Inhalten Dritter, auf die weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen Einfluss haben. Für die Inhalte der verlinkten Seiten sind stets die jeweiligen Anbieter oder Betreibenden der Seiten verantwortlich. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-381-11371-2 (Print) ISBN 978-3-381-11372-9 (ePDF) ISBN 978-3-381-11373-6 (ePub) Image de couverture: Robert Devereux, Earl of Essex, huile sur toile, 1516. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® <?page no="5"?> 7 31 33 35 39 40 57 70 80 94 109 Sommaire INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ÉTABLISSEMENT DU TEXTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ACTEURS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ACTE I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ACTE II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ACTE III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ACTE IV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ACTE V . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . GLOSSAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . <?page no="7"?> 1 Né le 10 novembre 1565 et non pas en 1566 ou 1567, dates proposées par certains biographes. L’historien William Camden affirme dans son Histoire d’Elizabeth royne d’Angleterre, traduit du latin … par Paul de Bellegent, Paris, Samuel Thiboust, 1627, 4 e partie, p.-348, que Devereux mourut «-l’an 34 de son âge-». 2 Gautier de Coste de La Calprenède, Le Comte d’Essex, Paris, 1639. Imprimée sans nom d’auteur (La Calprenède signe la dédicace) et sans nom de libraire, la pièce suit un acte du 26 avril 1638 entre le dramaturge et le marchand-librarire parisien Augustin Courbé (voir Alan Howe, Documents du Minutier central des notaires de Paris. Écrivains de théâtre 1600-1649, Paris, Centre historique des Archives nationales, 2005, p.-263-264). INTRODUCTION Le 25 février 1601, mercredi des Cendres, Robert Devereux, 2 e Comte d’Essex, 35 ans 1 , favori de la reine Élisabeth 1 re d’Angleterre et d’Irlande, fut décapité avec trois coups de hache sur un échafaud dressé sur Tower Green, une petite étendue de gazon dans l’enceinte de la Tour de Londres. Le corps et la tête furent ensuite enterrés dans le chœur de la chapelle royale de Saint-Pierre-aux-Liens, église paroissiale de la Tour. Six jours plus tôt, à l’issue d’un procès qui se déroula à Westminster Hall, il avait été condamné à mort pour des crimes de lèse-majesté et de haute trahison en même temps que son ami le Comte de Southampton qui allait être gracié par la reine, alors âgée de 67 ans. Si l’histoire moderne n’était guère à l’ordre du jour de la tragédie française au début du XVIIe siècle, elle n’en était pas tout à fait absente. Aux sujets conventionnels tirés de l’histoire et de la mythologie grecques et romaines on venait d’ajouter les récits contemporains de la décollation en 1587 de Marie Stuart, reine d’Écosse et reine consort de France, et de la mort de Lady Jane Grey, reine d’Angleterre pendant neuf jours en 1553, exécutée l’année suivante à l’âge de 16 ans. Dès 1601 Antoine de Montchrestien avait fait jouer à Paris et Orléans sa tragédie L’Escossoise, ou le désastre, puis Charles Regnault allait publier une Marie Stuard Reyne d’Écosse en 1639 et Jean Puget de La Serre un Thomas Morus en 1642, consacré à Thomas More, célèbre humaniste et homme politique anglais, décapité en 1535. La Calprenède composa une Jeanne reyne d’Angleterre, représentée au début de 1637 et publiée en 1638, avant de donner en 1637 la première tragédie française consacrée aux derniers moments de la vie du Comte d’Essex. Cette pièce connut un vif succès, imprimée à Paris en 1639 2 , puis de nouveau en 1650 et 1651 avant une ultime édition lyonnaise en 1654. L’histoire de Robert Devereux fut reprise trois fois en 1678, d’abord par Thomas Corneille dans une tragédie créée à l’Hôtel de Bourgogne le 7 janvier, suivie d’une pièce avec le même titre offerte par Claude Boyer au Théâtre <?page no="8"?> 3 Paris, Pierre Lemonnier, 1672. « Il y a longtemps que je dois à Monseigneir d’Albi votre oncle, des marques publiques de mon respect et de ma reconnaissance, et j’ai cru que je pouvais lui rendre cet hommage en votre personne ». Sur cette période dans la vie de notre auteur, voir Aurore Gutierrez-Laffond, « Les Débuts de Claude Boyer : des affaires diocésaines à une carrière dramatique à Paris-», Revue d’histoire littéraire de la France, 108 (2008), p.-35-50. 4 Voir, par exemple, Pierre-François Godard de Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, Paris, Prault, 1735, p. 184 ; François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français, t. XII, Paris, P.G. Le Mercier et Saillant, 1747, p. 98 ; Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, 2 e éd., Paris, Jombert, 1763, p. 520 ; Jean-Marie-Bernard Clément, Anecdotes dramatiques, t. III, Paris, Vve Duchesne, 1775, p. 67-68 ; Joseph de La Porte et Sébastien-Roch-Nicolas de Chamfort, Dictionnaire dramatique, t. III, Paris, Lacombe, 1776 p.-520. Guénégaud et représentée à partir du 25 février. Quelques mois plus tard, Le Comte d’Essex, histoire angloise, ouvrage anonyme en prose, parut chez Claude Barbin à Paris et Thomas Amaulry à Lyon, avec un achevé d’imprimer du 15 juillet. Traduite en anglais, cette petite nouvelle sortit en 1680 sous le titre de The Secret History of the Most Renowned Queen Elizabeth, and Earl of Essex. By a Person of Quality, donnant lieu ensuite à la tragédie de John Banks, The Unhappy Favourite ; Or the Earl of Essex, jouée à Londres en 1681 et publiée l’année suivante. Boyer entre détracteurs et admirateurs Né à Albi en 1618, fils de Pierre Boyer, avocat et premier consul de la ville, Claude Boyer fut élevé par les Jésuites avant de devenir bachelier en théologie, puis en novembre 1642 fut député à Paris auprès du Conseil privé du roi concernant un contentieux opposant le diocèse d’Albi aux habitants de Conques, aux consuls de Réalmont et au syndic du chapitre de Sainte-Cécile d’Albi. Cette mission dura jusqu’au mois de février 1644, après quoi Boyer resta à Paris où il composa sans doute sa première tragédie, La Porcie romaine, représentée puis imprimée en 1646 avec une dédicace adressée à la Marquise de Rambouillet, dont il fréquenta le fameux salon littéraire tenu rue Saint-Thomas-du-Louvre en compagnie de Guez de Balzac, Chapelain, Ménage, Voiture… À ses débuts il semble avoir été soutenu par un premier mécène, Gaspard de Daillon du Lude, évêque d’Albi, qui menait un train de vie fastueux et que Boyer remercie indirectement en dédiant sa pastorale Lisimène au Grand maître de l’artillerie de France, Henri de Daillon, Comte du Lude 3 . À partir du XVIIIe siècle, plusieurs critiques ont utilisé le qualificatif « abbé » ou quelquefois « prêtre » en décrivant Claude Boyer 4 . Mais dans les textes de l’auteur, les pages de titre le désignent comme «-Monsieur Boyer-» ou, à partir du Comte d’Essex en 1678, comme « Monsieur Boyer, de l’Académie Française », 8 INTRODUCTION <?page no="9"?> 5 Art. cit., p. 40. Sylvie Benzekri accepte cette dernière explication, même si elle conjecture aussi que Boyer ait peut-être reçu un bénéfice vers la fin de sa vie, malgré l’absence de documentation (Claude Boyer dramaturge : une traversée du X V I Ie siècle (1618-1698), Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 2009, p.-26). 6 Sylvie Benzekri, ibid., p. 25 ; Antoine Furetière, Second Factum, dans Recueil des Factums d’Antoine Furetière de l’Académie Françoise, éd. Charles Asselineau, t. I, Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1858, p.-172. 7 Nous comptons comme une seule tragédie Porus ou la générosité d’Alexandre (1648), réimprimé en 1666 comme Le Grand Alexandre, ou Porus roy des Indes. L’attribution à Boyer de la tragédie anonyme La Mort des enfans de Brute (1648) n’est pas suffisamment attestée. et quelques privilèges l’appellent « le sieur Boyer » (Aristodème, Tyridate ou Ulysse dans l’Isle de Circé, par exemple). Selon Aurore Gutierrez-Lafond, Boyer était abbé dans la mesure où il portait l’habit ecclésiastique qui suffit à autoriser ce titre-: L’abbé Boyer n’a pas ete un abbé régulier, à la tête d’une abbaye où il aurait été tenu de résider. Abbé séculier, il est peu probable qu’il ait eu une abbaye en commende ni qu’il ait été bénéficier. Sans doute, faisait-il partie de cette catégorie mentionnée par le Dictionnaire Trévoux de 1743, des « abbés de "Sainte espérance", ceux qui prennent la qualité d’Abbés sans avoir d’Abbaye et quelquefois même de bénéfice ». Tel se reconnaît plaisamment l’abbé Boursault en 1667, dans sa spirituelle lettre à Marie Tallemant, protectrice avérée des deux « abbés », Boyer et Boursault. Leur fréquentation assidue des cercles mondains les identifait à l’espèce fort répandue des «-abbés de cour 5 -». Le surnom d’«-abbé Boyer-» est constant après sa mort. Selon Sylvie Benzekri, il s’agit d’un abus de langage dont l’origine se trouverait dans ces mots de Furetière-: [Boyer] n’a pas été assez heureux pour faire dormir personne à ses Sermons, car il n’a point trouvé de lieu pour prêcher. La nécessité l’a donc reduit à prêcher sur les Theatres du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne-; mais il leur a porté malheur 6 . Auteur prolifique et particulièrement tenace, Claude Boyer composa, au cours d’une carrière de plus de cinquante ans (1645-1697), vingt-quatre pièces de théâtre représentées et imprimées, dont seize tragédies, quatre tragi-comédies, une comédie, une comédie héroïque, une pastorale et une tragédie en musique dont il a rédigé le livret 7 . En plus, deux tragédies, jamais publiées, furent créées à l’Hôtel de Bourgogne. Le 31 décembre 1660 Tigrane eut une première représentation très réussie, suivie, selon La Muze historique de Loret datée du 1 er janvier 1661, v. 238-240, d’« une prompte disgrâce / On l’a, défenduë, INTRODUCTION 9 <?page no="10"?> 8 Voir Samuel Chappuzeau, Le Théâtre françois, éd. C.J. Gossip, Tübingen, Narr, 2009, p. 22, 111 ; Le Mercure galant, VI, décembre 1673, p. 202-206 : « quoi qu’elle ait quantité de beautez, elle n’a pas eu tout le succez qu’elle meritoit. […] il faudroit que Monsieur Boyer pour faire réüssir ces Ouvrages, prit le nom d’un de ces Autheurs heureux, en faveur desquels on est si préoccupé, qu’on ne croit pas qu’ils puissent jamais mal faire ». 9 Voir Le théâtre et l’opéra vus par les gazetiers Robinet et Laurent (1670-1678), éd. William Brooks, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL (Biblio 17), 1993, p. 74-76. La pièce, comportant de la musique composée par Louis de Mollier, est représentée « depuis la Huitaine », donc à partir du vendredi 1 er mai 1671. 10 Mercure galant, septembre 1681, p. 371. La pièce fut jouée trois fois à la Comedie Française, les 10, 12 et 14 octobre 1681 mais resta inédite. La Grange, acteur dans la troupe, l’attribua au seul Michel Le Clerc (Le Registre de La Grange, 1659-1685, éd. Bert Edward Young et Grace Philputt Young, t. 1, Paris, E. Droz, 1947, p.-275. Cf. p.-268, 269 et 271). 11 Ms. BnF 21944, f o 187 v o qui, le 25 mars 1660, consigne un privilège accordé le 15 février 1660 au libraire Charles de Sercy « pour un livre intitulé Laodice et le Fédéric de Boyer [tragicomédie jouée en novembre 1659 et publiée en 1660] ». La formulation de l’entrée laisse incertaine l’attribution de Laodice à notre auteur. 12 www.academie-francaise.fr. aujourd’huy, / Dont l’Auteur a beaucoup d’ennuy ». La raison de cette censure immédiate n’a jamais été élucidée. En décembre 1673 le même théâtre monta Démarate, incorporé dans la liste de pièces fournie par Samuel Chappuzeau et faisant l’objet d’une critique dans le Mercure galant 8 . Une troisième pièce non imprimée, jouée elle aussi à l’Hôtel, fut Atalante, dont Charles Robinet fournit une longue et dithyrambique appréciation dans ses Lettres en vers à Monsieur du 9 mai 1671 9 . En 1681, alors que la Cour se trouvait à Fointainebleau, Boyer et son collègue albigeois Michel Le Clerc ont fait représenter par les anciens acteurs de l’Hôtel de Bourgogne une pièce intitulée Oreste dont le Mercure galant écrit-: « Si des Autheurs se disputent quelquefois la gloire des Ouvrages ausquels ils ont travaillé ensemble, les deux que je viens de vous nommer se la donnent l’un à l’autre au regard d’Oreste, mais ils demeurent d’accord que ce qu’il y a de plus beau dans cette Piéce est dû aux lumieres, aux conseils, & à l’esprit de M r le Duc de Richelieu 10 ». Un cinquième ouvrage éventuel, sans doute une pièce de théâtre, ne nous est connu que par une entrée dans le Registre des privilèges pour les années 1653-1660 11 . Élu en 1666 à l’Académie Française, Boyer se voit qualifié d’« auteur médiocre qui a toujours rencontré l’hostilité du public » dans la biographie fournie par l’institution elle-même 12 . Il avait certes plusieurs ennemis de taille au XVIIe siècle parmi ceux qui se disaient du côté des traditionalistes dans la Querelle des Anciens et des Modernes, des écrivains comme Boileau, Bossuet, Fénelon, La Fontaine, La Rochefoucauld ou Racine face à Perrault, Pierre et Thomas 10 INTRODUCTION <?page no="11"?> 13 Art poétique, Chant IV, v. 32-34, 37-38. 14 Antoine Furetière, Second Factum, éd. cit., p.-172. 15 Furetière, Les Couches de l’Académie, Amsterdam, Pierre Brunel, 1687, p.-39-40. 16 « Sur l’Aspar de M. de Fontenelle », dans Jean Racine, Œuvres complètes I. Théâtre - Poésie, éd. Geogres Forestier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1089. Voir aussi son «-Sur la Judith de Boyer », ibid., p.-1104. Corneille, Fontenelle, Quinault ou Desmarests de Saint-Sorlin. Ainsi Boileau 13 affirma en 1674 qu’« Il n’est point de degrés du médiocre au pire ; / Qui dit froid écrivain dit détestable auteur. / Boyer est à Pinchêne, égal pour le lecteur / […] Un fou du moins fait rire, et peut nous égayer ; / Mais un froid écrivain ne sait rien qu’ennuyer », alors que dans un épigramme Furetière, qui sera exclu de l’Académie en 1685 à cause de son désir de publier son propre dictionnaire, explique que Quand les pièces représentées De Boyer sont peu fréquentées, Chagrin qu’il est d’y voir peu d’assistants-: Voici comme il tourne la chose-: Vendredi, la pluie en est cause, Et le dimanche le beau temps 14 . Le même critique l’assassine ailleurs, comme par exemple dans Les Couches de l’Académie-: On reconnut l’Abboyer condamné à un tourment qui avoit bien du rapport à celui de Sysiphe. […] il étoit obligé de souffir perpétuellement devant ses yeux la represen‐ tation d’Andromaque. La beauté de cette Piéce faisoit continuellement souffrir son humeur jalouse et envieuse, qui le porta toûjours à condamner les beaux Ouvrages et à applaudir aux mauvais. Sa rage lui faisoit continuellement grincer les gencives, parce qu’on lui avoit arraché les dents et les ongles dont il se servoit durant sa vie à mordre et à dechirer les plus belles piéces de ses heureux Rivaux 15 . Pour sa part, Racine n’hésitera pas, lui aussi, à afficher son mépris, disant dans une épigramme que « Boyer apprit au parterre à bâiller 16 ». L’auteur d’Andromaque ne put se retenir une dernière fois de remarquer, dans une lettre du 24 juillet 1698 adressée à son fils Jean-Baptiste et où l’exagération outrée se mêle à la condescendance, que le pauvre Boyer mourut avant-hier, âgé de quatre-vingt-trois ou quatre [ans,] à ce qu’on dit. On prétend qu’il a fait plus de cinq cent mille vers en sa vie, et je le crois, parce qu’il ne faisait autre chose. Si c’était la mode de brûler les morts, comme parmi les Romains, on aurait pu lui faire les mêmes funérailles qu’à ce Cassius Parmensis, à INTRODUCTION 11 <?page no="12"?> 17 Jean Racine, Œuvres complètes, t. II : Prose, éd. Raymond Picard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p.-622. 18 Boyer, Artaxerce, préface, Paris, Claude Blageart, 1683. 19 Jean Chapelain, Liste de quelques gens de lettres français vivants en 1662, dans Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter, Paris, Droz, 1934, p.-343. 20 Edme Boursault, La Satire des satires, scène 6 (Paris, Jean Ribou, 1669, p.-35-36). qui il ne fallut d’autre bûcher que ses propres ouvrages, dont on fit un fort beau feu. Le pauvre M. Boyer est mort fort chrétiennement 17 . Déjà en 1669, dans la préface de sa tragédie Le Jeune Marius qu’il dédia à Colbert, Boyer écrivit : « quoique la fortune et la cabale se mêlent aujourd’hui de faire le bon et le mauvais destin des ouvrages du théâtre, celui que je vous ai consacré n’a pas succombé sous leur injustice ». Mais afin de pallier les attaques incessantes dont il fut victime, il choisit de faire représenter deux de ses tragédies (Agamemnon en 1680 et Antigone en 1687) sous le nom d’emprunt du jeune auteur inconnu Jean Antoine Pader d’Assézan (1654-1696), subterfuge qui lui réussit : « Agamemnon ayant suivy le Comte d’Essex, & voulant le dérober à une persécution si déclarée, je cache mon nom, & laisse afficher et annoncer celuy de Mr d’Assezan. Jamais Piece de Théatre n’a eu un succés plus avantageux. Les Assemblées furent si nombreuses, et le Théatre si remply, qu’on vit beaucoup de Personnes de la premiere qualité prendre des places dans le Parterre 18 -». Furetière a sans doute mis le doigt sur ce qui compliqua la vie de Boyer : l’arrivée de Racine dont le premier chef-d’œuvre, Andromaque, fut créé avec un immense succès à l’Hôtel de Bourgogne le 17 novembre 1667 et dont la réputation ne cessa de s’affirmer, ainsi que celle de Molière. Mais déjà en 1662, dans une liste raisonnée de savants susceptibles de recevoir des gratifications de Louis XIV que Colbert lui demanda de dresser, Chapelain trouva que Boyer était « un poète de théâtre qui ne cède qu’au seul Corneille de cette profession, sans que les défauts qu’on remarque dans le dessein de ses pièces rabattent de son prix, car les autres n’étant pas plus réguliers que lui en cette partie, cela ne lui fait point de tort à leur égard. Il pense fortement dans le détail et s’exprime de même 19 -». Il méritait ainsi une pension de 800 livres, à comparer avec les 2 000 accordées à Pierre Corneille ou les 1 000 que recevaient Molière ou Thomas Corneille. Parmi les autres partisans contemporains de l’auteur l’on trouve Boursault 20 , dans sa comédie La Satire des satires-: ÉMILIE Boyer, quand il compose, est toujours tout en feu-; - Dans ses moindres discours on voit ce feu qui brille, - Et dans les vers qu’il fait, le salpêtre pétille. […] - Il sait camper, résoudre, assaillir, effrayer, 12 INTRODUCTION <?page no="13"?> 21 Baudeau de Somaize, La Pompe funèbre de Mr Scarron, Paris, Jean Ribou, 1660, p. 18 ; Samuel Chappuzeau, Le Théâtre françois, éd. cit., p. 109 ; Antoine Jacob, dit Montfleury, Le Procez de la femme juge et partie, Paris, Gabriel Quinet, 1670, sc. 2. 22 Vu la date de l’achevé d’imprimer (30 mai 1639 ; il n’y a ni privilège ni enregistrement), Alan Howe a sans doute raison de conclure que la pièce fut créée à l’automne de 1637 (Documents du Minutier central des notaires de Paris. Écrivains de théâtre 1600-1649, Paris, Centre historique des Archives nationales, 2005, p.-108). Et dans ses vers pompeux étaler tout Boyer-: - Mais s’il faut de vers doux embellir quelques scènes, - On le saigne d’abord de trois ou quatre veines, - Pour faire évaporer par ces canaux ouverts - La grandeur du génie, et la force des vers. LE MARQUIS Boyer fait mal des vers, à ce compte-? LE CHEVALIER - Au contraire, - Il serait mal aisé de pouvoir en mieux faire-; - Il écrit nettement-; et pour dire encor plus, - Ses vers ont de la pompe, et ne sont point confus. D’autres écrivains parlent dans les mêmes termes : Somaize déclara que Boyer « a l’esprit tout plein de feu », ou encore Chappuzeau en 1674 qui écrit qu’il « est tout feu dans ses vers, tout esprit dans ses pensées. » Montfleury fils mit Boyer sur le même rang que Corneille et Racine-: Mais quoi, si d’applaudir il te démange tant, Les Racines, morbleu, les Boyers, les Corneilles Produisent tous les jours tant de rares merveilles 21 . La dernière pièce de Boyer avant Le Comte d’Essex fut Le Fils supposé, publié en 1672 (une version remaniée de son Tyridate de 1648). Mais, comme nous avons déjà constaté, la tragedie restée inédite Démarate, victime de la cabale, fut créée à la fin de 1673. Les Comte d’Essex de La Calprenède et de Thomas Corneille Avec ses vingt-sept scènes et 1 720 vers, Le Comte d’Essex proposé en 1637 22 par le jeune Gascon Gautier de Coste de La Calprenède est d’une facture très simple. Le lecteur est plongé tout de suite in medias res avec une scène entre Élisabeth et Essex, qu’elle juge ingrat mais qu’elle « aime encor tout perfide et tout traître ». L’exposition se poursuit jusqu’à la scène 3 de l’acte II où Madame Cécile, maîtresse abandonnée par le Comte, regrette que devant Essex «-Cette âme lui céda, ce cœur rendit les armes » (v. 486). Le procès d’Essex et de son INTRODUCTION 13 <?page no="14"?> 23 Les frères Parfaict se trompent en écrivant que La Calprenède n’a fait donner à Essex que la moitié d’une bague (François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français, t. V, Paris, P.G. Le Mercier et Saillant, 1745, p.-479. 24 Le mémoire de Mahelot, éd. Pierre Pasquier, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 193, n. 647. Il est vrai qu’un compartiment pouvait, au cours d’une représentation, figurer deux lieux différents ou même davantage. ami Soubtantonne occupe l’unique scène de l’acte III. La Calprenède varie la présentation en confiant à Soubtantonne, à la demande d’Essex, leur réponse aux accusations très précises de Popham. L’acte IV contient la condamnation d’Essex mais aussi une commutation de la peine capitale pour Soubtantonne, puis l’histoire de l’anneau que lui avait confié Élisabeth, gage d’un pardon certain s’il en avait jamais besoin. Au dernier acte sont réservés l’exécution de Comte dans un récit de trois vers (V, 3), puis l’agonie de Madame Cécile et le désespoir de la Reine. Sans péripéties retardant l’action, l’intrigue est ramenée à vingt-quatre heures (« Et demain au plus tard je viendrai vous voir », dit Madame Cécile, v. 676). La bague sauf-conduit qu’Élisabeth donna à Essex est introduite trop tard (IV, 5, v. 1248), car on ne comprend qu’après coup l’allusion qui y est faite au premier acte (« j’en ai reçu des gages, / Que sans être indiscret je ne puis publier-», affirme le Comte aux v. 266-267) 23 . La pièce de La Calprenède est représentée sur la scène de l’Hôtel de Bour‐ gogne à une époque où un décor multiple, composé de plusieurs compartiments dits chambres, n’avait pas encore été remplacé par le décor unique et uni de la tragédie classique, le palais à volonté, fruit de l’accueil réservé à la théorie de l’unite de lieu. On remarque six ruptures de la liaison des scènes (I, 4-I, 5 ; II, 3-II, 4 ; IV, 4-IV, 5 ; IV, 6-IV, 7 ; V, 1-V, 2 ; V, 4-V, 5) et on peut se demander combien de lieux sont représentés sur le plateau. « La scène est à Londres dans le Palais royal », précise l’auteur, mais le décor simultané est censé indiquer non seulement le cabinet de la Reine qui ouvre la pièce, mais aussi une chambre à côté (I, 5 etc.), un lieu où se déroule le procès (III), une prison (IV, 5-6), un endroit à l’extérieur de la prison (IV, 7), et la chambre de Madame Cécile (V). Pierre Pasquier, éditeur du célèbre Mémoire de Mahelot qui offre de préceiux détails sur la scénographie en usage par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, est obligé de conclure que, quant à la diversité des lieux représentés sur le plateau, « les indices intra et extratextuelles ne permettent pas de se prononcer valablement 24 ». La structure interne de ce Comte d’Essex trahit aussi sa place dans les années 1630, avec quelques longues tirades, plusieurs monologues et une scène de 324 vers consacrée au procès d’Essex et de son ami. La confession et la mort imminente de Madame Cécile tout près du dénouement empêchent le spectateur de se concentrer sur la déconfiture de la reine Élisabeth. 14 INTRODUCTION <?page no="15"?> 25 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France (1964), nouvelle édition revue par Colette Scherer, Paris, Armand Colin, 2014, p.-265. 26 Lacy Lockert, Studies in French-classical tragedy, Nashville, Vanderbilt University Press, 1958, p.-246 (Nous traduisons). 27 Henry Carrington Lancaster, A History of French dramatic literature in the seventeenth century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, The Johns Hopkins Press, IV e partie, vol. 1 (1940), p.-152. 28 David A. Collins, Thomas Corneille, protean dramatist, La Haye, Mouton & Co, 1966, p. 166-168. Le critique fournit une analyse pénétrante mais toujours modérée de la pièce de Thomas Corneille (p.-161-175). Quarante ans plus tard, la tragédie de Thomas Corneille a une structure plus classique. Dans la liste des acteurs, l’auteur précise sans ambiguïté les relations entre les personnages : la Duchesse d’Irton est « aimée » du Comte d’Essex, Cécile est l’« ennemi » de ce dernier mais ne paraît que dans quatre scènes, et le Comte de Salsbury, un de ses détracteurs dans la tragédie de La Calprenède, est maintenant son « ami », remplaçant Soubtantonne et n’ayant aucun rôle dans la rébellion supposée. Raleig, présent dans cinq scènes en 1637, devient Raleg mais n’est mentionné qu’en passant (v. 58, 245, 321, 658, 1124, 1125), tout comme un autre ennemi d’Essex, Coban (v. 58, 321, 1452, 1556), alors que Popham est absent. La reine et Essex ne se rencontrent qu’une fois (II, 5), et c’est en présence de la confidente Tilney et de la Duchesse d’Irton. Les accusations portées contre Essex et Soubtantonne chez La Calprenède sont resumées rapidement par Salsbury au tout début de la pièce (v. 45-51, 67-68) et la Duchesse d’Irton y revient à son tour (v. 229-231, 243-244) ; le procès a lieu en coulisse au cours du deuxième entracte. L’anneau sauf-conduit n’existe pas, car dans son Au Lecteur Thomas Corneille se dit « persuadé que cette bague est de l’invention de Monsieur de la Calprenède, du moins je n’en ai rien lu dans aucun historien. Camdenus [William Camden] qui a fait un gros volume de la seule vie d’Élisabeth, n’en parle point, et c’est une particularité que je me serais cru en pouvoir de supprimer, quand même je l’aurais trouvée dans son histoire ». L’unité de lieu n’est pas observée (la scène, « à Londres », exige un palais mais aussi une prison), défaut que Scherer appelle «-une violation flagrante de la règle 25 -». Même avec beaucoup de bonne volonté on a du mal à croire que Le Comte d’Essex est « la meilleure tragédie de Thomas Corneille et une des meilleures composées par un dramaturge secondaire au cours du XVIIe siècle 26 -». L’accueil immédiat en 1678, dû en partie à la présence de la célèbre actrice La Champmeslé dans le rôle d’Élisabeth, puis les 281 représentations à la Comédie Française entre 1681 et 1812 27 , ne garantissent pas la qualité intrinsèque de l’intrigue ou des vers. Comme Collins l’a signalé 28 , l’Élisabeth de Thomas Corneille, absente des actes I et IV, change d’opinion au moins onze fois dans les trois actes où elle INTRODUCTION 15 <?page no="16"?> figure. Ces vacillations en série sont peut-être humaines mais finissent par lasser le public de théâtre et le lecteur, tout comme l’intransigeante fierté du Comte, « Toujours inébranlable, et dédaignant toujours / De mériter l’arrêt qui va finir mes jours-» (IV, 3 v. 1211-1212). On doit remarquer que la révolte fomentée par l’Essex de Thomas Corneille est attribuée non à ses actions politiques en Irlande ou à Londres mais à son amour pour Henriette, devenue malgré lui Duchesse d’Irton. Élisabeth prétend ne chercher qu’un amour platonique, « la douceur de voir, d’aimer, de soupirer » (v. 396), mais en même temps elle est tourmentée par une passion impossible et une jalousie délirante qui la rendent aveugle (comme Ariane en 1672), se trompant de rivale jusqu’à la dernière scène de l’acte III, incohérente dans ses actions et ses jugements. Si Essex doit périr, c’est parce qu’elle cherche la vengeance : « Je dois ce coup funeste à ma flamme outragée » (v. 1030). Au dernier acte elle explique à Tilney, ébahie, que l’invasion du palais par le Comte n’avait pour cause que son désir d’empêcher le mariage de la Duchesse, que cette action, quoique illégitime, n’avait pas pour but un changement de régime, et que l’accord avec Tyrone n’était que « supposé ». Pourtant ces exculpations en série ne changent pas la décision de la Reine : « puisqu’il aime périr, qu’il périsse » (v. 1429). Cinq vers plus tard, ultime revirement : « Je veux, je veux qu’il vive » (v. 1434). À son tour le Comte est rongé par la présence hors scène du duc d’Irton, un rival heureux mais « odieux » dont le seul nom le rend furibond. L’agressivité d’Essex et l’interminable indécision d’Élisabeth finissent par se neutraliser en quelque sorte, mais c’est au détriment de la manière dont l’auteur campe ses personnages et surtout des qualités théâtrales et linguistiques de l’œuvre. Représentations et publication L’intense rivalité entre les théâtres parisiens et l’ambition de deux auteurs reconnus expliquent le calendrier condensé autour de la parution en 1678 des deux Comte d’Essex, à commencer par celui de Thomas Corneille, représenté à l’Hôtel de Bourgogne à partir du 7 janvier. Voici ce qu’en dit Donneau de Visé, directeur du Mercure galant, dans sa livraison de janvier 1678, achevée d’imprimer le dernier jour du mois-: Pour ce qui regarde le Theatre, la Troupe de Guenegaud a joüé la Dame Medecin de M r de Montfleury, & celle de l’Hostel de Bourgogne, le Comte d’Essex, que je vous manday la derniere fois qu’elle promettoit. Je ne m’estois point trompé, en vous disant qu’il n’y avoit rien de plus touchant que cette Piece. Elle a déja cousté bien des larmes à de beaux yeux, & c’est une assez forte marque de son succés. […] Une douzaine de Vers qu’on a prétendu estre négligez, a fait dire aux uns & aux autres, qu’il seroit encor plus 16 INTRODUCTION <?page no="17"?> 29 S. Wilma Deierkauf-Holsboer (Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, t. II, Paris, Nizet, 1970, p. 161) maintient que les représentations de la tragédie de Thomas Corneille à l’Hôtel de Bourgogne « alternent en janvier 1678 avec celles de la comédie en trois actes les Nouvellistes, de Hauteroche ». Mais cette pièce, annoncée dans le Mercure (janvier 1678, p.-295-296), reste inédite et on ignore si elle a jamais été jouée. 30 Registre des privilèges accordés aux auteurs et libraires, années 1673-1687 (ms. BnF fr. 21946), p.-68. 31 Sur les détails de ces représentations, voir Jan Clarke, The Guénégaud Theatre in Paris (1673-1680), Lewiston-Queenston-Lampeter, t. 2 (2001), p. 106-109, 114-115 et 118-119. Selon John Lough, Paris Theatre Audiences in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Londres, Oxford University Press, 1957, p. 52, « Dix à 15 représentations indiquaient un succès modeste mais certain ; 15 à 22 ou 23 constituaient un chiffre bien considérable. Entre vingt-quatre environ et 30 représentaient un succès vraiment remarquable, tandis que des chiffres entre 31 et 49 étaient tout à fait exceptionnels-» (Nous traduisons). promptement condamné en France, qu’il ne l’avoit esté autrefois en Angleterre. On l’a publié, on l’a écrit en Province. Cependant les grandes Assemblées y continuent, & il n’y a pas d’apparence qu’on les voye si tost cesser. (p.-291-293) Dans le numéro suivant (achevé le 28 février 1678), on lit (p. 315) : «-Le Comte d’Essex de M r de Corneille le jeune est imprimé. Je vous l’envoye & ne doute point que vous ne receviez beaucoup de plaisir de la lecture d’une Piece qui a occupé le Théatre de l’Hostel de Bourgogne avec tant de succés pendant les deux derniers Mois 29 . Le Lyncée de M r Abeille y parut il y a trois jours. Il fut extraordinairement applaudy-». La pièce de Thomas Corneille avait un privilège, accordé à l’auteur le 8 février 1678 et enregistré par lui-même, après coup, le 21 février 30 , l’achevé d’imprimer étant daté du 17 février 1678. Si les mots de Donneau de Visé sont exacts, la pièce d’Abeille fut créée à l’Hôtel le vendredi 25 février, soit le même jour que Le Comte d’Essex de Boyer fut monté au Guénégaud. La tragédie de Boyer tint l’affiche au Théâtre Guénégaud pendant une série de huit représentations consécutives vers la fin de l’année théâtrale 1677-1678 : les 25 et 27 février, puis les 1 er , 4, 6, 8, 11 et 13 mars 1678. La recette varia entre 555 livres 15 sols et 245 livres 10 sols. Les 4 e et 5 e représentations furent soutenues par L’Avocat sans étude de Rosimond, la 6 e par Le Mariage de rien de Montfleury, la 7 e par Sganarelle ou le cocu imaginaire de Molière et la 8 e par L’Amour médecin du même auteur. Ensuite trois représentations eurent lieu au cours de l’été, les 8 et 10 juillet (accompagnées de L’Avocat sans étude), puis le 13 septembre, avec Sganarelle ou le Cocu imaginaire 31 . La tragédie disparut ensuite, n’étant jamais reprise à la Comédie Française, créée en 1680. Un privilège, accordé le 18 mars 1678 au libraire Charles Osmont, fut enregistré le 7 avril et la pièce fut achevée d’imprimer le 20 avril. INTRODUCTION 17 <?page no="18"?> 32 Artaxerce, Tragédie. Par Monsieur Boyer, de l’Académie Françoise. Avec sa critique, Paris, C. Blageart, 1683, Préface. 33 Pour ce phénomène de doublage dans les années 1630 et 1640, voir Sandrine Blondet, Les Pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du Théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre. Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne (1629-1647), Paris, H. Champion, 2017. Si l’Au Lecteur prétend que les représentations de sa tragédie ont passé son attente, Boyer avouera cinq ans plus tard qu’il a été victime, encore une fois, d’une cabale. Dans la longue préface de son Artaxerce, il écrit-: [Le Comte d’Essex] ayant eu le bonheur de plaire à tous ceux qui le virent sans prévention, & mon nom ayant paru pour distinguer cet Ouvrage d’un autre qui portoit le mesme titre, et qui venoit de paroistre avec succés, sous le nom de M r de Corneille le jeune, on suscita d’abord des Censeurs de profession, qui ne trouvant point à mordre sur la Piece, attacherent leur critique à certaines circonstances de la Scene, & à des choses qui regardoient les Acteurs, et par quelques plaisanteries qu’ils debitoient tout haut, jetterent sur la Piece un ridicule qui osta au reste des Spéctateurs l’attention et l’estime qu’on luy devoit 32 . La tragédie de Boyer-: origine et structure Le succès immédiat et à long terme de la pièce de Thomas Corneille auprès du public a sans doute caché les défauts de psychologie et de langue qui frappent le lecteur moderne. Mais les choix effectués par l’auteur de Timocrate nous aident à juger la tragédie que Claude Boyer a composée pour le Théâtre Guénégaud. On n’a pas droit de s’étonner que deux auteurs dramatiques aient décidé, au même moment, de reprendre le sujet de la reine Élisabeth I re et du Comte d’Essex choisi par un prédécesseur quelque quarante ans auparavant. La concurrence entre les théâtres parisiens était monnaie courante à l’époque comme l’on constate avec, par exemple, Tite et Bérénice de Pierre Corneille et la Bérénice de Racine (1670), les Iphigénie de Racine et de Le Clerc et Coras (1675) ou les Phèdre et Hippolyte de Racine et de Pradon (1677) 33 . Inutile également de se demander qui, de Thomas Corneille ou de Claude Boyer, en a pris l’initiative : le Mercure galant indique clairement que c’est le premier, dont la tragédie va être créée prochainement au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne-: On dit qu’il n’y a rien de plus touchant que cette Piece. Elle a fait du moins assez de bruit par quelques Lectures, pour obliger l’autre Troupe [celle du Théâtre Guénégaud] à promettre aussi un Comte d’Essex qu’elle luy doit opposer. S’il a autant de beautez qu’on assure qu’il y en a dans celuy dont je vous parle, on peut se promettre beaucoup de plaisir de cette opposition. Comme l’Autheur de ce dernier ne se nomme point, 18 INTRODUCTION <?page no="19"?> 34 Le Nouveau Mercure galant, décembre 1677, p.-314-316. 35 Pierre Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980-1987, 3 volumes (Bibliothèque de la Pléiade), t. III, p.-124. quelques-uns veulent que ce soit l’ancien Comte d’Essex de M r de la Calprenede raccommodé. Il est vray qu’on n’a songé à remettre ce Sujet sur le Théatre de Guenegaud que depuis que les Affiches de l’Hostel ont fait connoistre que M r de Corneille le jeune l’avoit traité ; mais il importe peu du temps, pourveu que l’Ouvrage soit assez bon pour satisfaire le Public 34 . Hésitation diplomatique, car Donneau de Visé, directeur du Mercure, dont Thomas Corneille est devenu en 1672 le collaborateur, n’ose pas nommer le concurrent de ce dernier. « Mon dessein n’a jamais été de suivre l’exemple de ceux qui par chagrin ou par émulation ont doublé des pièces de théâtre », affirmera Boyer dans son Au Lecteur, mais ici encore la concomitance n’est cer‐ tainement pas due au hasard. De Visé donne ensuite un compte rendu élogieux de la tragédie de son collègue dans le Mercure de janvier 1678 (p.-291-295). En créant leurs intrigues, les trois auteurs partent du même épisode histo‐ rique : le procès et l’exécution du Comte d’Essex, puis les regrets de la reine Élisabeth. À ces deux personnages essentiels chacun ajoute un nombre restreint de rôles secondaires : un ami du Comte, quelques membres d’un jury qui évaluent sa culpabilité, un capitaine des gardes, une ou deux confidentes de la reine. Mais surtout il fallut un élément romanesque : la presence de Madame Cécile chez La Calprenède, de la Duchesse d’Irton dans la tragédie de Thomas Corneille ou de la Duchesse de Clarence chez Boyer. Comme dit le grand Corneille en 1660 35 , la tragédie demande quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et veut donner à craindre des malheurs, plus grands que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mails il faut qu’il se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier. Notre Comte d’Essex comporte trente-neuf scènes contre vingt-sept dans la pièce de La Calprenède et vingt-quatre seulement chez Thomas Corneille. En remarquant tout de suite que plusieurs de ces scènes sont très courtes (I, 4, 5 et 8 ; III, 3, 4 et 6 ; IV, 7 ; V, 5, 7 et 10), il faut se rappeler que des moments de simple transition sont souvent nécessaires entre de plus longues scènes d’action, pour INTRODUCTION 19 <?page no="20"?> 36 Sur les principaux types de scènes au X V I Ie siècle, voir Jacques Scherer, Dramaturgie, p.-319 et suiv. 37 Le mot aujourd’hui revient sept fois, mais douze fois chez La Calprenède où l’action se déroule sur des parties de deux jours. Thomas Corneille avait employé le terme cinq fois. permettre à certains personnages de sortir ou d’arriver ou pour réagir 36 . Ainsi au premier acte, ayant congédié Clarence et Coban, Élisabeth prend quelques instants pour se préparer avant l’arrivée d’Essex (v. 155-160), puis écoute des conseils rassurants (v. 161-165) avant son entrée (v. 166). Après leur tête-à-tête, la Reine confesse l’« indigne pitié qui s’élève dans [son] âme » (v. 286-287). Le troisième acte a une scène de 2,5 vers où Salysbery fit irruption pour dire aux juges que la Reine veut différer le jugement du Comte. L’hémistiche qui constitue la scène 4 renvoie les juges Popham, Coban et Raleg. La scène 6 invite Coban à réunir les juges et Essex est reconduit en prison avant qu’Élisabeth ne s’entretienne avec Clarence. Les six vers à la fin de l’acte IV sont le moment où la capitaine des gardes intervient pour terminer la dernière rencontre entre le Comte et Clarence. Au dénouement, la Reine a quelques instants pour examiner ses sentiments (sc. 5), puis une scène (7,5 vers) où elle instruit Coban de grâcier Essex. Quatre vers en présence de Léonor (sc. 10) permettent à Élisabeth de contempler la mort du héros et le crime « horrible, exécrable » de Coban, qui sera bientôt tué par la foule. En tout, donc, quarante vers qui renforcent peut-être l’impression de rapidité mais qui ne nuisent pas au sens ou à la qualité des scènes principales, tout en les facilitant. Boyer obéit aux trois unités telles qu’elle étaient conçues dans les années 1670, en plein classicisme. L’intrigue est censée avoir lieu dans les vingt-quatre heures 37 , certains événements de l’histoire récente étant relégués à de simples allusions : le retour d’Essex d’Irlande (v. 57-60), ses contacts avec Philippe II d’Espagne et Jacques VI d’Écosse (v. 201). L’unité de lieu est observée, car le Comte est emprisonné dans le palais royal même (v. 285), lieu où est située toute l’action de la pièce. Cette action est unifiée dans le sens que nous suivons les relations entre Élisabeth et le Comte, les rebondissements des émotions de la Reine face à a ténancité intransigeante d’Essex, avec comme intrigues secondaires l’amour de Clarence pour le Comte et l’ambition débordante de Coban. L’exposition d’une tragédie classique, limitée normalement au premier acte, « doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l’action principale, que pour les épisodiques, en sorte qu’il n’entre aucun acteur dans les actes suivants, qui ne soit connu par ce premier, ou du moins appelé par 20 INTRODUCTION <?page no="21"?> 38 Pierre Corneille, Discours […] du poème dramatique, éd. cit., t. III, p.-135-136. 39 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, 2001, p.-207. quelqu’un qui y aura été introduit 38 ». Dans sa présentation Boyer n’y va pas par quatre chemins. La seule scène 1 donne un précis de la situation d’Essex (v. 2 et suiv.), appuyé par le « peuple inconstant », puis, dans une série de distiques, les circonstances d’Élisabeth (v. 25-26), de Salysbery (v. 27-28), du frère de Clarence (v. 29-30) et de Clarence elle-même (v. 31-32). L’amour secret de Coban pour la Reine (v. 32-40) et celui de Clarence pour Essex (v. 41-46) terminent une présentation exemplaire des grandes lignes de l’intrigue, auxquelles Boyer ajoute la mutinerie, prévue au v. 290 (et ensuite aux v. 902-904) et qui joue un rôle déterminant dans le dénouement. L’acte I se termine avec une première rencontre entre Élisabeth et Essex, puis l’arrestation de ce dernier, point de départ de toutes les manœuvres suivantes. Le nœud de la pièce adopte le même rythme, rapide mais méthodique. Dans sa prison le Comte reçoit au cours de l’acte II la visite de son ami Salysbery, puis de son ennemi Coban, suivi de Clarence et d’Élisabeth. L’obstination d’Essex entraîne la mise en place immédiate de son procès. L’essentiel de ce jugement occupe les deux premières scènes de l’acte III, soit 112 vers contre les 342 vers de la scène unique chez La Calprenède. Interrompu par la Reine, le procès reprend hors scène, mais Élisabeth est informée par Clarence que Coban est le rival d’Essex pour la main royale (v. 844). Cette nouvelle inattendue réoriente momentanément l’intrigue-: comme le Comte refuse d’employer la bague pour se protéger (v. 815-816), Élisabeth est tiraillée entre le besoin de le punir et une immense haine de Coban (v. 878). La riposte de ce dernier ne se fait pas attendre : bien plus choquante est sa révélation de la passion secrète entre Essex et la Duchesse de Clarence (v. 989-990), ce qui force la Reine à menacer de mort le couple « si le Comte aujourd’hui / Ne me demande grâce et pour vous et pour lui-» (v. 1137-1138). « Il faut aussi prendre garde que la Catastrophe achève pleinement le Poème Dramatique », dit l’abbé d’Aubignac en 1657, « c’est-à-dire, qu’il ne reste rien après, ou de ce que les Spectateurs doivent savoir, ou qu’ils veuillent entendre […] [L]a Reine Elizabeth [dans la tragédie de La Calprenède] parle comme elle le doit après la mort du Comte d’Essaix, et en achève bien la Catastrophe 39 ». L’impasse dans laquelle Essex se trouve chez Boyer l’oblige à faire usage de la bague-talisman, uniquement pour sauver la vie de son amante. Mais Clarence, porteuse de l’anneau, doit d’abord aller s’opposer à la mutinerie (v. 1224-1225, 1234-1238), permettant ainsi à Coban de contourner l’ordre de la Reine qui aurait annulé l’exécution. La mort du Comte est suivie de celle de Coban, ne laissant INTRODUCTION 21 <?page no="22"?> à Élisabeth que quelques vers pour plaindre son amant, « [v]ictime pitoyable et de haine et d’amour-» (v. 1574). Les incidents importants sont signalés de bonne heure, évitant l’usage d’un deus ex machina : le rôle du peuple et la mutinerie qui détermine le sort du Comte sont préparés dès le premier acte (v. 30, 89, 148, 249, 290) puis dans les v. 657, 906, 1012. La tragédie de Boyer-: personnages Par rapport à la pièce de La Calprenède, dont Boyer a tiré son inspiration, les personnages de Léonor (qui prononce quatre vers en tout) et d’Alix (2,5 vers) ne sont chez Boyer que des comparses, le capitaine des gardes étant à peine plus prolixe (14,5 vers). Le rôle de Popham, Chancelier d’Angleterre, qui préside le procès d’Essex, est réduit (34 vers au lieu de 52,5), et Raleg ne prononce qu’une trentaine de vers. Le frère de Clarence, anonyme, n’agit qu’en coulisse. En somme, notre pièce est centrée sur cinq protagonistes : Élisabeth (486,5 vers), Essex (390 vers), Clarence (272 vers), Coban (216 vers) et Salysbery (129 vers). Commençons avec ce dernier, appelé par Essex « mon plus fidèle ami » (v. 370) et reconnu comme tel par Coban (v. 28). Son rôle effacé nous permet de connaître les dernières paroles et la mort violente de Coban à laquelle il a assisté (V, 11), description qui précède la tirade d’Élisabeth qui clôt la tragédie. Dominé par « les fureurs de mon zèle » (v. 1343), bourré de questions et d’exclamations et cherchant à s’exiler, Salysbery avait fait à la Reine une ultime supplication (V, 3), prolixe et peu convaincante, certes, mais qui aide à remplir la période nécessaire à Clarence pour livrer la bague-talisman. Et pourtant, dans sa seule tête-à-tête avec le Comte (II, 1), qui vient d’être confiné dans le palais, il se demande si le prisonnier, mû par « l’orgueil d’un mérite suprême », n’a pu envisager de se faire le mari d’Élisabeth « par un noble attentat » (v. 357). Comment sa longue amitié avec Essex, l’intimité qui doit exister entre eux autorisent-t-elles une hypothèse pareille ? Si la vraisemblance n’est guère respectée, que signifie cette prise de position, rapidement neutralisée par les assurances d’Essex ? Boyer cherche-t-il, bien que d’une façon maladroite, à nous montrer en Salysbery quelqu’un situé à mi-chemin entre la malveillance outrée de Coban et la sentimentalité innocente mais tant soit peu écœurante de Clarence, un homme plus humain, plus faillible, moins obsédé qu’Essex ? À la différence de ce dernier, il sait changer de cap, se récusant du procès face à ce qu’il appelle le ressentiment des autres juges (v. 721-724). Le rôle de la Duchesse de Clarence, demoiselle d’honneur et confidente de la Reine, n’offre pas les mêmes incertitudes. Dès son entrée en scène (I, 2), elle se dit consciente de sa jeunesse, de son manque d’expérience, mais reste 22 INTRODUCTION <?page no="23"?> 40 Henry Carrington Lancaster, History, t. IV, p.-154 (Nous traduisons). convaincue de l’innocence du Comte et de l’amour qu’il lui a témoigné avant même les déclarations d’Élisabeth (v. 501-507, 1047, 1392). Donnant la priorité absolue à la gloire et à l’avenir de son amant, elle finit par l’implorer d’apaiser la Reine, ultimatum qui oblige Essex à lui confier la bague (1203-1208), tout en refusant de l’utiliser lui-même. Députée pour calmer la mutinerie menée par son frère (fin de l’acte IV), Clarence ne reviendra qu’à la scène 6 de l’acte V, ne laissant pas à Léonor le temps d’empêcher l’exécution du Comte. C’est un personnage bien différent de la Madame Cécile de La Calprenède, femme mariée, toujours amoureuse d’Essex mais délaissée par lui et cherchant à se venger en ne remettant pas l’anneau que le Comte lui a confié. Elle ne ressemble pas non plus à la Duchesse d’Irton de Thomas Corneille, jeune épouse d’un mari qu’elle n’aime pas. Coban remplace le Cécile de la tragédie de 1639 et de celle de Thomas Corneille. C’est un homme dont les mobiles et la personnalité sont faciles à découvrir-: ennemi acharné du Comte, il affirme dès la première scène que Sa trop vaste grandeur est un poids qui m’accable-: Son mérite toujours me fut insupportable, Et je sens de l’horreur pour lui quand je le vois Plus estimé, plus grand, et plus aimé que moi. (v. 15-18) Cette jalousie et son habileté, surtout dans sa manipulation de la naïve Clarence, le poussent à contempler un mariage avec la Reine, secret qu’il dévoile à Raleg (v. 31-36) mais dont la Duchesse est déjà au courant (v. 113-118). Dès ce moment (I, 2), Coban utilise son expérience pour la devancer ou alors pour guetter une de ses actions qu’il peut facilement déjouer. Si Clarence révèle à Élisabeth l’amour que Coban lui porte, le conspirateur attend le bon moment pour informer la Reine de la passion réciproque de Clarence et du Comte, ce délai servant à réduire l’animosité qu’Élisabeth lui témoigne. Le Coban qui passe son temps à ébranler les actions et les paroles d’Essex affirme en passant avoir eu un rôle militaire dont le Comte peut porter témoignage (v. 447-450). Réálité ou simple vantardise ? Coban change tout de suite de sujet et Essex ne lui répond pas (v. 451). Au dénouement, l’exécution du Comte est avancée illégalement : la « course légère » de Léonor portant la lettre de grâce de la Reine n’est pas de taille à rivaliser avec les machinations du conspirateur, qui donne, «-d’un balcon, un ordre tout contraire » (v. 1511). Si ce procédé peut sembler « plutôt absurde 40 », remarquons que chez Thomas Corneille la Duchesse d’Irton, voulant prévenir la Reine, a été retardée par « La douleur qui des sens m’avait ôté l’usage » (v. 1449), de sorte que INTRODUCTION 23 <?page no="24"?> la confidente d’Élisabeth a « couru, mais partout je n’ai vu que des larmes. / Ses ennemis, Madame, ont tout précipité, / Déjà ce triste arrêt était exécuté » (v. 1518-1520). Plus significatif que le choix d’un poste d’observation est l’aveu du comploteur : « Il était innocent, je suis un imposteur, / Son indigne rival d’amour et de grandeur : / Trop heureux de porter aussi loin que sa gloire, / De mon nom odieux l’exécrable mémoire-». Plus encore que dans les pièces de La Calprenède et de Thomas Corneille, notre Essex tient de façon inébranlable à son innocence et à la « gloire » qui en est la preuve manifeste. À aucun moment il n’exprime le moindre doute que ses exploits militaires, ses victoires, son courage personnel, les services qu’il a rendus au pays ne méritent les plus grands éloges. Dans le premier de ses trois entretiens avec Élisabeth (I, 6-7 ; III, 5 ; V, 4), le Comte fait face à plusieurs accusations : une intention de lui arracher la couronne ; une conviction qu’une femme est indigne de régner ; des contacts traîtres avec Philippe II d’Espagne et Jacques VI, roi d’Écosse ; une lettre envoyée au Comte de Tyrone ; le projet d’empêcher la paix en influençant le peuple. En réponse, Essex affirme qu’« Avec ces faux écrits on voudrait me confondre » (v. 267) et qu’il mourrait si son honneur était remis en cause. Si la Reine intervient pour faire différer le procès, sa deuxième rencontre avec Essex n’avance pas les arguments. Il a beau lui demander comment elle réconcilie ses accusations avec des expressions d’amour, elle insiste sur un aveu qu’il refuse de lui donner. En lui montrant la bague, le Comte affirme ne vouloir jamais « par ce honteux secours / Racheter lâchement le reste de mes jours » (v. 815-816). Son dernier entretien avec Élisabeth suit la divulgation de son amour pour Clarence. Essex a du mal à esquiver les reproches (« Madame, je suis las d’attendre mon supplice, / Daignez hâter ma mort et faites-vous justice » (v. 1379-1380). Le fait que sa passion pour la Duchesse a précédé celle d’Élisabeth est rejeté, obligeant le Comte à contempler l’impossible-: «-Confesser, m’imputer ce que je n’ai pas fait-» (v. 1442). On voit sans peine que le sort d’Essex est en grande partie volontaire. Il aurait voulu concentrer son amour sur Clarence (« Vous donner tous mes soins, ne vivre que pour vous », v. 514), mais « Vous rompîtes le coup que j’avais résolu », lui dit-il (v. 517). Son mutisme concernant cette passion met la Reine en fureur. C’est lui qui députe Clarence pour calmer la révolte, l’empêchant de livrer la bague mais il croit que c’est chose faite lorsqu’il ne répond pas à Elisabeth (v. 1375-1380). Il n’a qu’une seule idée en tête : son honneur personnel, son autoglorification, sa conviction que ses exploits militaires valent davantage que sa vie de courtisan. Et Élisabeth 1 re , qui a le rôle le plus long et peut-être le plus intéressant ? Chez Boyer comme dans la tragédie de Thomas Corneille son âge n’est jamais signalé ; 24 INTRODUCTION <?page no="25"?> 41 « Elle doit maintenant avoir de la prudence, / Qu’elle quitte l’amour, son âge l’en dispense » (La Calprenède, Le Comte d’Essex, v. 625-626). Parlant de la tragédie de Thomas Corneille, Voltaire trouvait qu’« Il est ridicule d’imaginer que l’amour pût avoir la moindre part dans cette aventure [. . . ] Une reine telle qu’Élisabeth, presque décrépite, qui parle du poison qui dévore son coeur, et de ce que ses yeux et sa bouche ont dit à son ingrat, est un personage comique » ( « Remarques sur Le Comte d’Essex, Tragédie », dans Voltaire, Commentaires sur Corneille, éd. David Williams, t. III, Banbury, Voltaire Foundation, 1975, p.-1004, 1007). 42 Il y en a trois (I, 6-7 ; III 5 ; V, 4) et non pas quatre ( Jane Conroy, Terres tragiques. L’Angleterre et l’Écosse dans la tragédie française du X V I Ie siècle, Tübingen, Gunter Narr, 1999, p.-351)-: la Reine ne rencontre pas le Comte à l’acte II. 43 Florence de Caigny, « Le Comte d’Essex de Claude Boyer : Élisabeth ou la confusion des rôles », Études Épistémè, 16, 2009, (http: / / journals.openedition.org/ episteme/ 686, consulté le 3 juin 2023). on n’y fait même pas allusion, à la différence de la reine de La Calprenède 41 . Elle est aussi moins changeante que son homologue chez Thomas Corneille, en partie à cause de l’obstination du Comte, son refus de bouger limitant les actions de la souveraine. Pourtant son caractère est loin d’être unidimensionnel. Comme Coban, elle croit qu’Essex veut s’emparer du trône (v. 159, 187, 202, 1450-1451) et qu’elle-même ne mérite pas la couronne en tant que femme (v. 88-96, 188-196). Voulant lui pardonner (v. 210 et suiv.), elle se rend compte qu’il doit être traduit en justice (v. 278), mais elle plaint son sort. Tout ce qu’elle cherche, c’est un aveu de sa part, mais devant son silence elle finit par le condamner (v. 606, 614). Au milieu de la pièce, ayant fait reporter le procès, elle accuse Essex encore une fois de vouloir terminer le règne d’une femme (v. 761) et le renvoie en jugement. Son ultime entretien avec le Comte (V, 4) suit la découverte de sa « trahison » sentimentale, acte qu’elle qualifie d’impardonnable (v.1390) alors qu’elle serait prête à fermer les yeux sur ses prétendus délits politiques. Citant une analyse de Jane Conroy qui critique le nombre de scènes entre Élisabeth et Essex 42 , Florence de Caigny trouve que « la multiplication des rencontres entre la Reine et son sujet, alors même qu’elle l’a envoyé devant les tribunaux semble peu crédible 43 -». C’est pourtant oublier que la souveraine imaginée par Boyer n’est pas une femme détachée, mais à la fois amoureuse de Comte et finalement folle de jalousie en apprenant sa passion pour Clarence. Les subtilités légales de l’Angleterre au tout début du XVIIe siècle doivent céder le pas devant les besoins de la dramaturgie et les attentes du public de théâtre parisien. De Caigny voit en Élisabeth une reine « tyrannique dans sa pratique du pouvoir » mais consciente aussi de ses faiblesses de femme, victime de ce que cette critique appelle une confusion de rôles. Une telle incohérence existe-t-elle chez la Reine ? Clarence (v. 1043), puis Le Comte (v. 1383-1384) finissent par lui avouer leur amour réciproque ; Essex, pour sa part, refuse jusqu’au bout INTRODUCTION 25 <?page no="26"?> 44 Discours de la tragédie, dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. III, p.-159. d’admettre des forfaits qu’il dit n’avoir jamais commis. Plutôt que tyrannie, le comportement d’Élisabeth est celui d’une souveraine en proie à une passion dont elle reconnaît la nature envahissante (le terme tendresse est employé plusieurs fois dans la tragédie, souvent rimant avec faiblesse : v. 211-212, 507-508. 611-612, 1359-1360, par exemple). Les moments où Élisabeth tutoie Le Comte soulignent cet aspect passionné de sa personnalité : sa partialité qui voudrait « te soustraire à la rigueur des lois » (v. 273) malgré sa conviction qu’il est coupable, son impatience, ses expressions de haine ou de refus mais aussi d’amour. Histoire et dramaturgie Le Robert Devereux de l’histoire partit pour l’Irlande en mars 1599. Ayant subi des défaites désastreuses dans le sud, il se dirigea vers l’Ulster où il rencontra Hugh O’Neill, Comte de Tyrone, qui y mena la résistance catholique, et finit par conclure une trêve avec le rebelle malgré l’interdiction de la reine. Revenu à Londres fin septembre sans l’autorisation royale, il fut assigné à résidence. En 1600, accusé de désertion, il fut déchu de ses charges publiques, restaurées deux mois plus tard, mais on lui retira son monopole des vins cuits, principale source de ses revenus. Toujours soucieux des factions à la Cour qui lui étaient opposées, le 8 février 1601 il tenta un coup de force pour obtenir audience de la reine, mais les citoyens de Londres choisirent de rester chez eux plutôt que de manifester avec ses partisans. Accusé avec son ami Henry Wriothesley, Comte de Southampton et d’autres manifestants de fomenter un complot, Essex fut jugé par ses pairs le 19 février 1601 à Westminster Hall, déclaré coupable de haute trahison et décapité à la hache six jours plus tard sur un ordre d’éxécution signé par la reine le 20 février. En 1660, Pierre Corneille avait écrit 44 -: Il est constant que les circonstances, ou si vous l’aimez mieux, les moyens de parvenir à l’action demeurent en notre pouvoir. L’histoire souvent ne les marque pas, ou en rapporte si peu, qu’il est besoin d’y suppléer pour remplir le poème : et même il y a quelque apparence de présumer que la mémoire de l’auditeur qui les aura lues autrefois, ne s’y sera pas si fort attachée, qu’il s’aperçoive assez du changement que nous y aurons fait pour nous accuser de mensonge ; ce qu’il ne manquerait pas de faire s’il voyait que nous changeassions l’action principale. Cette falsification serait cause qu’il n’ajouterait aucune foi à tout le reste ; comme au contraire il croit aisément tout ce reste, quand il le voit servir d’acheminement à l’effet qu’il sait véritable. 26 INTRODUCTION <?page no="27"?> 45 « Aristote bien éloigné de nous demander des Héros parfaits, veut au contraire que les Personnages tragiques, c’est-à-dire, ceux dont le malheur fait la catastrophe de la Tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciterait plutôt l’indi‐ gnation que la pitié du spectateur ; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire, une vertu capable de faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute, qui les fasse plaindre, sans les faire détester » (Racine, préface d’Andromaque, dans Œuvres complètes I Théâtre -Poésie, éd. cit., p.-197-198). L’effet ici, c’est la mort du Comte et le désespoir de la Reine ; les acheminements sont des événements historiques ou parfois inventés, nécessaires pour l’élabo‐ ration d’une intrigue et acceptés sans difficulté par un public qui ne connaît pas l’histoire contemporaine anglaise dans ses moindres détails. Ayant donc le droit de modifier les faits, Boyer choisit d’incorporer dans son intrigue des allusions à deux rébellions, celle du Comte de 1599 et le coup manqué de 1601. Le rôle de Southampton dans cette tentative d’insurrection disparaît et pour cause, car chez Boyer elle n’est due qu’aux machinations de Coban, Raleg et autres. Mais surtout le personnage d’Essex est blanchi, au moins du point de vue politique après son retour à Londres. Il conteste toutes les accusations en faisant appel à sa gloire, à son honneur, et plusieurs fois se dit innocent (v. 172, 374, 666, 766, 813, 1159, 1223, 1460), affirmation confirmée sans hésitation par son amante Clarence, par Salysbery et finalement par son ennemi Coban (v. 1557). Or le statut des Essex de La Calprenède et de Thomas Corneille est moins évident : une ambiguité plane sur ces deux intrigues, la culpabilité du Comte n’y étant jamais clarifiée. On peut se demander si cette différence fondamentale rend l’intrigue de Boyer plus ou moins tragique que celles de ses prédécesseurs. Comme nous le rappelle par exemple Racine, dans ses préfaces d’Andromaque (1668) et de Phèdre (1677), un héros ou une héroïne de tragédie doit avoir des caractéristiques humaines, étant susceptible d’erreurs et de faiblesses 45 . C’est bien le cas de l’Élisabeth de Boyer, tiraillée entre son devoir de reine et sa passion amoureuse, mais aussi de Clarence, dévouée inconditionnellement à la cause du Comte mais insensible aux fautes de jugement qu’elle commet : son manque d’expérience, son silence en ce qui regarde son amour. Essex lui-même exhibe plusieurs défauts, dont surtout l’arrogance qui exaspère tant Élisabeth. Si Boyer commence sa tragédie avec deux comploteurs, c’est pour souligner que l’intrigue comportera deux fils contribuant au sort du Comte : la jalouse ambition de Coban et le procès formel présidé au III e acte par Popham. Comme La Calprenède, il se sert d’une bague-talisman mais l’utilise autrement. Son prédécesseur l’avait introduite mais bien tard, donnant ainsi à Madame Cécile, son amante délaissée, le moyen idéal de se venger en ne la transmettant pas à INTRODUCTION 27 <?page no="28"?> 46 Voir la notice de Georges Forestier dans son édition de Bajazet (ibid., p.-1499-1500). 47 Dès le début de l’exposition, ensorcelé par la jeune Henriette, confidente de la Reine, mais accusé d’avoir assiégé le palais royal, Essex s’explique : il ne s’agissait pas d’un coup d’état ou d’une révolte populaire ; voulant simplement rompre le mariage promis entre Henriette et le Duc d’Irton, « j’ai fait prendre les armes, / En tumulte au Palais je suis vite accouru, / Dans toute sa fureur mon transport a paru, / J’allais sauver un bien qu’on m’ôtait par surprise, / Mais averti trop tard, j’ai manqué l’entreprise . / Le Duc, unique objet de ce transporrt jaloux, / De l’aimable Henriette était déjà l’époux » (v. 102-108). Pour éviter l’amour excessif que lui témoignait Élisabeth, le Comte imagine une solution-: «-De la sœur de Suffolc je me feignis amant-» (v. 124). 48 Comme dit Voltaire en analysant la pièce de Thomas Corneille, « [Q]ue veut le comte d’Essex-? Que veut Élisabeth-? Quel est le crime du comte-? Est-il accusé faussement-? Est-il coupable ? Si la reine le croit innocent, elle doit prendre sa défense ; s’il est reconnu criminel, est-il raisonnable que la confidente dise qu’il n’implorera jamais sa grâce, qu’il est trop fier-? -» (Voltaire, éd. cit., p.-1015). la Reine. Boyer est plus adepte : son Essex n’en parle à la Duchesse de Clarence que vers la fin de l’acte IV (v. 1203 et suiv.), mais déjà en III, 5, v. 810, il a montré à Élisabeth l’« anneau précieux, ce présent de ma Reine ». Fidèle à son idée de gloire et convaincu de son innocence, il essaiera de s’en servir, non pas pour se sauver mais afin de protéger la vie de Clarence. Le Robert Devereux de l’histoire épousa en 1590 Frances Walsingham, veuve de Sir Philip Sidney et dame d’honneur de la Reine. Elle lui donna cinq enfants, dont trois seulement survécurent à l’enfance. Mais la tragédie classique a besoin de relations amoureuses moins banales. À la différence de l’Andromaque de Racine (1667), où Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort, le Bajazet du même auteur (1672) nous montre Amurat qui aime Roxane qui aime Bajazet qui aime Atalide, qui aime ce dernier en retour 46 . C’est le schéma - une chaîne amoureuse - adopté par Boyer dans notre tragédie : Coban aime Élisabeth qui aime Essex qui aime et est aimé par la Duchesse de Clarence. Le premier élément de cette chaîne est à peine visible : l’amour exprimé par le conspirateur n’est là que pour détourner la Reine du problème posé par le Comte et souligne la force tout à fait différente des deux autres relations. Mais là où la pièce de Thomas Corneille sombre dans la galanterie 47 , Le Comte d’Essex de Boyer garde un ton plus neutre, plus circonspect. Comme dans l’histoire, Essex est bien le favori de la Reine, mais l’indifférence qu’il montre à son égard compense les élucubrations d’une souveraine en mal d’amour. Quant à sa culpabilité, Boyer fait tout pour enlever l’ambiguïté qui plane sur le héros, non seulement chez certains historiens mais dans les pièces de La Calprenède et de Thomas Corneille 48 . En accumulant les accusations contre lui (allant de haute trahison et lèse-majesté à son orgueil démesuré et à son manque 28 INTRODUCTION <?page no="29"?> 49 François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre françois, Paris, P.G. Le Mercier et Saillant, t. XII (1747), p. 98. Parlant encore une fois du Comte d’Essex, la Préface de ce tome de l’Histoire dit carrément «-C’est son chef-d’œuvre-» (p. ii). 50 Victor Fournel, « Contemporains et successeurs de Racine : les poètes tragiques décriés Le Clerc, Boyer, Pradon, Campistron », Revue d’histoire littéraire de la France, 1, 1894, p. 243 ; Thomas Corneille, Le Comte d’Essex, éd. Wendy Gibson, Exeter, University of Exeter Press, 2000, p. xv ; Monica Pavesio, « Due storie inglesi : Maria Stuarda e il Conte di Essex sulle scena teatrali », dans Daniela Dalla Valle et Monica Pavesio (éd.), Due storie inglesi, due miti europei-: Maria Stuarda e il Conte di Essex sulle scene teatrali, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2006, p.-156 (Nous traduisons). 51 Jane Conroy, Terres tragiques, p.-336. d’amour), Élisabeth semble avoir trouvé des arguments incontrovertibles qui entrent en conflit avec ses sentiments amoureux, mais après la confession de Coban elle finit par accepter l’innocence de l’homme pour qui elle a eu une passion non partagée (v. 1568). Bien sûr, l’Élisabeth historique n’a pas accordé trois entrevues au Comte d’Essex, mais la deuxième et la plus courte (III, 5) introduit la bague, alors que la dernière (V, 4) lui permet de manifester sa jalousie-: «-Une autre est cependant plus heureuse que moi-» (v. 1361). «-Voici peut-être le chef-d’œuvre de M. l’Abbé Boyer 49 -» Même à l’époque moderne, et bien que consciente de l’opposition incessante qui aurait pu démoraliser Claude Boyer, la critique met un bémol à son appréciation de notre auteur. Selon Victor Fournel, « Boyer est un écrivain plus médiocre encore : son vers est à la fois faible et dur, mou et enflé ». Wendy Gibson trouve qu’il était un « prédicant raté qui s’était transformé en dramaturge surfait », alors que Monica Pavesio l’appelle « un dramaturge très fécond, mais pas particulièrement habile 50 -». Dans la trilogie des tragédies consacrées à Robert Devereux, 2 e Comte d’Essex, la troisième reste la moins appréciée. Sans prétendre qu’il s’agit de la meilleure pièce de théâtre des années 1670, on peut soutenir que c’est une œuvre pensée et construite avec talent. Le rythme de la pièce est certainement rapide : les « révélations, accusations, procès, peuple ameuté, mutins apaisés, exécution, assassinat 51 » forment une intrigue haletante et bien remplie mais toujours conforme aux idées des dramaturges de l’époque classique, pour qui l’action doit être conçue comme une crise, commencée le plus près possible du dénouement et se résolvant au cours des cinq actes avec l’aide de quatre entractes qui peuvent absorber à la fois événements impossibles à représenter et le temps qui doit se perdre. La vie sentimentale d’Élisabeth connaît heureusement moins de revirements que chez Thomas Corneille, signe que les personnages de Boyer sont esquissés avec des traits fermes, donnant à l’intrigue ainsi qu’à la versification une INTRODUCTION 29 <?page no="30"?> 52 Charles Mazouer, Le Théâtre français de l’âge classique II. L’apogée du classicisme, Paris, Honoré Champion, 2010, p.-329. 53 Racine, Œuvres complètes I. Théâtre---Poésie, éd. cit., p.-1763. impulsion et une clarté qui plaîraient à la fois aux spectateurs et aux lecteurs. Les complications chez son prédécesseur immédiat - où Élisabeth croit que le Comte adore « la belle Suffolk », exilée, alors qu’il aime Henriette, devenue l’épouse du Duc d’Irton - sont balayées par Boyer en faveur d’une structure plus simple et plus vraisemblable : la Duchesse de Clarence est amoureuse d’Essex mais non mariée. La culpabilité d’Essex est clarifiée aussi, l’ambiguïté des intrigues de La Calprenède et de Thomas Corneille étant remplacée par l’aveu de Coban qui revient sur ses accusations dans un dénouement à la fois ironique et tragique. Au lieu donc de reléguer notre tragédie au rayon des ouvrages peu mémora‐ bles, écoutons plutôt deux appréciations de spécialistes contemporains, d’abord celle de Charles Mazouer-: Original ou reprenant des sujets déjà traités, Boyer s’avère toujours un bon technicien du théâtre : il maîtrise l’art de l’intrigue. Mais quand il récrit, il sait inventer épisodes et personnages. On a remarqué la complexité de ses intrigues ; on pourrait ajouter le goût de la précision et du détail : Boyer prend son temps. Pourtant ses tragédies sont toujours movementées, remplies de revirements et de retournements jusqu’au dénouement. On comprend qu’il ait pu être estimé de nombre de ses contemporains 52 . Puis la conclusion de Georges Forestier-: Car il faut insister sur ce point : Boyer (1618-1698) est un auteur de tragédies de talent, dont la réputation a été brisée par l’acharnement du clan racinien. […] Au moment où Racine écrivait cette épigramme [« Sur la Judith de Boyer », 1695], le talent de Boyer était toujours le même : c’était un excellent suiveur qui s’était mis successivement à l’écoute de Corneille et de Racine ; bref, probablement le meilleur des auteurs de second rang 53 . 30 INTRODUCTION <?page no="31"?> ÉTABLISSEMENT DU TEXTE Le Comte d’Essex n’a connu qu’une seule édition : Paris, Charles Osmont, 1678. Nous reproduisons le texte de cette édition in-12 par demi-feuille-: [I] LE COMTE / D’ESSEX. / TRAGEDIE. / Par Monsieur BOYER, de l’Aca- / demie Françoise. / [corbeille de fleurs] / A PARIS, / Chez C HA R L E S O S M O NT , dans / la grande Salle du Palais, du costé de la / Cour des Aydes, à l’Ecu de France. / [filet] / M. DC. LXXVIII. / Avec Privilege du Roy. [II] verso blanc. [III-V] AU LECTEUR. [VI] Extrait du Privilege du Roy. [VII] ERRATA* [VIII] ACTEURS. 1-74: texte de la pièce comprenant cinq actes. * La liste des neuf errata concerne des mots dans les v. 291, 450, 477, 639, 793, 816, 921, 940 et 991. Le texte, imprimé par Claude Audinet, comporte une quarantaine de petites coquilles supplémentaires qu’il serait inutile de relever. Les Œuvres de Mr Boyer (Paris, Charles de Sercy, 1685) ne sont que la réimpression d’un recueil factice de cinq pièces séparées avec le même titre (Clotilde, tragédie (1659), Fédéric, tragi-comédie (1660), La Mort de Démétrius, ou Le rétablissement d’Alexandre, roi d’Épire, tragédie (1662), Policrite, tragi-comédie (1662) et Oropaste, ou Le faux Tonaxare, tragédie (1663)) que Sercy avait publié en 1663. Principes de l’édition Faute de manuscrit, il est impossible de savoir si les signes de ponctuation de l’édition de 1678 sont ceux de l’auteur ou d’un ou plusieurs typographes. Exception faite du mot encor qui est quelquefois exigé par la versification, nous avons modernisé l’orthographe mais en conservant, dans la mesure du possible, la ponctuation de l’époque. On remarquera que le nombre de virgules qu’on trouve dans les éditions du XVIIe siècle, surtout en fin de vers, est souvent plus significatif que de nos jours. Nous reproduisons les virgules de l’édition originale mais en ajoutant quelques autres pour faciliter la compréhension de certains vers (v. 83, 136, 198, 282, 283, 334, 627, 647, 675, 742, 761, 818, 872, 896, 922, 957, <?page no="32"?> 978, 1010, 1011, 1053, 1109, 1111, 1119, 1136, 1188, 1469, 1483, 1489, 1576, 1579). Voir également les notes des v. 254, 309 et 1087. En français moderne les deux-points sont un signe placé devant une explica‐ tion, une énumération ou une citation. La situation était différente au XVIIe siècle. En 1690, Antoine Furetière écrit dans son Dictionnaire universel : « Un point marque un sens complet, et que la période est achevée. Deux points marquent ordinairement le milieu d’un verset, ou la pause où on peut reprendre haleine. Le point avec la virgule s’appelle comma, et il marque une pause plus grande que la virgule, mais plus petite que celle des deux points ». Nous avons gardé tous les deux-points et les points-virgules, mais en attirant l’attention sur ce qui a pu être leur signification à l’époque. Dans les versions imprimées des pièces de théâtre du XVIIe siècle, de nombreux substantifs, et même quelques adjectifs, commencent par une majuscule, que nous avons remplacée ici par des minuscules, tout en conservant la capitale pour les substantifs suivants : Ciel (séjour de Dieu ou des dieux), Comte, Cour, Dieu, Duchesse, Empire, État, Madame, Palais, Princesse, Reine, Roi, et Seigneur. Les majuscules et l’orthographe d’origine ont été reproduites dans l’extrait du privilège du roi. À l’intérieur d’un vers, si un point d’interrogation ou un point d’exclamation est suivi dans l’édition originale d’une minuscule, nous corrigeons. Nous conservons la minuscule après las-! et hélas-! 32 ÉTABLISSEMENT DU TEXTE <?page no="33"?> BIBLIOGRAPHIE B E N Z E K R I , Sylvie, Claude Boyer dramaturge : une traversée du X V I Ie siècle (1618-1698), Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 2009. B E R T A U D , Madeleine, « Deux ans après La Mariane, Le Comte d’Essex de La Calprenède », Travaux de linguistique et de littérature, n° 25, 2, 1987, p.-49-64. B E R T A U D , Madeleine, « D’un Comte d’Essex à l’autre. La Calprenède et Thomas Corneille », dans Madeleine Bertaud et André Labertit (éd.), Amour tragique, amour comique, de Bandello à Molière, Paris, SEDES, 1989, p.-99-133. B O Y E R , Claude, Le Comte d’Essex, éd. 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Pourtant, le numéro suivant (janvier 1678, p. 294) remarque que, « ne prévenant jamais les suffrages par des lectures ny par des brigues, [Thomas Corneille] peut s’assurer que ce qui réüssit de luy merite toûjours de réüssir-». 55 À même temps-: en même temps. 56 Après la mort de Molière en 1673, ce qui reste de sa troupe fusionne avec celle du théâtre du Marais et, sous le nom des Comédiens du roi, joue dans la salle du jeu de paume de la Bouteille, rue des Fossés-de-Nesle (actuelle rue Mazarine). En 1680, la Comédie Française sera créée dans ce bâtiment, appelé Théâtre Guénégaud, par la fusion des Comédiens du roi avec la Troupe Royale de l’Hôtel de Bourgogne. 57 Huit représentations consécutives ont eu lieu au Guénégaud avant l’impression de la pièce. Ce chiffre indique un accueil modeste plutôt qu’une véritable réussite. On doit se rappeler qu’au X V I Ie siècle le mot succès pouvait indiquer un simple résultat, favorable ou non. Cinq ans plus tard, dans la préface de son Artaxerce (1683), Boyer écrit : «-[Le Comte d’Essex] ayant eu le bonheur de plaire à tous ceux qui le virent sans prévention, et mon nom ayant paru pour distinguer cet ouvrage d’un autre qui portait le même titre, et qui venait de paraître avec succès, sous le nom de Mr de Corneille le jeune, on suscita d’abord [c.à.d. aussitôt] des censeurs de profession, qui ne trouvant point à mordre sur la pièce, attachèrent leur critique à certaines circonstances de la scène, et à des choses qui regardaient les acteurs, et par quelques plaisanteries qu’ils débitaient tout haut, jettèrent sur la pièce un ridicule qui ôta au reste des spectateurs l’attention et l’estime qu’on lui devait-». 58 Le Comte d’Essex de La Calprenède fut représenté pour la première fois en 1637 et publiée en 1639, avec un achevé d’imprimer du 30 mai 1639. Au Lecteur N’ayant commencé la composition de cette pièce que six semaines tout au plus avant la première représentation de celle qui a été jouée à l’Hôtel de Bourgogne sous le même titre 54 , elle n’a pu paraître à même temps 55 sur l’autre théâtre 56 . Ainsi j’avais à craindre pour un ouvrage qui n’avait ni la grâce de la nouveauté, ni les avantages de la concurrence. Le succès a passé mon attente 57 . Mon dessein n’a jamais été de suivre l’exemple de ceux qui par chagrin ou par émulation ont doublé des pièces de théâtre. Je puis dire seulement que Monsieur Corneille et moi nous avons puisé les idées d’un même sujet dans une même source : c’est-à-dire dans le Comte d’Essex que Monsieur de la Calprenède a fait il y a plus de trente ans 58 . J’avouerai de bonne foi que je l’ai imité dans quelques 36 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="37"?> 59 Voir notre Introduction et les notes des vers 127, 185-186, 211, 213, 232-236, 242-246, 247, 251-252, 277, 459-461, 679-680, 727-732. 60 Se piquer de-: se flatter de. 61 Vers la fin du X V I Ie siècle une querelle opposa les « Anciens » ou « Classiques » - des écrivains comme Boileau, Racine, La Fontaine, Bossuet ou La Bruyère - qui soutenaient que les auteurs de l’Antiquité devaient continuer à être respectés et imités, et les «-Modernes-» (dont Charles Perrault, Pierre et Thomas Corneille, Fontenelle ou Quinault), qui prônaient l’innovation. 62 Si Boyer se place ainsi dans les rangs des Modernes, il laisse échapper la véritable raison de sa pièce-: le désir de concurrencer la tragédie de Thomas Corneille. 63 S’amuser à-: s’attarder à. 64 Épisode-: « Histoire ou action détachée, qu’un Poète ou un Historien insère et lie à son action principale, pour remplir son Ouvrage d’une grande diversité d’événements » (A.). 65 Épisode est un substantif masculin dans les grands dictionnaires du X V I Ie siècle (Richelet, Furetière, Académie Française). En 1647 Vaugelas dit qu’il est masculin et féminin, «-quoique plus souvent masculin-». Ménage est du même avis en 1672. 66 Voir notre Introduction. 67 Affirmation plutôt hyperbolique. Dans ses Annales rerum Anglicarum et Hibernicarum regnante Elizabetha dont la traduction anglaise a paru pour la première fois entre 1625 et 1629, l’historien William Camden ne parle pas d’une bague. Son existence est niée par Edward Hyde, 1 er Comte de Clarendon, dans The Differences and Disparity between the Estates and Conditions of George Duke of Buckingham, and Robert Earl of Essex (Reliquae Wottonianae, Londres, T. Maxey, 1651). L’épisode de l’anneau-talisman confié par Essex à la comtesse de Nottingham est raconté par l’essayiste anglais Francis Osborne dans ses Traditional Memoires on the Reign of Queen Elizabeth, Londres, T. Robinson, 1658, p. 92-95. Ce ne fut qu’en 1680 que Le Comte d’Essex, histoire angloise (Paris, Claude Barbin et Lyon, Thomas Amaulry, avec un achevé d’imprimer du 15 juillet 1678 et qui rapporte les mêmes circonstances) fut traduit en anglais sous le titre de The secret history of the most renowned Q. Elizabeth and the E. of Essex, by a person of quality. Dans une intrigue toute différente, à la sc. 3 de l’acte III de la tragi-comédie de John Webster, The Devil’s Law-Case, jouée à Londres vers 1619 et imprimée en 1623, Leonora parle d’une « false conveyance » (livraison erronée) que certains interprètent comme une allusion à l’incident de la bague confiée par Essex à la comtesse de Nottingham (voir endroits, et que même je me suis servi de quelques vers de sa façon 59 . J’ai cru que puisque nos meilleurs auteurs se piquent 60 d’emprunter les sentiments et les vers des anciens qui nous ont devancés de plusieurs siècles, que nous pouvions aussi emprunter quelque chose de ceux qui ne sont plus et qui nous ont précédés de quelques années 61 , et d’ailleurs étant pressé du temps et de l’envie d’achever promptement mon ouvrage, j’ai fait céder mon scrupule à mon impatience 62 . Je ne m’amuserai point à 63 justifier l’épisode 64 de la Duchesse-de Clarence et de Coban. Il suffit qu’elle 65 a paru naturelle et heureuse. Je n’ai pas oublié la circonstance de la bague. Je veux croire que Monsieur Corneille le jeune a eu ses raisons pour le faire 66 . Je la tiens historique, et d’ailleurs c’est une tradition si constante parmi tous les Anglais 67 , que ceux de cette nation qui ont vu le Comte CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 37 <?page no="38"?> The Complete Works of John Webster, éd. F. L. Lucas, Londres, Chatto & Windus, 1927, t. II, p. 343-344), mais le parallèle est bien indirect. Voir aussi ci-dessous la note du v. 810. 68 Défaut-: absence, manque. 69 En fait, le secrétaire était Henri Junquières. 70 On remarque que les pièces de Boyer ne le décrivent jamais comme abbé. Il est « le sieur Boyer » ou « Monsieur Boyer », avec l’ajout « de l’Académie Française » après son entrée en 1666. Voir notre Introduction. 71 Le registre des privilèges pour la période 1673-1687 (ms. BnF fr. 21946, f ° 71) indique dix années. Le privilège accordé au Comte d’Essex de « Thomas de Corneille escuyer sieur de L’Isle-» était pour six ans aussi (ibid., f o 68). d’Essex à l’Hôtel de Bourgogne, ont eu quelque peine à le reconnaître par le défaut 68 de cet incident. - Extrait du Privilege du Roy Par grace et Privilege du Roy, donné à Paris le dix-huitiéme jour de Mars 1678. signé par le Roy en son Conseil, J O N Q U I E R E S69 , & scellé, il est permis à Charles Osmont Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer, vendre & debiter une Tragedie, intitulée Le Comte d’Essex, de la composition du sieur Boyer 70 , & ce durant le temps & espace de six années 71 , à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer pour la premiere fois, avec deffenses à tous Libraires, Imprimeurs, ou autres, d’imprimer, vendre ny debiter ledit Livre sans le consentement de l’Exposant, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de dépens, dommages & interests, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites Lettres. Registré sur le Livre de la Communauté le 7. jour d’Avril 1678. Signé, C O U T E R O T , Syndic. Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 20. Avril 1678. 38 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="39"?> 72 Orthographié Élizabet dans la liste des acteurs mais Élisabeth aux v. 114 et 354, graphie que nous adoptons ici. Ailleurs Boyer n’emploie que le titre de Reine. 73 Henry Brooke, 11 e Baron Cobham (1564-1619), chevalier de l’Ordre de la Jarretière, gouverneur des Cinq-Ports (poste que le Comte d’Essex avait convoité), homme politique, courtisan, conspirateur contre Jacques I er , et beau-frère de Robert Cecil. 74 Walter Raleigh, (ou Ralegh) écrivain, courtisan, vice-amiral et explorateur (1552-1618) qui disputa un temps à Leicester-et au Comte d’Essex le cœur d’Élisabeth 1 re . 75 Comme La Calprenède en 1639 et Thomas Corneille, Boyer emprunte le dernier titre acquis par Sir Robert Cecil, Comte de Salisbury (voir la note du v. 232) et en fait un personnage à part. Les vers 28, 562 et 675 de l’édition princeps l’appelle « Salisbery » mais partout ailleurs le nom est orthographié «-Salysbery-», forme que nous retenons. 76 Sir John Popham (vers 1532-1607), juge et homme politique anglais, Président de la Chambre des communes, puis Président de la Haute Cour de justice d’Angleterre. 77 Chez La Calprenède en 1639, Élisabeth avait deux « damoiselles » appelées Alix et Léo‐ nore. Dans la tragédie de Thomas Corneille, elle n’a que Tilney, classée « confidente ». 78 Le nom est indiqué avant le v. 145, mais ailleurs il s’agit simplement de « Capitaine des gardes ». Dans la tragédie de La Calprenède, le Capitaine des gardes n’avait pas de nom. En 1678 Thomas Corneille l’a appelé Crommer. Valden est sans doute une déformation de Walden : il s’agirait de Thomas Howard (1561-1626), 1 er Comte de Suffolk, chevalier de l’Ordre de la Jarretière, amiral, homme d’État et depuis 1597 Baron Howard de Walden. Le 13 février 1601 il fut nommé Connétable de la Tour de Londres, poste honorifique qui lui permit de siéger six jours plus tard au groupe qui condamna à mort le Comte d’Essex et son ami le Comte de Southampton. ACTEURS LE COMTE D’ESSEX ÉLISABETH 72 , Reine d’Angleterre LA DUCHESSE de Clarence COBAN 73 , RALEG 74 , seigneurs anglais LE COMTE de Salysbery 75 POPHAM 76 , Chancelier d’Angleterre LÉONOR, ALIX, suivantes de la Reine 77 VALDEN, Capitaine des gardes 78 SUITE La scène est à Londres dans le Palais royal CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 39 <?page no="40"?> 79 Flatter-: encourager, favoriser. Cf. v. 22, 309, 334, 1113. 80 D’Irlande. Voir nos remarques dans la section « Histoire et dramaturgie » de l’Intro‐ duction. 81 Fortune : sort, destinée. Cf. v. 331, 334, 500, 511, 656, 1241. Parmi ses activités militaires Essex participa en 1586 à la bataille de Zutphen, qui impliquait des troupes fournies par l’Angleterre en soutien aux Provinces-Unies contre l’Espagne, puis à la flotte constituée en 1589 par Francis Drake contre «-l’Invincible Armada-» espagnole. Il vint à l’aide du roi Henri IV au siège de Rouen en 1591 et se distingua pendant la prise de Cadix en 1596, au cours de la guerre anglo-espagnole. Pour ses activités en Irlande, voir notre Introduction et, ci-dessous, les notes des v. 57 et 198. 82 Gloire : mot-clé qui indique à la fois l’honneur acquis au combat (comme ici) et, plus généralement, la réputation de quelqu’un aux yeux des autres mais aussi aux yeux de soi-même. 83 Superbe-: orgueilleux. Cf. v. 62. 84 Le mot fureur indique ou une folie furieuse ou une passion folle. Cf. v. 14, 126, 582, 714, 830, 864, 894, 1009, 1103, 1218, 1274, 1323, 1370, 1536. Au pluriel (v. 59, 396, 1018, 1086, 1261, 1343), le terme traduit des manifestations de déraison. 85 Ennui-: tourment, désespoir. Cf. v. 1503, 1513. LE COMTE [A][1] D’ESSEX. TRAGÉDIE ACTE I Scène première COBAN, RALEG COBAN Ah cher ami, tout flatte 79 et soutient nos desseins. Le fier Comte d’Essex va tomber dans nos mains-: Le voilà de retour 80 -; sa prompte obéissance Expose sa personne et trompe sa prudence. 5 Le peuple l’aime encor, mais le peuple inconstant [2] Ne le sauvera pas du malheur qui l’attend. Le rang de général, l’armée et la victoire Mettaient en sûreté sa fortune 81 -et sa gloire 82 -: Il n’a plus ces secours et nos complots heureux 10 Nous conduisent enfin aux succès de nos vœux. Quel triomphe de voir par un coup de tempête Tomber d’un si haut lieu cette superbe 83 tête-! Je le dis entre nous, ce qu’on admire en lui Est un sujet pour moi de fureur 84 et d’ennui 85 -; 40 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="41"?> 86 Vaste-: démesurée. Cf. v. 91. 87 Mérite-: valeur. Cf. v. 347. 88 Conspirer-: concourir, contribuer. 89 Ligue : « se dit aussi du complot et des cabales que plusieurs particuliers font ensemble pour quelque dessein […] En ce sens-là, se dit toujours odieusement » (A.). Couverte-: cachée. 90 Ombrages-: soupçons, inquiétudes. 91 Personnage sans nom qui ne paraît pas mais qui agit de façon importante en coulisse : voir les v. 903, 1221, 1225, 1232, 1432 et 1471. 92 Flamme ; passion amoureuse. Cf. v. 72, 224, 500, 512, 523, 846, 858, 1044, 1076, 1079, 1384, 1400, 1468, 1519, 1523. 15 Sa trop vaste 86 grandeur est un poids qui m’accable-: Son mérite 87 toujours me fut insupportable, Et je sens de l’horreur pour lui quand je le vois Plus estimé, plus grand, et plus aimé que moi. RALEG Ne perdons point de temps-: tout conspire 88 à sa perte, 20 Les soupçons apparents d’une ligue couverte 89 , Ce qu’on doit présumer d’un cœur ambitieux Que-flattent des succès si grands, si glorieux-; D’un crédit trop puissant les murmures, les plaintes, Les ombrages 90 secrets et les jalouses craintes. 25 La Reine écoute tout et de la trahison Son âme soupçonneuse avale le poison. Mais de Salysbery-redoutons la puissance-: Fidèle ami du Comte il prendra sa défense. Le frère de Clarence 91 -est encor son appui-; 30 Le peuple quoi qu’il veuille osera tout pour lui. COBAN Clarence est plus à craindre-: elle a vu de mon âme Échapper pour la Reine une secrète flamme 92 . RALEG Pour la Reine, Coban-? COBAN Elle peut faire un Roi-; C’est par là que la Reine a des charmes pour moi. [Aij][3] CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 41 <?page no="42"?> 93 Briguer-: rechercher. 94 Soins-: marques d’assiduité à l’adresse de la personne aimée. Cf. v. 514. 95 Alarme-: inquiétude. Cf. v. 599, 603, 1124, 1143, 1539. 96 Zèle-: selon les circonstances, le terme traduit un dévouement empressé ou une ferveur amoureuse. Cf. v. 49, 239, 299, 402, 411, 531, 568, 604, 660, 919, 1062, 1064, 1088, 1271, 1343, 1346, 1400, 1415. 97 Indiscret-: sans retenue. Cf. v. 194, 1202. 98 Succès-: résultat. 99 Entendre-: comprendre. Cf. v. 93, 447. 35 Le Comte n’étant plus, s’il faut qu’elle choisisse, Je puis briguer 93 son choix avec quelque justice. Par des soins 94 empressés j’y travaille en secret Sans laisser échapper un amour indiscret. Mais Clarence ayant vu cette ardeur pour la Reine, 40 M’oblige pour le Comte à contraindre ma haine. RALEG Mais aussi cet amour que Clarence a pour lui Vous sert contre elle-même-et devient votre appui-: Vous savez son secret, elle a mêmes alarmes 95 , Vous vous craignez tous deux, vous avez mêmes armes, 45 Et parmi ce combat de zèle 96 et de courroux Quelque fâcheux éclat est à craindre entre vous. COBAN Je la crains d’autant plus que Clarence est d’un âge, Où la prudence étant d’un difficile usage, Elle peut s’emporter par un zèle indiscret 97 . 50 Un cœur jeune est mal propre à garder un secret. Quel qu’en soit le succès 98 je vais lui faire entendre 99 Que pour mes intérêts je puis tout entreprendre-; Qu’instruit de son amour, plein d’un juste courroux, Sans plus rien ménager…. Elle vient, laisse-nous. 42 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="43"?> 100 L’association entre Coban et la jeune confidente de la Reine doit être comprise en tenant compte des mots de Boyer dans son Au Lecteur, où il la justifie en ce qu’elle est vraisembable et satisfaisante («-naturelle et heureuse-»). 101 Maligne-: malveillante, funeste. 102 Parti pour l’Irlande en mars 1599, Essex rencontra Tyrone début septembre, conclut une trêve, puis, sans autorisation, fut de retour à Londres le 28 du mois. Cette année-là Essex avait été nommé lord lieutenant d’Irlande, autrement dit vice-roi, agent et représentant de la reine d’Angleterre. ll fut aussi «-Earl Marischal-» (comte maréchal), l’un des plus importants hauts fonctionnaires honorifiques du Royaume-Uni. Sur Tyrone, voir la note du v. 198. 103 Étaler-: exposer. Cf. v. 1553. 104 Étonner-: ébranler. Scène 2 CLARENCE, COBAN 100 CLARENCE 55 Tout rit à vos souhaits et votre âme déploie Sur ce front satisfait une maligne 101 joie. Le Comte va périr et par un prompt retour 102 , [4] Se livrant tout entier aux ordres de la Cour Il prépare un triomphe aux fureurs de l’envie, 60 Qui poursuit en secret une si belle vie. COBAN Madame, si la joie éclate dans mes yeux, C’est de voir un sujet superbe, ambitieux, Infidèle à l’État et perfide à sa Reine, L’objet de votre amour ainsi que de ma haine, 65 Étaler 103 à nos yeux un de ces grands revers Dont le Ciel équitable étonne 104 -l’univers. CLARENCE Ah-Coban-! C’est donc peu qu’une haine infidèle Porte sur l’innocent une atteinte mortelle, Vous voulez m’accuser et me perdre avec lui. 70 Mon amitié qui veut lui prêter quelque appui Passe pour un amour que je cache dans l’âme. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 43 <?page no="44"?> 105 Abuser-: tromper. Cf. v. 218, 602, 1005, 1173, 1397. 106 Connaître-: savoir, se rendre compte de. 107 Ingrat-: parmi ses emplois, dont l’idée d’un simple manque de reconnaissance, ce terme avait le sens de quelqu’un qui ne répond pas à l’amour qu’on lui porte. Cf. v. 142, 154, 204, 274, 278, 297,582, 696, 742, 781, 833, 914, 1115, 1133, 1255, 1290, 1309, 1419. 108 Généreux-: magnanime, «-brave, vaillant, courageux-» (F.). Cf. v. 933, 1069, 1430. 109 Cf. la remarque de Valden au v. 148. Comme disait le juge Popham dans la pièce de La Calprenède (Le Comte d’Essex, III, 1, v. 825-828), parlant du Comte et de ses amis, « Vous êtes dans la ville entrés à main armée, / Croyant que par vos soins la révolte allumée / Seconderait vos vœux et votre intention / Et porterait le peuple à la sédition ». Cette tentative d’insurrection du 8 mars 1601 n’aboutit pas. 110 Balancer-: ébranler. COBAN On ne m’abuse point 105 , je connais 106 votre flamme. J’ai vu plus d’une fois le Comte à vos genoux, Et ce n’est plus enfin un secret entre nous. CLARENCE 75 Si vous entrez si bien dans les secrets des autres, Il me sera permis de pénétrer les vôtres. Si l’on traite d’amour une tendre pitié, Quel nom donnerez-vous à cette inimitié Dont vous persécutez les amis de la Reine-? 80 Le Comte sous ce nom mérita votre haine. COBAN Non, je hais dans le Comte un rebelle, un ingrat 107 , L’ennemi de la Reine et celui de l’État. CLARENCE Mais avant son malheur, quand il était à craindre, Votre haine savait se taire et se contraindre. 85 Elle éclate aujourd’hui quand il est malheureux. [Aiij][5] Ah digne courtisan-! Ennemi généreux 108 -! COBAN Nommez-vous malheureux un perfide, un coupable, Que son crime a rendu plus fier, plus redoutable-? Qui d’un peuple mutin se veut faire un appui 109 . 90 Qui se fait un asile, une autre Cour chez lui-? Lui de qui la puissance et si vaste et si pleine Balance 110 les destins du trône et de la Reine-? 44 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="45"?> 111 Bientôt-: très vite. Cf. v. 776, 886, 1098, 1521. 112 Inquiète-: agitée, incapable de repos. 113 Feu-: passion. Cf. v. 388, 847, 1006, 1040, 1053, 1153, 1155, 1404. 114 Artifice-: «-Se prend … ordinairement pour Ruse, déguisement, fraude-» (A.). 115 Sans doute-: certainement, sans aucun doute. Cf. v. 199, 408, 717, 831, 950, 1200. 116 Confondre-: humilier, réduire à l’impuissance. Cf. v. 242, 267, 380, 635, 1312. CLARENCE Cruel je vous entends, vous me le faites voir Avec ce criminel et dangereux pouvoir, 95 Pour augmenter ma crainte et redoubler son crime. Le Comte a pour la Reine un respect légitime Et n’est armé chez lui que pour parer les coups, De ceux qui pour le perdre osent tout comme vous. Sans braver la justice il craint la violence. 100 Vous le verrez bientôt 111 sûr de son innocence Confier à la Reine et sa gloire et ses jours. COBAN Il peut tout espérer avec votre secours. Mais craignez que pour lui votre ardeur inquiète 112 Ne rende enfin ma haine emportée, indiscrète, 105 Et découvrant enfin ce qui vous fait agir D’un feu 113 que vous cachez ne vous fasse rougir. CLARENCE Mais vous-même craignez qu’un jour on n’éclaircisse De vos desseins secrets le coupable artifice 114 , Et qu’enfin vous n’ayez plus à rougir que moi. 110 Je suis jeune et Coban a sans doute 115 de quoi Confondre 116 mes projets et tromper ma vengeance-: Vous avez plus d’adresse et plus d’expérience. Mais sans m’embarrasser de vos ruses de Cour Élisabeth m’écoute et je sais votre amour. COBAN [6] 115 Quel amour-? CLARENCE Ce n’est plus entre nous un mystère. Coban, tremblez, je sais et parler et me taire. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 45 <?page no="46"?> 117 Irriter sa fureur-: exciter son égarement d’esprit. 118 Cette question est posée fréquemment dans la tragédie du X V I Ie siècle, notamment chez Racine : Phœdime s’adressant à Monime (Mithridate, V, 1, v. 1457), par exemple, Iphigénie parlant à Agamemnon (Iphigénie, II, 2, v. 531) ou Ægine à Clytemnestre (ibid., V, 4, v. 1670). Courir : « on dit aussi des gens inquiets, qui ne sçauroient demeurer en aucun lieu, qu’ils ne font que courir, qu’on ne les peut trouver chez eux-» (Furetière). 119 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, II, 2, v. 397 : « Tu mourras, tu mourras, monstre d’ingratitude-». 120 Elisabeth, amoureuse, tutoiera Essex en privé aux v. 177-221, 239-243, 245-252, 273-278 et 1351-1453. Le vous est réservé à sa langue officielle de souveraine : voir, par exemple, les v. 169-170, 272, 279-281. Votre pouvoir est grand, mais je connais le mien. Si vous hasardez tout, je n’épargnerai rien. COBAN Si vous parlez si haut je cesserai de feindre. 120 Voyez le sort du Comte et commencez à craindre. Songez-y bien, craignez un pas si hasardeux-: Vous vous perdez. CLARENCE Hé bien, nous périrons tous deux. La Reine vient-: qu’elle est accablée, éperdue-! Scène 3 LA REINE, CLARENCE, COBAN, VALDEN, LÉONOR COBAN, - bas Quelle affreuse pâleur sur son front répandue. CLARENCE, - bas 125 -Irai-je en cet état combattre sa douleur-? COBAN, - bas Irai-je en cet état irriter sa fureur 117 -? LÉONOR Madame, où courez-vous 118 -? LA REINE Monstre d’ingratitude 119 , Ton 120 crime est à mon cœur la peine la plus rude, [Aiiij][7] Le plus cruel tourment que le Ciel en courroux, 46 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="47"?> 121 Déplaisir-; profonde douleur, désespoir. Cf. v. 1300. 122 Soupirs : désirs amoureux. « Les amants font de tendres soupirs en présence de leurs maîtresses-» (F.). Cf. v. 326, 922, 1314. 123 L’expression « torrent qui l’entraîne » venait d’être utilisée par Jacques Pradon dans sa tragédie Phèdre et Hippolyte (I, 4, v. 357), représentée au Théâtre Guénégaud en janvier 1677 et publiée deux mois plus tard. Cf. les mots d’Oreste dans la pièce de Racine, Phèdre et Hippolyte, également de 1677 : « Je me livre en aveugle au transport qui m’entraîne » (I, 1, v. 98). 124 Nous ajoutons des points de suspension qui n’existent pas dans l’édition originale. 130 Que l’enfer ait jamais inventé contre nous. Le Comte a pu commettre une action si noire-! Il manque à sa patrie, à sa Reine, à sa gloire-! Cet ami qui me fut si cher, si précieux, Toujours heureux et grand, toujours victorieux, 135 L’âme de mes États, l’objet de ma tendresse-; Que dis-tu-? Que fais-tu, malheureuse Princesse-? On pourrait t’écouter-: parmi tes déplaisirs 121 Rappelle ta fierté, dévore tes soupirs 122 , Et pour céder sans honte au torrent qui l’entraîne 123 140 Fais taire ton amour et fais place à ta haine. CLARENCE Calmez ce désespoir. LA REINE Qu’on ne m’en parle plus. COBAN Faut-il pour un ingrat… 124 -? LA REINE Vos soins sont superflus. Je saurai bien sans vous punir sa perfidie. À Valden S’est-on saisi du Comte, et serai-je obéie-? VALDEN 145 Madame, il ne faut point en cette extrémité Mettre en péril l’honneur de votre autorité. Vous serez obéie, et ce soin me regarde-; Mais le Comte appuyé du peuple qui le garde…. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 47 <?page no="48"?> 125 Hé : « interjection qui exprime la plainte, l’admiration, et autres mouvements de l’âme » (F.). Cf. v. 403. 126 Forcer-: surmonter. Cf. v. 158, 812, 1198. 127 Cf. plus bas, v. 653-656. 128 Attentat-: acte commis contre les lois ou l’autorité établie. Cf. v. 343, 357, 419, 446, 550, 667, 758, 949, 966, 1324, 1353, 1438, 1449. 129 « Le Comte est là, Madame », disait Tilney dans la pièce de Thomas Corneille (II, 4, v. 517). LA REINE Je veux sans plus tarder… Hé 125 quoi, vous vous troublez. COBAN [8] 150 Le Comte ayant chez lui ses amis assemblés, Madame, permettez s’il se met en défense Que j’aille avec les miens forcer 126 sa résistance. LA REINE Allez, Coban, allez, faites votre devoir. Qu’il meure si l’ingrat résiste à mon pouvoir. Scène 4 LA REINE, CLARENCE LA REINE 155 Je le connais, Duchesse, il voudra se défendre, Son intrépide orgueil ne voudra pas se rendre. Je le vois triompher une épée à la main, Forcer les miens, braver mon ordre souverain, Venir jusqu’en ces lieux m’arracher la couronne 127 , 160 Et porter l’attentat 128 jusque sur ma personne. Scène 5 [9] LA REINE, CLARENCE, ALIX ALIX Le Comte est là 129 . LA REINE Le Comte-! Est-ce son désespoir, Ou sa fierté qui vient défier mon pouvoir-? 48 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="49"?> 130 Alix, dont c’est ici l’unique contribution dans toute la pièce, essaie de réduire la tension, aidée par Clarence (v. 165). 131 S’assurer de-: être sûr de, mettre sa confiance en. 132 Prévenir-: devancer. 133 Demander raison-: demander une explication, une justification. 134 La didascalie ne s’applique qu’au «-Sortez-» du v. 177. ALIX 130 Et sa suite et son air sont d’un sujet fidèle. S’il a l’air grand et fier, il n’a rien d’un rebelle. CLARENCE 165 Vous voyez son respect-: Madame, je le vois. Scène 6 LA REINE, LE COMTE D’ESSEX, CLARENCE [, SUITE DE LA REINE] LE COMTE D’ESSEX On dit que vous voulez vous assurer de 131 moi, Madame, et que Coban craignait ma résistance-: Qu’il ne craigne plus rien, me voici sans défense, J’ai-prévenu 132 votre ordre. LA REINE [10] Osez-vous en ces lieux 170 Avec cette fierté vous offrir à mes yeux-? LE COMTE D’ESSEX Je parais devant vous avec quelque assurance, Fier de votre justice et de mon innocence. Je viens de votre haine et de la trahison, Sans crainte, avec respect vous demander raison 133 . 175 Votre injuste courroux n’a rien que j’appréhende. Vous me devez justice, et je vous la demande. LA REINE- à sa suite 134 Oui, je vous la rendrai. Sortez. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 49 <?page no="50"?> 135 Fatale-: inexorable. 136 Robert Devereux, 2 e Comte d’Essex, était le fils de Walter Devereux, 1 er Comte, et de Lettice Knollys, petite-fille de Mary Boleyn, sœur d’Anne Boleyn, deuxième épouse du roi Henri VIII. 137 Soûler-: rassassier, assouvir. Cf. v. 1100, 1314. 138 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, I, 1, v. 5-7 : « N’ai-je avec un sujet partagé ma puissance, / Ne l’ai-je relevé par-dessus sa naissance, / N’ai-je soûlé son cœur de gloire et de grandeurs-». 139 Sexe-: les femmes ou la condition féminine, sans nuance particulière. Cf. v. 190. 140 Vertu : courage, énergie, « force, vigueur, tant du corps que de l’âme » (F.). Cf. v. 235, 282, 464, 617, 769, 1078, 1322, 1334. 141 Art-: habileté. Scène 7 LA REINE, LE COMTE D’ESSEX[, GARDES] LA REINE- continue Lève les yeux-: Regarde enfin ta Reine et ces augustes lieux Où les profusions de ma main libérale, 180 Et de ton ascendant la puissance fatale 135 T’ont fait un sort si grand et si peu mérité. Meurs de honte en voyant ton infidélité. Après t’avoir fait part de la toute-puissance, Après avoir si haut relevé ta naissance 136 , 185 Après t’avoir comblé de trésors et d’honneurs, Je n’ai pû te soûler 137 -de gloire et de grandeurs 138 . Il fallait de ma tête arracher la couronne. Respectant peu les lois que notre sexe 139 -donne, Tu me croyais peut-être indigne de régner. 190 Ce sexe toutefois que tu veux dédaigner, [11] A fait souvent honneur à la grandeur suprême. Sans porter une épée on porte un diadème, La vertu 140 , la raison font la grandeur des Rois, Sans répandre du sang on peut donner des lois, 195 L’art 141 plutôt que la force écarte la tempête Et le bras sur le trône agit moins que la tête. Tu t’es fermé les yeux sur cette vérité. 50 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="51"?> 142 Hugh O’Neill (vers 1550-1616), second Comte de Tyrone, qui de 1595 à 1603 mena sans succès la résistance catholique en Irlande contre l’autorité anglaise. En 1599 il conclut une trêve de courte durée avec Robert Devereux, 2 e Comte d’Essex, devenu « Lord Lieutenant-» avec une troupe de 17 300 hommes. 143 Cf. v. 647. 144 Philippe II (1527-1598), roi d’Espagne, défenseur acharné du catholicisme et de la Contre-Réforme. Ayant épousé en 1554 Marie Tudor (1516-1558), alors reine d’Angle‐ terre et d’Irlande et persécutrice des protestants, il décida en 1588 d’envahir l’Angleterre avec une armada de cent trente vaisseaux pour détrôner Élisabeth 1 re et rétablir la foi catholique avant d’être repoussé par la tactique supérieure de la flotte anglaise. 145 Jacques VI (1566-1625), fils de Marie Stuart et roi d’Écosse (1567-1625). En 1603 il succéda à Élisabeth I re sur le trône d’Angleterre sous le nom de Jacques I er . 146 Foi-: fidélité, loyauté. Cf. v. 226, 234, 269, 392, 422, 660, 919, 1034, 1242, 1301, 1477. 147 Faveur : protection. En plus de ce sens actuel (bienveillance, marque de protection), le terme peut traduire la considération accordée par une femme ou une maîtresse. Au pluriel, les dernières faveurs désignaient « les plus grandes marques qu’une femme puisse donner de sa passion à un homme » (A.). (v. 329, 334, 442, 502, 609, 962, 1092, 1203). 148 Devait-: aurait dû. 149 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, I, 1, v. 17 : « À ma confusion tu connais ma faiblesse-». 150 Dédire-: désavouer, contredire. 151 Facilité-: bienveillance, avec une nuance d’indulgence excessive. 152 Pour ne pas rougir-: pour que je ne rougie pas Le Comte de Tyrron 142 , ce fameux révolté 143 , T’a sans doute inspiré l’ambition de l’être. 200 Tu crus que ton pays te demandait un maître. L’Espagnol 144 , l’Écossais 145 ont ébranlé ta foi 146 . Tu t’es laissé tenter à ce grand nom de Roi. Ah-! N’en avais-tu pas la puissance et la gloire-? Ingrat, loin de mes yeux-perdis-tu la mémoire-? 205 Ta Reine t’honorant de toute sa faveur 147 N’était-ce pas assez de régner dans son cœur-? Mon amour qui devait 148 te rendre plus fidèle, Je le vois bien, c’est lui qui t’a rendu rebelle-: Lui seul à tant d’orgueil t’a fait abandonner, 210 Et c’est aussi lui seul qui te veut pardonner. À ma confusion j’avouerai ma faiblesse 149 , Mon courroux ne saurait dédire 150 ma tendresse. Si tu me vois rougir de ma facilité 151 , Pour ne pas rougir 152 seule après tant de bonté CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 51 <?page no="52"?> 153 Boyer tire l’attention plusieurs fois sur la physionomie de ses personnages, les traits de leurs visages soulignant leurs émotions débordantes : v. 56, 123-124, 163-165, 213, 216, 251-252, 377, 1037-1038, et, en ce qui concerne les larmes/ pleurs, les v. 226, 600, 604, 1014, 1110, 1123, 1131, 1144, 1330, 1466, 1540 et 1542. Sur ce phénomène, voir l’article de Maurice Baudin, « Le Visage humain dans la tragédie de La Calprenède », Modern Language Notes, 45/ 2 (1930), p.-114-119. 154 Désordre-: désarroi, confusion. Cf. v. 424, 884. 155 Infâme : « qui est sans honneur, qui ne mérite aucune estime dans le monde » (F.). Cf. v. 857, 1043, 1257 et 1456. Le mot, qui avait un sens moins fort qu’aujourd’hui, fut utilisé plusieurs fois aussi par La Calprenède et Thomas Corneille dans leurs tragédies sur le Comte d’Essex. 156 Robert Cecil (1563-1612), un des personnages les plus influents sous les règnes d’Élisa‐ beth 1 re et de Jacques 1 er : secrétaire d’État dès 1596, nommé Baron Cecil d’Essendon, puis Vicomte Cranborne et enfin, en 1605, 1 er Comte de Salisbury. Le Comte d’Essex de Thomas Corneille parlait de « chasser un Coban, un Raleg, un Cécile, / Un tas d’hommes sans nom, qui lâchement flatteurs, / Des désordres publics font gloire d’être auteurs » (I, 1, v. 58-60), énumération que Voltaire commentait ainsi : « Il n’est pas permis de falsifier à ce point une histoire si récente, et de traiter avec tant d’indignité des hommes de la plus grande naissance et du plus grand mérite. Les personnes instruites en sont révoltées, sans que les ignorants y trouvent beaucoup de plaisir » (Commentaires sur Corneille, dans Voltaire, op. cit., p. 1006. 215 Daigne avouer ton crime et jouir de ma grâce. Tu changes de couleur 153 , qu’est-ce qui t’embarrasse-? Quand je veux t’obliger toi-même à t’accuser Je t’aime et m’aime trop pour vouloir t’abuser-; Car enfin si mon cœur fait grâce à ce qu’il aime, 220 Je sens bien que ce cœur se fait grâce à lui-même. Je te dis ma faiblesse et tu ne me dis rien. LE COMTE D’ESSEX Vous voyez mon désordre 154 et je le sens trop bien. Jamais trouble pareil n’est entré dans une âme.- [12] J’ai grâce au Ciel encor l’honneur de votre flamme-; 225 Et malgré cet amour qui vous parle pour moi Vous croyez l’imposture et doutez de ma foi, Vous jetez sur mon nom une tache si noire. Je suis né, j’ai vécu, j’ai tout fait pour la gloire-; Ma Reine cependant a pu me soupçonner, 230 Et déjà dans son cœur semble me condamner. Elle croit le rapport de ces esprits serviles, Des infâmes 155 Cobans, des Ralegs, des Céciles 156 , Que la haine et l’envie animent contre moi, 52 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="53"?> 157 L’expession est employée au pluriel par Pierre Corneille (La Mort de Pompée, 1644, II.2, v. 586) et au singulier par Tristan L’Hermite en 1645 (La Mort de Sénèque, V.4, v. 1768), puis par Racine en 1674, parlant de Burrhus dans la seconde préface de Britannicus. L’Essex de La Calprenède a fustigé Cécile, l’appelant «-peste de tous les hommes-» (Le Comte d’Essex, III, 1, v. 914). 158 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, I, 1, v. 83-86 : « Que la rage et l’envie ont armés contre moi. / Qui n’ont jamais donné de preuve de leur foi, / Inutiles en paix, inutiles en guerre, / La honte et le mépris de toute l’Angleterre-» 159 Pour Essex, le Cécile de La Calprenède était « un délateur à gages » (Le Comte d’Essex, III, 1, v. 925). 160 Aux v. 242-246, Boyer a emprunté plusieurs expressions tirées de ces vers de La Calprenède : ÉLISABETH : Que tu la veux cacher par d’inutiles soins, / Et que tu ne saurais confondre mes témoins. LE COMTE D’ESSEX : Vos témoins… ÉLISABETH : Oui, perfide, et tu les dois connaître. LE COMTE D’ESSEX : Que votre Majesté les fasse donc paraître. ÉLISABETH : Vois cette lettre écrite au Comte de Tiron. / Désavoueras-tu point ces armes ou ce nom-? (Le Comte d’Essex, I, 1, v. 103-108). 161 Fidèle : à quoi l’on peut ajouter foi. Cf. v. 300. Cf. aussi La Calprenède, Le Comte d’Essex, II, 1, v. 381-: «-Des messagers surpris, ses propres domestiques-». Pestes de Cour 157 , sans nom, sans courage et sans foi, 235 Sans vertu dans la paix, sans valeur dans la guerre, La honte et le mépris de toute l’Angleterre 158 , Flatteurs intéressés, délateurs achetés 159 . Que dira-t-on de vous si vous les écoutez-? LA REINE Par cet emportement de zèle pour ta gloire 240 Crois-tu sur la justice emporter la victoire-? Pourquoi te déguiser par d’inutiles soins-? Tu ne saurais jamais confondre mes témoins. LE COMTE D’ESSEX Vos témoins-! LA REINE Oui, perfide, et tu les dois connaître. LE COMTE D’ESSEX Quels que soient ces témoins oseront-ils paraître-? LA REINE 245 Vois cette lettre écrite au Comte de Tyrron. Peux-tu désavouer tes armes et ton nom 160 -? Tes messagers surpris et témoins trop fidèles 161 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 53 <?page no="54"?> 162 Commerce-: fréquentation, relation. 163 Ressorts-: moyens secrets. Cf. v. 952. 164 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, I, 1, v. 13-14 : « Tu pâlis, déloyal, et le remords imprime / Sur ton coupable front les marques de ton crime-». 165 Coup de foudre-: non pas un amour violent mais un événement soudain et désastreux. 166 Le point de l’édition originale a été remplacée par une virgule, 167 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, I, 1, v. 125-126 : « La prise de Cadix au milieu d’un naufrage, / Mille preuves encor de zèle et de courage-». 168 Devant cette action, l’Élisabeth de La Calprenède était plus obligeante : « Bien, bien Monsieur le Comte / J’ai failli contre l’ordre, et les formalités, / Mais on vous traitera D’un commerce 162 secret avec des chefs rebelles, Le peuple et les soldats gagnés par tes bienfaits, 250 Tes ressorts 163 criminels pour empêcher la paix-: Tu t’émeus, tu pâlis, et le remords imprime [B][13] Sur ton coupable front la marque de ton crime 164 . LE COMTE D’ESSEX Quoi vous croyez de moi tant d’infidélité-? Qu’un coup de foudre 165 , ô Ciel-! montre la vérité 166 , 255 Brise de l’imposteur la tête criminelle, Ou ne m’épargne pas si je suis infidèle. Ainsi la calomnie avec impunité Triomphe auprès de vous de ma fidélité-? Ainsi tout ce qu’ont fait mon zèle et mon courage, 260 Cet Empire sauvé d’un assuré naufrage 167 , Pour vous et pour l’État tant de sang répandu, Mes travaux, mes exploits, mon nom, j’ai tout perdu. Si l’on m’ôte l’honneur, je renonce à la vie. Achevez, secondez et la haine et l’envie. 265 Régnez, menacez-moi du plus affreux trépas, Je n’avouerai jamais un crime qui n’est pas. Avec ces faux écrits on voudrait me confondre-; Il déchire la lettre Mais, Madame, voilà comme il y faut répondre, Et si de tels témoins font douter de ma foi, 270 Je laisse à mes exploits à-répondre pour moi. LA REINE C’est fort mal ménager ma gloire et mon estime-: Ce billet déchiré redouble votre crime 168 . 54 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="55"?> comme vous méritez, / Vous pouvez à loisir prouver votre innocence » (Le Comte d’Essex, I, 1, v. 138-141). 169 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, I, 1, v. 24 : « Puisque te soumettant à la rigueur des lois-» et Thomas Corneille, Le Comte d’Essex, II, 5, v. 647-: «-Il faut faire juger dans la rigueur des lois-». 170 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, I, 4, v. 233-234 : « Toute ma passion en rage con‐ vertie / Me rendra désormais ton juge et ta partie » où partie avait le sens d’adversaire dans un procès. Ici, le mot indique défenseur. 171 Au X V I Ie siècle, avec un sujet coordonné par et, le verbe se met souvent au singulier. 172 Le terme ingrat avait deux principales significations : qui manque de reconnaissance, ou quelqu’un qui ne répond pas à l’amour qu’on lui porte. Ici surtout le mot a les deux sens. 173 Appartement-: « un appartement royal est composé de chambre, antichambre, cabinet, et galerie » (F.). À la différence de La Calprenède mais aussi de Thomas Corneille, Boyer adhère strictement à la règle de l’unité de lieu. 174 Mouvement-: impulsion, émotion., élan passionné. Cf. v. 376, 890. Je voulais te soustraire à la rigueur des lois 169 , Ingrat, je te voulais absoudre par ma voix. 275 Ma gloire en ta faveur s’est presque démentie, Seule j’étais ici ton juge et ta partie 170 -; Ton juge et ta partie allait 171 -parler pour toi-; D’autres juges, ingrat 172 , te parleront pour moi. Gardez ce fier orgueil, prouvez votre innocence, 280 Le temps presse, cherchez une prompte défense. Les témoins sont tout prêts et vous n’irez pas loin,- [14] Armez-vous de vertu, vous en aurez besoin. À moi, gardes, à moi. Veillez sur sa personne, Qu’on ne le quitte point, c’est moi qui vous l’ordonne, 285 Vous ferez sa prison de cet appartement 173 . Scène 8 LA REINE, - seule Mais qu’est-ce que je sens-? Quel lâche mouvement 174 , Quelle indigne pitié s’élève dans mon âme-? Scène 9 LA REINE, CLARENCE, COBAN CLARENCE Le Comte est arrêté-! Qu’avez-vous fait, Madame-? CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 55 <?page no="56"?> 175 Appuyer-: favoriser. 176 Ingrat à-: ingrat envers. 177 Ce dilemme - « Je m’abandonne à vous » (ou « à toi ») - est exprimé dans de nombreuses tragédies de l’époque, dont Le jeune Marius de Boyer (1670), Thésée de Quinault (1675), Circé de Thomas Corneille (1677) et Phèdre et Hippolyte de Racine (1677). 178 Courage-: cœur. Cf. v. 1300, 1431, 1496. 179 Fierté : souvent synonyme d’orgueil, le terme ici peut bien comprendre l’idée d’une pudeur, d’une résistance farouche à l’amour (cf. la version définitive du v. 455 de l’Andromaque de Racine-: «-Contre un Amant qui plaît pourquoi tant de fierté-? -» 180 Complaisance-: désir de plaire-; dévouement. Cf. v. 475. 181 Flatter-: faire espérer quelque chose, mais en trompant. 182 La virgule de l’édition originale a été remplacée par un point. COBAN Le Comte est prisonnier, tout l’État est sauvé. CLARENCE 290 Appréhendez le peuple à demi soulevé. Perdre un sujet si cher, le traiter de coupable-! [Bij][15] Écouter, appuyer 175 la haine qui l’accable-! Renverser avec lui tant d’illustres projets, L’honneur de votre Cour, l’espoir de vos sujets-! COBAN 295 N’en croyez pas, Madame, une fausse tendresse, Écoutez la justice et non pas sa faiblesse, Punissez un rebelle ingrat à 176 vos bienfaits, Le tyran de l’État, l’ennemi de la paix. LA REINE J’écoute l’un et l’autre, et j’aime votre zèle-; 300 Mais de tous vos conseils quel est le plus fidèle-? Réunissez vos soins, je m’abandonne à vous 177 . Soutenez ma bonté, soutenez mon courroux. Tous deux voyez le Comte et ménagez ma gloire. Qu’il me confesse tout, j’en perdrai la mémoire. 305 Ramenez s’il se peut ce courage 178 indompté. Fléchissez son orgueil sans trahir ma fierté 179 . Pour l’obliger enfin à rompre le silence, Essayez tout, colère, adresse, complaisance 180 . À Coban Vous, flattez 181 , menacez 182 . 56 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="57"?> 183 Balance son tonnerre-: hésite à infliger une punition. À Clarence Et vous, priez, pleurez. COBAN 310 Est-ce ainsi qu’on ménage un chef de conjurés-? Je ne reconnais plus cette Reine si fière Qui voit presque à ses pieds l’Europe toute entière, Elle à qui nous voyons tous les jours tant de Rois Demander à l’envi la gloire de son choix, 315 Elle qui de son nom remplit toute la terre, Sur un faible sujet balance-son tonnerre 183 , N’ose lancer la foudre et ménage ses jours. LA REINE Ôterai-je à l’État ce glorieux secours-? COBAN [16] Mille autres dans l’État peuvent remplir sa place. LA REINE 320 Faites, faites, Coban, qu’il obtienne sa grâce-: Ou qu’il parle, ou qu’il meure, allez, obéissez. COBAN- en s’en allant Qu’il parle ou non, le Comte est perdu, c’est-assez. Fin du premier acte ACTE II [Biij][17] Scène première LE COMTE D’ESSEX, LE COMTE DE SALYSBERY LE COMTE DE SALYSBERY Oui la Reine permet qu’ici seul je vous voie. Mais combien de douleur se mêle à cette joie-! 325 Ciel-! eussé-je prévu que de pareils malheurs Me coûtassent jamais des soupirs et des pleurs-? CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 57 <?page no="58"?> 184 Effroyable : effrayant, au sens moderne, mais aussi, au X V I Ie siècle, considérable, incroyable. Cf. v. 1183. 185 Fatal-; inexorable. 186 Prête de-: prête à. LE COMTE D’ESSEX Ami, vous me voyez, sous le coup qui m’accable, Des caprices du sort un exemple effroyable 184 . Ma naissance, mon bras, l’amour et la faveur 330 Avaient au plus haut point élevé ma grandeur-: Par un fatal 185 revers la fortune infidèle Me renverse à ses pieds et ma chute est mortelle. Inconstante maîtresse, idole des grands cœurs, Tu me flattais, fortune, et voilà tes faveurs. 335 Tu ne m’as point trompé, je connais ton caprice-; Mais c’est un peu trop loin pousser ton injustice. LE COMTE DE SALYSBERY [ 18] Si vous avez conçu quelque injuste dessein Confessez tout, Seigneur, le pardon est certain. À cet aveu la Reine encore vous convie. LE COMTE D’ESSEX 340 Elle veut qu’à ce prix je conserve ma vie-? J’ai vu sans m’ébranler sa bonté, son courroux-: Faut-il combattre encore un ami tel que vous-? D’un indigne attentat m’avez-vous cru capable-? LE COMTE DE SALYSBERY J’ai peine, je l’avoue, à vous croire coupable. 345 Mais contre vous la Reine a vu malgré mes soins Des indices pressants, et de puissants témoins. Quelquefois par l’orgueil d’un mérite suprême On s’aveugle, on s’emporte au-delà de soi-même, Quelquefois un grand crime a tenté les grands cœurs. 350 En est-il qui résiste au charme des grandeurs-? Et dont l’ambition ne soit pas toujours prête D’ensanglanter 186 sa main pour couronner sa tête-? De pareils criminels on peut faire des Rois. Voyant Élisabeth donner ici des lois 355 Et ne vous pas choisir pour régner avec elle, 58 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="59"?> 187 Balancer-: hésiter. Vous avez cru peut-être en glorieux rebelle Par un noble attentat vous faire son époux, Et vous saisir d’un rang qui n’était dû qu’à vous. LE COMTE D’ESSEX Comte, vous me croyez à ce point téméraire-? 360 Voilà le coup fatal qui comble ma misère. Je ne me plaindrai plus de mes fiers ennemis-: Ce nom seul contre moi leur rendait tout permis. Je ne me plaindrai plus du courroux de la Reine-: Le soupçon suit toujours la grandeur souveraine. 365 Mais vous cher ami, vous à-qui toujours mon cœur [Biiij][19] Confia ses secrets avec tant de candeur, Vous soupçonnez ma gloire avec tant d’injustice-? Ah-! Que dès-ce moment on m’envoie au supplice. Mon crime est trop certain sans rien examiner-; 370 Mon plus fidèle ami vient de me condamner. Malgré les imposteurs qui noircissent ma vie, J’ai cru dans votre cœur pouvoir braver l’envie, Et je me contentais du bonheur précieux De me voir innocent et de l’être à vos yeux. LE COMTE DE SALYSBERY 375 Ah, que de ce transport j’aime la violence-! Un si beau mouvement prouve votre innocence. Je rougis, je me hais d’avoir pu seulement À vous croire innocent balancer 187 -un moment. Je n’offenserai plus une gloire si pure. 380 Vous, démentez toujours, confondez l’imposture, Et loin qu’un lâche aveu vous doive secourir, Ne vous trahissez point, mourez s’il faut mourir. LE COMTE D’ESSEX Cher ami ce conseil est trop facile à suivre-; Je crains peu le trépas et j’ai honte de vivre-: 385 Dans l’état où je suis, accablé, malheureux, Accusé, prisonnier, et sur tout amoureux Avec tant de tendresse et si peu d’espérance… CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 59 <?page no="60"?> 188 Aimable-: digne d’être aimée. Cf. v. 756, 766, 789. 189 Appas-: attrait, charme. Cf. v. 775, 1113, 1450. 190 Cf. v. 1195. LE COMTE DE SALYSBERY Je sais vos feux secrets pour l’aimable 188 -Clarence. LE COMTE D’ESSEX Vous voyez sa beauté, mais vous ne savez pas, 390 Quels trésors sont cachés sous ses jeunes appas 189 . Une âme grande et belle, une noble tendresse, Une foi sans exemple, un amour sans faiblesse, L’adorer en secret et l’aimer sans espoir, Craindre un amour qu’enfin la Reine peut savoir,- [20] 395 Est-ce vivre-? Non, non, méprisons une vie Qui ne peut échapper aux fureurs de l’envie. LE COMTE DE SALYSBERY Ah-! Vous ne mourrez point 190 , Comte, la vérité Du mensonge toujours perce l’obscurité, Et de vos ennemis les honteux stratagèmes 400 Dans leurs pièges secrets les traîneront eux-mêmes. Je vais trouver la Reine et malgré vos jaloux Lui prouver votre zèle et vaincre son courroux. Mais j’aperçois Coban, hé que vous veut-ce traître-? LE COMTE D’ESSEX Ses perfides desseins se font assez connaître-: 405 Allez ne craignez rien. Scène 2 LE COMTE D’ESSEX, COBAN LE COMTE D’ESSEX- continue Est-ce vous que je vois-? D’où me vient cet honneur-? COBAN Je sais ce que je dois. 60 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="61"?> 191 Insulter à-: braver, défier, affronter. 192 Expliquer-: faire connaître, préciser, sans idée de justification. 193 Infidèle-: inexact. 194 Prévenir-: faire naître une idée (favorable ou défavorable). 195 Prévenu de-: accaparé par. 196 Cf. les v. 731-732 et la note. LE COMTE D’ESSEX Vous venez insulter-au 191 malheur qui m’accable. C’est sans doute à vos yeux un sujet agréable. Pour le cœur de Coban ce triomphe est bien doux. COBAN 410 Si vous expliquiez 192 mieux-ce que je fais pour vous Vous pourriez imputer ma visite à mon zèle.- [21] Mais la haine est injuste et sa voix infidèle 193 Prévenant 194 votre esprit vous fera soupçonner Le sincère conseil que je viens vous donner. 415 Je sais que sur un crime ou faux ou véritable Il est toujours honteux de s’avouer coupable-: Mais pour sauver des jours précieux à l’État, Faites-vous un honneur un peu moins délicat. Eussiez-vous entrepris l’attentat le plus lâche, 420 Le pardon de la Reine en lavera la tache Et l’État de nouveau tremblant sous votre loi N’osera plus, Seigneur, douter de votre foi. LE COMTE D’ESSEX Qu’un semblable discours cache mal votre feinte, Et qu’on verrait en vous de désordre et de crainte, 425 Si par un lâche aveu je daignais acheter Le pardon des forfaits que l’on m’ose imputer-! COBAN D’un injuste soupçon votre âme prévenue 195 Répand toujours sur moi le venin qui la tue. Mais dans l’affreux péril, Seigneur, où je vous vois 430 Je vous donne un conseil que je prendrais pour moi 196 . LE COMTE D’ESSEX Un semblable conseil serait pour vous à suivre, Coban, j’aime l’honneur et vous aimez à vivre. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 61 <?page no="62"?> 197 Disgrâce-: infortune, déception. Cf. v. 861, 915, 1056, 1139, 1172. 198 Supposés-: présentés frauduleusement. 199 Gêner-: torturer, causer une souffrance morale. 200 Cependant-: pendant ce temps. Cf. v. 1512. Ce conseil qu’un grand cœur n’a jamais pardonné, Je le laisse, Coban, à qui me l’a donné, 435 Et dans un autre temps…. COBAN Je crains peu la menace Et sais des malheureux respecter la disgrâce 197 -: Le Ciel éclaircira vos injustes soupçons. LE COMTE D’ESSEX Le Ciel éclaircira vos noires trahisons. COBAN [22] De quoi m’accusez-vous-? LE COMTE D’ESSEX Je sais que votre envie 440 Fut toujours d’obscurcir la gloire de ma vie. Coban se fit toujours des projets de grandeur Sur l’éclatant débris de toute ma faveur. Je sais tous ses complots et tous ses artifices, Ses billets supposés 198 , ses témoins, ses complices, 445 Et si je ne péris en victime d’État, Je sais que par un lâche et secret attentat… Vous m’entendez. COBAN L’État connaît mieux mon courage. Vous-même vous pourriez en porter témoignage, Vous m’avez vu combattre et grâce au Ciel mon bras 450 Pour perdre un ennemi ne se cacherait pas. Mais quittons l’un et l’autre un discours qui nous gêne 199 . Que dois-je cependant 200 rapporter à la Reine-? Vous savez son dessein, n’avouerez-vous jamais… LE COMTE D’ESSEX Hé bien puisqu’il le faut j’avouerai mes forfaits. 455 Vous vous troublez, Coban, est-ce crainte, est-ce joie-? 62 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="63"?> 201 La Calprenède, Le Comte d’Essex, II, 5, v. 649-651 : « Avouer à ses pieds mes actions plus noires, / Lui demander pardon de toutes mes victoires, / Lui demander pardon du sang que j’ai perdu-». 202 Les vers 466-468 sont une reproduction exacte des vers 656-658 dans Le Comte d’Essex de La Calprenède, II, 5. 203 Surprendre-: tromper à l’improviste. 204 Souffert-: laissé. 205 Cet aveu (v. 471-478) est significatif, soulignant le fait que ce n’est pas seulement par son arrogance que le Comte a provoqué sa propre chute. COBAN Votre aveu va charmer la Reine qui m’envoie-? LE COMTE D’ESSEX Puisque vous le voulez, allez sans différer, Lui dire qu’à ses pieds je vais tout déclarer Et de mes actions avouer les plus noires, 460 Lui demander pardon de toutes mes victoires-; Lui demander pardon du sang que j’ai versé 201 , D’un monde d’ennemis à ses pieds renversé-; Lui demander pardon d’avoir contraint l’envie À force de vertus, d’attenter sur ma vie. 465 C’est de quoi votre esprit voulait être éclairci-; - [23] C’est tout ce que j’ai fait, je le confesse aussi, Et je ne puis nier à toute l’Angleterre Des crimes si connus presque à toute la terre 202 . COBAN Est-ce là cet aveu-? LE COMTE D’ESSEX Non, Coban, arrêtez. 470 Allez lui dire encor toutes vos lâchetés. J’ai part à vos forfaits et ce fut là mon crime D’avoir voulu pour vous surprendre 203 -son estime, De vous avoir souffert 204 ainsi que vos pareils Infecter-son esprit par vos lâches conseils, 475 D’avoir à vos amis par trop de complaisance Pour les plus grands emplois donné la préférence-; De vous avoir enfin laissé jusqu’en ce jour Par votre politique empoisonner la Cour 205 . J’en demande pardon à la Reine, à l’Empire. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 63 <?page no="64"?> 206 Le crime nouveau, c’est l’amour de Clarence et du Comte. Cf. v. 541-542. La liaison se fait habilement entre cette scène et l’arrivée de la Duchesse. 207 Irriter-: provoquer. Cf. v. 901, 905, 1107, 1220. 208 Trois ans avant notre tragédie, Pierre Corneille avait fait dire à son Eurydice « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir » (Suréna, I, 3, v. 268), expression reprise par Suréna (v. 348). Déjà en 1637 Polyeucte, parlant de Pauline, disait « Je ne veux que la voir, soupirer et mourir » (Corneille, Polyeucte, II, 1, v. 436). Dans Le Comte d’Essex de Thomas Corneille, son Élisabeth ne cherchait que « la douceur de voir, d’aimer, de soupirer-» (II, 1, v. 396). 480 C’est ce que de ma part vous avez à lui dire. COBAN Je ris du vain éclat de vôtre inimitié Et n’ai rien à repondre à qui me fait pitié. Vos témoins parleront si vous voulez vous taire-: Et d’un crime nouveau 206 nous savons le mystère, 485 Dont le remords déjà se peut faire sentir Et qu’au moins votre cœur ne saurait démentir. Scène 3 [24] CLARENCE, LE COMTE D’ESSEX LE COMTE D’ESSEX Venez, venez, Duchesse, et par votre présence À ce cœur accablé rendez quelque espérance. L’entretien de Coban m’a mis au désespoir. CLARENCE 490 Et que fera le mien si je fais mon devoir-? Vous dois-je conseiller ou d’irriter 207 la Reine, Ou de perdre l’honneur pour éviter sa haine-? L’infamie ou la mort-! Quel horrible secours-! Faut-il sacrifier votre gloire ou vos jours-? 495 Vos jours si chers, si beaux et trop dignes d’envie-? Votre gloire que j’aime autant que votre vie-? Je ne vois rien qui puisse ici nous secourir Et je viens près de vous soupirer et mourir 208 . LE COMTE D’ESSEX Je vous l’avais prédit, vous le savez, Madame, 500 Qu’un grand malheur suivrait ma fortune et ma flamme. 64 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="65"?> 209 Si l’emploi de Clarence n’est jamais précisé dans le texte, ces mots expliquent l’étroitesse de la relation entre Élisabeth et la Duchesse. 210 Fers : attachement de l’amoureux à la femme aimée. Mais le contexte suggère aussi l’idée d’être captif de la Reine, malgré lui. Cf. v. 590. 211 Que-: pourquoi. Cf. v. 567. Dans le temps que la Reine en formant ma grandeur M’appelait par degrés à toute sa faveur, Je vous aimai, Madame, et mon rang favorable Obtint pour vous près d’elle une place honorable 209 . 505 Je partageai-mes soins entre ma gloire et vous, Et dans ce temps heureux, dans ce moment si doux, La Reine par vos soins m’expliqua sa tendresse-: Mon front plus d’une fois rougit de sa faiblesse.- [C][25] Je craignis cet amour et pour vous et pour moi, 510 Tant d’honneur à la fois me donna de l’effroi, Je voulus au péril de toute ma fortune Interrompre le cours d’une flamme importune, Je voulus éviter les yeux de nos jaloux, Vous donner tous mes soins, ne vivre que pour vous 515 Et dans un lieu plus bas dérober à l’envie Ma gloire, mon repos, mon amour et ma vie. Vous rompîtes le coup que j’avais résolu-; Me voilà dans les fers 210 , vous l’avez bien voulu. CLARENCE Quoi pour les intérêts, pour le bien de ma flamme, 520 Je me reprocherais dans le fond de mon âme D’avoir à-tant de gloire arraché mon amant-? Moi, je vous aurais fait descendre lâchement Pour jouir en repos de ma flamme secrète Dans les obscurités d’une indigne retraite-? 525 Je vous aime Seigneur, pour vous-plus que pour moi. Voyant qu’ici le trône avait besoin d’un Roi, Et que la Reine enfin nous devait faire un maître, Je ne voyais que vous qui fût digne de l’être. Je voulais vous céder au trône de nos Rois. 530 Que de joie eût suivi la gloire de ce choix-! Que 211 ne répondiez-vous à l’ardeur de mon zèle-? Peut-être on vous verrait sur le trône avec elle. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 65 <?page no="66"?> 212 Jour-: vie. Cf. v. 1177, 1538, 1581. 213 Attester-: invoquer, prendre à témoin. Cf. v. 728, 1000. 214 La foi chrétienne de Clarence lui interdira cette solution - voir les v. 1527-1530. 215 Hà-: «-interjectioin de surprise, d’estonnement-» (A.). Cf. v. 556. 216 Violence-: « signifie aussi, La force dont on use contre le droit commun, contre les lois, contre la liberté publique-» (A.). Si pour vous voir régner je vous avais perdu, Qu’ainsi vous me seriez heureusement rendu-! LE COMTE D’ESSEX 535 Cependant vous voyez que la Reine elle-même, Loin de me faire part de la grandeur suprême, D’un infame destin menace ces beaux jours Que j’avais destinés à nos tendres amours. CLARENCE [26] Pour détourner un coup dont la crainte m’accable, 540 Aimez la Reine enfin d’un amour véritable. Le perfide Coban a connu notre amour. Le perfide Coban s’en va tout mettre au jour. LE COMTE D’ESSEX Ainsi de tous côtés notre peine est extrême. Ainsi je crains pour vous bien plus que pour moi-même. 545 Abandonnez ma vie à la rigueur du sort, Vos jours 212 sont en péril, sauvez-vous par ma mort. Après ma mort Coban n’aura plus rien à dire. CLARENCE Non, j’atteste 213 le Ciel-si mon amant expire, Que dans le même instant je suivrai son trépas 214 . LE COMTE D’ESSEX 550 J’irai donc m’accuser des plus noirs attentats, Et me déshonorer pour racheter ma vie. M’aimerez-vous couvert de honte et d’infamie-? CLARENCE Hà 215 -! Seigneur, je ne crains pour vous que le trépas, Vivez, et mon amour ne vous manquera pas. 555 Mais la Reine paraît, que je crains sa présence-; Hà-! Seigneur, vous savez quelle est sa violence 216 . 66 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="67"?> 217 Air-: manière. Cf. v. 1113. 218 Coban avait été sommé d’arracher un aveu à Essex (v. 320-321). Quant à Salysbery, la Reine lui a demandé la même chose (v. 338-339). LE COMTE D’ESSEX N’exigez rien de moi qui me fasse rougir. CLARENCE De quelque air 217 dont pour vous mon amour puisse agir, Laissez-moi vous tirer d’un état si funeste. LE COMTE D’ESSEX 560 Sauvez, sauvez ma gloire et disposez du reste. Scène 4 [Cij][27] LA REINE, CLARENCE, LE COMTE DE SALYSBERY, COBAN LA REINE Quoi ce fier criminel ne veut pas obéir-? Salysbery, Coban, n’ont pu rien obtenir 218 . CLARENCE- à part Que lui dirai-je-? Ô! Dieu que je crains sa colère-! LA REINE Clarence, c’est en vous seulement que j’espère. 565 Le Comte n’eut jamais rien de secret pour vous. CLARENCE Le Comte pourrait-il se défier de nous-? Que-ne puis-je vous faire un récit bien fidèle De ce qu’il a pour vous de respect et de zèle-? LA REINE Il a donc avoué… CLARENCE Le Comte m’a fait voir 570 Une douleur cruelle, un mortel désespoir, De se voir soupçonné d’une Reine adorable. Qu’à toute l’Angleterre il paraisse coupable, Et qu’à tout l’univers il devienne odieux-; Mais qu’il paraisse au moins innocent à vos yeux. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 67 <?page no="68"?> 219 Tandis que : l’expression indique ou la durée (aussi longtemps que) ou, comme en français moderne, l’opposition (alors que). 220 Prison-: emprisonnement. Cf. v. 594, 661, 1521. 221 De-: par. LA REINE 575 Vous pouvez me tout dire, en faveur de sa gloire Je veux tout oublier et je ne veux rien croire. CLARENCE [28] Je vois qu’il-a pour vous un si profond respect, Qu’il aime mieux mourir que vous être suspect. Si dans l’emportement d’une rage insensée, 580 Son cœur d’un seul désir vous avait offensée, Je le connais, sa main aurait percé son cœur, Et noyé dans son sang son ingrate fureur. LA REINE Mais enfin contentez ma juste impatience, Le Comte veut-il rompre, ou garder le silence-? 585 Veut-il dans son orgueil toujours persévérer-? CLARENCE Il ne veut que vous plaire et que vous adorer. De grâce écoutez-moi. Si vous saviez, Madame, Quel zèle pour l’État tyrannise son âme, Tandis que 219 sa prison 220 enchaîne sa valeur, 590 Et retient dans ses fers une si belle ardeur-? Quoi, faut-il, m’a-t-il dit, que du sort qui m’outrage Nos cruels ennemis tirent tant d’avantage-? Et qu’une auguste Reine aide la trahison, À faire à leur vainqueur une injuste prison-? 595 Hélas-! que deviendront tous ces projets de gloire Que m’avait inspirés ma dernière victoire-? Que deviendra ma Reine assiégée en ces lieux, Et de 221 ses ennemis et de mes envieux-? Vous verriez ce héros troublé de ces alarmes 600 Soupirer de douleur, descendre jusqu’aux larmes. LA REINE Mais parmi sa douleur, dans tout son entretien Il cherche à m’abuser et ne confesse rien. 68 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="69"?> 222 Être d’intelligence-: être complices. Cf. v. 991. 223 Abuser de-: faire un usage condamnable de. Cf. v. 727, 796. 224 Charmée-: ensorcelée. Cf. v. 989, 1116, 1368. Vous avez avec lui concerté ces alarmes, Ce zèle, ces respects, ces douleurs et ces larmes. 605 Quel orgueil indomptable-! Il aime mieux mourir… Il mourra, vous voulez en vain le secourir. Votre cœur et le sien sont trop d’intelligence 222 . [Ciij][29] Il n’a pour moi qu’orgueil, faux respect, défiance, Il brave mon amour, ma faveur, mes bienfaits. CLARENCE 610 De quoi l’accusez-vous-? LA REINE Ne m’en parlez jamais. Vous ménagez fort mal l’honneur de ma tendresse, Vous n’abuserez plus tous deux de 223 ma faiblesse. Je veux pour le juger qu’on s’assemble aujourd’hui. Le sort en est jeté, plus de grâce pour lui. Scène 5 CLARENCE, - seule 615 Ciel, qui vois-les transports d’une Reine charmée 224 , Mon-amant en péril, ma tendresse alarmée, Ciel qui dans cette Reine as mis-tant de vertus, Qui vois tant d’ennemis à ses pieds abattus, Tant de Rois amoureux ou jaloux de sa gloire, 620 Vois-quelle cruauté va souiller sa mémoire. Pour conserver au Comte et l’honneur et le jour, Aux rigueurs de la Reine oppose son amour, Ou du moins donne-lui dans ce péril extrême Tout ce qui peut servir à sauver ce que j’aime. 625 Qu’il vive, c’est assez, c’est mon unique bien, J’abandonne le reste et ne demande rien. Fin du second acte CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 69 <?page no="70"?> 225 Souverain-: suprême. Cf. v. 703. 226 Boyer remet au hors-scène les accusations lancées contre le Comte dans le très long procès/ réquisitoire qui occupe tout le III e acte du Comte d’Essex de La Calprenède. Il préfère résumer ces attaques dans les mots d’Essex lui-même (v. 645-666). 227 Intelligence-: complicité. ACTE III [30] Scène première LE COMTE D’ESSEX, POPHAM, LE COMTE DE SALYSBERY, RALEG, COBAN, VALDEN POPHAM Comte d’Essex, voyez les bontés de la Reine-: Quelques juges suspects d’intérêt ou de haine Lui paraissant ici trop à craindre pour vous, 630 Son choix pour vous juger s’est arrêté sur nous. Des juges souverains 225 la nombreuse assemblée Ferait quelque embarras à votre âme accablée. Tout ce que les témoins-viennent de déposer, Les complots criminels qu’on ne peut déguiser, 635 Toutes ces vérités ont de quoi vous confondre-; La Reine cependant vous invite à répondre, Vous pouvez vous défendre et ne rien oublier De ce qui peut servir à vous justifier 226 . LE COMTE D’ESSEX [Ciiij][31] Où me vois-je-réduit-! Il est donc véritable 640 Que la Reine et l’État me traitent de coupable. De quoi m’accuse-t-on-? -À peine ma mémoire Que devraient occuper d’autres soins pour ma gloire À mon âme indignée ose représenter Les crimes odieux que l’on m’ose imputer. 645 Je suis donc accusé de quelque intelligence 227 Avec une ennemie et jalouse puissance-: Les Irlandais, dit-on, ces fameux révoltés, Ont reçu de ma part des lettres, des traités, Ont reçu de ma main des secours infidèles, 650 Quand cette même main punissait ces rebelles-; Un tel soupçon peut-il être mieux effacé 70 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="71"?> 228 S’assurer sur-: se fier à. 229 Assurance-: hardiesse. 230 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, III, 1, v. 731-732 : « De voir humilier par une indigne loi, / À des hommes comme eux, un homme comme moi-». Que-par leur propre sang que ma main a versé-? On m’accuse d’oser prétendre à la couronne. Cependant aussitôt que la Reine l’ordonne, 655 J’abandonne l’armée et sans autre secours Je viens mettre à ses pieds ma fortune et mes jours. Mais on a vu pour moi la populace armée, La Cour en prend ombrage et paraît alarmée. Si j’ai l’amour du peuple est-ce un crime pour moi-? 660 Son zèle et sa faveur ébranlent-ils ma foi-? On me voit au péril d’une prison certaine, Désarmé, me livrer au pouvoir de la Reine. Ce sont là mes forfaits-; combattre heureusement, M’immoler pour l’État, obéir promptement, 665 À tous mes ennemis me livrer sans défense, M’assurer sur 228 ma Reine et sur mon innocence-: Voilà mes attentats.-Mais quelle lâcheté Semble ici me soumettre à votre autorité-? Faudra-t-il devant vous que je me justifie-? 670 Que la Reine à son gré dispose de ma vie-; Mon sort indépendant du reste des humains Relève d’elle seule, il est tout dans ses mains.- [32] Un Raleg, un Coban, auront-ils l’assurance 229 De vouloir sur mon sort prendre quelque puissance-? 675 Puis-je, Salysbery, sans frémir de courroux Les voir tous deux assis en même rang que vous-? Ou pour ou contre moi j’abhorre leur suffrage. C’est pour mes ennemis un trop grand avantage De voir abandonner par une injuste loi 680 À des hommes comme eux un homme comme moi 230 . POPHAM Ne sauriez-vous enfin vous rendre ici le maître De cet injuste orgueil que vous faites paraître-? Il vous aveugle encore et vous fait outrager CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 71 <?page no="72"?> 231 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, III, 1, v. 733-736 : « Cet invincible orgueil que vous faites paraître / Est celui qui toujours vous a fait méconnaître, / Qui vous aveugle encore, et vous fait outrager / Ces illustres barons qui vous doivent juger-». 232 Souverain empire-: autorité absolue. 233 Vue-: pensée. 234 Trancher de-: se donner des airs de. 235 Arrêt-: décision. Cf. v. 719, 743, 824, 883, 1026, 1149, 1280, 1281, 1310, 1479. Ceux que la Reine même oblige à vous juger 231 . 685 Elle nous a choisis, qu’avez-vous à nous dire-? Puisqu’elle a sur vos jours un souverain empire 232 , Et qu’ici sa justice emprunte notre voix, Contraignez votre orgueil et respectez son choix. COBAN Je ne suis pas surpris que son discours m’offense. 690 Son crime doit ici craindre notre présence, Ma vue 233 à tout moment lui reproche aujourd’hui Les bienfaits que la Reine a répandus sur lui. Je l’ai vue épuiser pour lui cette abondance Que le trône fournit à sa magnificence, 695 Et trouver ses trésors un bien trop limité Pour remplir d’un ingrat l’injuste avidité. C’est ce qui fait ici sa douleur et sa rage. Pour nous rendre suspects son discours nous outrage-: J’en ai senti l’affront, je ne puis le nier, 700 Mais enfin je suis juge et veux tout oublier. LE COMTE D’ESSEX Lui qui s’aime lui seul, qui seul se considère, Coban tranche-du 234 juge équitable et sincère. RALEG- à Coban [33] Le Comte en offensant ses juges souverains Rend ici ses forfaits plus grands et plus certains. POPHAM 705 Tout l’État vous connaît et vous fera justice. LE COMTE D’ESSEX Achevez, prononcez l’arrêt 235 de mon supplice. L’imposture triomphe et je n’ai plus d’espoir. Qu’un prompt trépas m’arrache à l’horreur de les voir. 72 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="73"?> 236 La demande de récusation faite par Essex est consignée dans les récits des historiens contemporains, tant français qu’anglais, qui indiquent que le rejet est dû à la qualité et à l’honneur des pairs choisis pour juger le Comte. 237 Qui-: lequel. 238 Etc-: Cette abréviation ne peut désigner que Valden, capitaine des gardes, présent mais muet dans la scène précédente. LE COMTE DE SALYSBERY Seigneur, que vois-je ici-? L’éclat qu’on vient de faire 710 Dans Coban, dans Raleg marque trop de colère-: Faites-les éloigner-: que leur ressentiment Ne mêle rien d’injuste à votre jugement. POPHAM Quand il faut récuser des juges équitables On n’écoute jamais la fureur des coupables, 715 Et c’est même une loi dont l’État est jaloux De ne point récuser des hommes comme nous 236 . LE COMTE DE SALYSBERY C’est une loi sans doute injuste et violente Quand il faut décider d’une tête importante, Et donner un arrêt sur qui 237 de toutes parts 720 Le monde tout entier doit tourner ses regards. Je descends de ma place après cette injustice, En jugeant avec eux je serais leur complice, Et je dois m’épargner la honte et la douleur De mêler lâchement ma voix avec la leur. Bas 725 Cher Comte je vous plains et vais dire à la Reine Ce que font contre vous l’injustice et la haine. Scène 2 [34] LE COMTE D’ESSEX, POPHAM, COBAN, RALEG, etc 238 POPHAM Je n’abuserai point, Comte, de mon pouvoir-; J’en atteste le Ciel, je ferai mon devoir-: Sans aucun intérêt, sans aigreur,-sans faiblesse, 730 De toute passion l’âme libre ou maîtresse, Je vous ferai justice avec la même foi, CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 73 <?page no="74"?> 239 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, III, 1, v. 807-812 : « J’atteste devant vous le suprême pouvoir / Qu’avec toute équité je ferai mon devoir, / Que d’aucun intérêt mon âme n’est touchée, / Que de ses passions elle s’est détachée, / Et que je rends justice avec la même foi / Que je puis souhaiter qu’on me la rende à moi-». 240 Etc-: Coban, Raleg, Valden. 241 Surseoir-: différer. Emploi transitif au X V I Ie siècle. 242 Etc-: Coban, Raleg, Valden et sans doute Salysbery. Que je souhaiterais qu’on en usât pour moi 239 . N’avez-vous rien à dire-? LE COMTE D’ESSEX En faut-il davantage-? Je ne changerai point de cœur et de langage. 735 Vous savez ce que c’est qu’un cœur comme le mien-; Je n’ai rien à repondre à qui me connaît bien. POPHAM Comte d’Essex, en vain vous bravez la justice-; Au devoir de mon rang il faut que j’obéisse. Scène 3 [35] LE COMTE D’ESSEX, LE COMTE DE SALYSBERY, POPHAM, etc 240 LE COMTE DE SALYSBERY Ne précipitez rien, POPHAM Par quel emportement…. LE COMTE DE SALYSBERY 740 Seigneur, la Reine veut surseoir 241 -le jugement. C’est son ordre, elle vient. Scène 4 LA REINE, LE COMTE D’ESSEX, POPHAM, COBAN, etc 242 LA REINE Allez, qu’on se sépare. 74 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="75"?> 243 Cruel : Dans la langue galante, cruel équivaut à ingrat : qui ne répond pas à l’amour que l’on manifeste. Cf. v. 783, 791, 1118, 1193, 1372, 1387. 244 Vous me deviez punir-: vous auriez dû me punir. 245 Cf. v. 188-197. 246 Murmurer-: se plaindre. Cf. v. 1186. Scène 5 [36] LA REINE, LE COMTE D’ESSEX LA REINE Ingrat, pour vous encor, ma bonté se déclare. J’ai suspendu l’arrêt, j’ai vaincu mon courroux, Que ferez-vous pour moi, quand je fais tout pour vous, 745 Votre cruel 243 orgueil ne veut-il pas se rendre-? De l’aveu que je veux pourra-t-il se défendre-? LE COMTE D’ESSEX Que me demandez-vous, en me voulant sauver-? Ne me faites point grâce, ou daignez l’achever. La honte, les malheurs où m’expose l’envie, 750 Me laissent-ils encor quelque amour pour la vie-? Pour l’État et pour vous j’ai prodigué-mes jours-: Faut-il par le désir en prolonger le cours, Des lâches trahisons avouer la plus noire-? La vie est-elle un bien s’il m’en coûte ma gloire-? 755 Un cœur comme le mien qui brave le trépas, Ne trouve rien d’aimable-où la gloire n’est pas. LA REINE Un cœur comme le vôtre et grand et magnanime, Rend l’attentat illustre et consacre son crime. Si les charmes du trône ont tenté votre bras, 760 Vous me deviez punir 244 de ne vous l’offrir pas. Je vous l’ai déjà dit 245 ,-le règne d’une femme, Vous a fait murmurer 246 dans le fond de votre âme, Et vous fit présumer que vous pouviez trahir, Celle qui vous laissait la honte d’obéir. [ D][37] LE COMTE D’ESSEX 765 Supposez un forfait encor plus honorable, L’innocence, Madame, est toujours plus aimable. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 75 <?page no="76"?> 247 Clartés-: explications. Qu’est-ce qui m’a rendu digne de ces emplois, De ce sublime rang qui m’approchait des Rois-? N’est-ce pas ma vertu-? Si vous m’aimiez, Madame, 770 Noirci de ces forfaits dont je frémis dans l’âme, Je le dis hardiment, il me serait plus doux, D’être digne de vous que d’être aimé de vous. Si vous pouvez m’aimer, quoique chargé d’un crime, Cet amour m’est bien cher, mais vaut-il votre estime-? 775 Un amant de la sorte a de faibles appas, Et l’amour meurt bientôt où l’estime n’est pas. LA REINE Aimons comme je veux, daignez enfin me croire, Et croyez un peu moins ces scrupules de gloire. Votre crime ne peut échapper aux clartés 247 , 780 Aux indices pressants qu’on voit de tous côtés-; Mais ingrat, vous craignez qu’un jour votre Princesse, Ne vous pût reprocher un crime, une faiblesse. Cruel, vous aimez mieux mourir que l’avouer. Ce sentiment est beau, je dois vous en louer. 785 Mais songez que souvent il est beau de descendre De ces grands sentiments à l’amour le plus tendre, Que souvent sur un crime illustre et glorieux, Quand il est avoué, l’amour ferme les yeux, Et que par cette aimable-et prompte déférence, 790 Des crimes avoués valent bien l’innocence. Vous ne vous rendez point, cruel je le vois bien, À toutes mes bontés, Comte, n’accordez rien. Refusez à l’amour l’aveu qu’il vous demande-; Mais je vous parle en Reine et je vous le commande. [38] LE COMTE D’ESSEX 795 Vous me le commandez, quel est votre dessein-? Abuse-t-on ainsi du pouvoir souverain-? J’ai toujours respecté la grandeur souveraine-; Nul n’a porté si loin les ordres de ma Reine, Je n’ai rien ménagé pour les exécuter-; 76 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="77"?> 248 Loi-: ordre. Cf. v. 938. 249 Il y a peut-être une allusion à l’anneau sauf-conduit dans le récit de l’historien tourangeau André Du Chesne, Histoire generale d’Angleterre, d’Escosse et d’Irlande (Paris, Jean Petit-Pas, 1614, avec une 2 e édition publiée par Guillaume Loyson en 1634) : « La Royne avoit bien volonte de pardonner au Comte, s’il eust voulu s’humilier & recognoistre sa faute, Mais perseuerant en l’obstination de mourir plutost que de demander sa grace, laquelle il se promettoit d’auoir par vn autre moyen, il fut mené le Mercredy vingt cinquiesme iour de Feurier dessus vn eschaffaut dressé dans le milieu de la Cour du chasteau de Londres, pour souffrir l’execution de son iugement » (p. 1426. Nous soulignons). Déjà en 1605, Pierre Matthieu écrivit que « le Comte d’Essex ne voulut point demander sa grace. Il se promettoit de l’auoir par un autre moyen. La Royne luy eust pardonné s’il se fust humilié » (Pierre Matthieu, Histoire de France, Paris, Jamet Metayer et Mathieu Guillemot, t. II, livre IV, p.-31). 250 Forcer-: surmonter. 800 Les plus affreux périls n’ont pu m’épouvanter. Votre voix redoublait ma force et mon courage-: J’ai vaincu, j’ai tout fait, je ferais davantage, Mais le sacré pouvoir que je dois adorer, Ne saurait me contraindre à me déshonorer, 805 Je n’ai pas moins d’horreur, malgré votre colère, D’avouer des forfaits, que j’aurais à les faire, Et me le commander c’est me faire une loi 248 Trop indigne, Madame, et de vous et de moi. Ne vous emportez point-: j’oppose à votre haine, 810 Cet anneau précieux,-ce présent de ma Reine 249 . En vous rendant ce gage, il faudra malgré vous, Vous me l’avez promis, forcer 250 votre courroux. Mais étant innocent, je ne veux point de grâce, Et dussé-je périr du coup qui me menace, 815 On ne me verra point par ce honteux secours Racheter-lâchement le reste de mes jours. LA REINE Quel orgueil-! Scène 6 [Dij][39] LA REINE, LE COMTE D’ESSEX, COBAN [, GARDES] COBAN, - bas Quel transport agite ainsi la Reine. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 77 <?page no="78"?> 251 Ayant commandé à Coban de reprendre le procès du Comte, Élisabeth s’adresse aux gardes qui doivent le reconduire. 252 Eh-: « interjection d’admiration, de surprise, laquelle a tant de rapport avec HÉ qu’on les confond ensemble-» (A.). Cf. v. 1131. LA REINE- aux gardes Coban, qu’on se rassemble. Et vous, qu’on le remène 251 . Scène 7 LA REINE, CLARENCE CLARENCE Ah, Madame-! Je viens embrasser vos genoux, 820 Pour toutes les bontés que vous avez pour nous. Vous conservez le Comte à tout l’État qui l’aime-; Au peuple qui l’adore, à Clarence, à vous-même. Ses propres ennemis ordonnaient de son sort. Vous vous opposez seule à l’arrêt de sa mort. 825 Quel eût été sans vous son secours, son refuge-? Raleg l’allait juger, Coban était son juge-; Sa haine triomphait, et ce traître aujourd’hui… LA REINE [40] Ah Clarence-! Le Comte est plus traître que lui. CLARENCE Quel est ce changement-? Que dites-vous, Madame-? LA REINE 830 Vous me voyez la rage et la fureur dans l’âme. Sans doute on vous a dit quel généreux effort L’enlève à la justice et l’arrache à la mort-: Cet ingrat cependant qui brave ma clémence Plus que jamais s’obstine à garder le silence. CLARENCE 835 Madame, voulez-vous que la peur du trépas Arrache de sa bouche un crime qui n’est pas-? Eh 252 que n’appliquez-vous toute votre prudence À perdre l’imposture et sauver l’innocence-? Votre esprit qui voit tout ne peut-il aujourd’hui 78 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="79"?> 840 Démêler le coupable entre Coban et lui-? Je ne dois plus enfin vous cacher ce mystère-; Je tremble à vous le dire, et ne puis vous le taire. L’aveu-de ce secret me peut être fatal. Coban est ennemi du Comte et son rival. LA REINE 845 Et son rival-! Coban m’aimerait-? CLARENCE Oui, Madame. LA REINE J’ai remarqué souvent quelque éclat de sa flamme. Mais ou j’ai négligé ses feux audacieux, Ou j’ai toujours douté de la foi de mes yeux. CLARENCE [Diij][41] Cependant conservant toujours la même audace, 850 Il veut perdre le Comte et puis prendre sa place. LA REINE Et puis prendre sa place-? Il a donc présumé Qu’après la mort du Comte il pourrait être aimé. Lui jusque là pousser un espoir téméraire-; Prétendre après le Comte à l’honneur de me plaire. 855 J’aimerais mieux le Comte accusé, condamné, Que Coban innocent, que Coban couronné. CLARENCE C’est toutefois Coban, cet imposteur infâme, De qui l’ambitieuse et la jalouse flamme Suppose à son rival tant d’horribles forfaits. LA REINE 860 Plût au Ciel que Coban eût forgé tous ces traits Qui font de mon amant la honte et la disgrâce. C’est alors que Coban pourrait prendre sa place, Et que pour me venger, sans crainte et sans douleur J’en ferais le sujet de toute ma fureur. 865 Quel triomphe pour moi, quel spectacle agréable, De faire à l’imposteur le destin du coupable, Et de voir dans le sang d’un traître et d’un jaloux CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 79 <?page no="80"?> 253 Brigue-: manœuvre secrète et intéressée, cabale. 254 Inégalité-: inconstance capricieuse. En ranimant ma joie éteindre mon courroux-! Du transport que je sens je tire un bon augure. 870 Allons sans plus tarder éclaircir l’imposture. Que l’on cherche Coban. S’il veut dissimuler, Il aime, c’est assez, nous le ferons parler. CLARENCE [42] Cependant par votre ordre on va juger le Comte. Pour le faire périr l’envie ardente et prompte….. LA REINE 875 Ne craignez rien, l’amour est au-dessus des lois. Allons voir s’il le faut absoudre par ma voix, Et jeter sur Coban et la peine et le crime. Ah, que j’aurais de joie à changer de victime-! Fin du troisième acte ACTE IV [Diiij][43] Scène première RALEG, COBAN RALEG Vous étant récusé par pure politique 880 Vous vous sauvez ainsi de la haine publique. Le Comte est condamné par la rigueur des lois. Notre brigue 253 -a plus fait que n’eût fait votre voix-: En apprenant l’arrêt-la Reine s’est émue Et n’a pu dérober son désordre à ma vue. COBAN 885 Cette inégalité 254 -d’une amante en courroux Lui peut rendre bientôt des sentiments plus doux-; Le Comte condamné peut toucher sa tendresse. Je connais son amour et je sais sa faiblesse. Clarence est auprès d’elle observant les moments 890 Où l’amour fait agir ses tendres mouvements. Que ne puis-je, Raleg, dans le cœur de la Reine, 80 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="81"?> 255 Cf. v. 29-30. Verser tout mon chagrin avec toute ma haine, Ou pour hâter mes vœux et remplir mon espoir Avec tant de fureur que n’ai-je son pouvoir-! - [44] RALEG 895 Quoi qu’il en soit il faut que le Comte périsse. Coban, notre salut dépend de son supplice. Si la Reine a pour lui des vœux trop inconstants, L’amour parle à son tour, mais la haine a son temps. Un moment favorable et c’est fait de sa tête, 900 La main qui doit l’abattre est déjà toute prête. Pour irriter la Reine, il la faut alarmer. La révolte est ici facile à s’allumer. COBAN Elle ne l’est que trop. Le frère de Clarence Peut beaucoup dans la ville et je crains sa puissance 255 . RALEG 905 S’il osait de la Reine irriter la fierté… COBAN Elle vient. Sonde un peuple à demi révolté. RALEG Je sais ce qu’il faut faire et j’en rendrai bon compte. Scène 2 LA REINE, COBAN LA REINE Je vous faisais chercher, Coban-: enfin le Comte Ne nous bravera plus, votre fidélité 910 Nous venge heureusement de sa témérité. Je me devais enfin un si grand sacrifice, Et je dois à vos soins cet important service. COBAN [45] Madame, quand on sert et sa Reine et l’État… CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 81 <?page no="82"?> 256 Alors que-: lorsque. LA REINE Je veux bien l’avouer, la mort de cet ingrat 915 Serait pour ma couronne une horrible disgrâce Si je n’avais en vous de quoi remplir sa place. COBAN Moi, Madame-? LA REINE Le Ciel vous fit pour ces emplois, Et vos pareils sont nés pour la gloire des Rois. COBAN Si le zèle et la foi peuvent seuls y suffire, 920 Nul ne peut mieux servir sa Reine et son Empire. Mais je me-sais connaître et borner mes désirs. LA REINE Je vous connais, Coban, et même des soupirs Qui par trop de respect n’osent se faire entendre, Et qu’on a pris le soin de me faire comprendre… COBAN 925 Ô Ciel-! LA REINE Vous vous troublez, et ce trouble à mes yeux Offre ce qu’on m’a dit-et me l’explique mieux. COBAN Quoi-! D’un faible sujet l’audace ambitieuse…. LA REINE L’audace est noble et belle alors qu’elle 256 est heureuse. Remettez-vous, Coban, des sujets comme vous, 930 Mêlant à leurs respects un peu d’amour pour nous, En servent mieux leur Reine-; il n’est respect ni zèle, Qui vaille les ardeurs d’un amour bien fidèle. L’amour fait les héros, et le plus généreux Ne sert jamais si bien qu’un sujet amoureux. 935 L’amour de vos pareils ne peut jamais déplaire. [46] 82 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="83"?> 257 Après la mort d’Henri VIII en 1547, son seul fils légitime, Édouard, âgé de 9 ans, devint roi sous le nom d’Édouard VI. Il meurt sans enfants en 1553 et, après une brève crise de succession, sa demi-sœur Marie devint reine sous le nom de Marie I re . À sa mort sans descendants en 1558, la fille d’Henri VIII et d’Anne Boleyn devint Élisabeth I re . 258 Dernière en ligne de la dynastie Tudor, Élisabeth 1 re avait des raisons de se marier, pour tenter de s’assurer un héritier. Malgré de nombreux prétendants britanniques et européens, dont surtout Robert Dudley et François d’Anjou, dernier fils d’Henri II et de Cathérine de Médicis, elle se dit mariée à son royaume et à ses sujets sous la protection de Dieu et n’eut jamais d’époux. 259 La virgule est ajoutée dans la liste des errata fournie par l’imprimeur. 260 Surprendre-: enlever par surprise. Cf. v. 1090, 1094. 261 S’expliquer-: faire connaître sa pensée ou ses sentiments. 262 Couleurs-: prétextes, mensonges spécieux. Cf. v. 973. COBAN L’amour de mes pareils est toujours téméraire. LA REINE Non, non, souvenez-vous qu’après la mort du Roi 257 , En me couronnant Reine on m’imposa la loi D’en faire un sans sortir des lieux de ma naissance 258 -: 940 Vous, 259 méritez mon choix par votre obéissance. Vous vous tairez toujours en courtisan discret, Je sais qu’on ne saurait vous surprendre 260 un secret, Moins encor l’arracher d’un cœur comme le vôtre. Je ne vous presse plus-; mais dites-m’en un autre. 945 Le Comte est condamné, rien ne le peut sauver, Sa perte est résolue, il la faut achever. On dresse un échafaud dans la place publique. C’est ici qu’avec vous il faut que je m’explique 261 . Vous avez su du Comte éclaircir l’attentat, 950 Et sans doute en rival ou d’amour ou d’État-: Dans ces occasions la politique adroite, Mêle dans les ressorts d’une intrigue secrète, Quelque artifice heureux, quelque fausse clarté, Des couleurs 262 dont on sait farder la vérité. COBAN 955 Ce discours me surprend, que me voulez-vous dire-? LA REINE Ne vous emportez pas, l’air qu’ici l’on respire, Cet esprit qu’en naissant nous prîmes, vous et moi, CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 83 <?page no="84"?> 263 Bonne foi-: confiance qu’on place en quelqu’un. 264 Sauvage-: farouche. 265 Ombre-: apparence, prétexte. 266 Flatter quelqu’un de-: lui faire espérer. Est trop incompatible avec la bonne foi 263 -: Cette sincérité scrupuleuse et sauvage 264 960 Dans la cour, entre nous n’est plus guère en usage. Je vous connais, Coban, ouvrez-moi votre cœur, Vous enviez au Comte une injuste faveur-: Vous devez le haïr, et vous m’avez servie D’ajouter au pouvoir que j’avais sur sa vie,- [47] 965 Le droit de le punir en criminel d’État, Et de m’avoir prêté l’ombre 265 d’un attentat. On me vante partout l’innocence du Comte, Vous avez trouvé l’art de le perdre sans honte, D’employer la justice à servir mon courroux, 970 Ma haine avait besoin d’un homme comme vous. Que ne vous dois-je point d’avoir fait un coupable, D’un sujet dont l’orgueil m’était insupportable-! Des crimes déguisés avec quelque couleur… COBAN Qu’entends-je-? Je suis donc, Madame, un imposteur. LA REINE 975 Donnez un autre nom à ce fameux service. Votre crime me sert, je suis votre complice, Et pour dire encor plus votre crime est le mien-: Parlez, on m’a tout dit, ne me déguisez rien. COBAN Et que vous a-t-on dit-? Quelle imposture horrible… LA REINE 980 Vous le savez, Coban, un orgueil inflexible Perd le Comte-: craignez l’exemple, obéissez, Parlez. COBAN Vous m’ordonnez de parler, c’est assez. J’avouerai que flatté d’un 266 espoir favorable, 84 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="85"?> 267 Cf. v. 73. 268 Cf. v. 50. 269 Aventure-: événement inopiné. En voyant dans le Comte un rebelle, un coupable, 985 J’ai jusque sur son rang osé porter les yeux. S’il faut justifier des vœux ambitieux, Si ce n’est pas assez pour mériter sa place, Écoutez et voyez-jusqu’où va son audace. Clarence aime le Comte, et le Comte charmé 990 Aime cette perfide autant qu’il est aimé. LA REINE [48] Ciel-! Mais quel intérêt….. COBAN Tous deux d’intelligence Veulent vous enlever la suprême puissance. LA REINE N’est-ce point un éclat de vos inimitiés-? COBAN J’ai vu plus d’une fois son amant à ses pieds 267 . 995 Mais ne m’en croyez pas, faites parler Clarence. La jeunesse et l’amour gardent mal le silence 268 -; Et d’ailleurs les secrets que l’on cache le mieux, Madame, rarement échappent à vos yeux. LA REINE Croirai-je ce rapport, aventure 269 funeste-? 1000 Tous deux me trahiront-? COBAN Ha, Madame-! J’atteste… LA REINE Laissez-moi, je n’ai plus besoin de vos serments. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 85 <?page no="86"?> 270 Allusion possible à son exécution de Marie Stuart. Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, v. 279-292 et surtout v. 1705-1712 : « Importunes grandeurs, fastes, pourpre éclatante / Dont la pompe autrefois me rendit insolente, / Vous que j’ai tant chéris, vous pour qui mille fois / J’ai violé le droit et l’honneur et les lois, / Vous à qui j’ai donné sans raison et sans haine / Le sang qui crie encor d’une innocente Reine, / Dans mon coupable esprit vous n’avez plus de lieu, / Je vous dis, je vous dis un éternel adieu.-» Scène 3 LA REINE, - seule Ah-! Je ne vois que trop ces perfides amants. Malgré leur artifice une ardeur empressée, Mille soins naturels s’offrent à ma pensée. 1005 Ai-je pu m’abuser en les voyant tous deux-? Sous la tendre amitié le secret de leurs feux, A-t-il pu si longtemps échapper à ma vue-? Coban, tu m’as donné le poison qui me tue. Pour servir ton amour, ou plutôt ta fureur, [E][49] 1010 Que ne me laissais-tu, perfide, mon erreur-? Quoi, des traîtres partout-? Au-dehors des rebelles, Au-dedans des mutins, chez moi des infidèles. Je sens la pesanteur de ton bras tout-puissant, Grand Dieu, la voix des pleurs et du sang innocent 1015 Qu’a versé si souvent ma noire politique, M’a fait le seul objet de la haine publique 270 . Mon trône est assiégé de soupçons, de terreurs, De haine, digne prix de toutes mes fureurs. À cet affreux destin il faut que je réponde, 1020 Tout le monde me hait, haïssons tout le monde. Ou plutôt ramassons tous nos ressentiments-; Perçons de tous nos traits deux perfides amants. Mon cœur à tant de haine à peine peut suffire, Ma haine, ma douleur souffrez que je respire. Scène 4 LA REINE, CLARENCE CLARENCE 1025 Le Comte est condamné tout innocent qu’il est. 86 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="87"?> 271 Avouer-: approuver, ratifier. 272 Nous ajoutons l’article qui manque dans le vers de onze syllables de l’édition originale. Pourrez-vous avouer 271 -un 272 -si sanglant arrêt-? Coban l’emporte enfin sur nous et sur vous-même. Le traître impunément nous trahit et vous aime. Lâche rival du Comte et jaloux de son sort… LA REINE 1030 Ce n’est pas lui, c’est vous qui lui donnez la mort. J’allais tout oublier-; votre ardeur mutuelle Fait l’horreur de son crime, et lui sera mortelle. Je ne fiais qu’à vous le nom de mon vainqueur, À votre seule foi j’abandonnais mon cœur,- [50] 1035 Je vous fis le témoin de toute ma faiblesse, Et vous trompiez tous deux ma crédule tendresse. La force du remords, l’horreur de cet affront, Vous fait baisser les yeux, fait pâlir votre front. CLARENCE De quoi m’accusez-vous-? LA REINE Vantez votre innocence, 1040 Au crime de vos feux ajoutez l’impudence, Perfide, je sais tout, et Coban m’a tout dit. CLARENCE Je pourrais démentir celui qui me trahit, Mais je n’imite point un imposteur infâme. Il peut nier son crime, et j’avouerai ma flamme. 1045 Je vois votre courroux tout prêt à s’emporter, Faites-vous quelque effort et daignez m’écouter. Dès mes plus tendres ans-ayant aimé le Comte, Bien loin que mon amour me fasse quelque honte, Et qu’il doive attirer sur moi votre courroux, 1050 Apprenez, admirez ce qu’il a fait pour vous. Cet amour s’élevant au-dessus de tout autre, Ce trop fidèle amour fut si fidèle au vôtre, Que voyant que le Comte, honoré de vos feux, Craignait dans cet amour un bien trop dangereux, CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 87 <?page no="88"?> 273 La signature Eij manque dans l’édition de 1678. 274 Le point de l’édition originale a été remplacé par une virgule. 1055 Mon amour malgré lui, lui fit garder sa place, Je voulus tout risquer plutôt que sa disgrâce. Pour rompre son dessein que ne tentai-je pas-! Je l’enchaînai moi-même au soin de vos États, Aux pièges, aux périls d’une Cour infidèle, 1060 Au funeste embarras d’une grandeur nouvelle. Ah-! si vous aviez vu ce combat entre nous, De son amour pour moi, de mon zèle pour vous, Mon amour à vos yeux ne serait pas coupable. Ce que le Comte a fait, son zèle infatigable,- [51] 273 1065 Pour le bien de l’État tant d’illustres projets, Une paix glorieuse acquise à vos sujets, Le bruit de votre nom augmenté par sa gloire, Ses travaux, ses exploits d’éternelle mémoire-; Mon amour a tout fait, cet amour généreux 1070 Rend votre règne illustre et vos peuples heureux-: Mais j’ai plus fait encor-: je vous fis la maîtresse Du sort de votre amant, de toute sa tendresse, Je vous ai tout cédé, son cœur, sa liberté, Tout son sang, tous ses jours, l’amour seul m’est resté. 1075 Si je brûlais pour lui d’une ardeur insensée, D’une inutile flamme, injuste, intéressée, J’aurais gardé le Comte éloigné de la Cour, Seul avec sa vertu, seul avec son amour, Comparez maintenant les crimes-de ma flamme, 1080 À celle que Coban vous garde dans son âme. Je vous donne le Comte, il veut vous l’enlever-; Son amour l’a-perdu, le mien le veut sauver-; Pour vous et pour l’État je cède ce que j’aime, Coban perd tout l’Empire et vous perdra vous-même. LA REINE 1085 Dites, dites plutôt que votre passion, Secondant les fureurs de son ambition, L’attacha près de moi sous le masque infidèle 274 , Sous le brillant dehors d’un véritable zèle. Vous vous aimez tous deux, il ne m’aima jamais. 88 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="89"?> 275 « Autre, pronom substantif construit avec l’article indéfini masculin [un autre], se rapportait au X V I Ie siècle aux femmes aussi bien qu’aux hommes » (Alfons Haase, Syntaxe française du X V I Ie siècle, 4 e éd., Paris, Delagrave, 1935, p.-113). Cf. v. 1391. 276 Faire raison-: venger. 277 Flatter-: favoriser, bercer d’illusions. 1090 Il voulait seulement surprendre-mes bienfaits, Me voler lâchement toute ma confiance, S’armer de mes faveurs, usurper ma puissance, Et surtout, quel malheur est comparable au mien-! Surprendre mon amour quand un 275 autre a le sien. 1095 C’est une trahison et si noire et si pleine… Jamais traître ne fut digne de tant de haine. Aussi jamais courroux ne fut si bien servi. Je le verrai bientôt pleinement assouvi.- [52] Je vous verrai gémir et trembler l’un pour l’autre-; 1100 Je soûlerai mes yeux de son sang et du vôtre, De votre amant, l’État me va faire raison 276 , Et je me la ferai de votre trahison. CLARENCE Sur moi seule tournez cette fureur extrême. Perdre le Comte, hélas-! c’est vous perdre vous-même. 1105 Craignez que votre cœur ne se laisse trahir-: On aime quelquefois quand on pense haïr, Et l’amour irrité qui tonne et qui menace, Souvent au fond du cœur tremble et demande grâce. Mourra-t-il, ce sujet si cher, si précieux-? 1110 Ô Ciel-! Je vois des pleurs qui tombent de vos yeux. LA REINE Oui, j’en donne, cruelle, aux malheurs de ma vie, Au mortel souvenir de votre perfidie. De l’air dont vous flattiez 277 mes timides appas, Je me croyais aimée et je ne l’étais pas. 1115 Peut-être que sans vous l’ingrat m’aurait aimée. CLARENCE Madame, il vous adore et son âme charmée, Vous gardera toujours ce qu’il vous a promis. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 89 <?page no="90"?> 278 Lois-: asservissement à la personne aimée. LA REINE Ah-! C’est le plus cruel de tous mes ennemis. Il n’en faut plus douter, vous l’aimez, il vous aime-: 1120 Cependant vous voulez, quelle injustice extrême-! Vous voulez que je sauve un sujet révolté, Et que ce soit pour vous qui me l’avez ôté. En vain vous prétendez me fléchir par vos larmes. Plus vous montrez pour lui de troubles et d’alarmes, 1125 Plus vous montrez d’ardeur, plus je sens que je dois Faire périr ce traître et pour vous et pour moi. CLARENCE [eiij][53] S’il vivait pour vous seule en vous devant la vie, Pourriez-vous conserver cette cruelle envie-? Si je le ramenais soumis à vos genoux, 1130 Si sauvé par vous seule il était tout pour vous…. LA REINE Eh, n’a-t-il pas bravé vos prières, vos larmes-? Mais vous espérez tout du pouvoir de vos charmes, Je vois combien l’ingrat est soumis à vos lois 278 , N’importe, parlez-lui pour la dernière fois. 1135 Qu’on le fasse venir-! -Lâche et faible Princesse-! Cruelle, vous voyez jusqu’où va ma faiblesse. Vous périrez tous deux si le Comte aujourd’hui Ne me demande grâce et pour vous et pour lui. CLARENCE, - seule Faut-il pour augmenter ta disgrâce cruelle, 1140 Cher amant, t’accabler d’une douleur nouvelle-? Scène 5 LE COMTE D’ESSEX, CLARENCE LE COMTE D’ESSEX Madame, on me permet encore de vous voir. Est-ce grâce ou rigueur quand je n’ai plus d’espoir-? 90 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="91"?> 279 Assez-: beaucoup. Cf. v. 1268, 1456. 280 Je vous perds-: «-je suis privé de vous-» mais aussi «-je vous fais périr-». CLARENCE Il faut vous confier mes dernières alarmes, Et répandre à vos yeux le reste de mes larmes, 1145 J’ai pleuré votre mort, j’ai pleuré nos malheurs, Je dois vous annoncer d’autres sujets de pleurs. Le sort plus loin encor pousse son injustice.- [54] Coban nous a trahis et je suis sa complice. N’imputant qu’à lui seul l’arrêt de votre mort 1150 Le cœur plein-de douleur par un soudain transport, Je n’ai pu m’empêcher-d’expliquer à la Reine, Ce qui donne à Coban contre vous tant de haine. L’audace de son feu vient de paraître au jour-; Mais le traître a fait voir par un cruel retour 1155 De nos feux mutuels le dangereux mystère. LE COMTE D’ESSEX Ah-! Vous êtes perdue.-Ô destin trop contraire-! Je pardonnais au sort sa dernière rigueur Ses traits les plus mortels n’allaient pas jusqu’au cœur. Je mourais innocent par les traits de l’envie, 1160 Fatigué de grandeurs, je méprisais la vie, Pour me faire un grand nom j’avais assez 279 vaincu, Pour vivre après ma mort j’avais assez vécu-; En vivant plus longtemps mon âme embarrassée, Avait de quoi trembler pour ma gloire passée-; 1165 Je vois qu’un prompt trépas la met en sûreté. Même en perdant ici rang, espoir,-liberté, Je vous laissais auprès d’une auguste Princesse, Le rang qui vous est dû, sa faveur, sa tendresse-; Dans un autre moi-même heureux après ma mort, 1170 Qu’avais-je à reprocher aux cruautés du sort-? Mais hélas-! je vous perds 280 , le coup qui vous menace, M’ôte tout ce qui peut consoler ma disgrâce. Une Reine abusée, une amante en courroux… Je prévois mille maux dont je tremble pour vous. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 91 <?page no="92"?> 281 Déplorable-: digne de pitié. 282 Cruel : synonyme d’ingrat dans la langue poétique, ce mot signifie quelqu’un qui ne répond pas, ou pas suffisamment, à l’amour qu’on lui porte. CLARENCE 1175 Cependant vous pouvez obtenir de la Reine…. LE COMTE D’ESSEX Non, non, je la connais, notre perte est certaine. Dût-elle nous laisser la liberté, le jour, Daignera-t-elle aussi nous laisser notre amour-? [Eiiij][55] Il faut briser le nœud qui joint mon sort au vôtre, 1180 Il faut que nos deux cœurs s’arrachent l’un à l’autre, Renoncer pour jamais aux douceurs de nous voir, Ou vivre sans amour, ou vivre sans espoir. La vie est à ce prix un supplice effroyable. CLARENCE Hélas-! nous faites-vous un sort si déplorable 281 -? 1185 La Reine a des bontés qui font tout espérer. Votre gloire, Seigneur, dût-elle en murmurer, Faites-vous quelque effort pour apaiser la Reine, Jetez-vous à ses pieds, notre grâce est certaine. Mais, las-! votre grand cœur ne saurait consentir 1190 À tout ce qui paraît ou crime ou repentir, Au soin de votre gloire abandonnez ma vie-: Permettez seulement qu’en mourant je vous die, Vous pouviez d’un seul mot, cruel 282 , me secourir, Votre orgueil s’en offense et me laisse mourir. LE COMTE D’ESSEX 1195 Ah-! Vous ne mourrez point-: si c’est trop de bassesse, De prier pour ma grâce une injuste Princesse, Je puis avec honneur la demander pour vous-: Je puis même forcer sa haine et son courroux. Le secret dont je vais vous faire confidence, 1200 Demanderait sans doute un éternel silence-; Mais quel que soit enfin cet important secret, Quand on sert ce qu’on aime on peut être indiscret. 92 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="93"?> 283 Inégale : inconstante, capricieuse. - Pour indiquer l’importance de cette nouvelle (l’existence d’un anneau, cf. v. 810), le vers 1203 est mis en retrait dans l’édition de 1678. 284 Fatale-: marquée par le destin. La Reine dont j’ai craint la faveur inégale 283 , Voulut par le présent d’une bague fatale 284 , 1205 M’assurer pour jamais de sa fidélité, Contre son changement me mettre en sûreté, Et me donner enfin une pleine espérance, De tout ce que le Ciel a mis en sa puissance. Je me suis jusqu’ici refusé ce secours,- [56] 1210 J’ai ménagé ma gloire au péril de mes jours. Mais quand il faut pour vous emporter la victoire, Je prends soin de mes jours au péril de ma gloire. C’est ce don précieux… CLARENCE Quel est votre dessein-? Vous-même-rendez-lui ce présent de sa main. LE COMTE D’ESSEX 1215 Ménagez ce secours pour un autre moi-même, C’est par là-que je veux conserver ce que j’aime, Sans cela point de grâce… Scène 6 LE COMTE D’ESSEX, LE COMTE DE SALYSBERY, CLARENCE LE COMTE DE SALYSBERY Ah Madame-! Ah Seigneur-! Apprenez que déjà des mutins en fureur, Renversant l’échafaud qu’on dressait dans la place, 1220 Ont irrité la Reine et vous ôtent sa grâce. Votre frère à leur tête, animant leur courroux, Marche vers le Palais. CLARENCE Ciel-! Que me dites-vous-? LE COMTE D’ESSEX Ah-! Ce n’est pas ainsi qu’on sauve l’innocence. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 93 <?page no="94"?> 285 L’édition originale a la leçon «-vous-». 286 Amuser-: détourner, divertir. 287 Ces consignes, qui oublient la question de la bague, expliquent les actions de Clarence au V e acte et règlent le sort du Comte. Comme l’affirme Jane Conroy (Terres tragiques, p. 348), les mots d’Essex achèvent « l’inversion de l’histoire : le héros refuse le secours que lui offre le peuple et qu’il n’a pas demandé - alors qu’en réalité le peuple refusa un secours que le héros lui avait demandé-». Allez vous opposer à cette violence. 1225 Votre frère nous 285 -perd.- [57] LE COMTE DE SALYSBERY La Reine au désespoir Vous impute ce trouble, et ne veut plus vous voir. Plus le peuple pour vous se mutine contre elle, Plus sa haine en devient inflexible et cruelle. Vos ennemis ont part à ce grand mouvement, 1230 Mais la Reine l’ignore, ou l’explique autrement. Je retourne auprès d’elle amuser 286 sa colere, Et vous donner du temps pour gagner votre frère. Scène 7 LE COMTE D’ESSEX, CLARENCE, LE CAPITAINE DES GARDES LE CAPITAINE DES GARDES Par l’ordre de la Reine il faut vous séparer. LE COMTE D’ESSEX- à Clarence Vous voyez son courroux, allez sans différer 1235 Faire rendre à la Reine entière obéissance. Dites à ces mutins que leur secours m’offense, Et si mon bras avait la liberté d’agir, J’irais venger la Reine et la faire obéir 287 . Fin du quatrième acte ACTE V [58] Scène première COBAN, - seul Enfin je vois le Comte au bord du précipice-; 94 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="95"?> 288 Coban se fie à Fortuna, la déesse du hasard, qui présidait au bien et au mal. 289 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, V, 1, v. 1372 : « Et m’avoir élevé dans un degré si haut / Pour laver de mon sang un infâme échafaud-». 1240 Le peuple en le servant va presser son supplice. Fortune, c’est ici que j’ai besoin de toi. L’ambitieux Coban s’abandonne à ta foi 288 Avec une intrépide et pleine confiance. Si dans le sort du Comte on voit ton inconstance, 1245 N’importe, donne-moi ce qu’il perd aujourd’hui Au péril de me perdre et tomber comme lui. Mais tu trembles, Coban, quel remords t’embarrasse-? Détourne tes regards du sort qui te menace. Enivré des douceurs d’un espoir glorieux, 1250 Sur la couronne même ose arrêter tes yeux. Mais la Reine paraît, et ses yeux pleins de rage Font briller les éclairs qui précèdent l’orage. Il faut prendre son temps. L’état où je la vois… Scène 2 [59] LA REINE, LÉONOR, RALEG, COBAN LA REINE Quoi-! Pour sauver le Comte on s’arme contre moi-? 1255 Tu veux même avec moi, peuple ingrat et rebelle, Élever sur le trône un sujet infidèle-? Cet infâme échafaud qu’ici j’ai fait dresser 289 , Voilà, voilà le trône où je le veux placer-: Ou pour mieux te punir je veux avec ta Reine 1260 Faire un Roi qui partage et mon sceptre et ta haine, Reprendre mes fureurs, et te donner un Roi, Qui soit digne de toi, qui soit digne de moi. LÉONOR Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même. S’il faut associer à la grandeur suprême, 1265 Un sujet qui soit digne, et du trône et de vous. C’est le Comte… CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 95 <?page no="96"?> 290 Concerter-: se mettre d’accord (emploi intransitif). LA REINE Ce nom redouble mon courroux, Ne m’en parle jamais, son crime est véritable-; Ce que font les mutins le rend assez coupable. Approchez-vous, Coban, le Comte est criminel, 1270 Et je n’écoute plus ce soupçon trop cruel, Qui m’a fait sans raison condamner votre zèle-: Le Comte est un perfide et vous etês fidèle. COBAN [60] Madame, vous voyez mon trouble et ma douleur. Voyant avec quels traits, avec quelle fureur 1275 -Les partisans du Comte attaquent votre gloire… Que ne puis-je à jamais en perdre la mémoire. LA REINE Je sais tout, et ce bruit parvenu jusqu’à moi M’apprend que ces mutins me demandent un Roi. COBAN C’est peu de demander le Comte pour leur maître. 1280 Ils disent que l’arrêt qui condamne ce traître, Est un arrêt injuste, et qu’on a concerté 290 , Sans vouloir toutefois qu’il fût exécuté. LA REINE Ils osent jusque-là porter leur insolence-? COBAN Ils disent hautement que craignant sa puissance, 1285 Et voulant affaiblir son crédit et son nom, On a contre sa gloire armé la trahison. Mais qu’étant trop puissant sur le peuple qui l’aime, Ayant même sur vous un ascendant suprême, Vous n’oseriez le perdre, et qu’on verra l’État 1290 Immolé par vous-même-au salut d’un ingrat. Bien plus… dispensez-moi d’en dire davantage. LA REINE Dites tout, achevez. 96 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="97"?> 291 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, II, 2, v. 439-440-: «-Libre de ce reproche et de tant de remords / Qui puniront l’ingrat de plus de mille morts-». 292 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, V, 1, v. 1331-1332 : « Si de mes ennemis le plus malicieux / Ne soûle de mon sang et sa haine et ses yeux-». 293 Prévenir-: empêcher. La virgule est ajoutée (cf. v. 940). La Reine s’adresse à Coban mais aussi à Raleg, muet, dont le dernier rôle a été de « [sonder] un peuple à demi révolté » (v. 906). ll sera mentionné par la Reine dans l’ultime tirade de la tragédie (v, 1572). 294 Alarme-: émotion causée par une attaque ennemie-; danger soudain. COBAN Pour un dernier outrage, Ils répandent partout d’un ton un peu plus bas, Qu’amoureux de Clarence il brave le trépas-; 1295 Qu’il la préférait à l’Empire, à vous-même. Et que ne pouvant pas obtenir ce qu’il aime, Il aime mieux descendre, obéir comme nous, Il aime mieux périr que régner avec vous. LA REINE [f][61] Ah Coban-! C’en est trop, un si cruel outrage, 1300 Ce dernier déplaisir-accable mon courage. Oui, le traître, à Clarence ayant donné sa foi, Aimerait mieux mourir que régner avec moi. Après un tel affront, après cette injustice, Je veux pour redoubler sa honte et son supplice, 1305 Par un sanglant reproche et par mille remords, Lui faire avant sa mort endurer mille morts 291 . Je veux avant sa mort vous donner sa puissance, Vous donner ce qu’il perd, et même en sa présence. COBAN À l’orgueil d’un ingrat ne vous exposez pas. 1310 Faites-exécuter l’arrêt de son trépas. LA REINE Je veux avant sa mort me faire mieux connaître, Confondre son orgueil et lui donner un maître-: Je veux le voir, je veux d’un objet odieux Soûler avant sa perte et ma haine et mes yeux 292 . 1315 Qu’on me l’amène. Vous, prévenez 293 -nos alarmes 294 , Et voyez si le peuple est toujours sous les armes. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 97 <?page no="98"?> 295 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, V, 1, v. 1354 : « Qu’elle sait que ma perte ébranle son Empire-». 296 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, V, 1, v. 1359 : « Qu’elle me pleurera, mais de larmes de sang-». 297 De vous être souffert-: de vous avoir permis. Scène 3 LA REINE, LE COMTE DE SALYSBERY LE COMTE DE SALYSBERY Quel horrible appareil-vient de frapper mes yeux-? Est-ce pour immoler un héros glorieux-? Donnez-vous-ce spectacle aux Cobans, aux Céciles-? 1320 À ces lâches sujets, à ces âmes serviles-? Verront-ils à leurs pieds ce grand homme abattu-? - [62] La terreur des méchants, l’appui de la vertu-? Que de gloire immolée à la fureur du crime-! Quel indigne attentat-! Quel sang-! Quelle victime-! 1325 Je ne demande plus sa grâce à vos genoux-; Je viens la demander pour l’État et pour vous. Je le dis en tremblant, mais je dois vous le dire, La mort de ce-héros ébranle tout l’Empire 295 . Qui de nous remplira ses emplois et son rang-? 1330 Vous pleurerez sa mort avec des pleurs de sang 296 . Des maux qui la suivront l’image m’épouvante-; Le crime en sûreté, l’innocence tremblante, Le fidèle sujet muet, triste, interdit, La justice, les lois, la vertu sans crédit. 1335 Le désespoir affreux d’un coup irréparable Vous va rendre à-vous-même horrible, insupportable. Vous nous-haïrez tous de vous être souffert 297 Dans la perte du Comte un crime qui vous perd. Souffrez que mon exil précède son supplice-; 1340 Mes yeux ne verront point cette horrible injustice. Voir le Comte tomber sous la main d’un bourreau, Le voir et le souffrir, c’est un crime nouveau. Madame, pardonnez aux fureurs de mon zèle. Si je m’emportais moins, je serais moins fidèle. 1345 Puissent tous vos sujets pour l’État et pour vous, Brûler d’un même zèle et d’un même courroux. 98 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="99"?> 298 Cf. Boyer, Clotilde (1659), IV, 6, v. 1489 : « D’un amour en fureur, plus cruel que la haine-». LA REINE Que pour lui comme vous tout l’État s’intéresse, Plus il s’emportera, moins j’aurais de faiblesse. LE COMTE DE SALYSBERY Souffrez que je me jette encore à vos genoux. LA REINE 1350 Hélas-! si vous saviez…. Le voici, laissez-nous. Scène 4 [Fij][63] LA REINE, LE COMTE D’ESSEX [, LE CAPITAINE DES GARDES] LA REINE Approche, et ne crains pas que je t’offre ma grâce-: Prends pour un nouveau crime une nouvelle audace. Ce n’était pas assez d’un horrible attentat. Quand pour justifier des trahisons d’État, 1355 Quand pour t’en épargner et la peine, et le crime, J’en veux charger un autre, et changer de victime-; Un crime plus affreux vient de paraître au jour. J’apprends la trahison qu’on fait à mon amour. Mon cœur fut pour toi seul capable de faiblesse, 1360 Sur toi seul j’arrêtai, j’épuisai ma tendresse-: Une autre est cependant plus heureuse que moi, Et tu ne m’aimais point quand je n’aimais que toi. Après t’avoir comblé d’honneurs et de puissance, J’ai demandé ton cœur à ta reconnaissance, 1365 L’amour même a parlé, je n’ai pu l’obtenir. Mais, ce n’est pas assez-: ah cruel souvenir-! Ce n’était pas assez de n’être pas aimée-: Tu feignis de m’aimer et mon âme charmée A passé des transports d’une si douce erreur, 1370 Au mortel désespoir d’un amour en fureur 298 . D’un crime si honteux te pourras-tu défendre-? Ce reproche sanglant, cruel, peux-tu l’entendre-? CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 99 <?page no="100"?> 299 Sans expirer-: sans que nous expirions. 300 Se faire justice-: reconnaître ses torts. 301 Couronner-: faire honneur à. 302 Cf. la note du v. 1094. 303 Sans connaître-: sans que je connaisse. Et puis-je t’expliquer ton crime et mon malheur, Sans expirer 299 tous deux de honte et de douleur-? LE COMTE D’ESSEX [64] 1375 Ce reproche sanglant et qui semble plausible, S’il était bien fondé me serait trop sensible. Mais pourquoi vous ôter si proche du trépas Une erreur qui me perd et ne vous déplaît pas-? Madame, je suis las d’attendre mon supplice, 1380 Daignez hâter ma mort et faites-vous justice 300 . LA REINE Toujours fier et muet même sur un amour Que ton amante avoue et vient de mettre au jour-? LE COMTE D’ESSEX Puisque vous le voulez je parlerai Madame, Je puis bien avouer le crime de ma flamme. 1385 Il est trop glorieux pour le dissimuler. LA REINE C’est de ce crime seul que tu m’oses-parler, Cruel, tu ne veux pas confesser à ta Reine, Des forfaits que l’on peut te pardonner sans peine, Et tu veux confesser et même couronner 301 , 1390 Un crime qu’on ne doit jamais te pardonner. LE COMTE D’ESSEX Est-ce un crime d’avoir soupiré pour un autre 302 -? Si cet amour est né sans connaître 303 le vôtre-? Vous savez ce que c’est qu’une première ardeur, Qu’un instinct invincible attache au fond du cœur. 1395 Ayant su vos bontés, si ma bouche discrète, Vous a tu si longtemps ma passion secrète, Loin de vous abuser j’ai fait paraître au jour Ce qu’aurait fait pour vous le plus fidèle amour. 100 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="101"?> 304 Amour : mot épicène au X V I Ie siècle. Pour Vaugelas en 1647, il « est plutôt du féminin que du masculin-», le féminin étant fréquent en poésie et universel au pluriel. À la fin du siècle le masculin tend à l’emporter. 305 Cf. la note du v. 1094. Ne pouvant arracher ce que j’avais dans l’âme, 1400 J’ai fait aller mon zèle au-delà de ma flamme. Par quels puissants efforts, par quels nouveaux secours, Ai-je presque étouffé ces premières amours 304 -? Pour vous plaire, peut-être avec trop de faiblesse,- [Fiij][65] J’ai renfermé mes feux, et dompté ma tendresse. 1405 Je vous donnai mes soins, mes respects, mes désirs, Tout mon temps, et Clarence, à peine eut mes soupirs. Pour guérir son amour, et pour servir le vôtre, Ne pouvant l’obliger à vivre pour un autre, Par des emplois de guerre éloigné de la Cour, 1410 Je voulus par l’absence éteindre mon amour. Pour vous seule j’aimai, je cherchai la victoire, J’occupai mon esprit des soins de votre gloire, Et Clarence surprit à peine en sa faveur Quelque faible désir dans le fond de mon cœur. LA REINE 1415 Tout ce qu’a fait pour moi ton devoir et ton zèle, Perfide, valait-il ce que tu fais pour elle-? À toute ma tendresse as-tu bien répondu-? Ce cœur que je voulais, ce cœur qui m’était dû, Il était à Clarence, ingrat, oses-tu croire, 1420 Que tes soins, tes travaux, ton sang et ta victoire, Soient le prix de mon cœur quand un autre 305 a le tien-? Je voulais ton amour, tout le reste n’est rien. LE COMTE D’ESSEX Si j’ai perdu mes soins quand je vous ai servie, De ce que je vous dois payez-vous par ma vie. 1425 Permettez seulement qu’en finissant mon sort, Pour le prix de mon sang, pour le fruit de ma mort, Je demande à vos pieds la grâce de Clarence. Je ne vous dirai point quelle est son innocence, Avec quelle tendresse elle a parlé pour vous-; CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 101 <?page no="102"?> 306 Furieux-: insensé. 1430 Je ne vous dirai point quel généreux courroux, Quelle ardeur, quels efforts, son courage-fidèle, Emploie en ce moment contre un frère rebelle, Et même avec quels soins pour vous faire obéir, On la voit travailler peut-être à se trahir. [66] 1435 Si votre amour se veut faire quelque justice, Pour la peine du crime acceptez mon supplice. Que si pour vous venger ma mort ne suffit pas, Je veux bien avouer les plus grands attentats-; Vous demander pardon, par ce nouveau langage, 1440 Immoler à vos pieds ma gloire et mon courage, Et pour vous épargner un horrible forfait, Confesser, m’imputer ce que je n’ai pas fait. LA REINE Aimes-tu jusque-là celle qui m’a trahie-? Tu ne ménages rien pour lui sauver la vie. 1445 Ton orgueil qui pour elle enfin s’est démenti, À cet effort pour moi n’a jamais consenti. Ton orgueil fut pour moi toujours inexorable-; Mais pour elle il n’est rien dont tu ne sois capable. Ah-! Je ne doute plus que tes noirs attentats 1450 N’aient voulu par ma mort couronner ses appas. Ma couronne, ma tête, et tout ce qu’on révère, Rien n’est inviolable à l’ardeur de lui plaire. Je saurai prévenir cet amour furieux 306 . LE COMTE D’ESSEX Expliquez-vous si mal….. LA REINE Qu’on l’ôte de mes yeux. LE COMTE D’ESSEX 1455 Hé bien-il faut mourir. Il faudra donc, Madame, Finir d’assez beaux jours par une main infâme. Quelque horrible que soit la rigueur de mon sort, Pour vous plus que pour moi, je me plains de ma mort. Vous pleurerez un jour une mort trop cruelle- [Fiiij][67] 102 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="103"?> 307 Alarme-: agitation, danger soudain. 308 À couvert-: en sûreté. 1460 Qui vous ôte un sujet innocent et fidèle. Pour la gloire et pour vous j’ai vécu seulement-; Faut-il qu’on me condamne à mourir autrement-? Au Capitaine des gardes Faites votre devoir, qu’on me mène au supplice, Ciel, fais tomber sur moi toute son injustice. Scène 5 LA REINE, - seule 1465 Ma haine enfin triomphe et finit mes malheurs-; C’en est fait. Mais que fais-je-? Il m’échappe des pleurs. Le perfide en mourant laisse-t-il dans mon âme Un reste mal éteint d’une honteuse flamme-? Meurs, amour malheureux, quand tu n’as plus d’espoir. Scène 6 LA REINE, CLARENCE CLARENCE 1470 Madame, les mutins rentrent dans leur devoir. Mon frère de leurs mains a fait tomber les armes.- [68] Mais en entrant ici j’ai vu d’autres alarmes 307 , Et n’ose qu’en tremblant en chercher la raison. LA REINE Vous y voyez l’effet de votre trahison. 1475 Au Comte, à votre amant il en coûte la vie. Et votre mort…. CLARENCE Sur moi contentez votre envie. Le Comte est à couvert, il en a votre foi 308 . Ce don de votre main… LA REINE Ciel, qu’est-ce que je vois-? CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 103 <?page no="104"?> CLARENCE Révoquez votre arrêt sans tarder davantage, 1480 Sa grâce est attachée à ce précieux gage. LA REINE Et cependant la mort lui semble un sort bien doux, Lorsqu’il n’espère plus pouvoir vivre pour vous. Mais n’importe, il vivra, je ne puis m’en dédire. Scène 7 [69] LA REINE, CLARENCE, COBAN COBAN Je viens vous rendre grâce au nom de tout l’Empire. 1485 Perdant son ennemi, son salut est certain. Clarence se vantait d’avoir sa grâce en main, Il descend dans la cour enflé de cette audace, Que montre un criminel assuré de sa grâce. LA REINE Oui, le Comte vivra. COBAN Quel est ce changement-? LA REINE- à Léonor 1490 Vous, portez-lui sa grâce, et sans perdre un moment. COBAN- en s’en allant Ô Ciel-! Scène 8 [70] LA REINE, CLARENCE LA REINE Que votre amour me rend un bon office-! Vous avez arraché le Comte à ma justice. L’amour était pour lui, mais l’amour en courroux L’allait sacrifier à mes transports jaloux. 1495 Le cruel que n’a-t-il plutôt par ce cher gage, Imploré ma clémence, apaisé mon courage-! 104 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="105"?> 309 Avant que-: avant de. 310 Clarence a quitté la scène après le v. 1238, pour revenir au v. 1470. Dans la tragédie classique, les séditions et les soulèvements populaires exigent des résolutions dont la rapidité peut frôler l’invraisemblance, mais une absence de quelque 230 vers dans une pièce qui n’en compte que 1582 et dont l’action est censée durer 24 heures à peu près est bien dans la limite du possible. Le plaisir que me donne un si tendre retour, Vous rend mon amitié comme à lui mon amour. Qu’en cette extrémité vous m’avez bien servie-! 1500 Si le Comte fut mort j’allais perdre la vie. CLARENCE Avant que 309 vous donner ce gage précieux, J’ai cru devoir calmer un peuple furieux. Que j’ai souffert d’ennui par cette courte 310 absence-! Madame, permettez à mon impatience, 1505 Que j’aille… LA REINE Allons, le Comte a redoublé ses pas, Et montré tant d’ardeur en courant au trépas, Qu’un seul moment perdu peut trahir notre envie. Scène 9 [71] LA REINE, CLARENCE, LE CAPITAINE DES GARDES LE CAPITAINE DES GARDES Le Comte est mort. LA REINE Ô Ciel-! CLARENCE Hélas-! LA REINE On m’a trahie. L’ordre de le sauver trop tard exécuté… LE CAPITAINE DES GARDES 1510 Coban pour prévenir-celle qui l’a porté, A donné, d’un balcon, un ordre tout contraire. CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 105 <?page no="106"?> 311 « Emmener » dans l’édition de 1678. C’est une erreur de Boyer ou du typographe car, comme aujourd’hui, emmener signifiait « mener une personne ou une chose en un autre lieu que celui où on est-» (F.). Léonor cependant d’une course légère, Porte la grâce au Comte et calme notre ennui, Au moment que le coup allait tomber sur lui. 1515 En vain pour le sauver chacun s’écrie, arrête-: Le coup prévient nos cris et fait voler sa tête. LA REINE Le perfide Coban est auteur de sa mort. Allez, qu’on me l’amène, et qu’un juste transport L’immole à ma justice, à ma flamme, à ma haine. LE CAPITAINE DES GARDES 1520 On va vous l’amener 311 , sa fuite serait vaine. On le poursuit, bientôt sa mort ou sa prison… CLARENCE [72] Son sang ne saurait seul laver sa trahison. Prenez le mien, ma flamme injuste et téméraire, A contre un malheureux armé votre colère. 1525 Hélas-! qu’avez-vous fait de tout votre courroux-? Faudra t-il vous venger et me punir sans vous-? Ô Ciel-! qui vois les maux où la douleur me livre, N’oserai-je mourir quand je ne puis plus vivre-? Ta voix me le défend, j’obéis à tes lois, 1530 Je vivrai pour pouvoir mourir plus d’une fois. Scène 10 LA REINE, LÉONOR LA REINE Ô héros trop aimé dont la perte m’accable-! Ah Coban, dont le crime est horrible,-exécrable-! Ah trop juste vengeance-! Ah trop juste douleur-! A qui de vous faut-il abandonner mon cœur-? 106 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="107"?> 312 Tour-: ruse. 313 S’étonner-: s’effrayer, être ébranlé. 314 Nous avons ajouté les guillemets qui ne figurent pas dans l’édition de 1678. 315 Cf. La Calprenède, Le Comte d’Essex, V, 3, v. 1454-1456 où Léonore raconte à Élisabeth les derniers moments du Comte d’Essex : « Oui, toujours plein d’orgueil, et toujours invincible, / Il a du coup mortel en se plaignant de vous / Vomi sur l’échafaud son sang Scène dernière [G][73] LA REINE, LE COMTE DE SALYSBERY LA REINE 1535 Venez, Comte, venez. LE COMTE DE SALYSBERY Vous me voyez Madame, La pitié, la douleur et la fureur dans l’âme. Vous ne savez que trop par quel horrible tour 312 , Le Comte infortuné vient de perdre le jour. Vous ne savez que trop nos troubles, nos alarmes, 1540 Tout ce que son trépas a fait couler de larmes. Dans la mort de Coban, oubliez vos douleurs, Voyez couler son sang pour épargner vos pleurs. Le perfide qui voit qu’on veut venger le Comte, Cherche à se dérober par une fuite prompte. 1545 Surpris de tous côtés, une épée à la main, Il se fait un passage et se le fait en vain-; Je m’oppose à sa fuite, il s’étonne 313 -à ma vue, Il se livre à nos coups, je défends qu’on le tue, Je suis mal obéi, je vois percer son flanc-: 1550 Il s’écrie, il chancelle et tombe dans son sang. Tourné vers l’échafaud de ses yeux il dévore Sa victime au milieu du sang qui fume encore, De sa barbare joie étale le transport, Triomphe encor du Comte, et jouit de sa mort. 1555 «-Ma mort, dit-il, au moins pour la souffrir sans honte Précède mon supplice et suit celle du Comte, Il était innocent, je suis un imposteur,- [74] Son indigne rival d’amour et de grandeur-: Trop heureux de porter aussi loin que sa gloire, 1560 De mon nom odieux l’exécrable mémoire 314 -». À ces mots il vomit son âme et son courroux 315 . CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX 107 <?page no="108"?> et son courroux ». Ayant précipité la mort du Comte, il est plausible que le Coban de Boyer profère des injures, alors que la « damoiselle » Léonore, introduite in extremis dans la tragédie de 1639, semble s’exprimer ainsi pour se démarquer de sa collègue Alix, plus posée et plus circonspecte. 316 Ton offense-: la grave atteinte à ton honneur. Quel effet différent ces deux morts font sur nous-! L’un attire sur lui mille vœux exécrables, L’autre attire sur lui des regrets pitoyables, 1565 Et tous les cœurs remplis de haine et d’amitié, Répandent en tous lieux l’honneur et la pitié. LA REINE Ainsi le Comte est mort et j’ai pleine assurance, Et de mon injustice et de son innocence. L’imposteur a parlé, Coban par son rapport 1570 M’assassine d’un coup plus cruel que la mort. Il meurt, mais en mourant il échappe aux supplices. Comte, il te reste encor Raleg et ses complices-: Il te reste ce cœur en ce funeste jour, Victime pitoyable et de haine et d’amour. 1575 Prends mon sang pour laver mon crime et ton-offense 316 . Et toi, peuple mutin, achève sa vengeance. Ennemi de la Reine, et rebelle à ses lois, Venge une mort injuste et sois juste une fois. Tu m’abandonnes, lâche, à ma propre justice. 1580 Hé bien ce souvenir fera seul mon supplice. À tout ce que j’aimais j’ai fait perdre le jour, Ce que j’aimais n’est plus et j’ai tout mon amour. FIN 108 CLAUDE BOYER: LE COMTE D'ESSEX <?page no="109"?> GLOSSAIRE A.-: Dictionnaire de l’Académie Françoise, 2 vol., Paris, Vve de J.-B. Coignard et J.-B. Coignard, 1694. F.-: Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 3 vol., La Haye et Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690. Réimpr. Genève, Slatkine Reprints, 1970. Abuser : tromper (72, 218, 602, 1005, 1173, 1397) ; abuser de : faire un usage condamnable de (612, 727, 796). Aimable-: digne d’être aimée (388, 756, 766, 789). Air-: manière (558, 1113). Alarme-: inquiétude (43, 599, 603, 1124, 1143, 1539)-; émotion causée par une attaque ennemie (1315)-; agitation, danger soudain (1472). Alors que-: lorsque (928). Amuser-: détourner, divertir (1231). Amuser (s’) à-: s’attarder à (Au Lecteur). Appartement-: «-un appartement royal est composé de chambre, antichambre. cabinet, et galerie-» (F.) (285). Appas-: attrait, charme (390, 775, 1113, 1450). Appuyer-: favoriser (292). Arrêt-: décision (706, 719, 743, 824, 883, 1026, 1149, 1280, 1281, 1310, 1479). Art-: habileté (195). Artifice-: «-Se prend … ordinairement pour Ruse, déguisement, fraude-» (A.) (108, 443, 953, 1003). Assez-: beaucoup, très (1161, 1268, 1456). Assurance-: hardiesse (673). Assurer (s’) de-: être sûr de, mettre sa confiance en (166). S’assurer sur: se fier à (666). Attentat-: acte commis contre les lois ou l’autorité établie (160, 343, 357, 419, 446, 550, 667, 758, 949, 966, 1324, 1353, 1438, 1449). Attester-: invoquer, prendre à témoin (548, 728, 1000). Autre. Un autre-: une autre (1094 (voir la note), 1391). Avant que-: avant de. (1501). Aventure-: événement inopiné (999). Avouer-: approuver, ratifier (1026) Balancer-: ébranler (92)-; tenir en suspens (316)-; hésiter (378). Bientôt-: très vite (100, 776, 886, 1098, 1521) Bonne foi-: confiance qu’on place en quelqu’un (958). Brigue-: manœuvre secrète et intéressée, cabale (882). Briguer-: rechercher (36). <?page no="110"?> Cependant-: pendant ce temps (452, 1512). Charmé-: ensorcelé (615, 989, 1116, 1368). Clartés-: explications (779). Commerce-: fréquentation, relation (248). Complaisance-: désir de plaire-; dévouement (308, 475). Confondre-: humilier, réduire à l’impuissance (111, 242, 267, 380, 635, 1312). Connaître-: savoir, se rendre compte de (72). Conspirer-: concourir, contribuer (19). Couleur-: prétexte, mensonge spécieux (954, 973). Coup de foudre-: événement soudain et désastreux (254). Courage-: cœur (305, 1300, 1431, 1496) Couronner-: faire honneur à (1389). Couvert-: caché (20). À couvert-: en sûreté (1477) Cruel-: qui ne répond pas à l’amour que l’on manifeste (745, 783, 791, 1118, 1193, 1372, 1387). Dédire-: désavouer, contredire (212). Défaut-: absence, manque (Au Lecteur). Déplaisir-; profonde douleur, désespoir (137, 1300). Déplorable-: digne de pitié (1184). Désordre-: désarroi, confusion (222, 424, 884). Disgrâce-: infortune, déception (436, 861, 915, 1056, 1139, 1172). Doute. Sans doute-: certainement, sans aucun doute (110, 199, 408, 717, 831, 950, 1200). Effroyable-: effrayant mais aussi considérable, incroyable (328, 1183). Eh : « interjection d’admiration, de surprise, laquelle a tant de rapport avec HÉ qu’on les confond ensemble-» (A.) (837, 1131). Empire. Souverain empire-: autorité absolue (686). Ennui-: tourment, désespoir (14, 1503, 1513). Entendre-: comprendre (51, 93, 447). Épisode-: «-Histoire ou action détachée, qu’un Poète ou un Historien insère et lie à son action principale, pour remplir son Ouvrage d’une grande diversité d’événements-» (A.) (Au Lecteur). Étaler-: exposer (65, 1553). Étonner-: ébranler (66). S’étonner-: s’effrayer, être ébranlé (1547). Expliquer-: faire connaître, préciser, sans idée de justification (410). S’expliquer-: faire connaître sa pensée ou ses sentiments (948). Facilité-: bienveillance, avec une nuance d’indulgence excessive (213). Fatal-: inexorable (331), marqué par le destin (1204) 110 GLOSSAIRE <?page no="111"?> Faveur : Le terme traduit aussi la considération accordée par une femme ou une maîtresse. Au pluriel, les dernières faveurs désignaient « les plus grandes marques qu’une femme puisse donner de sa passion à un homme » (A.) (205, 329, 334, 442, 502, 609, 962, 1092, 1203). Fers-: attachement de l’amoureux à la femme aimée (518, 590). Feu-: passion (106, 388, 847, 1006, 1040, 1053, 1153, 1155, 1404). Fidèle-: à quoi l’on peut ajouter foi (247, 300). Fierté-: souvent synonyme d’orgueil, le terme ici peut bien comprendre l’idée d’une pudeur, d’une résistance farouche à l’amour (306). Flamme-; passion amoureuse (32, 72, 224, 500, 512, 519, 523, 846, 858, 1044, 1076, 1079, 1384, 1400, 1468, 1519, 1523). Flatter : encourager, favoriser ; faire espérer quelque chose, mais en trompant (1, 22, 309, 334, 1113). Flatter quelqu’un de-: lui faire espérer (983). Foi-: fidélité, loyauté, parole donnée (201, 226, 234, 269, 392, 422, 660, 919, 1034, 1242, 1301, 1477). Forcer-: surmonter (152, 158, 812, 1198). Fortune-: sort, destinée (8, 331, 334, 500, 511, 656, 1241). Fureur : égarement d’esprit (14, 59, 126, 396, 582, 714, 830, 864, 894, 1009, 1018, 1086, 1103, 1218, 1261, 1274, 1323, 1343, 1370, 1536). Furieux-: insensé (1453). Gêner-: Torturer, causer une souffrance morale (451). Généreux-: magnanime, «-brave, vaillant, courageux-» (F.) (86, 933, 1069, 1430). Gloire-: honneur acquis au combat-; réputation aux yeux des autres et aux yeux de soi-même (8, 100, 132, 186, 203, 228, 239, 271, 275, 303, 314, 367, 379, 440, 494, 496, 505, 516, 521, 530, 560, 575, 595, 619, 642, 754, 756, 778, 918, 1067, 1164, 1185, 1191, 1210, 1212, 1275, 1286, 1323, 1412, 1440, 1461, 1559). Hà-: «-interjection de surprise, d’estonnement-» (A.) (553, 556). Hé : « interjection qui exprime la plainte, l’admiration, et autres mouvements de l’âme » (F.) (149, 403). Indiscret-: sans retenue (49, 104, 1202). Inégal-: inconstant, capricieux (1203). Inégalité-: inconstance capricieuse (885). Infâme-: «-qui est sans honneur, qui ne mérite aucune estime dans le monde-» (F.) (232, 857, 1043, 1257, 1456). Infidèle-: inexact (412). Ingrat-: parmi ses emplois, dont l’idée d’un simple manque de reconnaissance, ce terme avait le sens de quelqu’un qui ne répond pas à l’amour qu’on lui porte (81, 142, 154, 204, 274, 278, 297, 582, 696, 742, 781, 833, 914, 1115, 1133, 1255, 1290, 1309, 1419). Inquiet-: agité, incapable de repos (103). Insulter à-: braver, défier, affronter (407). GLOSSAIRE 111 <?page no="112"?> Intelligence-: complicité (645). Être d’intelligence-: être complice (607, 991). Irriter-: provoquer (126, 491, 901, 905, 1107, 1220). Jour-: vie (546, 1177, 1538, 1581). Loi-: ordre (807, 938)-; asservissement à la personne aimée (1133). Maligne-: malveillante, funeste (56). Mérite-: valeur (16, 347). Mouvement-: impulsion, émotion, élan passionné (286, 376, 890). Murmurer-: se plaindre (762, 1186). Ombrages-: soupçons, inquiétudes (24). Ombre-: apparence, prétexte (966). Piquer (se) de-: se flatter de (Au Lecteur) Prévenir : devancer (169) ; faire naître une idée, favorable ou défavorable (413) ; empêcher (1315). Prévenu de-: accaparé par (427). Prison-: emprisonnement (589, 594, 661, 1521). Que-: pourquoi (531, 567). Qui-: lequel (719). Raison. Demander raison : demander une explication, une justification (174). Faire raison : venger (1101). Remener-: reconduire (818). Ressorts-: moyens secrets (250, 952). Sans doute-: certainement (110, 199, 408, 717, 831, 950, 1200). Sauvage-: farouche (959). Sexe-: les femmes ou la condition féminine, sans nuance particulière (188, 190). Soins-: marques d’assiduité à l’adresse de la personne aimée (37, 514). Souffert-: laissé (473). De vous être souffert-: de vous avoir permis (1337). Soûler-: rassassier, assouvir (186, 1100, 1314). Soupirs-: désirs amoureux-: «-Les amants font de tendres soupirs en présence de leurs maîtresses-» (F.) (138, 326, 922, 1406). Souverain-: suprême (631, 703). Succès-: résultat (Au Lecteur, 51). Superbe-: orgueilleux (12, 62). Supposé-: présenté frauduleusement (444). Surprendre : tromper à l’improviste (472) ; enlever par surprise ou frauduleusement (942, 1090, 1094). Surseoir-: différer (emploi transitif au X V I Ie siècle) (740). 112 GLOSSAIRE <?page no="113"?> Temps. À même temps-: en même temps (Au Lecteur). Tonnerre-: punition (316). Tour-: ruse (1537). Trancher de-: se donner des airs de (702). Vaste-: démesurée (15, 91). Vertu-: «-force, vigueur, tant du corps que de l’âme-»-(F.) (193, 235, 282, 464, 617, 769, 1078, 1322, 1334). Violence-: «-signifie aussi, La force dont on use contre le droit commun, contre les lois, contre la liberté publique-» (A.) (556). Vue-: pensée (691). Zèle-: selon les circonstances, le terme traduit un dévouement empressé ou une ferveur amoureuse (45, 49, 239, 259, 299, 402, 411, 531, 568, 588, 604, 660, 919, 1062, 1064, 1088, 1271, 1343, 1346, 1400, 1415). GLOSSAIRE 113 <?page no="114"?> Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature herausgegeben von Rainer Zaiser Aktuelle Bände: Frühere Bände finden Sie unter: www.narr-shop.de/ reihen/ b/ biblio-17.html Band 200 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Etude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du ‹‹Discours à Cliton›› 2012, 200 Seiten €[D] 52,- ISBN 978-3-8233-6719-2 Band 201 Bernard J. Bourque (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose Edition critique 2012, 333 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6748-2 Band 202 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches 2012, 122 Seiten €[D] 49,00 ISBN 978-3-8233-6749-9 Band 203 J.H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine 2012, 178 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6766-6 Band 204 Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres 2013, 419 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6723-9 Band 205 Florence Boulerie (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles 2013, 305 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6794-9 Band 206 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences 2013, 221 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6803-8 Band 207 Raymond Baustert (éd.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant , Juin 1687, II (Seconde partie) 2015, 522 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6874-8 Band 208 Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique 2014, 188 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6894-6 Band 209 Bernard J. Bourque All the Abbé’s Women Power and Misogyny in Seventeenth-Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac 2015, 224 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6974-5 <?page no="115"?> Band 210 Ellen R. Welch / Michèle Longino (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15-17, 2014 2015, 214 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6970-7 Band 211 Sylvie Requemora-Gros Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle Marseille carrefour 2017, 578 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6966-0 Band 212 Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éds.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique 2016, XIX, 301 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6935-6 Band 213 Stephen Fleck L‘ultime Molière Vers un théâtre éclaté 2016, 141 Seiten €[D] 48,- ISBN 978-3-8233-8006-1 Band 214 Richard Maber (éd.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle Actes du 12e colloque du CIR 17 (Durham Castle, Université de Durham, 27 - 29 mars 2012) 2017, 242 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-8054-2 Band 215 Stefan Wasserbäch Machtästhetik in Molières Ballettkomödien 2017, 332 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8115-0 Band 216 Lucie Desjardins, Professor Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy (éds.) L’errance au XVIIe siècle 45e Congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Québec, 4 au 6 juin 2015 2017, 472 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8044-3 Band 217 Francis B. Assaf Quand les rois meurent Les journaux de Jacques Antoine et de Jean et François Antoine et autres documents sur la maladie et la mort de Louis XIII et de Louis XIV 2018, XII, 310 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8253-9 Band 218 Ioana Manea Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer The Two-Faced Philosopher? 2019, 203 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8283-6 Band 219 Benjamin Balak / Charlotte Trinquet du Lys (eds.) Creation, Re-creation, and Entertainment: Early Modernity and Postmodernity Selected Essays from the 46th Annual Conference of the North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Rollins College & The University of Central Florida, June 1-3, 2016 2019, 401 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8297-3 Band 220 Bernard J. Bourque Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Textes choisis et édités par Bernard J. Bourque 2019, 296 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8370-3 <?page no="116"?> Band 221 Marcella Leopizzi (éd.) L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres Articles sélectionnés du 48e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature. Università del Salento, Lecce, du 27 au 30 juin 2018. Études éditées et présentées par Marcella Leopizzi, en collaboration avec Giovanni Dotoli, Christine McCall Probes, Rainer Zaiser 2020, 476 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8380-2 Band 222 Mathilde Bombart / Sylvain Cornic / Edwige Keller-Rahbé / Michèle Rosellini (éds.) « A qui lira »: Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle Actes du 47e congrès de la NASSCFL (Lyon, 21-24 juin 2017) 2020, ca. 650 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-8423-6 Band 223 Bernard J. Bourque Jean Magnon. Théâtre complet 2020, 644 Seiten €[D] 128,- ISBN 978-3-8233-8463-2 Band 224 Michael Taormina Amphion Orator How the Royal Odes of François de Malherbe Reimagine the French Nation 2021, 315 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8464-9 Band 225 David D. Reitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières L’exemple du Nouveau Mercure galant 2021, 472 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-8479-3 Band 226 Michael Call (éd.) Enchantement et désillusion en France au XVII e siècle Articles sélectionnés du 49 e Colloque de la North American Society for Seventeenth- Century French Literature. Salt Lake City, 16-18 mai 2019 2021, 175 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8520-2 Band 227 Claudine Nédelec / Marine Roussillon (éds.) Frontières Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle Articles issus de communications présentées lors du 16 ème colloque international du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle (CIR 17). Université d’Artois, 19-22 mai 2021 2023, 507 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-381-10141-2 Band 228 Bernard J. Bourque Guillaume Colletet. Cyminde ou les deux victimes (1642) Seule pièce de théâtre à auteur unique du poète. Éditée et commentée par Bernard J. Bourque 2022, 154 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8559-2 Band 229 Christopher Gossip Claude Boyer: Le Comte d‘Essex. Tragédie édité par Christopher Gossip 2024, 113 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-381-11371-2 Band 230 Guillaume Peureux / Delphine Reguig (éds.) La langue à l’épreuve La poésie française entre Malherbe et Boileau. Études réunies et éditées par Delphine Reguig et Guillaume Peureux 2024, ca. 320 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-381-11711-6 <?page no="117"?> www.narr.de ISBN 978-3-381-11371-2 Figurant parmi les écrivains dramatiques maintenant sous-estimés, Claude Boyer (1618-1698) fit représenter à Paris, au cours d’une longue carrière, vingt-quatre pièces de théâtre, alors qu’une poignée d’autres a connu un sort moins certain. Soumis aux attaques constantes d’une cabale menée par Furetière, Boileau et Racine, il rédigea en 1678 un Comte d’Essex qui concurrença une tragédie du même nom de Thomas Corneille, représentée le mois précédent. Reçu à l’Académie Française en 1666, Boyer est un auteur talentueux : la critique moderne souligne ses qualités de technicien du théâtre, sa précision et son souci du détail, ses intrigues complexes et mouvementées. Georges Forestier le considère comme « probablement le meilleur des auteurs de second rang ». BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser 229 Gossip (éd.) Claude Boyer: Le Comte d’Essex BIBLIO 17 Claude Boyer Le Comte d’Essex Tragédie Édité par Christopher Gossip