La langue à l’épreuve
La poésie française entre Malherbe et Boileau. Études réunies et éditées par Guillaume Peureux et Delphine Reguig
0429
2024
978-3-3811-1712-3
978-3-3811-1711-6
Gunter Narr Verlag
Guillaume Peureux
Delphine Reguig
10.24053/9783381117123
Ce livre propose une histoire de la poésie en France au XVIIe siècle à travers la question des rapports entretenus par les poètes avec la langue et avec la réforme malherbienne, généralement présentée comme uniformément répandue dans les pratiques d'écriture. Les contributions réunies montrent la complexité et la richesse de ces rapports, des divergences et des rapprochements inattendus entre poètes, la profondeur des réflexions menées par les auteurs et autrices, en fonction de leurs convictions philosophiques ou linguistiques, des influences qu'ils subissaient, des contextes politiques et idéologiques qui étaient les leurs.
<?page no="0"?> www.narr.de ISBN 978-3-381-11711-6 Ce livre propose une histoire de la poésie en France au XVII e siècle à travers la question des rapports entretenus par les poètes avec la langue et avec la réforme malherbienne, généralement présentée comme uniformément répandue dans les pratiques d’écriture. Les contributions réunies montrent la complexité et la richesse de ces rapports, des divergences et des rapprochements inattendus entre poètes, la profondeur des réflexions menées par les auteurs et autrices, en fonction de leurs convictions philosophiques ou linguistiques, des influences qu’ils subissaient, des contextes politiques et idéologiques qui étaient les leurs. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser 230 Peureux / Reguig (éds.) La langue à l’épreuve BIBLIO 17 La langue à l’épreuve La poésie française entre Malherbe et Boileau Études réunies et éditées par Guillaume Peureux et Delphine Reguig <?page no="1"?> La langue à l’épreuve <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 230 ∙ 2024 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. <?page no="3"?> La langue à l’épreuve La poésie française entre Malherbe et Boileau Études réunies et éditées par Guillaume Peureux et Delphine Reguig <?page no="4"?> Ouvrage publié avec le soutien de l’IHRIM Saint-Etienne UMR 5317 et du CSLF de l’université Paris Nanterre. DOI: https: / / doi.org/ 10.24053/ 9783381117123 © 2024 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwer‐ tung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elek‐ tronischen Systemen. Alle Informationen in diesem Buch wurden mit großer Sorgfalt erstellt. Fehler können dennoch nicht völlig ausgeschlossen werden. Weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen übernehmen deshalb eine Gewährleistung für die Korrektheit des Inhaltes und haften nicht für fehlerhafte Angaben und deren Folgen. Diese Publikation enthält gegebenenfalls Links zu externen Inhalten Dritter, auf die weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen Einfluss haben. Für die Inhalte der verlinkten Seiten sind stets die jeweiligen Anbieter oder Betreibenden der Seiten verantwortlich. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-381-11711-6 (Print) ISBN 978-3-381-11712-3 (ePDF) ISBN 978-3-381-11713-0 (ePub) Illustration de couverture: La Poësie, tirée de : Le cabinet des beaux-arts, ou Recueil d'estampes gravées d'après les tableaux d'un plafond où les beaux-arts sont représentés. Avec l'explication de ces mêmes tableaux, 1690. Source gallica.bnf.fr / BnF. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® <?page no="5"?> 7 I. 19 35 57 75 95 II. 121 137 151 Sommaire Guillaume P E U R E U X et Delphine R E G U I G Le grand laboratoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Langue et genres poétiques Bernd R E N N E R «-Ainsi les actions aux langues sont sugettes-»-: langue et satire chez Mathurin Régnier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Antoine S IM O N «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises de Jean Vauquelin de La Fresnaye . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sophie T O N O L O En mots et en images, en vers et en phrase : la langue française à l’épreuve de l’épître en vers, de Saint-Amant à Boileau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Emily L O M B A R D E R O « Vieux langage » contre « beau langage » : le conte en vers de La Fontaine à Voltaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lucien W A G N E R «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français des années 1650 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Poésie et usage en tension Melaine F O L L IA R D «-Inventer quelque nouveau langage-»-: les pointes de Théophile de Viau ou la tentation d’une langue neuve en 1620 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Antoine B O U V E T Éloquence et modernité de la langue poétique dans la pointe de sonnet au XVIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français . . . <?page no="6"?> 169 189 209 III. 225 235 253 269 285 305 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G NAL En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques : quels usages de la langue dans la poésie de grande diffusion-? . . . . . . . . . . . . . . . . Giovanna B E N C I V E N G A Le Conseiller des poètes à l’épreuve. Gilles Ménage entre poésie, héritage italien et observations sur la langue française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sophie H A C H E Poésie et langue française dans La Rhétorique de Bernard Lamy-: entre déception et aspiration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Inventions linguistiques et poétiques Yves L E P E S T I P O N «-Cerdis Zerom deronty toulpinye-»-: audaces de Papillon avec la langue . Vincent A DAMS - -A UMÉRÉGIE Comment lire un fragment-? Sacrilège auctorial et perfection linguistique dans les Poésies de Malherbe (1630) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Stéphane M A C É «-Fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil-»-: à propos de l'enrichissement de la métaphore chez quelques poètes du premier dix-septième siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Charlotte D É T R E Z «-Plus j’enrichis ma langue, et moins je deviens riche-» : langage poétique et construction de carrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Claudine N É D E L E C « Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler » : les poètes burlesques et la langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Philippe C H O MÉ T Y La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle : quelques hypothèses et éléments de réflexion . . . . . . . . . . 6 Sommaire <?page no="7"?> 1 Voir N. Lombart, « L’ancien et le nouveau selon Pierre de Deimier », Arts de poésie et traités du vers français (fin X V Ie - X V I Ie siècle). Langue, poème, société, dir. N. Cernogora, E. Mortgat et G. Peureux, Paris, Garnier, coll. « Rencontres. Le siècle classique », 2019, p.-69-89. 2 Racan, Vie de Malherbe, Œuvres Complètes, éd. St. Macé, Paris, Champion, 2009, p.-931. Voir par exemple sur ce point la remarque d’A. Génetiot dans l’introduction au numéro « Pour relire Malherbe » : « Poète de contradictions, sa langue simple, épurée, voire appauvrie, entre en tension avec sa visée d’une poésie princière, royale, qui proclame l’honneur et la gloire et cherche à faire un monument du style conversationnel. […] De nos jours cette ambivalence risque de le couper aussi bien des tenants d’une poésie accessible et «-populaire-», que rebute sa posture hautaine sur l’immortalité poétique, Le grand laboratoire Guillaume P E U R E U X et Delphine R E G U I G Université Paris-Nanterre, CSLF Université Jean Monnet Saint-Étienne, IHRIM Au tournant des XVI e et XVII e siècles s’observe une rupture dans le rapport des poètes à la langue : alors que des poètes et des théoriciens de la poésie, comme Du Bellay ou Ronsard, revendiquaient au XVI e siècle l’enrichissement de la langue par la poésie, des auteurs commencent à inverser les positions à l’orée du XVII e siècle ; avec Malherbe ou Deimier, il est désormais question de régler la poésie en fonction de l’usage compris comme le bon usage conversationnel, selon un principe qui semble s’être largement imposé et avoir été peu discuté au cours des décennies suivantes. Un autre mode d’illustration de la langue en poésie, en tant qu’elle suit l’usage, se trouve ainsi promu 1 . Ce qui pourrait passer pour une facilité - écrire comme on parle - relève pourtant du défi. Le colloque qui s’est tenu les 9 et 10 juin 2022 à la Chaise-Dieu, dans un lieu emblématique, riche de résonances esthétiques plurielles, a permis d’éclairer les explorations poétiques cherchant à relever ce défi, depuis Mal‐ herbe - qui, affichant son mépris pour l’activité des poètes et pour les poètes eux-mêmes, aurait prétendu vouloir être compris des « crocheteurs du port au foin 2 » -, jusqu’à Boileau - qui fait quant à lui de la clarté malherbienne <?page no="8"?> mais aussi de ceux qui privilégient une poésie rare et dense, difficile à déchiffrer, et que déçoit l’évidence du lieu commun. », XVII e siècle, 2013/ 3, n° 260, p. 382. Dans le même numéro, on se reportera sur ces questions à l’article de G. Siouffi, « Malherbe : entre sentiment de la langue, imaginaire linguistique et normativité-», p.-439-454. 3 Le Génie de la langue française. Études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris, Champion, 2010, p. 296. Voir aussi D. Trudeau, Les Inventeurs du bon usage (1529-1647), Paris, Minuit, 1992. 4 Le Génie de la langue française, op. cit., p.-370. 5 Chant I, v. 155-162, Œuvres complètes, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 160-161. Nous modernisons l’orthographe des citations. 6 « Au lecteur » précédant les Quatre premiers livres des Odes (1550), dans Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager, M. Simonin, Paris, Gallimard, 1993, t. I, p.-995. 7 En 1572, dans la « Préface [posthume] sur la Franciade touchant le poëme heroïque », Franciade, Œuvres complètes, éd. cit., t. I, p.-1182. 8 Ibid., p.-1170. la condition de la noblesse de la poésie. Pour Boileau comme pour Vaugelas, lequel, comme le souligne Gilles Siouffi, « se réfère directement à Malherbe », « la question de la langue est une question poétique, et la question poétique une question de langue 3 -» et « l’écriture entière de la langue devient poésie 4 -». Dans l’ouvrage fondamental de G. Siouffi, Le Génie de la langue française, l’Art poétique de Boileau vient illustrer la substitution de « la voix de la langue » à l’ancienne sacralité du poète-: Sur tout, qu’en vos écrits la Langue révérée Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée. En vain vous me frappez d’un son mélodieux, Si le terme est impropre, ou le tour vicieux, Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme, Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme. Sans la langue en un mot, l’Auteur le plus divin Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain 5 . Ronsard rêvait d’une langue à part (« stile apart, sens apart, euvre apart 6 »), évoquait « le Poëte s’acheminant vers la fin, porté de fureur et d’art (sans toutesfois se soucier beaucoup des reigles de Grammaire 7 ) », et louait même ces « belles figures que les Poetes en leur fureur ont trouvees, franchissant la Loy de Grammaire 8 ». Boileau, après Malherbe, fait « descendre cette transcendance dans l’immanence de la langue », pour reprendre une nouvelle expression de G.-Siouffi qui souligne encore-: On découvrira que ce qu’il y a de commun, entre plusieurs beaux poèmes, c’est la beauté de la langue. Un caractère poétique spécifique sera donc associé à la parfaite 8 Guillaume P E U R E U X et Delphine R E G U I G <?page no="9"?> 9 Le Génie de la langue française, op. cit., p.-369-370. 10 Entretiens d’Ariste et d’Eugène, [1671], éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, Champion, 2003, p.-115. 11 Œuvres complètes, éd. citée, p.-157-185. 12 Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, avec leurs portraits au naturel, Paris, A. Dezallier, 1696-1700, p. 69-70. Nous modernisons l'orthographe des citations. réalisation de l’énoncé. L’idéal n’est plus la vérité qu’atteint le poète inspiré, il est celle que force quasiment à dire la langue, si elle est parfaitement maîtrisée. Aussi la soumission de la poésie aux scrupules de grammaire est-elle significative de ce transfert d’énergie et participe-t-elle de la mise en place d’un imaginaire linguistique 9 . On trouve dans le second entretien d’Ariste et d’Eugène « De la langue fran‐ çaise-» de Bouhours, la traduction directe de cette évolution dans l’assimilation de la poésie à la-prose-: Ce qu’il y a de remarquable en ceci, et ce qui fait voir plus que tout le reste la simplicité de la langue Française : c’est que sa poésie n’est guère moins éloignée que sa prose, de ces façons de parler figurées et métaphoriques. Les vers ne nous plaisent point s’ils ne sont naturels. Nous avons fort peu de mots poétiques ; et le langage des poètes Français n’est pas comme celui des autres poètes fort différent du commun langage 10 . Ces deux figures emblématiques, Malherbe et Boileau, qui semblent enserrer un siècle de production poétique dans une parfaite cohérence, témoignent pourtant à eux seuls d’une variété d’interprétations de la soumission de la poésie à la parole d’usage. L’uniformisation de cette variété par la tradition a certes permis de privilégier un récit continuiste du siècle depuis la réforme malherbienne, poète « grammairien », jusqu’à la « venue » de Boileau, révérant la langue dans l’Art poétique 11 . L’éloge de Malherbe que Charles Perrault développe au premier tome du recueil des Hommes illustres représente l’une des formulations les plus frappantes de ce récit-constitué très tôt en doxa-: Son talent principal dans la Poésie Française, consistait dans le tour qu’il donnait aux Vers, que personne n’avait connu avant lui, que tous les Poètes qui sont venus ensuite, ont tâché d’imiter ; mais où très peu sont parvenus. Il réforma en quelque façon toute la Langue, en n’admettant plus les mots écorchés du Latin, ni les phrases tournées à la manière des Latins ou des Grecs, ce qui a défiguré la plupart des Ouvrages de ceux qui l’ont précédé, et particulièrement de ceux de Ronsard, quoique ce Poète crût leur donner par là une grande beauté et une majesté admirable 12 . Même s’il concède quelques faiblesses aux détracteurs du poète, Perrault conclut ardemment sur la force de rupture de l’auteur : « Quoi qu’il en soit, la face de la Le grand laboratoire 9 <?page no="10"?> 13 M. Fumaroli cite une lettre de J.-B. Rousseau à Brossette, datée du 14 juillet 1715 dans laquelle on peut lire : « J’ai souvent ouï dire à M. Despréaux que la philosophie de Descartes avait coupé la gorge à la poésie. », Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p.-492. 14 Op. cit., p.-296. Poésie changea entièrement quand il vint au monde. » Dans l’histoire, le dessin de ce tournant et l’argument de la soumission poétique à l’usage ont encouragé la description d’une crise de la poésie une fois détournée de son illustration traditionnelle d’une mythique « langue des dieux ». Une telle description s’est durablement appuyée sur la représentation figée d’un « cartésianisme » linguistique qui aurait « coupé la gorge à la poésie 13 -». G. Siouffi souligne que Malherbe, du fait même de cette évolution de la représentation de la langue en poésie, « n’a pas toujours été reconnu de son temps comme un véritable poète 14 ». Dans l’histoire, l’enjeu de ce récit, qui définit un cadre rigide pour la définition de la nature et des fonctions de la poésie, est d’engager la survie même de la poésie. Une telle représentation est également indissociable d’un sentiment factice d’unité des théories et des pratiques, et que la tradition désigne sous la catégorie de « classicisme », assimilé dans son fonctionnement à un antagonisme pour ou contre Malherbe. À ce titre, l’observation de la diversité des écritures poétiques et des réflexions sur les liens entre langue et poésie au cours du XVII e siècle, paradoxalement libérées par la «-réforme-» malherbienne, permet d’interroger les catégories de clarté, de netteté, de transparence dont la teneur spécifiquement poétique mérite d’être examinée. Car, au sein de ce cadre imaginaire, les poètes se sont mus de façon dynamique : ils ont dû évoluer, négocier leurs choix, accepter que leur pratique comporte naturellement une dimension à la fois réflexive et expérimentale. À maints égards, les contributions rassemblées dans ce volume invitent donc à nuancer la thèse de l’adhésion massive aux principes malherbiens, à affiner l’axiologie qui relie finalement évaluation de la langue et valeur du travail poétique ainsi qu’à revoir sa réelle productivité normative. Dans les pratiques, les fausses évidences se défont et laissent place à des surprises que l’absence d’une exploration d’ampleur sur ces questions rendent invisibles : l’intelligibilité immédiate du poème n’est pas nécessairement le critère premier de la réussite poétique, le discours des poètes propose des rapports à la langue qui intègrent la question du rapport au monde, la langue d’usage fait l’objet d’écarts assumés tandis que le texte versifié devient un lieu d’invention linguistique. Entre Malherbe et Boileau, bornes à la fois chronologiques et idéologiques, la période a donc favorisé les libertés et certaines expérimentations poétiques : l’omniprésence de Malherbe 10 Guillaume P E U R E U X et Delphine R E G U I G <?page no="11"?> 15 Sur la fabrication de Malherbe, voir E. Mortgat-Longuet, « Fabriques de Malherbe dans l’historiographie des lettres françaises (1630-1750)-»,-Pour des Malherbe, Fr. Liaroutzos et L. Himy-Piéri dir., Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p. 31-48 ; et G. Peureux, « Éléments pour une histoire de l’invention d’une figure de poète : Malherbe », ibid., p.-21-30. et son hégémonie supposée, manifestement édifiée par le caractère offensif des commentaires de ses épigones, est peut-être avant tout un malherbianisme de construction 15 . Parmi les trois grands massifs choisis pour organiser le présent volume, le premier montre tout d’abord comment les genres poétiques et les classements des discours mettent à mal la doxa malherbienne. Si les genres poétiques agissent bien comme des contraintes, ils obligent cependant à élargir le rapport à la langue tant l’expérience du genre impose une réflexion et des écarts. En se conformant au cadre linguistique du commun et en en sortant en fonction des contraintes génériques, chaque auteur doit donc répondre à une double injonction qui n’est jamais loin de placer poésie et poète en situation de crise. L’expérience de la satire par Mathurin Régnier est celle d’une tension entre les exigences propres à la satire (convaincre par la variété stylistique) et le rejet collectif de toute forme de violence après les guerres de religion au point que « l’enjeu principal de cette satire des mœurs n’est pas celui des sujets ou des notions critiqués, mais plutôt celui de la force et du choix du verbe et du style employés pour fustiger les cibles » (Bernd Renner). C’est une même situation de crise qui caractérise le poète et théoricien Vauquelin de la Fresnaye. Se représentant entre Ronsard et Malherbe, auteur vieilli dans une nouvelle modernité, en quête d’une langue, satirique notamment, il « voit s’opposer la langue de la cour à celle de la province, celle de Paris à celle de la Normandie » (Antoine Simon) sans jamais vraiment trouver sa propre place. La question de la varietas n’est pas étrangère à l’écriture de l’épître en vers analysée par Sophie Tonolo : « Derrière les menues choses qui lui servent de sujet se cache une propension réflexive sur le travail poétique ». En effet, forme de « conversation reproduite, […] témoin d’une langue orale fugitive », elle confronte la singularité de l’auteur à la langue du collectif et fait entrer en poésie une diversité de sujets et de mots qui menacent de mettre en crise l’écriture poétique. Les contes en vers étudiés par Emily Lombardero constituent également « une voie d’écart par rapport à la poésie malherbienne-» en raison notamment du «-vieux langage-» qu’on y cultive pour résonner avec la perception d’une pratique narrative archaïsante ou en passe de le devenir. Dans un registre radicalement différent, l’épopée en vers des années 1650 révèle la tension entre, d’une part, l’attente Le grand laboratoire 11 <?page no="12"?> d’ « amplification » et d’étonnement ou émerveillement générée par le sujet épique, et, d’autre part, les « impératifs de clarté, de simplicité et de netteté dans l’elocutio-» (Lucien Wagner) - l’échec de cette poésie tenant sans doute à la trop difficile ambition d’une poésie qui voulait unir « les styles, les époques historiques, les publics-». Le deuxième ensemble de contributions saisit les tensions qui unissent et distendent l’usage et la pratique poétique : dans des contextes différents, philo‐ sophiques, politiques, esthétiques, linguistiques, tandis qu’émerge la question du « style », des auteurs formulent et mettent en pratique l’idée que la poésie est un espace de créativité, le lieu d’une élaboration linguistique dont les enjeux la dépassent parfois. L’exercice de la pointe chez Théophile de Viau permettrait selon Melaine Folliard de « saisir intuitivement, en un acte de compréhension unique, la puissance évocatoire du mot ». Ainsi, quoiqu’il revendique une forme d’autonomie et d’indépendance, Viau rechercherait «-une efficacité du langage par rapport à la représentation du réel » en en travaillant la matérialité. Antoine Bouvet montre quant à lui que la pointe conclusive dans le sonnet a pour finalité de rendre « sensibles les structures logiques et rhétoriques de la langue ». C’est-à-dire que ce jeu ou travail d’orfèvrerie de la pointe sur le matériau linguistique transforme le poème en une « scénographie […] signifiante ». La « pensée linguistique de Corneille » (Claire Fourquet-Gracieux) se confronte quant à elle au cours de la rédaction de L’Imitation de Jésus-Christ à plusieurs difficultés qui limitent l’expression poétique de l’auteur : la pauvreté du lexique français, la banalisation des mots consacrés, mais aussi sa propre méfiance à l’égard de la synonymie. Il doit alors se montrer « sensible au bel usage […], qui accepte les termes spécialisés et rejette la fadeur » pour inventer un langage poétique approprié tant au texte de dévotion qu’il adapte, qu’à ses exigences. Dans un tout autre registre, Karine Abiven et Gilles Couffignal montrent que l’écriture des mazarinades repose sur des mécanismes créatifs burlesques qui jouent avec ce qu’on identifie comme le malherbianisme et le bon usage. La dimension politique et idéologique de ces poèmes trouve ainsi un prolongement stylistique défini par « la mise en relief par les poètes de certains marqueurs iconiques du burlesque, tant lexicaux que grammaticaux. » Deux études, enfin, explorent deux manières de théoriser la sortie de l’usage. L’étude de Giovanna Bencivenga sur Ménage met ainsi en évidence le fait qu’en dépit d’une certaine frilosité du poète en matière d’innovations linguistiques et poétiques, le théoricien, fortement inspiré et marqué par ses lectures italiennes, rêve-«-que le génie du poète dépasse les contingences historico-linguistiques-» pour mieux allier « maîtrise technique » et « intuition » (G. Bencivenga). Sophie Hache montre pour sa part que le savant Bernard Lamy, auteur d’une Rhétorique 12 Guillaume P E U R E U X et Delphine R E G U I G <?page no="13"?> ou l’art de parler destinée à penser l’éloquence de son temps, déplore la faiblesse musicale du français et de sa poésie rimée, aspire à emprunter aux langues antiques leurs libertés telles que notamment celles qui permettent de « garder de la souplesse dans la prononciation de la langue », et manifeste plus généralement son «-refus d’un arbitraire du goût-» (S. Hache) qui brime la créativité. Enfin sont formulées et expérimentées de réelles théories de la liberté poé‐ tique, notamment lorsque la langue paraît insuffisante et manquer de ressources face aux besoins de l’expression. C’est alors que s’observent d’étonnants et audacieux phénomènes d’instabilités linguistiques et poétiques qui manifestent autant de résistances à l’uniformité, exploitant des facteurs de variation contre la normalisation, y compris l’opportunisme social. Yves Le Pestipon ouvre cette section avec une étude du « Sonnet en langue inconnue » de Marc Papillon de Lasphrise. Cette pièce, parmi d’autres expériences poétiques entreprises par le poète ou par d’autres, que nul ne peut interpréter, « donne à percevoir et à reconnaître la langue comme une matière quelque peu inconnue », au moment même où Malherbe s’engage dans sa réforme poétique. Or Vincent Adams- -Aumérégie montre que les fragments poétiques laissés par ce dernier révèlent un aspect méconnu de son œuvre qui « infléchit […] l’idée d’une sacralité marmoréenne » de ses vers : variantes rejetées ou mise en parallèle d’une version imprimée, invitation à compléter ce qui manque, au risque de la défiguration, les fragments découvrent un Malherbe dont le texte n’est pas uniquement stable et limpide, mais au contraire en mouvement tandis que son intelligibilité se révèle partielle, ou supsendue. Plus encore, c’est dans la métaphore virtuose jusqu’à une forme d’opacité, comme le montre Stéphane Macé, que les poètes marinistes en particulier, trouvent l’espace nécessaire à leur créativité. Les « conglomérats figuraux » complexes qu’ils inventent, qui constituent un « usage déviant de cette figure », visent à appréhender le monde que saisissent les sens par des constructions verbales obscures exigeant de la part du lecteur une démarche heuristique. Dans un contexte différent, celui des poètes domestiques de puissants, Charlotte Détrez analyse la langue poétique de certains poèmes de Guillaume Colletet, dont la formulation semble dépendre d’enjeux clientélistes. L’auteur de L’Art poétique se doit donc d’inventer pour lui et ses destinataires une poésie propre à « donner une voix à sa condition socio-économique de poète. » À une autre échelle, les auteurs burlesques inventent une langue, faite d’existant et d’innovations, et expriment ainsi selon Claudine Nédelec leur refus de toute «-soumission à un usage, quel qu’il soit.-» Leur poésie, véritable sanctuaire linguistique pour nous aujourd’hui, inverse par exemple les rapports des poètes malherbiens et la langue d’usage, fait « prévaloir l’hétérogénéité et l’altérité comme valeurs poétiques », et met ainsi « en Le grand laboratoire 13 <?page no="14"?> 16 H. Merlin-Kajman replace le mouvement puriste « dans ce contexte de crise qui affecte le modèle humaniste de l’éloquence politique après les guerres de Religion », La Langue est-elle fasciste ? , Paris, Seuil, 2003, p. 103. Elle souligne que le roi a abandonné la langue à ses sujets en contrepartie de la confiscation des affaires publiques par la seule autorité monarchique : en cela il a confirmé « la traditionnelle puissance du “peuple” sur l’usage » (ibid., p. 106) et conclut que « cette fixation exclusive de l’intérêt linguistique sur l’élocution, et même sur une partie seulement de l’élocution, est, dans sa généralisation “classique”, sans précédent.-» (ibid., p.-107). évidence un ‘je’ auteur ‘maître de la langue’ ». C’est avec une même audace que les poètes commentés par Philippe Chométy pratiquent l’anagramme, sérieuse ou ludique, jusqu’à l’ « anagrammatisation généralisée », qui est toujours une « interrogation sur les structures de la langue poétique » et la « remise en cause de la linéarité-» du poème et de la lecture. L’ensemble des textes ici réuni tend donc à montrer que les poètes installent, entre Malherbe et Boileau, un grand laboratoire dans lequel ils œuvrent à intégrer les nouvelles approches du matériau linguistique, à rénover les formes en conséquence comme à interroger l’énergie sémantique et pragmatique de leur art. La poésie existe au XVII e siècle avant tout comme une pratique (et même un ensemble de pratiques plurielles) à laquelle la réduction à tout discours surplombant, aussi efficace soit-il sur le plan de l’unification idéologique, comme le montrent les analyses d’Hélène Merlin-Kajman sur le purisme linguistique 16 , reste infidèle. Dans sa concurrence avec le discours en prose, la poésie existe d’autant plus évidemment qu’elle donne lieu, sur le long terme, à des théorisa‐ tions et expérimentations parfois audacieuses qui affectent toutes les formes qu’elle peut prendre. Chacun pense la poésie, se situe, au moins théoriquement, par rapport à une théorie, à une doctrine linguistique et poétique, celle de Malherbe et celle du bon usage, et cherche à lui donner figure par des essais qui se traduisent par une disparité objectivement observable. C’est bien pourquoi la solidarité entre la réflexion linguistique et la recherche poétique paraît aussi caractéristique de ce siècle de production poétique. Peut-être cette solidarité explique-t-elle encore le fait que perdure, de Mal‐ herbe à Boileau au moins, la figure du poète jardinier, qui travaille le vers et la langue, avec lesquels la confrontation exigeante est fertile. Malherbe noue les figures du roi, du poète et du jardinier-: Beaux et grands bâtiments d’éternelle structure, Superbes de matière, et d'ouvrages divers, Où le plus digne roi qui soit en l'univers Aux miracles de l’art fait céder la nature. 14 Guillaume P E U R E U X et Delphine R E G U I G <?page no="15"?> 17 Œuvres, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, 1971, p. 82. [orth. modernisée] et Nouveau Recueil des plus beaux vers de ce temps, Paris, T. du Bray, 1609, p.-167. 18 Œuvres complètes, éd. citée, p.-145. 19 Voir E. Mortgat-Longuet, art. cit. 20 Lettre à Maucroix du 29 avril 1695, Œuvres complètes, éd. citée, p.-796. Beau parc, et beaux jardins, qui dans votre clôture, Avez toujours des fleurs, et des ombrages verts, Non sans quelque démon qui défend aux hivers D’en effacer jamais l’agréable peinture 17 […]. Le sonnet illustre et célèbre l’art de maîtriser autant l’écriture de Malherbe (équilibre des hémistiches, des vers et des strophes, concordance parfaite des mesures et des expressions associées, simplicité éclatante des énoncés) que le monde idéalement ordonné et la nature parfaitement domestiquée qu’il décrit : qu’il s’agisse du pouvoir civilisateur du roi qui semble loué derrière la grandeur majestueuse de son château, ou du travail des jardiniers, qui obtiennent des fleurs à longueur d’année contre le cycle des saisons, c’est du poète, du poète du roi, qu’il est question. Tel un jardinier de Fontainebleau, lui aussi œuvre à « faire céder la nature », c’est-à-dire à dominer son inspiration poétique et à maîtriser son usage de la langue. Boileau donne un nouvel exemple de cette figure avec le jardinier de l’Épître XI qui, « du matin au soir », « poussant la bêche, ou portant l’arrosoir », fait « d’un sable aride une terre fertile » et rend tout le jardin « à [s]es lois si docile 18 -». L’Art poétique célèbre parallèlement en Malherbe le « sage écrivain-» «-réparant la langue-» tout en invitant les poètes à « aimer sa pureté » et « imiter la clarté » de son tour 19 ; ces vers peut-être trop fameux impliquent l’effort et la tension studieuse que Boileau loue encore ailleurs chez Malherbe : « Car personne n’a plus travaillé ces ouvrages comme il paraît assez par le petit nombre de pièces qu’il a faites et notre langue veut être extrêmement travaillée. 20 » Or ce « travail » n’a rien d’une fatalité poussant à la convergence : il peut en revanche — et c’est ce qu’illustrent les contributions qui vont suivre — nourrir une culture féconde et variée de la langue. Avec ces considérations, et jusqu’à la Satire XII qui, à travers le cas de l’équivoque, prend la langue pour objet de réflexion et sujet de réalisation, Boileau ne ferme sans doute pas une boucle continue depuis Malherbe ; il pourrait, au contraire, souligner l’ouverture du champ qui s’offrait aux poètes depuis la « réforme » marquante du début du siècle. Si l’expérience poétique a tout d’une épreuve des forces linguistiques du poète, elle n’enferme nullement sa recherche dans des déterminations définitives. Le grand laboratoire 15 <?page no="17"?> I. Langue et genres poétiques <?page no="19"?> 1 Mathurin Régnier, Œuvres complètes, éds. G. Raibaud et P. Debailly, Paris, STFM, 1995, p.-48, v. 25. Toutes nos citations de Régnier seront tirées de cette édition. 2 Voir Françoise Lavocat, La Syrinx au bûcher. Pan et les satyres à la Renaissance et à l’âge baroque, Genève, Droz, 2005. Rappelons que pour Du Bellay, le seul modèle acceptable de la satire était Horace. «-Ainsi les actions aux langues sont sugettes 1 -»-: langue et satire chez Mathurin Régnier Bernd R E N N E R CUNY Si le XVI e siècle est souvent considéré comme le siècle d’or de la satire, les bouleversements que connaît ce mode d’écriture militante ne s’arrêtent évidemment pas à la fin de ce siècle mouvementé. Par certains aspects, on est même tenté d’avancer que la satire entre dans une phase des plus complexes au début du siècle suivant, récoltant les fruits du gros travail de synthèse, de mélange et de parasitisme qui a marqué son évolution tout au long des décennies précédentes, allant de la première grande satire universelle, La Nef des Fous et ses nombreuses transpositions, à la Satyre Menippee, en passant notamment par Érasme, Marot, Rabelais, Du Bellay ou bien la satire politique des Discours des misères de ce temps. Principalement, il s’agit là du tournant polémique qu’elle avait pris au cours des guerres de religion ainsi que des tentatives de retrouver la poétique de la grande satire classique en vers - tentative poursuivie d’abord notamment par les poètes de la Pléiade - et de rétablir des distinctions génériques plus claires telles que celles que faisait Isaac Casaubon entre drame satyrique grec et satura romaine dans son édition de Perse (1605) 2 . Il n’est pas osé d’interpréter ces démarches comme des moments charnières dans l’évolution de la satire, désormais mode plutôt que genre. Et il s’ensuit là une sorte de division de l’expression satirique dont la tendance à la parrhèsia se voit souvent aux prises avec la nouvelle esthétique malherbienne et le refus de toute attaque ad hominem, ce qui finit par pousser les très populaires recueils satyriques dans <?page no="20"?> 3 Guillaume Peureux, La Muse satyrique (1600-1622), Genève, Droz, 2015. 4 Voir les chapitres consacrés à Du Bellay et à Ronsard dans Pascal Debailly, La Muse indignée. Tome 1-: La Satire en France au XVI e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012. 5 N’oublions pas de mentionner en passant les autres genres majeurs que le parasite satirique envahit depuis longtemps, à savoir notamment la prose courte, le roman et le théâtre, thématique qui dépasse notre sujet. 6 On pense notamment à la satire rabelaisienne qui se sert des ambiguïtés du bas corporel, par exemple à travers les tours du Panurge du premier livre ou bien les monstres du quatrième. Pour Théophile, voir, à titre d’exemple, Melaine Folliard, Pierre Ronzeaud, Mathilde Thorel, Théophile de Viau, La voix d’un poète. Poésies 1621, 1623, 1625, Paris, PUF, 2008. l’espace du clandestin et de l’anonymat 3 . Cette variante de la satire, souvent au service d’un franc-parler fort osé conçu pour déstabiliser et choquer le lecteur et rendue possible justement par les développements, littéraires autant que politiques, du siècle précédent, s’opposerait alors à l’essor de la grande satura de tradition romaine, dans le sillage des théories et parfois même des pratiques de la Pléiade, laquelle, pour sa part, cherche à combattre cette censure de manière plus élégante et plus subtile 4 . Les lignes de démarcation entre les nombreuses variantes de l’expression satiriques ne sont évidemment pas aussi claires que les raccourcissements et simplifications de ces brèves remarques introductives paraissent l’insinuer, et on verra quelques nuances de ce curieux mélange par la suite. Il s’ensuit de ce développement un certain flottement épistémologique et poétique qui résulte en une nouvelle varietas de l’expression satirique, qui finira par enrichir ce mélange caractéristique au début du XVII e siècle. Or, contrairement aux pratiques plutôt synthétiques qui dominent au XVI e siècle, cette varietas oppose lesdits pôles extrêmes désormais dissociés : le franc-parler souvent osé des recueils satyriques, d’une part, et, d’autre part, l’approche plus élégante de la satire classique en vers que ressuscitent notamment Mathurin Régnier ou bien Théophile de Viau 5 . Le cas de ce dernier est justement des plus ambivalents car il montre bien le flou problématique de telles distinctions nettes, Théophile souscrivant à une version synthétique radicale des positions extrêmes, qui caractérisait la satire renaissante, notamment avant les guerres de religion 6 . Conformément à la thématique de ce volume, un des enjeux majeurs nous semble bien le rapport à la langue de la satire. C’est justement à travers la langue, plutôt qu’à travers le choix des cibles concrètes, que s’exprime toute la gamme du répertoire satirique, allant, répétons-le, de la parrhèsia violente à l’ironie subtile dans la poursuite de l’objectif général de l’entreprise « satirologique », 20 Bernd R E N N E R <?page no="21"?> 7 Joachim Du Bellay, La Deffence, et Illustration de la Langue Françoyse, éd. Jean-Charles Monferran, Genève, Droz, 2001, p.-135. 8 Op. cit., p.-120. 9 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p.-188. 10 Ibid. à savoir « taxer […] les vices de [notre] Tens 7 ». Comme le remarque Pascal Debailly dans ce contexte, il s’agit véritablement d’une question d’éthos et cette notion semble responsable, du moins en partie, du clivage que connaît la satire après les guerres de religion-: L’éthos satirique découle d’une vision clivée du monde : d’un côté l’espace public et politique de la civitas, de l’autre l’espace privé, qui peut devenir source d’infamie par un abus des plaisirs. D’un côté le forum, le labor, l’austérité, la discipline guerrière, de l’autre la taverne, le banquet, le théâtre et le lupanar 8 . La synthèse des espaces privés et publics d’un Marot, par exemple, qui s’adresse au roi dans ses missives satiriques, à la fois pour défendre son statut à la cour et pour fustiger les abus des pouvoirs mondains et religieux, semble moins imaginable en dehors des libertés que prennent les recueils satiriques. C’est ce clivage qui semble poser de plus en plus de problèmes et discréditer certaines stratégies du « dire vrai » satirique dans la période qui nous intéresse. Est-ce la violence juvénalienne, prépondérante pendant les guerres et donc associée aux atrocités, qui se voit alors discréditée en faveur d’un Horace où dominerait davantage un meilleur équilibre entre blâme et rire (ou du moins sourire) ? En gros, il s’agirait donc de la question de savoir quelle stratégie satirique serait mieux susceptible d’apporter la fameuse « cure » aux maux d’une société traumatisée par des violences atroces, y compris verbales, du dernier tiers du XVI e siècle. La langue, après tout, est l’arme principale des satiriques et nous avons là sans nul doute une des illustrations principales de ce que Pierre Bourdieu a analysé sous la désignation d’ « énoncé performatif » dans son étude consacrée au langage et son pouvoir symbolique. C’est bien l’énoncé satirique qui s’insurge contre des normes, linguistiques, politiques, religieuses ou bien sociales perçues comme injustes et/ ou arbitraires et fait ainsi justement preuve, comme le remarque encore Bourdieu, d’une « capacité de prescrire sous apparence de décrire ou de dénoncer sous apparence d’énoncer 9 ». L’objectif serait alors la remise à l’endroit d’un monde à l’envers et cette « subversion politique présuppose une subversion cognitive, une conversion de la vision du monde 10 ». On combat donc le feu avec le feu, le langage « machine à mentir » selon «-Ainsi les actions aux langues sont sugettes-»-: langue et satire chez Mathurin Régnier 21 <?page no="22"?> 11 Cité dans Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? , Paris, Seuil, 2003, p. 281. 12 Ibid., p.-44. 13 Voir Nora Viet, éd., Traduire le mot d’esprit. Pour une géographie du rire dans l’Europe de la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2021, et, pour une vue plus problématique du rôle du rire, notamment au XVII e siècle, Dominique Bertrand, Dire le rire à l’âge classique. Représenter pour mieux contrôler, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1995. 14 Mathurin Régnier, Œuvres complètes, éd. citée, p.-6, v. 24-25. Umberto Eco 11 , par un langage véridique, voire proche d’un mythique naturel, ce qui justifie, grosso modo, la violence de mainte satire, notamment pendant les guerres de religion, ou encore dans les recueils satyriques qui réagissent contre les nouvelles normes « classiques » malherbiennes. La révolte esthétique des satiriques semble alors particulièrement prononcée en ce début de siècle. Elle ne saurait ne pas se refléter dans la langue de ces poètes « irréguliers » et se voit fréquemment désignée par les mots-clés-caprice et bizarrerie. On retrouve le principe de base de telles réflexions dans l’interrogation d’un possible « fascisme linguistique » qu’entreprend Hélène Merlin-Kajman en suivant Roland Barthes et qui reviendrait à « obliger à dire 12 » selon des normes imposées unilatéralement. La langue de la satire cherche alors à briser cette domination autoritaire pour dire vrai et ainsi suivre ses principes de docere et de movere. Ces objectifs sont d’habitude accompagnés du troisième volet de ce célèbre triptyque, selon les principes du ridentem dicere verum horatien, à savoir le delectare qui est susceptible de prendre des formes variées, allant de l’amusement au plaisir esthétique de l’éloquence - désignation qui est souvent conférée au siècle en question comme l’a souligné l’ouvrage fondamental de Marc Fumaroli -, voire du mot d’esprit, par exemple 13 . * * * Nous nous proposons dans ces pages d’examiner ces prémisses à la lumière de la production satirique de Mathurin Régnier, en une analyse qu’il serait utile de prolonger, dans un travail à suivre, dans l’œuvre de Théophile de Viau. Dès « L’Ode à Régnier » qui ouvre le recueil des Satyres du neveu de Desportes, l’éloge se concentre d’ailleurs explicitement sur ce triptyque qui passe forcément par la « liberté de la parole / Ta libre et veritable voix 14 », illustrée par des « vers si doux-». Régnier s’en serait servi afin de montrer «-l’erreur des hommes, / Le vice du temps où nous sommes, / Et le mespris qu’on fait des loix ». En soutien du topos répandu « o tempora, o mores », les mots-clés de la satire horatienne foisonnent dans cet édifice des plus cohérents. Le rôle essentiel de la langue est mis en avant à plusieurs reprises dans ce résumé introductif que fournit l’ode : d’une part, les « vers si doux » seraient susceptibles de fléchir «-l’audace 22 Bernd R E N N E R <?page no="23"?> 15 Ibid., respectivement v. 33, 26-28 et 33-42. 16 Ibid., v. 49-56. 17 Satyre V, v. 2-3. 18 Ibid., v. 30, 169. 19 Satyre IX, v. 147-149. 20 Satyre V, v. 151-152. indontée » des « guerriers en couroux » et flatter « leurs cœurs trop valeureux » pour y imprimer d'autres desseins 15 ; d’autre part, le danger du blâme de la part des cibles se heurtera aux vers menaçants du poète-: Si l’un deux te vouloit blasmer Par coustume ou par ignorance, Ce ne seroit qu’en esperance De s’en faire plus estimer-; Mais alors, d’un vers menaçant, Tu luy ferois voir que ta plume Est celle d’un aigle puissant Qui celles des autres consume 16 . Si plaire à tout le monde est impossible - « Il n’est moyen qu’un homme à chacun puisse plaire / Et fust-il plus parfaict que la perfection 17 » -, la tâche du satirique est justement tout au contraire de se heurter à ceux qui doivent être corrigés puisque c’est lui qui, grâce à son long apprentissage et à son ouverture d’esprit, sait « Separer le vray bien du fard de l’apparance » sans se laisser tromper par ceux qui «-Pour exemple parfaitte ils n’ont que l’aparance 18 -». Au-delà de la dichotomie bien connue de l’être et du paraître et de l’insistance sur l’éthos du poète, on remarque surtout une fine stratégie rhétorique qui parsème les Satyres, à savoir le jeu avec les impossibilia, parfois appartenant au royaume de l’idéal. Ce jeu souligne à la fois la difficulté du devoir du satirique et sa modestie tout en insinuant paradoxalement le pouvoir de son verbe, parfois assaisonné de prétéritions. Ce verbe ne s’arrête pas devant l’expression des apories qui se voient ainsi mises en scène : « Philosophes resveurs, discourez hautement, / Sans bouger de la terre, allez au firmament, / Faites que tout le ciel bransle à votre cadence… 19 ». Après tout, Régnier insiste sur la fonction pédagogique du satirique qui « corrige, […] reprend, hargneux en ses façons / Et veut que tous ses mots soient autant de leçons 20 ». Cette approche didactique est d’autant plus importante que ses cibles, « ces discoureurs » qui évoquent les causeurs de Montaigne, sont soumises à la langue qui dépasse leurs capacités-: Effrontez, ignorans, n’ayants rien de solide, Leur esprit prend l’essor où leur langue le guide-; «-Ainsi les actions aux langues sont sugettes-»-: langue et satire chez Mathurin Régnier 23 <?page no="24"?> 21 Ibid., v. 165-168. 22 Ibid., v. 246. 23 François Cornilliat, « Or ne mens ». Couleurs de l’Éloge et du Blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs-», Paris, Champion, 1994, p.-12. 24 Au-delà du domaine de la satire, c’est bien un des points majeurs de la stratégie employée par les théoriciens de la Pléiade pour s’imposer en véritables fondateurs de la poésie française. Sans voir le fond du sac ils prononcent l’arest Et rangent leurs discours au point de l’interest 21 . Voilà des raisons pour lesquelles « Le blasme et la louange au hazard se debite 22 », face à un monde de « sots » dépourvu de compas éthique et où dominent le paraître et les préoccupations matérielles. * * * Ces observations nous mènent tout droit à des topoï et stratégies satiriques par excellence qui se révèlent dominants dans ce recueil, à savoir la rhétorique de l’éloge et du blâme ainsi que le débat philosophique entre vertu et vice. Ce qui nous semble particulièrement pertinent à cet égard, c’est l’exigence satirique que beauté et utilité aillent de pair pour parvenir au movere, tandis qu’on a souvent tendance à les séparer pour postuler une prétendue « autonomie de la fonction esthétique » comme l’observe notamment François Cornilliat en se référant aux théories de Roman Jakobson 23 . On crée ainsi une opposition entre «-véritable-» poésie inspirée, d’une part, et poésie de circonstance, d’autre part, opposition qui semble souvent artificielle, et ceci d’autant plus dans les chefs-d’œuvre satiriques. Ce renvoi à une thèse sur la « Grande Rhétorique » nous semble opportun car on rabaisse ces soi-disant « rhétoriqueurs » à l’aide d’un clivage pareil, en l’occurrence celui entre la « seconde rhétorique » et, justement, la prétendue « vraie » poésie, afin de reléguer la « musa pedestris » satirique au rang d’une pure production de circonstance 24 . C’est dans ce contexte que nous retrouverons par la suite Clément Marot, le plus célèbre des héritiers de cette école. Le fils du rhétoriqueur Jean Marot nous permettra de montrer les dettes de la satire du début du XVII e siècle envers cette conception synthétique redevable à la coincidentia oppositorum, sans pour autant nier les spécificités qu’apportera une satire passée par les bouleversements, en l’occurrence épistémologiques et rhétoriques, des guerres civiles. Au risque de simplifier trop les choses, on pourrait parler, dans une certaine mesure, de la satire post-Pléiade inspirée par la satire pré-Pléiade, ce qui expliquerait sans doute une conception plus enjouée de la satire en dépit des tensions politiques et religieuses qui pèsent encore sur la littérature en ce début de ce qui sera souvent appelé le « grand 24 Bernd R E N N E R <?page no="25"?> 25 Voir Petra Strien-Bourmer, Mathurin Régnier und die Verssatire seit der Pléiade, Biblio 17, vol. 71, Paris, Seattle, Tübingen, 1992, et les travaux de Pascal Debailly, L’Esthétique de la satire chez Mathurin Régnier, thèse de doctorat, Nanterre-Paris-X, 1993, et La Muse indignée. op. cit., notamment la 4 e partie. 26 À titre d’exemple, voir le jugement de Boileau, Art poétique, chant II, v. 168-170, qui présente Régnier comme digne successeur des maîtres de la satura tout en insistant sur le renouvellement du genre par le disciple : « De ces Maistres sçavans disciple ingénieux / Regnier seul parmi nous formé sur leurs modeles, / Dans son vieux stile encore a des grâces nouvelles. », Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966, p.-167. 27 Voir P. Debailly, La Muse indignée, op. cit., p.-641-814. siècle ». Ces aspects compléteraient également les dettes indéniables de la « génération » Régnier envers le travail satirique des poètes de la Pléiade, dettes qui, contrairement à celles envers Marot, ont déjà fait couler beaucoup d’encre 25 . Les écrits de Mathurin Régnier, poète satirique majeur de cette époque de transition, se situent ainsi au point culminant d’un siècle marqué par l’essor extraordinaire de toutes les variantes de l’écriture militante dont ils synthétisent les traits majeurs et représentent alors de façon exemplaire l’extraordinaire ri‐ chesse mais aussi les écarts, tensions et problèmes herméneutiques qu’implique l’écriture satirique en flux à ce moment-clé 26 . Notre concentration sur l’œuvre du neveu de Desportes, en l’occurrence son tout premier recueil satirique, nous permet justement d’établir un corpus représentatif et assez limité afin d’éviter de tomber dans le piège d’un survol superficiel d’une production satirique énorme et varié qui émaille les premières décennies du siècle. Ce corpus homogène offre l’avantage de permettre de retracer quelques développements riches qui ouvriront sans doute d’autres pistes et donneront envie d’approfondir et d’élargir les analyses. Si l’on survole les différentes lectures érudites de notre poète, on est frappé, dans un premier temps, par l’observation presque unanime de la critique selon laquelle les satiriques qui, pour ainsi dire « redécouvrent » la variante classique en vers au début du XVII e siècle, dans la tradition de la satura romaine, sont considérés comme les inventeurs de la satire des mœurs 27 . Ce jugement semble dû au nouvel essor de ce genre négligé pendant les guerres de religion dominées par la violence polémique et pamphlétaire potentielle du mode satirique. Dans un deuxième temps, on remarque aussi une volonté de retrouver dans un certain sens la « pureté » et l’élégance classiques de la satire, paradoxalement au moment même où les recueils satyriques s’insurgent plus ouvertement contre certaines normes linguistiques ou esthétiques. Même les quelques exceptions notables, telles Les Tragiques, quoique rédigés bien plus tard, ou La Satire Menippee, n’échappent guère à cette tentation inspirée par les atrocités du conflit «-Ainsi les actions aux langues sont sugettes-»-: langue et satire chez Mathurin Régnier 25 <?page no="26"?> 28 Satyre II, v. 160-62. 29 « Du coq à l’asne faict à Venise par ledict Marot le dernier jour de Juillet MCXXXVI » Œuvres complètes, II, éd. Fr. Rigolot, Paris, GF Flammarion, 2009, p.-494, v. 91-94. 30 Ibid., p.-495, v. 111-133. armé et souvent reliée à l’approche indignée de Juvénal et où le pathos se révèle sans doute plus important que l’éthos -ceci notamment chez Aubigné, qui, il est vrai, postule une remise à l’endroit du monde dans le dernier livre, «-Jugements-», de son épopée huguenote. Toujours est-il qu’il faudra sans doute nuancer quelque peu ce jugement critique qui néglige notamment la tradition marotique de la satire, à cause de deux facteurs essentiels à notre avis : la réduction de la satire marotique au « coq-l’âne », véritable forme française de la satire à en croire le théoricien de « l’école » marotique, Thomas Sébillet, et l’influence poétique et politique de la Pléiade qui se reflète dans l’esthétique poétique des «-nouveaux satiriques-» et qui avait réussi à marginaliser le rôle de ses prédécesseurs français. Un bon exemple serait sans doute une juxtaposition sommaire de la querelle entre Marot et François Sagon, d’une part, et la défense de Desportes contre Malherbe qu’entreprend Régnier, d’autre part. On observe notamment la fine ironie de ce dernier à l’égard des récompenses matérielles consacrant, illustrant et cimentant la gloire poétique, ce qui évoque la fameuse querelle marotique : « Quelque bon benefice en l’esprit se propose / Et dessus un cheval, comme un signe attaché, / Meditant un sonnet, medite une evesché 28 -». Marot s’en prend à son adversaire de manière plus brutale-: Je le congnoys, c’est ung grand prebstre. Vous faillez, il le vouldroit estre Pourveu qu’il en eust acroché Quelque abbaye ou evesché 29 . On m’a promis qu’il a renom De salpestre et pouldre à canon Avoir muni tout son cerveau. Faictes deux tappons de naveau, Et les luy mectez en la bouche. […] Jamais homme n’en parla mieulx-: Les tappons sortiront des yeulx Et feront ung merveilleux bruict-; […] Pour deschasser leurs ennemys-; […] Tel canon leur donnera craincte 30 . 26 Bernd R E N N E R <?page no="27"?> 31 Régnier, Satyre VII, v. 31-32. 32 Francis Goyet, « Bigarrure et Bigarrures (à propos des Bigarrures de Tabourot des Accords) », dans Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p.-570. 33 Ibid. À un niveau bien superficiel, on remarque les attaques ad hominem du premier, l’alternance entre finesse ironique ou allégorique - notamment dans la trans‐ formation de Sagon en outil « canonique » de l’orthodoxie catholique - , ou bien entre attaques directes et tournures d’esprit épigrammatiques chez le poète de Cahors-en-Quercy tandis que Régnier, conformément aux revendications de Du Bellay ou de Peletier du Mans, évite toute attaque ad hominem tout en insistant sur la varietas de ses propos, ces susdits bizarreries et caprices. Ces termes marquent bien la transgressivité et le naturel de l’approche du satirique, opposé à la régularité artificielle de la norme malherbienne : « J’obeis au caprice et sans discretion / La raison ne peut rien dessus ma passion 31 -». On est tenté d’y voir une mise à jour du mélange ménippéen présent chez Marot sans donner son nom, dans le sillage des Bigarrures de Tabourot et de la fameuse « marqueterie mal jointe » de Montaigne notamment. Comme le remarque Francis Goyet en citant les pièces liminaires de l’ouvrage de Tabourot, « un ouvrage bigarré ne fera que reproduire l’identité de structure entre microcosme et macrocosme 32 -»-: Et toy mirant aussi ce meslange si beau Tu t’es fantasié brusquement au cerveau Ce discours marqueté de bigarres idées Où mieux qu’en un tableau peinct de mille couleurs Tu nous fait voir à l’œil les fantasques humeurs Dont par quintes [=caprices] souvent les ames sont guidees 33 . On reconnaît une variante modernisée dans un sens du coq-à-l’âne marotique qui sera poussée à l’extrême dans Le Moyen de Parvenir de François Béroalde de Verville, plus grande collection de gauloiserie en langue française selon le regretté Michel Jeanneret, ce qui réduit une fois de plus l’écart entre satire et satyre, en l’occurrence dans un texte dialogué en prose. Dans notre perspective, la prétendue « irrégularité » de l’approche satirique nous semble réduite à ce moment, après des décennies d’amalgame, à la nature verbale de la parrhèsia, ce qui met l’accent sur l’importance de la langue, au-delà de toute cible concrète des attaques. Dans ce même ordre d’idées, on remarque aussi que la notion de « caprice », terme récurrent dans les satires de Régnier, se prête à merveille pour rapprocher Marot et Régnier, car il évoque non seulement le coq-à-l’âne, «-Ainsi les actions aux langues sont sugettes-»-: langue et satire chez Mathurin Régnier 27 <?page no="28"?> 34 « Le Valet de Marot contre Sagon », éd. cit., p. 276, v. 65-68. Plus bas dans cette même épître, le valet attribue la victoire que remporta Sagon au célèbre concours poétique de Rouen au fait que son maître a entièrement réécrit le poème que Sagon lui avait demandé de corriger ; ultime insulte : la somme gagnée aurait été utilisée pour soigner la vérole de l’adversaire de Marot, preuve de la vie dissolue de ce dernier (ibid., p.-277, v. 105-114) et exemple tout aussi divertissant que moralisateur de la satire des mœurs marotique. 35 Régnier, Satyre II, v. 199-208. mais étymologiquement également la chèvre, donc la figure mythologique du satyre chèvre-pied, resserrant ainsi les liens entre les différentes variantes qui constituent le mélange satirique. Regardons par exemple la nature dont Marot et Régnier critiquent la produc‐ tion poétique de l’adversaire-; d’abord dans une épigramme du premier-: Au reste de tes escriptures, Il ne fault vingt ne cent ratures Pour les corriger. Combien doncq ? Seullement une tout du long 34 . Et ensuite dans ce passage chez Régnier-: Quel plaisir penses-tu que dans l’âme je sente, Quand l’un de cette troupe en audace insolente Vient à Vanves à pied pour grimper au coupeau Du Parnasse françois et boire de son eau, Que, froidement receu, on l’escoute à grand peine, Que la Muse en groignant luy deffend sa fontaine, Et se bouchant l’oreille au recit de ses vers, Tourne les yeux à gauche et les lit de travers-; Et pour fruit de sa peine aux grands vens dispersée, Tous ses papiers servir à la chaire percée 35 -? Voilà, chez Régnier, une combinaison de registres et d’insinuations : entre l’élévation des Muses et la musa pedestris de la satire, entre une langue qui donne la diarrhée, dont le papier sert du moins au nettoyage des dégâts, et la puissance de la cure dispensée par la langue du satiriste. On a affaire à un mélange qui évoque le grand Rabelais du Quart Livre et aussi la chute des épigrammes martialesques, un mélange qui semble d’habitude absent chez Marot et qui nous semble redevable aux développements de la satire des quarante années précédentes. Chez Marot, la polémique plus directe est loin d’être absente, certes, mais même dans l’exaspération, la langue reste plus homogène, il nous semble. Il suffit de se référer à l’exemple de la « canonisation » comique précitée de 28 Bernd R E N N E R <?page no="29"?> 36 Voir la discussion détaillée des cibles de la satire de Régnier dans l’étude de P. Strien-Bourmer, op. cit. 37 Régnier, Satyre II, v. 215-218, 224-226. 38 On remarque notamment la notion du « coup d’essay » que Marot applique à son Adolescence clémentine et l’accent mis sur le temps passé en mangeant et en buvant lors de la composition sur lequel Rabelais insiste par exemple dans le prologue du Tiers Livre. Sagon où l’attaque violente menée contre l’adversaire redoutable se range dans un édifice allégorique cohérent et efficace où l’auteur fait preuve d’esprit et d’élégance, alors que Régnier favorise des fustigations plus directes. * * * Dans l’ensemble, nos remarques suggèrent alors que l’enjeu principal de cette satire des mœurs n’est pas celui des sujets ou des notions critiqués, mais plutôt celui de la force et du choix du verbe et du style employés pour fustiger les cibles. On rencontre toute une variété de cibles traditionnelles chez Régnier, dont voici les plus importantes : la folie ; vice contre vertu ; l’arbitraire des normes autoritaires ; la tyrannie de la notion mal comprise de l’honneur ; ou bien la confrontation entre l’idéal lointain et le réel présent lamentable, souvent sous forme du monde à l’envers, de la société pervertie 36 . Le point commun à ces différentes cibles semble être le manque de jugement des puissants, que ce soit des courtisans ou des poètes autoritaires dans le sillage de Malherbe, et ce sont justement ces derniers qui empêchent les « vrais » poètes, ceux habités par la fureur et le génie, de s’adonner à la cure des maux décrits, ce qui ne laisse qu’une seule issue : la force - curative ou bien destructrice - du verbe satirique, arme ultime du poète. En dépit du topos de la modestie du poète satirique, omniprésent dans le recueil, la critique acerbe des mauvais poètes finit par mettre en valeur la verve de la fustigation-: Je ne sçay quel demon m’a fait devenir poete-: Je n’ay comme ce Grecq des dieux grand interprete Dormy sur Helicon, où ces doctes mignons Naissent en une nuict comme les champignons. […] Le sommelier me prit et m’enferme en la cave, Où beuvant et mangeant je fis mon coup d’essay, Et où, si je sçay rien, j’apris ce que je sçay 37 . On observe encore des échos de Marot et de Rabelais 38 , donc un retour à un âge où domine une satire optimiste, défendue par des poètes qui se mêlent à la vie «-Ainsi les actions aux langues sont sugettes-»-: langue et satire chez Mathurin Régnier 29 <?page no="30"?> 39 Régnier, Satyre IX, v. 17-19. 40 Ibid., v. 38-72. de tous les jours et ne sont pas étrangers aux besoins matériels. Cette approche est à comparer avec la pédanterie des mauvais poètes « formalistes », sans verve ni génie, au verbe mécanique qui est tout au plus bénéfique à la digestion, nous l’avons vu, de simples « resveurs dont la muse insolente, / Censurant les plus vieux, arrogamment se vante / De reformer les vers » des maîtres incontestés 39 : Par le mespris d’autruy s’aquerir de la gloire, Et pour quelque vieux mot, estrange ou de travers, Prouver qu’ils ont raison de censurer leurs vers ? [de Ronsard, Desportes, Du Bellay…] (Alors qu’une œuvre brille et d’art et de science, La verve quelque fois s’egaye en la licence). Il semble, en leurs discours hautains et genereux, Que le cheval volant n’ait pissé que pour eux, Que Phœbus à leur ton accorde sa vielle, Que la mouche du Grec leurs levres emmielle, Qu’ils ont seuls icy bas trouvé la pie au nit Et que des hauts esprits le leur est le zenit, Que seuls des grands secrets ils ont la cognoissance, […]. Cependant leur sçavoir ne s’estend seulement Qu’à regrater un mot douteux au jugement Prendre garde qu’un qui ne heurte une diphtongue, Epier si des vers la rime est breve ou longue, Ou bien si la voyelle, à l’autre s’unissant, Ne rend point à l’oreille un vers trop languissant, Et laissent sur le verd le noble de l’ouvrage-; Nul eguillon divin n’esleve leur courage, Ils rampent bassement, foibles d’inventions, Et n’osent, peu hardis, tanter les fictions, Froids à l’imaginer, car s’ils font quelque chose, C’est proser de la rime et rimer de la prose, […]. Et voyant qu’un beau feu leur cervelle n’embrase, Ils attifent leurs mots, ageollivent leur frase, Affectent leur discours, tout si relevé d’art, Et peignent leurs defaux de couleurs et de fard 40 . Enervé par la colère, pour ainsi dire, à la fin de ce premier recueil, Régnier fait donc appel au primat du naturel, de la licence poétique et de la fureur, aux dépens 30 Bernd R E N N E R <?page no="31"?> 41 Satyre II, v. 123-125, 179. 42 Satyre IV, v. 23-39. 43 Satyre V, v. 34, 31-32, 40. de tout fard qui cacherait les défauts de ces adversaires moins que médiocres, et sa tirade donne un exemple d’une langue inspirée qui ferait preuve, par sa verve et la justesse des fines observations, du bien-fondé de la critique exprimée. La maîtrise purement mécanique de la langue ne suffit donc aucunement pour élever quelqu’un au rang d’autorité. Il avait déjà fait appel aux Muses pour démasquer « ces tiercelets des poetes » aux « vers grimassans », de «-rauques cygalles 41 -», exprimant là non seulement un rire défigurant mais aussi un autre écho à la critique marotique des rimasseurs. Ce sont surtout la connaissance de soi ainsi que la capacité de juger et la modestie qui font défaut aux cibles de la critique du poète ; des qualités qu’il possède, lui, en abondance et que sa satire cherche à inculquer à ses « patients ». Dans l’approche ironique dont il se sert, on remarque l’usage fréquent de la prétérition, comme insinué plus haut-: Aprenons à mentir, noz propos deguiser, A trahir noz amys, noz ennemis baiser, Faire la court aux grands et dans leurs antichambres, Le chapeau dans la main, nous tenir sur noz membres, Sans oser ny cracher, ny toussir, ny s’asseoir, Et, nous couchant au jour, leur donner le bon soir. Car puisque la fortune aveuglement dispose De tout peut-estre enfin aurons nous quelque chose Qui pourra destourner l’ingrate adversité Par un bien incertain à tatons debité, Comme ces courtisans qui s’en faisans acroire, N’ont point d’autre vertu sinon de dire voire. Laissons doncq’ la Muse, Apollon et ses vers… 42 Le démantèlement ironique de la stratégie des courtisans déjà fustigés dans la Satyre précédente souligne l’approche de Régnier. Mais à la base, l’arbitraire des normes et des règles ne se laissera corriger que par la formation du jugement, formation qui passe par un échange dialogique constant. Voilà comment corriger les tendances néfastes de ceux qui prennent « mauvaise nourriture », mais la lutte s’avère problématique à cause des manipulateurs et abuseurs, ces « cerveaux malades » qui profitent de la malléabilité de la langue : « L’une en fait le venin et l’autre en fait le miel 43 ». Abusée, la puissance de la langue est plus dangereuse que toute maladie, comme Régnier le souligne lors de la satire «-Ainsi les actions aux langues sont sugettes-»-: langue et satire chez Mathurin Régnier 31 <?page no="32"?> 44 Satyre VIII, v. 116, 169, 207-210. 45 Satyre IX, v. 95-96. 46 Satyre X, v. 1-4. 47 Ibid., v. 39-40. 48 Ibid., v. 75-77. consacrée au courtisan fâcheux dont il fustige les « meschans vers » qui lui « donnoient la torture » et dont il n’arrive pas à se débarrasser : «-Ny la peste, la fain, la verrolle, la toux, / La fievre, les venins, les larrons ny les lous / Ne tueront cestuy-cy, mais l’importun langage / D’un facheux 44 […]-». D’où la nécessité d’une maîtrise supérieure de la langue et de l’inspiration pour convaincre et émouvoir tout en combattant tout abus de cet outil suprême qu’est la langue. Et ces facteurs s’acquièrent par l’échange avec des modèles vénérables et grâce à un esprit ouvert : « Or, Rapin, quant à moy qui n’ayt point tant d’esprit, / Je vay le grand chemin que mon oncle m’aprit […] 45 ». Ou encore : On dit que le grand Paintre, ayant fait un ouvrage, Des jugemens d’autruy tiroit ceste avantage Que selon qu’il jugeoit qu’ils estoient vrays ou faux, Docile à son profit, reformoit ses defaux 46 . À ce moment-là, tout blâme se mue en confirmation du projet satirique : « Mais sçais-tu, Freminet, ceux qui me blasmeront ? / Ceux qui dedans mes vers leurs vices trouveront 47 ». La langue du satirique a ainsi renversé la situation, le dilemme se trouvant du côté d’un adversaire quasiment forcé par l’énoncé performatif à se réformer : « Mais mon pere m’aprist que des enseignemens / Les humains aprentifs formoient leurs jugemens, / Que l’exemple d’autruy doibt rendre l’homme sage 48 -». Voilà l’ultime but, le movere, de la satire. * * * En dépit de tout pessimisme qui fait surface de temps en temps, la satire des mœurs de Régnier atteint de nouveaux sommets sur les épaules d’un Marot, d’un Du Bellay, d’un Ronsard et d’autres. Et c’est justement sa maîtrise impeccable des différents registres et de stratégies linguistiques, notamment son franc-parler de nature bien différente de celui des recueils satyriques - sans tomber dans ce que Rabelais appelait déjà « la vulgaire et Satyrique mocquerie » -, qui en constitue une raison majeure. Il finit ainsi par présenter une synthèse de l’évolution de la satire en vers d’inspiration française qui dépasse le clivage entre satura et recueils satyriques, inclut, bien sûr, la tradition romaine et va au-delà de l’inspiration fournie par les célèbres représentants de la Pléiade, ce qui rend sa somme innovante et d’autant plus précieuse pour la «-satirologie-». 32 Bernd R E N N E R <?page no="33"?> Bibliographie- Sources Boileau, Nicolas, Satires, Épîtres, Art poétique, éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985. Du Bellay, Joachim, La Deffence, et Illustration de la Langue Françoyse, éd. Jean-Charles Monferran, Genève, Droz, 2001. Marot, Clément, Œuvres complètes, t. II, éd. Fr. Rigolot, Paris, GF Flammarion, 2009. Régnier, Mathurin, Œuvres complètes, éds. G. Raibaud et P. Debailly, Paris, STFM, 1995. Études Bertrand, Dominique, Dire le rire à l’âge classique. Représenter pour mieux contrôler, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1995. Bourdieu, Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001. Cornilliat, François, «-Or ne mens-». Couleurs de l’Eloge et du Blâme chez les «-Grands Rhétoriqueurs-», Paris, Champion, 1994. Debailly, Pascal, L’Esthétique de la satire chez Mathurin Régnier, thèse de doctorat, Nanterre-Paris-X, 1993. Debailly, Pascal, La Muse indignée. Tome 1-: La Satire en France au XVI e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012. Folliard, Melaine, Pierre Ronzeaud, Mathilde Thorel, Théophile de Viau, La voix d’un poète. Poésies 1621, 1623, 1625, Paris, PUF, 2008. Goyet, Francis, «-Bigarrure et Bigarrures (à propos des Bigarrures de Tabourot des Accords)-», dans Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p.-567-579. Lavocat, Françoise, La Syrinx au bûcher. Pan et les satyres à la Renaissance et à l’âge baroque, Genève, Droz, 2005. Merlin-Kajman, Hélène, La Langue est-elle fasciste-? , Paris, Seuil, 2003. Strien-Bourmer, Petra, Mathurin Régnier und die Verssatire seit der Pléiade, Biblio 17, vol. 71, Paris, Seattle, Tübingen, 1992. Peureux, Guillaume, La Muse satyrique (1600-1622), Genève, Droz, 2015. Viet, Nora, éd. Traduire le mot d’esprit. Pour une géographie du rire dans l’Europe de la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2021. «-Ainsi les actions aux langues sont sugettes-»-: langue et satire chez Mathurin Régnier 33 <?page no="35"?> 1 Robert Garapon, « Vauquelin de la Fresnaye et Malherbe », Annales de Normandie, 6 e année, n°1, 1956, « Le Quatrième centenaire de la naissance de Malherbe-», p.-5-10. 2 Ibid., p.-7. 3 Jean Vauquelin de La Fresnaye, Les deux premiers livres des Foresteries, Poitiers, Marnefz et Bouchetz, 1555. 4 Jean Vauquelin de La Fresnaye, Les Foresteries, éd. Marc Bensimon, Genève, Droz / Lille, Giard, «-Textes Littéraires Français », 1956, p. VIII. 5 Jean Vauquelin de La Fresnaye, Les Diverses poesies, Caen, Charles Macé, 1605. Le recueil a été réédité au XIX e siècle par Julien Travers, Caen, Le Blanc-Hardel, 1869-1870, 2 vol., [Genève, Slatkine Reprints, 1968]. Les références suivantes aux Diverses Poesies se feront dans la même édition, précédées de la mention DP. « Un stile simple et bas » : dépouillement de la langue dans les Satyres françoises de Jean Vauquelin de La Fresnaye Antoine S I M O N Cellf Les relations entre Malherbe et Vauquelin ont été brièvement brossées par Robert Garapon 1 dans le cadre du quatrième centenaire de la naissance de Malherbe, il y a près de soixante-dix ans. C’est d’ailleurs l’un des fils de Jean Vauquelin de La Fresnaye, Nicolas Vauquelin des Yveteaux, lui-même poète et précepteur pendant quelques années de César de Vendôme, fils naturel d’Henri IV, qui a présenté Malherbe à la cour 2 . Ces trois poètes normands se sont fréquentés, bien qu'ils n’appartiennent pas aux mêmes générations. Vauquelin publie ses premiers vers, Les Foresteries 3 , un recueil pastoral dans la veine de la Pléiade 4 , pendant ses études à Poitiers en 1555, année même de la naissance de Malherbe. Lorsqu’il publie en 1605, à la toute fin de sa vie, son recueil Les Diverses Poesies 5 , important volume regroupant des poèmes écrits pendant une <?page no="36"?> 6 Jean Vauquelin de La Fresnaye, « L’Art poetique françois », Diverses Poesies, Caen, Macé, 1605, p. 1-120. L’art poétique a été réédité au XIX e siècle par Georges Pellissier, L’Art poétique, Paris, Garnier frères, 1885, [Genève, Slatkine Reprints, 1970]. Les références suivantes à l’Art poetique françois se feront dans cette édition, précédées de la mention AP. 7 Jean Vauquelin de La Fresnaye, « Satyres françoises », Diverses Poesies, Caen, Macé, 1605, p. 121-442. Les références aux Satyres françoises qui suivent se feront dans cette édition, précédées de la mention SF. 8 Brigitte Buffard-Moret, « L’Art poétique de Vauquelin de La Fresnaye, une œuvre entre deux siècles », dans De la Grande Rhétorique à la poésie galante : L’Exemple des poètes caennais aux XVI e et XVII e siècles, Actes du colloque organisé à l’Univer‐ sité de Caen Basse-Normandie les 8 et 9 mars 2002, Marie-Gabrielle Lallemand et Chantal Liaroutzos (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen, « Centre de recherche «-Textes / Histoire / Langages-», 2004, p.-55-69. 9 Nadia Cernogora, « Arts poétiques en transition. L’exemple de l’Art poetique françois (1605) de Jean Vauquelin de la Fresnaye », dans Arts de poésie et traités du vers français (fin X V Ie - X V I Ie siècles), Langue, poème, société, Nadia Cernogora, Emmanuelle Mortgat-Longuet et Guillaume Peureux (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2019, p.-39. 10 Michèle Clément, Une Poétique de crise : Poètes baroques et mystiques (1570-1660), Paris, Champion, 1996, [Classiques Garnier, 2018], p.-50. 11 Pour une étude précise du Discours pour servir de preface sur le sujet de la Satyre, voir Pascal Debailly, La Muse indignée. Tome I. La satire en France au X V Ie siècle, Paris, Clas‐ siques Garnier, , 2012, p. 708-714 ; voir aussi la thèse de Catherine Cossu, L’Anthologie Sette libri di satire (1560) de l’éditeur vénitien Francesco Sansovino. Un Hermès bifront, thèse de doctorat sous la direction de Pascal Debailly, Université Paris-Diderot, 2016. 12 SF, «-Discours pour servir de preface sur le sujet de la Satyre-», p.-128. 13 Ibid., p.-129. 14 Sur cette question voir P. Debailly, La Muse…, op. cit., p.-724-726. 15 Vauquelin « Je compose, j’escri, je cotte maint passage, / Pour en mettre le fruit tout soudain en usage-: / Et sans m’assujettir à nul autheur certain, Je pren tantost du Grec et tantost du Romain / Ce qui me semble bon : essayant de confire / Avec leur sucre cinquantaine d’années, notamment son Art poetique françois 6 et ses Satyres françoises 7 , Malherbe vient juste de faire son entrée à la cour comme poète. On définit assez souvent l’art poétique de Vauquelin comme « une œuvre entre deux siècles 8 -», qui serait une «-transition 9 -» entre Ronsard et Malherbe, se situerait « entre l’esthétique poétique de la Pléiade et celle de la période classique » ou même qui annoncerait le classicisme 10 . Ces deux œuvres, l’Art poetique françois et les Satyres françoises, ont été écrites dans les mêmes années : elles peuvent donc révéler la même inflexion langagière et s’inscrire dans le même mouvement de transition d’une langue entre deux époques. Dans le Discours qui préface ses Satyres françoises 11 , Vauquelin écrit que la satire doit «-estre d’un stile simple et bas 12 -», et qu’elle ne demande «-que la verité simple et nue 13 ». Cette définition est assez proche de l’esthétique d’Horace 14 , ce que Vauquelin ne cache pas d’ailleurs 15 . En effet, ses satires relèvent d’un style 36 Antoine S I M O N <?page no="37"?> dous, soit Epistre ou Satire : / Et quelquefois je pren des vulgaires voisins, / Pour mettre en mon jardin, des fleurs de leurs jardins.-» SF, I, 1, «-Au Roy-», v. 57-64, p.-137. 16 On doit effectivement à Vauquelin l’introduction dans la langue française du terme idylle, qu’il utilise pour la première fois dans ses Foresteries, en 1555. 17 P. Debailly, La Muse…, op. cit., p.-761. 18 SF, «-Discours…-», p.-132. 19 Voir Nicolas Lombart, « De l’éloquence judiciaire à la satire en vers : l’autre actualité du poète-juriste (1557-1631), Albineana, 29, 2017, p.-63-64. 20 Sur la satire en France au XVI e siècle, voir P. Debailly, La Muse…, op. cit. Sur la satire chez Vauquelin, voir P. Debailly, La Muse…, op. cit., p. 705-813 ; Georges Mongrédien, « Les Satires de Vauquelin de La Fresnaye », La Basse-Normandie et ses poètes à l’époque classique, actes du Colloque organisé par le Groupe de recherches sur la littérature française des XVI e et XVII e siècles, tenu à l’Université de Caen en Octobre 1975, Caen, Cahier des Annales de Normandie, 1977, n°9, p. 69-76 ; Jean Balsamo, « La poétique de la satire selon J. Vauquelin : de l’érudition à la conversation civile », dans Riflessioni teoriche e trattati di poetica tra Francia e Italia nel Cinquecento, Fasano, Schena, 1999, p.-125-237. plutôt épuré, chose relativement nouvelle sous la plume d’un poète qui avait commencé par imiter le style mignard de la Pléiade et même enrichi la langue française par des néologismes 16 . La langue des Satyres françoises a ainsi pu être rapprochée de l’épître, de la lettre familière 17 . Ce sont aussi des vers dans lesquels le poète développe une « franchise de parler 18 », selon ses propres mots. Il utilise désormais une langue plus simple, plus dépouillée. Ce n’est plus le poète qui enrichissait la langue, comme le voulait la Pléiade, mais un homme dont la parole est proche de celle de la conversation, une langue qui parfois prend même des formes de la verve juridique 19 , influencée par les responsabilités professionnelles de leur auteur. Vauquelin est-il donc le dernier poète du XVI e siècle ou le premier du XVII e -? L’écriture de ses Satyres françoises est-elle encore imprégnée de ses études parisiennes auprès des membres de la Pléiade qu’il admire ou est-elle tournée vers le siècle à venir ? Quel discours Vauquelin porte-t-il sur ces évolutions linguistiques alors en cours dans son Art poetique françois, mais aussi dans la courte préface de ses Satyres françoises ? Y a-t-il un constat théorique, une observation linguistique d’un côté et une application pratique, une utilisation de la langue qui se modifie de l’autre ? Quel nouveau rapport au langage Vauquelin développe-t-il dans ses satires ? Comment ce genre littéraire, relativement récent en France 20 , vient-il asseoir des modifications langagières déjà présentes ? Peut-on déceler des phénomènes autres que littéraires qui pourraient avoir infléchi cette langue ? Quel rapport à la simplicité, à la vérité de la conversation, Vauquelin entretient-il dans ses Satyres françoises ? C’est à ces questions que tentera de répondre cette étude. «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 37 <?page no="38"?> 21 DP, «-Au Lecteur-», n.-p. 22 L’épitaphe de Tahureau, décédé en 1555 et celle de Charles de Bourgueville, décédé en 1593 bornent le recueil. Voir DP, p.-665 et 675. 23 Voir DP, p.-613. 24 Ibid., p.-681-697. 25 Pour la datation précise de cet art poétique, que Vauquelin commence en 1574 et publie en 1605, voir AP, III, v. 1165-1166, p.-184 et Jean-Charles Monferran, L’École des muses, Les arts poétiques français à la Renaissance (1548-1610), Sébillet, Du Bellay, Peletier et les autres, Genève, Droz, 2011, p. 40 ; Jean Balsamo, « Jean Vauquelin de La Fresnaye et « La nature en chemise » : quelques remarques sur les origines de l’Idylle », dans La Naissance du monde et l’invention du poème, Mélanges de poétique et d’histoire littéraire du XVI e siècle offerts à Yvonne Bellenger, éd. Jean-Claude Ternaux, Paris, Champion, 1998, p. 176 ; Simone de Reyff, « Vauquelin de La Fresnaye et l’art “traditif “ », dans L’art de la tradition : journées d’études de l’université de Fribourg, vol. 96, Guy Bedouelle, Christian Belin et Simone de Reyff (dir.), Fribourg, Academic Press, 2005,-p. 46. 26 Vauquelin reçoit l’intendance des côtes de mer de la part du duc de Joyeuse en 1581, on peut considérer que ce recueil lui est dédié en remerciement. Voir Pascal Debailly, « Philippe Desportes et la satire », dans Philippe Desportes (1546-1606) Un poète presque parfait entre Renaissance et Classicisme, Jean Balsamo (dir.), Paris, Klincksieck, 2000, p. 217 et Georges Mongrédien « Quelques documents nouveaux sur Vauquelin de La Fresnaye », dans Mélanges d’histoire littéraire (XVI e -XVII e siècle) offerts à Raymond Lebègue, Paris, Nizet, 1969, p.-130. Les Satyres françoises de 1605, ou la langue des années 1580 Il est assez difficile de déterminer exactement quand les Satyres françoises de Vauquelin ont été écrites. Elles s’insèrent en effet dans un recueil composé de plusieurs œuvres, partiellement datées. Vauquelin affirme d’ailleurs lui-même que certains vers ne sont pas récents : « Lecteur, ce sont ici des vieilles et des nouvelles Poësies : vieilles, car la pluspart sont composees il y a long temps 21 ». Le volume des Diverses Poesies de 1605 est ainsi composé d’un recueil d’Épitaphes écrit entre 1555 et 1593 22 ; du second recueil pastoral de Vauquelin, les Idillies et Pastorales, dont l’antépénultième poème est daté de 1560 23 ; d’une série de trente-deux sonnets 24 rédigés en l’honneur de la mort de Madeleine de Bailleul, qui date de l’année 1569 ; d’un art poétique rédigé dans le dernier quart du XVI e siècle 25 ; d’un recueil d’épigrammes dédié à « Monseigneur le duc de Joyeuse », qui semble avoir été écrit aux alentours des années 1580 26 ; de plusieurs dizaines de sonnets ; et enfin de cinq livres de satires, la plus importante œuvre du recueil. S’il n’est pas aisé de dater le temps de la rédaction des satires de Vauquelin, prises dans ce recueil composite d’œuvres, il semble également difficile de dé‐ terminer la date de leur première publication. Une erreur communément admise est de dater les cinq livres de satires de 1604. En effet, la page cent-vingt-et-un du recueil des Diverses Poesies de Vauquelin est une nouvelle page de garde 38 Antoine S I M O N <?page no="39"?> 27 G. Mongrédien, «-Quelques documents…-», art. cit., p.-132. 28 Cette modification est observable sur les exemplaires de la BNF Richelieu ROTH‐ SCHILD-2 (3,42), de la Bibliothèque de Chantilly [III-B-098 Cabinet des livres], de la BNF Mitterand [YE-1804], de la Bibliothèque Caen la mer [FN A 698 RES]. 29 Alain R. Giraud, Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au XVII e siècle, t. XIII, « Normandie II, Caen, Dieppe, Évreux, Gaillon, Le Havre, Honfleur, Lisieux, Pont-Audemer-», Baden-Baden, Éditions Valentin Koerner, 1985, p.-13. 30 Ibid., p.-18-19. 31 Cette modification est observable sur les exemplaires de la BNF Mitterand [YE-1805], [YE-3441] de la BNF Arsenal [8-BL-8997], [8-BL-8998], de la Bibliothèque numérique patrimoniale de Versailles [Goujet in 8 15], de la Bibliothèque des Beaux-Arts de Caen [FMI 706], de la Bibliothèque du Musée du Petit Palais [LDUT319], de la Bibliothèque Méjane d’Aix-en-Provence [C2904], de la Bibliothèque d’étude de Besançon [203801]. 32 Philippe Lajarte, « Le masque, le visage et la plume : les Satyres de Jean Vauquelin de La Fresnaye », dans De la Grande Rhétorique à la poésie galante : L’exemple des poètes caennais aux XVI e et XVII e siècles, actes du colloque organisé à l’Université de Caen Basse-Normandie les 8 et 9 mars 2002, Marie-Gabrielle Lallemand et Chantal Liaroutzos (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2004, p.-88. 33 SF, «-À M. de Tiron-», I, 3, v. 309-310, p.-163. 34 SF, «-À son livre-», I, 6, v. 246-247, p.-190. 35 G. Mongrédien, «-Les Satires…-», art. cit., p.-72. présentant les Satyres françoises, en bas de laquelle figure l’année 1604. D’une part, Georges Mongrédien affirme qu’il s’agit d’une coquille éditoriale 27 , puisque beaucoup d’exemplaires comportent une correction manuscrite de cette date en 1605 28 . D’autre part, il n’est aucunement fait mention d’une édition isolée des Satyres françoises en 1604 dans les répertoires bibliographiques 29 . Il existe deux nouvelles émissions de l’édition des Diverses Poesies de 1605, respectivement datées de 1612 et de 1613 30 , dans lesquelles cette page de garde fautive est cette fois-ci tout bonnement retirée 31 . Toutefois, Vauquelin semble livrer dans ses satires un certain nombre d’informations relatives à sa biographie 32 : dans deux satires du livre I, il nous renseigne sur son âge. S’adressant à Philippe Desportes, il écrit : « Ayant desja quarante cinq années, / En tant d’endroits tant d’affaires menées 33 ». Quelques pages plus loin, dans la satire qu’il dédie à son livre, on peut lire : « Que quand je t’enfanté, j’avoy par les maisons / Du Ciel ja veu passer quarante cinq saisons 34 ». Vauquelin étant né en 1536, la rédaction des Satyres françoises commence donc en 1581. La dernière satire, dédiée à Jean Bertaut, porte la dédicace « À Monsieur Bertaut, abbé d’Aulnay, à présent premier aumônier de la reine ». Bertaut reçut cette charge après le mariage de Marie de Médicis et d’Henri IV en 1600. Ainsi les Satyres françoises auraient-elles été écrites au cours des vingt dernières années du siècle. Georges Mongrédien précise que cinq sont antérieures à 1585, vingt postérieures à 1585, et que quatorze sont écrites après 1590 35 . Publiées seulement en 1605, les Satyres «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 39 <?page no="40"?> 36 DP, «-Au Lecteur-», n. p. 37 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Écrire et publier trop tard, trop tôt, trop vite : l’exemple de Jean Vauquelin de La Fresnaye », dans Les Vices du temps, Justine Le Floch et Alicia Viaud (dir.), Paris, Champion, 2023, p.-203-218. 38 DP, «-Au Lecteur-», n. p. 39 Ibid., n. p. 40 Ibid., n. p. françoises font donc état de la langue d’un Normand contemporain d’un jeune poète dont les premiers vers fleurissent à cette époque, François de Malherbe. Un auteur «-hors de saison 36 -» Les plus anciennes œuvres du recueil des Diverses Poesies datent des années 1555. Si certains vers sont écrits l’année de la publication des Quatre livres de l’Amour de Francine de Jean-Antoine de Baïf, d’autres sont donc contemporains des œuvres poétiques de Jean Bertaut. Vauquelin admet qu’il a sans doute trop tardé à publier son travail 37 et qu’il aurait été plus judicieux, si ses différentes charges officielles le lui avaient permis, de publier plus tôt certaines œuvres. Dans l’avis «-Au lecteur-» de son recueil, il écrit ainsi-: on n'escrit point à cette heure comme on escrivoit quand elles furent escrites […] leur langage et leur stile eust esté, peut-estre, receu comme celuy de beaucoup qui firent voir leurs ouvrages au mesme temps. Mais grand nombre des Poëtes de mon siecle et de ceux à qui j’avoy donné de mes vers sont trépassez […] 38 Vauquelin se définit donc au seuil de cet important recueil comme un poète vieillissant, appartenant au siècle précédent, seul témoin encore vivant d’une certaine manière d’écrire. Le regard qu’il porte sur son œuvre est celui d’un homme dont le travail est dépassé, écrit il y a bien longtemps, quand il fréquentait la Pléiade dont tous les membres sont désormais décédés. L’avis « Au lecteur » souligne aussi le contraste qui existe entre la manière d’écrire d’antan et celle de ce début de siècle. Parlant de ses « vieilles et […] nouvelles Poësies-», il écrit : « Toutefois ne les pouvant changer ni r’accoutrer suivant la façon des habits de maintenant, je les laisse à leur naturel 39 ». En ayant recours à la métaphore vestimentaire, Vauquelin s’en prend à un style qui, selon lui, serait passé de mode. Dans ce même avis « Au lecteur », on peut également lire : « car de mon temps on escrivoit assez bien. Si elles [ses diverses poésies] ne sont assez reveües et pollies, c’est ma paresse 40 -». Il admet que ses vers puissent être rugueux, peu polis, ou n’être pas assez lisses peut-être. 40 Antoine S I M O N <?page no="41"?> 41 SF, «-Au Roy-», I, 1, v. 49-52, p.-137. 42 Voir P. Debailly, La Muse…, op. cit., p.-805-806. 43 Voir Horace, Satires, éd. François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1934, [2023], p.-191-197. 44 Marie-Madeleine Mouflard la date de la fin des année 1570, voir Marie-Madeleine Mouflard, Robert Garnier 1545-1590, La vie, La Ferté-Bernard, R. Bellanger, 1961, p. 323. De même, dès sa première satire, que l’on peut dater de 1581, et qui est adressée à Henri III - comme tout son recueil - Vauquelin admet qu’il est dépassé par son époque, mais aussi que sa manière d’écrire est vieillie-: Je ne suis plus poli, je ne sçay plus les modes De faire des Sonnets, des Stances, ni des Odes, Ni des Airs amoureux qu’on chante en vostre Court-: Mon stile n’est plus fait à la mode qui court 41 . Le ton anti-aulique de cet extrait, fustigeant la « mode » des poètes de cour dans plusieurs genres poétiques que sont les sonnets ou les odes, n’est pas forcément topique. Pascal Debailly, en se servant des travaux de Norbert Elias, affirme ainsi que cette distance entre le provincial et la cour dépasse la simple réalité littéraire 42 . Il ne s’agit pas nécessairement seulement d’une réécriture de la satire six du livre deux d’Horace 43 , dans laquelle le poète latin fait l’éloge de la campagne. Si la posture du poète provincial, vieillissant, peut-être topique, il n’en demeure pas moins que Vauquelin en publiant ses Diverses Poesies en 1605 se situe entre deux époques. Ami de Robert Garnier, Vauquelin lui dédie une satire qui éclaire à plus d’un titre sa manière d’écrire. Cette satire serait antérieure à 1580 44 , et révèle les échanges littéraires que les deux hommes ont pu entretenir-: Tu te trompes, Garnier, mes vers ne sont plus tels Qu’un jour ils puissent estre en la France immortels, Ils sentent la chiquane, ils sentent le menage-: On ne compose ainsi mantenant en cet âge, En quelque Art que ce soit il faut un homme entier-: Qui deux en entreprend ne fait bien un metier. Et quand, selon leur temps, mes vers je considere, A peine je connoy qu’on souloit ainsi faire-: Car depuis quarante ans desja quatre ou cinq fois La façon a changé de parler en François. Je suis plus vieil que toy de quelque dix années, Aussi tes phrases sont beaucoup mieux ordonnées Que celles dont j’escri-: la Langue se pollit «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 41 <?page no="42"?> 45 SF, «-À R. Garnier-», II, 8, v. 15-30 et 33, p.-243-244. 46 P. Debailly, La Muse…, op. cit., p.-761. 47 Ibid., p.-761. 48 Ibid., p.-761-764. 49 Vauquelin écrit dans son Discours pour servir de preface sur le sujet de la Satyre : « il n’y a pas grande difference entre les Epistres et les Satyres d’Horace-», SF, «-Discours…-», p.-131. 50 N. Lombart, «-De l’éloquence…-», art. cit., p.-63. Entre les bien disants ainsi qu’elle vieillit-: Et si je mets au jour, comme tu me conseilles, Mes vers pleins de paresse et non de doctes veilles […] Je me feray moquer comme un fils de Climene […] 45 . Pascal Debailly avance que Vauquelin « tire la satire du côté de l’épître 46 », qu’elle est pour lui comme une «-lettre familière 47 -». Le critique avance qu’elle est une « satire-épître 48 ». Vauquelin reconnaît lui-même ne pas bien distinguer les deux genres, notamment chez Horace 49 . Par ailleurs, le terme de « chiquane » n’est pas sans rappeler le métier de loi de Vauquelin. Nicolas Lombart a bien montré que c’est « dans le milieu des juristes lettrés que la satire en vers retrouve une place de choix à partir de la deuxième moitié du XVI e siècle 50 ». Ainsi, tout laisse à penser que les deux amis poètes ont eu une conversation, réelle ou épistolaire, au sujet de la manière d’écrire dans les années 1580 et que Vauquelin en conclut déjà que son style est vieillissant. La critique de son propre style dont témoignent ses vers nous donne d’amples renseignements sur la manière d’écrire de la fin du XVI e siècle. La rime «-pollit / -vieillit-» marque bien la distinction que Vauquelin opère entre sa ma‐ nière d’écrire et celle qu’il rejette. Il admet que son style puisse être poussiéreux, qu’il renvoie à sa profession d’avocat, et qu’il puisse présenter des marques de « chiquane ». Le terme de « menage » n’est quant à lui guère flatteur et peut désigner une manière domestique et familière d’écrire qui s’opposerait à une manière plus sophistiquée, plus curiale peut-être, de faire des vers. Le fait que Vauquelin loue la syntaxe de Garnier ainsi que ses « phrases mieux ordonnées » est encore un point qui permet de distinguer les deux poètes. Vauquelin insiste tout particulièrement dans cet extrait sur les modes poétiques qui n’ont cessé de se succéder en quarante ans. Or c’est à cette instabilité linguistique que s’oppose l’homme de la campagne, préférant ses «-vers pleins de paresse-» aux « doctes veilles » qui lui permettraient de les mettre au goût du jour. Vauquelin emploie encore une fois le verbe « polir » pour désigner le changement qu’il observe, changement qui survient tous les huit ans, si la mode change cinq fois en quarante ans, comme il l’écrit. 42 Antoine S I M O N <?page no="43"?> 51 SF, «-À R. Garnier-», II, 8, v. 61-68, p.-245. 52 SF, «-Au Roy-», I, 1, v. 52, p.-137. 53 P. Debailly, La Muse…, op. cit., p.-741. 54 SF, «-À R. Garnier-», II, 8, v. 103-104, p.-246. 55 SF, «-Au Roy-», I, 1, v. 52, p.-137. Vauquelin connait bien les écrits de son ami Garnier, qu’il cite dans son art poétique, et il sait ce qui distingue leur langue respective. Il poursuit ainsi avec résignation sa satire : Mon Garnier, je te di, parlant en conscience, Comme je fais à moy, que, par experience Je connoy que contraire à ma Muse sera L’Impression, qui trop mes Vers communs fera. C’est le propre, croy moy, de ma façon d’escrire, Que mes vers soient cachez comme au bois le Satyre-: Ou comme la Nonnain recluse en son couvent, Qui ne se laisse voir aux personnes souvent […] 51 Ainsi, il ne semble pas que seuls les plus anciens des poèmes des Diverses Poesies de Vauquelin se caractérisent par un style vieillissant. Le poète a conscience que ses œuvres, même les plus récentes, ne sont pas « à la mode qui court 52 -». Les satires de Vauquelin sont celles d’un homme qui ne veut pas suivre la mode curiale. Pascal Debailly a expliqué que le retard de la publication des Satyres françoises de Vauquelin était lié au contexte des guerres de religion 53 , mais on voit bien qu’ici, ce retard s’explique par un refus de mettre au goût du jour des vers qui se sont démodés. Ce refus témoigne sans doute du manque d’assurance d’un homme qui écrit : « Garnier, nostre amitié ton jugement deçoit, / Et ton œil eblouy mes defauts n’aperçoit 54 -». «-Mon stile n’est plus fait à la mode qui court 55 -». Dans plusieurs de ses satires, Vauquelin explique ce qui plaît dans ses vers, ou bien ce qui leur manque. C’est le cas dans la satire « À Chiverny », en deuxième position dans le recueil et qui doit dater de la première moitié des années 1580. Vauquelin y écrit-: On dit de moy que je suis trop aigret-: Qu’outre la loy je touche maint segret, Qui se deust taire, et n’est chose permise Parler de Dieu, des Grands, ni de l’Eglise. «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 43 <?page no="44"?> 56 SF, «-À M. de Chiverny-», I, 2, v. 19-30, p.-144. 57 Voir aussi SF, «-À R. Garnier-», II, 8, v. 103-120, p.-246-247. 58 Jean Vauquelin de La Fresnaye, Oraison de ne croire légèrement à la calomnie, digne d'estre en ce temps tousjours devant les yeux des rois, des princes et des grans…, Caen, Le Bas, 1587. 59 AP, II, v. 684, p.-99. 60 Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey, rév. V.-L. Saulnier, préf. Marcel Conche, Paris, P.U.F., 1965, [2013], «-De la ressemblance des enfans aux peres-», II, 37, p.-758. 61 Ibid., «-De la vanité-», III, 9, p.-964. On dit encor que les vers que je fais N’ont point de nerfs et sont lachement fais-: Et qu’on pourrait d’un air du tout semblable En faire mile au sortir de la table-: Et qu’on compose aujourdhuy gravement Des vers nerveux qui coulent doucement-: A dire vray, je fais un fagotage De mes discours sans farder mon langage 56 . Vauquelin réaffirme sa préférence pour le naturel et refuse le masque. C’est parce que certains sujets ne sont pas à aborder 57 , qu’on le trouve trop « aigret » dans ses écrits, c’est-à-dire trop « mordant, piquant » et qu’on dénigre ses vers. La tournure impersonnelle, « on dit de moy […] on dit encor », suggère qu’on le calomnie. La calomnie lui déplaît beaucoup puisque c’est dans les années 1580, alors qu’il est responsable de la réforme de l’université de Caen, qu’il prononce une Oraison de ne croire legerement à la calomnie, qu’il publie en 1587 58 . Là encore, Vauquelin adopte une posture de poète rejeté, celle de l’auteur que l’on voudrait faire taire parce qu’il parle de manière juste. Mais on ne se contente pas selon lui de critiquer le fond de son propos, on en critique aussi la forme. En effet, son style manquerait de vigueur, de douceur et ferait preuve d’une certaine âpreté. Ici l’on retrouve l’idée, déjà évoquée, des vers fort peu « polis » du poète. Le portrait du rustre campagnard, écrivant « au sortir de table », est assez méprisant et renvoie à ce contraste entre l’écriture de la ville et celle de la province. Mais c’est aussi une posture comique assez topique. Il faut souligner que le terme de « fagotage », qu’il emploie aussi dans son art poetique 59 et que Montaigne même utilise 60 pour désigner et expliquer « la marqueterie mal jointe 61 -» qu’est son texte, présente son œuvre comme composite et donc manquant peut-être de «-nerfs-». Mais c’est aussi une tendance nouvelle à former le vers que Vauquelin réfute. Dans la satire à son ami Robert Garnier, il écrit : « Mes vers donc ne plairont 44 Antoine S I M O N <?page no="45"?> 62 SF, «-À R. Garnier-», II, 8, v. 43-44, p.-244. 63 Ibid., 64 Jean Balsamo remarque que Vauquelin préfère la narration du sermo, la libre conversa‐ tion, à la forme « pointue », véhémente et peu grave. Les Regrets de Du Bellay auraient été trop satiriques pour Vauquelin. Voir J. Balsamo, «-La poétique…, art. cit., p.-135. 65 Voir Claude La Charité, « Le corps éloquent du roi Henri III et l’école du théâtre tragique de Robert Garnier », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2016, 2, n°32, p. 58. 66 SF, «-À M. Vauquelin, Seigneur de Sassy-», IV, 1, v. 67-82, p.-307. en cet âge pointu, / Où tant de pointes ont de force et de vertu 62 ». Le poète semble connaître le goût de son époque, mais il préfère déplaire plutôt que de changer et de se plier à la manière d’écrire à la mode. Toujours dans cette même satire dédiée à Garnier, Vauquelin écrit : « Mes vers qui ne sont point de ces pointes remplis, : / Qui rendent aujourdhuy tant de vers accomplis 63 ». Le temps est donc à la pointe, Vauquelin le sait, mais ne se résout pas à céder à la mode 64 . Claude La Charité, à cet égard, remarque qu’Henri III était féru de ces pointes 65 . Dans une autre de ses satires, Vauquelin imagine le dialogue fictif qu’il aurait eu avec un courtisan qui critiquerait ses vers. Il répond ainsi à son détracteur-: Or oyez je vous pri’, ma responce au contraire-: Premieremnt je di, Que je ne veux pas faire Du Poëte et ne l’estre-: et mesme que je veux M’oster d’avec ceux là qui sont grands et fameux-: Car pour sçavoir des vers jetter à l’aventure, Et sylabe à sylabe accoupler leur mesure, Cela n’est pas assez-: ni d’aller tout courant, D’une prose rymee en ses vers discourant-: Ni dire des propos qui d’un jargon vulgaire Se parlent tous les jours entre le populaire, Ne fait pas le Poëte-: et de ce brave nom Sont dignes seulement les hommes de renom, Ces Homeres brulans d’une ardeur dedans l’ame, Dont Phoebus amoureux leurs beaux esprits enflame-: Desorte que leurs vers sur hauts sujets conceus, Sont tous à l’enfanter des neuf Muses receus 66 . Vauquelin s’oppose ici directement aux poètes de cour « grands et fameux », qui sont à la mode et écrivent plutôt mal à ses yeux. À plusieurs reprises, Vauquelin réfute l’idée selon laquelle les Muses sont un métier, un moyen de gagner de l’argent. L’idée de devoir plaire, de se conformer au goût actuel est un défaut assez topique dans le genre. La comparaison qu’il fait dans une de ses satires, «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 45 <?page no="46"?> 67 SF, «-À J. A. De Baïf-», III, 6, v 9-14, p.-289. 68 Sur ce sujet, voir l’article de Guillaume Peureux, «-Les obsessions du poète satyrique-: violence et identité masculines », dans Les Poètes satiriques normands du XVII e siècle, Actes du colloque tenu à l’Université de Caen Basse-Normandie (13-14 octobre 2011) réunis par Jean-François Castille et Marie-Gabrielle Lallemand, Caen, Presses univer‐ sitaires de Caen, 2015, p.-35-46. 69 Sur ce sujet, voir la thèse de Louise Dehondt, Le Poète, la rose et le sablier. Représentations de la vieillesse féminine dans la poésie en langue romane de la Renaissance, thèse de doctorat sous la direction d’Anne Duprat, Université de Picardie - Jules Verne (Amiens), 2021. 70 AP, III, v. 929-938, p.-175. entre l’écrivain qui se vend et la femme qui en fait de même, est donc quelque peu attendue-: À la putain le Poëte est semblable-: Bien qu’elle soit pour un temps agreable, Sa fin derniere est d’aller au bourdeau-: Puis en laideur changeant son viaire beau, Toute chancreuse, et peut estre mezelle, Elle devient bien souvent maquerelle 67 . C’est l’une des rares fois où Vauquelin est aussi virulent que Sigogne peut l’être dans certains de ses écrits. La violence et les « obsessions du poète satirique 68 -» pour la laideur des vieilles femmes 69 ainsi que son ton éminemment misogyne, trouvent ici une sorte d’équivalence. La prostituée sous « son viaire beau » qu’elle a maquillé est « toute chancreuse ». Ici se rejoignent la critique du maquillage trompeur et celle de l’auteur à la mode. Le bon poète écrit dans l’otium et ne doit pas faire des vers par nécessité financière. Dans son art poétique, Vauquelin se fait un peu moins virulent en parlant des «-poëtastres-» qui se vantent de savoir écrire-: Aujourd’huy c’est assez de dire et se vanter Que sa Muse sçait bien de beaus vers enfanter-: Moy, je fay bien un vers, soit à l’Italienne, Soit à le mesurer à la mode ancienne. Si Mecœne vivoit, ainsi comme autre fois, Je serois à bon droit son Virgile François. La Pelade et le mal venu de Parthenope, Puisse par tout saisir cette vanteuse trope, Ces Poëtastres fouls, qui pour sçavoir rimer, Pensent comme bons vers leurs vers faire estimer […] 70 46 Antoine S I M O N <?page no="47"?> 71 Sur ce sujet, voir la récente thèse de Jerôme Laubner, Vénus malade : représentation de la vérole et des vérolés dans les discours littéraires et médicaux en France (1495-1633), thèse de doctorat sous la direction de Jean-Charles Monferran, Sorbonne Université, 2022. 72 Sur ce sujet, voir Jean Balsamo, Les Rencontres des muses, Italianisme et anti-italianisme dans les Lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève / Paris, Slatkine, « Bibliothèque Franco Simone-», 1992. 73 SF, «-À J. A. De Baïf-», III, 6, v. 257-268, p.-297. 74 Mathurin Régnier, «-À M. Rapin, Satyre IX-», Œuvres complètes, éd. Gabriel Raibaux, Paris, Nizet, «-Société des Textes Français Modernes-», 1982, p.-91-107. 75 Ibid., p. XIII. Avec l’emploi du déictique « Aujourd’hui », Vauquelin insiste sur ce qui sépare le passé de la période qu’il fustige. Le discours direct renvoie à un dialogue ou à un propos fictionnel qu’il prête au mauvais poète. L’équivoque sexuelle de la maladie honteuse est aussi un hapax dans l’œuvre de Vauquelin. Il est intéressant aussi de voir que la mode « [i]talienne » de faire des vers est associée au mal florentin 71 . Ainsi, l’Italie corromprait à bien des égards la France 72 , dans la poésie comme dans les mœurs. Mais Vauquelin sait aussi être plus accusateur et plus précis dans ses critiques à l’égard des mauvais auteurs et des auteurs à la mode. Son ton anti-aulique se fait sentir dans certaines de ses satires-: Je ne croy point qu’on trouve de boutique Dedans Paris sans jargon Poëtique-: Et chaque Dame a, selon son humeur, Ou son bouffon ou son petit rymeur, Qui du François le dous commun usage Ont corrompu de barragouinnage. Mais tout cela n’aporte point de pain À ceux qui sont poursuivis de la fain. On n’use point pour son menger et boire, De tous les chants des filles de Mémoire, Ni d’Apollon lequel le plussouvent Ayant disné ne soupe que de vent 73 . Vauquelin reproche donc au poète de cour de vouloir s’enrichir par la plume, d’encombrer les boutiques de ses mauvais vers, de « corrompre » la langue. Ce constat n’est pas isolé, c’est aussi la critique que fait Mathurin Régnier dans une de ses satires 74 que l’on peut dater de 1606 75 .-On comprend aussi dans quelle mesure cette critique du mauvais auteur rejoint le topos satirique horacien. Toutefois, si l’auteur latin est convoqué, c’est bien pour effectuer une critique du monde contemporain, trop fardé et trop éloigné du naturel. Des années plus tôt, Du Bellay «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 47 <?page no="48"?> 76 Joachim Du Bellay, «-Les Regrets, et autres œuvres poétiques-», Œuvres complètes, t. IV-1, éd. Michel Magnien, Olivier Millet et Loris Petris, Paris, Classiques Garnier, 2020, 2, p.-197. 77 J. Du Bellay, «-Les Regrets…-», op. cit., 188, p.-290. 78 AP, II, v. 813-816, p.-106-107. 79 Sur ce sujet, voir P. Debailly, La Muse…, op. cit., p.-357-400. 80 J. Balsamo, «-La poétique…-», art. cit., p.-135. 81 Voir N. Cernogora, «-Arts poétiques…-» art. cit, p.-53-57. 82 SF, «-À F. De Malherbe-», II, 4, v. 1-12, p.-221-222. dans ses Regrets avait pour idéal satirique un vers simple, proche de la prose : « Aussi veulx-je (Paschal) que ce que je compose / Soit une prose en ryme, ou une ryme en prose 76 ». Dans un autre sonnet il écrit : « Je ne veulx deguiser ma simple poësie / Sous le masque emprunté d’une fable moisie 77 ». Pourtant Vauquelin refuse de suivre Du Bellay, comme il l’écrit dans son art poétique-: Remarque du Bellay, mais ne l’imite pas Suy, comme il a suyvi, la marque des vieux pas, Meslant sous un dous pleur entremeslé de rire, Les joyeux eguillons de l’aigrette Satyre […] 78 La distance que Vauquelin prend avec le théoricien de la Pléiade au sujet de la forme de la satire mérite une certaine attention. Si l’on peut suivre les Regrets, c’est le ton que Du Bellay emploie que l’on doit imiter, en suivant les auteurs de l’Antiquité. Vauquelin ne veut pas faire des sonnets satiriques, comme l’est le recueil des Regrets 79 . Selon Jean Balsamo cette défiance à l’égard du recueil de sonnets est en réalité une marque de l’anti-italianisme de Vauquelin 80 . En effet, à plusieurs reprises dans son art poétique, le théoricien tord l’histoire littéraire pour faire passer la France, et parfois même sa Normandie natale, au premier plan 81 . Dans la satire qu’il adresse à Malherbe il écrit-: Bien que je sois moins pratic mile fois Que vous Malherbe, aux affaires des Rois, Second Petrarque, ayant par la Provence Suivi Henry, le grand Prieur de France, Dont vous avez, des Muses guerdonné, En ces cartiers une Laure amené-: Si vous diray-je, en si peu de hantise Qu’en Cour j’ay fait, n’avoir veu que feintise, Et comme ami, je veux vous avertir Que bien à peine on se peut garantir Des mauvais tours qu’en Cour chacun se donne, Où pour tromper on n’espargne personne 82 . 48 Antoine S I M O N <?page no="49"?> 83 SF, «-À C. Groulart-», II, 1, v. 16, p.-192. 84 Voir AP, II, v. 135-184, p.-73-75 et J.-C. Monferran, La Muse…, op. cit., p.-237-243. 85 Guillaume Durand le précède pour la théorie, voir J. Balsamo, « La poétique… », art. cit., p. 127-128 ; Roger Maisonnier le précède pour la pratique, voir Jean Brunel, « Contribution à l’histoire d’un genre : la satire de Roger Maisonnier (1577) », dans Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p.-99-122. 86 Voir P. Debailly, La Muse…, op. cit., p.-708 et C. Cossu , L’Anthologie…, op. cit., p.-203 et 587-592. 87 SF, «-Discours…-», p.-128. 88 P. Debailly, La Muse…, op. cit., p.-705-813. Ainsi, la comparaison à Pétrarque, qui devrait être flatteuse pour tout poète, n’est sans doute ici qu’une plaisanterie, rappelant à son ami, normand comme lui, qu’il a fait le choix de la cour, et qu’il se fourvoie. De plus, le séjour provençal de Malherbe associe davantage encore le poète à Pétrarque et à l’Italie. Vauquelin en vient donc à prendre ses distances avec ces deux géants que sont Du Bellay pour le XVI e siècle et Malherbe pour le XVII e , preuve qu’il situe son écriture à distance de deux époques, de deux auteurs. «-[J]’écris en franche liberté 83 -» Vauquelin est à la fois poète et théoricien. Son art poétique est le premier en France à être écrit en vers, le poète insérant même ses propres vers au sein de développements théoriques par exemple 84 . Il en est de même pour la satire 85 puisqu’il fait précéder ses Satyres françoises d’un court Discours théorique. Si son propos est sans grande nouveauté, au point même qu’il traduit le Discorso sopra la materia della satira de Francesco Sansovino 86 , il réaffirme néanmoins son goût pour le dépouillement qui a pu le faire passer pour un auteur rustre ou dépassé-: La satyre doit estre d’un stile simple et bas, entre celuy du Tragic et du Comic, imitant et representant sur tout les choses Naturelles, d’autant qu’il doit suffire au Satyrique de reprendre ouvertement et sans artifice les fautes et les vanitez d’autruy 87 . On comprend dès lors pourquoi Pascal Debailly intitule le chapitre qu’il consacre à Vauquelin, dans son ouvrage La Muse indignée, « Jean Vauquelin de La Fresnaye et la satire de mœurs 88 -». Vauquelin va donner à certains de ses textes une allure morale, notamment en critiquant l’air de cour. La satire anti-aulique est le lieu de la vérité, sans artifice, et Vauquelin revient à de nombreuses reprises sur cette simplicité, sur ce dépouillement. Dans cette même préface, il écrit : « La Satyre ne demande que la vérité simple et nue, et des paroles du cru du «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 49 <?page no="50"?> 89 SF, «-Discours…-», p.-129. 90 Ibid., p.-132. 91 Ibid., p.-131. 92 Chantal Liaroutzos, « Vauquelin de La Fresnaye et l’éloge de la vie rustique », dans Les Poètes satiriques normands du XVII e siècle, Actes du colloque tenu à l’Université de Caen Basse-Normandie (13-14 octobre 2011) réunis par Jean-François Castille et Marie-Gabrielle Lallemand, Caen, Presses universitaires de Caen, 2015, p.-151-160. 93 Ibid., p.-159. 94 SF, «-À P. De Verigny-», II, 5, v. 119-120, p.-231. pays de celuy qui escrit sans s’elever ni rabaisser trop en son propos 89 ». Ces paroles du « cru du pays » renvoient à une rugosité d’écriture qu’il assume malgré les critiques, voire même qu’il porte en étendard. En revendiquant une écriture provinciale, il se distingue de la mode de la ville, et refuse les emprunts faits à d’autres langues-: La simplicité requise en la Satyre et la franchise de parler qu’on trouvera dans mes vers, me deussent excuser en mon stile : que toutefois j’eusse bien desiré pouvoir contenter les hommes de cet âge avec un langage plus net et poli que le mien : et tel que je le voy aux ouvrages de beaucoup, qui l’ont non seulement adouci sur le meilleur idiome François, mais ont tellement naturalisé les manieres de parler Grecques, Romaines, Italiennes et Espagnoles, qu’elles semblent avoir cru en nostre propre terroir 90 . Il faut donc, selon lui, préférer le local à l’étranger. Le recours à de trop nombreuses tournures étrangères semble, à ses yeux, abâtardir la langue même. Cette conception se double d’un idéal de simplicité. Il faut fuir le superflu, et aller à l’essentiel : « au sujet de la Satyre ne sont requis l’ornement, l’embellissement ni la douceur de dire 91 » écrit-il. Chantal Liaroutzos, dans un article dont le titre est assez programmatique, « Vauquelin de La Fresnaye et l’éloge de la vie rustique 92 », rapproche cette « simplification stylistique » de l’écrit d’une recherche d’« authenticité » dans la vie du poète, ses propos portant parfois un regard acerbe sur une société dans laquelle « l’ornement - vestimentaire, architectural ou poétique - 93 » est valorisé. Vauquelin fait en effet tout au long de ses Satyres francoises l’éloge de la vie rustique, préférant sa terre à la cour et il écrit même : « Pour ce je veux quiter toute charge publique, / Et devenir chez moy Philosophe et rustique 94 -». On peut donc dire que quittant la cour et son faste, abandonnant aussi toute responsabilité politique, Vauquelin retourne vers une Normandie plus sobre, plus authentique. C’est ce qu’il affirme d’ailleurs dans d’autres passages de ses satires-: Bref je ne sçais où la vertu connue Je puisse voir sans masque toute nue, 50 Antoine S I M O N <?page no="51"?> 95 SF, «-À M. du Perron-», II, 3, v. 157-166, p.-216. 96 René Fromilhague, Malherbe, technique et création poétique, Paris, Armand Colin, 1954, p. 41. 97 Nicolas Boileau, «-Satires-», Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966, I, v. 52, p.-14. 98 SF, «-À M. de Repichon-», II, 6, v. 15-28, p.-234. Pour la montrer à mes enfants avant Qu’elle se masque en eux d’un front sçavant-: A tout le moins simplement leur apprendre De ne jamais un faux visage prendre Pour le leur vray-: le pain, pain apeler, Et le vin, vin-: et jamais ne mesler Au vray le faux-: ni l’or au rude cuivre-: Et nue encor tousjours verité suivre 95 . Selon René Fromilhague, il faut voir dans ce « souci de verité 96 » propre aux satires de Vauquelin, un « un élément essentiel du classicisme ». Il rapproche d’ailleurs les vers-: «-Pour le leur vray-: le pain, pain apeler, / Et le vin, vin-» du célèbre passage de l'art poétique de Boileau : « J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon 97 ». On voit bien ici que la simplicité de la langue est liée à la vérité comme valeur, celle que l’on doit transmettre à ses enfants. Vauquelin dédie d’ailleurs une satire à chacun de ses quatre fils dans le livre IV de ses Satyres françoises. L’éloge topique depuis l’Antiquité de la vie rustique, de la fuite de la ville pour la campagne, est réinvesti dans une satire de Vauquelin. Ce passage est d’ailleurs mis en valeur par la présence de deux alinéas dans le corps du texte de cette satire de plus de deux cents vers-: Bien heureux est celuy qui, bien loin du vulgaire, Vit en quelque rivage elongné solitaire, Hors des grandes citez, sans bruit et sans procez, Et qui content du sien ne fait aucun excez-: Qui voit de son chasteau, de sa maison plaisante, Un haut bois, une prée, un Parc qui le contente-: Qui joyeux fuit le chaut aux ombrages divers, Qui tempere le froid aux rigoureux hyvers Par un feu continu, qui tient bien ordonnée En vivres sa maison tout au long de l’année. Les pensers ennuyeyx ne luy rident la peau, Ne luy changent le poil ni troublent le cerveau, Et n’esperant plus rien et craignant peu de chose, Son seul contentement pour but il se propose 98 . «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 51 <?page no="52"?> 99 SF, «-À M. Vauquelin, Seigneur de Sassy-», IV, 1, v. 6-9, p.-305. 100 R. Fromilhague, Malherbe…, op. cit., p.-33. 101 Sur le rapport qui unit Vauquelin à sa terre, voir Louisa Mackenzie, The poetry of place : lyric, landscape, and ideology in Renaissance France, Toronto, University of Toronto press, «-European Union studies series-», 2011, p.-146-180. 102 SF, «-À J. de Morel-», III, 2, v. 205-207, p.-259. 103 R. Fromilhague, Malherbe…, op. cit., p.-76. 104 M. Clément, Une Poétique…, op. cit., p.-50. Vauquelin, dont la satire dénonce aussi certains défauts de son époque, sait que sa franchise le met en marge, tant il est conscient qu’il devrait vivre avec son temps plutôt que de le fuir-: Que trop libre je suis, trop franc, trop temeraire, De me vouloir montrer aux vices si contraire, Et qu’un sage conduit ses mœurs selon le tems […] 99 . C’est donc cette qualité de franchise et d’honnêteté qui le met au ban de la cour, et peut-être de son époque. Conclusion La langue que Vauquelin utilise dans ses Satires françoises est une langue simple et dépouillée. Cette simplicité est liée en partie au genre même de la satire, héritée d’Horace. René Fromilhague remarque que l’ensemble de l'oeuvre poétique de Vauquelin va vers un «-assagissement 100 -», le jeune poète imitateur de la Pléiade devenant le grave magistrat des guerres de religion. La langue de Vauquelin n’est plus celle de la Pléiade, et n’est pas encore celle du jeune Malherbe, poète de cour. Ce serait plutôt celle d’un Normand, reclus sur ses terres et qui aime à chanter cette région-comme il l’écrit 101 -: ma Fresnaie et mon connu Bocage, Qu’en plus d’un stile et qu’en plus d’un langage, J’ay celebré […] 102 Vauquelin a évoqué les rives de son Orne natale tout au long de sa carrière poétique, dans ses Foresteries, ses Idillies, son art poétique ou encore ses satires. Dans ses vers il affirme avoir changé de forme poétique et de tonalité pour chanter la Normandie. Selon René Fromilhague, Vauquelin de La Fresnaye est le « dernier des Ronsardiens et le premier des Malherbiens 103 -» ; pour Michèle Clément, « [i]l ne fait que théoriser un classicisme, celui de la pléiade, en évolution vers un autre classicisme, celui de Malherbe 104 ». Ses satires sont à coup sûr marquées par ce changement de langue qui voit s’opposer la langue 52 Antoine S I M O N <?page no="53"?> 105 SF, «-À R. Garnier-», II, 8, v. 43, p.-244. 106 SF, «-À M. de Chiverny-», I, 2, v. 24, p.-144. 107 SF, « Discours…-», p.-133. de la cour à celle de la province, celle de Paris à celle de la Normandie. Il refuse d’écrire à la mode de cet «-âge pointu 105 -», au risque de manquer de «-nerf 106 -». Conscient d’être entre deux siècles, deux géants, deux courants et plus humble que courtisan, il achève de manière assez surprenante la préface de son Discours sur la satire par ces mots-: Mais pour les prier de m’excuser en ma franchise et en ma façon d’escrire (que je reconnoy vraiement bien maigre et sterile) et considerer qu’ayant fait voir de mes vers à la France il y a prés de cinquante ans, il seroit trop tard de me deguiser desormais, et bien dificile de changer mon stile et ma main. Toutefois je me ravise, les vers maintenant sont en peu d’estime, Lecteur, n’achette point les miens : au moins je n’auray que faire par ce moyen, que tu m’excuses, et toy, tu n’auras moindre contentement 107 . Bibliographie Sources Boileau, Nicolas, Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966. Du Bellay, Joachim, « Les Regrets, et autres œuvres poétiques », Œuvres complètes, t. IV-1, éd. Michel Magnien, Olivier Millet et Loris Petris, Paris, Classiques Garnier, 2020. Horace, Satires, éd. François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1934, [2023]. Montaigne, Michel de, Essais, éd. Pierre Villey, rév. V.-L. Saulnier, Paris, P.U.F., 1965, [2013]. Régnier, Mathurin, Œuvres complètes, éd. Gabriel Raibaux, Paris, Nizet, «-Société des Textes Français Modernes-», 1982. Vauquelin de La Fresnaye, Jean, Les deux premiers livres des Foresteries, Poitiers, Marnefz et Bouchetz, 1555. Vauquelin de La Fresnaye, Jean, Oraison de ne croire légèrement à la calomnie, digne d'estre en ce temps tousjours devant les yeux des rois, des princes et des grans…, Caen, Le Bas, 1587. Vauquelin de La Fresnaye, Jean, Les Diverses poesies, Caen, Charles Macé, 1605. Vauquelin de La Fresnaye, Jean, éd. Julien Travers, Caen, Le Blanc-Hardel, 1869-1870, 2 vol., [Genève, Slatkine Reprints, 1968]. Vauquelin de La Fresnaye, Jean, L’Art poétique, éd. Georges Pellissier, Paris, Garnier frères, 1885, [Genève, Slatkine Reprints, 1970]. «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 53 <?page no="54"?> Vauquelin de La Fresnaye, Jean, Les Foresteries, éd. Marc Bensimon, Genève, Droz / Lille, Giard, «-Textes Littéraires Français », 1956. Études Balsamo, Jean, Les Rencontres des muses, Italianisme et anti-italianisme dans les Lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève / Paris, Slatkine, 1992. ----- « Jean Vauquelin de La Fresnaye et «-La nature en chemise-»-: quelques remarques sur les origines de l’Idylle-», dans La Naissance du monde et l’invention du poème, Mélanges de poétique et d’histoire littéraire du XVI e siècle offerts à Yvonne Bellenger, éd. Jean-Claude Ternaux, Paris, Champion, 1998, p.-175-191. ----- « La poétique de la satire selon J. Vauquelin : de l’érudition à la conversation civile », dans Riflessioni teoriche e trattati di poetica tra Francia e Italia nel Cinquecento, Fasano, Schena, 1999, p.-125-137. Brunel, Jean, «-Contribution à l’histoire d’un genre-: la satire de Roger Maisonnier (1577) », dans Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p.-99-122. Buffard-Moret, Brigitte, «-L’Art poétique de Vauquelin de La Fresnaye, une œuvre entre deux siècles-», dans De la Grande Rhétorique à la poésie galante-: L’Exemple des poètes caennais aux XVI e et XVII e siècles, Actes du colloque organisé à l’Univer‐ sité de Caen Basse-Normandie les 8 et 9 mars 2002, Marie-Gabrielle Lallemand et Chantal Liaroutzos (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen, « Centre de recherche «-Textes / Histoire / Langages-», 2004, p.-55-69. Cernogora, Nadia, «-Arts poétiques en transition. L’exemple de l’Art poetique françois (1605) de Jean Vauquelin de la Fresnaye-», dans Arts de poésie et traités du vers français (fin X V Ie - X V I Ie siècles), Langue, poème, société, Nadia Cernogora, Emmanuelle Mortgat-Longuet et Guillaume Peureux (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 39-67. Clément, Michèle, Une Poétique de crise-: Poètes baroques et mystiques (1570-1660), Paris, Champion, 1996, [Classiques Garnier, 2018]. Cossu, Catherine, L’Anthologie Sette Libri di satire (1560) de l’éditeur vénitien Francesco Sansovino. Un Hermès Bifront, thèse de doctorat sous la direction de Pascal Debailly, Université Paris-Diderot, 2016. Debailly, Pascal, «-Philippe Desportes et la satire-», dans Philippe Desportes (1546-1606) Un poète presque parfait entre Renaissance et Classicisme, Jean Balsamo (dir.), Paris, Klincksieck, 2000, p.-213-234. ----- La Muse indignée. Tome I. La satire en France au X V Ie siècle, Paris, Classiques Garnier, «-Bibliothèque de la Renaissance-», 2012. Dehondt, Louise, Le Poète, la rose et le sablier. Représentations de la vieillesse féminine dans la poésie en langue romane de la Renaissance, thèse de doctorat sous la direction d’Anne Duprat, Université de Picardie---Jules Verne (Amiens), 2021. 54 Antoine S I M O N <?page no="55"?> Fromilhague, René, Malherbe, technique et création poétique, Paris, Armand Colin, 1954. Garapon, Robert, «-Vauquelin de la Fresnaye et Malherbe-», Annales de Normandie, 6 e année, n°1, 1956, « Le Quatrième centenaire de la naissance de Malherbe-», p.-5-10. Giraud, Alain R., Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au XVII e siècle, t.-XIII, «-Normandie II, Caen, Dieppe, Évreux, Gaillon, Le Havre, Honleur, Lisieux, Pont-Audemer-», Baden-Baden, Éditions Valentin Koerner, 1985. La Charité, Claude, « Le corps éloquent du roi Henri III et l’école du théâtre tragique de Robert Garnier », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2016, 2, n°32, p. 49-64. Lajarte, Philippe, «-Le masque, le visage et la plume-: les Satyres de Jean Vauquelin de La Fresnaye-», dans De la Grande Rhétorique à la poésie galante-: L’exemple des poètes caennais aux XVI e et XVII e siècles, actes du colloque organisé à l’Université de Caen Basse-Normandie les 8 et 9 mars 2002, Marie-Gabrielle Lallemand et Chantal Liaroutzos (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2004, p.-71-93. Laubner, Jerôme, Vénus malade : représentation de la vérole et des vérolés dans les discours littéraires et médicaux en France (1495-1633), thèse de doctorat sous la direction de Jean-Charles Monferran, Sorbonne Université, 2022. Liaroutzos, Chantal, «-Vauquelin de La Fresnaye et l’éloge de la vie rustique-», dans Les Poètes satiriques normands du XVII e siècle, Actes du colloque tenu à l’Université de Caen Basse-Normandie (13-14 octobre 2011) réunis par Jean-François Castille et Marie-Gabrielle Lallemand, Caen, Presses universitaires de Caen, 2015, p.-151-160. Lombart, Nicolas, «-De l’éloquence judiciaire à la satire en vers-: l’autre actualité du poète-juriste (1557-1631), Albineana, 29, 2017, p.-63-84. Mackenzie, Louisa, The poetry of place : lyric, landscape, and ideology in Renaissance France, Toronto, University of Toronto press, « European Union studies series », 2011. Monferran, Jean-Charles, L’École des muses, Les arts poétiques français à la Renaissance (1548-1610), Sébillet, Du Bellay, Peletier et les autres, Genève, Droz, 2011. Mongrédien, Georges, « Quelques documents nouveaux sur Vauquelin de La Fresnaye », dans Mélanges d’histoire littéraire (XVI e -XVII e siècle) offerts à Raymond Lebègue, Paris, Nizet, 1969, p.-127-133. Mongrédien, Georges, « Les Satires de Vauquelin de La Fresnaye », La Basse-Normandie et ses poètes à l’époque classique, actes du Colloque organisé par le Groupe de recherches sur la littérature française des XVI e et XVII e siècles, tenu à l’Université de Caen en Octobre 1975, Caen, Cahier des Annales de Normandie, 1977, n°9, p.-69-76. Mouflard, Marie-Madeleine, Robert Garnier 1545-1590, La vie, La Ferté-Bernard, R.-Bel‐ langer, 1961. Peureux, Guillaume, «-Les obsessions du poète satyrique-: violence et identité mascu‐ lines-», dans Les Poètes satiriques normands du XVII e siècle, Actes du colloque tenu à l’Université de Caen Basse-Normandie (13-14 octobre 2011) réunis par Jean-François «-Un stile simple et bas-»-: dépouillement de la langue dans les Satyres françoises 55 <?page no="56"?> Castille et Marie-Gabrielle Lallemand, Caen, Presses universitaires de Caen, 2015, p.-35-46. Reyff, Simone de, « Vauquelin de La Fresnaye et l’art “traditif “-», L’art de la tradition-: journées d’études de l’université de Fribourg, vol. 96, Guy Bedouelle, Christian Belin et Simone de Reyff (dir.), Fribourg, Academic Press, 2005,-p. 45-57. Simon, Antoine, «-Écrire et publier trop tard, trop tôt, trop vite-: l’exemple de Jean Vauquelin de La Fresnaye », dans Les Vices du temps, Justine Le Floch et Alicia Viaud (dir.), Paris, Champion, «-Moralia-», 2023, p.-203-218. 56 Antoine S I M O N <?page no="57"?> 1 « Epistre, A monsieur le baron de Melay, gouverneur du Chasteau-Trompette, à Bordeaux », Saint-Amant, Œuvres, t. II, éd. Jean Lagny, Paris, Didier, 1967, p. 230, citations v. 106, v. 108 et v. 109-116 (en italique dans le texte). 2 « Épître XI », Nicolas Boileau, Satires, Épîtres, Art poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1985, p.-214, citations v. 11, v. 23-24 et 35-36, enfin v. 113-115. En mots et en images, en vers et en phrase-: la langue française à l’épreuve de l’épître en vers, de Saint-Amant à Boileau Sophie T O N O L O Université Paris-Saclay, Uvsq, Dypac, Versailles En 1642, dans l’épître au Baron de Melay qui lui sert de ballon d’essai dans le genre, le « Normand rond » Saint-Amant réserve une entrée tonitruante au portefaix, « Suisse léger », qui lui amène le jambon « Basque lourd », de son ami et correspondant-: De quels Cadeaux te pourrois-je descrire L’aise que j’eus, lors qu’en me venant dire Pon chour Monsieur, ce franc Colintampon Me dit encor, fous mon Tame un champon T’enfoye icy, dasticot, pour ton foire-: Ché suis crand chaut, paille à moy rien pour poire. Le bon Hardot suoit dessous le faix Comme en jouant au tric-trac tu fais 1 . En 1698, dans l’épître à son jardinier « Antoine, gouverneur de [son] jardin d’Auteuil 2 -», par un extraordinaire jeu comique qui court toute la pièce, Boileau fait semblant de donner la parole à cet artisan de la bêche et de l’arrosoir pour aussitôt la lui reprendre (« Mais parle : raisonnons »), et ainsi penser et parler à sa place (« Mais non : tu te souviens qu’au village on t’a dit / Que ton maître est nommé pour coucher par écrit… », et « Mon maître, dirais-tu, passe pour un <?page no="58"?> 3 Sur le travail concret de Boileau sur sa langue, voir Emmanuel Bury, « L’Art poétique de Boileau, entre mémoire savante et artisanat du vers », Arts de poésie et traités du vers française (fin XVI e -XVII e siècles). Langue, poème, société, Nadia Cernagora, Emmanuelle Mortgat, Guillaume Peureux, éds., Paris, Classiques Garnier, 2019, p.-325-334. 4 Voir Alain Génetiot, « L’épître en vers mondaine de Voiture à Mme Deshoulières », Littératures classiques, 1993, n° 18, p.-103-114. 5 Clément Marot, Épîtres, éd. Guillaume Berthon et Jean-Charles Monferran, Paris, Gallimard, 2021, «-Préface. Un poète de grand chemin-», p.-11. docteur, / Et parle quelquefois mieux qu’un prédicateur ») ! Et Boileau de laisser son lecteur sur la vision d’un pauvre Antoine, bouche ouverte, ou plutôt bouche cousue, privé de langue : « Mais je vois sur ce début de prône / Que ta bouche déjà s’ouvre large d’une aune, / Et que les yeux fermés tu baisses le menton ». D’une diversité monstrueuse, géographique et linguistique, au centralisme d’une belle langue unifiée, peut-on trouver symbole plus éloquent d’un lissage linguistique, du glissement d’un rêve polyphonique ouvert à tous les possibles, à une langue épurée émise d’une seule bouche, incarnant la collectivité, la langue commune ? Ainsi, l’épître en vers, mode d’expression poétique qui traverse l’époque et dont la production est abondante, serait un terrain privilégié pour observer cette évolution de la langue, d’essence malherbienne. L’idée de vouloir réduire nos deux poètes à deux jalons illustrant une évolution linéaire et limpide serait pourtant simpliste ; nous souhaitons montrer au cours de ce propos que l’histoire du poète dans sa langue est plus complexe et, ce faisant, les liens paradoxaux unissant ces deux figures, l’une dite burlesque, l’autre dite classique 3 . D’ailleurs, si l’épître en vers est un bon terrain d’obser‐ vation des évolutions de la langue et du rapport - souvent dialectique - entre le poète et celle-ci, c’est aussi pour deux raisons fondamentales, d’ordres poétique et social. De tous les genres lyriques, l’épître est un des moins contraints. On le sait, les arts poétiques, de Sébillet à Vauquelin, n’énoncent la concernant que quelques règles qui n’en sont guère 4 : une diversité de sujets, une adaptation du ton à son sujet et à son destinataire, un partage dans les faits entre discours, narration et description, de sorte que l’épître serait comme une conversation en vers avec des personnes familières. Toutes choses que rappellent Guillaume Berthon et Jean-Charles Monferran dans leur préface récente aux épîtres de Marot, le modèle du genre en langue française : « Aux antipodes des formes lyriques à fortes contraintes, l’épître s’affirme comme une forme souple, non strophique et linéaire. Elle se rapproche par-là de la prose et de sa progression et, du fait de sa familiarité, de la conversation 5 ». L’épître en vers serait le genre idéal pour saisir l’éclosion d’une langue simple, naturelle au sein de la poésie. Elle serait même, en tant que conversation reproduite, le témoin d’une langue orale fugitive, au sein de la langue la plus écrite, la poésie. Mais là 58 Sophie T O N O L O <?page no="59"?> 6 Jambon, jardinage, chiens qui aboient, argent et autres, ce que résume Saint-Amant dans l’épître à Melay-: «-Sur un Ciron un Livre elle feroit-», op. cit., t. II, p.-252, v. 384. 7 Voir la conférence d’agrégation de Delphine Reguig du 18 novembre 2020, « Satires et Art poétique du point de vue des Épîtres », site internet de l’université de Lyon 3, http: / / ihrim.ens-lyon.fr/ evenement/ en-ligne-boileau-les-satires-et-l-art-poetique-1404 (consulté le 3 mars 2023), ainsi que son Boileau poète. « De la voix et des yeux… », Paris, Classiques Garnier, 2016, notamment ses réflexions sur la langue qui devient le sujet même du poème, p. 62-64 (« Le poète peut, une nouvelle fois, engager sur le mode énonciatif propre à l’épître en vers, un dialogue avec un phénomène linguistique », p. 63), et p. 280-284. L’épître comme laboratoire poétique, c’est aussi le phénomène pointé par Karine Abiven et Damien Fortin à propos du groupe des Paladins de la Table ronde dans « Muses naissantes ». Écrits de jeunesse et sociabilité lettrée (1645-1655), Presses universitaires de Reims, 2018 : voir K. Abiven, « Postface », p. 137-155, et S. Tonolo, «-Épître et identité poétique-», p.-219-236. 8 Voir notre ouvrage, Divertissement et profondeur. L’épître en vers et la société mondaine en France de Tristan à Boileau, Paris, Champion, 2002. 9 G. Berthon et J.-Ch. Monferran, op. cit., p. 11, rappellent que Marot avait fonction de secrétaire. encore ne caricaturons pas : on sait que l’oralité de l’épître est affaire d’effets rhétoriques et de recréation ; on sait aussi que derrière les menues choses qui lui servent de sujet 6 se cache une propension réflexive sur le travail poétique, un métadiscours constant sur la langue et ses possibilités, et même un discours stratégique promouvant le poète, dans son entrée sur la scène littéraire ou dans sa carrière. Le genre de l’épître peut être lu autrement : Delphine Reguig l’a montré à propos de Boileau, dont les épîtres sont la chambre d’écho, de soutien et d’accompagnement du processus créatif des satires et de l’Art poétique 7 - et nous reviendrons ici sur cette dimension. Évidemment l’autre aspect du genre qui justifie que l’épître soit objet d’étude pour un sujet comme « les poètes et la langue », c’est qu’elle est une poésie insérée dans la société. À l’ère de la sociabilité mondaine, et même après, chez ceux qui la récusent, l’épître est un texte qui circule, est lu, commenté. Elle est un texte qui accompagne, introduit, au sens fort et social, d’autres textes poétiques, qui porte une requête, un remerciement (argent, don en nature), qui diffuse des nouvelles, qui sert de monnaie et de médiation 8 . Elle serait donc, a priori, le réceptacle poétique d’une langue partagée, commune, d’une langue d’affaires et de communication - au risque d’une dérive triviale et d’une perte de ses qualités proprement poétiques ? L’épître reflète aussi une dimension collective et normée de la langue en tant que sous-genre d’un genre plus large, la lettre, socialement et linguistiquement codifié grâce aux manuels épistolaires et aux secrétaires 9 . Enfin, une de ses particularités est que son auteur peut la composer au nom d’un autre : on prête sa plume pour écrire la langue d’autrui. Par tous ces En mots et en images, en vers et en phrase 59 <?page no="60"?> 10 Gilles Siouffi, « Malherbe, entre sentiment de la langue, imaginaire linguistique et normativité-», XVII e siècle, 2013/ 3, p.-439-454, citation p.-450. 11 Boisrobert, Épîtres en vers, éd. crit. Maurice Cauchie, Hachette, 1921, « Responce de monsieur Conrart », p. 248, v. 41-43 : « Ouy, Bois-Robert, je reconois / Que je t’ay conseillé cent fois / De rendre tes lettres publiques-». 12 «-Epistre, A monsieur le baron de Melay…-», op. cit., t. II, v. 348 et 367. aspects, l’épître en vers paraît être un excellent témoin de ce que Gilles Siouffi nomme l’«-entrée du collectif dans le rapport à la langue 10 -», au XVII e siècle. Nonobstant le titre ambitieux que nous nous sommes fixé, nous nous ap‐ puierons sur un corpus restreint, choisi à partir d’une connaissance large que nous avons du genre, et proposerons des réflexions qui auront valeur de simples pistes. Les exemples seront puisés chez six auteurs-: Furetière, dont les trois épîtres, parues en 1655, accompagnent l’entrée dans la carrière poétique, Saint-Amant, dont les épîtres composées de 1642 à 1654, sont des pièces majeures du genre ; on a là aussi des textes essentiels pour observer la tension entre éthos poétique et pratique linguistique. À la même période, entre 1644 et 1646, Boisro‐ bert, l’homme du milieu, l’homme académique, offre une production abondante dont Conrart, par une épître intéressante, appelle la publication en recueil 11 . Une autre source sera Voiture, référence obligée pour l’épître. À l’autre bout du siècle, nous avons retenu deux massifs importants, celui de Deshoulières, composé entre 1684 et 1691, et celui de Boileau, notamment l’épître à Guilleragues (1674) et les trois dernières pièces (1698). Dans tout cela nous ne pourrons effectuer que des microprélèvements. En matière de langue, nous laissons volontairement de côté ce qui est de l’ordre de l’orthographe et de la ponctuation, aspects liés à des facteurs éditoriaux dont l’étude demanderait une enquête d’une autre dimension. Ainsi, nous observerons la langue à l’épreuve de l’épître selon deux perspectives : la question du lexique et des images, puis la place de l’oralité en son sein, autrement dit la dimension vocale de son discours ; cet aspect nous amènera à réfléchir à la question de la phrase dans le vers, ayant à l’esprit que se joueraient, dans ces tendances linguistiques, certaines transformations de la notion de «-lyrisme-». Des années 1640 jusqu’en 1698, on constate dans l’épître la disparition d’une certaine diversité linguistique, qui irait dans le sens d’une épuration malherbienne. Au-delà de l’exemple cité en introduction, l’épître au baron de Melay de Saint-Amant est encore, sans doute pour plaire à son destinataire, émaillée de mots régionaux tels le juron « capbediou », ou la phrase restituée en italique-«-Perdon, qu’auqu’autre à cargat lou Mousquet 12 -». Mais dans les épîtres suivantes, ni la personnalité du poitevin Villarnoul, ni les anecdotes pittoresques concernant le Languedoc ou les Catalans ne suscitent le désir d’insérer une 60 Sophie T O N O L O <?page no="61"?> 13 Voir les épîtres « A Cassandre » et « A Cliton », dans Antoine Furetière, Poésies diverses, Paris, Guillaume de Luynes, 1655, p.-121 et 149. 14 Boisrobert, Épîtres en vers, op. cit., p.-250, v. 53-54. 15 Voir François-Ronan Dubois, « Le plurilinguisme dans les Entretiens de Pierre Costar et Vincent Voiture », dans L’Entretien au XVII e siècle, dir. Agnès Cousson, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 61-71. Citation dans la « Lettre à madame la Princesse », Œuvres de Voiture, Lettres et poésies, Paris, Charpentier, 1855, t. II, p.-362, v. 79. 16 « Cosi cosi », francisé en « couci couci », et « seignor si », dans l’« Épître à M. le maréchal duc de Vivonne », Madame Deshoulières, Poésies, éd. S. Tonolo, Paris, Classiques Garnier, 2010, p.-212, v. 16 et 24. 17 Préface de la première édition du Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Veuve Coignard, 1694, voir https: / / www.academie-francaise.fr/ le-dictionnaire-les-neuf-prefa ces/ preface-de-la-premiere-edition-1694 (consulté le 3 mars 2023). 18 «-Epistre, A monsieur le baron de Melay…-», op. cit., note 1, p.-230. 19 « Epistre diversifiée, A Mr Des-Noyers, secrétaire des commandemens de la Serenissime Reine de Pologne », Œuvres, éd. Jean Lagny, t. III, Paris, M. Didier, 1969, p. 186, citation v. 414. Pour le vieux langage cité, voir l’« Epistre, A monsieur le Baron de Villarnoul », id., p. 133, et l’« Epistre, A monsieur l’abbé de Villeloin », Œuvres, t. IV, Paris, M. Didier, 1971, p.-115. langue locale. On trouve encore chez Boisrobert et Furetière quelques latinismes d’« escolier » glissés dans le discours 13 , mais le propos de Conrart dans son épître à Boisrobert, « Ton langage est de Normandie, / Bien que tu parles bon françois 14 », a l’air de pure forme. Le plurilinguisme 15 et le goût du castillan chez Voiture n’apparaissent guère que dans le vers « Pues quiso mi suerte dura » inséré dans l’épître à Mme la Princesse, et si Deshoulières intègre à son tour quelques italianismes dans la pièce destinée à Vivonne 16 , c’est sans doute par référence à Voiture, dont le modèle est alors évident. Parallèlement on relève un effacement spectaculaire de la langue archaïque dans le genre. Les épîtres de Boisrobert, Saint-Amant et Furetière comportent encore un certain nombre de ce que l’Académie va bientôt nommer « vieux mots 17 », sans doute en écho à la mode du vieux langage qui avait cours à l’hôtel de Rambouillet. Selon Jean Lagny 18 , l’épître au baron de Melay devait être une pièce en vieux langage mais cette teinte ne demeure vraiment que dans les vers d’ouverture, moment où Saint-Amant met en scène son refus du style épique, mélangeant médiévismes et style héroï-comique. Dans les épîtres suivantes, à Villarnoul, à Villeloin, ou dans la Diversifiée, des traces de ce goût demeurent : des tournures « si… que », « oncques », du lexique (« déduit », « scabreux », « adresse », « cabasser » etc. pris dans leur sens ancien), mais c’est le vers de l’épître Diversifiée qui pourrait résumer l’état d’esprit du poète : « C’est trop d’ardeur pour des choses vieillies 19 ». De façon assez nette, les épîtres de Voiture optent pour un français contemporain tandis que les prouesses en vieux langage sont réservées au comte de Saint-Aignan, tout comme Deshoulières En mots et en images, en vers et en phrase 61 <?page no="62"?> 20 Par exemple dans les épîtres « Au Sieur Delgade » ou « A Celidamant », Boirobert, op. cit., p.-3 et 177. 21 « Epistre, A monsieur le Baron de Villarnoul », op. cit., t. III, p. 130, v. 247-272, citation v. 260-265. « Lunettes » est utilisé v. 254 de la même épître, « télescope », v. 16 de l’épître au baron de Melay. 22 « À M. de Guilleragues », Épître V (1674), dans Boileau, Satires, Épîtres, Art poétique, éd. cit., p.-185, v. 26-30 (nous soulignons). repoussera le vieux langage dans le genre de la ballade, également à destination de Saint-Aignan ; même ses épîtres aux héros de la génération précédente, Vivonne et Montausier, optent pour une langue moderne. Le vieux langage apparaît donc de plus en plus marqué, rattaché aux jeux d’esprit mondains et cultivé dans un esprit de nostalgie. A contrario l’épître fait place à une forme de modernité lexicale, notamment par la présence parfois marquée d’un lexique scientifique et technique. Si les termes de médecine sont fréquents chez Boisrobert - en lien sans doute avec sa mauvaise santé 20 - c’est un tout autre registre que déploie Saint-Amant, dont l’intérêt pour les sciences récentes est connu. Dans l’épître à Villarnoul notamment, au milieu des jeux de mots sur la « moitié » de son ami, récemment marié, et de l’autopromotion qu’il fait de ses vers, le poète réussit à glisser, en mémoire de l’ami défunt Daniel Du Maurier, une petite page d’astronomie : Du Maurier, là-haut, « Sçait si la Lune est un Orbe habité / De farfadets ou de Cocquesigrues / Connaist au vray si l’on nous prend pour grues / De nous chanter des taches au Soleil / Sçait si ce globe, en vertu sans pareil / Fixe et mobile est au Centre du monde » 21 . Le mot « lunettes » fait écho au terme « télescope » qui surgissait presque incongru dans l’épître au baron de Melay - le terme est l’objet d’une discussion dans la préface du premier Dictionnaire de l’Académie française et est donc un symbole fort de modernité scientifique. Boileau lui-même n’est pas insensible à ce type de modernité lexicale : à titre d’exemple, les vers de l’épître à Guilleragues, en 1674, font presque écho à ceux de Saint-Amant : « Je songe à me connaître, et me cherche en moi-même : / C’est là l’unique étude où je veux m’attacher. / Que l’astrolabe en main, un autre aille chercher / Si le Soleil est fixe ou tourne sur son axe / Si Saturne à nos yeux peut faire un parallaxe 22 ». Comme toujours chez Boileau, c’est sur le mode distancié, de loin, que la concession à la modernité scientifique est faite ; mais elle est bien là, et la position à la rime des mots «-axe-» et «-parallaxe-» est spectaculaire. Avant d’examiner pour finir l’entrée d’un lexique concret et ordinaire dans l’épître, commentons brièvement l’emploi des noms propres. Dans l’épître, les poètes utilisent abondamment des noms propres ayant un référent contemporain. C’est d’abord le principe de l’adaptation au destinataire qui 62 Sophie T O N O L O <?page no="63"?> 23 Boisrobert, op. cit., p.-82, 135 et 165. 24 «-Epistre diversifiée-» (1647), op. cit., t. III, p.-186, v. 372. 25 Voir par exemple la « Lettre à madame d’Ussé, fille de M. de Vauban », Madame Deshoulières, op. cit., p.-318. 26 Boileau poète, op. cit., p.-303 et suivantes. Voir aussi Léo Stambul, «-La Querelle des Satires de Boileau et les frontières du polémique », Littératures classiques, 2013/ 2, p.-79-90. 27 Madame Deshoulières, op. cit., p.-180, v. 61-64. La citation suivante est v. 104. 28 «-Au Roi-», épître IV (1674), Boileau, op. cit., p.-180, v. 7. justifie un tel engouement : on le sert de noms de personnes ou de lieux qui lui parlent. Tel est le cas des épîtres de Boisrobert à Rossignol, à Charleval ou à M. De Campagno 23 . Cette actualisation du nom propre trouve son paroxysme lorsque Saint-Amant se renomme « Saint-Amantsky » pour la reine de Pologne 24 . L’épître justifierait alors son appellation de poésie de circonstance, plus largement de poésie sociale, dans le sens où elle fait cohésion entre membres d’une société choisie. Il y a aussi un plaisir évident chez les poètes de ces générations à faire contraster noms propres fictifs, issus d’une inspiration ancienne et liés à une forme d’abstraction lyrique, et noms propres contemporains, bien ancrés dans le monde réel, en quelque sorte figuratifs 25 . Mais chez Deshoulières et Boileau, l’usage du nom propre prend une autre dimension. L’effet d’antonomase que Delphine Reguig a mis en relief chez Boileau 26 se rencontre aussi chez Deshoulières, par exemple dans l’épître chagrine à mademoiselle de La Charce, où elle se plaint : « Où sont ces cœurs galants ? Où sont ces âmes fières ? / Les Nemours, les Montmorency, / Les Bellegarde, les Bussy, / Les Guise et les Bassompière ? 27 ». Cet usage sert une verve polémique tout en faisant entendre sa voix très spécifique de poétesse nostalgique d’un « heureux temps » qui n’est plus. Comme l’a montré Delphine Reguig, Boileau systématise le procédé moins dans un ordre moral qu’esthétique, citant les noms d’écrivain qui, par un effet d’antonomase et d’abstraction, incarnent des manières de faire de la poésie, modèles ou repoussoirs, et lui permettent de s’affirmer dans le champ lettré, voire de valoriser son propre nom. Mais chez Boileau, le goût du nom propre est encore associé, comme chez Saint-Amant et Voiture, à une sensibilité linguistique-: ainsi, dans le fameux passage de l’épître IV au Roi, où il se plaint de devoir rimer sur des noms propres de places fortes qui « effraient l’oreille » 28 , ou encore dans le passage crucial de l’épître à Guilleragues où, fustigeant la propension de l’homme à être « loin de soi », Boileau ne fait pas moins rimer « coco » avec « Cusco », opposé à « Paris », à l’hémistiche, et « Potose » avec En mots et en images, en vers et en phrase 63 <?page no="64"?> 29 « Le bonheur, tant cherché sur la terre et sur l’onde,/ Est ici comme aux lieux où murit le coco,/ Et se trouve à Paris de même qu’à Cusco: / On ne le tire des veines du Popose./ Qui vit content de rien possède toute chose », « À M. de Guilleragues », op. cit., p.-186, v. 55-58. 30 L’effet d’égrenage plaisant apparaît par exemple dans la «-Réponse à une lettre de monsieur Arnauld », Voiture, op. cit., p. 369, v. 124-130, : « Nous fîmes tant par nos journées / Que laissant Lunel, Montpellier, / Agde, Pézenas et Bézier, / Nous arrivâmes à Narbonne, / Laquelle, Dieu me le pardonne, / Après l’enfer, est un des lieux / Hors duquel je m’aimerais mieux » ; voir aussi l’« Épître à madame la Princesse », op. cit., p. 379, v. 63-64, « Paris est à moitié péri / Et tout le monde est en Berri-» (noter le jeu paronymique), et la «-Réponse pour Mme de Rambouillet-», op. cit., p. 375, v. 55-58, « Mais vous, ce qui fait votre crime / Vous ne pouviez manquer de rime-: / Car vous pouviez avec Choisy / Rimer joliment Cramoisy-»). 31 Divertissement et profondeur, op. cit., p.-393-400. 32 «-A monsieur Gineste-», Boisrobert, op. cit., p.-203, v. 27-31. 33 « A monsieur Angot », id., p. 209, v. 6, et « A monsieur Conrart », id., p. 241, v. 25 et 40-41. 34 «-Epistre, A monsieur le baron de Villarnoul-», op. cit., t. III, p.-133, v. 191. « toute chose 29 ». Chez Voiture, on observait un plaisir semblable à sertir à la rime les noms propres, alliés à un métadiscours poétique 30 . Le nom propre, qui possède une forme d’unicité dans la langue, mais aussi un potentiel poétique, dit ce désir pur réuni de langue et de poésie au cœur de la poétique de l’épître. Enfin, dernier trait saillant concernant le lexique dans l’épître : la présence d’une langue concrète et ordinaire. Dans notre travail sur l’épître en vers 31 , nous avons pointé ces fins d’épîtres spectaculaires qui marquent le retour au réel quotidien de l’épistolier : discours interrompu par le sommeil ou une chatte chez Deshoulières, par le libraire qui frappe à la porte, ou les melons qui attendent l’eau, chez Boileau, par le dîner et la faim, chez Saint-Amant ou Boisrobert. Cette présence d’une langue concrète et ordinaire est aussi liée, bien sûr, à la recherche d’un style simple. Le rejet par Boileau du style burlesque d’une part, du grand style d’autre part, qui apparaît dans l’épître I au roi, a des antécédents. Boisrobert s’adressant à M. Gineste n’écrit-il pas : « On dit (mais peut-être qu’on ment) / Que j’ay l’art d’escrire aisément, / Que ma plume est des moins forcées / Lorsqu’elle exprime mes pensées / Et que mon esprit pur et net… 32 -»-? Ne revendique-t-il pas dans l’épître suivante à M. Angot un style naturel «-Où [il a] très-peu passé la lime », avant d’y revenir dans une épître centrale à Conrart, remettant en avant son « stile pur et net », et ses « vers qui semblent de la prose / Pour leur naïve & nette liberté 33 » ? Saint-Amant, dans l’épître à Villarnoul, n’affirme-t-il pas de ses vers qu’« Ils font briller la rime et la raison 34 » ? Deshoulières vantera à son tour de manière oblique chez le maréchal de Vivonne « Un pur et charmant langage, / Brillant, sans être farci / De ces 64 Sophie T O N O L O <?page no="65"?> 35 « Épître à monsieur le maréchal duc de Vivonne », Madame Deshoulières, op. cit., p. 212, v. 41-44. 36 Pour l’argent, voir, par exemple, les épîtres de Boisrobert « A monsieur Citoys » et «-A monsieur** Ci-devant procureur général du Parlement de Bretagne », op. cit., p. 99 et 154. 37 « Epistre, A monsieur l’Abbé de Villeloin », Saint-Amant, op. cit., t. IV, p. 116, v. 221-222 et 225-228. 38 On pourrait citer les épîtres de Boisrobert « A monsieur Sarrazin », « A monsieur de Charleval », « A monsieur de Campagno » et « A monsieur de la Rocque », op. cit., p. 3, 35,164 et 171. 39 Marot, op. cit., «-Préface-», p.-20. grands mots dont l’usage / N’a jamais bien réussi 35 ». Dans cette recherche d’un style moyen, une langue concrète trouve sa place : il faut entendre par là un lexique de l’ordinaire, du quotidien, tel le lexique météorologique, chez Voiture, celui de la nourriture et des jeux chez Saint-Amant - chez qui au demeurant on observe un goût lexicographique prononcé - les mots de l’enfance dans l’épître au baron de Villarnoul ou dans l’épître à Iris de Furetière, le vocabulaire très matériel de l’encre, du papier et de l’argent chez Boisrobert, Saint-Amant, Boileau 36 , ou encore celui du jardinage, qui relie une nouvelle fois le Saint-Amant de l’épître à Villarnoul et le Boileau de l’épître à son jardinier. Ces lexiques concrets sont souvent associés à la condition du poète. Ils engendrent de nouvelles images, attachées notamment à un métadiscours linguistique et poétique. La langue du quotidien est à son tour frappée de poésie. Dans l’épître, genre modeste, le poète croit dans la puissance de la langue ; avant Boileau, Saint-Amant n’écrit-il pas à Villeloin : « J’écriray donc, j’animeray ma plume / Du plus beau feu qui dans l’encre s’allume, / […] Mais cher Prélat veux-tu que je te die ? / J’y parleray d’une grâce hardie, / J’y mettray, ton, j’y diray, tes beaux yeux-: / Un homme en vers peut tutoyer les dieux 37 -»-? Dans ce lexique ordinaire et concret, il serait également possible de ranger les très nombreux jurons, interjections, onomatopées, adverbes «-oui-», «-non 38 -»-; tous mots, cependant, qui renvoient à une autre dimension linguistique : l’oralité dans le genre. L’épître en vers est en effet traversée d’oralité, de voix, celles de l’épistolier et de son destinataire-interlocuteur, mais aussi celles de nombreux personnages, réels ou fictifs, convoqués dans le fil du discours. C’est une constante, déjà relevée chez Marot : celui-ci, soulignent G. Berthon et J.-Ch. Monferran, « ne recule devant aucun artifice pour donner l’impression qu’il écrit moins à son destinataire qu’il ne lui parle vivement 39 », et de relever ces « effets d’oralité » : hésitations, interruptions, rectifications, commentaires, ellipses etc. Parole vraie, qui marquerait l’entrée d’une langue orale dans l’écrit de la poésie, En mots et en images, en vers et en phrase 65 <?page no="66"?> 40 Suzanne Duval, « Le discours indirect libre 300 ans avant sa naissance », dans Marges et contraintes du discours indirect libre, Gilles Philippe et Joël Zufferey éds, 2016, colloque en ligne Fabula, https: / / www.fabula.org/ colloques/ document5395.php (consulté le 3 mars 2023), citations p.-7. 41 Philippe-Joseph Salazar, Le Culte de la voix au XVII e siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, Champion, 1995, p.-11. 42 «-A monsieur Gineste-», op. cit., p.-203, v. 28. 43 « L’Homme en avant de lui-même : le goût de la parole vu par quelques moralistes classiques-», dans Gilles Siouffi et Bénédicte Louvat éds, Les Mises en scènes de la parole aux XVII e et XVIII e siècles, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007, p.-185-224, citation p.-219. 44 Il faudrait à ce sujet dire quelques mots de la place de la chanson dans l’épître : un peu présente chez Voiture, elle trouve une forme d’accomplissement dans la virtuose « Lettre en chansons » que Mme Deshoulières compose pour son époux en 1677 (op. cit., p.-433). ou reconstruction d’une oralité ? Suzanne Duval rappelle que l’oralité est effet de rhétorique et que « Représenter la parole de l’autre est en effet plutôt pensé, à cette époque, comme un artifice oratoire 40 » ; elle ajoute « la capacité à mettre en scène plusieurs voix au sein d’un même énoncé est considérée comme une marque insigne du génie poétique ». Les prosopopées enchaînées avec virtuosité par Boileau dans l’épître Sur l’amour de Dieu en seraient l’archétype. Troisième remarque préliminaire : c’est un paradoxe à l’heure où les écrits sur la langue, les dictionnaires notamment, vont séparer l’écrit de l’oral, que l’oralité soit assimilée à une langue écrite en poésie ; pour paraphraser Philippe Salazar : « la voix, apparemment captive de la machine à encre » devient la voix captée par la machine à encre 41 . Mais cette vocalité, cette polyphonie, qui apparaissent d’ailleurs dans d’autres petits genres poétiques, ont sans doute pour effet de susciter une nouvelle forme de lyrisme. Dans le reproche que Boisrobert s’adresse à lui-même - il aurait trop d’«-aisance 42 -» dans ses épîtres - se trouve déjà la tension qui traverse le siècle : tension entre une langue écrite, juste, vraie, mais fixe, et une langue orale, mouvante, subjective, vivante, mais creuse et facile. « L’écriture est lente, retirée en elle-même », à la différence de la parole, qui place durablement l’homme en avant de lui-même, constate Gilles Siouffi 43 , ajoutant que le XVIII e siècle assumera le bénéfice d’une parole vivante. Mais n’est-ce pas déjà le cas dans l’épître, y compris chez un Boileau partisan de la lime et du travail de l’écriture ? Encore plus que la fable et plus que la satire où le « je » est dominant, l’épître semble en effet traversée par la force vive d’une oralité qui donne un impetus à sa langue. Celle-ci est d’abord portée par le dialogisme avec le destinataire 44 . Furetière à Iris, dans une épître tendre : « Et vous me blâmerez peut-être ? »-; à Cliton, son ami, « Cliton fainéant très-illustre, / Tu dois estre devenu rustre », 66 Sophie T O N O L O <?page no="67"?> 45 Antoine Furetière, op. cit.-: « A Iris », p. 115, v. 6, « A Cliton », p. 118, v. 1-2 et 9, et «-A monsieur Cassandre », p. 121, v. 1-2. Voir aussi l’épître de Deshoulières à l’intendant Pelletier de Souzy, op. cit., p. 202, qui n’est pas sans rappeler l’épître de Saint-Amant à Villarnoul, ou encore l’épître qu’elle adresse au duc de Montausier en 1689, op. cit., p.-277. 46 Par exemple dans l’« Epistre, Au baron de Villarnoul » : « je l’advoue », v. 53, «-Tant s’en faut, dis-je-», v. 85. 47 «-A monsieur Sarrazin-», Boisrobert, op. cit., p.-35, v. 1-2, v. 13, et v. 17-23. puis « Quoy, cher nourrisson de la gloire ? » ; à Cassandre, « Cher Cassandre, tu n’as pas tort, / De te plaindre aujourd’huy si fort 45 -». Anticipation de réactions à la lecture de la lettre, interpellations impertinentes, rebond sur la parole de l’autre, tout cela souvent soutenu par les modes exclamatif et interrogatif, prolifiques dans l’épître. « Que veux-tu plus ? » (Melay, v. 325), « Mais, qui ne peut » (Villeloin, v. 157), « Dy-le moy donc » (Melay, v. 21), « Le dois-je croire ? » (Villarnoul, v. 9), « Tu m’entends bien » (Diversifiée, v. 389) : on entend en effet chez Saint-Amant la relance de la parole, souvent matérialisée, comme chez nos autres poètes épistoliers, par la parenthèse ou le verbe déclaratif 46 . « Que t’ay-je fait, & que t’a fait ma rime ? / Quoy, Sarrazin, tu veux que l’on m’imprime-? -» : ainsi débute la première épître du recueil de Boisrobert, à Sarasin, entrée tonitruante sur la scène poétique. «-T’en dédis-tu-? Parle, & me le confesse », poursuit-il, avant de créer ex nihilo la parole de l’autre : « Mais, diras-tu, ne crains pas qu’il arrive / Aucun désordre à ta Muse naïve / Ny que ton style, au poinct où tu le mets, / Passe pour fade & dégoute jamais. / Tes pauvres sœurs, quand elle iroient nues, / Comme tu dis, courir toutes les rues, / Auroient encor bon nombre d’amoureux 47 -». Dans ce dialogisme suscité et bientôt élargi à d’autres voix jugeant et défendant l’œuvre (tribunal de son œuvre que Boisrobert invente pour le lecteur), se joue l’avenir d’une petite forme poétique, et d’un poète. C’est encore le statut du poète et ses écrits dont discourt, de façon dialogique, Deshoulières avec mademoiselle de la Force : « Quel espoir vous séduit ? Quelle gloire vous tente ? / Quel caprice ! à quoi pensez-vous ? / Vous voulez devenir savante ? » ; plus loin « Je sais bien que le ciel a su vous départir / Ce qui soutient l’éclat d’une illustre naissance-»-; puis encore-: Vous riez, vous croyez ma frayeur chimérique. L’amour-propre vous dit tout bas Que je vous fais grand tort, que vous ne devez pas Du plus rude censeur redouter la critique. Hé bien, considérez que dans chaque maison Où vous aura conduit un importun usage En mots et en images, en vers et en phrase 67 <?page no="68"?> 48 « Épître chagrine à mademoiselle*** [de la Force] », (1685), Madame Deshoulières, op. cit., p.-128, v. 1-3, v. 13-14, et v. 34-46-; nous soulignons. 49 «-À M. de Guilleragues-», Boileau, op. cit., p.-187, v. 67, v. 90, v. 94, enfin v. 95-98. C’est un bel-esprit, dira-t-on, Changeons de voix et de langage. Alors sur un précieux ton De plus grands mots faisant un assemblage, On ne vous parlera que d’Ouvrages nouveaux-: On vous demandera ce qu’il faut qu’on en pense. 48 Quel vertige de voix-! Quelle ventriloquie-! Tandis que la voix de la poétesse s’élève, de plus en plus ferme et argumentée, sur ce concert de voix démulti‐ pliées, le lecteur est ébloui par la recréation devant lui d’une société bruissante. Toutes les formes de discours rapporté se déploient, soutenues par une hétérométrie suggestive. L’épître est bien ce terrain d’essai où l’on reconstitue une société parlante, cette même société de la parole qui indisposera les moralistes. Mais l’épître est aussi, et tel est l’enjeu de cette pièce, un lieu où le poète peut se défendre. Remarquons au passage l’écho que constitue cette pièce de Deshoulières, dans sa deuxième partie, à l’épître de Furetière à Cassandre. Quelques mots enfin sur cette dimension de ventriloquie chez Boileau. Comme les autres pratiquants de l’épître, Boileau intègre la dimension vocale à sa parole poétique. On ne le croirait guère tant le récit, et le récit de soi notamment, paraît être le mode favori de ses épîtres. Un exemple flagrant en est pourtant l’épître à Guilleragues, où il n’est question que de finances, d’argent et d’or : Boileau y affirme avec force la nécessité de ne recourir qu’à ses propres ressources, et de ne puiser qu’en soi-même pour trouver le bonheur, bonheur de vie, ou bonheur d’écriture - rien ne permet d’écarter cette hypothèse d’un métadiscours, surtout pas l’irruption du nom du grammairien Patru. Après avoir opposé le bonheur ici, à Paris, et les mirages dorés du lointain Cusco, Boileau enchaîne sans transition trois discours rapportés de personnages fictifs, déroutant à chaque fois le lecteur qui en découvre, après coup, le verbe introductif : « Disoit, le mois passé », puis « Dit ce fourbe sans foi », et enfin « C’est ainsi qu’en son cœur ce financier raisonne 49 ». Encore sans transition, dans une langue brève, de combat, Boileau passe de la psyché du financier à la sienne-: « Mais pour moi que l’éclat ne sauroit décevoir. / Qui mets au rang des biens l’esprit et le savoir / J’estime autant Patru même dans l’indigence / Qu’un commis engraissé des malheurs de la France ». Par quel miracle le grammairien supplante-t-il le financier ? Il faut être Boileau pour parvenir à ce tour de force. 68 Sophie T O N O L O <?page no="69"?> 50 L’épître XII sur l’amour de Dieu « À M. l’abbé Renaudot » (op. cit., p. 218), pièce bien connue dont l’objet est tout autant un débat d’ordre théologique qu’une réflexion sur la puissance de la parole poétique, est également un bon exemple de virtuosité vocale : après avoir amplifié la polyphonie, Boileau assume toutes les voix, celle de Dieu comme la sienne, rejetant la parole théologique du vrai docteur, rendu muet et quittant la scène du monde, hors de son texte poétique : « S’en alla chez Binsfeld, ou chez Basile Ponce,/ Sur l’heure à mes raisons chercher une réponse-», v. 239-240. 51 Gilles Siouffi, Une Histoire de la phrase française des Sermons de Strasbourg aux écritures numériques, Arles/ Paris, Actes Sud, Imprimerie nationale, 2020, « Entre phrase et période-», p.-125-170. 52 « Epistre, A Monsieur le baron de Villarnoul » (1646), Saint-Amant, op. cit., t. III, p. 137, v. 93-107 : « J’allois te voir en ton noble Mesnage, / Où l’on m’a dit qu’ardent au jardinage, / Tu ne fais plus que foüyr, que planter ; / Qu’arbre sur arbre en la Saison enter, / Qu’en bonne terre espandre la semence ; / Qu’en travail fait, soudain l’autre commence, / Et qu’en cela prenant ton seul deduit / Il t’en revient moins agréable fruit. / Je voudrois voir en ton sejour champestre / Comme des soins une ame se depestre ; / Je voulois voir cet antique Palais / Où bien-heureux, tu connois que tu l’es ; / Où ton repos se fonde et s’ediffie / Sur le rocher de la Philosophie / Où l’on adore…-» ; « A M. Sarrazin », Boisrobert, op. cit., p. 36, v. 27-34 : « Cher Sarrazin, ne me flatte pas tant ; / Tu sçais fort bien qu’on en a dit autant / A maints Autheurs, dignes de haute estime, / Dont aujourd’huy nous controllons la rime / Et bien souvent le sens et la raison ; / Puis-je avec eux faire comparaison,/ Moy qui n’ay rien que l’espee & la cappe/ Pour résister à celuy qui me drappe-? -», etc. 53 Gilles Siouffi, Une Histoire de la phrase française, op. cit., p.-143. Là encore, la voix de Boileau, personne et poète, s’élève et s’affirme sur fond de voix d’autrui 50 . Mais ce qu’apporte aussi presque naturellement l’oralité ou plutôt la vocalité à la langue de l’épître, c’est une transformation de la phrase au sein du vers. Dans son Histoire de la phrase française, notamment le chapitre qu’il consacre au XVII e siècle 51 , Gilles Siouffi a retranscrit les évolutions de la phrase. Longtemps le modèle de la phrase longue, avec des segments séparés par deux-points ou un point-virgule, reste de mise : entre autres exemples de ce régime, citons quelques vers de l’épître de Saint-Amant à Villarnoul et de l’épître de Boisrobert à Sarasin 52 . Cependant, au cours du siècle, une concurrence entre la phrase longue et la phrase courte s’établit peu à peu, et un rythme entre les deux régimes s’instaure : là encore, l’épître est un parfait témoin du phénomène. On connaît la suite de l’histoire : tandis que les grammairiens s’attèlent à forger et à fixer la phrase, le vers peut être perçu comme perturbant la syntaxe ; et l’on prône alors une régularité, une cadence, ce fameux dallage qui fait coïncider le vers et la phrase, ou qui asservit le premier à la seconde, conduisant à une forme mécanique, au « triomphe de la phrase moulée » 53 . L’épître n’échappe pas à cette pente, et ce n’est pas pour rien qu’on a pu la définir comme une lettre mise en vers ou une médiocre prose rimée. En mots et en images, en vers et en phrase 69 <?page no="70"?> Or il nous semble que l’une des raisons pour lesquelles son discours reste néanmoins poétique tient au souffle que l’oralité et les jeux de vocalité qui l’accompagnent lui confèrent. Soutenue par une plume consciente des possibles de la langue - et l’on a vu que cette préoccupation est présente dans le genre - l’épître peut accomplir cette manière d’écrire louée par Bernard Lamy dans la Rhétorique, ou Art de parler, consistant à donner une juste étendue à l’expression. La tension entre la phrase et le vers s’évanouit, et l’on obtient la versification naturelle et plaisante tant recherchée. Deshoulières et Boileau l’illustrent à leur manière. Donnons la parole à la première, dans sa lettre à Madame d’Ussé, fille de 14 ans à peine mariée, que son père Vauban juge inconséquente et charge son amie poétesse d’admonester-: Quelqu’un qui n’est pas votre Époux, Et pour qui cependant, soit dit sans vous déplaire, Vous sentez quelque chose de vif et de doux, Me disait l’autre jour de prendre un ton sévère Pour… mais dans vos beaux yeux je vois de la colère-! Loin de gronder, apaisez-vous-; Ce quelqu’un n’est, Iris, que votre illustre Père. Elle papillonne toujours, Me disait ce grand Homme, et rien ne la corrige, En attendant qu’un jour la raison la dirige, Elle aurait grand besoin de quelque autre secours. Employez tous les traits que fournit la Satire Contre une activité, qui du matin au soir, La fait courir, sauter et rire. Assez imprudemment je lui promis d’écrire-; Car quelle raison peut valoir Contre un léger défaut que la jeunesse donne […] Avecque quatorze ans écrits sur le visage, Il vous ferait beau voir prendre un air sérieux. Ne renversez point l’ordre établi par l’usage, Hé, que peut-on faire de mieux Que de folâtrer à votre âge-? Vous avez devant vous dix ans de badinage. Qu’il ne s’y mêle point de moments ennuyeux. Qu’entre les jeux, les ris, s’écoule et se partage 70 Sophie T O N O L O <?page no="71"?> 54 «-Lettre à madame d’Ussé, fille de M. de Vauban-», op. cit., p.-318, v. 1-29. Un temps si beau, si précieux. Vous n’en aurez que trop, hélas-! pour être sage.[…] 54 Telle est l’ouverture de cette épître. L’histoire ne dit pas si le papa de la jeune fille goûta la leçon de la poétesse. Mais le lecteur contemporain pourra apprécier la cohérence du vers et de la phrase qui y sont à l’œuvre. Indéniablement, la vocalité du discours, qui résulte d’un fort dialogisme avec son interlocutrice, d’un « je » très ferme, d’une parole - paternelle - rapportée ex abrupto, reprise et remise en cause, porte la phrase, jusqu’à cette audace de l’interruption, en milieu de vers. La phrase elle-même est de forme multiple, variée visiblement à dessein. Et pourtant, elle n’altère pas l’impression d’un rythme ni d’un sentiment poétique, ni même d’une forme de lyrisme : maîtrise de la cadence interne, art de l’enjambement, surgissement de l’image, rare («-Avecque quatorze ans écrits sur le visage-», v. 20) et surtout combinaison hétérométrique servant au mieux cette parole éducatrice, sensible, habile. Au passage on retrouve le vocabulaire simple et moderne qui caractérise le genre, mais où se glisse un néologisme («-papillonne-», v. 8) et où se mêlent encore, discrètement, quelques traces de lexique d’un autre âge (« folâtrer », v. 24, « badinage », v. 25, « les jeux et les ris », v. 27), échos poétiques qui font le lien avec les générations précédentes. Ainsi l’épître, forme poétique abondante, reflète-t-elle logiquement certaines tendances générales qui touchent les transformations de la langue, et par là, les tensions qui surgissent au sein de la parole poétique, menaçant celle-ci de crise. Pourtant, ce que l’on distingue dans cette forme, c’est d’abord une sorte d’accomplissement du sentiment collectif de la langue : par l’avènement au sein du vers d’un lexique non pas vulgaire, mais ordinaire et commun, concret et même quotidien, à son tour frappé de poésie, par un métadiscours et une conscience linguistique qui servent la défense de la parole poétique, par une dimension orale transformée en une puissance vocale, polyphonique, porteuse d’un lyrisme différent, enfin par une cohabitation harmonieuse du vers et de la phrase, il nous semble que le discours de l’épître a contribué à changer le rapport du poète en sa langue, dans le vers. En mots et en images, en vers et en phrase 71 <?page no="72"?> Bibliographie Sources Boileau, Nicolas, Satires, Épîtres, Art poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1985. Boisrobert, François le Métel de, Épîtres en vers, éd. crit. Maurice Cauchie, Hachette, 1921. Deshoulières, Madame, Poésies, éd. Sophie Tonolo, Paris, Classiques Garnier, 2010. Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Coignard, 1694, https: / / www.academie-fra ncaise.fr/ le-dictionnaire-les-neuf-prefaces/ preface-de-la-premiere-edition-1694 (con‐ sulté le 3 mars 2023). Furetière, Antoine, Poésies diverses, Paris, Guillaume de Luynes, 1655. Saint-Amant, Marc-Antoine Girard de, Œuvres, éd. Jean Lagny, Paris, Didier, t. II, 1967, t. III, 1969, et t. IV, 1971. Voiture, Vincent, Œuvres de Voiture, Lettres et poésies, Paris, Charpentier, 1855, t. II. Études Abiven, Karine, «-Postface-», «-Muses naissantes-». Écrits de jeunesse et sociabilité lettrée (1645-1655), textes réunis par Karine Abiven et Damien Fortin, Presses universitaires de Reims, 2018, p.-137-155. Berthon, Guillaume et Monferran, Jean-Charles, « Préface. Un poète de grand chemin. », Clément Marot, Épîtres, éd. Paris, Gallimard, 2021, p.-7-28. Bury, Emmanuel, «-L’Art poétique de Boileau, entre mémoire savante et artisanat du vers-», Arts de poésie et traités du vers française (fin XVI e -XVII e siècles). Langue, poème, société, Nadia Cernagora, Emmanuelle Mortgat, Guillaume Peureux, éds, Paris, Classiques Garnier, 2019, p.-325-334. Dubois, François-Ronan, « Le plurilinguisme dans les Entretiens de Pierre Costar et Vincent Voiture-», L’Entretien au XVII e siècle, dir. Agnès Cousson, Paris, Classiques Garnier, 2018, p.-61-71. Duval, Suzanne, «-Le discours indirect libre 300 ans avant sa naissance-», Marges et contraintes du discours indirect libre, Gilles Philippe et Joël Zufferey éds, 2016, colloque en ligne Fabula, https: / / www.fabula.org/ colloques/ document5395.php (consulté le 3 mars 2023). Génetiot, Alain, «-L’épître en vers mondaine de Voiture à Mme Deshoulières-», Littéra‐ tures classiques, 1993, n° 18, p.-103-114. Reguig, Delphine, Boileau poète. «-De la voix et des yeux…-», Paris, Classiques Garnier, 2016. ----- «-Satires et Art poétique du point de vue des Épîtres-», conférence du 18 novembre 2020, site internet de l’université de Lyon 3, http: / / ihrim.ens-lyon.fr/ evenement/ en-li gne-boileau-les-satires-et-l-art-poetique-1404 (consulté le 3 mars 2023). 72 Sophie T O N O L O <?page no="73"?> Salazar, Philippe-Joseph, Le Culte de la voix au XVII e siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, Champion, 1995. Siouffi, Gilles, «-L’Homme en avant de lui-même-: le goût de la parole vu par quelques moralistes classiques-», dans Gilles Siouffi et Bénédicte Louvat éds, Les Mises en scènes de la parole aux XVII e et XVIII e siècles, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007, p.-185-224. ----- « Malherbe, entre sentiment de la langue, imaginaire linguistique et normativité », XVII e siècle, 2013/ 3, p.-439-454. ----- Une Histoire de la phrase française des Sermons de Strasbourg aux écritures numériques, Arles/ Paris, Actes Sud, Imprimerie nationale, 2020. Stambul, Léo, «-La Querelle des Satires de Boileau et les frontières du polémique-», Littératures classiques, 2013/ 2, p.-79-90. Tonolo, Sophie, Divertissement et profondeur. L’épître en vers et la société mondaine en France de Tristan à Boileau, Paris, Champion, 2002. ----- «-Épître et identité poétique-», «-Muses naissantes-». Écrits de jeunesse et sociabilité lettrée (1645-1655), textes réunis par Karine Abiven et Damien Fortin, Presses univer‐ sitaires de Reims, 2018, p.-219-236. En mots et en images, en vers et en phrase 73 <?page no="75"?> 1 Voir Tiphaine Rolland, « La revanche des Contes ? Bilan sur un quart de siècle d’études critiques-», Le Fablier, 2021, n o -32, p.-137-141. 2 Et au-delà : dans son anthologie intitulée Le Conte en vers gaillard : de Jean de La Fontaine à Guillaume Apollinaire (New York, Ottawa, Toronto, Legas, 2000), Catherine Grisé propose un florilège de contes publiés entre la fin du X V I Ie siècle et celle du X I Xe siècle. 3 « POESIE. s.f. L’art de bien raconter ou representer en vers les actions et les passions humaines sous des fictions ingenieuses. […] Poesie, Se prend aussi quelquefois seulement pour l’Art de faire des Vers, pour la simple versification. Poësie douce et aisée. », Académie française, Dictionnaire de l’Académie française, 1 re éd., Paris, Classiques Garnier Numérique, 1694. 4 Jean de La Fontaine, « Préface » à la Première partie des Contes et nouvelles en vers, dans Contes et nouvelles en vers, Œuvres complètes, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1991, p.-555. «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire Emily L O M B A R D E R O Université Paris Cité, Cerilac Si les Contes de La Fontaine sont bien connus aujourd’hui, et font l’objet de travaux universitaires 1 , on parle peu de ses continuateurs et continuatrices. Pourtant La Fontaine a fait école, non seulement auprès de ses contemporains mais encore tout au long du XVIIIe siècle 2 : le conte en vers constitue donc un important corpus versifié de la période classique, qui appartient à la catégorie de la poésie - entendue au sens large de « Art de faire des Vers 3 -» -, mais qui y occupe une position à la marge. De fait, les contes sont souvent désignés comme des «-bagatelles 4 -» par leurs propres auteurs, une stratégie de dépréciation qui permet, comme on peut le penser, de faire du conte en vers un espace de liberté, étranger aux normes qui sont celles de la poésie du siècle. Dans la préface d’un de ses recueils, La Fontaine se déclare ainsi héritier de Marot plutôt que de Malherbe, préférant la négligence des poètes de la Renaissance au soin de ceux <?page no="76"?> 5 Jean de La Fontaine, « Préface » à la Deuxième partie des Contes et nouvelles en vers, ibid., p.-603-604. 6 Ibid. 7 Nous avons choisi de travailler à partir d’une petite anthologie personnelle, rassemblant une vingtaine de contes écrits entre la fin du X V I Ie siècle et la fin du X V I I Ie siècle, à partir de ponctions effectuées dans des recueils d’auteurs ainsi que ainsi que dans deux volumes d’une anthologie présentée ci-dessous. 8 Nous adoptons ici la périodisation d’usage aujourd’hui en histoire de la langue, qui décrit sous l’étiquette de français préclassique l’état du français entre le milieu du X V Ie siècle et le milieu du X V I Ie siècle. Voir Christiane Marchello-Nizia, Bernard Combettes, Sophie Prévost, Tobias Sheer, éds., Grande Grammaire historique du français, Berlin, Boston, De Gruyter Mouton, 2020, p.-57 sq. de son siècle. Le « vieux langage 5 -», opposé au « beau langage 6 -» des modernes, est ainsi érigé en trait de style constitutif du genre. C’est la raison pour laquelle le conte en vers nous a paru un corpus susceptible d’intéresser une réflexion collective sur le rapport des poètes à la langue à l’époque classique : il constitue une voie d’écart par rapport à la poésie malherbienne, et nous renseigne sur la manière dont les auteurs du XVIIe et XVIIIe siècles se représentaient la langue poétique de la Renaissance. Nous ferons l’hypothèse que, à l’inverse de son cousin le conte en prose, le conte en vers s’écrit en « vieux langage » parce que la narration en vers apparaît en soi comme une pratique ancienne, archaïsante ou appelée à le devenir. Nous commencerons par revenir sur l’histoire et la poétique du conte en vers à partir de La Fontaine ; nous examinerons ensuite, à partir d’un petit corpus 7 , les traits stylistiques constitutifs du pastiche du français préclassique 8 -; enfin nous nous demanderons quel discours sur la langue et sur la poésie émane de ce genre à la marge. I. De La-Fontaine à Voltaire-: petite histoire d’un genre méconnu De même qu’il a imposé son nom au genre de la fable, La Fontaine a durablement marqué celui du conte en vers : au fil de la publication de ses recueils, il a fourni à ses contemporains et contemporaines non seulement une théorie du genre, élaborée de préface en préface, mais encore une démonstration si virtuose que celles et ceux qui lui succèdent ne cessent de se réclamer de lui. Le premier recueil de La Fontaine, intitulé Nouvelles en vers tirée [sic] de Boccace et de l’Arioste, paraît chez Barbin en 1664 et semble élaboré quelque peu à la hâte : en témoignent l’accord fautif, et le caractère composite de l’ouvrage (aux deux contes rimés par La Fontaine est jointe une « Matrone d’Éphèse » en prose, anonyme et tirée de Pétrone). Sans doute ce recueil était-il une manière pour Barbin de soumettre au public une nouveauté littéraire, pour en évaluer 76 Emily L O M B A R D E R O <?page no="77"?> 9 Voir la notice établie par Jean-Pierre Collinet dans La Fontaine, Contes et nouvelles en vers, op. cit., p.-1324-sq. 10 Il s’agit du dernier recueil strictement consacré à ce genre, mais La Fontaine inclura encore des contes dans le Poème du Quinquina en 1682, et dans le douzième livre des Fables, en 1694. 11 « Il est vrai que ces deux pièces n’ont ni le sujet ni le caractère du tout semblable au reste du livre ; mais à mon sens elles n’en sont pas entièrement éloignées. Quoi que c’en soit, elles passeront : je ne sais même si la variété n’était point plus à rechercher en cette rencontre qu’un assortissement si exact. » (La Fontaine, «-Préface-» à la Première partie des Contes et nouvelles en vers, op. cit., p.-556). 12 « Je voudrais faire une fable qui lui fît entendre combien cela est misérable de forcer son esprit à sortir de son genre, et combien la folie de vouloir chanter sur tous les tons fait une mauvaise musique. Il ne faut point qu’il sorte du talent qu’il a de conter. » (Marie de Sévigné, lettre du 6 mai 1671 dans Lettres de l’année 1671, éd.-Roger-Duchêne, Paris, Gallimard, 2012 [1972], p.-182). le succès 9 . Et le succès dut être au rendez-vous puisque la même année, le libraire réédite les deux contes de La Fontaine, avec une dizaine d’autres, dans un premier véritable recueil intitulé Contes et nouvelles en vers. Y sont joints des épigrammes, une ballade, et un fragment du Songe de Vaux inachevé. La Deuxième partie des Contes et nouvelles en vers, de M. de La Fontaine paraît en 1666, toujours chez Barbin, et donne lieu à une réédition augmentée en 1667. Les Contes et nouvelles en vers, troisième partie paraissent en 1671, et là encore le recueil est augmenté de pièces diverses (notamment la comédie de Clymène). Enfin un quatrième et dernier recueil intitulé Nouveaux contes paraît en 1674 10 . En dix ans, La Fontaine fait donc paraître des recueils de plus en plus fournis et de plus en plus homogènes : les pièces galantes qu’il tente de faire « passer 11 » dans les premiers recueils ne semblent pas retenir l’attention du public : Sévigné par exemple se plaint de cette bigarrure, et réclame des contes 12 . En outre, les titres des recueils révèlent que la dénomination conte l’emporte progressivement sur celle de nouvelle, signe sans doute que La Fontaine prend conscience de l’écart entre son œuvre et le genre contemporain de la nouvelle historique et galante, alors en plein essor. Enfin, La Fontaine intègre à ses recueils des péritextes théoriques : avertissements, préfaces et prologues ponctuent les Contes, et permettent à l’auteur d’exposer différents points de poétique concernant les sources, la vraisemblance narrative, la mise en vers ou encore la bienséance. En résumant à grands traits cette poétique du conte en vers, exposée par La Fontaine dans ses péritextes et exemplifiée dans ses contes, on retiendra que les histoires sont tirées d’un répertoire ancien, principalement celui des nouvelles à l’italienne de la Renaissance (les Cent Nouvelles Nouvelles, Boccace, Marguerite de Navarre ou encore Bonaventure Des Périers), à quoi s’ajoutent des sources antiques (notamment Pétrone), ou encore la tradition anonyme «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire 77 <?page no="78"?> 13 Concernant les sources du conte en vers, voir Tiphaine Rolland, Le « vieux magasin » de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant, Genève, Droz, 2020. 14 Charles Perrault, Grisélidis, nouvelle, avec le conte de Peau d’asne, et celuy des Souhaits ridicules, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1694. Ces trois contes en vers seront plus tard réédités avec leurs successeurs en prose. 15 Catherine Durand, La Vengeance contre soy-mesme, et le chat amoureux, contes en vers, Paris, Pierre Prault, 1712. La conteuse écrit également des recueils d’histoires en prose, comme Les Petits Soupers de l’été, Paris, Jean-François Musier et Jacques Rolin, 1702. 16 Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon, Œuvres meslées, Paris, Jean Guignard, 1696. 17 Les contes en prose de Catherine Bernard sont insérés dans sa nouvelle Inès de Cordoue (Paris, Martin et Georges Jouvenel, 1696). Ses contes en vers, eux, ne sont jamais publiés, mais plusieurs figurent dans un manuscrit intitulé Recueil de diverses poésies et principalement du duc de Nevers, au moins que j’en ay pu recueillir, par M. DE COULANGES (BnF, Français 15007).- 18 Voltaire, Contes de Guillaume Vadé, s.l., 1764. 19 Claude-Joseph Dorat, Recueil de contes et de poèmes par M. D***, Paris, Delalain Frères, 1769. 20 Pierre-Antoine-Augustin de Piis, Les Augustins, Contes nouveaux en vers, Rome, 1779. 21 Recueil des meilleurs contes en vers, Paris, Delalain Frères, 1774, et Nouveau Recueil des meilleurs contes en vers, Paris, Delalain Frères, 1784. des fabliaux 13 . Il s’agit pour l’essentiel d’histoires grivoises, sinon franchement licencieuses, le conte en vers se constituant en lieu de constante négociation avec la bienséance. Enfin ces histoires sont réécrites sous une forme versifiée, dans un style plaisant destiné à divertir le public. Si l’on connaît aujourd’hui les Contes de La Fontaine, on ignore souvent qu’il eut des continuateurs et continuatrices. Pourtant, bien des conteurs et conteuses s’essayent au conte en vers, à commencer par Perrault, dont le premier livre de conte ne contient en réalité que trois histoires en vers 14 . Il faut citer également Catherine Durand, qui alterne au fil de ses recueils entre contes en vers et contes en prose 15 , Marie-Jeanne L’Héritier, qui intègre des contes en vers à son recueil d’œuvres mêlées 16 , ou encore Catherine Bernard, qui enchâsse des contes en prose dans une nouvelle historique, et signe plusieurs contes en vers recueillis dans un manuscrit collectif 17 . Mais c’est surtout au XVIIIe siècle que La Fontaine crée des émules, et que l’on voit reparaître de conséquents recueils de contes en vers, comme les Contes de Guillaume Vadé de Voltaire 18 , les Contes et nouvelles de Claude-Joseph Dorat 19 , ou encore Les Augustins de Pierre-Antoine-Augustin de Piis 20 . Ce renouveau du genre éclate dans des anthologies collectives, comme les deux volumes du Recueil des meilleurs contes en vers français que fait publier Claude-Sixte Sautreau de Marsy en 1774 et 1784 21 . Près d’un siècle après La Fontaine, on note que le genre s’est résolument masculinisé : si les conteuses de la fin du XVIIe siècle pouvaient s’essayer aux 78 Emily L O M B A R D E R O <?page no="79"?> 22 Sur la moralisation progressive du conte de fées, voir Jean-Paul Sermain, «-L’appel de la morale », Le Conte de fées : du classicisme aux Lumières, Paris, Desjonquères, 2005, p.-114-139. 23 Pierre-Antoine-Augustin de Piis, « La Peureuse rassurée », Nouveau Recueil des meilleurs contes en vers, op. cit., p.-258. 24 Claude-Joseph Dorat, «-Les Cerises-», ibid., p.-75. 25 An., «-La femme muette-», Nouveau Recueil des meilleurs contes en vers, ibid., p.-126. 26 Claude-Sixte Sautreau de Marsy, « Discours sur les Contes », Recueil des meilleurs contes en vers, op. cit., p.-xxiii. deux genres, il semble désormais exister une frontière nette entre le conte en prose à ambition morale, pratiqué par les autrices, et le conte en vers grivois, manifestement réservé aux hommes 22 . Enfin, si nous avons entamé notre petite histoire du genre avec La Fontaine, c’est que celui-ci demeure le modèle dont se réclament très explicitement les conteurs en vers du XVIIIe siècle-: Inimitable la Fontaine, Guide ma plume en ce moment, Et que ton génie éloquent Passe tout entier dans ma veine 23 . Je sens déjà que ce prélude ci, Où je vais seul, fait haleter ma muse. Prenons un guide & que Jean dans ceci, Soit mon modèle & sur-tout mon excuse 24 . Le ton naïf & l’aimable parure, Que la Fontaine a dûs à la Nature, A force d’art, puissé-je l’imiter 25 -! Il est remarquable qu’aucun des contes de La Fontaine ne figure dans l’antho‐ logie de Sautreau de Marcy, le Recueil des meilleurs contes en vers : d’après l’éditeur « la raison est simple : il auroit fallu copier les deux volumes, & tout le monde les sait par cœur 26 ». Sans doute les œuvres de La Fontaine, largement rééditées au XVIIIe siècle, étaient-elles encore tout à fait familières pour le public. Si les contes en vers représentent un important corpus versifié de l’époque classique, ils sont pourtant écrits dans une langue et un style anachroniques au regard des prescriptions faites à la poésie du XVIIe siècle. La Fontaine s’en explique dans ses péritextes, notamment la préface de son second recueil où il prête allégeance aux poètes de la Renaissance-: Nous ne voulons pas ôter aux modernes la louange qu’ils ont méritée. Le beau tour de vers, le beau langage, la justesse, les bonnes rimes sont des perfections en un «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire 79 <?page no="80"?> 27 Jean de La Fontaine, « Préface » à la Deuxième partie des Contes et nouvelles en vers, Œuvres complètes, op. cit., p.-603-604. 28 Ibid., p.-604. poète ; cependant que l’on considère quelques-unes de nos épigrammes où tout cela se rencontre ; peut-être y trouvera-t-on moins de grâces, qu’en celles de Marot et de Saint-Gelais ; quoique les ouvrages de ces derniers soient presque tout pleins de ces mêmes fautes qu’on nous impute. On dira que ce n’était pas des fautes en leur siècle, et que c’en sont de très grandes au nôtre. À cela nous répondons par un même raisonnement, et disons, comme nous avons déjà dit, que c’en serait en effet dans un autre genre de poésie, mais que ce n’en sont point dans celui-ci. Feu M. de Voiture en est le garant. Il ne faut que lire ceux de ses ouvrages où il faire revivre le caractère de Marot 27 . La Fontaine oppose les poètes du siècle précédent, représentés par les champions Marot et Saint-Gelais, aux modernes qu’il ne nomme jamais - mais la figure de Malherbe se dessine derrière les expressions « beau tour de vers » et « beau langage-». Prônant son indépendance à l’égard de la poésie du siècle, il établit une analogie entre écart temporel et écart générique : le conte en vers serait le lieu d’une autre poésie, tout aussi étrangère à la poésie malherbienne que l’était celle de la Renaissance. Les règles de la poésie moderne n’ont donc pas cours dans le conte en vers, pas plus qu’elles n’avaient cours à l’époque de Marot. Et La-Fontaine de conclure-: Il [notre auteur] s’est véritablement engagé dans une carrière toute nouvelle, […] marchant toujours plus assurément quand il a suivi la manière de nos vieux poètes, Quorum in hac re imitari neglegentiam exoptat, potius quam istorum diligentiam [préférant, pour cette matière, imiter la négligence de ceux-ci [les vieux poètes] plutôt que le soin de ceux-là [les modernes]] 28 . On verra plus tard qu’au moment d’écrire cette préface, La Fontaine envisage une autre voie possible pour le conte en vers, mais donne sa préférence à l’esthétique archaïsante du « vieux langage ». Il s’agit d’inscrire le conte en vers dans le sillage des poètes de la Renaissance, grâce au pastiche du français préclassique. De fait, dans la pratique de La Fontaine et de ses continuateurs et continuatrices, le « vieux langage » se révèle un trait constitutif du genre, que l’on se propose d’examiner maintenant. 80 Emily L O M B A R D E R O <?page no="81"?> 29 Un mot de prudence au sujet de la notion d’archaïsme, qui désigne depuis Jules Marouzeau le « caractère d’une forme, d’une construction, d’une langue qui appartient à une date antérieure à la date où on la trouve employée » (Lexique de la terminologie linguistique, Geuthner, 1951 [1933], p. 28). Si notre perception des archaïsmes dans les contes en vers est fondée sur notre fréquentation des textes des X V I Ie et X V I I Ie siècles, et sur la lecture de documents d’ordre épilinguistique comme les écrits des remarqueurs, on ne peut bien sûr que formuler des hypothèses au sujet de ce que les locuteurs et les locutrices des siècles passés pouvaient percevoir comme archaïque. En outre, notre corpus comprend des textes publiés tantôt au début, tantôt à la fin de l’empan temporel appelé français classique, au cours duquel le sentiment linguistique concernant ce qui est archaïque évolue nécessairement. 30 Ajoutons que certains auteurs pratiquent la bigarrure : Perrault dans « Les Souhaits ridicules » fait parler à ses personnages, Blaise et Fanchon, un français archaïque qui marque un sociolecte populaire. Sénécé au contraire, dans « Camille, ou la manière de filer le parfait amour », adopte des tours archaïsants dans la narration qui ne se retrouvent pas dans les discours des personnages, galants parlant un français bien plus moderne que le conteur. 31 On pourra comparer notre étude avec celle qu’a proposée Damien Fortin à partir d’un autre corpus : « Les grâces du “vieux langage” : formes et enjeux de l’archaïsme dans la première livraison des Fables de La Fontaine », Styles, genres, auteurs, n°11, 2011, p.-56-75. II. Les traits du vieux langage Si les archaïsmes 29 sont un trait stylistique définitoire du conte en vers, ils ne sont pas toujours présents au même degré. Certains facteurs semblent favoriser le pastiche du français préclassique, comme le type de vers (comme nous le verrons plus tard, La Fontaine associe le vieux langage au décasyllabe, sans doute senti au XVIIe siècle comme un vers ancien), ou encore le sujet et les personnages de l’histoire (la mise en scène de personnages du peuple, dans des histoires tirées du folklore européen, semble se prêter au pastiche davantage que les histoires à sujet antique). Il n’existe cependant aucune règle absolue, et l’archaïsme imprègne à des degrés divers l’ensemble des contes 30 . Sans prétendre à l’exhaustivité, nous tenterons d’établir ici un inventaire de faits de langue constitutifs du « vieux langage », en progressant du plan du lexique à celui de la syntaxe 31 . D’un point de vue lexical tout d’abord, on rencontre dans les contes en vers de nombreux mots dérivés, construits grâce des suffixes qui ne sont plus productifs en français classique. C’est le cas notamment de mots formés à partir des suffixes -eur-et--euse, susceptibles d’emplois nominaux et adjectivaux-: «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire 81 <?page no="82"?> 32 Catherine Bernard, « Le Jeûne », dans Œuvres, t. II, Théâtre et poésie, éd. Franco Piva, Paris, Nizet, 1999, p.-477. 33 Antoine Bauderon de Sénécé, « Le Kaïmak », Recueil des meilleurs contes en vers, op. cit., p.-25. 34 Catherine Bernard, «-Les Aveugles-», dans Œuvres, t.-II, op. cit., p.-499. 35 Voltaire, «-Les Trois Manières-», dans Œuvres complètes de Voltaire,-vol.-57B,-Contes de Guillaume Vadé, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, p.-133. 36 Jean de La Fontaine, « Le Cocu battu et content », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 580 et 581. 37 Voir notamment Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd.-Bernard Beugnot et Gilles Declercq, Paris, Honoré Champion, 2003 [1671] : dans le second en‐ tretien consacré à la langue française, Bouhours condamne la néologie morphologique (par dérivation) au profit de la néologie sémantique (par extension de sens). Sur ces différents types de néologie, voir Jean-François Sablayrolles, La Néologie en français contemporain. Examen du concept et analyse de productions néologiques récentes, Paris, Honoré Champion, 2000. Je me meurs, et pour qui-? Quelle est donc ma marotte-? C’est un misérable jeûneur 32 . […] l’animal le lui conte Juste de point en point, puis faisant le plongeon, Plante là mon pleureur avec sa courte honte 33 . On prévoyait une bataille, Et pour deviner le Vainqueur Notre couple pronostiqueur Tous les jours rudement chamaille 34 . Le vieux capitaine écumeur Venait souvent dans cette plage Chercher des filles de mon âge Pour les plaisirs du gouverneur 35 . Conteurs et conteuses témoignent également d’un goût pour les suffixes dimi‐ nutifs ; on trouve par exemple un fripponeau et un bonhommeau dans « Le Cocu, battu et content 36 -» de La Fontaine. Mais c’est surtout le diminutif féminin -ette qui a la faveur des conteurs : on le trouve adjoint à des bases adjectivales comme dans seulette, pauvrette, brunette, ou nominales comme dans chambrette, herbette, chansonnette, historiette. De nombreux mots marqués - la suffixation n’étant plus un procédé de création lexicale en faveur dans la langue classique 37 - sont encore rendus saillants par leur interaction avec des figures de style, comme l’homéoptote-: 82 Emily L O M B A R D E R O <?page no="83"?> 38 Catherine Bernard,-«-Les Aveugles-», dans Œuvres, t.-II, op. cit., p.-500. 39 Marie-Jeanne de L’Héritier, « L’Avare puny », dans Œuvres meslées, Paris, Jean Gui‐ gnard, 1696, p.-137. 40 Ibid., p.-144. 41 Catherine Bernard, «-Les Aveugles-», dans Œuvres, t.-II, op. cit., p.-499. 42 Voltaire, «-Les Trois Manières-», dans Œuvres complètes de Voltaire,-op. cit, p.-133. Le vendeur se retire avec l’argent comptant, Et dans peu l’acheteur en vint à la fracture. La machine s’ouvrit, l’argent se déclara, Notre acquéreur de joie à peine respira 38 . La figure rend la dérivation saillante, car elle fait apparaître en discours la dissociation possible de la base et du suffixe. L’homéoptote peut, en outre, générer la rime ; à l’instar des poètes de la Renaissance, conteurs et conteuses associent volontiers à la rime des mots formés à partir du même suffixe-: Il avoit sû dans son jeune âge Manger son patrimoine en moins de quatre mois. A quoy-? c’est qu’il couroit de Coquette, en Coquette De Berlan en Berlan, de Grisette en Grisette, Sans honte, sans égard, sans choix 39 . Pour se dedommager, ce fantasque rêveur, S’avisa de conter sornette A l’officieuse Soubrette Qui l’écouta sans aigreur, Tant elle aimoit la fleurette 40 . Non contents de mobiliser des archaïsmes lexicaux, les auteurs et autrices de contes mettent donc ces mots en valeur en les inscrivant dans des figures de répétition, et en leur donnant le statut de mot-rime. Du point de vue du lexique encore, mais d’une manière qui affecte la syntaxe, on peut noter le goût des conteurs et conteuses pour la catégorie grammaticale de l’adjectif : Celui-ci peut en effet être senti comme marqué en français classique lorsque la forme adjectivale semble concurrencer, en discours, un groupe de mots. On a déjà cité certains noms d’agent en emploi adjectival comme dans « couple pronostiqueur 41 » et « capitaine écumeur 42 », mais il faut compter encore avec les adjectifs verbaux issus de participes présents-: «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire 83 <?page no="84"?> 43 Ch. Perrault, « Grisélidis », [1697], dans Contes, éd. Tony Gheeraert, Paris, Honoré Champion, 2012, p.-103. 44 Marie-Jeanne de L’Héritier, «-L’Avare puny-», dans Œuvres meslées, op. cit., p.-127. 45 Catherine Bernard, «-L’Astrologue-», dans Œuvres, t.-II, op. cit., p.-496. 46 Catherine Durand, « La Vengeance contre soy-mesme », dans La Vengeance contre soy-mesme, et Le Chat amoureux. Contes en vers, s.l., 1712, p.-14. 47 «-ONC,-onques. adv. Jamais. C’est un mot vieux et burlesque, qui se disoit du temps de Marot » (Antoine Furetière, Essais d’un dictionnaire universel, [1690], Classiques Garnier Numérique, reproduction des éditions Slatkine reprints, Genève, 1970). 48 Jean-Baptiste de Grécourt, « La Linotte de Jean XXII », Recueil des meilleurs contes en vers, op. cit., p.-126. Des chiens courants l’aboyante famille, Deçà, delà, parmi le chaume brille 43 Mais parmy la brûlante bande De ses soûpirans (quoique grande) Elle sçut fort longtemps conserver ses froideurs 44 . Plusieurs adjectifs relationnels, dérivés d’un nom, semblent également plus marqués que ne l’auraient été des groupes prépositionnels formés à partir du même nom noyau : c’est le cas de « figure astronomique 45 -» préféré à «-figure d’astronome-», ou «-paternel séjour 46 -» à «-séjour du père-». Toujours dans cet interstice entre le niveau du lexique et celui de la gram‐ maire, on peut signaler l’emploi ponctuel, dans les contes en vers, de mots grammaticaux hors d’usage : onques préféré à jamais, illec à là-bas ou encore ores à aujourd’hui. Ces mots n’ont plus cours lorsque sont écrits les contes en vers, et ne sont consignés par les dictionnaires de l’époque qu’en tant que reliquats du « temps de Marot 47 ». Et si tous les conteurs et conteuses ne les emploient pas, chez certains, l’effet de cumul est indéniable-: Ça, ma boëte-! ores, voyons, Mesdames, Si l’on se peut confier à des femmes-: Car votre indult est dedans tout scellé-; Oh, oh-! dit-il, il s’en est envolé-; Seriez-vraiment de maîtresses commères, Pour confesser-! Adieu, discrettes mères-; Onc ne sera Confesseur féminin 48 . Venons-en à présent à la question plus strictement syntaxique de l’agence‐ ment des syntagmes au sein de la phrase et du vers. En premier lieu, la pente archaïsante du conte se manifeste par la non-expression de certains mots grammaticaux. Les contextes énumératifs par exemple, qui permettent de faire 84 Emily L O M B A R D E R O <?page no="85"?> 49 Marie-Jeanne de L’héritier, «-L’Avare puny-», Œuvres meslées, op. cit., p.-126. 50 Charles Perrault, «-Peau d’âne-», Contes, op. cit., p.-153. 51 Catherine Durand, « La Vengeance contre soy-mesme », dans La Vengeance contre soy-mesme, et Le Chat amoureux, op. cit., p.-7. 52 An., « Le Bonheur et le malheur achevez », Les regrets de Sancho-Pança sur la mort de son asne, Paris, Veuve Laisne, 1714, p.-26. 53 Jean-de La Fontaine, «-Joconde-», Œuvres complètes, op. cit., p.-565. 54 Catherine Durand, « La Vengeance contre soy-mesme », dans La Vengeance contre soy-mesme, et Le Chat amoureux, op. cit., p.-9. 55 Jean de La-Fontaine, «-Joconde-», Œuvres complètes, op. cit., p.-563. 56 Charles Perrault, «-Les Souhaits ridicules-», Contes, op. cit., p.-168. l’économie de l’actualisateur devant le nom, sont particulièrement appréciés des conteurs et conteuses-: Parents, amis, vassaux, valets, Trouvaient toûjours chez luy secours, & bonne chere 49 . Que là, poules de Barbarie, Râles, pintades, cormorans, Oiseaux musqués, canepetières, Et mille autres oiseaux de diverses manières, Entre eux presque tous différents, Remplissaient à l’envi dix cours toutes entières 50 . Nos deux Amants croyoient s’aimer sans cesse.- Trouble charmant, transports, délicatesse Assaisonnent toûjours Les nouvelles Amours 51 .- Jamais de maux il ne fut telle liste-: Femme diablesse, enfans à demi nus, Et vol prochain de tous ses revenus 52 . Les constructions à verbes supports sont également un lieu propice à l’escamo‐ tage de l’article : les femmes séduites par Joconde et son acolyte se battent pour « avoir en leur registre place 53 » ; Idalie se meurt d’amour et « pour y chercher remede, on met tout en usage 54 ». Que la construction soit figée ou non, l’absence d’article lui donne un certain air locutionnel, et donc de vieux langage. Et si l’absence d’article dans les constructions à verbes supports s’explique par l’emploi intensionnel du nom, parfois, la présence d’expansions semble tirer le nom du côté d’un emploi plutôt référentiel : Joconde cocu « tira / Consolation non petite 55 » de l’adultère d’un autre ; Blaise dit à sa femme « Faisons, Fanchon, grand feu, grand chère 56 ». Ces séquences peuvent s’analyser comme des groupes «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire 85 <?page no="86"?> 57 -Jean de La Fontaine, «-Le Cocu, battu et content-», Œuvres complètes, op. cit., p.-580. 58 Antoine Bauderon de Sénécé, « Le Kaïmak », Recueil des meilleurs contes en vers, op. cit., p.-10. 59 Antoine Bauderon de Sénécé, « Camille, ou la manière de filer le parfait amour », ibid., p.-29. verbaux à part entière, dans lesquels le verbe a pour objet un groupe nominal sans actualisateur, l’absence d’article concurrençant alors l’indéfini. Nous avons relevé plusieurs occurrences de ce tour avec le nom femme-: Lors qu’amour seul étant de la partie, Entre deux draps on tient femme jolie-; Femme jolie, et qui n’est point à soi 57 . Il avoit femme aux yeux noirs & brillans Belle, bien faite, égale, douce, sage- Pour couper court, femme aimable en tout sens, Et qu’il aimoit, on ne peut davantage 58 . Dans ces deux exemples très proches, la quantité et la longueur des expansions du nom femme le tirent décidément du côté d’un emploi référentiel ; l’absence d’actualisateur, qui commute ici avec l’article indéfini, apparaît donc comme particulièrement archaïque. Enfin, comme pour les raretés lexicales évoquées plus haut, il faut signaler les effets de cumul qui donnent de la visibilité à certains faits de langue. Sénécé, par exemple, est amateur des noms sans actualisateur-: Un gentilhomme, ennuyé de la guerre, Se maria sous un astre benin,- Prit belle femme, & vivoit dans la terre Qu’il possédoit au sauvage Apennin. Commencemens sont doux en mariage-: Nouvelle ardeur, flateurs empressemens, Jeunes attraits exposés au pillage Y font passer d’agréables momens. Bientôt après, quand pleine jouissance De larges dons accable un cœur lassé, Molle tiédeur, ennuyeuse indolence Y font languir l’appétit émoussé 59 . Apparaissent ici de nombreux noms dépourvus d’actualisateurs, qu’il s’agisse d’une référence indéfinie (« belle femme »), ou bien d’une référence définie dans un contexte énumératif (« nouvelle adeur, flateurs empressements, jeunes 86 Emily L O M B A R D E R O <?page no="87"?> 60 La Fontaine, « Le Cocu, battu et content », Première partie des Contes et nouvelles en vers, Œuvres complètes, op. cit., p.-578. 61 Bernard de La Monnoye, « Le Salamalec lyonnais », Recueil des meilleurs contes en vers, p.-100. 62 Antoine Bauderon de Sénécé, « Camille, ou la manière de filer le parfait amour », ibid., p.-34. 63 La Fontaine, « Le Cocu, battu et content », Première partie des Contes et nouvelles en vers, dans Œuvres complètes, op. cit., p.-581. attraits-» ; « molle tiédeur, ennuyeuse insolence ») ou non énumératif («-com‐ mencemens », « pleine jouissance »). L’absence d’actualisateur nivelle en quelque sorte ces différents états du nom, tout en favorisant l’antéposition, elle-même archaïsante, de l’adjectif, plus à même de remonter à gauche du nom une fois la zone débarrassée du déterminant. Certains contes parmi les plus archaïsants font également état d’ellipses du pronom sujet. Souvent, il s’agit de il unipersonnel, omis dans les présentatifs il est et il (y) a-: N’a pas long-temps de Rome revenoit Certain cadet, qui n’y profita guère 60 . Jamais ne fut nation plus civile- Que la Françoise, il le faut avouer 61 Mais l’ellipse peut également concerner d’autres pronoms sujets, pleinement référentiels, comme ici le pronom de deuxième personne-: Si ton étoile incline au cocuage, Cocu seras-: l’enfer est sans pouvoir, Pour l’empêcher 62 . L’escamotage du pronom sujet permet souvent au conteur ou à la conteuse de bouleverser l’ordre des mots dans la phrase, en basculant en zone préverbale un constituant attendu après le verbe conjugué. C’est ce qu’il advient ici d’un participe passé appartenant à un temps composé, et d’un groupe adjectival attribut-: Or bien, je vois qu’il te faut un ami, Trouvé ne l’as en moi, je t’en assure. Si j’ai tiré ce rendez-vous de toi,- C’est seulement pour éprouver ta foi-; Et ne t’attends de m’induire à luxure-: Grand pécheur suis-; mais j’ai, la Dieu merci, De ton honneur encor quelque souci 63 . «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire 87 <?page no="88"?> 64 Id. 65 Ibid., p.-579. 66 Charles Perrault, «-Les Souhaits ridicules-», Contes, op. cit., p.-172. 67 Antoine Bauderon de Sénécé, « Camille, ou la manière de filer le parfait amour », Recueil des meilleurs contes en vers, op. cit., p.-33. 68 Bernard de La Monnoye, «-Le Salamalec lyonnais-», ibid., p.-102. Un tour que nous avons rencontré souvent dans les contes consiste à basculer en tête de proposition (et souvent, de vers) le forclusif de la négation-: À l’avenir traitez-le ainsi que moi.- Pas n’y faudrai, lui repartit la Dame-; Et de ceci je vous donne ma foi 64 . Le fauconnier plut très fort à la dame-; Et n’étant homme en tel pourchas nouveau, Guère ne mit à déclarer sa flamme 65 . Bien est donc vrai qu’aux hommes misérables, Aveugles, imprudents, inquiets, variables, Pas n’appartient de faire des souhaits 66 . Devin, sorcier, nécromant, astrologue, A l’opéra, mais-hui sont relégués-; Plus ne connois d’enchanteurs sur la terre- Que de beaux yeux 67 . Pas ne vous doit surprendre ma harangue , Répond Selim, je suis né Musulman 68 . Ce tour ne se rencontre pas chez tous les auteurs, mais il est fréquent chez certains qui, comme La Fontaine ou Sénécé, ont particulièrement le goût de l’archaïsme. Comme nous le disions plus haut, le « vieux langage » imprègne les contes en vers à des degrés divers ; or, il nous semble que ce parcours en degré recoupe le continuum du lexique à la syntaxe que nous avons suivi ici. En effet, tous les contes mobilisent un lexique archaïque ; mais c’est dans le domaine de la syntaxe que l’écart se creuse entre les auteurs : la dérivation lexicale préférée à la construction d’un groupe (paternel plutôt que du père), l’emploi d’adverbes disparus (comme onc ou illec) et l’escamotage de mots grammaticaux (comme les actualisateurs du nom ou les pronoms sujets) sont autant de traits qui marquent ou surmarquent l’appartenance du conte au « vieux langage ». Et ces choix ont des répercussions directes sur l’ordre des mots dans la proposition : la 88 Emily L O M B A R D E R O <?page no="89"?> 69 Jean de La Fontaine, «-Avertissement-», Première partie des Contes et nouvelles en vers, Œuvres complètes, op. cit., p.-555. 70 Jean de La Fontaine, « Préface » à la Deuxième partie des Contes et nouvelles en vers, Œuvres complètes, op. cit., p.-604. non-expression de l’actualisateur favorise l’antéposition de l’adjectif, tandis que la non-expression du sujet favorise celle des compléments verbaux ou encore des forclusifs de la négation, très visiblement basculés en tête de phrase et de vers. Dans les contes les plus marqués par l’archaïsme, le réagencement des constituants de la phrase dans le vers est donc poussé à l’extrême. C’est en dernier lieu cette interaction entre le vieux langage et le vers qui va nous intéresser. III. Vieux vers contre moderne prose-? ce que le conte dit du vers Comme nous le disions plus haut, lors de la publication de ses premiers recueils La Fontaine envisage deux manières d’écrire des contes en vers ; celle du « vieux langage-», mais aussi une autre-: Les nouvelles en vers dont ce livre fait part au public, et dont l’une est tirée de l’Arioste, l’autre de Boccace, quoi que d’un style bien différent, sont toutefois d’une même main. L’auteur a voulu éprouver lequel caractère est le plus propre pour rimer des contes. Il a cru que les vers irréguliers ayant un air qui tient beaucoup de la prose, cette manière pourrait sembler la plus naturelle, et par conséquent la meilleure. D’autre part aussi le vieux langage, pour les choses de cette nature, a des grâces que celui de notre siècle n’a pas. Les Cent Nouvelles Nouvelles, les vieilles traductions de Boccace et des Amadis, Rabelais, nos anciens poètes, nous en fournissent des preuves infaillibles. L’auteur a donc tenté ces deux voies sans être encore certain laquelle est la bonne. C’est au lecteur à le déterminer là-dessus 69 . Ces deux « styles », dont La Fontaine se demande lequel est le plus adéquat pour rimer des contes, sont supposés être représentés par les deux contes publiés dans le recueil : d’une part « Joconde », dont les vers irréguliers (nous dirions aujourd’hui mêlés) sont censés rappeler le naturel de la prose, et d’autre part « Le Cocu, battu et content », en décasyllabes suivis, illustrant le vieux langage. Plus tard, dans la préface déjà citée du second recueil, La Fontaine rappelle cette double voie du conte-: Il [notre auteur] s’est véritablement engagé dans une carrière toute nouvelle, et l’a fournie le mieux qu’il a pu ; prenant tantôt un chemin, tantôt l’autre, et marchant toujours plus assurément quand il a suivi la manière de nos vieux poètes […] 70 . «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire 89 <?page no="90"?> Comme on l’a vu, le conteur donne donc sa préférence à l’imitation des vieux poètes, et de leur belle négligence. En réalité, on aurait peine à établir un partage, au sein des recueils de La Fontaine, entre les contes en « vieux langage » et les autres : comme nous le disions plus haut, tous se teintent d’archaïsme, à commencer par « Joconde » pourtant censé représenter la manière la plus naturelle de rimer des contes. Mais ce partage théorique établi par La Fontaine nous renseigne sur un imaginaire lié à la versification, et éclaire peut-être, en cela, l’évolution des pratiques : on constate en effet que le vers mêlé, pratiqué par les continuateurs et continuatrices immédiats de La Fontaine comme Perrault, L’Héritier, Bernard ou encore Durand, est abandonné au XVIIIe siècle. Ce sont alors les vers réguliers qui s’imposent, prioritairement l’octosyllabe et le décasyllabe : le « vieux langage » du conte n’est donc pas qu’affaire de lexique et de syntaxe, il concerne aussi le vers lui-même, certains schémas de versification étant sentis comme plus archaïques que d’autres. Le vers mêlé n’est pas une option véritablement retenue par les continuateurs de La Fontaine, mais on peut se demander si le programme de la narration « naturelle » ne se réalise pas en réalité dans le conte… en prose. On sait que pour La Fontaine, les vers mêlés représentaient une voie moyenne entre vers et prose, et que de nombreux conteurs et conteuses, à la fin du XVIIe siècle, passent de l’un à l’autre - le cas le plus exemplaire étant celui de Perrault. Or, pour qui veut donner un air plus naturel à de vieilles histoires du temps passé, la prose n’est-elle pas finalement la meilleure option ? C’est ce que laisse entendre Antoine Hamilton dans un conte intitulé « Le Bélier », qui présente l’intérêt de mettre en vis-à-vis ces deux manières de faire des contes-: Mais changeons de style-: il est tems Que votre oreille se repose, Et que les vulgaires accens Qui chantoient les événements, Fassent place à la simple prose. Le cheval aîlé court les champs, Se cabre & prend le frein aux dents. Lors, d’une main trop incertaine, Un auteur, par de vains élans, Au milieu des airs se promène-; Mais quand, sous quelque espèce vaine, Réduit au trot, il bat des flancs, Et bronche au milieu de la plaine, Il est tout des plus fatigans. 90 Emily L O M B A R D E R O <?page no="91"?> 71 Antoine Hamilton, Le Bélier, conte, Paris, Jean-François Frosse, 1730, p.-38-40. 72 Ibid., p.-40. Un lecteur, qui le souffre à peine, S’endort sur ses pas chancelans, Et quels que soient leurs ornemens Dans un récit de longue haleine, Les vers sont toujours ennuyans. Chez l’importune poésie, D’un conte on ne voit point la fin-; Car, quoiqu’elle marche à grand train, A chaque moment elle oublie Ou ses lecteurs, ou son dessein 71 . Après cet excursus, le conteur abandonne le vers au profit de la prose-: Cela étant, comme j’ai l’honneur de vous le dire, je vais, mademoiselle, en langage de véritable conte, tâcher de vous endormir par la fin de celui-ci. Vous vous souviendrez donc, s’il vous plaît, de l’étonnement du Druide […] 72 . L’histoire se poursuit et s’achève en prose. L’expression «-langage de véritable conte-» nous arrête : ce que dit Hamilton, c’est que la poésie ne se prête pas, ou plus, à la narration. La narration en vers ennuie, car la forme versifiée détourne les lecteurs et les lectrices de l’histoire ; la poésie est « importune » dès lors qu’il faut conter. À la fin du XVIIIe siècle, c’est la prose qui passe pour le «-véritable-» langage du conte. On peut donc penser qu’après La Fontaine, un partage s’établit non pas entre le conte naturel en vers mêlés et le conte archaïque en vers suivis, mais bien entre le conte en prose et le conte en vers : le premier représente une manière naturelle de reconter de vieilles histoires du temps passé, pour les remettre au goût du présent, tandis que le second, attaché à l’imitation du « vieux langage », exhibe linguistiquement l’écart entre l’histoire racontée et le présent de sa réénonciation. À la fin du XVIIIe siècle en somme, c’est le vers lui-même --en tant qu’outil de la narration-- qui se voit associé à l’archaïsme-: le vers est vieux, nous dit le conte, et rimer une histoire semble une pratique d’un autre temps. «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire 91 <?page no="92"?> Bibliographie Sources Dictionnaire de l’Académie française, 1 re éd., Paris, Classiques Garnier Numérique, 1694. An. Les Regrets de Sancho-Pança sur la mort de son asne, Paris, Veuve Laisne, 1714. Bernard, Catherine, Inès de Cordoue, Paris, Martin et Georges Jouvenel, 1696. Œuvres, t.-II, Théâtre et poésie, éd.-Franco-Piva, Paris, Nizet, 1999. Bouhours, Dominique, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, [1671] éd. Bernard Beugnot et Gilles Declercq, Paris, Honoré Champion, 2003. Dorat, Claude-Joseph, Recueil de contes et de poèmes par M.-D***, Paris, Delalain Frères, 1769. Durand, Catherine. Les Petits Soupers de l’été, Paris, Jean-François Musier et Jacques Rolin, 1702. ---- La Vengeance contre soy-mesme, et le chat amoureux, contes en vers, Paris, Pierre Prault, 1712. Furetière, Antoine, Essais d’un dictionnaire universel, [1690], Classiques Garnier Numé‐ rique, reproduction des éditions Slatkine reprints, Genève, 1970. La Fontaine, Jean de, Contes et nouvelles en vers, Œuvres complètes, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1991. L’Héritier de Villandon, Marie-Jeanne de, Œuvres meslées, Paris, Jean Guignard, 1696. Hamilton, Antoine, Le Bélier, conte, Paris, Jean-François Frosse, 1730. Nouveau Recueil des meilleurs contes en vers, éd. Claude-Sixte Sautreau de Marsy, Paris, Delalain Frères, 1784. Perrault, Charles, Grisélidis, nouvelle, avec le conte de Peau d’asne, et celuy des Souhaits ridicules, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1694. ----- Contes, [1697] éd.-Tony-Gheeraert, Paris, Champion, 2012. Piis, Pierre-Antoine-Augustin de, Les Augustins, Contes nouveaux en vers, Rome, 1779. Recueil de diverses poésies et principalement du duc de Nevers, au moins que j’en ay pu recueillir, par M. DE COULANGES (BnF, Français 15007).- Recueil des meilleurs contes en vers, éd.-Claude-Sixte Sautreau de Marsy, Paris, Delalain Frères, 1774. Sévigné, Marie de Rabutin Chantal marquise de, Lettres de l’année 1671, éd.-Roger-Du‐ chêne, Paris, Gallimard, [1972] 2012. Voltaire, Contes de Guillaume Vadé, s.l., 1764. ----- Œuvres complètes de Voltaire,-vol.-57B,-Contes de Guillaume Vadé, Oxford, Voltaire Foundation, 2014. 92 Emily L O M B A R D E R O <?page no="93"?> Études Fortin, Damien, «-Les grâces du “vieux langage”-: formes et enjeux de l’archaïsme dans la première livraison des Fables de La-Fontaine-», Styles, genres, auteurs, n°11, 2011, p.-56-75. Grisé, Catherine, Le Conte en vers gaillard : de Jean de La Fontaine à Guillaume Apollinaire, New York, Ottawa, Toronto, Legas, 2000. Marchello-Nizia, Christiane, Combettes, Bernard, Prévost, Sophie, Sheer, Tobias, éds. Grande grammaire historique du français, Berlin, Boston, De Gruyter Mouton, 2020. Marouzeau, Jules, Lexique de la terminologie linguistique, [1933], Paris, Geuthner, 1951. Rolland, Tiphaine, Le « vieux magasin » de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant, Genève, Droz, 2020. ----- «-La revanche des Contes-? Bilan sur un quart de siècle d’études critiques-», Le Fablier, 2021, n o -32, p.-137-141. Sablayrolles, Jean-François, La Néologie en français contemporain. Examen du concept et analyse de productions néologiques récentes, Paris, Champion, 2000. Sermain, Jean-Paul, Le Conte de fées-: du classicisme aux Lumières, Paris, Desjonquères, 2005. «-Vieux langage-» contre «-beau langage-»-: le conte en vers de La-Fontaine à Voltaire 93 <?page no="95"?> 1 Au X V I Ie siècle, on parlait plus volontiers de « poème héroïque » que d’« épopée ». Définissons ce genre comme l’épopée de l’âge classique qui tente, à partir des préceptes d’Aristote et du Tasse, de rivaliser en langue vernaculaire avec Homère et surtout Virgile. 2 René Bray, La Formation de la doctrine classique, Paris, Nizet, 1966 [1927], p. 300. Plus loin, rappelant le dédain de Chapelain pour la versification : « Cela peut expliquer, après le manque de talent, la faiblesse de la poésie épique du temps. Cette négligence de la forme est un défaut capital. Une grande œuvre ne peut se passer du style-» (p.-347). 3 Voir Klára Csűrös, Variétés et vicissitudes du genre épique de Ronsard à Voltaire, Paris, Champion, 1999, p.-10. 4 Klára Csűrös, qui a dressé l’inventaire du genre le plus complet à ce jour, porte un jugement sans appel sur leur style : « Les inventions ne sont guère plus originales que les recettes. Pour décrire, par exemple, l’action du guerrier dans le combat, les clichés, figés depuis le Moyen Âge, s’appauvrissent de plus en plus au X V I Ie siècle » (ibid., p. 288). 5 Ce n’est pas faire insulte à la mémoire de Carel de Sainte-Garde (Charles Martel, 1668) ou de Louis Le Laboureur (Charlemagne, 1666) que de les qualifier ainsi. 6 Expression de Raymond Picard, La Poésie française de 1640 à 1680, Paris, SEDES, 1964, p.-9. « Une diction toute héroïque » : politique de la langue dans le poème héroïque français des années 1650 Lucien W A G N E R Université de Lorraine - LIS Une des raisons les plus souvent alléguées pour expliquer l’échec des grands poèmes héroïques parus dans les années 1650 1 est la piètre qualité qu’on attribue à leur elocutio : « Le talent manquait à tous ces ambitieux 2 ». On se rappelle non sans sourire les quolibets adressés par Boileau ou Racine à l’encontre de Clovis et surtout de la pauvre Pucelle de Chapelain 3 . Jusqu’à aujourd’hui, les critiques se sont montrés impitoyables 4 . L’affaire semble entendue : la poésie ferait terriblement défaut à ces textes pompeux empilant les lieux communs platement imités des modèles antiques. Il aurait manqué à la France moderne l’authentique génie d’un Torquato Tasso ou d’un Milton. Cependant, si à partir des années 1660 le poème héroïque n’a attiré que de rares plumes de second rang 5 , en revanche l’« explosion épique 6 » de la fameuse <?page no="96"?> 7 Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue, Paris, A. Courbé, 1654, et éd. Cristina Bernazzoli, Fasano/ Paris, Schena/ Didier érudition, 1998 ; Jean Chapelain, La Pucelle ou la France délivrée, Paris, A. Courbé, 1656 ; Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis ou la France chrestienne, Paris, A. Courbé, 1657 ; nous utiliserons l’édition de Francine Wild, Clovis ou la France chrétienne, Paris, Classiques Garnier, STFM, 2014 ; Pierre Le Moyne, Saint Louis ou la Sainte Couronne reconquise, Paris, A. Courbé, 1658. 8 Sur la position de Chapelain dans le champ littéraire de son époque, voir l’introduction d’Anne Duprat à sa révision de l’édition par Alfred C. Hunter des Opuscules critiques, Genève, Droz, 2007, p. 9-158 ; et Christian Jouhaud, « Une identité d’homme de lettres : Jean Chapelain » dans Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000, p.-97-150. 9 Voir l’introduction de Richard Maber à son édition de Pierre Le Moyne, Entretiens et lettres poétiques, Paris, Classiques Garnier, 2012, p.-11-14. 10 Chapelain avait entrepris La Pucelle dans les années 1630 ; Desmarets, son Clovis, dans les années 1636-1637 (voir éd. Francine Wild, op. cit., p. 12-17). Le Moyne évoque son projet en 1641 ; son libraire indique qu’il aurait commencé en 1648. Scudéry se lance dans l’écriture d’Alaric au début de la décennie 1650. 11 Le statut de Malherbe est consacré par le Recueil des plus beaux vers (Paris, Toussaint du Bray, 1627). Voir Alain Génetiot dans Michel Jarrety dir., La Poésie française du Moyen Âge jusqu’à nos jours, Paris, PUF, 1997, p. 172. Sur Malherbe, voir Ferdinand Brunot, La Doctrine de Malherbe, Paris, Armand Colin, 1969 [1891], et René Fromilhague, Malherbe. Technique et création poétique, Paris, Armand Colin, 1954. 12 Voir Aristote, Poétique, éd. Michel Magnien, Paris, Le Livre de poche, 1990 ; et le Tasse, Discours de l’art poétique. Discours du poème héroïque, trad. et éd. Françoise Graziani, Paris, Aubier, 1997. Sur la place essentielle de l’amplification dans l’elocutio épique, voir décennie 1650 a mobilisé des individualités alors de premier plan. Regroupons, pour leur inspiration nationale et monarchique, Alaric, de Georges de Scudéry (1654), La Pucelle de Chapelain (1656), Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) et Saint Louis de Pierre Le Moyne (1658) 7 . Chapelain était l’oracle littéraire 8 de son temps, Desmarets et Scudéry des poètes, romanciers et dramaturges prolifiques ; quant à Pierre Le Moyne, l’originalité de son génie faisait l’objet d’un consensus 9 . La condamnation de l’épopée française du milieu du siècle n’a eu lieu que vingt ans plus tard, dans les années 1670-1680, alors que le goût avait changé. Le jugement assassin entériné par l’historiographie ne souffrirait-il donc pas d’un biais d’anachronisme ? Il conviendrait de replacer ces œuvres dans leur contexte, celui de la génération 1630-1650. Dans ces années où sont entrepris ces grands poèmes 10 , l’influence de Malherbe est dominante 11 . Pour qui écrit dans le style élevé, il est impossible de faire l’impasse sur le rénovateur de l’ode héroïque et le laudateur d’Henri IV, de Marie de Médicis et de Louis XIII. Inversement, comment oublier que selon Aristote et le Tasse, l’épopée repose sur l’amplification et le thaumaston 12 ? Comment s’en tenir aux impératifs de clarté, de simplicité et de netteté dans l’elocutio ? Les déclarations selon lesquelles 96 Lucien W A G N E R <?page no="97"?> Bruno Méniel, Renaissance de l’épopée. La poésie épique en France de 1572 à 1623, Genève, Droz, 2004, p.-123-127. 13 Racan, « Mémoires pour la vie de M. de Malherbe », dans Les Poésies de Malherbe, éd. Philippe Martinon, Paris, Garnier, 1937, p.-273 (voir aussi Racan, Œuvres complètes, éd.-Stéphane Macé, Paris, Champion, 2009). 14 Ibid., p.-271. 15 « Neantmoins quoy que je [donne Saint Louys] achevé, je ne pense pas le donner parfait. […] La perfection, je dis la consommée & la derniere perfection, n’est pas des Ouvrages de cette étenduë & de cette force » (Pierre Le Moyne, « Traité du poëme heroique », Saint Louys, Paris, L. Bilaine, 1666, --iij.). 16 L’étiquette de « poètes héroïques des années 1650 » sous laquelle nous réunissons Chapelain, Desmarets, Scudéry et Le Moyne n’est qu’une commodité d’expression. S’ils partagent inspirations et aspirations, ils ne forment en aucun cas un groupe ou une chapelle. L’objet du présent travail est aussi d’établir des distinctions entre eux. 17 L’expression est de Pierre Le Moyne : « La poésie héroïque demande une diction toute héroïque », « Traité du poème héroïque », dans l’anthologie de Giorgetto Giorgi, Les Poétiques de l’épopée en France au X V I Ie siècle, Paris, Champion, 2016, p.-262. 18 Extrait de la préface à La Pucelle, 1657, ibid., p.-174. Malherbe voulait être entendu des « crocheteurs du Port-au-foin 13 » ou qu’un poète n’était qu’un « excellent arrangeur de syllabes » et par conséquent pas plus utile à l’État qu’un « bon joueur de quilles 14 » , s’accordent mal à la majesté qui sied aux émules d’Homère et de Virgile. Malherbe, poète rare, écrivait des poèmes courts ; nos auteurs, eux, composent des « poèmes longs », aux dimensions inappropriées à sa tension et à sa concision 15 . Les poètes héroïques de l’époque 16 vont donc devoir trouver des compromis spécifiques pour sauver l’éclat de la « diction héroïque 17 -» dans le nouveau contexte social et littéraire du purisme linguistique triomphant. I. Souveraineté de la langue poétique Du malaise de certains auteurs, écartelés entre d’un côté la nouvelle expression poétique adossée à la langue commune des « honnêtes gens » et d’autre part la vieille conception ornementale du style élevé, on pourrait trouver divers témoignages. Chapelain semble en avoir pris acte dans sa préface à La Pucelle quand il déclare ne pas croire les « langues modernes capables jusqu’ici de ces fortes figures, soit de sens, soit de diction, qui règnent si heureusement dans les anciennes-». En effet, selon lui, le «-génie-» du siècle « rejette avec dégoût, dans le style, la moindre figure hardie et, dans les termes, ce qui s’écarte le moins du monde des façons de parler qui ont cours parmi ceux que l’on appelle honnêtes gens ». Il conclut : « Je me suis aussi gardé soigneusement de faire parade d’érudition 18 -». D’une part donc, la langue française n’a développé que récemment une culture lettrée, le trait ayant été tiré par la Pléiade sur l’héritage «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 97 <?page no="98"?> 19 Ibid., p. 337. Le Laboureur ne voulait pas « oublier toutefois le goût de [son] siècle et […] en faire perdre [aux événements] le bel air et les agréables manières » (ibid., p. 343). Voir aussi ibid., p.-345-346. 20 Lettre citée par René Bray, op. cit., p.-346-347. 21 Chapelain et Desmarets font partie des tout premiers académiciens, Desmarets étant le premier chancelier de l’Académie-; Scudéry fut élu en 1650. 22 Scudéry a beau appartenir à la génération de 1620, plus marquée par l’italianisme de Marino que par Malherbe, la polémique contre Le Cid l’a conduit à se positionner comme farouche partisan des règles. Sa production est marquée par le souci de théoriser (préfaces d’Ibrahim et d’Alaric). 23 Dans sa production lyrique (Œuvres poétiques, Paris, H. Le Gras, 1641), Gisèle-Mathieu Castellani a analysé l’empreinte malherbienne (« L’amour modeste de Desmarets de Saint-Sorlin », X V I Ie siècle, n°193, 1996, p. 825-837). Dans l’avis au lecteur précédant Clovis se trouve cette remarque : « La langue française n’a rien de plus beau que ces nobles inversions que Malherbe a si bien faites » (Clovis, éd. Francine Wild, 2014, p. 87). À la fin de sa carrière, même hommage : « Malherbe a rejetté tous ces mots faits et forgés pour l’enflure, a rectifié nostre langage Poëtique, & l’a rendu noble par un admirable tour de vers, & par la distinction, avec la seule douceur & majesté naturelle de nostre langue » (La Comparaison de la langue et de la poësie française avec la Grecque & la Latine et des Poëtes Grecs, Latins & François, Paris, L. Bilaine, 1670, p.-18). médiéval. D’autre part, Chapelain oppose l’ethos vigoureux des peuples anciens au refus de l’écart par rapport à la norme conversationnelle propre à l’atticisme mondain. L’inachèvement du Charlemagne de Louis Le Laboureur, par exemple, ne serait-il pas dû au souci excessif d’accorder le style épique à un style doux 19 ? L’auteur de La Pucelle, lui, est le seul poète héroïque à esquiver le défi en dédaignant l’elocutio-: Si j’avais à tirer vanité de quelque chose, ce serait beaucoup plus de l’invention et de la disposition de l’ouvrage que de la versification. Les principales vertus de la poésie ne sont pas dans le vers, lequel, au jugement des premiers hommes de l’Antiquité, a été tenu même non nécessaire pour constituer l’essence du poème 20 . Chapelain n’est pas seul à entériner le goût des honnêtes gens. Nos quatre au‐ teurs, bien insérés dans le tissu littéraire institutionnel et mondain de leur temps, ne pouvaient qu’en tenir compte. Ils ont tous fréquenté l’hôtel de Rambouillet. À l’exception de Le Moyne, ils sont membres de l’Académie française 21 . Inutile d’insister sur le rôle de Chapelain et de Scudéry dans l’affirmation de l’exigence de régularité 22 . Le Moyne, lui, a été désigné par la Compagnie de Jésus comme propre à prêcher auprès des gens du monde. Desmarets, durant sa longue carrière, a plusieurs fois rendu hommage à Mal‐ herbe 23 . Conscient de la nécessité de rompre avec l’ancienne poésie humaniste et d’adapter la langue poétique au goût contemporain, il campe dans sa triomphale comédie des Visionnaires (1637) un poète ronsardien anachronique-: 98 Lucien W A G N E R <?page no="99"?> 24 Jean Desmarets, Les Visionnaires, Paris, J. Camusat, 1639, p.-3. 25 Voir Ferdinand Brunot, op.-cit., en particulier, pour le vocabulaire, p. 237-336 ; et René Fromilhague, op.-cit., p.-597-603 au sujet des rimes. 26 Voir l’analyse que fait de ce passage Claude Faisant dans Mort et résurrection de la Pléiade, Paris, Champion, 1998, p.-205-206. 27 « La langue française, qui a de certaines beautés par dessus toutes les langues, particulièrement en cette agréable diversité de terminaisons masculines et féminines qui n’est en nulle autre langue, doit être encore estimée d’autant plus belle que les autres qu’elle est la plus chaste et la moins licencieuse, tout ainsi que moins une belle femme se permet de choses, plus elle accroît l’estime que l’on fait de sa vertu » ( Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis ou la France chrétienne, éd. Francine Wild, Paris, Classiques Garnier, STFM, 2014, p.-87). 28 Pierre Le Moyne, Les Triomphes de Louys le Juste, Reims, N. Constant, 1629. Sus donc, representons une feste Bacchique, Un orage, un beau temps par un vers heroïque, Plein de mots empoullez, d’Epithètes puissans, Et sur tout évitons les termes languissans. Desjà de toutes parts j’entrevoy les brigades De ces Dieux Chevrepieds, & des folles Menades, Qui s’en vont celebrer le mystere Orgien En l’honneur immortel du Pere Bromien. Je voy ce Cuisse-né, suivy du bon Silene, Qui du gosier exhale une vineuse haleine-; Et son asne fuyant parmi les Mimallons, Qui le bras enthyrsé courent par les vallons 24 . On reconnaît le langage, désormais senti comme pédant et pindarique, de cer‐ taines odes de Ronsard. Tous les travers abhorrés par Malherbe s’y retrouvent 25 : adjectifs composés, archaïsmes, mythologie absconse, termes bas incongrus (« âne »), hyperboles, périphrases obscures 26 … Vingt ans plus tard, Desmarets, sous l’influence de Malherbe, personnifie au contraire la langue française en une femme chaste, ennemie de la licence 27 . Le Moyne même, de loin le moins puriste de nos poètes, entre dans la lice poétique en emboîtant le pas à Malherbe au moment de sa disparition, avec des odes héroïques sur la victoire de La Rochelle, Les Triomphes de Louis le Juste 28 . Si la débauche d’ornements, le goût pour les fictions poétiques et une visible négligence dans le style situent l’œuvre aux antipodes de Malherbe, en revanche «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 99 <?page no="100"?> 29 Julien Eymard («-Le Père Le Moyne écorcheur de Malherbe-? -», Littératures classiques, n°6, 1984, p. 163-172) montre comment l'écorcheur débutant se pose en « continuateur » (p. 163) de Malherbe. La comparaison des Triomphes avec l’illustre modèle montre que le jeune jésuite « l’a beaucoup lu et souvent bien lu » (p. 164). Malgré les « larges emprunts », « l’imitation n’est pas grossière » (p. 168). Julien Eymard, étudiant pour finir les réminiscences malherbiennes dans la première strophe de la longue série d’odes, souligne à la fois le brio, les négligences ou les facilités. Le critique s’interroge en conclusion : pourquoi « s’élancer avec fougue sur les traces d’un poète aussi éloigné que Malherbe de son propre tempérament » (p. 171) ? Son hypothèse est que Le Moyne aurait pu avoir été séduit par la «-richesse-» de la langue de Malherbe. 30 Dans Précis de littérature française du X V I Ie siècle, Jean Mesnard dir., Paris, PUF, 1990, p.-93. 31 Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, Politique du héros chrétien. Clovis (1657) de Desmarets de Saint-Sorlin et Saint Louis (1658) de Pierre Le Moyne, Paris, Classiques Garnier, 2023. 32 Jean-Marie Constant désigne par cette expression, dans La Folle Liberté des baroques, Paris, Perrin, 2007, p. 151-177, la reprise d’une politique de guerre, opposée à l’irénisme de Marie de Médicis, par la nouvelle génération entourant le jeune Louis XIII après le « coup de majesté » du 24 avril 1617. Les désordres reviennent dans le royaume avec une résurgence des guerres de Religion jusqu’à l’édit d’Alès. Par la suite, la France entre dans la « guerre ouverte » (1635) sur le théâtre européen de la guerre de Trente Ans, avant que n’adviennent les conflits de la Fronde. L’état de crise est endémique. lui est empruntée la forme de l’ode, et de nombreuses réminiscences émaillent ce galop d’essai 29 . Or, tous ces choix stylistiques ont des implications politiques. La langue est le ciment de la nation. Marc Fumaroli a défini avec clarté le véritable sens du projet politique sous-jacent à la rigueur critique de Malherbe. Ce dernier a travaillé à «-fixer-» la langue poétique française pour la rendre digne de la majesté du roi de France : « Les attendus de sa “doctrine” comptent moins en définitive que la promesse faite à la langue royale, si elle s’y plie, d’accéder à la durée de la langue latine, et aux rois de France d’accéder par elle à la gloire des Empereurs romains 30 ». La souveraineté nouvelle des Bourbons appelle pour sa consécration une langue souveraine. C’est ici que le projet épique peut prendre la relève. La mise en scène du roi de France comme protagoniste épique porte à son comble cette ambition de parachever d’un même geste la translatio studii et la translatio imperii 31 . Malherbe voulait faire accéder la langue royale à la durée ; les poètes épiques se chargent de lui redonner un élan. Malherbe chantait la paix retrouvée d’un royaume épuisé par les guerres de Religion ; nos poètes viennent après le «-retour de Polémas 32 -». La « Prière pour le roi allant en Limousin », qui a fait la fortune de Malherbe auprès d’Henri IV, réactive la topique de la quatrième bucolique de Virgile pour chanter le retour de l’Âge d’or. Le poète célèbre la « valeur » royale, « maîtresse 100 Lucien W A G N E R <?page no="101"?> 33 Voir Jean-Marie Constant, « Les couches sociales nouvelles au carrefour de la politique et de la littérature, l’exemple de Malherbe-», X V I Ie siècle, n°-260, 2013, p.-387-399. 34 Sur le « roi de Raison », voir Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, Seyssel, Champ Vallon, 1990, chap. XX, «-Face à l’angoisse collective, le roi de la Raison-», en particulier p.-566-585. 35 Jean Desmarets, Clovis, op.-cit., p.-300. de l’orage », qui a donné au peuple le miracle de la « paix ». On retrouve bien là l’idéal d’un contemporain des néo-stoïciens et des Politiques, de ces « couches sociales nouvelles 33 » qui ont soutenu l’accès au pouvoir d’Henri IV en construisant la figure du roi de Raison, « maître de l’espace et du temps 34 ». Dans Clovis, il n’est plus question pour le roi de demeurer dans la stase de la maîtrise rationnelle. Au livre XIII, le royaume part en guerre contre les Burgondes-: Tout s’avance en bel ordre, et de l’auguste roi Tout garde par les champs la rigoureuse loi. Le laboureur content sent la paix dans la guerre. Le troupeau broute l’herbe et le bœuf fend la terre. Le soldat est puni du moindre fait commis, Et garde sa fureur contre les ennemis. Devant les pas du prince et de sa fière armée Marche avec la Terreur sa haute Renommée, Et pour faire observer ses ordres redoutés, La Justice et la Force arment ses deux côtés 35 . Nul hasard si cet extrait porte la marque de la réforme malherbienne sur l’écriture épique ; la différence avec l’expression d’Alidor est patente. Ici, la syntaxe épouse les grandes articulations du vers. Les nombreux parallélismes et les antithèses ont un effet structurant. La netteté de l’expression, la simplicité du vocabulaire sont toutes malherbiennes. Cette langue poétique rénovée est adéquate à l’évocation de la puissance royale. L’évocation de l’armée en marche consonne avec la rigueur prosodique : loin de déchaîner les instincts violents, la force guerrière est encadrée par la souveraineté dont la « loi » imprime l’« ordre ». Le royaume ne repose plus dans une coupable quiétude mais est mis en action par la volonté royale et marche vers le triomphe. Le roi unit les sujets en un « tout » cohérent, à la manière dont la rigueur stylistique donne forme au texte. Or l’action volontariste du roi n’a rien d’aventureux, elle ne mène pas à la ruine. Sa marche en avant est nécessaire pour maintenir l’ordre, protéger des menaces internes (la sédition) et externes (les ennemis étrangers). L’image étonnante du « laboureur content » qui « sent la paix dans la guerre » mobilise la «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 101 <?page no="102"?> 36 Voir Joël Cornette, Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993, p.-46-50. 37 Pierre Le Moyne, Saint Louys, Paris, L. Bilaine, 1666, p. 125. Remarquons, d’un point de vue malherbien, que Le Moyne paraît moins exigeant pour ses rimes que ses congénères. Si elles sont suffisamment riches, elles sont peu inventives. Le Moyne ne se prive pas de rimer du même au même. Ainsi, on peut juger que les rimes en « -èrent », troisième personne du pluriel du passé simple, très fréquentes dans le poème, ne sont pas du plus heureux effet. 38 Voir Arlette Jouanna, Le Prince absolu, Paris, Gallimard, 2014, p.-19-57. topique géorgique virgilienne en plein contexte guerrier. Ce vers prend encore plus de relief si on le replace dans le contexte de la guerre de Trente Ans qui ravage l’Europe. À travers ce tableau d’un espace de paix préservé à l’intérieur même de l’état de guerre, se lit l’effort d’encadrement des armées entrepris à l’époque 36 . L’épopée rêve la guerre juste ; l’utopie de l’ordre est suggérée par la netteté de la parole poétique. C’est dire que de l’ode de paix malherbienne au long poème guerrier de 1650, on ne passe pas de la paix au chaos, du bonheur restauré au retour des calamités. De la même façon, dans le cinquième chant de Saint Louis, le royaume est animé par la volonté du souverain sous la figure de l’armée-: Louys, qui de l’Aurore avait par sa priere, Prévenu le réveil, devancé la lumière, Voulut que les clairons, par de longs roulements, Annonçassent la marche en tous les Logements […] Tous les Corps, au signal, en ordre delogez, Autour de leurs Drapeaux sont par files rangez, Et tant de bataillons differents en figures, Inégaux en puissance, & divers en armures-; A la marche des Chefs marchant également, De leurs yeux, de leurs mains prennent le mouvement 37 . L’armée n’est ni statique ni en parade, mais tendue vers la reconquête de la Sainte Couronne du Christ. Le poème héroïque montre le royaume mobilisé dans toutes ses énergies. La figure malherbienne du roi de paix est donc remodelée et convertie, car transplantée, en un autre cadre générique, dans un nouveau contexte historique. Passant du roi de Raison au roi de Guerre et au « prince absolu » exigeant de ses sujets une « obéissance absolue 38 », nos poètes construisent une figure imaginaire de roi de France comme héros épique. Ils poursuivent l’éloge monarchique malherbien par d’autres moyens. En temps de troubles, le purisme est inapte à mobiliser les sujets autour de l’œuvre nationale. La conversion de 102 Lucien W A G N E R <?page no="103"?> 39 L’expression est récurrente à l’époque : « Ce qu’il a d’excellent et d’incomparable, c’est l’élocution et le tour du vers » (lettre de Chapelain à Balzac, citée par René Bray, op. cit., p. 13) ; « Malherbe […] a inventé la belle diction, & le beau tour de vers qui est maintenant le modele des grands genies-» (Desmarets, La Comparaison…, éd. cit., p.-20). 40 On reconnaît le grief formulé par Mathurin Régnier dans sa neuvième satire à Rapin. Marie de Gournay qualifiait Malherbe de « poète-grammairien ». Sa poésie oratoire, accordant la primauté à la rigueur logique de la dispositio, à la pureté et la précision de l’elocutio, est alors perçue comme proche de la prose. Voir la synthèse d’Emmanuel Bury et Georges Forestier, dans Jean-Yves Tadié dir., La Littérature française : dynamique et histoire, Paris, Gallimard, 2007, t.-I, p.-515-516. 41 Lettre à Guez de Balzac, 10 juin 1640, dans Jean Chapelain, Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter, 1936, p. 423 ; citée par Pascale Thouvenin, dans son édition de René Rapin, Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684), Paris, Champion, 2011, p.-442. 42 Dans ce passage du « Traité du poème héroïque », Le Moyne fait référence aux vers 400-401 de l’épître aux Pisons d’Horace ; Giorgetto Giorgi, op. cit., p. 267 : « Ayez tant de justesse qu’il vous plaira dans les mesures du vers, tant d’harmonie que vous voudrez au son des mots et en la cadence des rimes, tant de choix dans la diction, tant de pureté dans le style qu’on en saurait désirer. Si l’enthousiasme ne vous élève, vous serez un versificateur poli, un juste rimeur, un grammairien harmonieux, mais personne qui l’entende ne dira jamais que vous soyez poète. Horace n’aurait garde de le dire. Il ne se contente pas que le poète ait un bel esprit. Il veut qu’il ait un esprit divin ajouté à ce bel esprit.-» Toute cette déclaration peut être lue comme un manifeste anti-malherbien : la pureté de la langue ne fait pas le poète. la Muse de paix en nouvelle Calliope exige, aussi bien qu’une nouvelle éthique, une autre elocutio. II. Critiques du purisme mondain Nos poètes retiennent l’éclat et la noblesse de l’elocutio malherbienne, son « tour de vers 39 » inimitable. En revanche, la simplicité et la pureté de l’élocution ne sauraient suffire à saisir, emporter, ravir. Les poètes héroïques du milieu du XVIIe siècle critiquent par conséquent une tendance dangereuse du nouveau purisme à affaiblir l’expression poétique. Les premiers ennemis de Malherbe lui reprochaient de « rimer de la prose 40 ». Un Chapelain même, peu adepte de la fureur ronsardienne, ne dit pas autre chose : « ceux-là ne lui ont guère fait de tort qui ont dit de lui que ses vers étaient de fort belle prose rimée 41 ». Nos poètes se réclament souvent du précepte horatien : un poète n’est pas un simple versificateur mais un «-esprit divin 42 -». La critique la plus précoce est celle de Desmarets, et elle est frappante en ce qu’elle ne provient pas d’un réfractaire tel que Le Moyne, mais est formulée à l’intérieur même d’un recueil de malherbiens, Les Nouvelles Muses (1633). Dans «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 103 <?page no="104"?> 43 Repris dans les Œuvres poétiques, Paris, H. Le Gras, 1641, p.-77-82. 44 Ibid., p.-78. 45 Voir l’analyse de Claude Faisant, op.-cit., 182-183, et plus généralement, sur le «-mou‐ vement de réaction en faveur de la haute poésie » (ibid., p. 187), p. 181-187. L’auteur replace l’intervention de Desmarets dans le contexte de l’opposition entre les tenants de la noblesse de la poésie au « clan malherbien, l’Académie française et l’Hôtel de Rambouillet-» (ibid., p.-183). 46 Le « Discours de la poésie » qualifie la poésie de « Feu si pur & si actif » et, plus loin, de « Feu spirituel & divin » (Pierre Le Moyne, Hymnes de la sagesse divine et de l’amour divin, éd. Anne Mantero, Paris, Le Miroir volant, 1986, p.-6-7). le « Discours de la poésie à Monseigneur le Cardinal Duc de Richelieu 43 -», pour en appeler au mécénat du cardinal, l’inventeur d’Alidor se réclame soudain de la « docte fureur » ronsardienne d’une « Muse ardente, industrieuse » pour conspuer […] l’erreur de ces nouveaux critiques Qui retranchent le champ de nos Muses antiques, Qui veulent qu’on les suive, & qu’adorant leur pas On évite les lieux qu’ils ne fréquentent pas. Leur Muse cependant de faiblesse & de crainte Pensant se soutenir affecte la contrainte, N’ose aller à l’escart de peur de s’esgarer, Et parlant simplement croit se faire admirer-: Elle a peur d’eschauffer le fard qui la rend vaine, Et la moindre fureur la mettrait hors d’haleine 44 . Desmarets se livre à une véritable déconstruction de la dérive des puristes inté‐ gristes. Le premier reproche étonne, sous la plume du futur excommunicateur du merveilleux païen : les censeurs coupent la poésie de ses sources antiques. Cette rupture ne tient pas à une véritable doctrine, mais aurait pour fonction intéressée de masquer leur inculture. Non seulement ce dogmatisme provient de leur inaptitude à la haute poésie, mais ces imposteurs, jaloux des vrais poètes, restreignent le champ d’invention de ceux-ci. Desmarets, définissant la poésie comme «-escart-» audacieux à l’opposé du culte exclusif de la «-contrainte-» et de la simplicité, demeure, malgré l’évolution socio-linguistique, fidèle à l’idéal de « fureur » et de « doctrine » de la Pléiade 45 . Dans la lutte entre les ronsardiens et les malherbiens, il tente de se garder des excès des deux camps. Pierre Le Moyne, en revanche, ne s’embarrasse pas de juste mesure, et donne à plein dans la conception ornementale de la parole poétique. Définissant la poésie comme un « feu spirituel 46 », il attaque nommément Malherbe, rabattant le prosaïsme oratoire de ce dernier sur sa bassesse stylistique-: 104 Lucien W A G N E R <?page no="105"?> 47 Extrait du «-Traité du poème héroïque-», dans Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-262. 48 Ibid., p.-263. 49 « Discours de la poésie », op. cit., p. 5 : « il s’en treuvera qui diront que je les ay occupées trop hautement […]. Il y en a mesme qui se persuadent que la doctrine est une mauvaise habitude à un Poëte […Cette erreur] déshonore la Poésie & introduit l’ignorance parmi les Muses-». 50 Voir Philippe Chométy, « Du poème épique à la poésie d’idées : philosophie, science et morale dans Alaric, ou Rome vaincüe (1654) de Georges de Scudéry », Épopée et mémoire nationale au X V I Ie siècle, Francine Wild dir., Caen, Presses universitaires de Caen, 2011, p.-103-114. 51 Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-147. La poésie héroïque demande une diction toute héroïque. La basse, la vulgaire, la plébée, comme parlait feu Malherbe, lui serait aussi messéante, que la natte et la bergame le seraient dans la chambre d’une reine. Toute poésie, de quelque forme qu’elle soit, veut être élevée et aller par haut 47 . Le Moyne partage le diagnostic de Desmarets sur les mobiles secrets des puristes-: Et qu’on ne s’amuse point ici aux scrupules de certains esprits du plus bas ordre des esprits qui ont voulu introduire en France des Muses maigres et décharnées, des Muses sans vivacité et sans couleur, des ombres et des squelettes de Muses. Si on les eût cru, notre poésie ne serait aujourd’hui différente de la prose que par la contrainte de mesures et la servitude des rimes, et pour s’accommoder à la portée des esprits pesants et terrestres, tous les autres eussent étouffé leur feu et se fussent arraché les ailes. Mais il ne serait pas juste qu’en fait de poésie les oisons entreprissent de brider les aigles et de donner le ton aux cygnes ; et il faudrait prendre garde si semblables réformateurs n’ont rien de la malignité des anciens Cyniques qui prêchaient perpétuellement l’abstinence, criaient perpétuellement contre la fortune et contre les riches, parce que la fortune ne leur donnait pas de quoi tenir aussi bonne table que les riches 48 . L’esthétique scrupuleuse, ôtant la chair de l’ornement à la poésie, lui ôte la vie. La poésie, noble par essence, vit de hauteur, mais meurt de bassesse ; bassesse que Le Moyne assimile à la « simplicité ». Il définit radicalement le langage poétique par l’écart par rapport aux normes communes, y compris linguistiques. À l’instar de Desmarets, l’altier jésuite revendique pour le poète la « doc‐ trine », héritage ronsardien : « Il y en a mesme qui se persuadent que la doctrine est une mauvaise habitude à un Poëte 49 ». Scudéry lui aussi, insistant sur le fait que le poème héroïque est poème de savoir 50 , s’insurge contre Castelvetro qui refuse à Empédocle, Lucrèce et Virgile le titre de poètes, « parce que les sciences sont traitées dans leurs ouvrages 51 -»-: «-je tiens au contraire que, pour être véritable poète, il faudrait ne rien ignorer et que plus on voit de savoir dans «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 105 <?page no="106"?> 52 Id. 53 C’est le seul point sur lequel Scudéry s’écarte de la doctrine du Tasse. Dans la préface d’Alaric, il suppose que c’est dans un moment de déraison que ce dernier a déclaré que le poète « ne doit songer qu’à divertir » (Giorgetto Giorgi, op. cit., p. 145). Par ailleurs, Scudéry ne pardonne pas à Castelvetro d’estimer que la poésie sert à « divertir la canaille » (ibid., p. 147). Lui, au contraire, revendique de se tenir loin de la « rozza moltitudine-» («-vile multitude-»). 54 Georges de Scudéry, Alaric, ou Rome vaincue, éd. Cristina Bernazzoli, op. cit., p. 209-210. Profitons-en pour remarquer chez Scudéry aussi la rigueur toute malherbienne de la versification, et en particulier ses très fortes césures, à la « rigidité mécanique », comme l’a souligné Jean-François Castille (« “Le héros et le vers ne composent qu’un corps” : la poétique du vers héroïque dans le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin », dans Francine Wild dir., Épopée et mémoire nationale, op.-cit., p.-164). 55 Signalons aussi au livre V le long discours de l’ermite, ancien grand courtisan, dans sa grotte-bibliothèque : cet éloge du savoir, destiné au roi Alaric, forme une étape décisive de son apprentissage (Scudéry, Alaric, éd. cit., p.- 280-298, v.-4505-5168). 56 Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-262. un poème, plus l’auteur en mérite de louange 52 ». Exigence de visibilité de la science dans le poème : voilà qui nous éloigne singulièrement des crocheteurs du Port-au-foin chers à Malherbe. Le poète héroïque n’écrit pas pour agréer à la foule 53 . Prenons dans Alaric le chant des oiseaux dans l’île enchantée du livre III-: L’un suspend l’harmonie, et puis la precipite, Passant d’un ton fort grave, à la Fugue subite-; L’autre du ton subit, repasse au grave ton, En variant le Mode de sa docte chanson. L’un d’un adroit defaut embellit la Musique-; L’autre le redressant, d’un ton juste et charmant, Tire de cette faute un nouvel ornement 54 . Cette description est l’occasion de déployer le vocabulaire technique de la musique (« mode », « fugue », « ton subit » ou « grave », « harmonie »…), tout à l’opposé des préceptes lexicaux malherbiens. «-Docte-» est le chant de l’oiseau, tel celui du poète épique 55 . Contrairement à Chapelain, qui se montre beaucoup plus prudent avec le nouveau public, Desmarets, Le Moyne et Scudéry conservent l’idéal d’écart. Le Moyne ne redoute nul excès ornemental : « Toutes les Muses sont nobles, mais de la plus haute et de la plus illustre noblesse. Il ne leur faut donc pas épargner les pierreries et les dorures, les clinquants et les perles 56 -». Le «-clinquant-» même, celui que Boileau condamnera quelque vingt ans plus tard dans sa neuvième 106 Lucien W A G N E R <?page no="107"?> 57 Boileau, Satires, Épîtres, Art poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1985, p.-111. 58 « Le magnifique est donc le propre de l’épopée. […] Or cette majesté provient et de la grandeur des événements décrits et de la pompe des paroles et de la modulation ou, pour parler plus français, de la cadence des vers et des riches figures de la rhétorique, c’est-à-dire de l’hyperbole, de la prosopopée, de la métaphore, de la comparaison, des épithètes, et de toutes les autres dont usent les poètes et les orateurs » (Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-153). 59 Scudéry, Alaric, éd. cit., p.-210-211. 60 Desmarets, Clovis, éd. cit., p.-107, v.-446. 61 Le Moyne, Saint Louis, éd. cit., p.-62. 62 Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-263. satire 57 , est revendiqué sans vergogne. À l’opposé du purisme critique, la parole ornée se signale par son écart maximal d’avec l’usage commun. Scudéry souligne lui aussi que le souci de la majesté du langage doit être le principal caractère de l’elocutio épique 58 . Les pointes dans le goût italien ne sont pas rares sous la plume de nos poètes. Scudéry évoque l’« Arc en Ciel animé » pour désigner le paon, les « Mille serpens d’argent-» pour les eaux des fontaines 59 . Les larmes de Clotilde chez Desmarets sont des «-perles liquides 60 -». D’un soldat recevant une flèche dans les yeux, Le Moyne s’exclame-: «-Et la nuit luy survint par les portes du jour 61 -». Or, la doctrine de l’écart poétique présente une implication politique. À la souveraineté politique du roi répond la souveraineté langagière du poème faisant du roi de France un héros épique-: […] si toute poésie demande de la hauteur et de la force, de l’ornement et de la pompe, il est sans doute que l’héroïque, qui est la plus grande et la plus noble, y a plus de droit et y doit avoir plus de part que les autres. La Muse qui préside à cette sorte de poésie est la reine de toutes les Muses. Elle ne doit donc pas être moins magnifique ni moins pompeuse que ses sujettes. Il y aurait trop de messéance à la mettre à pied avec la prose 62 … Rapprocher la langue poétique de la prose serait attenter à sa dignité. Le Moyne, s’en prenant à la diction « plébée » de Malherbe, messéante pour une « Reine », suggérerait-il que diminuer la plus belle forme de la langue parlée par le roi reviendrait à attenter à la majesté royale ? La langue héroïque, « Reine », n’est-elle pas épouse allégorique du roi ? Le Moyne fait donc de la défense de l’ornementation poétique de la langue un enjeu de défense nationale-: Ce que je dis des Muses en général, se doit entendre des françaises aussi bien que des grecques, que des latines, que des italiennes. N’étant pas moins nobles, ni de pire condition, pour être françaises, elles n’en doivent pas être moins parées ni plus mal «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 107 <?page no="108"?> 63 Id. 64 Voir le Tasse, Discours, éd. cit., p.-79-82. 65 Carine Barbafieri, Anatomie du mauvais goût (1628-1730), Paris, Classiques Garnier, 2021, «-Sublimes rudesses-», p.-271-329. 66 Chapelain, De la lecture des vieux romans, éd. Jean-Pierre Cavaillé, Paris, Paris-Zanzibar, 1999, p.-79. 67 Ibid. p.-78. 68 Desmarets, Clovis, op.-cit., p.-86. vêtues. Il ne serait pas de leur dignité, ni de l’honneur de la nation, qu’elles allassent à pied, pendant que les autres vont dans les chariots dorés 63 . La diction plébéienne de Malherbe fait aller les Muses françaises à pied, creusant leur retard sur les autres nations. Le poète jésuite poursuit donc le même objectif que Malherbe : il a conscience des implications politiques d’une grande langue poétique - mais il use de moyens strictement opposés. Ce n’est pas au poète de s’abaisser vers la Cour et la Ville, mais au public des honnêtes gens de se hausser au niveau de la haute poésie. Le poète est maître de sa langue comme le «-Prince absolu-» est maître de ses sujets. III. La recherche d’une expressivité énergique Le raffinement de la nouvelle politesse pourrait avoir une conséquence grave, celle d’affaiblir le tempérament national. Bien loin des élégances urbaines, l’épopée appelle aux grandes entreprises. Le merveilleux vraisemblable chrétien théorisé par le Tasse, excluant les sujets tirés de l’histoire sainte, conduit le poète vers le Moyen Âge chrétien 64 . Cette plongée dans le passé national valorise un temps moins civilisé mais non pas dépourvu de vertus. Dans Anatomie du mauvais goût (1628-1730), Carine Barbafieri étudie cette recherche de l’« énergie » des « vieux mots » et des « vieux romans » au milieu du XVIIe siècle 65 . Dans le dialogue « De la lecture des vieux romans », Chapelain, face à ses interlocuteurs Ménage et Sarasin, décrit les héros chevaliers comme d’« honnêtes barbares et d’estimables lourdauds 66 ». Leur défaut de politesse est compensé par leur piété, leur franchise, leur courage. La nostalgie pour cette époque moins raffinée, mais plus vigoureuse et peut-être moins hypocrite, est sensible : « les siècles plus voisins du nôtre, à mesure qu’ils se sont approchés de la lumière, se sont reculés de la vertu 67 -». Dans l’« Avis » de Clovis, Desmarets défend pour la même raison le tutoiement employé par ses personnages : « Le mot de vous, en parlant à une seule personne, n’a été introduit que par la basse flatterie des derniers siècles 68 ». Un éloge similaire se trouve chez Le Moyne, pour qui 108 Lucien W A G N E R <?page no="109"?> 69 Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-237. 70 L’ethos national est régulièrement mis en avant dans les poèmes héroïques. Qu’on songe à l’apparition de Lisois et d’Aurèle aux yeux des Burgondes au début du livre VI de Clovis-: « Soudain le sage Aurèle et le brave Lisois / Font admirer leur troupe et l’éclat des François, / La mine et l’air charmant que nul peuple n’égale, / Et le courage fier et l’humeur libérale » (Clovis, éd. cit., p. 183). Au livre IV, Jésus déclare : « Je choisis ce monarque et sa race vaillante » (ibid., p. 148). Dans le premier livre de Saint Louis, les ambassadeurs sarrasins découvrent le camp des Francs à l’entraînement : « …Ce nouvel Adversaire, / Ne sera pas, dit-il, bien facile à deffaire. / Le travail est son jeu ; la peine son plaisir-» (Saint Louis, éd. cit.., p.-14). 71 Dans « L’Art poétique de Boileau, une œuvre en recueil », Delphine Reguig montre combien la question de la grandeur poétique et de la déchéance de l’épopée face aux petits genres a aussi obsédé un Boileau (voir dans Nadia Cernogora, Emmanuelle Mortgat-Longuet, Guillaume Peureux dir., Arts de poésie et traités du vers français (fin X V Ie - X V I Ie siècles). Langue, poème, société, Paris, Classiques Garnier, 2019, p.-335-350). 72 Desmarets, Clovis, éd. cit., p.-79. 73 Sur la poésie mondaine, voir Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997. [la] politesse, la courtoisie, la générosité, toutes les vertus, toutes les sciences amies des Grâces étaient déjà nées, étaient déjà françaises du temps de Saint Louis ; les vers, les devises, les tournois étaient déjà en usage et la chevalerie, comme on parlait de ce temps-là, était déjà galante et spirituelle sans libertinage 69 . L’excès de purisme, affaiblissant l’énergie de la langue nationale, menacerait le vieil ethos de vaillance, hérité de des anciens chevaliers, la furia francese 70 . Ne resterait que la poésie de salon, langage poétique diminué pour âmes rapetissées 71 . D’où, chez nos auteurs, à l’exception notable de Chapelain, un refus ou une très forte relativisation des interdits malherbiens qui visaient à la modernisation, l’abstraction et la lisibilité immédiate. Desmarets surtout consacre la fin de son « Avis » au lecteur de Clovis à une critique du purisme. Il s’insurge contre l’opinion selon laquelle le poème héroïque n’est pas lisible par les dames « à cause de certains termes hardis ou anciens, dont on se sert pour s’élever au-dessus du commun, et qui sont soufferts avec peine par leurs oreilles délicates, et accoutumées aux termes les plus doux et les plus autorisés par l’usage 72 ». Est posé exemplairement le problème essentiel de la réception du poème héroïque au milieu du XVIIe siècle : il va à rebours de l’essor de la civilisation mondaine du bel « usage ». Pour représenter des actions illustres et extraordinaires, il est nécessaire d’user de tournures hardies et de «-s’élever au-dessus du commun-», alors que l’urbanité risque de dégénérer en «-délicatesse-» excessive. L’habitude des « petits vers » et des « petits genres 73 » est un péril pour ce public que le poète prend au sérieux. Desmarets ne méprise pas la douceur, «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 109 <?page no="110"?> 74 Desmarets, Clovis, éd. cit., p.-88. 75 Ibid., p.-89. 76 « Ceux-là en sont fort mal instruits, qui se persuadent [que la Poësie] ne nous a esté donnée, que pour faire des Chansons à Calliste, ou des plaintes à Silvie » (Le Moyne, «-Discours de la poésie-», éd. cit., p.-15). 77 Desmarets, Clovis, éd. cit., p.-85. mais s’inquiète de son excès permanent, qui amenuiserait la culture et l’âme, en la dégoûtant des passions fortes. Desmarets conserve l’idéal ronsardien de haute poésie tout en maintenant son ouverture culturelle au nouveau public des honnêtes gens. C’est pourquoi il s’inquiète du risque que les exigences tatillonnes de certains puristes ne détournent le public mondain de toute poésie ambitieuse-: […] en un grand poème, […] il faut bien plutôt considérer la force et la majesté que des scrupules légers et trop délicats. Je souhaiterais que les poètes qui disent qu’il ne faut point d’inversions en notre langue fissent des poèmes héroïques ; nous verrions une pauvre et misérable politesse ; […] car il est certain qu’il faut franchir les bornes de la nature, soit pour les choses, soit pour les paroles, si nous voulons faire des ouvrages qui ne soient pas communs 74 . Le merveilleux épique impose un style produisant des effets forts-: Il y en a aussi qui ont l’oreille si tendre qu’ils estiment rudesse ce qui est force, et ce qui a été fait tout exprès pour faire imaginer quelque chose de plus grand que l’ordinaire. Il n’est rien de si facile à ceux qui ont le génie de la poésie que de faire des vers doux ; et il semble que ce ne soit que le jeu de leur enfance. Mais à mesure que le génie s’accroît, il faut aussi que la force de l’expression s’accroisse ; car il est impossible d’exprimer faiblement une chose forte 75 . La délicatesse confond « rudesse » et « force ». Comme Le Moyne 76 , Desmarets méprise le goût exclusif pour les petits genres. Le génie fait fi même de l’euphonie malherbienne. Un des plus vifs intérêts de l’«-Avis-» sont les micro-analyses de Desmarets, qui détaille plusieurs procédés d’expressivité : archaïsmes lexicaux, refus de la diérèse, usage du tutoiement, inversions, harmonies imitatives, enjambements. Il recommande l’emploi de mots « qui ne semblent plus être en usage […] parce qu’ils sont plus forts que les mots communs, et que [la poésie héroïque] en a besoin pour diversifier ses termes 77 » : « glaive », « dextre », « manoir », « harnois », « maint ». Un lexique médiéval vaut mieux qu’un « mot languissant, et de peu de force », comme « plusieurs ». Ensuite, contre l’arbitraire puriste qui 110 Lucien W A G N E R <?page no="111"?> 78 L’auteur de Clovis va ici dans le sens d’un conservatisme linguistique : nul poète, fût-il Malherbe, n’a autorité pour régenter la langue et rompre avec la tradition. 79 Id. 80 Ibid., p.-86. 81 « Mais notre langue ne laisse pas d’avoir des inversions très belles qui lui donnent une grâce merveilleuse et sans lesquelles notre poésie serait sans force » (ibid., p. 87) : on retrouve là le souci d’unir la grâce et la force. 82 Ibid., p.-107. 83 Ibid., p.-89. 84 Id. s’arroge le droit de modifier l’usage ancien 78 , Desmarets défend la synérèse 79 : « ouvrier », « bouclier », « sanglier ». Il refuse qu’on rende « plus facile la prononciation » de ces mots, qui deviendraient « trop languissants et trop lâches pour la dignité de leur sujet 80 ». Après la remarque concernant le tutoiement, Desmarets consacre une analyse détaillée à la question des inversions et, contre Malherbe condamnant les écarts syntaxiques, défend leur beauté 81 . Citons, à titre de réussite, la comparaison, à la fin du premier livre de Clovis, du désespoir de la princesse Clotilde à celui d’Ariane puis de Didon-: Telle, après mille cris vers la mer épandus, Après mille sanglots et mille pas perdus, Sans vigueur et sans voix tomba pâle et glacée Aux bords inhabités Ariane laissée. Et telle se pâma dans les bras de sa sœur, Ayant en vain tenté la rage et la douceur, Quand la nef du Troyen partit de son rivage, La Reine qui bâtit les grands murs de Carthage 82 . Desmarets montre enfin comment l’harmonie imitative donne sens à la rudesse. Il s’appuie sur l’autorité de Virgile pour justifier ses propres tentatives-: Una omnes ruere, ac totum spumare revulsis Convulsum remis, rostrisque stridentibus aequor Que ces vers semblent rudes ! Et combien de fois y entend-on cette lettre qui est la première du mot de rudesse ! Et toutefois il n’y a rien de plus beau, ni qui exprime mieux ce bruit des rames et des proues qui surmontent les flots 83 . La beauté poétique tient ici à une justesse expressive. La rudesse devient force quand elle est expressive. Notons que le vers dont Desmarets semble si fier : « Là sont chevreuils, chiens, cerfs, et des nymphes les chœurs 84 » est qualifié «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 111 <?page no="112"?> 85 Antoine Adam, Histoire de la littérature française au X V I Ie siècle, Paris, Albin Michel, 1997 [1951], t.-II, p.-66.- 86 De la rudesse revendiquée à la cacophonie, le pas est vite franchi. D’aucuns pourraient en effet juger que les vers disgracieux ne sont pas rares dans le poème héroïque. Sans s’appesantir sur La Pucelle, qui a été assez attaquée, citons au hasard : «-D’horreur, en tout son corps, tout son sang se glaça, / Et son poil, sur son front, d’horreur se hérissa » (La Pucelle, op.-cit., p.-486). Dans Clovis, Francine Wild nous a signalé un malheureux-: «-Je suis suève…-» (éd. cit., p.-403, v.-7897). 87 Ibid., p.-90. 88 « Mais il faut avoir bien peu fréquenté les dames de la plus haute qualité pour ignorer que la plupart savent l’histoire, la Fable et la géographie, qu’elles ont l’intelligence très subtile pour débrouiller tous ces agréables nuages dont on couvre les pensées […]. » (ibid., p.-79). par Antoine Adam d’« invraisemblable alexandrin 85 ». On concédera que la cacophonie paraît outrée 86 . Heureusement, à la lecture de Clovis, de tels effets sont rares. Là réside le secret de la grande poésie : le juste tempérament de la hardiesse et du goût. IV. Le juste tempérament et la lisibilité du poème héroïque La péroraison de l’«-Avis-» de Desmarets tient du réquisitoire-: Quelques uns de notre siècle sont devenus si pointilleux, à force de raffiner, qu’ils en sont devenus injustes, voulant faire consister toute l’excellence d’un ouvrage en la seule politesse plutôt qu’en la haute majesté, qui est mêlée de force et de politesse. Et ils aiment mieux demeurer dans les règles étroites qu’ils se sont prescrites, et que rien ne les ravisse et ne les transporte, pourvu que rien ne les blesse 87 . Contre les méfaits du style « doux-coulant », le remède est la « haute majesté », juste tempérament de «-force-» épique et de «-politesse-» culturelle. Les poètes héroïques se distinguent en effet de leurs prédécesseurs du XVIe siècle par leur souci accru des conditions de réception. Les destinataires de l’épopée à la Renaissance étaient de petits cercles des savants lettrés et le prince dédicataire. Desmarets, on se le rappelle, ouvre son « Avis » sur l’assurance que le poème héroïque ne leur est pas réservé. Tous les honnêtes gens en sont les destinataires légitimes, y compris les « dames ». Le poète prend donc acte de l’existence de ce nouveau public cultivé 88 . S’il est bon que les lettres s’étendent, encore faut-il attirer les mondains, parfois frivoles, vers le poème héroïque. La diffusion de la plus haute culture renforcera la grandeur nationale. L’exigence malherbienne de clarté a donc laissé une trace sur la pratique du poème héroïque : le poète ne peut plus se draper dans le splendide isolement d’un langage ésotérique. 112 Lucien W A G N E R <?page no="113"?> 89 Quelques années plus tard, le Père Rapin confirme ces intuitions. Voir Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684), éd. cit., p. 444 : «-On est tombé depuis dans une autre extrémité par un soin trop scrupuleux de la pureté du langage, car on commença d’ôter à la poésie sa force et son élévation, par une retenue trop timide et par une fausse pudeur dont on s’avisa de faire le caractère de notre langue, pour lui ôter toutes ces hardiesses sages et judicieuses que demande la vraie poésie-». 90 Desmarets emploie des modalisations : « Quand on sait bien placer ces mots anciens, et que l’on ne s’en sert pas souvent, ils donnent parfois de la majesté à l’expression et l’anoblissent plutôt qu’ils ne la ravalent » (Clovis, éd. cit., p. 85). Cette conscience scrupuleuse d’un risque de « ravaler » l’expression par une maladresse dans l’hyperbole est typiquement malherbienne. De même pour les inversions : « Les inversions sont très belles, quand elles sont bien faites, mais il n’en faut pas toujours faire.-» (ibid., p.-86). 91 Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-264. 92 Ibid., p.-264-265. 93 Ibid., p.-153. 94 Ibid., p.-154. 95 Le souci d’accessibilité au public se voit aussi dans le soin apporté aux volumes : in-quarto ou in-folio, bandeaux, culs-de-lampe, portraits, frontispices, illustrations. Agrément aussi, le rôle des intrigues amoureuses : « un ouvrage […] où l’amour se mêle si agréablement parmi la guerre » (Clovis, op.-cit., p. 80) ; « Qu’il y ait donc des amours, puisque la fête ne serait pas bonne s’ils n’en étaient… » (Le Moyne, dans Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-257). 96 « Préface » d’Alaric et de La Pucelle, « Avis » de Desmarets, « Traité du poème héroïque » de Pierre Le Moyne : voir l’anthologie de Giorgetto Giorgi. Le Moyne explicite ses motivations vulgarisatrices : « j’avais été conseillé de mettre à l’entrée de ce poème un Les poètes insistent donc sur la nécessité d’un juste tempérament entre audace et bon goût 89 . Les figures hardies doivent être employées à bon escient 90 . Même Le Moyne n’en disconvient pas, l’ornementation se module : si l’expres‐ sion reste « toujours forte, toujours belle et toujours parée », c’est « avec la juste proportion que demande la différence des parties 91 ». Il convient aussi d’user de discernement dans le choix des figures : « toute sorte d’agréments ne lui sont pas propres. […] [Ce] qu’on appelle antithèse, allusion, rencontre […] serait une ridicule afféterie à la poésie héroïque. Le beau et l’auguste lui appartiennent, le joli et le mignard sont au-dessous d’elle 92 ». Scudéry préconise de doser les styles : « comme le musicien emploie toute sorte de tons sans quitter son mode, de même le poète héroïque peut user de ces trois espèces de styles, pourvu qu’il le fasse avec jugement et pourvu que le sublime prévale toujours 93 ». Les « sentences », faut-il aussi remarquer, peuvent apporter de la noblesse à l’expression à condition de ne pas en abuser : « il faut s’en tenir au proverbe, “rien de trop 94 ”-». Nos auteurs multiplient les procédés et dispositifs facilitant l’accès au texte 95 . Leurs poèmes s’ouvrent sur des préfaces où sont expliquées les notions de poétique 96 . Le Moyne fait précéder son poème d’un « Argument ». Scudéry «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 113 <?page no="114"?> traité de la poésie héroïque […] il était à propos [d’en] apprendre [à la France] au moins en gros l’architecture et de lui mettre en main quelques règles faciles… » (Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-227). 97 Scudéry, Alaric, op.-cit., p.-521-537. 98 « Table des noms propres et des matieres principales de ce poëme », Chapelain, La Pucelle, V-u-u-ij. 99 Scudéry, Alaric, éd. cit., p. 117-118 : « Mais pour m’acquitter de ma promesse, voicy l’explication de quelques mots que tout le monde n’entendroit pas-». 100 Desmarets, Clovis, éd. cit., p.-80. place une table des descriptions et des comparaisons à la fin d’Alaric 97 ; Chapelain, un index historique après les douze premiers chants de La Pucelle 98 . Une initiative parmi les plus typiques est l’apparition de notes explicatives : Scudéry revendique un langage technique, mais donne à la fin de sa préface la définition des principaux termes 99 ; le texte conserve son exigence, mais dans un souci d’accessibilité accru. Plus nombreuses encore, les notes marginales ou infrapaginales chez Desmarets et Le Moyne témoignant d’un souci de vulgarisation-: Toutefois, pour faciliter la lecture de ce poème à plusieurs autres personnes, qui ne savent pas tout ce que le poète présume qu’elles doivent savoir, on a désiré que je misse en quelques lieux de légères annotations à la marge, pour l’intelligence de certains termes, afin qu’en lisant ce poème l’on n’ait pas besoin à toute heure du secours des doctes 100 . Le poème héroïque, concurrent des petits genres et des romans auprès du public mondain, peut se concevoir comme une entreprise de redressement de la politesse. Il ne s’attaque pas à la politesse elle-même, acquis de la civilisation moderne et preuve de la supériorité du « siècle de Louis le Grand », mais à sa tendance amollissante. L’éclat du haut langage poétique ambitionne d’inspirer l’admiration pour l’énergie des vieilles vertus, afin de les associer au raffinement intellectuel et moral de la civilisation la plus accomplie. C’est une sorte d’utopie socio-politique qui motive le souci d’élévation du langage : la hardiesse et la douceur, dans l’éclat. Desmarets et Le Moyne formulent en toutes lettres cet idéal de politesse forte. Desmarets, par l’image du fleuve-: Les personnes judicieuses ne s’arrêtent point à des choses si peu considérables, quand elles voient qu’un poème marche partout avec cette majesté facile et coulante, également accompagnée de force et de grâce, qui est le tempérament que chacun désire et qui est si difficile à trouver ; et quand tout l’ouvrage ressemble à ces beaux fleuves 114 Lucien W A G N E R <?page no="115"?> 101 Ibid., p.-90. 102 Le « Discours de la poésie » joue sur la syllepse entre « poli » et « politesse » : « les Ignorans & les Bizarres doivent estre avertis, que la Science ny la Vertu n’ont pas les rudesses qu’ils se figurent […] & particulièrement en ce qui regarde la Doctrine, on peut dire, qu’il en est des Esprits comme des Corps, plus ils sont polis, & plus ils sont capables de lumière-» (op.-cit., p.-11). 103 Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-265. 104 Voir Jean Rohou, Le X V I Ie siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002. L’émergence du rationalisme classique peut être considérée comme la genèse de la rationalité technique moderne rompant avec l’ancien monde holistique et analogique. Sur cette rupture épistémologique du X V I Ie siècle, voir les analyses de Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. dont les ondes vont sans cesse avec une égale force, et ne laissent pas d’être toujours pures 101 . L’imaginaire igné de Pierre Le Moyne le porte à jouer sur le sémantisme de la lumière qu’implique l’idée de polissage et qui la rend compatible avec l’éclat ornemental 102 -: Et quand on demande si [la poésie] souffre la politesse et si elle reçoit les pointes, il faut répondre qu’elle ne souffre pas une politesse pareille à celle du verre, qui est fragile, qu’elle ne reçoit pas des pointes faibles et imperceptibles, comme sont celles des cheveux. Mais il y a une politesse forte et luisante, qui est celle des armes bien fourbies. Il y a des pointes nobles et vigoureuses, comme sont celles des lances 103 . Renforcer, réarmer la politesse - la fourbir : l’ambition poétique de la génération héroïque des années 1650 était de diffuser le plus largement possible un imaginaire monarchique. Nos poètes sont des hommes d’institution, des fidèles de Louis XIII et de Richelieu ; ils voulaient offrir au « prince absolu » une langue plus ample et souveraine que le seul « bel usage » mondain. Grâce et force devaient s’y unir en majesté. La vision est cohérente et aurait pu faire naître une autre branche de l’héritage malherbien. Mais l’entreprise de tout accorder et tout synthétiser, les styles, les époques historiques, les publics, en un temps de rupture épistémologique générale 104 , était sans doute trop difficile à tenir. En témoigne l’aveu de Chapelain, dépassé par la tâche de plaire à des publics si disparates-: Je suis comme certain que les gens de lettres ne chercheront en ce travail que les passages pris des vieux livres […], que les courtisans n’y aimeront que ce qui représente les mœurs de leur siècle, les beaux esprits que les traits aigus et les pointes raffinées, les inventeurs que la grandeur du dessein et la justesse de son ordre, les grammairiens que le nombre et la cadence des vers, les personnes pieuses que les «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 115 <?page no="116"?> 105 Giorgetto Giorgi, op.-cit., p.-175. matières saintes, les braves que les combats, les dames que les passions, les politiques que les conseils, et que tous, faute de trouver à chaque page ce qui peut toucher leur inclination, regarderont l’ouvrage comme languissant et comme ennuyeux 105 . Bibliographie Sources Aristote, Poétique, éd.-Michel Magnien, Paris, Le Livre de poche, 1990. Boileau, Nicolas, Satires, Épîtres, Art poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1985. Chapelain, Jean, La Pucelle ou la France délivrée, Paris, A. Courbé, 1656. Chapelain, Jean, De la lecture des vieux romans, éd. Jean-Pierre-Cavaillé, Paris, Zanzibar, 1999. Chapelain, Jean, Opuscules critiques, éd. Anne Duprat et Alfred C. Hunter, Genève, Droz, «-Textes littéraires français-», 2007. Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, Les Visionnaires, Paris, J. Camusat, 1639. Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, Œuvres poétiques, Paris, H. Le Gras, 1641. Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, La Comparaison de la langue et de la poësie française avec la Grecque & la Latine et des Poëtes Grecs, Latins & Français, Paris, L. Bilaine, 1670. Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, Clovis ou la France chrétienne, éd. Francine Wild, Paris, Classiques Garnier, STFM, 2014. Le Moyne, Pierre, Les Triomphes de Louys le Juste en la réduction des Rochelois et des autres rebelles de son royaume, Reims, N.-Constant, 1629. Le Moyne, Pierre, Saint Louis ou la Sainte Couronne reconquise, Paris, L. Bilaine, 1666. Le Moyne, Pierre, Hymnes de la sagesse divine et de l’amour divin, éd. Anne Mantero, Paris, Le Miroir volant, 1986 [1641]. Le Moyne, Pierre, Entretiens et lettres poétiques, éd. Richard Maber, Paris, Classiques Garnier, 2012. Malherbe, François de, Les Poésies de Malherbe, éd. Philippe Martinon, Paris, Garnier, 1937 ; Les Poésies, éd. Jacques Lavaud, Alain Génetiot, Paris, Classiques Garnier, STFM, 1999 [1936]. Racan, Œuvres complètes, éd.-Stéphane Macé, Paris, Champion, 2009. Rapin, René, Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684), éd. Pascale Thouvenin , Paris, Champion, 2011. Scudéry, Georges de, Alaric ou Rome vaincue, Paris, A. Courbé, 1654. 116 Lucien W A G N E R <?page no="117"?> Scudéry, Georges de, Alaric ou Rome vaincue, éd. Cristina Bernazzoli, Fasano/ Paris, Schena/ Didier érudition, 1998. Tasse (le), Discours de l’art poétique. Discours du poème héroïque, éd. et trad. Françoise Graziani, Paris, Aubier, 1997. Études Adam, Antoine, Histoire de la littérature française au X V I Ie siècle, t. II, Paris, Albin Michel, 1997 [1951]. Barbafieri, Carine, Anatomie du mauvais goût (1628-1730), Paris, Classiques Garnier, 2021. Bray, René, Formation de la doctrine classique, Paris, Nizet, 1966 [1927]. Brunot, Ferdinand, La Doctrine de Malherbe, Paris, Armand Colin, 1969 [1891]. Castellani, Gisèle-Mathieu, « L’amour modeste de Desmarets de Saint-Sorlin », X V I Ie siècle, n°193, 1996, p.-825-837. Castille, Jean-François, «-“Le héros et le vers ne composent qu’un corps”-: la poétique du vers héroïque dans le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin-», Épopée et mémoire nationale au X V I Ie siècle, Francine Wild dir., Caen, Presses universitaires de Caen, 2011, p.-155-170. Chométy, Philippe, « Du poème épique à la poésie d’idées : philosophie, science et morale dans Alaric, ou Rome vaincüe (1654) de Georges de Scudéry-», Épopée et mémoire nationale au X V I Ie siècle, Francine Wild dir., Caen, Presses universitaires de Caen, 2011, p.-103-114. Constant, Jean-Marie, La Folle Liberté des baroques, Paris, Perrin, 2007. Constant, Jean-Marie, « Les couches sociales nouvelles au carrefour de la politique et de la littérature, l’exemple de Malherbe-», X V I Ie siècle, n° 260, 2013, p.-387-399. Cornette, Joël, Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993. Crouzet, Denis, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, Seyssel, Champ Vallon, 1990. Csűrös, Klára, Variétés et vicissitudes du genre épique de Ronsard à Voltaire, Paris, Champion, 1999. Eymard, Julien, « Le Père Le Moyne ‘écorcheur’ de Malherbe ? », Littératures classiques, n°6, 1984, p.-163-172. Faisant, Claude, Mort et résurrection de la Pléiade, Paris, Champion, 1998. Foucault, Michel. Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Fromilhague, René. Malherbe. Technique et création poétique, Paris, Armand Colin, 1954. Génetiot, Alain. Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997. Giorgi, Giorgetto. Les Poétiques de l’épopée en France au X V I Ie siècle, Paris, Champion, 2016. «-Une diction toute héroïque-»-: politique de la langue dans le poème héroïque français 117 <?page no="118"?> Jarrety, Michel dir. La Poésie française du Moyen Âge jusqu’à nos jours, Paris, PUF, 1997. Jouanna, Arlette. Le Prince absolu. Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Paris, Gallimard, 2014. Jouhaud, Christian. Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. Méniel, Bruno. Renaissance de l’épopée. La poésie épique en France de 1572 à 1623, Genève, Droz, 2004. Mesnard, Jean dir. Précis de littérature française du X V I Ie siècle, Paris, PUF, 1990. Picard, Raymond. La Poésie française de 1640 à 1680. Poésie religieuse. Épopée. Lyrisme officiel, Paris, SEDES, 1964. Reguig, Delphine. «-L’Art poétique de Boileau, une œuvre en recueil », Nadia Cernogora, Emmanuelle Mortgat-Longuet, Guillaume Peureux dir., Arts de poésie et traités du vers français (fin X V Ie - X V I Ie siècles). Langue, poème, société, Paris, Classiques Garnier, 2019, p.-335-350. Rohou, Jean. Le X V I Ie siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002. Tadié, Jean-Yves dir. La Littérature française : dynamique et histoire, t. I, Paris, Gallimard, 2007. Wagner, Lucien. Politique du héros chrétien. Clovis (1657) de Desmarets de Saint-Sorlin et Saint Louis (1658) de Pierre Le Moyne, Paris, Classiques Garnier, 2023. 118 Lucien W A G N E R <?page no="119"?> II. Poésie et usage en tension <?page no="121"?> 1 Théophile de Viau, « Élégie à une dame », v. 71-76, rééd. dans Œuvres complètes, éd. Guido Saba, Paris, Champion, 1999, t. 1, p.-203-204. 2 Guillaume Peureux, « Éléments pour une histoire de l’invention d’une figure de poète : Malherbe », Pour des Malherbe, Laure Himy-Piéri et Chantal Liaroutzos éds., Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p.-21-30. «-Inventer quelque nouveau langage-»-: les pointes de Théophile de Viau ou la tentation d’une langue neuve en 1620 Melaine F O L L I A R D Ciellam, Aix-Marseille Université Quelques vers célèbres, initialement parus dans le Second Livre des Délices de la poésie française du très malherbien Toussaint du Bray en 1620, résument la po‐ sition paradoxale de Théophile de Viau vis-à-vis de la révolution malherbienne : Imite qui voudra les merveilles d’autrui, Malherbe a très bien fait mais il a fait pour lui. Mille petits voleurs l’écorchent tout en vie-: Quant à moi ces larcins ne me font point d’envie, J’approuve que chacun écrive à sa façon, J’aime sa renommée et non pas sa leçon 1 . Pour les lecteurs modernes, il est difficile d’y voir clair. D’un côté, le poète témoigne son admiration pour un auteur dont le rayonnement s’étend bien au-delà du cercle de ses écoliers 2 ; de l’autre, le discours railleur de Viau à l’endroit des disciples du poète grammairien montre la place problématique qu’occupe sa figure dans un champ littéraire émergent. Malherbe est un colosse aux pieds d’argile. Figure incontournable qui permet à Viau de se hisser dans l’arène littéraire en 1620, Malherbe n’est pas qu’une « leçon », c’est aussi un nom, que l’on peut tour à tour aduler, moquer ou dénigrer. Mais la critique formulée par Viau en 1620 indique aussi que le renversement de perspective <?page no="122"?> 3 G. Peureux, « Malherbe et le commentaire de poésie au XVII e siècle. Commenter et réécrire-»,-Dix-septième siècle, vol. 260, n o 3, 2013, p.-455-468. 4 Claude Faisant, Mort et résurrection de la Pléiade, Josiane Rieu et alii éds., Paris, Champion, 1998 ; Stéphane Macé, « Entre polémique et vision syncrétique : les héritiers de Ronsard au cours du premier XVII e siècle », Littératures classiques, vol. 75, n o 2, 2011, p.-95-107. 5 G. Peureux, « Éléments pour une histoire de l’invention d’une figure de poète : Malherbe », art. cit., et Laurence Giavarini, « Écrire le groupe, écrire en groupe : pour une histoire du fait social de la littérature sous l’Ancien Régime », Les Dossiers du Grihl-[En ligne], 01-|-2022, mis en ligne le 01 janvier 2022. URL-: http: / / journals.opn edition.org/ dossiersgrihl/ 8103-; DOI-: https: / / doi.org/ 10.4000/ dossiersgrihl.8103. 6 «-Élégie à une dame-», éd. cit, v. 88, p.-204. 7 Hypothèse développée dans notre thèse de doctorat, Œuvre et désœuvrement : Théophile de Viau jusqu’à son procès, Aix-Marseille Université, novembre 2013. 8 Pascal Debailly, « Théophile et le déclin de l’ethos satirique », La parole polémique, Gilles Declercq, Michel Murat, Jaqueline Dangel éds., Paris, Champion, 2003, p. 149-171. historique incarné par Malherbe dans la pratique et dans la représentation de la poésie 3 ne fait pas l’unanimité 4 . La critique de Viau repose sur trois éléments distincts : premièrement, il faudrait mettre à distance un impératif de rationalité critique (une attention soutenue à l’elocutio et à la correction des vers), quand cet impératif contre‐ vient à la liberté de l’imagination créatrice, par essence incontrôlable ; en deuxième lieu, au nom du refus superbe de toute forme d’asservissement, Viau récuse l’idée d’une sociabilité poétique fondée sur l’autorité d’un groupe 5 , c’est-à-dire les malherbiens, présentés ici comme une horde de plumitifs singes du maître ; en troisième lieu, contre Malherbe, mais avec Ronsard, Viau considère que le prestige aristocratique de la poésie repose moins sur sa contribution à une grammaire de la civilité que sur sa puissance visionnaire, sa capacité à donner à voir : plutôt que le « bon usage », il faudrait donc privilégier la «-bonne vision 6 -». Faut-il croire que la prise de position de Viau relève d’un simple concours de circonstances, contemporaines de son passage à une pratique professionnelle des lettres ? Selon cette hypothèse, le poète chercherait à se frayer un chemin dans le monde de l’imprimé et à s’y rendre clairement reconnaissable 7 , drapé des habits de la satire 8 ; il oserait se présenter en rival de Malherbe, quitte à passer pour un tenant de la vieille école, regrettant tour à tour Desportes et Régnier. Au contraire, à travers cette audacieuse tentative pour se faire naître en tant qu’écrivain à travers une représentation fantasmatique de l’altérité poétique, ne doit-on pas penser que Viau parvient à censurer les censeurs, c’est-à-dire à faire valoir une position de poète moderne à travers un réquisitoire contre 122 Melaine F O L L I A R D <?page no="123"?> 9 Danielle Trudeau, Les Inventeurs du bon usage, Paris, Minuit, 1992. 10 «-Élégie à une dame-», éd. cit., v. 154-156, p.-206. 11 « Élégie à une dame », ibid., v. 118 et 119, p. 208. Pour une analyse plus détaillée de la question de l’inspiration chez Viau, voir Melaine Folliard, « Le bannissement des Muses : Théophile de Viau ou l’immanence de l’inspiration », Littératures classiques, vol. 102, n o 2, 2020, p.-47-61. 12 «-Élégie à une dame-», ibid., v. 148, p.-205. 13 Voir notre réédition des Œuvres complètes du poète chez Classiques Garnier, à paraître. 14 Voir par exemple l’étude de Käthe Schirmacher (1895) dans Le Bruit du monde, Théophile de Viau au XIX e -siècle, Melaine Folliard éd., Paris, Classiques Garnier, 2010. 15 «-Élégie à une dame-», ibid., v. 119, p.-205. la toute-puissance du « bon usage » en poésie 9 . Le caractère intempestif d’une telle déclaration placerait alors ce poète relativement neuf, plus connu pour ses frasques à la cour que pour l’étendue de ses écrits, dans une situation d’éloignement définitif avec Malherbe et les malherbiens. Tel est du moins le programme fixé par cette satire juvénile, rebaptisée en 1620 : « Élégie à une dame » et placée au seuil du recueil collectif individuel de ses Œuvres parues l’année suivante : « Il faudrait, conclut l’élégie, inventer quelque nouveau langage,-» Prendre un esprit nouveau, penser et dire mieux Que n’ont jamais pensé les hommes et les dieux 10 . Aucune lime ne vient « bien polir les vers » pour cet adepte d’une étrange modernité qui se définit par le refus de toute « règle » d’écriture et par la revendication d’une inspiration débordante, attitude des plus désuètes en apparence 11 . Au cœur de sa démarche, le poète prône une liberté chérie, la noblesse d’un tempérament impétueux, l’irréductibilité d’un esprit qui n’écoute que son sang, l’emportement d’une «-fureur 12 -» caractéristique de l’inspiration du poème héroïque. Pourtant, une telle profession de foi entre en contradiction directe, d’un part, avec les pratiques du poète en matière de choix de langue, de correction des vers et de réécriture de ses œuvres imprimées 13 et, d’autre part, avec son ambition non dissimulée d’exercer un rôle - dans le sens sociologique du terme - dans l’espace linguistique de la mondanité. Pour le dire autrement, notre propos n’entend pas reconduire une comparaison, projet contre projet, entre Viau et Malherbe 14 , mais doit s’interroger sur les conditions dans lesquelles Théophile de Viau a pu prétendre occuper une position d’autorité dans le champ littéraire naissant, sans que son exercice de la langue poétique ne vînt nécessairement s’opposer aux modèles développés par les malherbiens. D’ailleurs, dans cette volonté rebelle d’«-écrire confusément 15 -» sans s’en tenir à un plan préalable ou à une doctrine commune, ne peut-on pas lire la tentation «-Inventer quelque nouveau langage-»-: les pointes de Théophile de Viau 123 <?page no="124"?> 16 Voir, par exemple, la critique formulée par Claude Billard, en tête de ses Tragédies françaises en 1610, contre les « pointes toutes émoussées » des « simples grammairiens » qui osent se démarquer de l’héritage de Ronsard, cit. dans Ferdinand Brunot, La Doctrine de Malherbe, d’après son commentaire sur Desportes, Paris, Masson, 1891, p. 550 [Reprint Paris, France-Expression, 1972]. de faire coexister deux espaces contemporains, celui des « beaux esprits » de la cour et celui des «-esprits forts-» des cabarets-? Pour réfléchir à cette question, nous prendrons appui sur un élément sty‐ listique très en vogue dans la production de la poésie française du premier XVIIe siècle : les pointes poétiques. Marqueur fort du partage polémique qui se fait jour dans les années 1610 entre les nostalgiques d’une langue inspirée, sur le modèle de Ronsard, et les acteurs de la normalisation de la langue française 16 , les pointes jouent un rôle discriminant dans la réception de Viau : jugées artificielles, elles témoignent pour nombre de ses contemporains d’un manque de vigueur et de rigueur linguistiques. Pourtant, par le réexamen de certaines pointes dont la légitimité a été mise en cause, nous voudrions signaler que, chez cet écrivain, la réflexion sur la langue relève moins d’un problème d’écart par rapport à l’édification des normes d’une langue commune (approche diachronique) que d’une recherche d’efficacité du langage par rapport à la représentation du réel (approche synchronique). Ainsi, nous soutiendrons l’idée suivante : la poésie de Viau est le lieu de pro‐ duction d’une pensée originale de la langue. Prenant appui sur une conception pragmatique de la parole, son écriture vise à expérimenter la matérialité du langage, la capacité de celui-ci à produire et à rendre compte, par lui-même, du réel et de sa propension ontologique à générer une forme qui ne se réduit en aucun cas à une norme. En réalité, quand Viau refuse la « leçon » de son illustre aîné, ce n’est pas la valeur poétique de Malherbe qu’il conteste mais une certaine conception de l’idéalité linguistique : Viau prétend se dresser contre l’autorité d’un logos poétique qui ordonne le monde en catégories distinctes dans lesquelles chaque mot ouvre sur un concept. Plus précisément, le poète ne conçoit pas son rôle comme celui qui consisterait à faire jaillir les idées, dans l’organisation systématique d’une langue et dans la capacité de celle-ci à produire de la signification ; Viau conçoit l’écriture comme une manière de faire apparaître les choses, à la faveur de l’expérience singulière d’un monde atomisé en des êtres particuliers. 124 Melaine F O L L I A R D <?page no="125"?> 17 Expression employée par Claude Billard, cit. dans Ferdinand Brunot, La Doctrine de Malherbe, op. cit., p.-550. 18 Mathilde Bombart, « Un antijésuitisme ‘‘littéraire’’ ? La polémique contre François Garasse », Les Antijésuites : Discours, figures et lieux de l’antijésuitisme à l’époque moderne, Pierre-Antoine Fabre et Catherine Maire éds., Rennes, PUR, 2010, p.-179-196. 19 Marc Vuillermoz, « Rhétorique et dramaturgie : le statut de la pointe dans le théâtre des années Richelieu-», Camenae n°21 - Correction, clarté, élégance-: poésie et idéal oratoire (1550-1650), Actes du colloque des 28 et 29 mai 2015, EPHE, PSL, dir. Carine Barbafieri, Perrine Galand-Hallyn, Virigine Leroux et Jean-Yves Vialleton, article en ligne : ht tps: / / www.saprat.fr/ media/ ede2b6ae14ba557680815a50cd9aff34/ camenae-21-13-article -m-vuillermoz.pdf 20 Théophile de Viau, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, V, 2, v. 1227-1228, Œuvres complètes, éd. cit, 1999, t. II, p.-135. Un poète hors-la-langue En matière linguistique, deux sortes de griefs se sont formés dans le courant du XVIIe siècle contre Théophile de Viau. Viau ou le reproche d’une langue stérile D’abord, dans le courant des années 1630, le poète est accusé de faire un usage immodéré de la langue poétique, au risque d’en dévoyer les effets rhétoriques et de la faire sortir de l’exemplarité mondaine à laquelle on l’assigne. Dans ce procès de l’inaptitude littéraire, l’utilisation fréquente de pointes poétiques, à la clôture d’un poème ou à la fin d’une strophe, est un élément à charge : en effet, très rapidement dans le XVIIe siècle, pour de nombreux lecteurs, les pointes de Théophile ne constituent plus un témoignage de son bel esprit inventif mais, au contraire, la preuve du manque de densité linguistique d’un «-petit cajoleur de cour 17 ». Encore périphérique au moment de la querelle anti-libertine des années 1620 18 , cette critique se cristallise, en 1632, autour de l’usage des pointes au théâtre 19 . Bien avant Boileau, Vion d’Alibray raille l’utilisation hors de propos d’une pointe par Thisbé à la fin de la tragédie des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé-: Ha-! voici le poignard qui du sang de son maître S’est souillé lâchement-; il en rougit, le traître 20 . Comment trouver le temps d’invectiver un poignard quand on est plongé dans le désespoir et qu’on s’apprête à commettre l’irréparable ? Comment trouver le temps de faire des pointes, alors que le moment dramatique se prête plutôt à la traduction des émotions tragiques-? «-Je trouve-», dit Vion d’Alibray, «-Inventer quelque nouveau langage-»-: les pointes de Théophile de Viau 125 <?page no="126"?> 21 C. de Vion Dalibray, « Advertissement »,-L’Aminte du Tasse,-pastorale fidellement tra‐ duite de l’italien en vers françois, Paris, Pierre Rocolet, 1632, cité par Guido Saba, Fortunes et infortunes de Théophile de Viau, Histoire de la critique suivie d’une bibliographie, Paris, Klincksiek, 1997, p.-37. que [Thisbé] devrait rougir, et que ces paroles l’accusent plus qu’elles ne font ce poignard, d’avoir trahi Pyrame. Car comment une personne vraiment touchée aurait-elle de semblables pensées qui tant s’en faut qu’elles percent, qu’elles ne piquent pas seulement, mais ne font que nous chatouiller l’âme, et nous exciter à rire en nous-mêmes, qui est un mouvement bien léger principalement pour une action tragique 21 -? Avec une pointe d’humour, Vion d’Alibray insiste sur le verbe «-rougir-» et dé‐ nonce un usage inapproprié de la syllepse. La faute n’est pas seulement d’ordre esthétique - relative à l’impératif de la vraisemblance de la représentation -, elle est également une erreur dans le maniement de la langue poétique, qui doit se soumettre à des règles d’usage. Ainsi, plutôt que de conformer son propos à l’idéal de clarté et de transparence de la langue commune, Viau se perdrait dans le fourmillement du langage, dans ses apparences fuyantes, dans ses miroitements infinis. Ce n’est donc pas seulement Thisbé qui pense mal le moment tragique, ce serait Viau qui penserait mal la langue, de façon équivoque. Théophile de Viau, une langue étrangère-? Le poète penserait mal la langue, et la parlerait de façon imparfaite. Parallè‐ lement au défaut de maîtrise rhétorique précédemment évoqué, le poète se voit reprocher un manque d’expertise dans la langue française. Il en aurait fait un usage impropre. Tout au long du XVIIe siècle, l’œuvre de Théophile de Viau est consultée avec assiduité et sert de réservoir idiomatique pour de nombreux écrivains, commentateurs ou traducteurs. Mais son authenticité linguistique fait l’objet d’un soupçon. Cette nouvelle ère critique se déploie en deux temps, comme le résume l’exemple suivant. D’abord, jusqu’au milieu du siècle, il est encore possible d’admirer ouvertement l’érudition classique d’un poète formé dans les meilleurs académies protestantes. Ainsi, dans sa traduction savante de L’Énéide, Michel de Marolles n’hésite pas à rendre hommage au « Poëte Théophile », en incorporant à sa traduction en alexandrins certains des octosyllabes les plus fameux du poème «-Le Matin-»-: L’Aurore au front du jour semant l’Or & l’Yvoire, Le Soleil sort de l’onde, estant lassé de boire-: Ses Chevaux sont de flâme, & de clarté couverts, Tenant leur bouche ouverte, & leurs nazeaux ouverts-: 126 Melaine F O L L I A R D <?page no="127"?> 22 Virgile, L’Enéide de Virgile, livre douzième, dans Toutes les œuvres de Virgile traduites en vers françois […], seconde partie, Michel de Marolles trad., Paris, Jacques Langlois, 1673, p.-530-531. 23 Ibid., p. 631. Et Michel de Marolles de citer les deux premiers quatrains du « Matin », dans la version initiale du Cabinet des Muses (« Description d’une matinée », dans Le Cabinet des Muses, Rouen, David Du Petit Val, 1619, p.-650). 24 Urbain Chevreau, Billets critiques, « À Monsieur… », Œuvres mêlées […] première partie, La Haye, A. Moetjens, 1697, p.-244. 25 F. Brunot, La Doctrine de Malherbe, op. cit., p.-426 et suiv. 26 U. Chevreau, Billets critiques, éd. cit., p.-243. Ils partagent les flots foulant la Mer profonde, Et ronflent en montant la lumiere du monde 22 . Comme il le précise dans ses Remarques sur le douzième livre, Michel de Marolles traduit Virgile dans l’idiome du poète pour suggérer l’étroite solidarité entre le français de Théophile et le latin de Virgile. Sur le ton de l’hommage parodique, il s’agit de signifier par deux fois la dette infinie de la langue française à son modèle classique-: L’Aurore au front du jour. J’ay affecté en cét endroit d’imiter, & de parodier mesme ce que le Poëte Theophile en avoit écrit dans quelques-unes de ses Stances, où il avoit en veuë cét endroit de Virgile, ce que je n’ay pas jugé necessaire de faire d’aucun autre que de celuy-cy seul 23 . Quelques décennies plus tard, Viau semble avoir perdu toute magnificence en matière de langue française. En 1697, dans un Billet critique, Urbain Chevreau rappelle le lien de filiation du poète avec Virgile mais il ajoute cette remarque cruelle : « Mais on ne dit point ronfler la lumière, parce qu’on ne dit point, ronfler un chose ; et que ronfler est un verbe neutre 24 . » C’est la condamnation suprême pour un poète : ne pas savoir comment on dit, et ne pas savoir le dire aux autres. En réalité, une telle critique de l’utilisation abusive de compléments après des verbes intransitifs a mûri à travers le XVIIe siècle, de Malherbe à Vaugelas 25 ; pour Chevreau, elle correspond à un geste critique de refondation. D’un coup de griffe, il s’agit de faire sortir du domaine de compétence de la littérature tous ceux qui se seraient hasardés à faire des vers en français en privilégiant les structures syntaxiques de la grammaire latine, au détriment des usages linguistiques du français parlé à la cour. Le début du billet est sans appel-: Il y a, Monsieur, dans la Poësie & dans la Peinture, de certains traits dont le jugement est réservé aux Maîtres de l’art ; & beaucoup de gens seraient plus sages qu’ils ne le sont, s’ils ne faisaient le métier des autres 26 . «-Inventer quelque nouveau langage-»-: les pointes de Théophile de Viau 127 <?page no="128"?> 27 Fr. de Malherbe, « Lettre à Racan, 4 novembre 1624 », dans Les Œuvres de François de Malherbe, livre II, Paris, Charles Chappelain, 1630, p.-578. 28 Aline Smeesters, « Traductions latines de morceaux choisis de Corneille et de Théophile de Viau : les exercices poétiques du père Du Cerceau s.j. (Carmina, Paris, 1705) », dans « Habiller en latin ». La traduction de vernaculaire en latin entre Moyen Âge et Renaissance, Françoise Fery-Hue et Fabio Zinelli éd., Paris, École nationale des Chartes, «-Études et rencontres de l’École des Chartes-», 2018, p.-343-366. 29 Nathalie Fournier, « Le discours des grammairiens au XVII e siècle », dans Littératures classiques, n°50, printemps 2004, Les Langages au XVII e siècle, p. 167-196. Sur l’usage de la langue latine chez Viau, voir M. Folliard, « "Si j’avais la vigueur de ces fameux latins…" Idéal et nostalgie du latin chez Théophile de Viau », Studi Francesi, LIII, n° 159, 2009, p.-481-505. En écho au jugement de Malherbe qui reprochait au poète « de n’avoir rien fait qui vaille au mestier dont il se mesloit 27 », ce raisonnement ne vise donc plus seulement à condamner des emplois jugés fallacieux mais aussi à interdire l’accès de l’écrivain à la mémoire de la langue. Or il est remarquable que l’accu‐ sation soit formulée à partir d’un rapprochement avec la langue latine : la valeur d’honorabilité associée à la fréquentation et à l’imitation des auteurs classiques, que l’on retrouve à la même époque dans les traductions néo-latines de l’ode de Théophile, est largement dégradée dans le cas du français 28 . Désormais, le modèle littéraire du latin, qui motivait la construction de la métaphore en français, signale de façon spectaculaire le décalage de l’écrivain avec l’univers linguistique de ses lecteurs. Tout à coup, il semble que l’on ait occulté le fait que l’écrivain gascon, familier depuis son plus jeune âge de la langue latine, lit, écrit et pense la langue française à travers le cadre de référence du latin, en vers comme en prose 29 . Désormais, Viau se voit soumis à une question étrangement moderne. Cette question pourrait être reformulée ainsi : quelle prétention un écrivain pourrait-il avoir à écrire en français s’il ne différencie pas les stylèmes poétiques et les expressions non idiomatiques ? Ainsi, la condamnation de certaines des pointes les plus célèbres de Viau participe au XVIIe siècle d’une histoire de l’anomalie culturelle du poète : conscients du bilinguisme du poète, les lecteurs ne parviennent plus à le fixer dans une langue spécifique. En moins de cinquante ans, le poète banni est devenu un monument d’étrangeté. La langue, mécanique du vivant Il faudrait remonter le cours de cette histoire et relire plus méticuleusement les deux extraits évoqués plus haut afin de signaler que Viau n’a nullement cherché à incarner le statut d’un « barbare » dans sa langue mais à inventer ou à réinventer l’idéal d’une relation spontanée entre les mots et les choses. La 128 Melaine F O L L I A R D <?page no="129"?> question est de savoir si ce « nouveau langage » revendiqué par le poète dispose d’une puissance normative, ou s’il reste une tentative isolée, non communicable en l’espèce. Les extraits de Pyrame et Thisbé et du « Matin » fonctionnent de façon très différente l’un de l’autre, non seulement sur le plan esthétique mais surtout sur le plan linguistique. On décrira la célèbre pointe de Thisbé comme l’élément saillant d’un processus stylistique qui vise à donner au mythe ovidien une manifestation linguistique éclatante à la fin de la pièce (manifestation à entendre dans un sens phénoménologique). En revanche, l’image qui clôture le deuxième quatrain du «-Matin-» constitue un élément remarquable dans un processus de description et d’analyse du monde. Sur le plan sémantique, les pointes offrent une expérience quasi organique du langage et du monde ; mais, sur le plan ontologique, les pointes découvrent la rationalité du vivant, ses mécanismes, on dirait même : sa physique. L’écriture poétique parvient-elle à combiner ces deux plans ? Nous voudrions suggérer que, chez Viau, la rationalité ne relève pas d’une opération d’abstraction intellectuelle mais plutôt d’une faculté de la matière à produire par elle-même son propre univers, dont le langage est à la fois la manifestation et l’origine. Les pointes poétiques offrent une voie d’accès privilégiée à cette expérience singulière. La pointe comme expérience synthétique- Dans le cas de Pyrame et Thisbé, la pointe ne saurait être dissociée du contexte du distique où elle apparaît. Il est vrai que la personnification du poignard, surpre‐ nante en tant que telle (« il en rougit, le traître »), paraît entériner une confusion entre le sens matériel du «-sang-» (évoqué dans la première partie du distique) et le sens moral de la honte, annoncé au commencement de l’alexandrin, grâce à l’utilisation d’un verbe pronominal polysémique (« s’est souillé ») et, surtout, grâce à l’adverbe accentué qui lui est adossé (« lâchement »). Cependant, Viau ne cherche pas à maintenir une hésitation entre les deux significations matérielles et morales : en effet, comme le suggère l’usage même d’un pronom adverbial « en » mis en vedette après la césure, et le raccourcissement rythmique qu’engendre la cataphore, le poète tente une synthèse entre les deux niveaux de lecture qui ne forment plus désormais qu’une seule et unique réalité, une seule et unique action dont le verbe « rougir » est le réceptacle. Cette réalité est incarnée dans la langue, à travers le suffixe inchoatif du verbe : on voit cette matière se mouvoir et s’émouvoir, dans un même mouvement. Mais la clôture spectaculaire de la pointe ne doit pas occulter le fait que Viau, dans la saisie de ce mouvement, vient recueillir, sous une forme condensée, une expérience de lecture du mythe ovidien. En effet, un seul mot suffit ici à contenir l’ensemble «-Inventer quelque nouveau langage-»-: les pointes de Théophile de Viau 129 <?page no="130"?> 30 Voir aussi Stéphane Macé, « Pointes baroques contre douceur classique : les ambiguïtés de Boileau », Nicolas Boileau (1636-1711) - Diversité et rayonnement de son œuvre, Rainer Zaiser éd., Œuvres et critiques, XXXVII, Gunter Narr, 2012, p.-9-21. 31 Th. de Viau, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, éd. cit., v. 1181-1182, 1183, 1185, 1188 et 1190, p.-134, on souligne. du récit. Pour Ovide, tous les éléments matériels du monde sont la manifestation d’un récit. Le récit se déploie pour établir l’origine et la cause des choses : si les mûres sont rouge sang, c’est parce que les amants se sont aimés jusqu'à la mort, que leur désir dégoutte d'un plaisir tragique et, surtout, que Thisbé a demandé à l'arbre de conserver cette couleur comme une métonymie de leurs amours ensanglantées. Théophile de Viau tourne les choses d’un point de vue bien plus matérialiste : il semble que les choses sont mues par elles-mêmes, sous l’effet de leur nature (la couleur, le mouvement, qui va de la vie à la mort, et inversement). Alors que chez Ovide, la nature était présentée comme le résultat d’un récit dont les éléments s’organisaient dans une chronologie, chez Viau, la nature paraît conduite par sa propre intentionnalité. Or ce primat accordé à l’action de la nature tient à l’idée d’inachèvement portée par le verbe « rougir », dont la pointe est chargée de dévoiler le processus de création perpétuelle. Par ailleurs, cette pointe mériterait d’être étudiée dans un cadre textuel plus large 30 : on devrait alors s’atteler à l’idée que cette pointe exerce un rôle classificatoire comparable à celui d’un index grammatical et lexical et qu’elle sert, de façon métadiscursive, à mettre en forme un recueil de lieux communs sur la langue. En effet, on relèvera que le verbe «-rougir-» fait signe vers un réseau de pointes qui se développent, un peu plus haut dans le texte, selon un même modèle dynamique de verbe. En voici quelques exemples notables, qui s’enchaînent dans le texte-: Je vois que le rocher s’est éclaté de deuil Pour répandre des pleurs, pour m’ouvrir un cercueil-; Ce ruisseau fuit d’horreur qu’il a de mon injure ; L’Aurore à ce matin n’a versé que des pleurs-; Cet arbre […] A bien trouvé du sang dans son tronc insensible ; La terre a sué du sang qu’il a vomi 31 . Dans cette série métaphorique, il faut signaler trois éléments saillants : a) d’abord, tous les verbes mentionnés forment une grappe autour du verbe «-changer-» (« son fruit en a changé », v. 1189), comme si, à partir d’une glose du v. 125 des Métamorphoses, Viau se livrait à un jeu de variations infinies 130 Melaine F O L L I A R D <?page no="131"?> 32 Il serait également possible d’intégrer à cette analyse l’intertexte dantesque identifié par Stéphane Macé, art. cit., p.-13. 33 Ibid., p.-12. 34 Th. de Viau, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, éd. cit., v. 1185-1190, p.-134. sur la couleur sombre de la mûre 32 . b) Ensuite, l’utilisation de verbes génère des compléments, de façon massive et quasi naturelle. De tels compléments font du paysage pastoral un moyen de rendre compte du bouleversement affectif. Pour Stéphane Macé, un « principe de causalité 33 » établirait l’origine de la métamorphose dans la douleur amoureuse. Au contraire, nous pensons que l’attention portée à des constructions verbales « agissantes » dévoile une mécanique aveugle de la matière sur laquelle l'humain n'a pas prise. Selon nous, le sentiment tragique de Thisbé se coule et se développe dans les pulsations primitives de la nature. Le sentiment émane des mouvements de la matière, et non l’inverse. c) Enfin, cette vision mécaniciste de la nature repose sur une expérience perceptive où la langue semble elle-même engagée dans les grands élancements de la matière. En se fondant dans le chronotope tragique d’un avènement du jour et de la disparition de la nuit, les objets qui ornent le décor pastoral se partagent entre des jeux d’éclats des coloris et des effets d’éclaircissement de la matière. Le lecteur devient spectateur d’un langage poétique qui semble circuler, se coaguler et s’éclaircir sous ses yeux, par une pure émotion du réel-: Et cet arbre, touché d’un désespoir visible, A bien trouvé du sang dans son tronc insensible, Son fruit en a changé, la lune en a blêmi, Et la terre a sué du sang qu’il a vomi 34 . Par l’enchaînement des métaphores dans le vers, le poète fait de la pointe un outil pour mettre la langue à l’épreuve et l’inscrire dans une perpétuelle actualisation de l’expérience perceptive. Pourtant, dans un tel passage marqué par l’intensification des ressources langagières et rhétoriques, la profusion des pointes n’exprime pas uniquement le dérèglement mélancolique des sens mais elle offre, avant tout, une appréhension accrue de la réalité décrite, à la faveur de la réitération des procédés grammaticaux dans le contexte spécifique de l’alexandrin. En d’autres termes, la langue poétique met en lumière une « vision » singulière de la réalité parce qu’elle parvient à mobiliser, de façon synthétique, une catégorie de la langue que le lecteur identifie plus facilement grâce au travail des vers. Il résulte de la lecture de ce passage l’idée que l’écriture de pointes fait apparaître une forme de clarté métrique de la langue, qui permet de dessiner les arêtes du réel, de façon quasiment géométrique. Peut-être est-ce «-Inventer quelque nouveau langage-»-: les pointes de Théophile de Viau 131 <?page no="132"?> 35 D’une part, « Les chevaux du Soleil […] emplissent l’air de leur hennissement / Ils sont pleins de feux-», et, d’autre part, « les quadrupèdes intrépides par ces feux / Qu’ils ont dans la poitrine, qu’ils exhalent de leur bouche de leurs naseaux… » (Respectivement Mét, II, 154-155 et Mét, II, v. 84-85, « Quadrupedes animosos ignibus illis / Quos in pectore habent, quos ore et naribus efflant »), Ovide, Les Métamorphoses, Olivier Serres trad., Paris, Les Belles lettres, 2019. à ce point de l’œuvre que l’on atteint le sublime théophilien. Ce sublime ne relève pas de la transcendance des idées ou de la religion mais se fonde sur une expérience immédiate de la poétique. Pour Théophile de Viau, la vérité ne loge pas dans un discours ou dans une « leçon » que l’on pourrait transmettre, par l’enchaînement des mots ou des idées, mais elle se situe dans l’expérience du vivant. La langue s’inscrit dans cette mécanique matérielle dont elle dévoile le fonctionnement phénoménologique. Une phénoménologie du vivant En apparence, l’image employée à la fin de la deuxième strophe du « Matin » présente un cas de transparence poétique analogue : éloignée de son sujet par son refoulement à la fin du deuxième module de strophe, la construction du groupe verbal « ronflent la lumière du monde » met en évidence les éléments constitutifs du complément d’objet (le GN et son expansion). Pour un lecteur moderne, l’expression semble saugrenue. En réalité, cette impression d’étran‐ geté doit être nuancée, si l’on se rappelle que « ronfler » s’emploie souvent pour « écumer » au début du XVIIe siècle. Mais il y a plus étonnant ici : à la différence des métaphores naturalistes déployées dans la complémentation des verbes par Thisbé dans sa tirade (par exemple, «-Ce ruisseau fuit d’horreur qu’il a de mon injure »), le COD, dans l’expression « ronflent la lumière du monde », ne fabrique pas une métaphore. Ici, il ne s’agit plus de fondre les éléments de la nature dans l’unicité d’un coloris mais, au contraire, de déplier ces éléments et d’en décrire ainsi l’arrivée progressive. Dans la tradition érasmienne, l’image frappante relève du lieu commun naturel. Dans un tel cas, il n’est plus alors question de synthétiser le mythe ovidien mais de se décharger de sa matière narrative, pour n’en retenir que des figures claires, déductibles à partir du sens du verbe. Mais une telle clarté n’est pas celle des idées en soi : il ne s’agit plus de rattacher une signification à une idée mais d’expérimenter le signifié, en tant qu’idée, comme un processus matériel dans lequel s’organise un monde de choses. «-Ronfler-» ne saurait être défini comme un synonyme, signifier est désormais considéré comme l’actualisation d’un processus phénoménologique. Ainsi, d’un côté, la strophe peut être envisagée comme le résultat d’une contamination savante de deux passages du livre II des Métamorphoses d’Ovide 35 ; d’un autre 132 Melaine F O L L I A R D <?page no="133"?> 36 La Seconde Sepmaine de Guillaume de Saluste, Seigneur du Bartas […], Rouen, R. Du Petit Val, 1616, p. 33 [Édition moderne : La sepmaine ou Creation du monde, Jean Céard et alii éd., Paris, Classiques Garnier, 2011]. 37 « Ode I » de La Maison de Sylvie (1624), v. 5-6, rééd. dans Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p.-201. côté, ce travail d’exégèse est indissociable d’une opération d’actualisation de la langue. Par actualisation, il faut entendre deux choses principalement : d’abord, Viau s’autorise cette figure en français parce qu’il en a trouvé une première traduction dans un passage de La Sepmaine de Du Bartas, intitulé «-Description d’un beau cheval » : « bouche grande écumeuse, / Naseau qui ronfle, ouvert, une chaleur fumeuse » 36 . Par ailleurs, l’actualisation a lieu dans l’écriture de la langue, ici et maintenant : en déchargeant progressivement l’image de son contenu métaphorique et mythologique, Viau ne conserve du mythe que son aura verbale, permettant, comme il le dit ailleurs, de « passe[r] des crayons dorés-/ Sur les lieux les plus révérés 37 ». Paradoxalement, l’image concrète fait peu à peu s’évaporer la perception elle-même, pour ne laisser trace que d’une nouvelle manifestation de la signification. L’idée signifiée par le mot n’est pas un objet clair et distinct mais quelque chose qui apparaît peu à peu, dans le développement chronologique matérialisé par la syntaxe. Ainsi, pour Viau, la langue permet de penser autrement : à proprement parler, il n’y a plus d’idées signifiées mais une production phénoménologique du sens. De ce point de vue, la langue générée par la poésie renouvelle un lien sublime avec tous les matins du monde. Conclusion L’utilisation des pointes chez Théophile de Viau manifeste moins une série d’écarts logiques par rapport à des normes d’usage qu’elle ne suggère la recherche d’une méthode pour penser. À ce titre, nous avons identifié deux fonc‐ tionnements des pointes. Le premier modèle est synthétique-et non rationnel à proprement parler : à travers la dynamique polysémique de la pointe, ce modèle permet d’expérimenter une autre manière de « penser ». Il ne s’agit pas, selon les procédures de la raison, d’additionner plusieurs significations pour un même mot, mais de saisir intuitivement, en un acte de compréhension unique, la puissance évocatoire du mot, son pouvoir de rayonnement et de diffusion dans le réel. Dans ce cas-là, la densité du langage permet d’appréhender la variété du monde. La pointe induit un rapport matérialiste à l’expérience de signification. L’autre modèle est analytique : dans un tel cas, la pointe est l’occasion d’une expérience rationnelle. Mais la rationalité ne relève pas d’une opération du «-Inventer quelque nouveau langage-»-: les pointes de Théophile de Viau 133 <?page no="134"?> lecteur, producteur de concepts et de significations comme dans le premier cas, elle relève de la nature elle-même : la pointe décrit un processus physique, c’est-à-dire les mécanismes de production du vivant. En dépit de leur variété de fonctionnement, ces deux types de pointes participent d’un même usage réaliste du langage poétique. Sur le plan de la signification, les idées disparaissent au profit de la matière dense du langage et du monde ; sur le plan de la rationalité, la logique est un fait mécanique propre à la nature et non à l’esprit humain. Ainsi, engagé dans le mouvement historique d’une langue poétique qui se destine au monde, Viau engage une réflexion sur la matérialité de la langue : ou bien, comme dans son théâtre, il s’agit de mettre en œuvre une conception néo-épicurienne de la langue, représentée comme une puissance atomique capable, par la force de percussion des mots, d’ouvrir la matière du vivant ; ou bien, comme dans ses premiers textes, il s’agit de rendre compte de l’avènement matériel du langage, pris dans un mouvement de production perpétuelle. Bibliographie Sources Chevreau, Urbain. Œuvres mêlées […] première partie, La Haye, A. Moetjens, 1697. Du Bartas, Guillaume Salluste. La Seconde Sepmaine de Guillaume de Saluste, Seigneur du Bartas […], Rouen, R. Du Petit Val, 1616 [Édition moderne : La sepmaine ou Creation du monde, Jean Céard et alii éd., Paris, Classiques Garnier, 2011]. Malherbe, François de, Les Œuvres de François de Malherbe, Paris, Charles Chappelain, 1630 [Édition moderne : Les Poésies, François Lavaud éd. et Alain Génetiot rév. et intr., Paris, STFM, 1999]. Ovide, Les Métamorphoses, Olivier Serres trad., Paris, Les Belles lettres, «-Classiques en poche-», 2019. Vion Dalibray, Charles de, L’Aminte du Tasse, pastorale fidellement traduite de l’italien en vers françois, Paris, Pierre-Rocolet, 1632 [Reprint Cambridge, Omnysis, 1990]. Viau, Théophile de, Œuvres complètes, Guido Saba éd., Paris, Champion, 1999, 3 vol. Viau, Théophile de, Le Bruit du monde, Théophile de Viau au XIX e -siècle, Melaine Folliard éd., Paris, Classiques Garnier, 2010. Viau, Théophile de, Œuvres complètes, Melaine Folliard éd., Paris, Classiques Garnier, 4 vols. à paraître. Virgile, L’Enéide de Virgile, livre douzième, dans Toutes les œuvres de Virgile traduites en vers françois […], seconde partie, Michel de Marolles trad., Paris, Jacques Langlois, 1673. Virgile, Énéide, Jacques Perret trad., Paris, Les Belles lettres, 1977, 3 vol. 134 Melaine F O L L I A R D <?page no="135"?> Études Bombart,-Mathilde, «-Un antijésuitisme «-littéraire-»-? La polémique contre François Garasse-», Les antijésuites-: Discours, figures et lieux de l’antijésuitisme à l’époque moderne, Pierre-Antoine Fabre et Catherine Maire dir., Rennes, PUR, 2010, p. 179-196. Brunot, Ferdinand, La Doctrine de Malherbe, d’après son commentaire sur Desportes, Paris, Masson, 1891 [Reprint Paris, France-expansion, 1972]. Debailly, Pascal, «-Théophile et le déclin de l’ethos satirique-», La Parole polémique, Gilles-Declercq, Michel-Murat et Jacqueline-Dangel éds., Paris, Champion, 2003, p.-149-171. Faisant, Claude, Mort et résurrection de la Pléiade, Josiane Rieu et alii éds., Paris, Champion, 1998. Folliard, Melaine, « "Si j’avais la vigueur de ces fameux latins…" Idéal et nostalgie du latin chez Théophile de Viau »,-Studi Francesi, LIII, n°159,-2009, p.-481-505. Folliard, Melaine, Œuvre et désoeuvrement : Théophile de Viau jusqu’à son procès, Aix-Mar‐ seille Université, thèse dactylographiée, novembre 2013. Folliard, Melaine, «-Le bannissement des Muses : Théophile de Viau ou l’immanence de l’inspiration-», Littératures classiques, vol. 102, n°2, 2020, p.-47-61. Fournier, Nathalie, «-Le discours des grammairiens au X V I Ie -siècle », Littératures classi‐ ques, n°50, 2004, p.-167-196. Giavarini, Laurence, « Écrire le groupe, écrire en groupe : pour une histoire du fait social de la littérature sous l’Ancien Régime », Les Dossiers du Grihl [En ligne], 01 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2022. URL-: http: / / journals.opnedition.org/ dossiersgrihl/ 8103-; DOI-: https: / / doi.org/ 10.4000/ dossiersgrihl.8103. Macé, Stéphane, «-Entre polémique et vision syncrétique-: les héritiers de Ronsard au cours du premier X V I Ie -siècle-»,-Littératures classiques, vol. 75, n o 2, 2011, p.-95-107. Macé, Stéphane, «-Pointes baroques contre douceur classique-: les ambiguïtés de Boileau-», Nicolas Boileau (1636-1711) - Diversité et rayonnement de son œuvre, Rainer Zaiser éd., Œuvres et critiques, XXXVII, 2012, Gunter Narr, 2012, p.-9-21. Peureux, Guillaume, « Éléments pour une histoire de l’invention d’une figure de poète : Malherbe-»,-in Laure Himy-Piéri et Chantal Liaroutzos éds., Pour des Malherbe,-Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p.-21-30. Peureux, Guillaume, « Malherbe et le commentaire de poésie au X V I Ie siècle. Commenter et réécrire-»,-Dix-septième siècle, vol. 260, n° 3, 2013, p.-455-468. Saba, Guido, Fortunes et infortunes de Théophile de Viau, Histoire de la critique suivie d’une bibliographie, Paris, Klincksieck, 1997. Smeesters, Aline, « Traductions latines de morceaux choisis de Corneille et de Théophile de Viau : les exercices poétiques du père Du Cerceau s.j. (Carmina, Paris, 1705)-», dans «-Habiller en latin-». La traduction de vernaculaire en latin entre Moyen Âge et «-Inventer quelque nouveau langage-»-: les pointes de Théophile de Viau 135 <?page no="136"?> Renaissance, Françoise Fery-Hue et Fabio Zinelli éd., Paris, École nationale des Chartes, 2018, p.-343-366. Trudeau, Danielle, Les Inventeurs du bon usage, Paris, Minuit, «-Arguments-», 1992. Vuillermoz, Marc, «-Rhétorique et dramaturgie-: le statut de la pointe dans le théâtre des années Richelieu-», Camenae n°21 - Correction, clarté, élégance-: poésie et idéal oratoire (1550-1650), Actes du colloque des 28 et 29 mai 2015, EPHE, PSL, Carine Barbafieri, Perrine Galand-Hallyn, Virginie Leroux et Jean-Yves Vialleton éds., 2018. Article en ligne-: https: / / www.saprat.fr/ media/ ede2b6ae14ba557680815a50cd9aff34/ c amenae-21-13-article-m-vuillermoz.pdf 136 Melaine F O L L I A R D <?page no="137"?> 1 Nicolas Vauquelin des Yveteaux, Les Œuvres poétiques de Nicolas Vauquelin des Yveteaux, éd. Prosper Blanchemain, Paris, A. Aubry, 1854, p.-17. 2 Boileau, par exemple. Voir : Mercedes Blanco, Les Rhétoriques de la pointe : Baltasar Gracián et le conceptisme en Europe [1992], Paris, Classiques Garnier, 2007, p.-97. 3 Thomas Sébillet, Art poétique françois, éd. Félix Gaiffe et Francis Goyet, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1988, p.-115-116. Éloquence et modernité de la langue poétique dans la pointe de sonnet au XVII e siècle Antoine B O U V E T Université Lyon III---Ihrim Sur la question de la pointe, la pratique poétique du début du XVII e siècle en France entre en nette contradiction avec les postures théoriques et critiques bien connues. Poètes et intellectuels s’accordent majoritairement pour relever le goût douteux des « jeunes esprits, dont le foible cerveau / Veut produire à la Cour un langage nouveau » et qui « Premier que leur sujet vont rechercher les pointes 1 ». Formule marquante par sa brièveté, la pointe trouve pourtant une place cohérente dans le système de valeurs du premier XVII e siècle. Elle est d’abord une marque évidente de la civilité et de l’élégance communicationnelle qui prévalent dans les cercles artistiques et intellectuels ; mais aussi un dispositif rhétorique ambivalent qui fonctionne autant dans la perspective de frapper le lecteur par la vitalité et l’ingéniosité de la parole que dans celle d’une clarté atticiste. La pointe fait donc polémique à juste titre : elle est au carrefour de toutes les réflexions sur les contours et les enjeux de la langue poétique. Même ses plus virulents détracteurs y ont recours et emportent, grâce à elle, quelque succès 2 . Au milieu des critiques, le sonnet fait curieusement office d’espace neutre au sein duquel la pointe finale ne fait pas débat, ni ne suscite l’indignation, mais - au contraire - constitue une attente du lecteur. Thomas Sébillet 3 , Jean <?page no="138"?> 4 Jean Vauquelin de La Fresnaye, L’Art poétique, éd. Georges Pellissier, Paris, Classiques Garnier, 2014, p.-35. 5 Guillaume Colletet, « Discours du Sonnet », L’Art poëtique, Genève, Slatkine reprints, 1970, p.-56-57. 6 André Gendre, Évolution du sonnet français, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p.-65 et sqq. Vauquelin de La Fresnaye 4 et Guillaume Colletet 5 (les trois premiers théoriciens du sonnet en France) se montrent unanimes : directement hérité de l’épigramme, le sonnet se distingue certes par un ton plus haut et plus noble, mais il partage avec elle une construction progressive qui met en valeur - au moins depuis les Regrets de Du Bellay - les derniers vers, garnis d’une pointe, d’un trait d’esprit. Les évolutions syntaxiques que connaît le sonnet au début du XVII e siècle vont dans le sens d’une mise en valeur de cette pointe conclusive. En rupture avec les sonnets à la manière de Ronsard, dont la structure unitaire s'étire souvent en une seule phrase, les sonnets composés à partir de 1570 affichent une syntaxe beaucoup plus morcelée, qui met en scène la dislocation du raisonnement, ses allers-retours et ses contradictions 6 . Le sonnet du XVII e siècle est volontiers fragmentaire, discontinu et procède plus du syllogisme que du chant : il avance par étapes successives, autonomes et qui se répondent, conférant au poème une modernité nouvelle, fondée sur l’argumentation. Décentrée par rapport à l’organisation strophique du texte, la pointe finale occupe malgré tout la fonction centrale du sonnet au point de vue rhétorique. D’une longueur variable, elle ne dépasse que très rarement les limites du dernier tercet et possède une forme d’autonomie par rapport au reste du poème, généralement mise en œuvre par son isolement syntaxique et la rupture sémantique qu’elle introduit. Le discours porté par la pointe de sonnet soutient des effets très divers, mais qui établissent toujours un décalage avec le reste du texte, qu’elle confirme ou qu’elle dénonce la démonstration à l’œuvre dans le reste du poème. Par son caractère astucieux, divertissant et ludique, la pointe confère une forme de matérialité à la poésie. Elle rend évidentes les symétries et les disproportions qui coexistent entre la structure formelle du raisonnement et la profondeur de son impact ; jeux syntaxiques, agencements grammaticaux, combinatoire rhétorique… Autant d’effets de la composition qui fournissent matière à expérimenter avec la langue. La pointe de sonnet témoigne assez net‐ tement d’une manière radicalement moderne d’esthétiser la pensée, opération qui rend sensibles les structures logiques et rhétoriques de la langue. Le sonnet saisit la pensée comme un objet mouvant qu’il revient à la langue de maîtriser 138 Antoine B O U V E T <?page no="139"?> 7 François de Malherbe, Œuvres, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1971, p.-141. 8 Pour plus de clarté, nous retranscrivons le dernier tercet de ce poème tel qu’il est cité par G. Ménage : « Voyez comme de honte elle [l’Aurore] a le teint vermeil,/ Et change de couleur, tant elle est étonnée,/ Croyant de se lever plus tard que le Soleil.-» 9 Gilles Ménage, Dissertation sur les sonnets pour la belle matineuse, éd. Guillaume Peureux, Paris, Hermann, 2014, p.-58-59. 10 Malherbe, Œuvres, p.-167. et d’organiser rationnellement : mettre en forme, mettre en scène la pensée par le langage, et ainsi la représenter. Bien que la pointe de sonnet ne soit jamais théorisée comme objet esthétique par les poètes français du XVII e siècle, elle paraît trouver une place naturelle dans le projet exprimé par Malherbe et ses continuateurs d’une langue poétique universelle et universaliste. Après tout, comme il l’assure lui-même au jeune Louis XIII dans une pointe de sonnet qui ne manque pas de panache : «-Ce que Malherbe écrit dure éternellement 7 ». Cette formule grandiloquente témoigne bien de l’ambition du maître normand : la langue poétique ne doit pas se circonscrire à un temps, ni à un lieu, elle correspond à une vision pragmatique de la langue, un français moderne et appelé à perdurer. L’apophtegme antique a beau rester un mode d’expression apprécié au début XVII e siècle, la pointe de sonnet exclut cependant strictement les sentences latines ou grecques, tout comme les expressions en langue régionale ou dialectale. Si des usages régionaux existent, ils sont largement minoritaires et - qu’ils soient le fait d’un choix conscient ou non de l’auteur - ils sont généralement proscrits par le bon goût. En témoigne par exemple la réserve émise par Gilles Ménage, dans sa Dissertation sur les sonnets pour la belle matineuse, sur un poème de Méziriac 8 . Ménage insiste à de multiples reprises sur la nécessité de clarté qui doit dominer dans le sonnet : il ne manque pas de remarquer qu’« il y a quelque chose à désirer dans les Tercets », fustigeant un vers « bas et mal tourné », une « espéce de répétition », ou estimant du poète qu’« il ne s’est pas bien expliqué ». Mais surtout, le grammairien clôt sa critique par un jugement sans appel de la pointe, au dernier vers-: «-Croyant de se lever, est un Gasconisme 9 -». La langue poétique accueille toutefois sans mal un français familier, voire vulgaire, dans certaines occasions. Malherbe lui-même pratique la pointe avec grivoiserie dans ses «-Poésies libres-»-: Ô Dieu je vous appelle, aidez à ma vertu, Pour un acte si doux allongez mes années, Ou me rendez le temps que je n'ai pas f…tu 10 .- Éloquence et modernité de la langue poétique dans la pointe de sonnet au XVII e siècle 139 <?page no="140"?> 11 Ibid., p.-169. Ou bien : « Multiplier le monde en langage de Dieu, / Qu’est-ce, si ce n’est f…tre en langage des hommes 11 ? » Cette subversion du sonnet en poème licencieux est, au XVII e siècle, un topos de la poésie libertine et satirique : comme si désacraliser, par la langue, un mode d’expression jugé noble et encore bien assimilé au chant pétrarquiste, revenait à railler la conception renaissante de la poésie et du poète. Ce type de pointe est en tout cas une illustration possible du projet malherbien d’actualisation de la langue poétique et de la poésie : le sonnet parle tous les niveaux du français pour exprimer l’entière palette du désir, le plus élevé comme plus bas. D’ailleurs, si l’on prend leur discours au sérieux, on constate que ces deux pointes de sonnet font un usage très pertinent de ce décalage du niveau de langue. L’emploi du verbe «-foutre-» (mis en valeur comme terme ultime du poème ou par sa disposition à la césure) tend à démythifier le sonnet et son aura en même temps qu’il brocarde ironiquement la vertu chrétienne. Dans les deux cas, la langue poétique descend des sphères où le pétrarquisme et le ronsardisme l’avaient cloisonnée afin d’exprimer les sentiments manifestes et authentiques qui lui étaient jusqu’alors relativement indifférents. À ces remarques lexicales, il faut aussi ajouter une remarque grammaticale importante : la nette priorité donnée aux temps verbaux d’aspects inaccompli et imperfectif, propres à exprimer des idées valables en tout temps, en tous lieux, applicables par tout lecteur. On remarquera donc, sans surprise, que le présent à valeur de vérité générale est très souvent employé dans ces pointes conclusives. Il devient d’autant plus intéressant lorsqu’il apparaît dans des pointes en un seul vers, empruntant la forme d’une sentence nette et tranchante qui s’extrait d’elle-même du poème. Prenons à titre d’exemple le sonnet suivant, de Jean Godard-: Ô jour heureux, heure, temps, et moment, Auquel ma dame a d'une foi jurée Promis secours à mon âme enferrée Dans la prison de l'amoureux tourment ! Moi trop heureux, et trop heureux amant D'avoir enfin ma liesse assurée Par celle-là qui naguère acérée Me meurtrissait si misérablement. Mais, ah ! hélas ! je bâtis sur du sable, Je m'éjouis de chose aussi passable Comme est le vent : pour un nouveau jargon 140 Antoine B O U V E T <?page no="141"?> 12 Jean Godard, dans Alain Niderst, La Poésie de l’âge baroque, 1598-1660, Paris, Robert Laffont, 2005, p.-238. 13 Jean de La Ceppède, Les Théorèmes sur le Sacré Mystère de notre Rédemption, éd. Jacque‐ line Plantié, Paris, Champion, 1996, p.-301-302. 14 Voir Mercedes Blanco, « Théories et pratiques de la pointe baroque », Littératures classiques, n°36, 1999, p.-242- 243. 15 François Maynard, Poésies (1646), éd. Ferdinand Gohin, Paris, Classiques Garnier, 2007, p.-35. 16 Pierre Corneille, Œuvres complètes, t. 2, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1984, p.-1191. Que m'a tenu ma cruelle mégère Je m'éjouis ; mais ma joie est légère. Sûr n'est pas l'huis que porte un faible gond 12 . Le poème développe une narration sur treize vers, terminés par un point, et couronnés du quatorzième qui délivre la sentence morale. Le vers final paraît détaché du sonnet et prend la forme d’un ajout proverbial ou sentencieux ; tous les particularismes du poème sont évacués au profit de l’abstraction du discours dans une maxime générale et universelle. L’impératif est une autre forme verbale caractéristique des pointes de sonnet de l’époque, notamment des sonnets moraux et religieux-: Fais que j’aille toujours mes crimes soupirant, Et fais qu’en mon esprit je craigne ta Justice, Car le salut consiste à craindre en espérant 13 . L’impératif sert un discours pragmatique qui vise une forme de performativité. Il n’y a rien d’innocent à conclure le poème ainsi : les mots encouragent le lecteur à passer à l’action, à faire. Cette conception pragmatique et performative de la pointe rappelle sans doute les théories de Baltasar Gracián sur le sujet 14 . La pointe injonctive installe un dialogue avec le lecteur, duquel le poète attend une réaction bien précise. Ici, le partage d’une indignation ironique : « Confesse, Puymission, que j’habite une Terre / Pleine de politesse, et de rares Esprits 15 -». À ces emplois verbaux s’ajoute aussi le recours aux reprises pronominales indéfinies. Ces pronoms impliquent un brouillage référentiel qui, par l’évacua‐ tion de leurs antécédents, semblent universaliser le propos du poème. La pointe du célèbre sonnet de Pierre Corneille contribuant à la querelle des sonnets de Job et Uranie repose entièrement sur l’emploi de ces pronoms : L’un est sans doute mieux rêvé, Mieux conduit, et mieux achevé-; Mais je voudrois avoir fait l’autre 16 .- Éloquence et modernité de la langue poétique dans la pointe de sonnet au XVII e siècle 141 <?page no="142"?> 17 Pierre de Marbeuf, Le Miracle d’Amour, Maurice Lever et Jean Tortel, éds., Sens, Obsidiane, 1983, p.-141. 18 Maynard, Poésies, p.-47. 19 Jean Ogier de Gombauld, Poésies, Paris, A. Courbé, 1646, p.-53. 20 Isaac de Benserade, dans Dominique Moncond’huy, Le Sonnet, Paris, Gallimard, 2005, p.-69. Les deux pronoms « l’un » et « l’autre » sont d’ailleurs très courants dans les pointes : ils cumulent en effet les caractères de l’indéfinition (les objets auxquels ils renvoient ne sont donnés que par le contexte) et de l’interdépendance (ils se définissent nécessairement l’un par rapport l’autre). En regard de ces deux pronoms, la pointe de sonnet au XVII e siècle cultive de manière générale l’emploi des pronoms démonstratifs et des pronoms indéfinis dont les référents sont vagues ou indéterminés (nous soulignons) : Aux téméraires yeux là l’amour met des bornes, Et menace, cruel, du supplice des cornes, Tous ceux qui commettront le péché d’Actéon 17 . Les heures de ma vie y sont toutes à moy. Qu’il est doux d’estre libre, et que la servitude Est honteuse à celuy qui peut estre son Roy 18 -! - Mon âme, il faut partir, fais ton dernier effort, Puisque étant comme elle est, si contraire à la vie, On ne saurait lui plaire à moins que d’être mort 19 .- S’il souffrit des maux incroyables, Il s’en plaignit, il en parla-; J’en connais de plus misérables 20 . On pourrait avancer que le cryptage final du sujet réel de la pointe permet sa transposition à tout autre sujet : une fois la lecture du poème terminée, le sujet dissimulé derrière le pronom n’est plus tel ou tel individu ou objet particulier. « L’un », « l’autre » et « on » sont des contenants élastiques qui incorporent n’importe quel locuteur ou n’importe quel objet de discussion. Le fond argumentatif du poème est ainsi transposable à d’autres contextes et peut viser une forme d’universalisme moral. Sur le plan des idées, on peut voir dans ces pointes la manifestation grammaticale d’un rationalisme en expansion ; par le recours à une rhétorique qui privilégie la netteté et l’universalité du propos, la pointe cherche à mettre en évidence une vérité supérieure qui dépasse les contingences du poème et qui paraisse 142 Antoine B O U V E T <?page no="143"?> 21 Jean Auvray, Œuvres poétiques complètes, éd. Sandra Cureau, Paris, Hermann, 2018, p.-253. 22 Malherbe, Œuvres, p.-81. 23 Antoine Nervèze, Essais poétiques, éd. Yves Giraud, Paris, Société des Textes Modernes Français, 1999, p.-56. indubitable. Un certain nombre de procédés appartenant à la rhétorique didac‐ tique, inaugurant la fonction argumentative du sonnet, sont ainsi communs et notables dans les pointes. Un premier trait marquant est le recours aux pointes à structures binaires qui opposent ou rapprochent deux idées par la construction d’antithèses et d’antilogies aux schémas sémantiques et prosodiques très variés, souvent réparties sur le tercet entier. Il est toutefois extrêmement rare que les deux pans de l’antithèse se partagent également la strophe impaire. La structure est souvent la même : une première idée s’étend sur les vers 12 et 13, paraissant ainsi emporter l’adhésion du lecteur, mais c’est la seconde idée, plus brève et lapidaire, qui finit par s’imposer dans un effet de clausule. Pour ne citer qu’un exemple parmi des centaines, cette pointe de Jean Auvray : Que la terre engloutisse encore les Sodomes, Et vomisse l’Enfer ses horribles fantosmes-: Tousjours l’âme du Juste est dans la main de Dieu 21 . Le tercet fonctionne sur ce déséquilibre qui fait résonner les « Sodomes » et «-l’Enfer-» terriens, amalgamés dans un double mouvement d’engloutissement et de régurgitation, avec le lieu immanent et céleste de « l’âme du Juste », isolé syntaxiquement dans le vers 14. L’antithèse se développe aussi très souvent dans le seul vers final et joue sur la césure comme point de bascule entre les deux séquences rhétoriques. Malherbe fait de ce type de pointes à antithèse un aspect incontournable de ses sonnets. Il faut d’ailleurs noter que les structures de certaines d’entre elles seront reprises par de nombreux poètes jusqu’à constituer des lieux communs - c’est notamment le cas de certaines pointes célèbres des sonnets à Caliste. Par exemple : « Qu’en dis-tu, ma raison ? crois-tu qu’il soit possible / D’avoir du jugement, et ne l’adorer pas 22 ? » Ces formes d’oppositions antithétiques font aussi voir des parallélismes de constructions évidents-: Et puis ce qu'en une nuit j'ai ce qu’en tant d'années Je n'ay peu par ma peine avoir des destinées Je veux doresnavant faire mes jours des nuicts 23 .- Éloquence et modernité de la langue poétique dans la pointe de sonnet au XVII e siècle 143 <?page no="144"?> 24 Claude Malleville, Œuvres poétiques. Sonnets, madrigaux et épigrammes, rondeaux, t. 1, éd. René Ortali, Paris, Librairie Marcel Didier, 1976, p.-31. 25 Malherbe, Œuvres, p.-82. 26 Malleville, Œuvres poétiques, t. I, p.-27. Calmons ces passions dont je suis agité-; Ou devenez moins belle ou soyez plus humaine, Moderez vos attraits ou vostre cruauté 24 .- L’architecture de la pointe traduit une mise en forme rationnelle de la pensée (« ou bien… ou bien… ») qui hiérarchise les idées, les replace dans des systèmes d’équivalences et de disproportions pour souligner les liens logiques qui les unissent ou les opposent. Ajoutons que l’effet d’opposition favorise l’impressio de la formule et peut-être sa mémorisation. Ceci est d’autant plus remarquable lorsque s’y ajoute l’emploi de termes monosyllabiques dont l’effet musical syncopé vient renforcer l’aspect percutant et mémorable de la pointe. C’est par exemple le cas avec la pointe du sonnet de Jean Godard cité plus haut ou la pointe conclusive d’un autre célèbre sonnet à Caliste : « Mais moi je ne vois rien, quand je ne la vois pas. 25 -» Ces parallélismes impliquent des structures plus ou moins complexes, mais qui rendent généralement compte d’une mise en forme rationnelle de la pensée : l’architecture de la réflexion compte autant pour sa forme et la manière dont elle organise ses axiomes, que pour les idées qu’elle exprime. C’est ainsi que Claude Malleville construit la pointe du vingtième sonnet recueilli par René Ortali dans l’édition qu’il fait de ses Œuvres poétiques : « Son mespris autrefois a fait croistre ma flame, / Et sa flame aujourd’huy fait croistre mon mépris 26 . » La pointe montre un réseau de correspondances et de dissemblances plutôt complexe ; Malleville fait correspondre deux moments (« autrefois » et « aujourd’huy ») autour desquels il dispose les deux éléments « mespris » et « flame » qui interagissent et se font « croistre » l’un et l’autre. L’intérêt du chiasme est le maintien des déterminants (« son / sa » ; «-ma / mon-») dans chaque hémistiche, qui inverse ainsi le rapport de force-: le « mespris » de Philis se transforme en « flame » en même temps que la «-flame-» du poète se change en «-mespris-». Ces jeux de réflexions et réfractions des idées ne se retrouvent pas seulement dans la sémantique des termes du poème, mais aussi dans la musicalité des assonances que la prosodie fait entendre. Le second sonnet de Georges de Scudéry dans la Description de la fameuse Fontaine de Vaucluse repose sur ce principe : 144 Antoine B O U V E T <?page no="145"?> 27 Georges de Scudéry, Poésies diverses. Sonnets, Elégies, Stances, Madrigal, Epigrammes et Rondeaux, t. 1, éd. Rosa Galli Pellegrini, Fasano di Puglia-Paris, Schena-Nizet, 1983, p.-44. 28 Pierre de Deimier, dans Seconde partie des Muses françoises r’alliées de diverses parts, Paris, M. Guillemot, 1600, p.-272. Icy le vert, le blanc, et le bleu se confondent ; Icy les bois sont peints dans un Cristal si pur ; Icy l’onde murmure, et les rochers respondent 27 .- Tout d’abord, notons que le propos de la pointe (les impressions visuelles et sonores du paysage idéal de la Fontaine de Vaucluse) et l’organisation des assonances dans le tercet provoquent une impression de synesthésie. La rime « confondent » et la rime « pur » sont toutes deux présentes, en écho, dans le premier hémistiche du vers 14 (« l’onde murmure ») ; elles se répondent comme «-l’onde-» et «-les rochers-». À l’arsenal d’outils rhétoriques qui permettent de mettre en valeur les antagonismes et les concordances du sentiment et de la pensée dans la pointe de sonnet s’ajoutent encore les structures discursives qui visent à englober la réflexion ou, au contraire, à la fractionner. Les structures globalisantes tendent à résumer une réflexion éparpillée en un bloc unitaire dans le dernier vers. C’est le cas, par exemple, du sonnet suivant de Deimier, publié dans la Seconde partie des Muses françoises r’alliées-: Je m'embarque joyeux, et ma voile pompeuse M'oste desja la terre et me donne les mers, Je ne voi que le Ciel uni aux sillons pers : C'est le premier estat de mon ame amoureuse. Puis je vois s'eslever une vapeur confuse, Ombrageant tout le Ciel qui se fend en esclairs, Le tonnerre grondant s'anime par les airs C'est le second estat dont elle est langoureuse. Le troisiesme est le flot hideusement frisé, Le mast rompu des vents et le timon brisé, Le navire enfondrant, la perte de courage-; Le quatriesme est la mort entre les flots salez, Abattus, rebatus, vomis et avalez ; Bref mon Amour n'est rien qu'un horrible naufrage 28 . Éloquence et modernité de la langue poétique dans la pointe de sonnet au XVII e siècle 145 <?page no="146"?> 29 Honorat Laugier de Porchères, Premier recueil de diverses poésies tant du feu sieur de Sponde que des sieurs Du Perron, de Bertaud, de Porchères et autres, non encor imprimees, Rouen, R. du Petit-Val, 1604, p.-62. Le sonnet dresse la métaphore archétypale de la relation amoureuse comparée au voyage sur une mer tumultueuse. La structure du récit amoureux en quatre temps épouse strictement les quatre strophes (« le premier état » v. 4 ; « le second état » v. 8 ; « Le troisième » v. 9 ; « Le quatrième » v. 12). Mais, alors que cette structure paraît stable, Deimier y ajoute le déséquilibre d’une pointe dans le dernier vers, syntaxiquement séparé du reste du tercet par la ponctuation et ouvert par l’adverbe sommatif : « Bref ». La pointe résume entièrement le contenu du sonnet dans une formule totalisante et la métaphore joyeuse du voyage se clôt sur le constat élégiaque de la négation restrictive «-rien que-». Au contraire, certaines pointes à structures parcellaires démultiplient leur objet pour le considérer d’un seul geste sous toutes ses facettes en même temps. La célèbre pointe, abondamment moquée, du «-Sonnet sur les yeux de la marquise de Monceaux » d’Honorat Laugier de Porchères constitue en cela un exemple édifiant : Ce ne sont pas des yeux, ce sont plustost des Dieux, Ils ont dessus les Rois la puissance absoluë : Dieux, non, ce sont des cieux, ils ont la couleur bleuë, Et le mouvement prompt comme celuy des Cieux. Cieux, non, mais deux Soleils clairement radieux Dont les rayons brillans nous offusquent la veuë : Soleils, non, mais esclairs de puissance incognuë, Des foudres de l'amour signes présagieux. Car s'ils estoyent des Dieux, feroyent ils tant de mal ? Si des Cieux, ils auroyent leur mouvement esgal ; Deux Soleils, ne se peut : le Soleil est unique. Esclairs, non : car ceux-cy durent trop et trop clairs ; Toutesfois je les nomme, afin que je m'explique, Des yeux, des Dieux, des Cieux, des Soleils, des esclairs 29 . Cet ultime vers procède, en un seul mouvement, à une reprise par accumulation de toutes les métaphores qui émaillent le sonnet. Le poème, visuel, dynamique, spectaculaire, laisse la vive impression d’un télescopage de toutes ses parties dans le vers final. L’indécision presque maniaque (on relève quatre occurrences de l’épanorthose «-non-» dans le poème) entre tous ces objets semble devoir se refermer dans un geste sommatif (« je les nomme, afin que je m’explique » v. 13), 146 Antoine B O U V E T <?page no="147"?> 30 David Aubin de Morelles, dans Jean-Pierre Chauveau, Anthologie de la poésie française du XVII e siècle, Paris, Gallimard, 1987, p.-84. 31 Ibid., p.-85. 32 Pierre Corneille, Œuvres complètes, t. III, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1987, p.-106-109. mais la pointe est déceptive : le poète, finalement, nomme les « yeux », mais ne renonce pas aux éléments métaphoriques diffusés dans le poème, ni ne choisit parmi eux. On notera enfin l’impression d’ouverture que laisse l’asyndète entre les éléments de l’accumulation. Le procédé de mise en suspens de l’élément principal de la phrase - cher à Ronsard et aux pétrarquistes - reste au cœur de l’esthétique du sonnet au XVII e siècle. En témoignent ces deux pointes de sonnets du poète angevin David Aubin de Morelles qui présentent une étonnante ressemblance syntaxique-: Ainsi sur l’arbre sec et les nuits et les jours, Cachée au fond d’un bois la chaste tourterelle En lamentable voix soupire ses amours 30 . Le Ciel n’est point à ton bonheur contraire-: Que s’il l’était, ta chute volontaire Pour ton tombeau te donnera la mer 31 . Dans ces deux pointes, le syntagme verbal (« soupire ses amours » ; « te donnera la mer ») est ramené en fin de phrase (et de poème) de manière artificielle, rejeté derrière un syntagme prépositionnel (« En lamentable voix » ; « Pour ton tombeau »). L’effet d’attente produit bien sûr une forme de surprise, mais contribue surtout à ne refermer le poème que sur son dernier élément, qui lui donne finalement son sens. Il est toutefois intéressant de constater que, si la régularité en matière de versification et de rhétorique est de loin la norme au XVII e siècle, certaines pointes introduisent des irrégularités avec l’usage habituel. La polymétrie, par exemple, accompagnée par le retrait typographique, constitue un moyen efficace de mettre l’accent sur un élément particulier de la pointe. On trouve ce type de pointes dans quelques-uns des sonnets composés par Corneille et rassemblés dans le Recueil de Sercy 32 ou, par exemple, dans ce tercet final chez Vincent Voiture-: Et ne vous fâchez point, si vous mourez pour elle-: Aussi bien la cruelle Éloquence et modernité de la langue poétique dans la pointe de sonnet au XVII e siècle 147 <?page no="148"?> 33 Vincent Voiture, Œuvres de Voiture, t. II, éd. Abdolonyme Ubicini, Genève, Slatkine reprints, 1967, p.-311. 34 Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, Œuvres, t. I, éd. Jacques Bailbé, Paris, Librairie Marcel Didier, 1971, p.-290. Fera bientôt mourir tout le monde après vous 33 . Le passage soudain à l’hexasyllabe rompt le rythme régulier de l’alexandrin et introduit un jeu prosodique intéressant : le vers paraît coupé à la césure et amputé de son second hémistiche. La protase culmine sur la mention de la « cruelle », sujet de la séquence phrastique ; l’effet de clausule semble un instant suspendu. Le dernier vers déplie finalement l’apodose (qui correspond au prédicat de la séquence), étirée sur l’ensemble du vers. Mais le sonnet dans lequel culmine cette pratique assumée de l’irrégularité comme mode d’expérimentation du discours poétique est bien le célèbre sonnet inachevé de Saint-Amant-: Nargue, c’est trop resver, c’est trop ronger ses ongles-; Si quelqu’un sçait la ryme, il peut bien l’achever. ………………………………………………………………………… 34 C’est le silence même qui constitue ici la pointe du poème. Et celui-ci est porteur de sens à plusieurs niveaux. La pointe conclue le portrait d’un poète en mal d’inspiration, qui ne sait pas comment finir son texte, mais on peut aussi la lire comme une boutade satirique : inutile de s’échiner à terminer ce poème, seul « jongle » paraît une rime convaincante, ce qui semble réduire ironiquement le champ des possibilités poétiques de la langue. Le silence est enfin une ouverture dans laquelle Saint-Amant invite le lecteur à se glisser afin de participer lui aussi à la mise en scène qu’il propose de lui-même comme poète hors-champ. Le sonnet du XVII e siècle possède bien une forme de matérialité architecturale. Il s’agit, en tant que texte, d’un espace fini, aux limites clairement établies, tendu par des lignes de fuite complexes, des jeux de symétries et de dissymétries dans les strophes et les hémistiches, et construit sur le déséquilibre syntactico-séman‐ tique extrême qui fait culminer le poème et toute la charge de son sens dans ses derniers mots. La langue qui l’anime, la forme même qui le structure, concourent à un dévoilement de sens qui est lui-même sa propre narration ; le sonnet se raconte en même temps qu’il se déroule. Il est bien une mise en scène-: l’espace poétique du sonnet est rempli par les mots et ordonné, organisé, comme une scénographie précisément signifiante. 148 Antoine B O U V E T <?page no="149"?> Bibliographie Sources Seconde partie des Muses françoises r’alliées de diverses parts, Paris, M. Guillemot, 1600. Premier recueil de diverses poésies tant du feu sieur de Sponde que des sieurs Du Perron, de Bertaud, de Porchères et autres, non encor imprimees, Rouen, R. du Petit-Val, 1604. Auvray, Jean, Œuvres poétiques complètes, éd. Sandra Cureau, Paris, Hermann, 2018. Chauveau, Jean-Pierre, Anthologie de la poésie française du XVII e siècle, Paris, Gallimard, 1987. Corneille, Pierre, Œuvres complètes, t. II, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1984. Corneille, Pierre, Œuvres complètes, t. III, éd. Georges Couton, Paris, Galli‐ mard, 1987. La Ceppède, Jean de, Les Théorèmes sur le Sacré Mystère de notre Rédemption, éd.-Jacqueline-Plantié, Paris, Champion, 1996. Gombauld, Jean Ogier de, Poésies, Paris, A. Courbé, 1646. Malherbe, François de. Œuvres, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1971. Malleville, Claude, Œuvres poétiques. Sonnets, madrigaux et épigrammes, rondeaux, t.-I, éd. René Ortali, Paris, Librairie Marcel Didier, 1976. Marbeuf, Pierre de, Le Miracle d’Amour, Maurice Lever et Jean Tortel, éds., Sens, Obsidiane, 1983. Maynard, François, Poésies (1646), éd. Ferdinand Gohin, Paris, Classiques Garnier, 2007. Moncond’huy, Dominique, Le Sonnet, Paris, Gallimard, 2005. Niderst, Alain, La Poésie de l’âge baroque, 1598-1660, Paris, Robert Laffont, 2005. Nervèze, Antoine, Essais poétiques, éd. Yves Giraud, Paris, Société des Textes Modernes Français, 1999. Saint-Amant, Marc-Antoine Girard de, Œuvres, t. I, éd. Jacques Bailbé, Paris, Librairie Marcel Didier, 1971. Scudéry, Georges de, Poésies diverses. Sonnets, Élégies, Stances, Madrigal, Épigrammes et Rondeaux, t. 1, éd. Rosa Galli Pellegrini, Fasano di Puglia-Paris, Schena-Nizet, 1983. Vauquelin des Yveteaux, Nicolas, Les Œuvres poétiques de Nicolas Vauquelin des Yveteaux, éd. Prosper Blanchemain, Paris, A. Aubry, 1854. Éloquence et modernité de la langue poétique dans la pointe de sonnet au XVII e siècle 149 <?page no="150"?> Voiture, Vincent, Œuvres de Voiture, t. II, éd. Abdolonyme Ubicini, Genève, Slatkine reprints, 1967. Études Blanco, Mercedes, « Théories et pratiques de la pointe baroque », Littératures classiques, n°36, 1999, p.-233-251. ----- Les Rhétoriques de la pointe-: Baltasar Gracián et le conceptisme en Europe [1992], Paris, Classiques Garnier, 2007. Colletet, Guillaume, «-Discours du sonnet-», dans L’Art poëtique, Genève, Slatkine reprints, 1970. Gendre, André, Évolution du sonnet français, Paris, Presses Universitaires de France, 1996. Ménage, Gilles, Dissertation sur les sonnets pour la belle matineuse, éd. Guillaume Peureux, Paris, Hermann, 2014. Sébillet, Thomas, Art poétique françois, Félix Gaiffe et Francis Goyet, éds., Paris, Société des Textes Français Modernes, 1988. Vauquelin de La Fresnaye, Jean, L’Art poétique, éd. Georges Pellissier, Paris, Classiques Garnier, 2014. 150 Antoine B O U V E T <?page no="151"?> 1 Alain Niderst, Pierre Corneille, Paris, Fayard, 2006, p. 180. Voir aussi André Stegmann introduisant L’Imitation de Jésus-Christ de Corneille : « L’esprit de son théâtre s’accorde avec une partie essentielle de cette œuvre, au premier abord si différente » (Pierre Corneille, L’Imitation de Jésus-Christ, dans Œuvres complètes, André Stegmann éd., Paris, Seuil, 1963, p.-905-1046, ici p.-905). Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X UPEC/ UR L.I.S. Les années 1650-1660 sont celles du retour sur soi pour Corneille, à l’occasion non seulement de la publication de son Théâtre complet mais aussi de son entreprise de traduction de l’Imitatio Christi. Ce texte de maturité, à première vue mineur dans l’œuvre du dramaturge, mais qui connut un grand succès, joue un rôle métapoétique aux yeux de plusieurs critiques : « au moins se retrouve-t-il face à des problèmes de la création littéraire qu’il peut circonscrire et résoudre, alors que tout le reste lui échappe 1 », affirme ainsi Alain Niderst. Des ponts peuvent d’ailleurs être faits entre les seuils des poèmes dramatiques et ceux des vers de dévotion cornéliens : en particulier, la question métrique, abordée en 1651 dans la préface d’Andromède en réponse à l’abbé d’Aubignac, est de nouveau posée en 1665 dans l’édition complète de l’Imitation de Jésus-Christ. L’activité de traduction met au jour la place que Corneille accorde à l’elocutio. Outre l’intérêt porté à la métrique, c’est surtout la question du vocabulaire qui hante les discours d’escorte de L’Imitation, d’un bout à l’autre de cette entreprise de publication qui a duré quatorze ans, entre 1651 et 1665. Prenons le temps de retracer les étapes de cette publication spirituelle. En 1651, Corneille publie sa traduction des vingt premiers chapitres du livre I ; en 1652, celle des cinq derniers chapitres du livre I et celle de la moitié du livre II composé de 12 chapitres ; en 1653, il offre au public les livres I et II au complet, avec ou sans latin, et en plusieurs formats, selon les destinataires et les usages. En 1654, les trente premiers chapitres du livre III (qui en compte 59) sont publiés. <?page no="152"?> 2 Antoine Tixier, L’Imitation de Jesus-Christ, traduitte en vers, Paris, N. Deveaux, 1653. Et Jean Desmarets de Saint-Sorlin, L’Imitation de Jesus-Christ traduite en vers [1654], Paris, É.-Loyson, 1662. 3 Michel de Marillac, IV Livres de l'Imitation de Jesus-Christ, qu'aucuns attribuent à Jessen, d'autres à Gerson, & d'autres à Thomas a Kempis, fidellement traduits, Paris, R. Thierry, 1621. Voir aussi Antoine Vivien, IIII Livres de L’Imitation de Jesus Christ, Paris, C. I. Calleville, 1639 ; Philippe Chifflet, L’Imitation de Jesus Christ, par Thomas a Kempis chanoine régulier, Traduite exactement du Latin en François, 3 e édition revue, Anvers, Officine Plantin, 1645. 4 Lemaître de Sacy, 1662. René de Voyer d’Argenson, Nouvelle Traduction de l’Imitation de Jésus-Christ notre Seigneur. Divisé en quatre livres, composés par Thomas a Kempis chanoine régulier, Paris, J.-II -Guignard, 1664 (l’approbation date de 1650). 5 Félicité de La Mennais, L’Imitation de Jésus-Christ, Paris, Librairie classique élémentaire, 1824. 6 Antoine Godeau, Paraphrase des Pseaumes de David, Paris, Vve A. Camusat et P. Le Petit, 1648. Sur cet auteur, voir Antoine Godeau : 1605-1672, de la galanterie à la sainteté, éd. Yves Giraud, Paris, Klincksieck, 1975. 7 Pour l’histoire éditoriale du texte de Corneille, voir Martine Delaveau et Yann Sordet dir., Édition et diffusion de l'Imitation de Jésus-Christ (1470-1800), Paris, BnF- Biblio‐ thèque Mazarine-Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2012. Quant à l’histoire éditoriale d’Antoine Godeau, je me permets de renvoyer à mes recherches doctorales, Les Jeux de l’Esprit. Tourner les Psaumes en français (1650-1715), Paris, Classiques Garnier, 2020, p.-228-236. En 1656, il publie la fin du livre III et tout le livre IV, mais surtout infléchit la présentation en ajoutant l’adjectif paraphrasée, qui relie cette traduction à l’autre paraphrase à succès du siècle, la paraphrase des Psaumes d’Antoine Godeau, évêque de Vence et de Grasse. Enfin, en 1665, la paraphrase en vers français des quatre livres de L’Imitation faite par Corneille devient accessible dans son intégralité. Avec la première de ces étapes de publication, est inaugurée la mise en vers français de L’Imitation de Jésus-Christ. Corneille en est conscient et veut que son lecteur prenne également conscience de son caractère pionnier, lorsqu’il évoque le seul précédent des vers latins de Thomas Mesler à la fin des années 1640. L’initiative de Corneille sera suivie de plusieurs publications en vers français, d’Antoine Tixier en 1653, puis de Jean Desmarets de Saint-Sorlin en 1654 2 , mais aucune ne connaîtra autant de succès. La prose est davantage utilisée pour mettre en français le texte de dévotion 3 et continue de dominer, après la publication cornélienne, avec, comme productions les plus remarquées, celle de Sacy 4 et, bien plus tard, celle de Lammenais (ou La Mennais) au XIXe siècle 5 . Si Corneille apparaît précurseur dans le domaine de la paraphrase en vers du livre de dévotion, plusieurs facteurs amènent à rapprocher sa publication de la paraphrase en vers des Psaumes par Antoine Godeau 6 . Du point de vue de la réception, toutes deux connurent le succès, entre rééditions et contrefaçons 7 ; 152 Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X <?page no="153"?> 8 Claude Lancelot, « Brève instruction sur les regles de la poësie françoise », dans Quatre Traitez de poësies, latines, françoise, italienne, et espagnole, Paris, P. Le Petit, 1663 ; Michel Mourgues, Traité de la poësie françoise, Nouvelle édition, Paris, G.-de Luynes, 1685. 9 Giovanna Malquori Fondi, « Le Père Bouhours juge de l’Imitation de Jésus-Christ tra‐ duite par Louis-Isaac Le Maistre de Sacy », Teorie e pratiche della traduzione nell’ambito del movimento Port-Royaliste, Jean-Robert Armogathe, Roger Zuber, Luigi de Nardis et alii, éds., Pisa, ETS, 1998, p.-159-183. 10 Corneille, L’Imitation de Jésus-Christ, préface de 1651, p. 906. Pour des raisons pratiques, notre texte de référence est tiré de l’édition en français à l’orthographe modernisée, d’A. Stegmann. Un travail de comparaison des leçons reste à faire pour affiner la chronologie et la validité temporelle des analyses. 11 « Il ne faut […] pas s’estonner si la copie ressemble à l’original, & si l’elocution, dans ma Paraphrase, n’est pas egalement forte, ou agreable » (Godeau, op. cit., 1648, préface, f ° e iij r°). « C’est le style du saint Esprit, que de couper souvent le sens en semant sa doctrine. […] Ces préceptes sont presque tous composez de citations de l’Evangile & des autres livres sacrez, pour lesquels on doit avoir tant de respect, que l’on n’oseroit quitter leurs termes propres & divins, pour en chercher d’autres qui sembleroient plus élegans-» (Desmarets de Saint-Sorlin 1662, avertissement) ; « Cette simplicité et cette rudesse du langage, qui ne déplaira jamais aux personnes pieuses, n’est que dans les termes seuls, & non dans les choses ; & que si en le traduisant, on exprime sa pensée avec les mots simples & propres de notre langue, on trouvera que son style est en soi très agréable, étant court, vif, solide, & plein de sentences, et en diverses endroits même si fort, si touchant et si élevé qu’il égale la hautesse et la magnificence des ouvrages des SS. Pères » (Isaac-Louis Lemaître de Sacy, De L’Imitation de Jesus-Christ. Traduction nouvelle, par le sieur de Beuil, prieur de Saint Val, Paris, Ch. Savreux, 1662). toutes deux servirent de modèles pour illustrer différents types de stances, dans les traités de versification de Lancelot et de Mourgues 8 ; enfin, aucune des deux ne donna prise à un déchaînement critique, à la différence de la traduction en prose de Sacy dont les néologismes tels que hautesse ou les dérivés en -ment ont été critiqués en particulier par Bouhours entre 1671 et 1693 9 . Côté poétique, leur geste est proche : toutes deux sont des paraphrases, en vers, contemporaines l’une de l’autre. Dans le sillage de Godeau, Corneille fait partie des tenants de l’adaptation plus que de la traduction fidèle et revendique d’emblée une « raisonnable médiocrité 10 » pour traduire la simplicité du texte médiéval. Cependant, la comparaison entre la paraphrase du livre vétérotestamentaire des Psaumes et celle du livre de spiritualité médiéval s’arrête là en raison du statut différent du texte de départ : Corneille présente de manière immanente le style de L’Imitation, là où Godeau à propos des Psaumes, mais aussi, concernant le texte de dévotion, Sacy et Desmarets, mettent l’accent sur la dimension transcendante du style de leur texte de départ 11 . Corneille déconsidère son original médiéval, en pointe les défauts, ce qui lui laisse une grande liberté de manœuvre dans son adaptation, mais le laisse aussi sans argument d’autorité pour justifier les faiblesses du texte d’arrivée. Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français 153 <?page no="154"?> 12 « La prose terne du moine médiéval ne satisfait pas Corneille, qui se croit tenu de multiplier les images (‘‘douce amorce’’), d’interpoler des commentaires, d’user des accumulations et des répétitions, en un mot de recourir à toutes les ressources de la copia, pour rendre son auteur présentable au public. Ces amplifications inutiles, ces stances hétérométriques affectées, et d’une façon générale l’arsenal d’une poésie toute païenne devait répugner à Sacy […]. La bruyante traduction de Corneille, en défigurant et en édulcorant par les ornements de sa versification l’esprit même de l’original latin, ressemble à ces ‘‘reines de villages’’ dont parle Pascal, poèmes décoratifs qui peuvent faire rire s’ils se contentent de traiter de sujets profanes, mais suscitent l’indignation d’un vrai chrétien s’ils se mêlent de choses sacrées », Tony Gheeraert, « Sacy traducteur de L’Imitation de Jésus-Christ : du ‘‘barbare’’ au français-», Accès aux textes médiévaux de la fin du Moyen Âge au X V I I Ie siècle, Claudine Poulouin et Michèle Guéret-Laferté éds., Paris, Champion, 2012, p.-267-292. Si la paraphrase en vers de L’Imitation par Corneille s’apparente formelle‐ ment, entre amplifications et stances polymétriques, à celle qu’a produite pour les Psaumes le sympathisant de Port-Royal, Antoine Godeau, Tony Gheeraert l’oppose idéologiquement au goût de Sacy 12 . Certes, Corneille, plus encore d’ailleurs que Godeau, revendique le style fleuri, et cherche à améliorer le texte médiéval dont la simplicité confine au défaut. Ce faisant, la justification linguistique et stylistique que le poète propose est tout sauf mondaine. Se présentant comme un lecteur critique de l’Imitatio Christi, Corneille est le seul de ses contemporains traducteurs à faire longuement état du problème lexical et à prendre des exemples à l’appui. Deux réflexions lexicales ressortent, celle de l’impossible synonymie et celle de la non-poéticité du texte, et se trouvent reliées à des caractéristiques stylistiques du livre dévot : l’absence de continuité et la redite. C’est en particulier à l’idée de répétition que sont associées les réflexions lexicales. Nous souhaiterions donc poser la question de la singularité de la pensée linguistique de Corneille, reconduite en partie d’une édition de l’Imitation à l’autre. Corneille face à la crise des mots consacrés L’analyse documentée de Charles Marty-Laveaux entretient l’idée selon laquelle Corneille a tout le temps été ouvert à la langue française, que ce soit dans ses 154 Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X <?page no="155"?> 13 « À l’expression la plus étendue [Corneille] préfère presque toujours le mot particulier, parfois même le terme technique […], il met à profit le trésor immense des vocabulaires spéciaux. […] Les mots qui embarrassent notre prose viennent se placer naturellement dans ses vers », Charles Marty-Laveaux, De La langue de Corneille, Paris, Hachette et C ie , 1861, préface, p.-2. 14 Ibid., p. V . « Notre poète transporte ces mêmes expressions dans ses tragédies chré‐ tiennes. Théodore, par exemple, n’hésite pas à dire : / "Je saurai conserver, d’une âme résolue,/ À l’époux sans macule une épouse impollue (III, 1) "/ Et ces mots ont donné lieu à de bien injustes moqueries, sans doute parce qu’on ne s’est pas rendu compte du rapport intime qui existe entre le style et le sujet-» (ibid., p.-7). 15 Rappelons la réflexion de Racine en 1662 qui prend ses distances vis-à-vis de ce purisme ambiant, assignable à « notre langue » selon lui : « Ces mots de veaux et de vaches ne sont point choquants dans le grec, comme ils le sont en notre langue, qui ne veut presque rien souffrir et qui ne souffrirait pas qu’on fît des églogues de vachers, comme Théocrite, ni qu’on parlât du porcher d’Ulysse comme d’un personnage héroïque ; mais ces délicatesses sont de véritables faiblesses » (« Remarques sur l’Odyssée », dans Jean Racine, Œuvres complètes, II Prose, éd. R. Picard, Paris, Gallimard, 1966, p.-804). 16 Voir Fourquet-Gracieux, Les Jeux de l’Esprit, chapitre « Traduire la langue de l’écriture », p. 361-424, en particulier p. 403-409 ; François de Saint Romain, Le Calendrier des Heures surnommées à la janséniste, Paris, s.-l., 1650. 17 Corneille, L’Imitation, préface de 1651, p.-906. poèmes dramatiques 13 ou dans sa production religieuse, mais aussi que Corneille «-regrette d’être obligé de renoncer à certaines expressions consacrées 14 -». Faudrait-il conclure à une évolution chronologique, selon laquelle Corneille se serait rapproché des puristes 15 dans les années 1650-1660, années pendant lesquelles les préfaces de son Imitation sont hantées par les «-mots farouches à la poésie », en lesquels pourraient se reconnaître les expressions consacrées, en crise au même moment-? Les mots consacrés, ces termes qui renvoyaient au départ à des réalités profanes avant de voir leur référence et leur sens se spécialiser dans le domaine sacré, perdent de leur force en cette deuxième partie du siècle. La solution de Port-Royal, favorable à une transparence du signe et à une lecture de la Bible pour tous, correspond à un point d’aboutissement du purisme : elle consiste à remplacer les lexies consacrées par d’autres termes français, par exemple élévation de la sainte croix par exaltation de la sainte croix. Prônant une position moins radicale, et en particulier le principe du bon usage, les jésuites, et Saint Romain avant Bouhours, se sont indignés contre cette pratique qu’ils jugeaient opaque car néologique et coupée de toute tradition 16 . Corneille ne reprend pas la solution port-royaliste ; il s’oppose même au fondement de cette proposition : en effet, à la différence des jansénistes mus par le souci de vulgarisation, le dramaturge est habité par un élitisme qui le rend favorable au vocabulaire spécialisé, et hostile aux mots « grossiers 17 ». Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français 155 <?page no="156"?> 18 Ibid., préface de 1653, p.-908. 19 Ibid., préface de 1665, p.-910. 20 Ibid., «-tentation-» III, 57, p.-1020 et «-componction-» III, 43, p.-1001. Tandis que Port-Royal cherche à redonner du sens aux expressions consacrées en proposant des équivalents français courants à des termes latinisants, comme visite pour remplacer visitation dans les Heures de Port-Royal, Corneille souhaite garder un caractère de rareté pour rendre de la grandeur aux expressions consacrées. Mais s’il ne cherche pas à estomper l’étrangeté, comment expliquer la réserve que relaie Marty-Laveaux d’un Corneille qui «-regrette d’être obligé de renoncer à certaines expressions consacrées-»-? Il devient nécessaire de délimiter ce dont parle Corneille lorsqu’il s’engage sur la voie du lexique. Parmi les mots qui lui posent problème, il donne d’abord l’exemple de consolation, auquel il ajoute en 1653 « ceux de tribulation, contem‐ plation, humiliation 18 », avant de déplorer en 1665, au moment de publier le dernier livre de L’Imitation, d’autres types de mots sur les plans morphologique et thématique, communier et dire la messe. Ce sont des termes qui n’ont pas un assez beau son dans nos vers pour soutenir la dignité de ce qu’ils signifient : la sainteté de notre religion les a consacrés, mais, en quelque vénération qu’elle les ait mis, ils sont devenus populaires à force d’être dans la bouche de tout le monde 19 . Certains de ces mots, tels que tribulation, sont fortement marqués de théologie à tel point qu’ils peuvent être rangés dans la catégorie des mots spécialisés. En les refusant, Corneille aurait-il épousé les préoccupations puristes qui excluent de nombreuses catégories de lexies du domaine poétique et les latinismes trop marqués ? Il est du moins frappant de voir que la première liste de mots proposée par Corneille correspond à des emprunts au latin en -tion et que tous les mots recensés par les préfaces soient des mots longs. Termes théologiques et mots consacrés Concernant les termes spécialisés, d’autres mots en -tion que ceux que men‐ tionne Corneille dans ses préfaces et qui sont autant voire plus marqués de théologie ou de spiritualité que ces derniers, tels tentatio et componctio, trouvent leur pendant spécialisé dans la paraphrase en vers 20 , de sorte que la piste du purisme hostile aux termes techniques ne semble pas tenable. Corneille apprécie tellement les lexies spécialisées dans le domaine théologique ou dévot qu’il en introduit : il préfère le substantif fraction dans « la fraction de ce pain qu’il nous 156 Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X <?page no="157"?> 21 Guillaume Colletet, Le Parnasse françois ou l’Escole des Muses, Paris, Ch. de Sercy, 1664, p.-38. 22 Pierre Richelet, La Versification françoise ou l’art de bien faire et de bien tourner les vers, Paris, É.-Loyson, 1671, p.-119. donne-» au participe passé un peu moins théologique et un peu plus consacré que serait pain rompu, ou file la métaphore eucharistique avec l’amplification de «-calice amer-», là où Desmarets l’interrompt. L’on pourrait aussi penser que la réserve de Corneille porte sur les termes en -tion voire sur les termes longs, et épouserait alors l’air du temps : Guillaume Colletet se faisait réticent aux mots longs, estimant que «-perpetuellement, ainsi que tous les autres de cette mesure, qui occupent la moitié d’un Vers Alexandrin, sont beaucoup desagreables 21 » ; Pierre Richelet jugeait quant à lui que « les mots en -tion, qui ont plus de trois, ou quatre sillabes, comme abomination, & autres pareils, languissent dans le Vers, & il faut les employer le moins qu’on peut 22 -». Mais Corneille n’est décidément pas classique dans sa manière d’utiliser les mots en -tion et les mots longs : il les valorise, de sorte que la piste morphologique n’est pas non plus tenable. Ne serait-ce qu’en termes de chiffres absolus, les mots en -tion sont plus fréquents dans son Imitation (44 mots dans les seuls livres I et II) que dans ses poèmes dramatiques (41 mots en -tion en tout) et restent plus fréquents dans son théâtre qu’ils ne le seront dans le théâtre de Racine (17 mots en -tion). Non seulement Corneille ne supprime pas les mots en -tion qui sentent le latin, mais il les met en valeur par leur place dans le vers et par le contraste volumétrique qu’il produit entre ces mots et leur cotexte. Sur les 44 mots en -tion, 80,2 % se trouvent aux bornes métriques (et parmi ces cas de bornage métrique, il s’agit de placement à la rime presque 3 fois sur 4, c’est-à-dire à 72,4%). Les mots les plus fréquents sont : action (21 occurrences), affections (14), consolation (17), tentation (17), tribulations (7) et dévotion (7). Par ailleurs, le poète valorise ces mots ou d’autres termes spécialisés tout aussi polysyllabiques (en -ité par exemple), et plus généralement les termes longs, en les détachant du reste du vers. Prenons l’exemple du chapitre 13 du premier livre, où les mots spécialisés ou consacrés concupiscentia, tribulatione, patientiam et tribulatione complètent le tableau du texte farouche pour la poésie qu’ébauche la répétition du mot consacré tentatio amplifié par son dérivé verbal-: 3. Non est homo securus a tentationibus totaliter, quamdiu vixerit : quia in nobis est unde tentamur, ex quo in concupiscentia nati sumus. Una tentatione seu tribulatione recedente, alia supervenit, & semper aliquid ad patiendum habebimus : nam bonum felicitatis nostræ perdidimus. Multi quærunt tentationes fugere, & gravius Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français 157 <?page no="158"?> 23 De Imitatione Christi libri IV, éd. H.-Rosweyde [1640], p.-39. 24 Corneille, L’Imitation, p.-921. incidunt in eas. Per solam fugam non possumus vincere, sed per patientiam & veram humilitatem, omnibus hostibus efficimur fortiores 23 . Corneille ne garde qu’une fois le mot de quatre syllabes tentation pour le reprendre par le pronom personnel dans les cinq vers qui suivent, mais ne supprime aucunement les mots théologiques polysyllabiques-: […]-Et la tentation qui les a captivés Les mène triomphante entre les réprouvés. Elle va partout, à toute heure-; Elle nous suit dans le désert-; Le cloître le plus saint lui laisse l’accès ouvert Dans sa plus secrète demeure. Esclaves de nos passions Et nés dans la concupiscence, Le moment de notre naissance Nous livre aux tribulations, Et nous portons en nous l’inépuisable source D’où prennent tous nos maux leur éternelle course. Vainquons celle qui vient s’offrir, Soudain une autre lui succède-; Notre premier repos est perdu sans remède, Nous avons toujours à souffrir-: Le grand soin dont on les évite Souvent y plonge plus avant-; Tel qui les craint court au-devant, Tel qui les fuit s’y précipite-; Et l’on ne vient à bout de leur malignité Que par la patience et par l’humilité. C’est par elles qu’on a la force De vaincre de tels ennemis 24 . Plus précisément, le poète est sensible à la longueur relative des mots, aux effets volumétriques, il tire profit du contraste entre le monosyllabe nés et le polysyllabe concupiscence, dans le GN l’inépuisable source où cinq syllabes sont suivies d’une seule syllabe, ou dans l’éternelle course. Les polysyllabes sont souvent placés non seulement en fin de vers, mais aussi en fin de phrase, 158 Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X <?page no="159"?> 25 Ibid., p.-907. 26 Pierre Richelet, Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses, Genève, J.-H.-Wi‐ derhold, 1680, p.-171. 27 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690. avec malignité : : humilité, au bénéfice d’un effet de clausule. Corneille continue donc à rester accueillant aux termes « étranges », pour reprendre le terme de Marty-Laveaux, c’est-à-dire aux mots spécialisés. En fait, ce ne sont pas les mots en -tion ou longs qui l’embarrassent : ces lexies se différencient des « mots grossiers » de son texte-source qu’il signale dans sa préface de 1651, puis en 1652, mais aussi « des mots si farouches pour la poésie [qu’il est] contraint d’en mettre d’autres qui n’y répondent pas si parfaitement [qu’il souhaiterait], et n’en sauraient exprimer toute la force 25 ». Les termes consacrés ne sont pas les mots spécialisés de la théologie ou de la dévotion ; ils recouvrent surtout des polysèmes, ces mots farouches qui constituent le problème majeur pour Corneille, encore plus lorsqu’ils sont répétés. L’exemple initial qui revient d’une préface à l’autre, consolation, est le moins spécialisé de tous : on le retrouve dans le premier tiers du XVIIe siècle sous la plume de Malherbe ou de Voiture, et il est issu de la philosophie morale, comme l’atteste la consultation des dictionnaires monolingues des deux dernières décennies du siècle. C’est davantage consolateur qui relève du vocabulaire spécialisé, tandis que consolation s’entend dans la vie quotidienne mondaine-: Consolateur, s. m. Ce mot ne se dit ordinairement qu’en termes de piété. Il veut dire celui qui console ( Jesus-Christ est le consolateur des afligez. Jesus-Christ est l’Esprit Consolateur. Port Royal). Consolation, s. f. Adoucissement d’affliction, moderation de douleur. Paroles civiles, honêtes & obligeantes qu’on emploie pour consoler une personne 26 . Et Richelet de donner plusieurs exemples littéraires de consolation, tirés de lettres de Voiture, également utilisées pour le verbe, et recourt également à Scarron pour illustrer consoler et consolable. Furetière, quant à lui, invoque l’exemple de Malherbe et dissocie le domaine religieux, évoqué à l’entrée « Consolateur », du domaine mondain, sous «-Consolation-»-: C O N S O L A T E U R , s. m. Qui console. […] Parmi les Chrêtiens le S. Esprit est appellé le Consolateur. La Sainte Vierge est appellée dans les Litanies la consolatrice des affligez. C O N S O L A T I O N , s. f. Discours qui sert à adoucir la douleur d’un affligé. Malherbe a écrit de belles consolations à Carithée sur la mort de son mary, à du Perier sur la mort de sa fille, à la Princesse de Conti, &c 27 . Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français 159 <?page no="160"?> 28 « C O N S O L E R […] Soulager, adoucir, diminuer l’affliction, la douleur d’une personne, soit par discours, soit par quelque autre soin qui luy soit agreable. Consoler les affligez, les malades, consoler par lettres, consoler par visites &c. […]/ C O N S O L A T I O N , s. f. v. Soulagement que l’on donne à l’affliction, à la douleur, au desplaisir de quelqu’un. […] Il se dit aussi quelquefois de la chose, ou de la personne qui console. La Philosophie est sa consolation […] Dieu est toute sa consolation./ C O N S O L A T E U R . s. m. v. Celuy qui apporte de la consolation. Dieu est le consolateur de nos âmes […]. L’Eglise appelle le saint Esprit Le consolateur, l’Esprit consolateur./ C O N S O L A T R I C E . s. f. Qui console. La sainte Vierge est la Consolatrice des affligez » (Académie Française, Dictionnaire de l’Académie Française, Paris, J.-B. Coignard, 1694, p.-236-237). 29 Corneille, L’Imitation, III, 21, p.-980, et IV, 2, p.-1027. 30 Éternelle consolation, Lyon, J. Dupré, 1490 ; Internelle consolation, Paris, A. Girault, P.-Leber, 1529. 31 Corneille, L’Imitation, p.-910. 32 À propos de consolation, le mot « de joie et celui de douceur que je lui substitue ne disent pas tout ce qu’il veut dire ; et à moins que l’indulgence du lecteur supplée ce qui leur manque, il ne concevra pas la pensée de l’auteur dans toute son étendue » (ibid., p. 907). Enfin, le dictionnaire de l’Académie française range les mots dans le sens inverse de celui adopté par les deux premiers : il part du moins spécialisé, le verbe consoler, pour aller vers le plus spécialisé, l’adjectif substantivé consolateur et son féminin 28 . Corneille utilise le terme spécialisé consolateur, mais peu 29 . Pourquoi est-ce alors le terme de consolation qui revient d’une préface à l’autre en guise de mot « farouche à la poésie », alors même qu’il est peu spécialisé et que des poètes du premier tiers du siècle l’illustrent, tels Malherbe et Voiture, aux côtés de Scarron-? Tout d’abord, en mettant en question ce terme, Corneille critique le prosaïsme des traductions en prose dont les premières attestations mettaient en valeur consolation en plaçant le mot dans le titre 30 . Ensuite, c’est la polysémie qui fait perdre au terme de sa force. La préface de 1665 sert d’éclairage à ce rejet : parmi les termes consacrés, ce sont ceux qui ont été polis, popularisés au point de devenir grossiers qui font l’objet d’un opprobre de la part de Corneille : « ils sont devenus populaires à force d’être dans la bouche de tout le monde 31 ». Corneille ne cherche pas non plus à leur redonner du sens, à les remotiver, alors même qu’il avait mis l’accent sur la dimension sémantique dans sa préface de 1651 32 . Lorsqu’il emploie l’adjectif véritable dans l’acception réflexive du terme, par exemple au titre des chapitres 6, 16, 19, 25 du troisième livre à propos de la véritable paix, de la véritable patience, du véritable amour ou des véritables consolations, ce n’est pas à son initiative ; il suit le texte latin et se contente de traduire verus, a, um par véritable. De la sorte, ce n’est plus une question d’exactitude, mais une affaire de dignité, qui préoccupe Corneille. 160 Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X <?page no="161"?> 33 De Imitatione Christi 1640, p.-148. 34 Desmarets de Saint-Sorlin 1662, p.-64. 35 Tixier 1653, p.-93. Rendre leur grandeur aux termes consacrés polysémiques Le statut des mots compte plus pour Corneille que leur sens, ce qui l’amène à adopter une manière d’écrire différente des autres traducteurs et paraphrastes en vers de L’Imitatio. La question de la perspective stylistique est d’autant plus légitime que dans ses discours préfaciels, Corneille évoque le problème de la répétition avant même d’aborder celui des « mots farouches pour la poésie ». Ce souci le distingue car, de manière générale, les traducteurs de l’Imitatio Christi, en prose comme en vers, ne voient aucun inconvénient à répéter des mots de sens plein, ni même des mots consacrés. Prenons l’exemple du début du livre II chapitre 9. Desmarets traduit le terme consacré polysémique consolatio par douceur, dans trois vers successifs-: Non est grave, humanum contemnere solatium, cum adest divinum. Magnum est, & valde magnum, tam humano, quam divino posse carere solatio ; & pro honore Dei libenter exilium cordis velle sustinere : & in nullo seipsum quærere, ned ad proprium meritum respicere 33 . Des humaines douceurs le mépris vient sans peine, Quand on gouste au dedans la divine douceur. Perdre toute douceur, la divine & l’humaine, C’est là qu’est le merite, & la force du cœur 34 . Le mot, répété, est aussi valorisé par son emplacement : il est placé à une borne métrique (à la césure ou en fin de vers). Dans sa traduction, Tixier pratique à la fois la répétition et la variation de la parasynonymie-: Quoy qu’il soit important, il n’est pas difficile De sçavoir mespriser tous les foibles secours, Que donnent les mortels, voire il est tres facile, Pourveu que nous ayons le divin tous les jours. Mais se voir privé de l’humaine assistance, Et du divin secours, c’est un estrange fait, Et souffrir de son cœur l’exil en patience Sans se considérer, c’est estre bien parfait 35 . Corneille est plus réticent à répéter les mots de sens plein, et encore plus à les faire se succéder l’un l’autre-: Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français 161 <?page no="162"?> 36 Corneille, L’Imitation, p.-948. 37 « Quel défi à relever, pour le poète ou le chrétien, que de contempler sans cesse une même réalité si abstraite, et donc de répéter sans se répéter, en reprenant chaque jour le même schéma méditatif que celui de la veille ! », Christian Belin, « Racine et la liturgie des heures »,-Racine poète, Bénédicte Louvat et Dominique Moncond’huy, éds., La Licorne, Poitiers, 1999, p.-93-102, ici p.-94. Notre âme néglige sans peine La consolation humaine, Quand la divine la remplit-: Une sainte fierté dans ce dédain nous jette, Et la parfaite joie aisément établit L’heureux mépris de l’imparfaite. Mais du côté de Dieu demeurer sans douceur, Quand nous foulons aux pieds toute celle du monde, Accepter pour sa gloire une langueur profonde, Un exil où lui-même il abîme le cœur, Ne nous chercher en rien alors que tout nous quitte, Ne vouloir rien qui plaise alors que tout déplaît, N’envoyer ni désirs vers le propre intérêt, Ni regards échappés vers le propre mérite-: C’est un effort si grand, qu’il se faut élever Au-dessus de tout l’homme avant que l’entreprendre 36 . Il privilégie l’économie de l’incomplétude référentielle dans l’anaphore celle du monde et dans l’ellipse de la divine. Ou encore, il pratique l’amplificatio rerum, le mouvement de la pensée, ce qui va dans le sens de l’expression de son impuissance à chercher l’équivalence terme à terme et à rechercher la place du mot dans la phrase. Corneille ne donne pas la priorité aux synonymes, à la différence de Racine qui, se heurtant plus tard au problème de la traduction liturgique, ira « chercher des équivalences lexicales […] non sans effet de majoration par rapport au texte initial 37 ». Répéter le mot ou lui trouver des synonymes, pour Corneille, c’est édulcorer le mot, lui faire perdre de la substance, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un terme consacré. La singularité cornélienne se vérifie dans la manière de traduire la répétition de humilis, autre terme consacré polysémique. En latin médiéval, dans le livre II, chapitre 2, la figure dérivative voit l’occurrence verbale humiliat céder la place à six occurrences du nom adjectif humilis-: 2. Quando homo pro defectibus suis se humiliat, tunc faciliter alios placat, & leviter satisfacit sibi irascentibus. Humilem Deus protegit, & liberat : humilem diligit, & 162 Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X <?page no="163"?> 38 De Imitatione Christi 1640, p.-125-126. 39 Desmarets de Saint-Sorlin 1662, p.-55. 40 Tixier 1653, p.-78. consolatur-: humili homini se inclinat-: humili largitur gratiam magnam, & post ejus depressionem levat ad gloriam. Humili sua secreta revelat, & ad se dulciter trahit, & invitat. Humilis accepta confusione satis bene est in pace : quia stat in Deo, et non in mundo 38 . Desmarets pratique de nouveau la répétition, conformément au style de l’ori‐ ginal latin-: Lors que pour ses defauts un homme s’humilie, D’autruy facilement il dompte le courroux. Dieu protege tout cœur qui sous les autres plie. Il l’ayme, il le console, à tout humble il est doux. À l’humble il fait toûjours quelque grace nouvelle-; Il sait du plus bas lieu le placer hautement. À l’humble volontiers ses secrets il revele-; Et l’appellant à soy, l’attire doucement 39 . Tixier essaie une nouvelle fois de varier les termes à l’intérieur de la même famille de mots, entre humilié, humble et humilité-: Quand l’homme humilié de sa propre misere, Confesse ses deffauts, ils luy servent d’appuy, Cet adveu qu’il en fait appaise la colere De ceux que ses deffauts irritoient contre luy. Dieu delivre & deffend l’humble dans sa disgrace, Le cherit, le console & s’abbaisse icy bas, Luy donne abondamment son amour & sa grace, Puis apres il l’eslève à ses divins appas. Luy qui connoit le cœur et l’ame débonnaire, Estime tant ce cœur remply d’humilité Qu’il le fait de tous ses secrets depositaire, Puis l’invite & l’attire à sa felicité 40 . Corneille, quant à lui, ne cherche pas à reproduire la répétition, même sous la forme de la figure dérivative ; il généralise l’incomplétude référentielle de l’anaphore, en n’employant qu’une fois le mot de sens plein l’humble et six fois le pronom personnel de rang 3-: Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français 163 <?page no="164"?> 41 Corneille, L’Imitation, p.-942. 42 Desmarets de Saint-Sorlin 1662, p.-55. 43 Corneille, L’Imitation, IV, 7, p.-1033. L’humble seul vit comme il faut vivre-: Dieu le protège et le délivre-; Il l’aime et le console à chaque événement-; Il descend jusqu’à nous pour lui montrer ses traces-; Il le comble de grâces, Et l’élève à la gloire après l’abaissement 41 . Mentionné une seule fois, et rappelé ensuite par le mécanisme de l’anaphore référentielle, le mot devient rare, et conserve ainsi sa densité de mot consacré. La rareté remplace le figement. Pour le reste, Corneille utilise d’ailleurs presque plus d’expressions consacrées que Desmarets, telles que comble de grâces, et en construction absolue, délivre (là où Desmarets précise le complément d’objet indirect-: «-le délivrer de trouble et de mépris 42 -»), et préfère gloire au mondain divins appas adopté par Desmarets. En veillant à préserver la rareté du mot, Corneille se heurte à la répétition de l’original médiéval, mais trouve des solutions pour l’éviter. Le livre IV l’embarrasse par la fréquence non seulement des mots mais aussi de l’idée dire la messe et communier. Nous nous contenterons ici d’examiner la manière de traduire le mot. Pour traduire (sacra) communio, Corneille opte pour la recherche d’équivalences lexicales, entre synonymie - tantôt « ce banquet » tantôt « ce festin sacré » (IV, 10), méronymie (invitas ad communionem est rendu par «-tu l’appelles à ta table » IV, 1), mais aussi hyperonymie interprétative en IV 10 (« ce grand remède », « ce gage d’amour », « un mystère », « un bien que t’offre mont Église », « un tel bien »). Cependant, ne nous y trompons pas : dans ce cas, plus encore que la recherche d’équivalences lexicales, ce sont les ressources de l’implicite apportées par le déterminant démonstratif et l’article indéfini qui sont adoptées. Le déterminant démonstratif conjugue le phénomène d’anaphore référentielle, l’euphémisme et la connivence avec le lecteur, lequel doit partager le sens du sacré avec le paraphraste pour identifier le référent. Pour confirmer cette perspective, examinons le cas de dire la messe. Corneille emploie cette locution pour traduire missa, mais dans sa préface, c’est davantage à la traduction de celebro qu’il fait allusion lorsqu’il donne l’exemple de la locution verbale, car le verbe celebrare est beaucoup plus fréquent dans le livre IV (19 occurrences) que ne l’est le substantif missa (4 occurrences). Pour celebro, Corneille n’utilise la périphrase « dire la messe » qu’une fois 43 . Il se contente de la construction absolue du décalque latinisant (« Alors que je célèbre ou que 164 Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X <?page no="165"?> 44 Ibid., IV, 3, p.-1029. 45 Ibid., IV, 5, p.-1032. 46 Ibid., IV, 2, p.-1028. 47 Ibid., IV, 5, p.-1031. 48 Ibid., IV, 10, p.-1037. 49 Ibid., IV, 10, p.-1037 et IV, 13, p.-1041. je communie 44 », « quand il célèbre 45 ») ou à l’inverse, refuse de le traduire (ad celebrandum bene dispositus). Il privilégie la tournure métonymique qui suppose la capacité du lecteur à extrapoler : « lorsque ta propre main offre cette victime 46 -» - le verbe offrir revient à plusieurs reprises (IV, 1, 7) - « tenir en tes mains 47 -» (pour celebrandi), «-monte à mon autel 48 -», «-sacrifice 49 -». Pour résumer la manière de traduire communio et celebro, Corneille accorde une grande place à l’implicite, soit à travers la métonymie, qui dévoile une partie seulement du référent, soit à travers l’anaphore référentielle et la construction absolue qui mobilisent la compétence du lecteur. Dans L’Imitation de Jésus-Christ, paraît toute la singularité linguistique de Corneille et tout son élitisme : un poète qui n’est pas satisfait de l’état de langue atteint en France dans les années 1650-1660, qui ne croit pas à la synonymie, non seulement pour des raisons sémantiques d’inexactitude indépassable, mais aussi pour des raisons de dignité. L’attitude que Corneille réserve aux carences lexicales du français qu’il repère dans ses préfaces entre 1651 et 1665 n’est pas celle d’un Ronsard ou de Port-Royal : il ne propose pas de nouvelles lexies, et n’envisage pas de baptiser de nouveaux mots français pour les consacrer. Il n’est pas pour autant devenu classique, car il accueille volontiers les mots spécialisés qui ne font pourtant pas partie du bon usage aux yeux des puristes et des remarqueurs, à l’égal des régionalismes, néologismes et mots populaires. Par ailleurs, contrairement à ce que la copia de sa mise en français laisserait croire, Corneille n’écrit pas une paraphrase mondaine. En particulier, il maintient les mots consacrés tant qu’ils ne sont pas susceptibles d’une lecture mondaine qui viendrait édulcorer ces termes. Ni les latinismes ni les polysèmes ne conviennent à Corneille. Plus qu’au bon usage, il se montre sensible au bel usage, décidément irrégulier et élitiste, celui qui accepte les termes spécialisés et rejette la fadeur. L’élitisme ne signifie pas un mépris ou un déni du public, bien au contraire, et le fait que Corneille ait publié en plusieurs étapes témoigne de son souci de recueillir des avis favorables avant de poursuivre sa publication : il réclame un lecteur compétent et actif. Il propose de raréfier les mots consacrés et de cultiver l’implicite pour rendre ces mots à leur grandeur. Diamétralement opposée à celle de Port-Royal, sa solution à la crise des mots consacrés est esthétique plus Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français 165 <?page no="166"?> qu’idéologique, et dans sa dimension esthétique, plus sensible à la volumétrie qu’au tissu sonore, à la différence de Desmarets de Saint-Sorlin ou de Racine. Bibliographie Sources [Anonyme]. Éternelle consolation, Lyon, J. Dupré, 1490. [Anonyme]. Internelle consolation, Paris, A. Girault, P. Leber, 1529. [A Kempis ou Gerson]. De Imitatione Christi libri IV, éd. H. Rosweyde, Parisiis anno MDCXL e Typographia regia [1640]. Dictionnaire de l’Académie Française, Paris, J.-B.-Coignard, 1694. Chifflet, Philippe, L’Imitation de Jesus Christ, par Thomas a Kempis chanoine regulier, Traduite exactement du Latin en François, 3 e édition revue, Anvers, Officine Plantin, 1645. Colletet, Guillaume, Le Parnasse françois ou l’Escole des Muses, Paris, Ch. de Sercy, 1664. Corneille, Pierre, L’Imitation de Jésus-Christ, dans Œuvres complètes, éd. André Stegmann, Paris, Seuil, 1963. Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, L’Imitation de Jesus-Christ traduite en vers [1654], Paris, É.-Loyson, 1662. Godeau, Antoine, Paraphrase des Pseaumes de David, Paris, Vve A. Camusat et P.-Le Petit, 1648. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690. La Mennais, Félicité de, L’Imitation de Jesus-Christ, Paris, Librairie classique élémentaire, 1824. Lancelot, Claude, « Brève instruction sur les regles de la poësie françoise », dans Quatre Traitez de poësies, latines, françoise, italienne, et espagnole, Paris, P.-Le Petit, 1663. Lemaître de Sacy, Isaac-Louis, De l’Imitation de Jésus-Christ. Traduction nouvelle, par le sieur de Beuil, prieur de Saint Val, Paris, Ch. Savreux, 1662. Marillac, Michel de. IV Livres de l'Imitation de Jesus-Christ, qu'aucuns attri‐ buent à Jessen, d'autres à Gerson, & d'autres à Thomas a Kempis, fidellement traduits, Paris, R.-Thierry, 1621. Mourgues, Michel. Traité de la poësie françoise, Nouvelle édition, Toulouse, Vve J.-J.-Boude, 1685. Racine, Jean, Œuvres complètes, II Prose, éd. Raymond Picard, Paris, Gallimard, 1966. 166 Claire F O U R Q U E T -G R A C I E U X <?page no="167"?> Richelet, Pierre, Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses, Genève, J.-H.-Widerhold, 1680. Richelet, Pierre, La Versification françoise ou l’art de bien faire et de bien tourner les vers, Paris, É.-Loyson, 1671. Saint Romain, François de, Le Calendrier des Heures surnommées à la jansé‐ niste, Paris, s.l., 1650. Tixier, Antoine, L’Imitation de Jesus-Christ, traduitte en vers, Paris, N. De‐ veaux, 1653. Vivien, Antoine, IIII livres de L’Imitation de Jesus Christ, Paris, C.-I-Calleville, 1639. Voyer d’Argenson, René de, Nouvelle traduction de l’Imitation de Jesus-Christ notre Seigneur. Divisée en quatre livres, composez par Thomas a Kempis chanoine regulier, Paris, J.-II-Guignard, 1664. Études Belin, Christian, « Racine et la liturgie des heures », dans Bénédicte Louvat et Dominique Moncond’huy, éds., Racine et la poésie, Racine poète, La Licorne, Poitiers, 1999, p.-93-102. Delaveau, Martine et Sordet, Yann dir., Édition et diffusion de l'Imitation de Jésus-Christ (1470-1800), Paris, BnF- Bibliothèque Mazarine-Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2012. Fourquet-Gracieux, Claire, Les Jeux de l’Esprit. Tourner les Psaumes en français (1650-1715), Paris, Classiques Garnier, 2020. Gheeraert, Tony, « Sacy traducteur de L’Imitation de Jésus-Christ : du ‘‘bar‐ bare’’ au français-», Accès aux textes médiévaux de la fin du Moyen Âge au X V IIIe siècle, Claudine Poulouin et Michèle Guéret-Laferté éds., Paris, Champion, 2012, p.-267-292. Giraud, Yves éd., Antoine Godeau : 1605-1672, de la galanterie à la sainteté, Paris, Klincksieck, 1975. Malquori Fondi, Giovanna, « Le Père Bouhours juge de l’Imitation de Jésus-Christ traduite par Louis-Isaac Le Maistre de Sacy », Teorie e pratiche della traduzione nell’ambito del movimento Port-Royaliste, Jean-Robert Armogathe, Roger Zuber, Luigi de Nardis et alii, éds., Pisa, ETS, 1998, p.-159-183. Marty-Laveaux, Charles, De La langue de Corneille, Paris, Hachette et C ie , 1861. Niderst, Alain, Pierre Corneille, Paris, Fayard, 2006. Des «-mots farouches pour la poésie-»-? Corneille et le lexique français 167 <?page no="169"?> 1 Utilisé pour désigner les nombreux libelles imprimés pendant la Fronde, tels qu’il y en eut aussi pendant la Ligue ou pendant le règne de Louis XIII, le mot mazarinades est « ambigu et commode » mais sans rigueur terminologique : issu de la tradition bibliophile, il embrasse les genres de discours les plus variés. Voir Christian Jouhaud, Mazarinades. La Fronde des mots, Paris, Aubier, [1985] 2009, p. 18 ; Claudine Nédelec, Les États et empires du burlesque, Paris, Champion, 2004, note 4, p.-48. 2 Nous dénombrons 730 écrits versifiés sur un échantillon de 3065 mazarinades sur les 5500 environ repérées par la tradition (https: / / antonomaz.huma-num.fr). Les « vers burlesques-» n’absorbent pas toutefois toute la production poétique de la Fronde : sur un échantillon de 1000 mazarinades, Hubert Carrier estimait à un quart les mazarinades « burlesques » (sondage non documenté par une bibliographie), en superposant sans doute burlesque et versification (alors qu’il existe des poésies héroïques, des éloges, des chansons, etc.). Voir Les Muses guerrières, Paris, Klincksieck, 1996, p.-93. En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques-: quels usages de la langue dans la poésie de grande diffusion-? Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L Sorbonne Université/ STIH Les poésies en vers burlesques, publiées par centaines entre 1630 et 1650 et en particulier pendant la Fronde, nous donnent-elles accès à une langue « d’usage » en poésie ? On pourrait le croire à première vue au sujet desdites «-mazarinades 1 -», dont un quart (sur les quelque 5 000 brochures alors parues) sont en vers, et parmi celles-ci beaucoup « en vers burlesques 2 ». En effet, cette poésie a connu une grande diffusion, imprimée en plusieurs milliers d’exemplaires dans un format portatif (généralement un ou deux cahiers, soit 8 à 16 pages) et peu coûteux ; elle est souvent oralisée pour les moins lettrés aux carrefours les plus passants des grandes villes. Peut-on pour autant espérer y trouver cette langue du « crocheteur du port au foin » qui passe pour le lecteur modèle et l’arbitre de l’usage pour Malherbe (du moins dans la mythographie <?page no="170"?> 3 «-[E]nfin cette dispute dura si longtemps, qu’elle obligea le [R]oi a en demander l’avis à Mr de Malherbe, lequel ne craignit point de contester, et lui dire qu’il fallait dire cuiller, et non pas cuillère, et le renvoya aux crocheteurs du [P]ort au foin, comme il avait accoutumé » ; « Quand on lui demandait son avis de quelques vers Français, il renvoyait ordinairement aux crocheteurs du Port au foin, et disait que c’étaient ses maîtres pour le langage » (H. de Beuil, chevalier de Racan, Vie de M. de Malherbe, dans Œuvres complètes, éd.-St.-Macé, Paris, Champion, 2009, p.-931). Pour une mise au point sur cette déclaration qui « doit sans aucun doute être comprise comme une provocation ou comme une boutade visant les partisans de Ronsard et de la poésie savante », voir Guillaume Peureux, La Fabrique du vers, Paris, Éditions du Seuil, 2009, p. 351 (et plus largement sur la figure de Malherbe comme « incarnation d’un moment pivot » de la modernisation de la poésie au début du XVII e -siècle-: p.-348-357).- 4 Hubert-Carrier, Les Mazarinades : la presse de la Fronde, 1648-1653, Genève, Droz, 1989, 2 vol., t. I, La Conquête de l’opinion, p.-396-420. 5 Contre satyre ou Response aux Cent quatre vers du Sieur Scarron, ponr luy monstrer qu’ayant inventé les vers burlesques, il se peut dire l’autheur des libelles diffamatoires de cette espèce, s. l., 1651, p. 3, p. 7. Voir aussi le préambule de Cl. Nédelec, Les États et empires du burlesque, op.-cit., p.-13. 6 Nicolas Boileau, Art Poétique, 1674, v. 84 (Satires, Epîtres, Art poétique, éd.-Jean-Pierre-Collinet, Poésie/ Gallimard, p.-229). sur cet auteur 3 ) ? En tout cas, les mazarinades ont donné lieu à des réductions sociologiques, menant à considérer que les « vers burlesques », reposant sur des proverbes, des néologismes et des « expressions triviales », relèveraient d’un «-style du Pont-Neuf et de la Samaritaine-» et donc d’une langue et d’une « psychologie » populaires 4 . Si on sera amenés à revoir cette formulation, on peut noter d’emblée qu’elle est en fait issue des sources elles-mêmes : certains auteurs de mazarinades regrettent qu’« on a[it] donné crédit au jargon de la Halle-», qu’on y use d’une langue d’épicier et de beurrières, de mots «-choisis pour faire rire, ou amuser les sots 5 ». Le fameux vers de Boileau (« Et le Parnasse parla le langage des Halles 6 -») reprend ainsi une idée qui court depuis un quart de siècle. C’est pourquoi l’intuition est tôt venue pour la critique qu’on pourrait trouver, dans le gisement versifié que constituent les mazarinades burlesques, des formes non orthodoxes de la langue, et de la langue poétique en particulier. C’était en fait inverser ce qu’exemplifie l’anecdote de Malherbe et du «-crocheteur du port au foin » - à qui on peut décidément faire dire tout et son contraire - : elle était censée montrer que l’ambition de Malherbe était de régler la langue poétique sur « l’usage » du français (réel ou imaginé), au lieu d’en faire une langue à part. Or, la langue burlesque, marquée par l’artifice, apparaît plutôt comme un contre-exemple de l’usage commun : le burlesque « écrit comme 170 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="171"?> 7 Guez de Balzac, cité dans Nédelec, Les États et empires du burlesque, op.-cit., p.-361. 8 Gilles Ménage, Les Origines de la langue française, Paris, A. Courbé, 1650, p.-159. 9 Guillaume-Peureux, Le Burlesque, Paris, Gallimard, 2007, p.-20. 10 Ferdinand Brunot, La Doctrine de Malherbe d’après son commentaire sur Desportes, Annales de l’université de Lyon, Paris, Masson, 1981 ; sur l’histoire des commentaires sur Desportes-: p.-105-121. personne ne parle 7 ». Ce « genre d’écrire 8 » est plutôt gros de promesses de discordances de tous ordres, politiques et esthétiques notamment, puisqu’un de ses principes est le renversement des normes. Quoique englobant des pratiques très diverses, les écrits burlesques se reconnaissent à « leur dimension comiquement iconoclastes, […] leur jeu comique avec les usages dominants dans les pratiques artistiques 9 ». Ce renversement des usages dominants concerne-t-il aussi les normes linguistiques ? Nous aimerions vérifier si, au plan poétique, on trouve effectivement des tendances antipuristes dans les vers burlesques, en les confrontant à la « doctrine de Malherbe » telle que la synthétise Ferdinand Brunot à partir du commentaire sur les poésies de Desportes (écrits à partir de 1606) et de l’Académie de l’art poétique de Deimier (1610) 10 . Pour ce faire, nous allons utiliser les méthodes statistiques de la textométrie, qui permettent de mettre au jour des spécificités textuelles non visibles à l’œil nu mais calculables par l’ordinateur. Cette approche, qui n’a ici qu’une prétention exploratoire, parait utile pour un corpus trop conséquent pour être entièrement lu de près. Or, c’est bien dans son aspect massif (ici environ 1900 textes) qu’il est intéressant pour sonder des tendances répandues, du moins dans le bref empan chronologique de la Fronde, entre 1648 et 1653, et dans un type d’écrits vite imprimés et distribués (les libelles). Cette recherche devrait nous permettre de tester l’inscription sociale des mazarinades. Ce corpus a en effet été régulièrement visé par des études cherchant à cerner des usages linguistiques socialement situés. Or son homogénéité n’est pas évidente, pas plus que son mode de production. L’approche globale, sur un corpus électronique cherchant à cumuler un maximum de sources, permet de reposer le problème en d’autres termes : plutôt que de voir dans les mazarinades l’expression linguistique d’une ou plusieurs catégories sociales, que nous serions en peine de décrire précisément, il s’agit plutôt de voir si des traits linguistiques et stylistiques émergent, qui permettraient de décrire inductivement des usages sociaux de ces écrits. Ainsi, le but de notre démarche est-il double : mesurer l’intégration linguis‐ tique du corpus global par rapport aux usages et discours normatifs de l’époque d’une part, et de l’autre repérer les faits langagiers permettant d’identifier la formation de sous-genres discursifs ou énonciatifs versifiés, par opposition à En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques 171 <?page no="172"?> 11 Wendy Ayres-Bennett, Sociolinguistic Variation in Seventeenth-Century France-: Metho‐ dology and Case Studies, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Jana Birk, Français populaire im Siècle classique. Untersuchungen auf der Grundlage der Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency, sur les affaires du temps (1649-1651), Frankfurt am Main, Peter Lang, 2004. 12 [Louis Richer], Les Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmo‐ rency, sur les affaires du temps, Paris, 1649. On compte au moins sept rééditions pendant la Fronde (voir la Bibliographie des mazarinades de la Bibliothèque Mazarine : https: / / m azarinades.bibliotheque-mazarine.fr), ainsi que des reprises ultérieures qui témoignent d’une large diffusion, comme dans la Bibliothèque bleue ( Jacques Oudot, 1705). Voir aussi les Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency sur les affaires du temps (1649-1651) [Paris 1961], éd. Frédéric Deloffre, éd. augmentée, Genève, Slatkine Reprints, 1999. 13 À partir des travaux de H. Carrier (Les Muses Guerrières, op.-cit., p. 565-572), Jean-Fran‐ çois Courouau dresse une liste de 21 textes au moins partiellement rédigés dans un dialecte oïlique d’Île-de-France, de l’Orléanais, de Picardie ou de Normandie et huit ensembles textuels occitans ou gascons (Moun lengatge bèl. Les choix linguistiques minoritaires en France (1490-1660), Genève, Droz, 2008, p. 165-169). On peut ajouter un autre texte qui repose sur des jeux interlinguistiques : Question cardinale plaisamment traitée ou dasthicotée entre un Hollandois et un Suisse, et décidée par un François (1649). la langue en prose. En même temps qu’elle essaie de cerner ce qu’a pu être un usage de la langue française en vers, cette approche est un premier pas pour mieux cerner quelques procédés d’écriture des libelles à cette époque. I. La langue des mazarinades burlesques, une langue rétive à la normalisation-? Les mazarinades ont depuis longtemps la réputation d’un état de langue plus varié et plus rétif à la standardisation que d’autres corpus littéraires. Mais les études menées jusqu’ici (en particulier par Wendy Ayres-Bennett dans son livre pionnier sur la variation sociolinguistique au XVII e siècle) ont utilisé des méthodes qualitatives, fondées sur un échantillon peu représentatif de l’ensemble du corpus des pamphlets de la Fronde 11 . Une mazarinade en prose est ainsi souvent donnée comme emblématique de cette langue variée, Les Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency, sur les affaires du temps 12 . Certes très célèbre (elle fait partie des très rares mazarinades rééditées, avec la Mazarinade de Scarron), elle est en réalité atypique, puisqu’on décompte seulement 22 mazarinades, la plupart en prose, fondées comme elle sur l’exploitation littéraire de marqueurs diatopiques, c’est-à-dire sur une variation liée à l’origine géographique (supposée ou réelle) des locuteurs 13 . Les travaux d’Ayres-Bennett ont essentiellement porté sur le commentaire rapproché de textes singuliers, comparés à un corpus de contraste constitué 172 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="173"?> 14 Si la « lecture de loin » (distant reading) a été initiée en littérature par Franco Moretti (à partir des métadonnées plus que des données : voir Graphes cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, Paris, Les prairies ordinaires, 2008), nous nous inspirons ici de la démarche textométrique issue des sciences du langage (voir Bénédicte Pincemin, « La textométrie en question », Le Français Moderne - Revue de linguistique Française, « Linguistique et traitements quantitatifs », 2020/ 1, vol. 88, p.-26-43). 15 W. Ayres-Bennett s’appuie à la fois sur des remarqueurs, de Vaugelas (1647) à Andry de Boisregard (1693) ; trois dictionnaires monolingues (Richelet, Furetière et le Dic‐ tionnaire de l’Académie Française de 1694), des sources documentant le français non standard (Nicot, Cotgrave et Oudin), et des grammaires, de Maupas (1608) à Irson (1662). 16 https: / / antonomaz.huma-num.fr (état du corpus de 1903 textes en juin 2022). d’œuvres littéraires canoniques du siècle (via Frantext). Les conclusions de son travail sont un point de départ incontournable pour le présent projet. Un de ses apports majeurs est l’idée que la morphologie et la syntaxe apparaissent standardisées dans ce corpus, et que la variation est plutôt d’ordre lexical. Un de nos objectifs est de vérifier ces conclusions en limitant le corpus à la poésie, mais en le multipliant par un facteur 190 (1900 textes contre 10 textes environ, examinés dans les études sociolinguistiques sur le sujet) soit un passage d’une lecture « de près » à une lecture « de loin 14 ». Nous reprendrons d’abord la démarche d’Ayres-Bennett qui consiste à comparer les observables linguistiques proscrits par les textes jugés prescripteurs du « bon usage 15 », en particulier, pour la langue des vers, la doxa malherbienne. - 1. La comparaison de corpus comme méthode heuristique Notre premier objectif est d’élargir le terrain empirique dans deux dimensions. Les usages linguistiques analysés ne sont plus ceux, très spécifiques, de maza‐ rinades exceptionnellement divergentes (les quelques libelles marqués par la variation diatopique évoqués plus haut), mais un ensemble textuel massif. Le corpus visé, Antonomaz 16 , comporte 1903 textes courts, dont 514 en vers et 1399 en prose, pour un ensemble de 7.564.889 mots. Pour comparaison, nous prenons le corpus Freemax. Il est constitué de 1048 textes, généralement longs, dont 461 en vers et 587 en prose, datés entre 1601 et 1700 (26.048.739 mots). Ce corpus donne une image globale et équilibré des usages linguistiques littéraires de l’époque. Il est à noter qu’il est très varié en genres : il y a 588 textes dramatiques, et le corpus des mazarinades y est également représenté. Notre tâche consiste donc à situer les usages linguistiques de notre corpus cible (Antonomaz), par rapport à des usages moyens (Freemax)-: En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques 173 <?page no="174"?> 17 Pour l’obtention des données, nous nous sommes servis du logiciel Kraken, entrainé sur un modèle adapté aux données du XVII e siècle. Sur ce modèle, que nous avons emprunté aux travaux de Simon Gabay, voir Simon Gabay, Thibault Clérice, Christian Reul, OCR17 : Ground Truth and Models for 17th c. French Prints (and hopefully more), 2020, consulté le 2 octobre 2021, URL : https: / / hal-enc.archives-ouvertes.fr/ hal-025772 36v1. corpus prose vers total Antonomaz 5748715 657453 7564889 Freemax 17761491 8287248 26048739 Figure 1. Nombre de mots du corpus et du corpus de contraste Cet accroissement des données a été rendu possible par l’automatisation de l’acquisition des textes, transcrits par un programme de reconnaissance auto‐ matique de caractères (OCR, optical character recognition) 17 . La contrepartie de cet accroissement, c’est donc que nous opérons sur des corpora non vérifiés par l’humain (non corrigés, non tokenisés, non lemmatisés, non annotés). Selon la qualité de l’imprimé conservé et de sa numérisation, selon également la complexité de sa mise en page, le logiciel peut effectuer un certain nombre d’erreurs de lecture. À ces erreurs s’ajoutent les problèmes liés à l’encodage naturel du texte, notamment les coupures en fin de ligne ou de vers. C’est ce qu’on appelle usuellement le « bruit » dans les données. Dans ces conditions, deux stratégies sont possibles et non concurrentes : à long terme, seule l’édition manuelle, par l’humain, peut permettre une exploitation fine et sûre des données. Devant le coût de cette opération, c’est une stratégie de court terme qui a été choisie : miser sur la masse des données et ne travailler que sur les phénomènes de haute fréquence en pariant que les scories dans les textes ne peuvent pas invisibiliser tout à fait des phénomènes très présents. De fait, les erreurs auxquelles nous avons à faire relèvent plutôt du « silence » que de « bruit » : si toutes les occurrences d’un phénomène ne peuvent pas être repérées, les phénomènes saillants le sont. L’usage de la machine se justifie donc sous deux aspects : d’une part pour la massification des données et la lecture de données bruitées, et d’autre part pour le traitement de phénomènes de haute 174 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="175"?> 18 Pour le traitement de ces données, nous avons utilisé le logiciel de textométrie TXM (version 0.8.2). Voir Serge Heiden, Jean-Philippe Magué, Bénédicte Pincemin, « TXM : Une plateforme logicielle open-source pour la textométrie - conception et développement » dans JADT : 10th International Conference on the Statistical Analysis of Textual Data, Rome, Italie, 2020, p. 12, URL : http: / / halshs.archives-ouvertes.fr/ docs/ 00/ 54/ 97/ 79/ PDF/ Heiden_al_jadt2010.pdf 19 F.-Brunot, paraphrasant Malherbe, La Doctrine de Malherbe, op.-cit., p.-237 sqq. 20 Ibid., p. 241-247. Par exemple, pour cadavre, huit sur les neuf occurrences de l’ensemble du corpus et du corpus de contraste se trouvent dans les mazarinades ; pour charogne, sept sur dix occurrences en vers sont dans les mazarinades. 21 F. Brunot liste plusieurs locutions verbales : gagner au pied ; faire conte ; mettre bon ordre ; en faire coutume ; bâillonner ses maux ; avoir l’amour en bouche ; tirailler le cœur, cités par F. Brunot, La Doctrine de Malherbe, op.-cit., p.-242-246. fréquence, comme les mots outils, peu manipulables par l’humain, et pourtant très significatifs pour l’usage de la langue, comme on le verra 18 . - 2. Des remarques malherbiennes aux mazarinades La première entrée pour chercher les traits les plus spécifiques à l’écriture burlesque est lexicale. Un des traits les plus évidemment connus de ce style est l’emploi de mots jugés « sales et bas 19 ». Des sondages parmi les mots critiqués par Malherbe dans leurs emplois en poésie montrent que c’est dans les mazarinades en vers qu’ils prédominent : par exemple les noms pouls, cadavre, charogne, malvenus dans la langue poétique pour leur connotation jugée médicale, ou encore tintamarre et corner, jugés « populaires » 20 . Ces mots demeurent assez rares, en langue comme en discours (mis à part le problème du silence noté plus haut). L’examen contextuel des occurrences de ces mots montre que leurs emplois sont plutôt stéréotypés. D’abord ces mots appellent souvent la même rime (tintamarre / bagarre-; charogne / trogne). Cette collocation, appelée par la versification, s’accompagne d’autres paramètres d’ordre syntaxique. Pouls est, dans deux cas sur trois, employé dans le tour tâter le pouls ; charogne rime au moins deux fois avec trogne, tintamarre avec bagarre dans toutes les occurrences ; corner, dans sept des huit occurrences en vers, se trouve dans le tour « corner les oreilles » ou « les oreilles cornent » (que ce soit dans les mazarinades, le théâtre de Molière ou de Cyrano, ou les vers de Scarron). Le lexique « bas » ou technique semble donc surdéterminé par d’autres faits de langue marqués (un lexique de même registre) ou des locutions verbales plus ou moins lexicalisées : autant de traits jugés non poétiques par la doxa malherbienne. Celle-ci juge en effet sévèrement des locutions verbales comme faire conte ou mettre bon ordre 21 , et globalement promeut l’usage de l’article avant le En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques 175 <?page no="176"?> 22 Gilles Siouffi, « Malherbe : entre sentiment de la langue, imaginaire linguistique et normativité », Dix-septième siècle, 2013/ 3 (n° 260), p. 439-454. DOI : 10.3917/ dss.133.043, §-25. 23 Laurent de Laffemas, La Dernière Soupe à l’oignon pour Mazarin ou la Confirmation de l’arrêt du huitième janvier 1649, en vers burlesques, Paris, N. Jacquart, 1649, p. 6. Pour d’autres relevés de locutions verbales en faire + nom : faire querelle ; faire plume neuve ; faire violence ; faire salade ; faire potage ; faire soupe ; faire retraite ; faire dodo ; faire capilotade, etc. 24 La Doctrine de Malherbe, op.-cit., p.-448. 25 Les Deux Friperies, ou les Drilles revêtus, raillerie en vers burlesques, Paris, D. Langlois, 1649, p.-4. 26 La Doctrine de Malherbe, op. cit., p.-266. 27 Claire Vachon, Le Changement linguistique au XVI e siècle. Une étude basée sur des textes littéraires français, Strasbourg, Eliphi, 2010, p.-167-168. nom : tendanciellement les remarques de Malherbe tendent à « briser l’aspect phraséologique ou les zones de figement de la langue 22 ». Ces zones sont au contraire particulièrement exploitées par la langue des mazarinades burlesques. Pour ne prendre que l’exemple des tours en faire + nom, on trouve cinq occurrences de faire gilles, dont quatre en vers, rimant chaque fois avec quilles (figé dans la locution trousser ses quilles) : « Au diable donc, qu’il fasse gilles, / N’importe ou, s’il trousse ses quilles 23 ». L’absence d’article, quasi obligatoire dans les constructions à verbe support, semble appeler d’autre types de non-détermination nominale, bien moins fréquentes et admises 24 , comme ici avec le complément direct : « Et que pour faire bonne armée, / Pour soulager Ville allarmée […] 25 ». Ce premier constat suggère que les textes en « vers burlesques » représentent moins une langue non normée que des associations fréquentes, l’élément « non puriste » appelant des mots-rimes stéréotypés ou des formes de figements linguistiques. On perçoit ainsi des tendances d’écriture qui recyclent des patrons phraséologiques (et/ ou rimiques). Les archaïsmes sont également des traits bien connus du style burlesque. Maint est par exemple jugé « mot particulier à la poésie » et ne se dit plus en prose, selon Vaugelas. St-Amant s’excuse de l’avoir employé par « privilège de l’héroïque 26 ». Ayres-Bennett le trouve proscrit par les remarqueurs après 1647 et elle mesure qu’en effet sur Frantext 409/ 527 occurrences se lisent avant 1660. L’étude de Claire Vachon sur la concurrence maint / beaucoup montre un changement linguistique déjà accompli au XVI e siècle mais très sensible à la partition prose/ vers, puisque la forme déclinante maint perdure essentiellement en poésie au moins jusqu’au milieu du XVII e -siècle 27 . À part dans des genres en prose bien précis (fables et nouvelles jusqu’à la fin du siècle), maint ne se trouve plus qu’en poésie selon nos corpus. Ains apparaît également comme spécifique au vers, mais est peu fréquent (7 occurrences dans les deux corpus fusionnés), 176 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="177"?> 28 La Doctrine de Malherbe, op. cit., p.-302. 29 G. Couffignal, « Gascon, gasconisme et gasconnade », Littératures classiques, vol. 87, n°-2, 2015, p.-287-299. 30 La Doctrine de Malherbe, op.-cit., p.-286-288. 31 La Noue cite les rimes en « -ade » comme presque toutes issues de noms italiens en « -ata », tout en précisant qu’« on en pourra adjouter encore icy de nouveaux […] quand la pratique les aura un peu adoucis » (Odet de La Noue, Le Grand Dictionnaire des rimes françoises selon l’ordre alphabétique, Genève, M. Berjon, 1623). Dans le rimarium de Valérie Beaudouin, les rimèmes en « -ade(s) » y sont au nombre de 26 occurrences (sur 80-000-vers étudiés), avec 19-paires de mots-rimes différentes, soit parmi les plus rares de ce corpus (Rythme et rime de l’alexandrin classique. Étude empirique des 80 000 vers du théâtre de Corneille et Racine, thèse de doctorat, dir. Jacques Roubaud, École des hautes études en sciences sociales, 2000). alors que onc(ques) s’avère non spécifique au vers. Globalement, on vérifie sur corpus les prescriptions des remarqueurs et certains archaïsmes fonctionnent comme des signaux vers une poésie non puriste. Mais parmi les archaïsmes, les poésies burlesques semblent ne recourir en fréquence significative qu’à maint(e)(s) (les autres archaïsmes étant sortis de l’usage poétique au milieu du XVII e siècle), en devenant un stylème unique de ce type de variation diachronique. Ce terme est d’autant plus emblématique qu’il est jugé « gascon » par Malherbe 28 ; or, l’imaginaire linguistique gascon tend à devenir, tout au long du XVII e siècle, un repoussoir linguistique permettant de définir négativement le bon usage français 29 . Ce constat confirme l’intuition selon laquelle le répertoire variationnel est réduit et stéréotypé dans cette langue poétique : le recours à quelques mots du lexique réprimés en poésie depuis des décennies y fonctionne comme un signal connotatif. Cet effet de signal est confirmé par un autre marqueur : les mots suffixés. Le diminutif -ette est critiqué par Malherbe, du moins dans certains mots 30 , et le suffixe -ade semble une fin de mots peu acclimatée à la rime 31 . Ce ne sont certes pas des fins de mots très fréquentes dans le corpus de mazarinades, mais leurs attestations apparaissent en revanche parmi les rimes fréquentes. Les suites de caractères -ade et -ettes figurent en effet parmi les cent premiers groupes de trois à cinq caractères les plus fréquents en fin de vers. On peut poursuivre l’enquête sur un exemple particulier, comme le mot trompette. L’indice de spécificité, qui permet de comparer la fréquence d’une unité dans deux parties de corpus de taille différente, montre que le terme est employé de façon significative dans la partie en vers de notre corpus. En outre, on observe que cela est vrai uniquement pour la forme commençant par une minuscule (voir figure 2). De fait, c’est en fin de vers que le mot trouve son importance. Il y est mis en valeur, souvent avec un mot à la rime dont l’origine est suffixale, comme charette. En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques 177 <?page no="178"?> 32 Sur la différence entre les approches corpus-based et corpus-driven, voir Elena To‐ gnini-Bonelli, Corpus linguistics at work, Amsterdam, John Benjamins Publishing, 2001, p.-65-100. unité corpus prose vers - T=7564889 t = 5748715 indice t=657453 indice trompette 58 34 -2,6 17 5,3 Trompette 119 70 -4,6 3 -2,2 Figure 2. Spécificité du mot trompette selon une partition vers/ prose Cette première approche semble indiquer que les vers burlesques se caractéri‐ sent moins par une variation linguistique que par l’emploi de marqueurs qu’on pourrait dire iconiques, utilisés à des endroits stratégiques pour signaler l’écart par rapport aux normes. II. Les vers burlesques présentent-ils une spécificité stylistique ? - 1. Des mots lexicaux aux mots grammaticaux L’acquisition massive de données nous permet donc de nuancer certains a priori sur un caractère particulièrement hors-norme de la langue des maza‐ rinades. Cette première approche, « sur corpus » ou corpus-based, reposait sur l’extraction et la quantification d’éléments déjà connus de la critique. L’outil informatique ne fait ici que multiplier la capacité de lecture humaine et de reconnaissance d’éléments identifiés comme relevant d’une écriture non normée. Dans un second temps, nous voudrions au contraire nous laisser guider par les données, dans une approche dite data driven ou corpus-driven 32 . Il s’agit ici de repérer les éléments les plus saillants qui permettent de caractériser une partie du corpus. Sans idée préconçue de la part de l’humain, les éléments spécifiques sont dégagés par le calcul des mots de haute fréquence. Dans l’état actuel de nos données, nous ne pouvons interroger que des formes graphiques (pas de lemme ou de paradigme), selon une partition formelle du corpus entre prose et vers. Cette partition recoupe imparfaitement une diversité générique plus fine (les mazarinades versifiées peuvent n’être pas « burlesques » : il existe des odes, divers types de stances, des sonnets, etc.). Les tests qui suivent doivent donc être lus comme une première approche, avec un grain grossier, permettant d’entrevoir les possibilités offertes par une approche textométrique dans une perspective stylistique. 178 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="179"?> 33 James W. Pennebaker, The Secret Life of Pronouns : What Our Words Say About Us, Bloomsbury Publishing, 2011 ; voir également, à titre d’introduction à la stylométrie, Florian Cafiero et Jean-Baptiste Camps, Affaires de style, Paris, Le Robert, 2022. 34 Sur le caractère autoréférentiel de l’écriture burlesque, voir Nicholas Cronck, « La Défense du dialogisme : vers une poétique du burlesque », Burlesque et formes parodi‐ ques, actes du colloque du Mans, Isabelle Landy et Maurice Ménard, éds., Paris-Seattle, Tübingen, PFSCL, «-Biblio17-», n° 33, 1987, p.-331. 35 [Scarron,] La Mazarinade, sur la copie imprimée à Bruxelles, 1651, p.-3. Lorsque l’on souhaite travailler sur des mots de haute fréquence pour caractériser la langue d’un corpus ou d’une partie de corpus, il faut accorder une place particulière aux mots grammaticaux. Les mots grammaticaux, ty‐ piquement non mesurables par la lecture humaine, s’avèrent décisifs pour tester la spécificité stylistique d’un texte ou d’un auteur et leur mesure est un élément clef de l’analyse stylométrique, notamment dans les méthodes robustes d’attribution d’auteur 33 . Dans le corpus arrivent en haute fréquence les déictiques, en particulier les pronoms personnels de l’interlocution : tu, mon, ma, vos. Ces relevés corroborent l’intuition de lieux textuels privilégiés qui caractériseraient la poésie burlesque, comme le système de l’adresse : dans cette poésie hautement métadiscursive, l’apostrophe à un interlocuteur structure fortement l’énonciation (adresse à la « Muse », mais aussi à Mazarin, ou à tout autre personnage interpelé dans une écriture souvent polémique) 34 . Le plus célèbre des libelles de la Fronde, la Mazarinade de Scarron, commence ainsi-: Muse qui pinces, et fais rire, Viens à moi de grâce, et m’inspire […] Écoute ma mazarinade A la malheure, Mazarin Du pays d’où vint Tabarin Es-tu venu brouiller le nôtre 35 […]-? La lecture « de près » de quelques libelles est ainsi confirmée par l’analyse quantitative : alors même que cette poésie burlesque est plutôt narrative (par son ancrage dans l’actualité), le récit s’y coule très souvent dans une énonciation embrayée, adressée. - 2. Une poésie des indéfinis : le «-burlesque on-» On insistera surtout sur les indéfinis (en particulier les pronoms), qui sont moins perceptibles pour l’œil humain, mais dont l’indice de spécificité dans les vers par rapport à la prose est élevé, en particulier on, tout et chacun. À titre d’exemple, on est le huitième mot le plus fréquent dans les mazarinades en vers (rang 20 en En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques 179 <?page no="180"?> prose), et le calcul de spécificité représenté dans la figure ci-dessous (figure 3) montre qu’il est particulièrement sur-représenté dans la partie en vers du corpus. Figure 3. Calcul de spécificité des emplois de on selon les parties du corpus (en vers comparés à la prose) De plus, ces différents indéfinis ont tendance à être employés dans des contextes proches, pour dénoter tantôt-la multitude, tantôt la voix de la rumeur : Chacun va, & revient aussi-: Mais environ sur les unze heure [sic] De tous costez on crie demeure, Et un chacun court au Palais Demander si j’avon [sic] la Paix, Là où la menüe populasse Toute fiere remplie d’audasse, Crie tout haut qu’il veut la guerre, Et qu’il faut tout jetter par terre, Qu’on ne veut point de Mazarin, D’autant qu’il a l’esprit malin: Mais nonobstant quoy qu’on en dise 180 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="181"?> 36 Le Babillard du temps, en vers burlesques, Paris, N. de La Vigne, 1649, p.-13. 37 [Verderonne], Agréable récit de ce qui s’est passé aux dernières barricades de Paris, décrites en vers burlesques, Paris, N.-Bessin, 1649, p.-10. Nous soulignons. 38 Voir Bruno Méniel, Renaissance de l’épopée : la poésie épique en France de 1572 à 1623, Genève, Droz, 2004, p.-317. 39 La Doctrine de Malherbe, op. cit., p.-305-307. Qu’on le loüe, ou qu’on le mesprise, L’on dit qu’il sera en honneur Et dans Paris grand Commandeur 36 . Le on est ici dévolu au discours rapporté indirect ou narrativisé (littéralement les on-dit), quand les autres indéfinis dénotent les mouvements voire le désordre. On, en particulier, est manifestement iconique de l’écriture de l’actualité en vers burlesques. Il apparaît dans des contextes qui lui confèrent des affinités avec d’autres traits burlesques. Ainsi des passages où il dénote la foule dès que sont relatés les soulèvements ou les combats urbains qui ponctuent la Fronde-: Le peuple fait les Barricades-; Les poursuivant avec bravades De tous costez on fait grand bruit, On court, on s’avance, l’on fuit, Maçons, Charpentiers, Estuvistes Imprimeurs, Relieurs, Copistes, […]. 37 On pourrait parler d’un on « de multitude », peut-être souvenir d’un stylème épique, qui tend à désindividualiser les acteurs d’une action collective comme le combat ou l’émeute 38 . On observe dans cet extrait l’anaphore de l’indéfini on associée à des stylèmes typiques du burlesque, comme l’énumération, voire l’accumulation de noms (la liste des noms de métiers a été ici abrégée, mais elle se poursuit sur dix-neuf vers). Ceux-ci sont associés à des traits jugés non-puristes : l’usage de technolectes en poésie 39 . Ainsi les indéfinis apparaissent dans un con‐ texte saturé par d’autres procédés stylistiques saillants, dans une convergence qui typifie le style burlesque. Le on de la rumeur est aussi largement utilisé dans le corpus, par exemple avec la substantivation du pronom, dans une personnification du on comme locuteur emblématique des libelles (« le on », voire « le burlesque on »). Ce trope sur l’indéfini fait même l’objet d’une exploitation typographique, dans cette fausse marque d’imprimeur, fantaisiste, qui met on au centre d’un cartouche, comme on le fait d’ordinaire de la devise de l’imprimeur-libraire-: En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques 181 <?page no="182"?> Figure 4. Le burlesque On de ce temps renouvellé, qui scait qui fait et qui dit tout, ce qui s’est passé depuis la guerre. Premiere [-quatriéme] partie, Paris, Es. Hébert, 1649, page de titre. Source : Bibliothèque Mazarine (M10427). https: / / bibnum.institutdefrance.fr/ ark: / 6 1562/ mz18625 Cette prise en charge personnifiée de la rumeur fait sans doute de on le pronom idéal du style libelliste, et les imprimeurs-libraires lui ont donné une visibilité particulière. Quand Retz évoque dans ses Mémoires les premières émeutes de la Fronde, son style narratif pourrait être contaminé par le souvenir de cette écriture libellistique et de ses indéfinis «-de multitude-»-: 182 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="183"?> 40 Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz, Mémoires, éd. Michel Pernot, Paris, Gallimard, 2003, p.-143. 41 La Comparaison des comparaisons aux Mazarins, burlesque fait à Descain, Paris, p.-7. 42 Malherbe, au sujet de or-; cité par F.-Brunot, La Doctrine de Malherbe, p.-268. 43 Sur les séquences textuelles propres à la mémorisation dans la poésie oralisée, voir Paul Zumthor, «-Intertextualité et mouvance-», Littérature, n°-41, 1981, p.-8-16-; ici p.-9. 44 Grâce à une « production destinée au public élargi, à la conquête de succès plus éphémères, mais plus spectaculaires », Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Édition-de Minuit, 1985, p.-184-185. 45 La Comparaison des comparaisons aux Mazarins, burlesque fait à Descain est une réémission augmentée d’un autre libelle (L’Icare Sicilien, ou la Chute de Mazarin, avec sa métamorphose, en vers burlesques, où le lecteur reconnoîtra l’obligation que nous avons au défunt cardinal de Richelieu, de nous avoir procuré un si bon ministre, s. l., 1652) : les cinq derniers cahiers sont exactement les mêmes. Deux cahiers liminaires sont le fait d’un autre imprimeur (on observe une autre fonte de caractères), qui se nomme lui-même un « auteur sans autorité » (La Comparaison des comparaisons aux Mazarins, p. 6). Le texte ajouté imite celui du libelle réémis, avec de nombreuses chevilles et répétitions. La tristesse, ou plutôt l’abattement, saisit jusqu’aux enfants ; l’on se regardait et l’on ne disait rien. L’on éclata tout d’un coup : l’on s’émut, l’on courut, l’on cria, l’on ferma les boutiques 40 . Les autres mots grammaticaux très spécifiques aux vers (burlesques) sont des connecteurs : car et mais. En spécifiant la casse, on observe que les lettres initiales de ces mots fréquents sont surtout en majuscules. De fait ces connecteurs sont souvent début de vers, par exemple comme embrayeur ou sortie de digression dans La comparaison des comparaisons aux Mazarins, burlesque fait à Descain : « Mais je pense que je m’égare, / J’avois entrepris de parler / De Mazarin, & l’égaler / A cet Icare de la Fable 41 ». Ce sont des monosyllabes, en tête de vers, typiquement ce que Malherbe aurait appelé les « chevilles ordinaires des vieux poètes français 42 ». Au-delà de ce jugement, il semble que ces connecteurs récurrents peuvent être compris comme des articulations discursives, pour des textes en partie oralisés (diffusés par le colportage) et donc à mémoriser par cœur 43 . On peut y voir un indice d’une pratique d’écriture libelliste, partagée entre des scripteurs les plus divers : ceux dont on sait qu’ils mirent la main à de nombreux pamphlets (hommes « du palais » - clercs, étudiants - ou écrivains poursuivant une « stratégie du succès 44 », comme Scarron ou Laffemas), mais aussi hommes du livre (imprimeurs, libraires). L’examen de bibliographie matérielle de cet imprimé qui recourt souvent à ce type de connecteurs argumentatifs indique en effet qu’il s’agit vraisemblablement d’un texte bricolé par un imprimeur, qui ajoute quelques vers de sa main en singeant les traits d’écriture d’un autre libelle 45 . Les divers relevés de marqueurs grammaticaux récurrents semblent bien renvoyer En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques 183 <?page no="184"?> 46 C’est ce qui ressort également d’une étude incluant des mazarinades sur la négation : France Martineau, Raymond Mougeon, « Sociolinguistic research on the origins of ne deletion in European and Quebec French-», Language, vol. 79, n°-1, 2003, p.-118-152. 47 Cl.-Nédelec, Les États et empires du burlesque, op. cit., p.-361. 48 Entre bien d’autres exemples : « De mesme aussi voulut-il faire / Pour mettre à fin ce grand affaire-», La guerre en fuite hors du royaume de France, en vers burlesques, Paris, 1649, p.-5. 49 G.-Peureux, La Fabrique du vers, op. cit., p.-321. à des techniques, voire des « trucs » d’écriture ou de formatage du vers, presque des tics de faiseurs. Conclusion Les mazarinades s’avèrent un corpus peu représentatif d’une variété particulière du français 46 . Ce n’est pas tant une (ou des) langues « d’usage » que la partie versifiée de ce corpus permet d’observer, qu’une expérimentation stylistique, fondamentalement artificielle, comme l’avait déjà suggéré Claudine Nédelec 47 . Une première approche stylométrique du corpus permet de quantifier cette intuition, en révélant la mise en relief par les poètes de certains marqueurs iconiques du burlesque, tant lexicaux que grammaticaux. Aussi trouve-t-on en effet des marqueurs linguistiques anti-malherbiens. Mais ces poètes qui écrivent après Malherbe écrivent aussi avec Malherbe, ses remarques à l’esprit, et utilisent peut-être sciemment des points réprouvés par la doxa malherbienne. En ce sens, l’écriture burlesque joue bien avec le renversement des usages dominants, ce qui implique que ces usages sont bien perçus au mitan du siècle. Le burlesque comme style serait l’exception qui confirmerait le bon usage : des licences signalées et visibles, qui confortent par là-même la perception, en creux, d’une norme. On pourrait sur ce point prolonger l’analyse par l’étude de la versification burlesque, qui comprend quelques traits vus comme non réguliers par Malherbe, comme les fréquentes rimes du simple au composé 48 : or, la « relation de contrôle réciproque » entre bon usage et versification régulière a été établie pour cette époque, les liens étant marqués, dans les traités de poétique, entre « langue bonne, juste ou pure, et versification régulière 49 -». Il s’agit donc, plus que d’une dissidence linguistique explicite et massive, d’une capacité à mobiliser un matériau linguistique varié et orienté vers une pratique d’écriture : ce qui caractérise les mazarinades n’est pas un état de langue, mais un fait de style. Cette analyse du style comme pratique partagée par une communauté de scripteurs suppose de déplacer la notion de style dans une acception autant sociolinguistique que littéraire. La recherche en so‐ 184 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="185"?> 50 Juan Camilo Conde-Silvestre, « A “third-wave” historical sociolinguistic approach to late Middle English correspondence : Evidence from the Stonor Letters », Current Trends in Historical Sociolinguistics, Cinzia Russi, éd., Berlin, De Gruyter, 2016, p.-46-66. 51 Voir supra note 11. 52 Voir l’opinion d’H. Carrier, citée supra note 4. ciolinguistique est en effet traversée par un tournant stylistique, parfois appelé « troisième vague 50 ». Les travaux classiques sur la langue des mazarinades 51 étaient caractéristiques de la première vague : il s’agissait d’identifier des états de langues particuliers en analysant des données textuelles coordonnées à des variables sociales (classe, âge, sexe…). Dans cette perspective, seuls quelques items, les plus marqués et les plus célèbres, du corpus pouvaient servir de référence pour interroger une langue jugée à priori populaire et non normée. Or si l’on prend l’objet « mazarinade » dans sa dimension la plus large, c’est une autre approche qu’il convient d’avoir. Il s’agit de voir comment, à partir d’une langue désormais commune, se dessinent des usages socialement situés. La variation n’est plus une donnée de départ, une étiquette accolée à certains phénomènes linguistiques triés. C’est l’analyse des usages cohérents d’une communauté de pratiques qui permet de faire émerger la signification sociale de certains faits. Enfin, du point de vue de la réception, il convient de ne pas sous-estimer les compétences des locuteurs du temps, souvent plurielles. La relation bijective entre un type d’écrit et un type sociologique de récepteurs 52 est douteuse vu les conditions de diffusion, écrite et orale, assez incontrôlée de ces écrits. Il convient ainsi de ne pas essentialiser ni les catégories sociales de réception, ni la langue burlesque : émanant d’instances sociales diverses (monde de la justice ou de la librairie), ces libelles sont aussi destinés à un public diversifié socialement. Ils pourraient représenter une sorte de koinè médiatique en vers, qui s’avère un artefact aux ressorts lexicaux plutôt stéréotypés, mais aussi une poésie dont certains marqueurs (comme les connecteurs, outils de mémorisation et d’oralisation) renseignent sur des modes de production et d’appropriation sociale larges de la langue des vers. Bibliographie Sources Le Babillard du temps, en vers burlesques, Paris, N. de La Vigne, 1649. La Comparaison des comparaisons aux Mazarins, burlesque fait à Descain, Paris, 1652. En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques 185 <?page no="186"?> Contre satyre ou Response aux Cent quatre vers du Sieur Scarron, pour luy monstrer qu’ayant inventé les vers burlesques, il se peut dire l’autheur des libelles diffamatoires de cette espèce, s. l., 1651. L’Icare Sicilien, ou la Chute de Mazarin, avec sa métamorphose, en vers burlesques, où le lecteur reconnoîtra l’obligation que nous avons au défunt cardinal de Richelieu, de nous avoir procuré un si bon ministre, s.-l., 1652. Boileau, Nicolas. Satires, Epîtres, Art poétique, éd.-J.-P.-Collinet, Poésie/ Gallimard, 1985. Gondi, Jean-François Paul de, cardinal de Retz. Mémoires, éd.-Michel Pernot, Paris, Gallimard, 2003. Laffemas, Laurent de, La Dernière Soupe à l’oignon pour Mazarin ou la Confirmation de l’arrêt du huitième janvier 1649, en vers burlesques, Paris, N.-Jacquart, 1649. Ménage, Gilles. Les Origines de la langue française, Paris, A. Courbé, 1650. Question cardinale plaisamment traitée ou dasthicotée entre un Hollandois et un Suisse, et décidée par un François, 1649. Racan, Honorat-de Bueil, chevalier de Vie de M. de Malherbe, dans Œuvres complètes, éd.-Stéphane-Macé, Paris, Champion, 2009. [Richer, Louis], Les Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmo‐ rency, sur les affaires du temps, Paris, 1649. [Richer, Louis], Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency sur les affaires du temps (1649-1651) [Paris 1961], éd. Frédéric Deloffre, éd. augmentée, Genève, Slatkine Reprints, 1999. [Scarron, Paul], La Mazarinade, sur la copie imprimée à Bruxelles, 1651. [Verderonne, Claude de l’Aubespine, baron de], Agréable récit de ce qui s’est passé aux dernières barricades de Paris, décrites en vers burlesques, Paris, N.-Bessin, 1649. Études Abiven, Karine (éd.), Site web sur les mazarinades-: https: / / antonomaz.huma-num.fr Ayres-Bennett, Wendy, Sociolinguistic Variation in Seventeenth-Century France-: Metho‐ dology and Case Studies, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Bibliothèque Mazarine, Bibliographie des mazarinades en ligne-: https: / / mazarinades.bibliotheque-mazarine.fr Birk, Jana, Français populaire im Siècle classique. Untersuchungen auf der Grundlage der Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency, sur les affaires du temps (1649-1651), Frankfurt am Main, Peter Lang, 2004. Brunot, Ferdinand, La Doctrine de Malherbe d’après son commentaire sur Desportes, Annales de l’université de Lyon, Paris, Masson, 1981. Cafiero, Florian et Camps, Jean-Baptiste, Affaires de style, Paris, Le Robert, 2022. 186 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="187"?> Camilo Conde-Silvestre, Juan, « A “third-wave” historical sociolinguistic approach to late Middle English correspondence-: Evidence from the Stonor Letters-», Current Trends in Historical Sociolinguistics, Cinzia Russi, éd., Berlin, De Gruyter, p.-46-66. Carrier, Hubert, Les Mazarinades-: la presse de la Fronde, 1648-1653, t. I, La Conquête de l’opinion, Genève, Droz, 1989. Carrier, Hubert, Les Muses guerrières, Paris, Klincksieck, 1996. Couffignal, Gilles, « Gascon, gasconisme et gasconnade », Littératures classiques, vol. 87, n°-2, 2015, p.-287-299. Courouau, Jean-François, Moun lengatge bèl. Les choix linguistiques minoritaires en France (1490-1660), Genève, Droz, 2008. Cronk, Nicholas, « La Défense du dialogisme : vers une poétique du burlesque », Burlesque et formes parodiques, actes du colloque du Mans, Isabelle Landy et Maurice Ménard, éds., Paris-Seattle, Tübingen, PFSCL, «-Biblio17-», n° 33, 1987, p.-321-338. Gabay, Simon, Clérice, Thibault, et Reul, Christian, OCR17 : Ground Truth and Models for 17th c. French Prints (and hopefully more), 2020, consulté le 31 octobre 2023, URL : htt ps: / / hal.science/ hal-02577236/ document Heiden, Serge, Magué, Jean-Philippe et Pincemin, Bénédicte, « TXM : Une plateforme lo‐ gicielle open-source pour la textométrie - conception et développement » dans JADT : 10th International Conference on the Statistical Analysis of Textual Data, Rome, Italie, 2020, p.-12. URL-: -http: / / halshs.archives-ouvertes.fr/ docs/ 00/ 54/ 97/ 79/ PDF/ Heiden_al_jadt2010.pdf Jouhaud, Christian, Mazarinades. La Fronde des mots, Paris, Aubier, [1985] 2009. Martineau, France et Mougeon, Raymond, « Sociolinguistic research on the origins of ne deletion in European and Quebec French-», Language, vol. 79, n°-1, 2003, p.-118-152. Méniel, Bruno, Renaissance de l’épopée : la poésie épique en France de 1572 à 1623, Genève, Droz, 2004. Moretti, Franco, Graphes cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, Paris, Les prairies ordinaires, 2008. Nédelec, Claudine, Les États et empires du burlesque, Paris, Champion, 2004. Pennebaker, James W., The Secret Life of Pronouns-: What Our Words Say About Us, Bloomsbury Publishing, 2011. Peureux, Guillaume, Le Burlesque, Paris, Gallimard, 2007. Peureux, Guillaume, La Fabrique du vers, Paris, Éditions du Seuil, 2009. Pincemin, Bénédicte, «-La textométrie en question-», Le Français Moderne---Revue de linguistique Française, «-Linguistique et traitements quantitatifs-», 2020/ 1, vol. 88, p.-26-43. Siouffi, Gilles, «-Malherbe-: entre sentiment de la langue, imaginaire linguistique et normativité-», Dix-septième siècle, 2013/ 3 (n° 260), p.-439-454. En quête de variations linguistiques dans les mazarinades burlesques 187 <?page no="188"?> Tognini-Bonelli,-Elena, Corpus linguistics at work, Amsterdam, John Benjamins Pu‐ blishing, 2001. Vachon, Claire, Le Changement linguistique au XVIe siècle. Une étude basée sur des textes littéraires français, Strasbourg, Eliphi, 2010, p.-167-168. Viala, Alain, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Édition-de Minuit, 1985. Zumthor, Paul, «-Intertextualité et mouvance-», Littérature, n°-41, 1981, p.-8-16. 188 Karine A B I V E N et Gilles C O U F F I G N A L <?page no="189"?> 1 Gédéon Tallemant des Réaux, « Ménage », dans Historiettes, texte intégral établi et annoté par Antoine Adam, Paris, Gallimard,1960, vol. II, p.-319-337, ici p.-323. Le Conseiller des poètes à l’épreuve. Gilles Ménage entre poésie, héritage italien et observations sur la langue française Giovanna B E N C I V E N G A Sorbonne Université---Université de Vérone---Ufi «-Au reste il fait merveille en Vers ainsi qu’en Prose, Et pourrait, s’il voulait, vous montrer quelque chose-» (Molière, Les Femmes savantes, 1672) Aux dires de ses contemporains, Gilles Ménage n’est pas l’élu des Muses. Dans ses Historiettes, Tallemant des Réaux l’affirme sèchement-: Il n’escrit point bien, et pour ses vers, il les fait comme des boutz rimez : il met des rimes, puis y fait venir ce qu’il a leû, ou ce qu’il peut trouver. […] Sa vision d’escrire en tant de langues differentes, car j’espère qu’au premier jour il escrira en espagnol, est une preuve de la vanité la plus puerile qu’on puisse avoir 1 . Les vastes connaissances en matière d’histoire de la poésie, fruit de ses nom‐ breuses lectures, sont présentées comme une entrave risible à l’exercice de la parole : succombant à l’autorité des grands auteurs, Ménage se livrerait à une pratique stérile qui combine platement les rimes et les lieux communs. Néanmoins, à partir de la seconde moitié du XVII e siècle, cette méthode n’est pas apanage de l’auteur ; la société galante permet de devenir poète par le recours au <?page no="190"?> 2 Voir Myriam Speyer, « L’ombre de Caliste. Le sonnet galant écrit à partir de Malherbe », Corela [En ligne], HS-26 | 2018, mis en ligne le 20 novembre 2018, consulté le 20 avril 2021. URL : http: / / journals.openedition.org/ corela/ 6838-; DOI : 10.4000/ corela.6838. 3 Jugement partagé par les spécialistes de notre époque. Isabelle Turcan, à qui nous empruntons la formule de « conseiller des poètes », affirme sans aucun détour que « nul ne disconviendra des piètres qualités poétiques des pièces en vers de Ménage », voir id., « L’œuvre littéraire et linguistique de Gilles Ménage : une complémentarité intertextuelle exceptionnelle », Littératures classiques, 2015/ 3 (n. 88), p. 123-134, ici p.-133. 4 Outre Tallemant des Réaux, rappelons le portrait accablant restitué par Molière dans les Femmes savantes (1672) à travers le personnage de Vadius : pédant, rimailleur, querelleur, le personnage exprime l’obstination de Ménage à vouloir jouer sur tous les tableaux de la scène érudite et littéraire. 5 Voir Raphaëlle Errera, Par les sentiers du Parnasse. Fictions allégoriques et vies de lettrés (Italie, France, Espagne et Angleterre, XVI e -XVII e siècles), thèse de doctorat, dir. Jean-Charles Monferran, Sorbonne Université, 2021. 6 Voir Gilles Siouffi, « Malherbe : entre sentiment de la langue, imaginaire linguistique et normativité-», Dix-septième siècle, 2013/ 3 (n. 260), p. 439-454 et «-XVII e siècle. Entre phrase et période », Histoire de la phrase française des Serments de Strasbourgs aux écritures numériques, sous la direction de G. Siouffi, Paris, Actes Sud, 2020, p. 125- 170. 7 Le paradigme de la poésie malherbienne repose, selon G. Siouffi, sur un « emploi prototypique des mots » (« Malherbe », art. cit., p. 446-447) combiné à un sentiment musical de l’enchaînement langagier. Le poète caennais privilégie des associations syntagmatiques entre mots appartenant aux mêmes catégories grammaticales, régie par un critère de proximité, et dont la conséquence est la mise en valeur de la nature même du mot. patron stylistique et thématique malherbien 2 . Ce qui alors a pu mécontenter dans la poésie de Ménage 3 a été sa propension à vouloir faire fusionner des traditions poétiques différentes, à vouloir préserver l’idéal d’une continuité supranationale du cénacle des poètes. En cela, Ménage se révélait comme la figure secondaire qui nous a été léguée par les anecdotes et le théâtre de l’époque 4 . À ce moment les Parnasses nationaux se structurent 5 , définissant les fondements des histoires littéraires nationales, en même temps qu’en France l’empreinte malherbienne, par son intuition d’une solidarité nécessaire entre l’organisation du vers et l’enchaînement phrastique, informe la nouvelle manière d’entendre une création poétique spécifiquement française 6 . Parmi les conséquences majeures de la monumentalisation du canon malher‐ bien se dégage tout particulièrement la question de la « normativité » ; le premier, Malherbe avait réussi à régler la poésie en fonction d’un idéal de langue qui n’emprunterait que partiellement ses ressources à l’usage commun, pour se placer dans un paradigme fantasmé d’organisation du discours poétique, garant de l’harmonie des vers et de la clarté du sens 7 . L’entreprise de Malherbe tire son originalité, son mérite ainsi que sa capacité à se faire imiter du fait qu’elle repose 190 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="191"?> 8 Ægigii Menagii Poëmata. Secunda edition auctior & emendatior, Paris, A. Courbé, 1656. Une première partie est publié dans les Miscellanea (Paris, A. Courbé, 1652). On compte 7 éditions des Poëmata, progressivement augmentées, jusqu’en 1687. Ces écrits sont souvent convoqués dans ses commentaires poétiques tant pour soutenir ses observations que pour riposter aux censures qui lui sont adressées. sur une pratique, à la limite de la tekhnè, de la part de l’auteur plutôt que sur un système théorique organisé. Le don des Muses, à savoir l’inspiration poétique, a été ainsi remplacé par une intuition sur la langue, qui a finalement gagné en autonomie et que les contemporains peuvent s’approprier avec aisance. Le modèle malherbien est donc attrayant car plus praticable que celui des poètes renaissants, saisis par la « fureur ». Pour un érudit comme Ménage, toujours tiraillé entre savoir érudit et pratique salonnière des lettres, la confrontation avec ce paradigme s’avère tendue et non sans dissensions. Sa formation lui rend impossible de congédier un idéal de poésie inspirée venant directement de l’Antiquité. Ses connaissances, confiées à ses commentaires poétiques, lui permettent d’observer les moindres détails des évolutions linguistique et stylis‐ tique, ignorées par ses contemporains, et d’avoir une vision nette des enjeux issus de la réforme malherbienne. Néanmoins, l’intégrité du savoir érudit cohabite avec les idiosyncrasies de l’individu voulant concilier poésie galante et tradition classique, usage linguistique et liberté du locuteur. Ménage serait en somme animé par un souci de distinction l’encourageant à résoudre dans son œuvre les tensions de son temps ; parmi celles-ci, se distingue en particulier la construction d’un discours anti--italianisant qui voudrait faire table rase de l’apport italien dans les lettres françaises, jadis retenu comme modèle incontestable. Dans le cadre d’une discussion sur le renouvellement du rapport entre langue et poésie au XVII e siècle, une approche bicéphale des écrits de Ménage s’avère instructive. Prenant en compte sa méditation savante et sa production poétique 8 , nous disposons en effet d’un double poste d’observation permettant d’interroger le dire et le faire. Comment ces deux domaines s’articulent et dialoguent entre eux ? La mise en perspective des modèles italiens et du commentaire de l’œuvre malherbienne, imprégné de connaissances intertextuelles, fait-elle émerger un nouveau seuil d’exigence esthétique ? À travers ces questionnements cet article voudra montrer la représentation de la poésie (et de l’usage poétique) propre à un auteur qui excède la vision sur la langue et la poésie que son époque était en train de reformuler. Le Conseiller des poètes à l’épreuve 191 <?page no="192"?> 9 Les Origines de la langue française publiées à cette époque sont plébiscitées par ses contemporains. 10 Dorénavant OLF. 11 Ce deuxième volume réagit, par ailleurs, aux Doutes sur la langue françoise proposés aux Messieurs de l’Académie françoise par un gentilhomme de province, publiés par le père Dominique Bouhours en 1674. La fiction littéraire choisie par l’auteur devrait être garante de la modestie de son initiative (un gentilhomme de province adressant à l’Académie française ses perplexités), Ménage y reconnaît toutefois une habile manœuvre à travers laquelle le jésuite « décide plus souvent qu’il ne propose », dénonçant ainsi la radicalisation et le dévoiement du genre des remarqueurs. 12 G. Ménage, Observations sur la langue française, éd. Marc Bonhomme, Paris, Classiques Garnier, 2022. 13 M. Bonhomme parle d’« estompage axiologique » (« Introduction », op. cit., p. 62) observant que le mot « usage » intervient, le plus souvent, sans qualificatif et jamais dans des formules du type «-bon/ mauvais usage-». 14 Voir Wendy Ayres-Bennet, « Introduction », dans Claude Favre Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, Paris, Classiques Garnier, 2018, p.-89-90. 1. Mésusage de l’usage-? Licences poétiques et stratégies prudentielles du poète grammairien Ménage formalise assez tardivement sa position sur la question de l’«-usage-». Alors que ses études étymologiques remontent à 1650 9 , ses Observations sur la langue françoise 10 paraissent seulement en 1672, suivies d’une Segonde partie en 1676 11 . Tout en voulant s’inscrire dans l’interdiscours des livres de remarques inaugurés par Vaugelas, Ménage tient à préserver par son titre (« observations », dont l’origine latine est évidente) une approche érudite, gage d’une méthode de commentaire moins ancrée dans l’observation synchronique et plus ouverte à la confrontation avec les autres langues, qu’il maîtrise parfaitement. Marc Bonhomme 12 a montré que l’auteur se sert de la notion d’«-usage-» de manière plus précautionneuse que ses contemporains ; la notion est d’abord em‐ ployée pour sa capacité descriptive, rendant état de la situation des phénomènes linguistiques étudiés 13 . Parmi les points de résistance majeurs des observations ménagiennes on retrouve la question de la spécificité du langage poétique. Pour l’auteur, la parole poétique se déploie dans un cadre qui lui est propre en sorte qu’il est permis aux poètes de se soustraire, lorsque les conditions sont réunies, à la servitude de l’usage sans enfreindre toutefois les règles de la grammaire et, donc, l’intelligibilité du discours. À la vérité, Ménage renoue en cela avec Vaugelas qui dans ses Remarques se montrait pleinement conscient des divergences entre prose et poésie (notamment pour ce qui est du lexique) 14 . Toutefois, on constate chez l’érudit angevin une reconnaissance plus affirmée des libertés poétiques, l’auteur faisant souvent la promotion de l’emploi de 192 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="193"?> 15 La poésie est clairement présentée comme un régime de langue différent. Voir, par exemple, « Comme la Poësie aime les mots extraordinaires, je crois qu’on pourroit encore l’emploier en vers au féminin [au sujet du mot poison]. Mais en prose il faut toujours le faire masculin », G. Ménage, OLF, op. cit., p. 380. Nous soulignons. L’élan de la parole poétique précède les questions de l’usage alors que, chez Vaugelas, les licences poétiques, lorsqu’elles sont accordées, sont décrites dans une optique utilitariste, l’exigence métrique déterminant certaines caractéristiques formelles des mots. Voir, par exemple, concernant l’omission de la lettre s à la première personne de l’indicatif : « Nos Poëtes se servent de l’un & de l’autre à la fin du vers, pour la commodité de la rime. M. de Malherbe a fait rimer au preterit parfait defini, couvry, avec Ivry-», dans Cl. Favre de Vaugelas, Remarques, op.-cit., p.-396 . Nous soulignons. 16 Les Poesies de M. de Malherbe, avec les Observations de Monsieur Menage, Paris, T. Jolli, 1666 et Paris, Cl. Barbin, 1689 [2 e éd.]. Dorénavant PM (nous citons à partir de la seconde édition). termes et de tournures proscrits en prose. Ce qui était mollement accepté chez Vaugelas, fait l’objet d’un parti pris chez Ménage, pour qui le poète est le représentant d’un rapport à la langue s’élevant au-dessus de l’ordinaire : dépositaire idéalisé d’un savoir-être et d’un savoir-faire de la langue, par son statut unique, le poète est non seulement le garant de la liberté langagière mais aussi la preuve de la validité des théories de l’usage qui existerait parce que d’autres zones de la langue seraient occupées et ne seraient accessibles qu’à un petit nombre d’individus inspirés 15 . Lorsque Ménage met en perspective ses considérations sur l’usage avec ce qu’il fait de sa propre poésie, sa démarche s’avère à la fois ambivalente et prudente : s’il reconnaît le caractère légitime de certaines zones d’élasticité de la langue poétique, il se montre plus circonspect dans ses propres créations littéraires. Examinons une remarque concernant l’omission du pronom dans les cons‐ tructions pronominales, tirée de son commentaire des poésies de Malherbe 16 -: De C A L M E R . Calmer est icy mis pour se calmer. Malherbe aime fort ces omissions de pronoms possessifs. Ainsi ailleurs il dit glisser, pour se glisser ; plaindre, pour se plaindre ; évanouir, pour s’évanouir, renfermer, pour se renfermer, comme nous verrons en leur lieu. Pétrarque a dit de mesme muover, pour muoversi Noi gli aprimmo la via per quella spene, che muosse dentro da colui che more. C’est dans le Sonnet 64. De la premiere Partie. Le Tasse a aussi dit secca, pour si secca Mancano insieme i lauri, e secca il verde. C’est dans le Sonnet SPINO, leggiadre rime in te fioriro, I’ay dit aussi dans mon Idylle du Iardinier, pasmer, pour se pasmer : Le Conseiller des poètes à l’épreuve 193 <?page no="194"?> 17 Les Poesies de M. de Malherbe, op. cit.,-p.-252. 18 Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, à la Haye et à et à Rotterdam, A. & R. Leers, 1690 et G. Ménage, Les Origines de la langue françoise, Paris, A. Courbé, 1650, p.-819. Il tombe languissant, il perd la veuë, il pasme. Mais en cela je n’ay rien dit contre l’Usage, pasmer & se pasmer se disant indifferem‐ ment. 17 L’observation est construite suivant deux critères principaux. Le premier est le constat de la régularité du phénomène dans la langue poétique de Malherbe et le deuxième l’argumentation par le modèle (les antécédents illustres italiens de Pétrarque et du Tasse). Ces deux développements permettent au poète-grammairien de légitimer in fine son propre usage poétique. Néanmoins, la remarque se fonde également sur une ambiguïté ; en effet, alors que l’ellipse du pronom est présentée comme une véritable licence poétique chez Malherbe, exception dictée par le goût de l’auteur (« aime fort ces omissions »), Ménage se sert - astucieusement - de cette particularité agrammaticale pour la glisser dans sa poésie sans enfreindre, toutefois, l’usage attesté. En effet, à la même époque, Antoine Furetière dans son Dictionnaire universel, atteste également le « flottement » du verbe « pasmer/ se pasmer » et cite les recherches étymologiques de Ménage-: P A S M E R v. neut. qui se dit ordinairement avec le pronom personnel. Tomber en deffaillance, perdre l'usage des sens : ce qui arrive, lors que l’agitation & le mouvement des esprits est arresté par quelque cause ou passion violente & subite. Cet amant s'est pasmé dés l'heure qu'il m'a veuë. Desmarêts dans ses Visionnaires. Sire, on pasme de joye, ainsi que de tristesse. Corneille. Cet enfant se pasme à force de crier. Cette femme a eu tant de frayeur en voyant des espées nuës, qu'elle s’est pasmée, & on l’a crûë morte, plusieurs gens se pasment & s’esvanouïssent, quand on les saigne. On dit qu’un homme se pasme de rire, pour dire, qu’il rit de telle force, que cela luy pourroit faire perdre l'usage des sens, la respiration. Ce mot vient du Grec spasma. On dit aussi en Italien spasimarsi. Menage. 18 Comme le souligne Oleg Averyanov, cette définition du dictionnaire de Furetière est l’une des plus réussies en ce qui concerne l’alternance des tours pronomi‐ naux parce qu’elle parvient, par l’ajout de détails supplémentaires, « à ne pas répéter d’une manière ou d’une autre le même verbe ou ses synonymes, 194 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="195"?> 19 O. Averyanov, Les Tours pronominaux et non pronominaux à l’Âge classique (1610-1715). Études des descriptions et des usages, thèse de doctorat, dir. G. Siouffi, Sorbonne Université, 2020, p.-204-205. 20 Nicolas Boileau, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966, p.-158-159. Nous soulignons. 21 Voir Guillaume Peureux, La Fabrique du vers, Paris, Seuil, 2009, p.-334. 22 Ibid., p.-331. Concernant la question de l’enjambement, voir notamment p.-326-356. 23 N. Boileau, Œuvres complètes, op. cit., p.-159. Nous soulignons. mais avant tout à expliquer son sens 19 ». La clarté de la définition permet de supplanter toute ambivalence possible due à l’omission du pronom, si bien qu’elle justifie rétrospectivement ce que Ménage prouve dans sa remarque. Plus particulièrement, dans l’exemple qu’il tire de son idylle, l’ellipse du pronom lui permet d’harmoniser deux tendances poétiques que les discussions de l’époque avaient tendance à séparer : l’impératif de régler la poésie en fonction de l’usage (« Mais en cela je n’ay rien dit contre l’Usage, pasmer & se pasmer se disant indifferemment. ») et le droit du poète à la liberté créatrice. Faisant appel à l’autorité de Malherbe, s’éloignant parfois de la grammaticalité et de l’usage au profit de l’inspiration poétique, Ménage choisit à l’intérieur de la gamme de tours pronominaux douteux un phénomène qui n’a que l’apparence d’une licence poétique. Tout se passe comme si le poète-grammairien frôlait le champ de liberté accordé usuellement aux poètes sans toutefois désobéir à l’usage. 2. Encombrements malherbiens-: enjambement et ordre naturel Commentant les évolutions de la poésie française dans son Art poétique (1674), Boileau annonce avec fierté la pleine émancipation des lettres françaises. En particulier, lorsqu’il aborde la question de l’enjambement, il déclare que dans le nouvel âge d’or louis-quatorzien « Les Stances avec grâce apprirent à tomber/ Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber 20 -». L’enjambement, discordance synta‐ xico-métrique défiant le « principe de complétude du vers 21 », est répudié par Boileau, qui le décrit comme une véritable « horreur linguistique 22 » parce qu’il troublerait l’iconicité de la langue française - à savoir sa capacité à être identifiable et reconnaissable par le respect de l’ordre naturel de la phrase - ainsi que la solidarité fonctionnelle venant de l’union entre vers et énoncé, sorte de nouveau pacte sur lequel repose « la langue réparée 23 » dans l’imaginaire classique. Tout en abordant un débat stylistique particulièrement circonscrit, ces vers condensent aussi l’idée d’un cheminement, d’un apprentissage que la langue française a dû entreprendre pour parvenir à son « point de perfection », et ce par l’action de la « grâce ». Pour ce faire, la langue française a dû également rejeter le modèle offert par les lettres italiennes et par l’idéal de grazia qu’elles Le Conseiller des poètes à l’épreuve 195 <?page no="196"?> 24 Ibid., p.-230. 25 Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671), La Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit (1687). 26 Voir G. Siouffi, « Cela n’est pas français », Mille ans de langue française, Paris, Perrin, 2007, p.-697. 27 Voir Corrado Viola, Tradizioni letterarie a confronto. Italia e Francia nella polemica Orsi-Bouhours, Verona, Fiorini, 2001. 28 Cet arrangement stylistique était perçu comme rude car contraire au langage poli, clair et simple de la conversation mondaine, dont l’ambition était de s’étendre à toute forme du discours Voir G. Peureux, La Fabrique du vers, op. cit., p.-332-334. 29 La publication des Rime di Monsignor Giovanni della Casa con le annotazioni del signor Egidio Menagio, (Parigi, T. Jolli, 1667) est l’aboutissement d’une longue négociation avec l’académicien Carlo Dati, qui, de Florence, envoyait régulièrement en France les manuscrits du poète italien dans l’espoir de constituer une édition critique définitive. Néanmoins, l’attitude de Ménage à l’égard de cette entreprise d’envergure s’avère ambivalente et montre qu’à partir de 1666, ses préoccupations sont essentiellement tournées vers la conquête du champ littéraire français. Voir Giovanna Bencivenga, « Gilles Ménage lecteur des Rime de Monseigneur della Casa. Un Cruscante infidèle ? », Collection de l’écrit, n. 21, 2022, p.-91-113. proposaient, renonçant au « clinquant du Tasse 24 » et à ses artifices. Dans les mêmes années, les caractéristiques idiomatiques de la langue italienne étaient attaquées par le jésuite Bouhours qui les dénonçait dans ses ouvrages 25 . En plein « mouvement d’idéalisation de la langue 26 -», les vers de Boileau indiquent aussi l’émergence d’un paradoxe : la « grâce », qui a permis à la langue de parvenir à une forme de perfection atemporelle, est désormais une notion institutionnalisée dans le Parnasse de l’époque. Elle caractérise progressivement le « génie de la langue française » jusqu’à représenter le point de convergence entre la beauté et la raison. La grâce devient un des vecteurs de la translatio studii entre France et Italie, justifiant théoriquement l’anti-italianisme littéraire de cette époque 27 . L’Art poétique de Boileau célèbre ainsi un savoir-faire de la langue par ses locuteurs dont le raffinement produit des œuvres de valeur pour la société. Dans le cadre de cette translation du savoir-faire poétique, la réflexion sur l’enjambement , en particulier dans ses liens avec la tradition poétique italienne, représente pour Ménage un point de démarcation important par rapport à ses contemporains qui avaient élaboré et, puis, introduit dans le lexique théorique cette notion afin de mieux identifier ce phénomène de discordance entre vers et syntaxe 28 . La sensibilité particulière à l’emploi de l’enjambement (inarcatura) de la part de Ménage est due à sa connaissance profonde de la poésie de Giovanni Della Casa (1503-1556). Diligenté par ses confrères de l’Accademia della Crusca, l’érudit avait en effet préparé une édition critique de ses vers 29 . 196 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="197"?> 30 Voir Giovanni Della Casa, Rime, a cura di Stefano Carrai, Torino, Einaudi, 2003 ainsi que Andrea Afribo, « Giovanni Della Casa tra Cinque e Seicento », Petrarca e petrarchismo. Capitoli di lingua, stile e metrica, Roma, Carocci, p.-209- 235. 31 Voir Francesco Bausi, « Il sonetto L X I I di Giovanni Della Casa e l’epilogo del suo ‘Canzoniere’-», Italiques, X V / 2012, p.-11-46. 32 Michel Jeanneret, « Avant-propos », Les Poètes français de la Renaissance et Pétrarque, dir. Jean- Balsamo, Genève, Droz, 2005, p.-9-12, ici p.-9. 33 Rime, op.-cit.,-p.-105-106. Nos soulignements et notre traduction. Les Rime de Monseigneur Della Casa entretiennent un lien dynamique avec le modèle pétrarquiste et se caractérisent par une stylistique du vers qui leur est propre. La poésie de Casa est facilement reconnaissable par sa capacité à relier de manière imprévisible les constituants du vers : dislocations, mises en relief de certains mots, et surtout altérations des structures rhétoriques du sonnet ainsi que de sa structure syntaxique, dans laquelle l’unité conceptuelle de chaque vers est brisée par les enjambements 30 . Ces complications syntaxiques, qui développent, voire radicalisent, des tendances déjà en sourdine dans l’opus de Pétrarque 31 , provoquent une dilatation du vers demandant à leur lecteur une rumination en profondeur du texte. En cela, Casa se distingue nettement de la « névrose collective 32 » pétrarquiste qui déferla en Europe à partir du XVI e siècle et qui reposait sur une grammatica de tournures syntaxiques et expressives récurrentes. Ménage reconnaît dans la structure désarticulée des vers de Casa l’empreinte de Pétrarque, si bien que commentant la technique de l’enjambement, dans le cas d’une transition interstrophique, il affirme : Ora è da avvertire, che il nostro Poëta trapassa in questo Sonetto, sì come in molti altri, dal secondo Quaternario nel primo Ternetto, overo nella prima Muta, come parlavano gli Antichi. Il Tassone sopra’l Sonetto VII del Petrarca, dove si vede il medesimo trapassamento, biasima grandemente questo modo di poëtare del Casa. Porterò qua le sue parole : Ma questa maniera di trasportare i Quaternari ne’ Ternari, non credo che alcuno di sano giudicio dirà che sia lodevole, né degna da imitarsi ; anchorché l’imitasse Monsignor della Casa […] E ’l Petrarca, e ’l Casa possono esser riparati, e con l’essempio de’ Poëti Lirici antichi, che bene spesso non terminano il periodo con la Strofe, ma trapassano nell’Antistrofe e dall’Antistrofe nell’Epodo; e con quello de gli Elegiaci, i quali eziandio trapassano talora dal pentametro nell’essametro 33 .- T R A D U C T I O N : Or, il faut remarquer que dans ce sonnet notre poète, ainsi comme dans bien d’autres, fait enjamber le deuxième quatrain sur le premier tercet selon l’usage des Anciens. Commentant le Sonnet VII de Pétrarque, où l’on assiste à la même technique, Tassoni déplore durement cette façon d’écrire de la poésie. Voici ce qu’il dit : je crois que quiconque pourvu d’un bon jugement ne trouve guère louable cette Le Conseiller des poètes à l’épreuve 197 <?page no="198"?> 34 Cette pièce est publiée ultérieurement dans son Historia mulierum philosopharum scriptore Aegidio Menagio. Accedit ejusdem Commentarius italicus in VII sonettum Francisci Petrarcha, a re non alienus, Luduguni, Anissonios, J. Posuel, C. Rigaud, 1690. 35 Voir G. Siouffi, « Entre deux mondes », Mille ans de langue française, op. cit., p. 609-610. 36 On ne compte que trois sonnets en langue italienne dans les Poëmata au profit du genre du madrigal. 37 Voir G. Siouffi, «-XVII e siècle. Entre phrase et période », Histoire de la phrase française, op. cit.,p.-140-141. manière d’enjamber les quatrains sur les tercets, laquelle n’est pas à imiter quand bien même ce serait Monseigneur Della Casa à s’en servir […]. Pétrarque et Casa peuvent être justifiés par l’exemple des anciens poètes lyriques et élégiaques : les uns souvent ne terminent pas la période par la strophe mais la font enjamber sur l’antistrophe et ils font de même en reliant l’antistrophe à l’épode alors que les autres réalisent l’enjambement en passant du pentamètre à l’hexamètre.- L’angevin dément les critiques du moderne Tassoni en citant sa propre Lezzione sopra il sonetto VII di Petrarca 34 . Il est donc clair que la grammatica pétrarquisante élaborée à partir de la Renaissance est un horizon de lecture qui ne limite point la réflexion de Ménage sur la poésie ; non seulement il reconduit les aspérités de la poésie de Casa à leur modèle originaire, voire à l’usage des poètes anciens, mais, ce faisant, il réaffirme la hiérarchie des préoccupations qui devraient habiter l’esprit du poète : alors que Malherbe avait libéré « d’un coup son époque d’un bon nombre de complexes d’infériorité 35 » en se tournant vers l’intelligibilité immédiate de la langue poétique, Ménage redonne un nouvel élan à la transmission de l’inspiration poétique, montrant le fil rouge qui relie les meilleurs poètes de tous les temps. La poésie italienne demeure représentative d’une perfection esthétique à laquelle les poètes français devraient se conformer. Cependant dans sa poésie, Ménage s’avère encore une fois précautionneux. Tout d’abord on constate qu’il y a chez lui une réticence certaine à se mesurer avec le sonnet, le poème italien par excellence 36 dans lequel l’enjambement est l’une des techniques principales structurant les vers. Ensuite, il fait dans ses poésies françaises un usage très rare de ces discordances, celles-ci se limitant à séparer le sujet de son verbe. Il arrive aussi qu’à ces transitions stylistiques fassent suite l’inversion des constituants phrastiques, dont le statut est toujours potentiellement contestable à cette époque 37 . Néanmoins, compte tenu de la consistance et de la symétrie des hémistiches, les enjambements ne brisent guère le rythme des vers et ne sont donc pas assimilables à l’emploi qui en est fait dans la poésie italienne. Voici quelques exemples de l’idylle de «-L’Oyseleur-» 198 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="199"?> 38 Ægidii Menagii Poëmata, octava editio, Amsterdami, H. Wetetenium, 1687, p. 227, 228-229, 235. Nous soulignons. Je remercie G. Peureux pour ses observations sur ce point. Et le Berger fameux de la belle Italie : Ce fidelle Berger, dont la plaintive voix Fit gémir de pitié les rochers & les bois ; Dans les prez ; dans les bois ; aux rivages des eaux ; L’exercice innocent qui trompe les oiseaux Occupoit son esprit ; & regnant dans son ame En chassoit les ardeurs de l’amoureuse flame. La Nymphe en ce moment cesse d’estre inhumaine. Son orgueil disparoit ; sa colère ; sa haine. Son ame s’attendrit : & son cœur amoureux Reçoit de l’Oiseleur & la flame & le vœux. La Déesse y consent : & la mesme journée De ces jeunes amans vit l’hureux hyménée. 38 Dans les PM (1666), une observation sur la question de l’enjambement permet à l’auteur d’aborder l’épineuse question de l’ordre naturel du français. Encore une fois, les Italiens servent de modèle aux poètes français, justifiant ainsi, dans le récit qu’en restitue l’auteur, une dissension surprenante entre le maître Malherbe et son fidèle disciple, Racan Mais quand Monsieur de Malherbe & Maynard voulurent qu’aux Stances de dix vers, outre l’arrest du quatriéme vers, on en fist encore un au septiéme, Racan s’y opposa, & ne l’a jamais presque observé. Sa raison estoit, que les Stances de dix ne se chantent presque jamais, & que quand elles se chanteroient, on ne le chanteroit pas en trois reprises : c’est pourquoy il suffisoit bien d’en faire une au quatrième. Voilà la plus grande contestation qu’il a euë contre Monsieur de Malherbe & ses Escoliers, & pour laquelle on a esté prest de le declarer Heretique en Poësie. Ie suis fort de l’avis de Monsieur de Racan. Ces pauses regulieres au septiéme vers font une monotonie, & cette monotonie devient à la longue trèsfastidieuse. Pour l’éviter les Grecs & les Latins n’ont point fait de difficulté dans leurs Odes & dans leurs Elegies d’enjamber sur les Strophes & sur les Distiques. Ainsi les Italiens dans leurs Sonnets passent quelquefois du premier Quatrain au second, & du second Quatrain au premier Tercet, comme je l’ay remarqué dans mes Observations sur le Poësies de Monseigneur de la Case. Ie croy Le Conseiller des poètes à l’épreuve 199 <?page no="200"?> 39 Les Poësies de Malherbe avec les observations de Monsieur Menage, op. cit., p. 295. Nous soulignons. 40 Soulignons que la deuxième édition de l’œuvre de Ménage paraît deux ans après la Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit (1687) de Dominique Bouhours, ouvrage dans lequel le jésuite critique vigoureusement la poésie italienne et son emploi excessif des figures de style, notamment celles modifiant l’ordre de la phrase. 41 Voir Le Jugement de l’oreille (XVI e -XVIII e siècles), dir. Agnès Steudckardt et Mathilde Thorel, Paris, Champion, notamment «-Prologue-», p.-9-37. 42 Sur l’influence de la poésie italienne en France voir Cecilia Rizza, « Tradizione francese e influenza italiana sulla lirica francese del primo Seicento », Lettere italiane, X/ 4, 1958, p.-431-454. mesmes que dans les Stances de six vers on pourroit quelquefois se dispenser de la regle de Monsieur Maynard. 39 L’auteur partage sans réserve l’avis de Racan, mais en approfondit le sens en le dirigeant habilement vers une autre direction. Alors que l’obsolescence de la mise en musique des vers amenait le biographe de Malherbe à justifier le maintien de certains enjambements (ce qui relève d’une exigence purement technique et attestée historiquement), c’est l’argument de l’oreille qui est invoqué par Ménage pour affirmer la légitimité de ces transitions asymétriques. La deuxième édition des Poësies de Malherbe, parue en 1689 conserve cette perspective et reste fidèle à un idéal an-historique de la poésie que le nouveau contexte littéraire tendait à remettre en question 40 . Toutefois, malgré le lien qu’il garde avec la tradition poétique le précédant, Ménage met l’accent sur une dimension plus profonde qui unit la poésie à la langue : s’il est toujours vrai que l’enjambement formalise dans les vers les mouvements intérieurs du poète, l’argumentation de Ménage ajoute aux motivations poétiques de cet emploi stylistique les raisons du « jugement de l’oreille », critère de discernement lié à la perception subjective que le locuteur a de sa propre langue et qui acquiert une progressive légitimité dans les discussions sur le bon usage au XVII e siècle 41 . Sa préoccupation d’éviter le risque de « monotonie », le fait se tourner vers la question de la réception des œuvres auprès du public, si bien que le plaisir de l’oreille, et sa capacité de distinction, dépasse les problématiques linguistiques de l’usage et l’emporte sur le respect pointilleux de l’idéalisation grammaticale et de l’organisation syntagmatique. 3. Traditionis custos-? Le vrai modèle italien Pour se faire une idée de l’importance conférée par Ménage à la tradition italienne, il ne suffit pas de constater - comme on l’a vu - la place singulière qu’il accorde à certains auteurs (Pétrarque, Casa) 42 . Il est également nécessaire 200 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="201"?> 43 Voir Severina Parodi, Quattro secoli di Crusca, Firenze, Presso l’Accademia, 1983, p. 110. On sait que depuis la parution du Vocabolario en 1612, dédié à Concino Concini, les académiciens cherchaient à illustrer les travaux de la Crusca à l’étranger. L’acceptation des deux érudits dans ses rangs faisait partie de cette stratégie. 44 Les Origini della lingua italiana sont publiées en 1669. 45 La terme «-purisme-» est explicitement employé à partir du XIX e siècle, mais il trouve ses sources dans les conceptions linguistiques de la Crusca et devient une « maladie chronique de la culture italienne, cherchant dans un passé glorieux des remèdes à l’imperfection du temps présent ». Voir Claudio Marazzini, Storia e coscienza della lingua in Italia : dall’Umanesimo al Romanticismo, Torino, Rosenberg & Sellier, 1989, p. 160-161. d’apprécier la relation problématique qu’il instaure avec les hommes de lettres de l’Italie du Seicento. Rappelons que Ménage est élu à l’Accademia della Crusca en 1654, avec Jean Chapelain, suite à un micro-querelle au sujet d’un sonnet de Pétrarque 43 . Néanmoins, les rapports de Ménage avec l’académie italienne se révèlent moins harmonieux que l’on serait tentés de croire, et ce non seulement en raison d’une souterraine rivalité dans le domaine des recherches étymologiques 44 , mais aussi relativement à la question de l’usage en poésie. En effet, à partir de la première édition du Vocabolario en 1612, les académi‐ ciens étaient parvenus à élaborer une position très nette sur l’usage (uso) qui était emblématisée par la devise pétrarquienne « Il più bel fior ne coglie » («-il en cueille la plus belle fleur »). L’Accademia della Crusca, sous l’égide de l’érudit Lionardo Salviati, s’engage tout particulièrement dans l’étude philologique des textes. Ses membres analysent minutieusement les œuvres tenues pour exemplaires (y compris celles des minores) si bien que l’intérêt philologique acquiert une place de premier rang dans la détermination du meilleur usage. Deux impératifs guident les académiciens : la conception de l’italien comme langue aux origines éminemment littéraire et l’idée que cette langue ne serait assimilable qu’à travers les témoignages écrits du Trecento 45 , âge d’or de la langue italienne. L’objectif de la Crusca, dont la prestigieuse entreprise dictionnairique lui acquiert une reconnaissance et un pouvoir incontestables en matière de réflexion linguistique, est ainsi de modéliser la langue du XVII e siècle sur les exemples offerts par le passé, réputés pour leur caractère authentique et inaltérable. Afin de comprendre la position de Ménage à l’égard de ses confrères italiens, il est nécessaire d’ajouter une précision concernant les modèles canonisés par ce cénacle savant : s’il est vrai que Dante et, dans une moindre mesure, Boccace représentent des autorités indiscutables, le même discours ne peut pas être appliqué à Pétrarque, dont la langue est pour les académiciens source de Le Conseiller des poètes à l’épreuve 201 <?page no="202"?> 46 Voir M. Vitale, Il canone cruscante degli Auctores e la lingua del Canzoniere di Petrarca (lectio magistralis, 12 settembre 1996), Firenze, Presso l’Accademia, 1996, p.-18-19. 47 Dans ses Annotationi sopra il Vocabolario degli Accademici della Crusca (paru en 1698, de façon posthume), Tassoni revendique la nécessité d’une langue moderne, émancipée des legs du passé linguistique. Signalons aussi que Tassoni est cité, de manière surprenante si l’on considère ses positions de moderne, dans la Lezzione d'Egidio Menagio sopra'l sonetto VII de messer Fr. Petrarca, Paris, L. Billaine, 1678. questionnements. Comme il a été montré par Maurizio Vitale 46 , l’auteur du Canzoniere avait effectué un parcours linguistique opposé à celui de Dante. Alors que ce dernier avait fait converger toutes les innovations dont il s’était servi vers l’usage linguistique de Florence, Pétrarque avait sacrifié, en acceptant des éléments plus hétérogènes, la netteté de la langue poétique florentine à la perfection stylistique du vers, qui n’était pas réglée uniquement en fonction du l’usage. Pour ces théoriciens de l’uso, Pétrarque avait commis l’erreur d’élever les intérêts de la poésie au-dessus de la langue commune. Or, la lecture de ses observations révèle que Ménage se fait le défenseur d’une vision de la poésie et de la langue poétique radicalement opposée à celle de ses confrères italiens. Dans un commentaire particulièrement complexe des PM, l’auteur glisse une observation en langue italienne présente dans son édition des Rime de Casa, où il est question d’affirmer la légitimité de certaines hardiesses pétrarquiennes. Dans l’impossibilité de citer le passage intégralement, rappelons les étapes de l’argumentation de Ménage : l’auteur commente le choix de Malherbe d’utiliser la même rime (arreste) au sein de deux stances contiguës, pour ce faire il reprend une observation en langue italienne dans laquelle il allègue, à son tour, une citation d’Alessandro Tassoni (auteur hostile aux politiques linguistiques de la Crusca 47 ) concernant une chanson dans laquelle Pétrarque avait employé deux fois la même rime. S O I T Q U E L E D A N U B E T ’ A R R E S T E . Dans la Stance suivante, qui est pour la Sibylle Phrygienne, le mesme mot arreste est emploié en rime, Acheve, & que rien ne t’arreste. Ce qui est contre la pratique ordinaire des Poëtes modernes, & contre leurs maximes, & particulierement contre celles du nostre. I’ay fait mention de ces maximes, & d’autres plus severes, dans mes Observations sur les Poësies de Monseigneur de la Case. Comme ces Observations ne sont point encore publiées, quoiqu’elles soient imprimées il y a long-temps, & que ma Note me semble assez curieuse ; & que d’un autre costé j’y fais mention de cét endroit de Malherbe, je ne ferai point difficulté de la rapporter icy toute entiere 202 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="203"?> 48 Les Poësies de Malherbe, op. cit., p.-503-505. D O G L I A .V O G L I A * Pon mente che questa rima è reïterata, avendo detto il Casa nella terza Stanza di questa istessa Canzone, Deh chi fia mai, che scioglia Ver la Giudice mia sì dolci prieghi, Ch’almen. Non mi si toglia &c Il che vogliono sia un error grande nell’arte del versificare, essendo stato diffinito da’ Maestri di quella arte, che la rima in una medesima canzone, ò in un medesimo capitolo non si raddoppiasse mai. Laonde il Castelvetro biasima la Cansone del Petrarca in lode alla Vergine, dove la rima etta della terza Stanza è reïterata nella sesta ; si come il Capitolo della Castità, ove un’ istessa rima è parimente reïterata. Vedilo sopra la Poëtica d’Aristotele, e sopra la detta Canzone. Il Tassone allo ‘ncontro, sopra l’istessa Canzone, scusa il Petrarca ; e perche lo scusa con l’esempio del nostro Poëta, porterò qui le sue parole : Circa la reiterazione delle medesime rime, ciò veramente da Moderni è tenuto per vizio, quando anco le voci sieno differenti, come qui nella terza Stanza, eletta e benedetta, e nella settima, facta ed aspetta, Mà io hò più che qualche cosa da dire in questo luogo : imperochè, presuposto che sopra questo ci sia regola, io addimando in che autorità sia fondata, non l’avendo i migliori Poëti Toscani, antichi e moderni, se non quanto è loro tornato bene, osservata. Qui si vede à chiusi occhi, che’l Petrarca ha voluto uscir dalla regola ; poiche, come mostra nell’altre sue Canzoni, non era huomo da star colle rime. Il medesimo fè pur Dante Alighieri. 48 T R A D U C T I O N : D O G L I A .V O G L I A * Le lecteur remarquera qu’il s’agit d’une rime réitérée, Casa ayant dit dans la troisième stance de la même chanson Deh chi fia mai, che scioglia Ver la Giudice mia sì dolci prieghi, Ch’almen. Non mi si toglia &c Ce que pour les maîtres de l’art de la versification est une grave erreur, ceux-ci ayant établi qu’il ne faut jamais répéter une rime dans la même chanson ou dans le même chapitre. C’est pourquoi Castelveltro critique la chanson de Pétrarque en l’honneur de la Vierge, dans laquelle la rime etta de la troisième stance est réitérée dans la sixième ; de même que dans le chapitre de la chasteté, où la même rime est aussi répétée. Que l’on consulte la Poétique d’Aristote et la susdite chanson. En revanche, Tassoni, au sujet de cette chanson, excuse Pétrarque et puisqu’il l’excuse avec l’exemple de notre poète [nd : Dante], je le citerai : La répétition des mêmes rimes est chose tenue pour vicieuse de la part des Modernes, quand bien même les termes seraient différents, comme dans la troisième stance de cette chanson eletta e benedetta, e dans la septième fatta Le Conseiller des poètes à l’épreuve 203 <?page no="204"?> 49 Ibid., p.-507. 50 Contrairement à l’imaginaire fantasmé, dessiné au fur et à mesure par les remarqueurs, d’une langue suffisante qui est « lisible par sa seule syntaxe » et par le respect d’une organisation syntagmatique évitant la répétition. Voir G. Siouffi, Le Génie de la langue française, op. cit, p.-329. et aspetta. Mais j’ai quelque chose à dire à ce sujet, car, en admettant qu’il y aurait une règle, je me demande sur quelle autorité celle-ci serait fondée, du moment que les meilleurs poètes toscans, tant anciens que modernes, ne l’ont observée que lorsqu’elle leur était d’une quelque utilité. Ici l’on voit, les yeux fermés, que Pétrarque a voulu se libérer de cette règle. En effet, comme il le montre dans d’autres chansons, il n’avait pas la coutume d’utiliser les mêmes rimes. Dante fit également. Il conclut ensuite au sujet de la répétition chez Malherbe Nos Poëtes François ne font point aussi de difficulté de repeter une mesme rime dans une mesme Ode, & particulierement lorsque ces deux rimes sont si éloignées l’une de l’autre, que quand on vient à lire la derniere, on ne se souvient plus de la premiere. Ie ne ferois pas non plus de difficulté en ce cas d’y repeter le mesme mot à la fin du vers : & ce qu’on peut trouver raisonnablement à redire à cét endroit de Malherbe, c’est qu’il a emploié le mesme arreste à la fin du vers en deux Stances qui se touchent. On pourroit pourtant l’excuser, en disant, qu’il faut considerer ces Stances pour les Sibylles, commes des Poëmes separez. 49 Tout en étant moins conciliant envers Malherbe, Ménage se sert de l’argument de Tassoni pour montrer qu’il doit être possible pour le poète d’avoir recours à la réitération de la rime dans les cas de inopiæ linguæ. La langue poétique peut parfois se heurter aux exigences de la représentation : de tels privilèges enfreignant volontairement la règle devraient donc être accordés à certaines conditions. Mais la remarque de Ménage révèle surtout une conscience profonde du fait que la langue est parfois insuffisante 50 et qu’elle connaît des limites que seul le génie du poète inspiré peut résoudre. De ce fait, le respect des technicismes qui devrait concourir à la perfection poétique, voire y apporter la touche finale de validité, risque de se traduire en excès de maîtrise formelle et doit alors céder la place à des choix librement revendiqués par les auteurs. Conclusions L’analyse de quelques écrits consacrés par Ménage à la poésie, notamment en relation avec la tradition italienne, nous permet de conclure quant à la volonté de l’auteur de résoudre les conflits qu’il voit émerger à son époque. Si parfois 204 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="205"?> il lui arrive de faire des compromis astucieux avec les théories de l’usage pour assurer au poète le droit à la licence poétique, il n’hésite pas à chercher dans les auctores les prétendues pierres d’achoppement pour montrer que le génie du poète dépasse les contingences historico-linguistiques. Ainsi, Pétrarque n’est pas présenté comme poète italien, mais comme poète tout court, dont l’exemple devrait être imité. En même temps, lorsqu’il aborde des sujets problématiques dans les discussions de l’époque, tel que l’enjambement, il n’hésite pas, tout en s’appuyant sur son érudition, à apporter des réflexions innovantes sur la réception des vers de la part du public. Ce qui prime dans les observations de Ménage est sans aucun doute l’importance conférée à l’authenticité du discours poétique, qui repose sur l’alliance entre maîtrise technique et intuition du poète. Celui-ci peut et doit, parfois, reconnaître et mépriser le scrupule formel. Mais en même temps les outils de la poésie ne sont pas reprouvés par l’érudit. Ainsi, alors que Boileau assimile l’enjambement à un défaut stylistique sur une base linguistique, Ménage, en lui attribuant une validité historique et un cadre d’apparition précis (le passage d’une strophe à l’autre), ramène ce phénomène à sa juste valeur à savoir celle de simple technique, gage de la maîtrise du poète et apte à attirer l’attention du public. Ménage était donc profondément conscient des changements, voire des menaces, que subissait la poésie de son temps. Au milieu de pièces galantes et salonnières, les Poëmata accueillent une « Parodie d’un sonnet de Malherbe ». L’ironie traduit une subtile angoisse vis-à-vis du destin de la poésie française-: Les vers du Chantre de Thrace-; De l’Enfêr victorieux-; A mes vers mélodieux Cèdent la première place. On m’a vu sur le Parnasse-; Par mon éclat radieux-; Ternir les noms glorieux Et de Virgile & du Tasse. De la Parque toutefois J’ay subi les dures loix-: J’en ay senti les outrages. Le Conseiller des poètes à l’épreuve 205 <?page no="206"?> 51 Ægidii Menagii Poëmata, op. cit., p. 310. La pièce parodiée est l’« Epitaphe de feu Monseigneur le Duc d’Orléans », (livre VI) voir François de Malherbe, Les Poésies, éd. Jacques Lavaud, révision et introduction d’Alain Génetiot, Paris, Société des textes français modernes, 1999, p.-232. 52 G. Peureux, « Introduction », dans Gilles Ménage, Dissertation sur les sonnets pour la Belle Matineuse, Paris, Hermann, 2014, p.-22-25. Rien ne m’en a su parer. Aprenez, petits Ouvrages, A mourir sans murmurer. 51 Qualifiés de « prosopopée d’un poème héroïque », ces vers expriment l’inconfort de l’érudit face à une poésie française éprise de son propre génie linguistique, mais incapable, à son avis, de produire le grand poème national lui permettant de s’inscrire définitivement dans l’histoire littéraire universelle, dont Ménage connaît les moindres recoins. Comme il a été souligné par Guillaume Peureux, lorsqu’il fait republier en 1689 chez Barbin une nouvelle édition de sa Disserta‐ tion sur la belle matineuse, l’auteur souhaite, en passant en revue les meilleures pièces poétiques de tous les temps, solliciter la collaboration entre auteurs et lecteurs à l’élaboration d’une Belle matineuse idéale et les faire ainsi participer à « un effort linguistique général 52 », à une entreprise nationale susceptible de combler ce qu’il ressent comme un vide. Cette même projection troublante s’étend probablement aussi à sa propre poésie qui, loin de donner la parole à une sensibilité esthétique telle que celle de Pétrarque ou de Casa, se laisse plutôt conditionner par le désir de succès immédiat ou par un simple manque de talent. En cela Ménage a eu le tort, plus ou moins involontairement, de ne pas être un poète à la hauteur de ses observations. Bibliographie Sources Œuvres de Gilles Ménage Ægigii Menagii Poemata. Secunda edition auctior & emendatior, Paris, apud Augustinum Courbé, 1656. Ægidii Menagii Poëmata, octava editio, Amsterdami, Apud Henr. Wetetenium, 1687. Dissertation sur les sonnets pour la Belle matineuse, éd. introduite, établie et annotée par Guillaume Peureux, Paris, Hermann, « Bibliothèque des littératures classiques », 2014, [Paris, C. Barbin, 1652]. Lezzione d’Egidio Menagio sopra’l sonetto VII di messer Francesco Petrarca, Paris, L. Billaine, 1655. 206 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="207"?> Les Poesies de M. de Malherbe, avec les Observations de Monsieur Menage, Paris, T. Jolli, 1666. Les Poesies de M. de Malherbe, avec les les Observations de Monsieur Menage, Paris, C.- Barbin, 1689 [2 e éd.]. Lezzione d’Egidio Menagio sopra’l sonetto VII di messer Francesco Petrarca, Paris, L. Billaine, 1655. Observations de Monsieur Menage sur la langue françoise, éd. de Marc Bonhomme, Paris, Classiques Garnier, 2022, 2 vol. [Paris, C. Barbin 1672, 1676]. Rime di Monsignor Giovanni della Casa con le Annotazioni del signor Egidio Menagio, in Parigi, appresso Tommaso Iolly, 1667. Autres ouvrages cités Boileau, Nicolas, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, à la Haye et à et à Rotterdam, A. & R. Leers, 1690. Malherbe, François de, Les Poésies, éd. de Jacques Lavaud, révision et introduction d’Alain Génetiot, Paris, Société des textes français modernes, 1999. Tallemant des Réaux, Gédéon, Historiettes, texte intégral établi et annoté par Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1960, 2 vol. Vaugelas, Claude Favre de. Remarques sur la langue française, édition de Wendy Ayres-Bennet, Paris, Classiques Garnier, 2018. Études Afribo, Andrea, Petrarca e petrarchismo. Capitoli di lingua, stile e metrica, Roma, Carocci, 2009. Averyanov, Oleg, Les Tours pronominaux et non pronominaux à l’Âge classique (1610-1715). Études des descriptions et des usages, thèse de doctorat sous la direction de Gilles Siouffi, soutenue à Sorbonne Université le 23 novembre 2020. Balsamo, Jean (dir.), Les Poètes français de la Renaissance et Pétrarque, envoi par Jean-Paul Barbier, avant-propos par Michel Jeanneret, Genève, Droz, 2004. Chauveau, Jean-Pierre, Poètes et poésie au XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012. Errera, Raphaëlle, Par les sentiers du Parnasse. Fictions allégoriques et vies de lettrés (Italie, France, Espagne et Angleterre, XVI e -XVII e siècles), thèse de doctorat en Littérature Com‐ parée, sous la direction de Jean-Charles Monferran, soutenue à Sorbonne Université, le 03 décembre 2021. Leroy-Turcan, Isabelle, « Gilles Ménage (1613-1692), philologue d’avant-garde conseiller des poètes-»,-Œuvres et critiques, vol.-XIX, nº-1, 1994, p.-79-87. Le Conseiller des poètes à l’épreuve 207 <?page no="208"?> ----- « G. Ménage (1613-1692), commentateur du Tasse, de Pétrarque et de G. Della Casa, auteur du dictionnaire étymologique-Le Origini della lingua italiana-(1669 et 1685)-: la composante italienne de sa bibliothèque.-», dans-Mélanges de linguistique offerts à Jacques Goudet, Lyon, Université Jean Moulin, 1997, p.-135-156. ----avec T. R. Wooldridge (éd.), Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe, Lyon, SIEHLDA/ Université Lyon III, 1995. ----- «-L’œuvre littéraire et linguistique de Gilles Ménage-: une complémentarité intertextuelle exceptionnelle-», Littératures classiques, 2015/ 3 (n. 88), p.-123-134. Ottaviani, Alessandro, Il nostro « singolar pœta » : le Rime di Giovanni Della Casa fra Cinque e Settecento-: edizioni e tradizione critica, thèse soutenue sous la direction d’Alberto Beniscelli à l’Université de Gênes, 2010. Peureux, Guillaume, La Fabrique du vers, Paris, Seuil, 2009. ----- «-Malherbe et le commentaire de poésie au XVII e siècle. Commenter et réécrire-», Dix-septième siècle, 2013/ 3, n.-260, p.-455-468. Siouffi, Gilles, Le Génie de la langue française. Études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris, H. Champion, 2010. ----- « Malherbe : entre sentiment de la langue, imaginaire linguistique et normativité », Dix--septième siècle, 2013/ 3 n.-260, p.-439-454. ----- «-Ménage-: entre savoir philologique et imaginaire linguistique-», Littératures classiques, 2015/ 3, n. 88, p.-135-149. ----- «-XVII e siècle. Entre phrase et période-», dans Histoire de la phrase française des Serments de Strasbourgs aux écritures numériques, sous la direction de G. Siouffi, Paris, Actes Sud, 2020, p.-125-170. Speyer, Myriam. « L’ombre de Caliste. Le sonnet galant écrit à partir de Malherbe », Corela [En ligne], HS-26 | 2018, mis en ligne le 20 novembre 2018, consulté le 20 avril 2019. URL : http: / / journals.openedition.org/ corela/ 6838 ; DOI : 10.4000/ corela.6838. Schulz-Buschhaus, Ulrich. « Le ‘Rime’ di Giovanni Della Casa come ‘lectura Petrarce’ », Studi petrarcheschi, vol. 4, 1987, p.-143-158. 208 Giovanna B E N C I V E N G A <?page no="209"?> 1 Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’Art de parler, éd. Christine Noille-Clauzade, Paris, Champion, 1998. Toutes nos citations sont empruntées à cette édition (référence abrégée-: La Rhétorique). 2 Sur l’analyse par Lamy du Discours physique de la parole (1668) de Cordemoy, voir l’introduction de Ch.-Noille-Clauzade, La Rhétorique, en particulier p.-56-57. 3 La Rhétorique, p.-319. Poésie et langue française dans La Rhétorique de Bernard Lamy-: entre déception et aspiration Sophie H A C H E Univ. Lille, EA 1061---ALITHILA---Analyses Littéraires et Histoire de la Langue Dès sa première version, qui paraît en 1675, La Rhétorique ou l’Art de parler 1 de Bernard Lamy se distingue des nombreux ouvrages fleurissant à la même époque, qui sont souvent prévus pour un usage scolaire ou bien à destination d’un public mondain. Cette Rhétorique ne se contente pas de reprendre et remanier les ouvrages de Cicéron et de Quintilien, mais affiche l’ambition d’être une véritable théorie du discours adaptée aux temps modernes. Au socle de la pensée antique s’adjoignent les apports des théoriciens contemporains que sont notamment Descartes, Arnauld et Nicole, mais aussi Cordemoy 2 . L’ouvrage de Lamy offre ainsi des chapitres qui pourront être familiers aux lecteurs de traités de rhétorique, avec des pages sur les figures, les styles, les lieux ou le recours aux passions ; mais il propose aussi une étude de la langue qui se fait l’écho de la grammaire de Port-Royal, ainsi qu’une réflexion novatrice sur l’origine et les principes mêmes de la parole, avec une attention particulière accordée à une physique du son. Dans ce cadre qui renouvelle la pensée de la langue, le regard que porte l’auteur sur la poésie de son temps semble sévère. « Le plaisir de la rime est faible 3 » écrit Lamy dans un chapitre de sa Rhétorique consacré à la poésie française. Ce constat s'appuie sur l’analyse d’un système métrique qu’il juge sans intérêt, fondé sur des vers dont le nombre de syllabes est fixe, infiniment moins riche et subtil que le système des pieds sur lequel reposent les prosodies grecque et latine. La faiblesse de notre poésie est profondément liée <?page no="210"?> 4 Voir à ce sujet notre article « Le modèle vocalique latin : un marqueur académique dans la Querelle des Anciens et des Modernes », Anciens et Modernes face aux pouvoirs : l’Église, le Roi, les Académies (1687-1750), Christelle Bahier-Porte et Delphine Reguig, éds., Paris, Champion, 2022, p.-117-131-; et La Quantité syllabique, numéro thématique de la revue Exercices de rhétorique [En ligne], 19 | 2022, mis en ligne le 08 septembre 2022, URL-: https: / / doi.org/ 10.4000/ rhetorique.1333. 5 Outre la première version de l’ouvrage en 1675 sous le titre De l’Art de parler, Ch. Noille répertorie ensuite cinq versions, en 1676, 1688, 1699, 1701 et 1715. L’édition de 1701, reprise dans l’ensemble en 1715, ajoute des pages importantes sur la langue des Hébreux, à la fois dans le livre I (chapitre XIX, « De la perfection des langues. L’hébraïque a été parfaite dès son origine ») et dans le livre III (chapitre XIV, « Les premières poésies des Hébreux, et de toutes les nations n’ont été vraisemblablement que des rimes dans leur commencement-»). 6 Ch. Noille-Clauzade, Introduction pour La Rhétorique, p.-25.- 7 La Rhétorique, p.-175-176. à celle du matériel linguistique propre aux langues vernaculaires en général et au français en particulier, puisque les voyelles de longueur uniforme employées dans notre langue sont incapables de l’harmonie sonore qui caractérise le grec et le latin. Alors que depuis la Renaissance de nombreux auteurs cherchent à retrouver dans le français les différences de longueurs vocaliques qui font la singularité du grec et du latin 4 , Lamy n’a aucune hésitation à ce sujet et considère très explicitement que, dans la plupart des cas, nos voyelles se prononcent de manière égale et que tout notre système métrique s’appuie sur le décompte de syllabes qui sont égales par principe. Pourtant, les jugements qu’il formule à l’égard du français oscillent entre le constat de son incapacité à engendrer une poésie digne de ce nom et la reconnaissance des progrès de la langue, qui s’est polie au cours du siècle et tend vers la pureté et l’élégance. D’autres progrès sont-ils encore à venir ? Quelles sont les attentes qui s’expriment à l’égard de la langue et de la littérature ? Si la faiblesse de notre poésie est bien la conséquence de sa phonétique, que peut-on en espérer, qui ne soit pas une simple concession de façade ? Les versions tardives 5 de La Rhétorique en 1701 et 1715 permettent une observation nuancée des problèmes qui se posent ainsi, dans la mesure où des corrections et des ajouts modifient sensiblement certains passages, et tout particulièrement ceux qui concernent l’origine et le progrès des langues. Fondant sa rhétorique sur une « théorie générale du signe 6 », Bernard Lamy s’oppose à tout cratylisme pour souligner le caractère artificiel du langage et insister sur la notion d’usage dans l’élaboration des langues, en perpétuelle évolution. L’apprentissage d’une langue par la seule imprégnation familiale et sociale prouve à ses yeux le caractère déterminant de la coutume, qui ne suppose aucune étude particulière 7 . Alors que, au chapitre XVI, ces observations sur 210 Sophie H A C H E <?page no="211"?> 8 Voir Gilles Siouffi, « Bouhours et la notion de “bon usage” », Bon usage et variation sociolinguistique : perspectives diachroniques et traditions nationales, Wendy Ayres-Ben‐ nett et Magali Seijido, éds., Lyon, ENS éditions, 2013, p.-77-87. 9 La Rhétorique, p.-181. 10 Voir Delphine Reguig, « Froideur et saveur de la rime chez Boileau », L’Épithète, la rime et la raison. La lexicographie poétique en Europe, X V Ie - X V I Ie siècles, Sophie Hache et Anne-Pascale Pouey-Mounou, éds., Paris, Garnier, 2015, p.-367-382. l’usage relèvent de l’universel et s’appliquent indifféremment à l’artisan et au laboureur, Lamy modifie ensuite la portée de son propos en distinguant plusieurs catégories d’usage : s’il reconnaît ce dernier comme « l’arbitre souverain des langues », il s’agit cependant de ne « pas mettre le sceptre entre les mains de la populace » mais de prendre modèle sur les gens de bien, comme le rappelle une citation de Quintilien. Il existe donc un bon et un mauvais usage de la langue - celui des « personnes savantes » et celui de « la populace ». De l’usage, avec la coutume comme seule maîtresse de la langue, au bon usage qui s’appuie sur l’exemplarité, il y a certes une différence de nature que Lamy s’abstient de théoriser, prolongeant ainsi des ambivalences qui sont déjà celles de Vaugelas 8 . Chacun est appelé à pratiquer le discernement, en premier lieu en s’appuyant sur des critères rationnels, qui permettent aux langues de progresser vers leur perfection, à condition que l’on en comprenne les qualités stylistiques propres. Or « le génie de notre langue est la netteté et la naïveté » précise Lamy, se réclamant ouvertement de Vaugelas au chapitre suivant pour définir les notions de netteté et de pureté en matière linguistique. Espérant le progrès de la langue française, Lamy en appelle à son étude soigneuse, au niveau du lexique et au niveau de son organisation. Il précise surtout sa conception de la netteté pour le lexique et recommande d’employer les mots dans leur sens propre, en évitant de reprendre à son compte des expressions « ramassées dans les livres de ceux dont l’éloquence est estimée 9 ». Le problème soulevé est celui de la phraséologie et en particulier de la convenance entre le nom et l’épithète, qui court dans la réflexion méta-poétique depuis la Renaissance. Lamy s’inscrit alors dans une tradition de critique, défiante à l’égard de la poésie française comme le rappelle une longue citation de la Satire II de Boileau, qui pointe la « froide épithète » suspectée de remplir le vers de manière mécanique, sans valeur expressive propre 10 . Le manque de netteté consisterait alors à accepter des associations lexicales dont le sens premier n’apparaîtrait pas avec évidence. Outre cette exigence de précision dans l’emploi des mots, Lamy requiert une « pureté » qu’il emprunte explicitement à Vaugelas, mais qui le rapproche aussi de Bouhours dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671), lorsque ce dernier compare la langue française à ces « belles rivières » Poésie et langue française dans La Rhétorique de Bernard Lamy 211 <?page no="212"?> 11 Dominique Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1671, p.-44. 12 La Rhétorique, p.-185. 13 Ibid., p. 183 : « La plupart de ceux qui entendront prononcer ces paroles suivantes, seront surpris par leur éclat, et n’apercevront pas qu’elles ne forment aucun sens raisonnable. De nobles journées qui portent de hautes destinées au-delà des mers. N’est-ce pas là une confusion de paroles qui ne signifie rien ». Lamy cite approximativement les vers 541-542 du Cid. 14 Voir Jean-Marc Civardi, « Quelques critiques adressées au Cid de Corneille en 1637-1638 et les réponses apportées-»,-L’Information littéraire, vol. 54, n°-1, 2002, p.-12-26. qui « roullent majestueusement leurs eaux », tandis que l’italien par exemple « est semblable à ces ruisseaux qui gazouillent agreablement parmi les cailloux ; qui serpentent dans des prairies pleines de fleurs ; qui s’enflent neanmoins quelquefois, jusqu’à inonder toute la campagne 11 ». Le français est - pour reprendre les mots de Bouhours - une langue « chaste », dont la « pureté va jusques au scrupule ». Bien qu’il leur accorde une importance première, Lamy ne s’en tient pas aux notions de netteté et de pureté pour définir les qualités attendues de la langue française, mais conclut son chapitre par une réflexion sur l’élégance du style, qui naît d’un « choix d’expressions riches et heureuses 12 -». Intervient alors le talent de l’auteur, qui est seul à même de charmer le lecteur. Pour étayer ses analyses, Lamy s’appuie sur deux exemples de vers qu’il qualifie de « galimatias », dont un vers de Corneille emprunté au Cid , qui est « une confusion de belles paroles qui ne signifie rien 13 ». Reprenant une critique de Scudéry à l’encontre du dramaturge dans ses Observations sur le Cid (1637) 14 , Lamy se fait l’écho d’une querelle vieille de quarante ans. Et lorsqu’il veut au contraire donner un exemple d’expression « noble et spirituelle », il cite quatre vers de Brébeuf dans son adaptation de la Pharsale de Lucain publiée en 1657, qui a connu un vrai succès public. Les réflexions de La Rhétorique sur la poésie sont donc dans ces chapitres XVI et XVII à la fois soutenues par une orientation théorique en accord avec un auteur de référence tel Vaugelas et un contemporain comme Bouhours, et étayées par des jugements anciens sur quelques exemples de vers. À partir d’une mise en perspective générale sur le langage, Lamy s’intéresse à des questions qui concernent précisément la poésie, sans que cela soit mis en avant comme une problématique spécifique. Les remarques sur «-les phrases-» semblent se rapporter incidemment aux vers de Corneille et de Brébeuf. Les exemples poétiques sont peu nombreux et simplement présentés comme des illustrations de la réflexion sur les qualités stylistiques attendues lorsqu’on veut « bien parler ». L’auteur ne s’inscrit pas ici dans un débat d’idées de son temps ni ne cherche à faire sienne l’étude casuelle comme la pratiquent les remarqueurs, 212 Sophie H A C H E <?page no="213"?> 15 La Rhétorique, p.-189. Voir également p.-312. 16 Ibid., p.-189. 17 Ibid., p.-185. 18 Ibid., p.-189-190. tels Vaugelas et Bouhours. Dans le cadre d’une rhétorique générale, la place dévolue à la poésie ne peut être que secondaire et elle se résume surtout au chapitre sur le style des poètes, dans le livre IV, consacré au style. Au livre I, les remarques sur la poésie s’inscrivent dans le fil d’une réflexion sur les qualités de la langue, marquée par une perspective consensuelle - la nouveauté du propos de Lamy est ailleurs, dans les analyses d’une logique du signe. L’édition de 1701 de la Rhétorique révèle cependant un revirement de la réflexion sur la poésie. Lamy ajoute, au livre I, un chapitre, « De la perfection des langues » concernant les langues hébraïque et grecque, dans lequel il critique sévèrement les contraintes exercées sur les poètes. Après avoir expliqué que les théoriciens grecs « qui étaient ensemble poètes et musiciens » ont été «-les maîtres de la langue 15 », il relève que c’est « l’usage » qui est à l’œuvre dans notre langue-: C’est un tyran, comme nous l’expérimentons en France, qui souvent commande sans raison, à qui il faut obéir aveuglément. Pour bien parler français, il faut parler comme on parle. Nos poètes mêmes n’ont guère plus de liberté que ceux qui écrivent en prose. D’abord on s’aperçoit qu’un poète emploie dans ses vers un terme, une expression hors de l’usage, et qu’il paraît que c’est pour attraper une rime, on ne peut le souffrir, ni lui, ni ses vers 16 . L’ironie est cinglante. À travers la tautologie « il faut parler comme on parle », Lamy s’insurge contre cet usage qui serait devenu une norme impérieuse, alors même qu’il en faisait l’éloge au chapitre précédent. Comment expliquer ce renversement dans la perception de la notion d’usage ? Vingt-cinq années séparent les deux chapitres qui concluent le livre premier de la Rhétorique et, entre 1675 et 1701, le regard de l’auteur sur « les lois de l’usage 17 » ont changé, le nom de Vaugelas n’est plus revendiqué comme garant contre les risques de la tyrannie et l’oratorien requiert une liberté fondée sur la raison, qui est par excellence celle des Grecs s’appuyant sur une réflexion comparative et « des expériences de tous les peuples ». En se montrant capables de «-changer la langue », de la « polir », les Grecs faisaient la preuve d’une attitude «-raisonnable 18 -», qui semble avoir désormais disparu. La reconnaissance d’une liberté linguistique propre à la poésie, distincte des contraintes qui s’imposent dans la prose, est une constante du métadiscours à l’âge classique, formulée par exemple par Bouhours, aussi bien dans ses Poésie et langue française dans La Rhétorique de Bernard Lamy 213 <?page no="214"?> 19 Par exemple, commentant l’emploi des prépositions «-dans-» et «-en-», Bouhours cite un vers de l’Art poétique de Boileau et note que celui-ci ne correspond pas à la règle générale qu’il vient d’énoncer. Il ajoute : « c’est proprement dans ces occasions que les Poëtes peuvent faire ce qu’il leur plaist.-» (Remarques nouvelles sur la langue françoise, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1675, p.-72) 20 La Rhétorique, p.-367. 21 Voir notamment Hélène Merlin-Kajman, «-Vaugelas politique-? -»,-Langages, 2011/ 2, n° 182, p. 111-122 ; Gilles Siouffi, « La norme lexicale dans les Remarques sur la langue française de Vaugelas », La Norme lexicale, Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt, éds., Presses universitaires de la Méditerranée, 2001, p.-57-85. Remarques nouvelles sur la langue françoise publiées en 1675, que dans la suite qu’il leur donne en 1687, ou bien encore par Morvan de Bellegarde dans ses Reflexions sur l’elegance et la politesse du stile (1695) 19 . Lamy affirme lui aussi dès la première version de son ouvrage, dans le chapitre consacré au style des poètes : « On donne toute liberté aux poètes, ils ne s’assujettissent point aux lois de l’usage commun ; et ils se font un nouveau langage 20 ». C’est la privation de ce droit à «-un nouveau langage-» qui suscite l’opposition de Lamy, jugeant cette liberté indispensable à tout progrès linguistique comme il le montre avec l’histoire de la langue grecque. Il reconnaît les progrès effectués « au siècle passé », qui ont permis de « polir la langue française » et de rendre « le français si beau, si clair, si coulant ». Si ce passage ajouté tardivement ne fait aucune référence aux autorités souvent alléguées sur ce sujet, Malherbe, Vaugelas ou Boileau, c’est bien parce que l’oratorien est en quête de critères de discernement nouveaux. Au-delà des qualités essentielles à la langue française, telles que la netteté et la pureté, étudiées au chapitre précédent, il requiert « la lumière de la raison », que l’on peut comprendre comme le refus d’un arbitraire du goût. La figure des censeurs reste anonyme avec l’emploi d’un pronom « on » susceptible de renvoyer aussi bien à certains individus en particulier qu’au public en général, et les questions que soulève cette indétermination sont nombreuses. Qui sont les critiques auxquels il est fait allusion ? Si des travaux récents ont souligné que Vaugelas n’est pas le censeur longtemps dépeint comme tel 21 , quels sont ceux qui porteraient une vision puriste de la langue quelques décennies plus tard, au tournant du siècle ? Quelle conception normative nouvelle s’affirmerait alors dans le discours métapoétique ? Alors que Lamy développe son éloge des évolutions linguistiques portées par les poètes grecs, les indices sont minces pour saisir ce que recouvrent exactement les reproches à l’encontre du manque de liberté en français. Que faut-il entendre par « une 214 Sophie H A C H E <?page no="215"?> 22 Voir Isabelle Moreau, « Polémique libertine et querelle du purisme : La Mothe Le Vayer ou le refus d’un “art de plaire” au service du vulgaire »,-Revue d’Histoire Littéraire de la France, vol. 103, 2003, p.-377-396. 23 Voir également du même auteur : Du bon, et du mauvais usage. Dans les manieres de s’exprimer. Des façons de parler bourgeoises. Et en quoy elles sont differentes de celles de la cour. Suitte des Mots à la mode, Paris, Cl. Barbin, 1693. 24 « Peu de gens ont le discernement assez juste pour se défendre du charme de la nouveauté ; de là viennent ces applaudissements mal fondez, pour des Ouvrages qui n’ont d’autre merite que celui d’être nouveaux. Les fautes qui y sont, nous surprennent agréablement, et cette surprise diminuë nôtre attention. » ( Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde, Réflexions sur le ridicule et sur les moyens de l’éviter, Paris, J. Guignard, 1696, p.-133). 25 Reflexions sur l’usage present de la langue françoise (1689) et Suite des sur l’usage present de la langue françoise (1693). 26 Voir par exemple Andry de Boisregard : « De ce qu’un mot se dit par licence en Poësie, il ne s’ensuit pas qu’on puisse s’en servir en Prose » (Suite des remarques sur l’usage present de la langue françoise, Paris, L. d’Houry, 1693, p.-210). expression hors de l’usage » plus d’un demi-siècle après ce qu’on a appelé la «-querelle du purisme-», autour de Vaugelas et du milieu académique 22 -? La norme linguistique que conteste Lamy peut concerner le lexique, mais aussi éventuellement les collocations de type « nom - épithète », à travers les réflexions sur le néologisme et l’archaïsme. Le débat sur le néologisme, nourri pendant la « querelle du purisme », n’est plus très vif à la fin du XVIIe siècle, en dépit de ce qu’écrit par exemple François de Callières, auteur d’un traité Des Mots à la mode et des nouvelles façons de parler (1692), dans lequel il développe une critique des « nouvelles façons de parler » des jeunes gens. Callières adopte d’ailleurs un point de vue essentiellement descriptif 23 , et surtout le problème du néologisme laisse place à une mise en cause plus générale de la notion de nouveauté, tout comme dans les ouvrages de Morvan de Bellegarde, que ce soit dans ses Reflexions sur l’elegance et la politesse du stile (1695) ou dans ses Réflexions sur le ridicule et sur les moyens de l’éviter (1696) 24 . Le regard porté sur les mots archaïques se fait quant à lui toujours critique, par exemple dans les traités de remarques d’Andry de Boisregard 25 , qui revendique « le bel usage », et l’on constate une sensibilité marquée à l’archaïsme dans les dictionnaires de Richelet (1680), de Furetière (1690) et de l’Académie (1694), qui tous pointent les « vieux mots ». Cependant, cette tendance à la normalisation lexicale ne touche pas spécialement la poésie, qui continue à être considérée comme susceptible de plus de liberté que la prose 26 , et ne suffirait pas à justifier les protestations de Lamy. En l’absence de précisions quant à ce que peut signifier « une expression hors de l’usage-», le cadre dans lequel s’insère le propos fournit des renseignements Poésie et langue française dans La Rhétorique de Bernard Lamy 215 <?page no="216"?> 27 Le premier texte théorique de Bacilly (1621-1690) paraît en 1668, sous le titre Remarques curieuses sur l’art de bien chanter ; il est repris et complété par deux éditions, en 1671 et 1679. 28 Bertrand de Bacilly, L’Art de bien chanter, Paris, chez l’auteur, 1679, p.-93-94. 29 Ibid., p.-93. utiles : le chapitre XIX fait l’éloge de ces langues qui ont été capables de se perfectionner, au premier rang desquelles se situe la langue grecque. Lamy s’in‐ téresse par-dessus tout à sa musicalité et au talent des poètes, qui s’autorisaient à allonger ou à abréger tel vers, en tirant profit de leur connaissance d’autres langues, en se fiant à leur oreille. Ce propos peut être rapproché de ce qu’écrit Bertrand de Bacilly, dans un traité de chant dont la version complète est publiée en 1679 27 . Bien que Bacilly - poète, compositeur, théoricien - soit une figure importante de la musique française dans la seconde moitié du XVIIe siècle, il est impossible de savoir si Lamy a eu connaissance de son travail, mais leurs ouvrages témoignent d’une même sensibilité à la liberté prosodique. Ils ont en effet en commun de souligner l’intérêt qu’il y a à garder de la souplesse dans la prononciation de la langue. Cette capacité d’allonger ou de couper un mot que Lamy admire chez les Grecs et qu’il attribue à leur oreille musicale, Bacilly l’observe dans la chanson italienne susceptible d’autres libertés encore-: la Langue Italienne a bien des Licences que la Françoise n’a pas, dont la severité (peut-estre trop grande) tient les Compositeurs en bride ; et les empesche souvent de faire tout ce que leur génie leur inspire ; car outre les Licence qui se pratiquent dans la Langue Italienne, comme par exemple les Elisions que l’on supprime quand l’on veut (ce qui ne se permet point dans le François)-; il est permis de repeter les Paroles Italiennes, tant qu’il plaist aux Compositeurs 28 -[…]. Bacilly hésite visiblement à prendre le contre-pied de la doxa en matière de respect des règles de la prosodie et recourt à des procédés qui lui permettent de formuler une critique de biais, avec ces deux parenthèses installant une distance prudente, que renforce la réserve d’un « peut-être ». Le musicien pointe également des attentes stylistiques trop restreintes pour les paroles des airs français, qui « ne souffrent que des mots doux et coulants et des expressions familières- 29 ». Il note que la censure se fait alors sévère-: pour décrier un Air François, il suffit d’y trouver un mot extraordinaire et qui n’y soit pas encore connu : Sçavoir si c’est sans raison, ou avec fondement que cela se pratique, c’est ce qui n’est pas encore decidé ; et comme il semble que c’est une rigueur trop grande que cette exclusion de ces sortes de termes et d’expressions, qui hors la Chanson sont non seulement bonnes, mais qui sont mesme souvent de grands poids 216 Sophie H A C H E <?page no="217"?> 30 Ibid., p.-93-94. 31 La Rhétorique, p.-319. et de grande consideration dans la Poësie ; il semble aussi que c’est une temerité à un Autheur qui d’ailleurs n’aura pas toute l’authorité possible dans la Musique, de pretendre les instaler dans les Airs, contre l’usage qui doit plutost en estre la regle que le jugement d’un particulier 30 . Le paradoxe alors formulé par Bacilly est le suivant : la norme est sans doute trop rigide, mais il n’appartient pas au musicien qui en juge ainsi de faire changer ce qui relève de l’usage, car celui-ci est par définition de nature collective. L’auteur jalouse discrètement la liberté ultramontaine, mais ce ressentiment n’autorise pas la révolte contre une conception de la langue qui prend valeur de norme. S’exprime alors une certaine résignation chez Bacilly qui regrette les normes imposées, tout en reconnaissant qu’il ne lui appartient pas de les faire changer. Loin de se soumettre à une tyrannie de l’usage, Lamy exprime en revanche pour sa part une colère que l’on ne voit guère par ailleurs. En défendant une souplesse dans la prononciation de la langue, l’oratorien ne vise pas à promouvoir un art de la diction en français, mais il se montre soucieux de ce qui pourrait à l’avenir « polir » la langue et ainsi renouveler la poésie. Son opinion sur la poésie est en demi-teinte puisqu’il semble établir une balance assez équitable entre poésie antique et poésie française, en observant leurs qualités propres, avec le matériel sonore pour la première et le « sens » du vers pour la seconde-: Il y a plus d’harmonie dans les vers grecs, et dans les vers latins il y a plus d’art ; aussi ils plaisent davantage et se soutiennent mieux. Nos vers français ne peuvent plaire que par le sens qu’ils renferment 31 . Le terme « harmonie » renvoie aux pieds de la poésie grecque, tandis que l’« art » propre au latin implique sans doute également la question de l’ordre des mots. L’emploi du mot « sens » doit être précisé dans ce contexte. À la suite d’un développement concernant la longueur des voyelles, Lamy propose une réflexion sur la prononciation de nos vers, à partir de notions spécifiques à la période oratoire, sans pour autant jamais y faire référence explicitement. Le « sens » a alors une valeur d’emploi empruntée au lexique rhétorique et désigne l’unité de la période. Appliqué à la prosodie du poème, le « sens » désigne l’unité du vers, ou plutôt l’unité de deux vers qui riment ensemble. Lamy rappelle que nous élevons la voix « au commencement du sens » pour la baisser à la fin et affirme la nécessité d’une coïncidence entre ces inflexions de la voix et l’hémistiche. Entre ce principe de la rime et la richesse des prosodies grecque et Poésie et langue française dans La Rhétorique de Bernard Lamy 217 <?page no="218"?> 32 Ibid., p.-318-319. 33 Ibid., p. 317. Voir à ce sujet Delphine Denis, « La douceur, une catégorie critique au X V I Ie siècle », Cahiers du Gadges, Le doux aux X V Ie et X V I Ie siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité, n°-1, 2003, p.-239-260. 34 La Rhétorique, p.-315. 35 Lamy se montre d’ailleurs prudent sur la notion de rime dans la poésie hébraïque : « Avouons néanmoins ici qu’il y a des endroits des Psaumes et de quelques Cantiques où il est difficile de trouver des rimes, et qui cependant diffèrent de la prose. » (La Rhétorique, p.-317). 36 Discours général sur le livre des pseaumes ; Discours sur la poésie, et en particulier sur celle des Hébreux-; Discours sur la poésie des Hébreux. latine, la distance est grande : la mesure fixe du vers français «-ne peut donner qu’un plaisir médiocre » et « le plaisir de la rime est faible 32 ». Ces derniers mots, ajoutés en 1701, ne font que conclure un jugement d’ensemble sur la langue française qui court dans l’ensemble du volume. Bien qu’il reconnaisse certaines qualités à la langue française, telle sa dou‐ ceur 33 en l’absence de quantités vocaliques, Lamy considère qu’elle est inadaptée à la véritable poésie et, loin de supposer un progrès continu de la poésie au fil des siècles, il juge le vers moderne en déclin par rapport au modèle grec. La perspective historique qu’il propose dans le livre III est riche d’enseignements. Le titre du chapitre XV « De la poésie française, et de celle de toutes les autres nations qui ont des rimes » repose sur un jugement esthétique qui apparaît clairement en contraste avec le titre du chapitre précédent, « Les première poésies des Hébreux, et de toutes les autres nations, n’ont été vraisemblablement que des rimes dans leur commencement ». Alors que dans ses premières versions la Rhétorique s’intéressait seulement au latin et au grec parmi les langues de l’antiquité, la version complétée en 1701 fait place à la poésie des Hébreux, décrite comme une «-poésie simple-», et il faut comprendre pauvre-: Les Hébreux, aussi bien que presque tous les autres peuples du monde, excepté les Latins et les Grecs, n’ont donc pu avoir qu’une poésie simple, consistant dans l’égalité des expressions d’un égal nombre de voyelles, et dans la rime qui rend sensible cette égalité 34 . Le perfectionnement qui va de la poésie hébraïque à la poésie grecque, puis latine, s’interrompt avec les langues vernaculaires, et le fait que la poésie française renoue avec le principe de la rime 35 n’est pas un retour aux sources vivifiant, mais au contraire une régression. Le jugement de Lamy est ainsi aux antipodes de celui de Claude Fleury notamment, qui dans ses traités 36 admire « la plus grande beauté que nous voyons dans les Poésies Hébraïques » grâce à leurs « mouvements » passionnés et considère qu’« il n’y a point d’autres Poésies qui 218 Sophie H A C H E <?page no="219"?> 37 Claude Fleury, Discours sur la poésie, et en particulier sur celle des Hébreux, dans Opuscules de M. l’abbé Fleury, prieur d’Argenteuil, & confesseur du roi, Louis XV, Nîmes, P. Beaume, 1780, t.-II, p.-646. 38 Ibid. 39 Voir Ch. Noille-Clauzade, Introduction, La Rhétorique, p.-55-60. 40 La Rhétorique, p.-321. les surpassent en ce point 37 -». On connaît les divergences d’idées entre les deux hommes - l’un fut avec Bossuet un des artisans du «-petit concile-», tandis que l’autre est lié au milieu janséniste - mais c’est sans aucun doute leur conception même de la poésie qui est en jeu dans l’appréciation qu’ils font de la poésie hébraïque : Fleury exprime son goût pour « la force des figures et la grandeur véritable du style 38 -», tandis que Lamy se montre d’abord attiré par la musique des mots. Le chapitre du livre III intitulé « Il y a une sympathie merveilleuse entre notre âme et la cadence du discours, quand cette cadence convient à ce qu’il exprime-» développe une analyse physique du discours 39 , dans laquelle le nombre poétique répond à la physiologie humaine, et c’est bien la mesure des pieds qui est source de cette harmonie, « merveilleuse alliance 40 -» - propre au grec et au latin donc. Lamy reprend à son compte l’éloge des qualités topiques du français (la netteté, la pureté, la douceur) et il fait sien le point de vue que Vaugelas, ce qui laisse supposer à la fois l’observation d’un bel usage et des attentes concernant la poursuite du perfectionnement de la langue. Cependant la per‐ spective de l’oratorien est bien différente de celle de Vaugelas : si Lamy se faisait remarqueur, ce serait pour commenter un corpus latin. À l’appui de sa réflexion, il recourt à des exemples de sources variées, et les références bibliques côtoient les citations d’auteurs contemporains, Euripide se voit cité, tout comme Horace, Brébeuf, Pascal, ou des psaumes traduits par Godeau. Certains auteurs cependant semblent avoir ses faveurs : Virgile, qu’il cite en latin ou bien en français, et Cicéron, apprécié pour sa réflexion rhétorique autant que pour sa prose oratoire. Lamy exprime certes son admiration sans bornes pour le grec et ses subtilités prosodiques, mais ce sont les œuvres latines qu’il cite abondamment et pour lesquelles il témoigne d’une fine connaissance. Le renouvellement de la pensée de Lamy au fil du temps, dont témoignent les remaniements de la Rhétorique, ne modifie en rien ce goût prononcé pour la poésie latine. Il est frappant de constater que le chapitre consacré à la puissance de l’harmonie poétique reprend la définition cicéronienne du nombre (numerus) Poésie et langue française dans La Rhétorique de Bernard Lamy 219 <?page no="220"?> 41 Par exemple : « Quand je lis cette description du sommeil : Tempus era quo prima quies mortalibus agris / Incipit, et dono divum gratissima serpit ; la douceur de ce vers qui glisse, me donne l’idée du sommeil qui semble se glisser, et couler dans nos membres, sans que nous nous en apercevions.-» (La Rhétorique, p.-324) et s’appuie exclusivement sur des exemples empruntés à L’Énéide assortis de commentaires très personnels 41 . La poésie française déçoit, indépendamment du talent de tel ou tel auteur, puisque le matériel linguistique est en cause. Mais plus profondément, c’est tout un univers antique qui fonde le socle culturel de Lamy et nourrit son imaginaire. Les critiques qu’il formule à l’égard de la poésie vernaculaire sont ainsi l’envers de son amour pour le latin, ses sonorités, sa prosodie, sa littérature. Soumise à une perspective générale qui fait du latin une matrice et un idéal, sa réflexion sur la langue française reste limitée, ce qui permet de comprendre pourquoi il reprend certaines analyses de Vaugelas sans chercher à expliquer ce que serait pour lui le bon usage du français. Lamy entend en latin ce qu’il n’entendra jamais dans la langue française - ce qui ne l’empêche pas cependant d’exiger pour cette dernière une liberté prosodique qui ouvrirait à un renouveau. Bibliographie Sources Andry de Boisregard, Nicolas, Suite des remarques sur l’usage present de la langue françoise, Paris, L. d’Houry, 1693. Bacilly, Bertrand de, L’Art de bien chanter, Paris, chez l’auteur, 1679. Bouhours, Dominique, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1671. Bouhours, Dominique, Remarques nouvelles sur la langue françoise, Paris, S.-Mabre-Cra‐ moisy, 1675. Callières, François de, Des Mots à la mode et des nouvelles façons de parler, Paris, Cl. Barbin, 1692. Callières, François de, Du bon, et du mauvais usage. Dans les manieres de s’exprimer. Des façons de parler bourgeoises. Et en quoy elles sont differentes de celles de la cour. Suitte des Mots à la mode, Paris, Cl. Barbin, 1693. Fleury, Claude, Discours sur la poésie, et en particulier sur celle des Hébreux, dans Opuscules de M. l’abbé Fleury, prieur d’Argenteuil, & confesseur du roi, Louis XV, Nîmes, P. Beaume, 1780, t.-II. Lamy, Bernard, La Rhétorique ou l’Art de parler, éd. Christine Noille-Clauzade, Paris, Champion, 1998. 220 Sophie H A C H E <?page no="221"?> Morvan de Bellegarde, Jean-Baptiste, Réflexions sur le ridicule et sur les moyens de l’éviter, Paris, J. Guignard, 1696. Études La Quantité syllabique, numéro thématique de la revue Exercices de rhéto‐ rique [En ligne], 19 | 2022, mis en ligne le 08 septembre 2022, URL : https: / / doi. org/ 10.4000/ rhetorique.1333. Civardi, Jean-Marc, « Quelques critiques adressées au Cid de Corneille en 1637-1638 et les réponses apportées », L’Information littéraire, vol. 54, n° 1, 2002, p.-12-26. Denis, Delphine, « La douceur, une catégorie critique au XVIIe siècle », Cahiers du Gadges, n° 1, 2003, Le doux aux X V Ie et X V IIe siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité, p.-239-260. Hache, Sophie, « Le modèle vocalique latin : un marqueur académique dans la Querelle des Anciens et des Modernes », Anciens et Modernes face aux pouvoirs : l’Église, le Roi, les Académies (1687-1750), Delphine Reguig et Christelle-Bahier-Porte, éds., Paris, Champion, 2022, p.-117-131.- Merlin-Kajman, Hélène, « Vaugelas politique ? », Langages, 2011/ 2, n° 182, p.-111-122. Moreau, Isabelle, « Polémique libertine et querelle du purisme : La Mothe Le Vayer ou le refus d’un “art de plaire” au service du vulgaire »,-Revue d’Histoire Littéraire de la France, vol. 103, 2003, p.-377-396. Reguig, Delphine, «-Froideur et saveur de la rime chez Boileau-», L’Épithète, la rime et la raison. La lexicographie poétique en Europe, X V Ie - X V IIe siècles, Sophie Hache et Anne-Pascale Pouey-Mounou, éds., Paris, Garnier, 2015, p.-367-382. Siouffi, Gilles, « La norme lexicale dans les Remarques sur la langue française de Vaugelas », La Norme lexicale, Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt, éds, Presses universitaires de la Méditerranée, 2001, p.-57-85. Siouffi, Gilles, « Bouhours et la notion de “bon usage” », Wendy-Ayres-Ben‐ nett et Magali Seijido, éds., Bon Usage et variation sociolinguistique : perspectives diachroniques et traditions nationales, Lyon, ENS éditions, 2013, p.-77-87. Poésie et langue française dans La Rhétorique de Bernard Lamy 221 <?page no="223"?> III. Inventions linguistiques et poétiques <?page no="225"?> 1 Marc Papillon de Lasphrise, « Sonnet en langue inconnue », Diverses poésies, éd. Nerina Clerici-Balmas, Genève, Droz, 1988, p.-123. «-Cerdis Zerom deronty toulpinye-»-: audaces de Papillon avec la langue Yves L E P E S T I P O N Académie des Sciences et Belles-Lettres de Toulouse Les chercheurs en littérature citent parfois son nom. Les amateurs d’anthologies de poésie érotique se délectent éventuellement de certains de ses poèmes, et il arrive que, pour des happy few, soit lu un de ses textes dans un festival de poésie sonore contemporaine. J’ai ainsi pu dire, et entendre dire, parmi des œuvres de Christophe Tarkos, de Valère Novarina, ou de Kurt Schwitters, un «-Sonnet en langue inconnue » du capitaine Marc Papillon de Lasphrise, né en 1555, l’année où naquit Malherbe-: Cerdis Zerom deronty toulpinye, Pursis harlins linor orifieux, Tictic falo mien estolieux, Leulfiditous lafar relonglotye. Gerefeluz tourdom redassinye ; Ervidion tecar doludrieux, Gesdoliou nerset bacincieux, Arias destol osart lurafinie. Tast derurly tast qu'ent derontrian, Tast deportul tast fal minadian, Tast tast causus renula dulpissoistre Ladimirail reledra furvioux, C'est mon secret, ma Mignonne aux yeux doux, Qu'autre que toy ne sçauroit reconnoistre 1 . <?page no="226"?> 2 Ibid. 3 Nicolas Boileau, Art poétique, chant I, v. 131, Paris, Poésie/ Gallimard, 1985. 4 François Rabelais, Quart livre, LVI, in Les cinq livres, éd. Michel Simonin, Paris, Le livre de poche, 1994, p.-1157. Marc Papillon de Laphrise publia ce sonnet en 1597, puis en 1599 dans les deux éditions successives des Premières œuvres poétiques du capitaine Lasphrise, plus précisément dans leur troisième volume, qui s’intitule Recueil des diverses poésies. Dans l’édition de 1599, qui parut l’année où très probablement il mourut, il plaça ce cent-trente-et-unième texte entre un « sonnet en authentique langage soudardant-» et ce quatrain : «-Vers sentencieux non rimez-»-: Sel semad ed truoc, enqleuq ertau rocné, Tois enud elliv gruob egaliv. Va ertuof et riselp nud l’rutan sert Xuod, Te sulp ruop Ucel no ervuo el uc 2 . Certains diront qu’il était urgent qu’« enfin Malherbe [vînt] 3 » pour installer, ou réinstaller, en poésie, une langue française compréhensible de tous et de chacun. D’autres regretteront que la venue de Malherbe ait entraîné pour de longs siècles la poésie française dans les voies de la clarté linguistique, l’astreignant à un usage académique du langage, qu’aurait incarné, selon une tradition scolaire discutable, Boileau, et qu’illustrèrent diversement La Fontaine, Voltaire, Vigny, Aragon, mais que contestèrent Michaux, Heidsieck, Chopin, ou Lespinasse, ainsi que bien des poètes du Lettrisme, de Fluxus, de Boxon… Bien avant eux, Rabelais avait conté l’apparition d’étranges « paroles gelées » : Ce nonobstant il en iecta sus le tillac troys ou quatre poignées. Et y veids des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes, les quelles le pilot nous disoit quelques foys retourner on lieu duquel estoient proferées, mais c'estoit la guorge couppée : des parolles horrificques, & aultres assez mal plaisantes à veoir. Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, on, on, on, on, ououououon: goth, magoth, & ne sçay quels aultres motz barbares 4 … Le capitaine Lasphrise serait-il un continuateur de Rabelais, et/ ou un précur‐ seur de la Ursonate que Kurt Schwitters travaillait et disait en Allemagne pendant les années 20 du XXᵉ siècle, et qui constitua en 1932 le dernier numéro de la revue dadaïste Merz-? Ziiuu ennze ziiuu nnzkrrmüü, Ziiuu ennze ziiuu rinnzkrrmüü 226 Yves L E P E S T I P O N <?page no="227"?> 5 Henri Michaux, Qui je fus, Paris, Gallimard, 2000, p.-231. 6 Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Éditions de Minuit, 2009. Rakete bee bee-? rakete bee zee. Fümms bö wö tää zää Uu, Uu zee tee wee bee fümms. Rakete rinnzekete rakete rinnzekete rakete rinnzekete rakete rinnzekete rakete rinnzekete rakete rinnzekete Beeeee Bö… Cinq ans plus tôt, en 1927, dans Qui je fus, Henri Michaux avait publié «-Le Grand Combat-»-: Il l'emparouille et l'endosque contre terre ; Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle ; Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ; Il le tocarde et le marmine, Le manage rape à ri et ripe à ra. Enfin il l'écorcobalisse. L’autre hésite, s’espudrine se défaisse, se torse et se ruine. C’en sera bientôt fini de lui. Il se reprise et s’emmargine… mais en vain. Le cerceau tombe qui a tant roulé. Abrah-! Abrah-! Abrah-! Le pied a failli-! Le bras a cassé-! Le sang a coulé-! Fouille, fouille, fouille, Dans la marmite de son ventre est un grand secret Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs-; On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne Et vous regarde. On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret 5 . Lasphrise aurait-il fait du « plagiat par anticipation 6 ». N’aurait-il pas plutôt poursuivi la tradition ancienne, médiévale, des textes en charabia ou en «-Cerdis Zerom deronty toulpinye-»-: audaces de Papillon avec la langue 227 <?page no="228"?> 7 Noël Arnaud, et Patrick Fréchet, Anthologie des charabias, galimatias et turlupinades, Bruxelles, Éditions du Sandre, 2021. 8 Les Amours de Théophile et L’amour passionné de Noémie, édition Margo Manuella Callaghan, Genève, Droz, 1979. 9 Claudine Nédelec, « Le lecteur du XVIIᵉ siècle et l’argot : problèmes de lisibilité et de pertinence-», 1995, accessible en ligne-: https: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 319 10 Marc Papillon de Lasphrise, Diverses poésies, Genève, Droz, 1988, p.-124. galimatias, qu’avait présentée dès les années 60 le pataphysicien Noël Arnaud, dans son livre-: Kouic-: anthologie des charabias, galimatias et turlupinades 7 -? On s’étonne que le « Sonnet en langue inconnue » soit l’œuvre d’un contemporain de Malherbe, bien que, vers la fin du XVIᵉ siècle, le maniérisme proposât toutes sortes de passionnantes aberrations, et que Béroalde de Verville, l’auteur du stupéfiant Moyen de parvenir, fût né un an après l’auteur de la «-Consolation à Monsieur du Perrier-». Le « Sonnet en langue inconnue » n’est pas un texte solitaire chez Lasphrise. Le Recueil des diverses poésies, où il figure, réunit diverses audaces contrastant avec la tradition plus ou moins pétrarquiste des Amours de Théophile et de L’Amour passionné de Noémie 8 . Dans ce Recueil, pas de figure féminine régulatrice, qui n’aurait pas répondu, comme Théophile, ou qui aurait répondu comme Noémie, à l’amour du poète. Pas de monopole du sonnet, mais une variété de formes, de thèmes, de sujets, de procédés d’écriture, dont de nombreux anagrammes, le tout donnant le sentiment d’un journal d’essais poétiques, avec beaucoup de satires (en parti‐ culier des femmes), des audaces érotiques, des récits de souvenirs personnels, des coq-à-l’âne, un « sonnet unique en Rime sur F », et des poèmes au titre incompréhensible comme le 94 : « Exôost Ucepst Nis ovium », suivi du 95 : «-Exoôstinc Philastel-». Le « Sonnet en langue inconnue » figure à bon droit dans le Recueil de diverses poésies, où il est au moins aussi «-unique-» que le «-Sonnet unique en Rime sur F-». Il ne peut pas se lire comme le « Sonnet en authentique langage soudardant », étudié par Claudine Nédelec, qui en proposa une traduction dans « le lecteur du XVIIᵉ siècle et l’argot, problèmes de lisibilité et de pertinence 9 -». Il ne peut pas non plus se lire comme les quatre vers qui le suivent « Vers sentencieux non rimez 10 », dont il suffit, pour les rendre intelligibles, d’inverser l’ordre des lettres de chaque mot : « Sel semad del truoc » devient ainsi « les dames de cour ». « No ervuo el uc » devient « on ouvre le cul ». Une clef suffit pour accéder à un sens du texte, et rire. 228 Yves L E P E S T I P O N <?page no="229"?> 11 Nerica Clerici-Balmas, « Le langage secret de Marc Papillon », Linguisticae investiga‐ tiones, volume 10, numéro 2, janvier 1986, p.-267-274. 12 Nerica Clerici Balmas, «-Introduction-», Diverses poésies, op. cit., p. XLVIII. 13 Nerica Clerici Balmas, «-Introduction-», Diverses poésies, op. cit., p. XLVIII. 14 François Béroalde de Verville, « Avis aux beaux esprits », Le Voyage des Princes fortunez, 1610. 15 Marc Papillon de Lasphrise, Diverses poésies, Genève, Droz, 1988, p.-123. Son éditrice savante, qui est aussi l’autrice d’un article intitulé «-Le langage secret de Marc Papillon 11 », souligne que le message du « Sonnet en langue inconnue-» « résiste à toutes les techniques interprétatives » qu’elle a «-essayé de mettre en œuvre ». Il ne s’agit pas d’écriture spéculaire ou phonétique, ni de ce que l’on appelle commu‐ nément le langage verlen. On peut supposer que Papillon a appliqué ici une sorte de langage loucherbem, procédé de codage métaplastique double ou triple, qui exige pour chaque mot important une permutation à l’intérieur du lexème, avec ensuite une adjonction initiale et une suffixation parasitaire 12 . Nerica Clerici-Balmas ajoute que « ce type de langage a peut-être été manipulé ultérieurement par Papillon avec d’autres métaboles ou d’autres substitutions de phonèmes 13 -». Les onze premiers vers ne se laissent pas décrypter. Pas de sol sûr qui serait celui du sens retrouvé par retournement, et donc pas cet heureux mouvement bijectif entre l’apparence énigmatique d’un texte et la réalité stable d’un message. Lasphrise n’est pas Scève qui invite à lire anagrammatiquement en sa « Délie » « l’idée ». Son sonnet ne relève pas de ce que Béroalde de Verville appelle « stéganografie-»-: cest artifice par lequel nous voilons ce qu’il nous vient à gré d’offrir aux yeux, je dis que la stéganographie est l’art de représenter naïvement ce qu’il est d’aisée conception, et qui toutefois, sous les traits épaissis de son apparence cache des sujets tout autres que ce qui semble estre proposé 14 . Dans le « Sonnet en langue inconnue », il n’y pas de voile, ni de sujet caché. Le titre est juste et faux. Les quatorze vers réguliers qui le suivent constituent un sonnet, mais, si l’on y rencontre plusieurs mots étrangers à la langue française, et à toute autre langue connue, les deux derniers vers sont français-: C’est mon secret, ma Mignonne aux yeux doux, Qu’autre que toi ne saurait reconnoistre. 15 «-Cerdis Zerom deronty toulpinye-»-: audaces de Papillon avec la langue 229 <?page no="230"?> On n’a pas réellement affaire à un « Sonnet en langue inconnue », puisque deux de ses vers sont en langue connue, tout comme le titre. Sa « langue inconnue » ne l’est pas complètement. D’abord, parce qu’elle est proposée dans la même écriture alphabétique que la langue française, et plusieurs langues européennes. Ensuite, parce que les sons que transcrit cette écriture sont connus des locuteurs français. Enfin, parce que plusieurs des mots de cette « langue » paraissent issus de mots connus : « dulpissoitre » reprend «-pisser-», «-furviux-» recompose «-furieux-», «-causus-» est du mauvais latin, et-«-tast-» plusieurs fois répété paraît venir du verbe «-taster-». Cela ressemble - mutatis mutandis - à ce que fait Michaux avec le vocabulaire dans « Le Grand Combat », où l’on reconnaît des mots français dans « écorcobalisse », «-marmine-», «-libucque-», «-pratèle-»… Le sème « connaître » encercle ce « Sonnet » : il est au dernier mot du titre et il paraît au dernier mot du dernier vers : « reconnoistre ». Quand même il n’est pas impossible que le mot « con » associé au « nu » puisse s’entendre dans « inconnu », Papillon produit surtout un écho entre « connu » et « reconnaître ». Son «-Sonnet-» crée par là un rapport entre «-langue-» et «-mon secret-». Cette langue qu’il emploie largement est, selon le titre, réputée « inconnue » pour chacun, mais « mon secret », s’il est inconnu de beaucoup puisque c’est « mon secret », est connu de son possesseur et au moins potentiellement reconnu par une lectrice particulière, dont le nom, l’apparence, les caractéristiques sociales ne sont pas révélées-: «-ma Mignonne aux yeux doux-». « Vous lecteurs », semble dire le « Sonnet », « vous ne reconnaîtrez pas ce que je vous dis intéressant de reconnaître, et qui ne s’échange qu’entre moi (puisque c’est « mon secret ») et « toi », « ma Mignonne aux yeux doux ». Je suis «-Sonnet-» faisant sonner «-secret-». Comparable au strip-tease, dont parle Roland Barthes, quatre siècles après moi, je montre que je ne montre pas ce que je montre-»… Le mot « Secret » a là un tout autre rôle que celui que lui donne Michaux dans « Le Grand Combat ». Ce poème, après avoir raconté, en termes largement étrangers à la langue française, un combat entre deux hommes, évoque le « grand secret-» qui serait dans la « marmite du ventre » du combattant vaincu, et que contemplent les « mégères alentour ». Il finit par ce constat : « On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.-» Ce n’est pas un secret ordinaire. Ce n’est pas un secret de nature privée, voire intime. C’est « le Grand secret ». Chacun d’entre nous, en dépit de l’horreur et du dégoût que peut provoquer « le Grand Combat », cherche, ce « Grand Secret-». Cette recherche est fondatrice de notre commune humanité. 230 Yves L E P E S T I P O N <?page no="231"?> 16 Michel de Montaigne, Essais, III, 2, « Du repentir », éd. d’Emmanuel Naya, Delphine Reguig, Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, 2009, p.-34. Il n’y a pas pareil « nous » dans le « Sonnet » de Papillon. Aucune communauté ne s’y constitue par la recherche du « secret ». Le « Sonnet » rend manifeste «-mon secret-», dont il ne dit rien, sauf, en langue connue et en employant des conventions du langage poétique d’alors, que « ma Mignonne aux yeux doux-», «-sauroit-» le «-reconnoistre-». Ce « secret », inconnaissable quoique manifesté, ce peut être, par l’effet du « Sonnet », de son titre et de ses derniers mots, la « langue inconnue » que déploient les douze premiers vers. Le « secret » est montré. Chaque lecteur est invité, et presque provoqué, à y revenir, à tenter, comme N. Clerici-Balmas, de le reconnaître, tout en étant prévenu qu’il ne le pourra pas, puisque seule le peut la destinataire du texte. Le « secret » est donné à lire comme une réalité illisible. L’irreconnaissable est manifesté comme inconnu par la construction d’une figure, elle-même inconnue, mais déclarée réelle par l’adresse qui lui est faite, et qui seule pourrait le «-reconnoistre-». Le « Sonnet » s’apparente à un système optique, souvent utilisé entre la Renaissance et l’époque classique, entre Holbein et le père Maignan : l’anamor‐ phose. Cette technique donne à voir une figure, énigmatique d’un certain point de vue, mais reconnaissable d’un autre point de vue : dans l’illustre tableau des Ambassadeurs, exposé au National Gallery, une sorte d’étrange os de seiche paraît aux pieds des deux ambassadeurs lorsqu’on observe le tableau depuis un point placé juste en face de lui, mais cette forme devient un crâne lorsqu’on se déplace vers l’un des côtés de l’œuvre. Les spectateurs, dans le musée, ne cessent de s’agiter d’un lieu à l’autre, sans qu’aucun ne soit le bon. L’important, c’est le mouvement, l’incertitude, le plaisir que donne cette «-branloire pérenne 16 -». Marc Papillon de Lasphrise donne à lire et à voir à ses lecteurs un «-Sonnet en langue inconnue ». Avant la fin de celui-ci, il installe la possibilité d’un autre point de vue, celui de « Mignonne aux yeux doux », et il suscite le désir de connaître ce point d’où l’on pourrait reconnaître le « secret ». Bien évidemment, rien n'est révélé. La clef de la « langue inconnue » n’est pas communiquée, ce d’autant plus qu’elle n’existe peut-être pas, tout comme le crâne, visible sur le tableau d’Holbein, n’est pas un crâne, mais une image. Ce crâne apparent est un piège, au fond - si l’on peut parler de fond - aussi troublant que l’espèce d’os de seiche que l’on croit reconnaître en se plaçant en face du tableau. Marc Papillon de Lasphrise montre et cache et montre encore en mouvement la langue dont est fait son « Sonnet », et qui est ostensiblement inconnue, «-Cerdis Zerom deronty toulpinye-»-: audaces de Papillon avec la langue 231 <?page no="232"?> 17 Michel de Montaigne, Essais, I, « Au lecteur », éd. d’Emmanuel Naya, Delphine Reguig, Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, 2009, p.-117. 18 Adrien de Monluc, Les Jeux de l’inconnu, Paris, T. de La Ruel, P. de Rocolet, A. de Sommanville et N. Bessin, A. Courbé, 1630. quoiqu’éventuellement reconnaissable par une dame que l’on ne connaît pas, et qui n’existe peut-être pas davantage que Clémence Isaure. Nul lecteur, même contemporain de Papillon, ne voit ses « yeux », dont chacun lit qu’ils sont « doux », et qui contribuent à rendre ici visible et lisible ce que nul pourtant ne sait voir et lire. L’audace de Papillon consiste à faire de la langue « la matière 17 » de son « Sonnet ». Il le fait autrement, de manière moins accomplie, moins manifeste et moins subtile, dans le « Sonnet en authentique langage soudardant », qui le précède, et offre sur lui un point de vue. Il invite à y revenir par les quatre vers qui suivent, et dont il faut lire à l’envers chaque mot pour accéder à un sens. Le « Sonnet en langue inconnue », parmi les Diverses poésies, est installé dans un polyptyque qui donne à percevoir et à reconnaître la langue comme une matière quelque peu inconnue. Cela peut interpeller, à l’extrême fin du XVIᵉ siècle, tout poète conscient de ce qu’il entreprend, y compris Malherbe. À nous encore, quatre larges siècles plus tard, de pratiquer avec ce «-Sonnet-», ce qu’Adrien de Montluc, appelle, trente ans après la mort de Papillon : «-les Jeux de l’inconnu 18 -». Bibliographie Sources Monluc (de), Adrien, Les Jeux de l’inconnu, Paris, T. de La Ruel, P. de Rocolet, A. de Sommanville, et N. Bessin, A. Courbé, 1630. Boileau, Nicolas, Satires, Épîtres, Art poétique, éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985. Béroalde de Verville, François, Le voyage des princes fortunez, 1610. Michaux, Henri, Qui je fus, Paris, Gallimard, 2000. Montaigne (de), Michel, éd. E. Naya, D. Reguig, A. Tarrête, Essais, I, et III, Paris, Gallimard, 2009. Papillon de Lasphrise, Marc, Les premières œuvres poétiques du capitaine Lasphrise, à Paris, Pour Jean Gesselin, 1597. Papillon de Lasphrise, Marc, Les amours de Théophile et l’amour passionné de Noémie, édition critique avec introduction et notes par Margo Manuella Callaghan, Genève, Droz, 1979. 232 Yves L E P E S T I P O N <?page no="233"?> Papillon de Lasphrise, Marc, Diverses poésies, édition critique avec introduction et notes par Clerici-Balmas, Nerica, Genève, Droz, 1988. Rabelais, François, Les cinq Livres, Paris, Le Livre de Poche, La Pochotèque, 1994. Schwitters, Kurt, Ursonate, revue Merz, numéro 24, 1932. Études Arnaud, Noël, et Fréchet, Patrick, Anthologie des charabias, galimatias et turlupinades, Bruxelles, éditions du Sandre, 2021. Bayard, Pierre, Le plagiat par anticipation, Paris, Minuit, 2009. Clerici-Balmas, Nerica, «-Le langage secret de Marc Papillon-», Linguisticae investiga‐ tiones, volume 10, numéro 2, janvier 1986, p.-267-274. Nédelec, Claudine, «-Le lecteur au XVIIᵉ siècle et l’argot-: problèmes de lisibilité et de pertinence-», 1995, accessible en ligne-: https: / / journals.openedition.org/ dossiersgril h/ 319 «-Cerdis Zerom deronty toulpinye-»-: audaces de Papillon avec la langue 233 <?page no="235"?> 1 Nous voudrions ici remercier Jean-Charles Monferran, pour sa précieuse relecture de cet article, les participants à notre questionnaire malherbien, pour leur contribution essentielle à cette étude, ainsi que l’ED3 de Sorbonne Université, pour son soutien financier dans notre participation à ce colloque. 2 Jean-Louis Guez de Balzac, Livre unique d’épîtres latines, éd. Jean Jehasse et Bernard Yon, Saint-Etienne, Presses universitaires de Saint-Etienne, 1982, « Lettre à Jean de Silhon », p.-106. 3 Laure Himy-Piéri et Chantal Liaroutzos, « Avant-propos », Pour des Malherbe, Laure Himy-Piéri et Chantal Liaroutzos, éds., Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p. 7-11. Voir également Emmanuelle Mortgat-Longuet (« Fabriques de Malherbe dans l’historiographie des lettres françaises (1630-1750)-», ibid., p.-31-48) et Guillaume Peureux (« Éléments pour une histoire de l’invention d’une figure de poète : Malherbe », ibid., p.-21-30). 4 Voir Camille Venner, « Le Discours sur les Œuvres de M r de Malherbe, par Antoine Go‐ deau : creuset d’une définition du ‘‘bon goût’’ classique ? », XVII e siècle, n°260, 2013, p.-537-549. 5 François de Malherbe, Les Œuvres de M re François de Malherbe, gentil-homme ordinaire de la chambre du Roy, Paris, Ch.-Chappellain, 1630, f.---iii-v°. Comment lire un fragment-? Sacrilège auctorial et perfection linguistique dans les Poésies de Malherbe (1630) 1 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E Sorbonne Université, Cellf, BnF Sacralisé de son vivant, Malherbe enseignerait, sous l’égide de la raison, un parler clair, simple et parfaitement harmonieux, ce qui ferait de lui le premier des poètes français, ou l’un des premiers 2 . Ce « “mythe Malherbe” 3 » commence à se constituer dès la parution posthume des Œuvres de 1630, avec le discours d’Antoine Godeau 4 : admiré des rois et des siens, Malherbe, des Muses l’« un de[s] plus accomplis chef-d’œuvres 5 -», devrait sans conteste trôner au sommet du Parnasse. Sans surprise, une telle perfection interdit, pour Godeau, toute critique de la langue malherbienne, auréolée des qualités d’ordre, de nombre et <?page no="236"?> 6 Voir Claire Fourquet-Gracieux, « Malherbe, poète du sacré, poète sacralisé ? Histoire éditoriale et postérité (1615-1757)-», XVII e siècle, n° 260, 2013, p.-523-535. 7 François de Malherbe, Œuvres poétiques, éd. René Fromilhague et Raymond Lebègue, Paris, les-Belles-Lettres, 1968, t. I, p.-12-13. 8 Philippe Martinon, « Les véritables éditions de Malherbe : les œuvres posthumes », RHLF, vol. X X I I , n°3/ 4, 1915, p.-371-391, p.-380-381. 9 Gisèle Mathieu-Castellani, « Le discours du commentaire, ou Malherbe contre Mal‐ herbe-», Cahiers de littérature du XVII e siècle, n°6, 1984, p.-353-361, p.-358. 10 Jacques Lavaud, « Introduction », dans Les Poésies de François de Malherbe, éd. J. Lavaud, révision et préface d’Alain Génetiot, Paris, Classiques Garnier, 2020 [1936], p.-VIII. 11 Id. de liaison. Placé dans une posture de pure passivité, le lecteur, simple profane, devrait docilement recevoir le texte inaltérable d’un auteur sanctuarisé 6 . Comment cet éloge en forme d’apothéose s’articule-t-il avec le corps du re‐ cueil ? Cette construction historiographique, posée par le péritexte, ne serait-elle pas prise à revers par le texte de Malherbe même ? La question n’est pas sans fondement, dans la mesure où les Œuvres de 1630 recueillent, pour la première fois, un certain nombre de fragments poétiques. Étonnante à plus d’un titre, la présence de ces pièces inachevées a pu être sévèrement jugée, que ce soit par certains contemporains, comme Toussaint du Bray 7 , ou par des éditeurs modernes. Le compilateur, en rassemblant tout ce qui lui tombe sous la main, ruinerait son ouvrage, en mêlant l’or et la boue, l’ode et l’ébauche 8 , trahissant ainsi l’ambition même de l’entreprise malherbienne - mise en ordre des mots aussi bien que du monde 9 . En définitive, les fragments rejetés à la toute fin des Poésies n’occuperaient que la place qu’ils méritent 10 : bons derniers par leur rang, ils le sont aussi par leur inachèvement, qui les frappe d’infamie. Selon toute évidence, l’insertion de ces pièces incomplètes paraît sacrilège, en raison de l’excellence des autres vers de Malherbe. Le doute est pourtant possible : ces fragments poétiques ne pourraient-il pas plutôt constituer, à leur manière, les preuves d’une véritable « piété 11 » à l’égard du poète, dont les moindres vers valent la peine d’être sauvés ? Quoi qu’il en soit, ces différents jugements de valeur, en se plaçant sur le seul plan de l’axiologie, n’invitent pas à examiner ces fragments pour eux-mêmes, notamment parce qu’ils en masquent le caractère déconcertant. De fait, le fragment poétique, par son inachèvement, risque fort de plonger le lecteur dans une profonde perplexité. Comment lire, très concrètement, un texte d’abord défini par l’absence ? Cette incomplétude n’est en effet pas sans implications linguistiques, métriques et poétiques, ce qui menace la compréhension même du texte. Le fragment poétique serait-il in fine illisible-? 236 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E <?page no="237"?> 12 Ce sont « A Monseigneur le Cardinal de Richelieu » (« Grand & grand’Prince de l’Eglise,-», Malherbe 1630, [1], p. 219) ; « Aux Ombres de Damon », (« L’orne comme autre-fois… », ibid., [2], p. 220) ; « Mais quoy, c’est un chef-d’œuvre… », (ibid., [3], p. 222) ; « Fragment » (« O toy, qui d’un clein d’œil… », ibid., [4], p. 224) ; « Autre fragment-» («-Allez à la malheure,-…-», ibid., [5], p.-225)-; «-Autre fragment-» («-Ames pleines de vent, … », id., [6]) ; « Autre fragment » (« Tantost nos navires, braves », ibid., [7], p. 226) ; « Autre fragment » (« Les peuples pipez de leur mine, », id., [8]) ; « Fin d’une Ode pour le Roy » (« Je veux croire que la Seine », ibid., [9], p. 227) ; « Autre Fragment-» (« Et quand j’auray peint ton image, », ibid., [10], p. 228). Par commodité, on a numéroté entre crochets ces fragments explicites. Sauf indication contraire, on s’appuiera sur l’édition des Œuvres de 1630, facilement accessible en ligne (https: / / nu melyo.bm-lyon.fr/ f_view/ BML: BML_00GOO0100137001101428659), dans la mesure où les éditions modernes ne signalent pas toujours les fragments de la même manière. Pour une édition récente reprenant le texte de 1630, voir celle de Jacques Lavaud (Malherbe 2020). Ce sont toutes ces questions qu’on se propose ici d’explorer, en mettant l’accent sur les relations entre poésie et fragment, langue et recueil. Pour ce faire, on essaiera d’abord de définir le corpus de ces fragments poétiques, parfois difficiles à repérer. On cherchera ensuite à préciser le fonctionnement linguistique du fragment, grâce aux notions de cohérence, de cohésion et de pertinence. Enfin, on envisagera quelle pourrait être la littérarité du fragment poétique, entre variante et correction linguistiques, intention de l’auteur et réception posthume. Les fragments poétiques chez Malherbe-: définition et corpus Qu’entendre cependant par fragment-? Aujourd’hui susceptible d’ambiguïté, le terme à l’origine s’applique strictement à des textes matériellement parcellaires, qui relèvent soit de la « chose rompuë » d’après Furetière, soit de l’ébauche, comme le rappelle l’Académie. En effet, le fragment peut être ou le reste d’une totalité emportée par le temps, ou l’esquisse de ce qui restera à jamais inachevé. Paradoxalement, ce déficit ne signe pas un quelconque discrédit - tout au contraire semble-t-il puisque le mot ne se rapporte qu’aux objets de prix. Contre toute attente, l’inachèvement génétique ne confine pas à l’indignité littéraire, ce qui oblige à considérer de manière fine la publication posthume des fragments de Malherbe. Comment repérer ces derniers-? L’exercice paraît facile puisque le paratexte de 1630 semble explicite à ce sujet : ce sont les dix dernières pièces des Poésies de Malherbe 12 . En effet, leur titre, précédé de trois astérisques, les désigne comme des fragments. Ce ne sont cependant pas les seuls du recueil. À ces fragments « explicites », s’en ajoutent d’autres, « implicites ». Ce sont des pièces Comment lire un fragment-? 237 <?page no="238"?> 13 Ce sont la deuxième ode sur la prise de Marseille (Malherbe 1630, « Sur le mesme sujet. Ode-», p.-52) et la pièce «-Pour Alcandre. Stances-» (ibid., p.-150). 14 Gilles Ménage, Les Poesies de M. de Malherbe ; avec les observations de Monsieur Menage, Paris, L.-Billaine, 1666. 15 Ce sont les pièces « Au Roy Henry le Grand, sur la prise de Marseille. Ode » (Malherbe 1630, p. 49 ; Ménage 1666, p. 325), « Pour la Reine mere du Roy pendant sa Regence-» (Malherbe 1630, p. 83 ; Ménage 1666, p. 387), « Prophetie du dieu de Seine, Stances-» (Malherbe 1630, p. 115 ; Ménage 1666, p. 430) et «-Vers funebres. Sur la mort de Henry-le-Grand. Stances-» (Malherbe-1630, p.-199-; Ménage-1666, p.-516). 16 Les travaux de Michel Charolles, de Dan Sperber et Deirdre Wilson fournissent le cadre des analyses qui suivent. Michel Charolles, « Introduction aux problèmes de la cohérence des textes-», Langue française, n°38, 1978, p. 3-41 ; «-Cohésion, cohérence et pertinence du discours », Travaux de linguistique, n°29, 1995, p. 125-151 ; « Cohérence et cohésion du discours », Dimensionen der Analyse von Texten und Diskursen - Dimensioni dell’analisi di testi e discorsi, Klaus Hölker et Carla Marello, éds., Berlin, Lit Verlag, 2011, p. 153-173 ; Dan Sperber et Deirdre Wilson, « Relevance Theory », The Handbook of Pragmatics, Laurence R. Horn et Gregory Ward, éds., Oxford, Blackwell, 2004, p. 607-632. qui sont visiblement fragmentaires, mais qu’aucun discours n’introduit comme telles : seuls des astérisques, ou une ligne laissée en partie vide, indiquent que manquent des vers 13 . Enfin, il existe une troisième catégorie de fragments, moins facilement perceptibles, puisque rien n’en signale le caractère parcellaire : la suspicion s’enracine dans une construction linguistique ou poétique étonnante, donc sujette à caution. Les hypothèses de Gilles Ménage, formulées dans ses Observations 14 , sont souvent à l’origine de ces identifications, qui tient de Racan qui tient de Malherbe que telle ou telle pièce est fragmentaire. Bref, quelque chose cloche à la lecture, qui fait soupçonner l’existence d’un fragment, qu’on peut dire «-hypothétique 15 -». Au total, seize pièces sont concernées : soit dix fragments explicites, deux implicites et quatre hypothétiques. Ainsi, le statut du fragment, plus ou moins exhibé, diffère, de même que l’échelle de celui-ci (du vers à une partie de poème). Cette insertion suppose un double coup de force, linguistique et génétique, puisque la littérarité du fragment se détache de la grammaticalité de l’énoncé, et de l’achèvement du poème. Cohérence, cohésion et pertinence du fragment 16 Dès lors, comment lire un fragment ? En raison de son incomplétude constitu‐ tive, il fait difficulté, en contrevenant à la cohérence attendue d’un poème : le fragment ne fait pas œuvre, et il ne fait parfois même pas phrase. À cet égard, la transgression se révèle plus ou moins sévère, et engage le lecteur dans une expérience de déduction du sens. En effet, à partir du fragment, une idée du 238 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E <?page no="239"?> 17 Malherbe-1630, p.-219, v.-1-2-: «-Grand & grand’Prince de l’Eglise,/ Richelieu,-…-» 18 Ibid., «-Pour la Reine mere du Roy pendant sa Regence-», p.-83. 19 Ménage 1666, p. 388, « Il n’a rien dit à quoi Venez donc se puisse rapporter ; ce qui fait voir que cette Ode n’est qu’un Fragment-». 20 Malherbe-1630, p.-220, v.-1. tout peut en partie être formée : le fragment esquisse la forme possible de ce qui restera une forme de fantôme-textuel. Sur ce point, le calcul des seuils s’avère décisif, le cas le moins difficile intervenant lorsque concordent ouverture du poème et début du fragment. Ainsi, la pièce adressée à Richelieu commence par une apostrophe au dédicataire, ce qui correspond à un incipit habituel 17 . Manifestement, l’ode se développe ab ovo, sans que les marques de cohésion ne soient prises en défaut, pas plus que la liaison des idées. Les deux dizains sont métriquement et linguistiquement corrects : seul manque le reste de la pièce, ces vers ne faisant pas poème. Le lecteur «-attend-» une suite, sans que pour autant l’amont fasse problème. Par contraste, le fragment pose des problèmes particulièrement prégnants lorsque la continuité référentielle n’est pas respectée. En renvoyant à une entité qui n’a cependant pas été introduite, une pièce adressée à Marie de Médicis 18 révèle son caractère fragmentaire, comme le repère Gilles Ménage 19 . L’impératif qui commence la deuxième strophe («-Venez donc, non pas habillées-») introduit un destinataire qui n’entre dans aucune chaîne référentielle : sans antécédent dans la strophe précédente, l’élément n’est pas non plus immédiatement introduit, par exemple par une apostrophe (*Venez, ô Muses…). Le texte fournit néanmoins des indices quant à l’identité de l’interlocuteur-: ces vierges qui dansent, chantent et inspirent le poète, sont de toute évidence les filles de Mnémosyne. L’effort que requiert le déchiffrage du fragment peut parfois s’avérer dissuasif, comme dans la pièce « Aux Ombres de Damon », inachevée en amont et en interne. Le titre fournit une série d’indices, qui permettent de récupérer le premier vers : la dédicace donne l’idée, minimale, d’une adresse entre deux locuteurs, l’un vivant mais non spécifié (P1), l’autre défunt mais nommé (Damon, P2). La plupart des éléments du vers 1 (« L’orne comme autre-fois nous reverroit encore, 20 -») sont ainsi inférables à partir du titre (présence d’une P4, référence à un temps révolu), mais à un prix conséquent, le travail de cohésion faisant ici défaut. Plus loin, à la page 222, trois astérisques interviennent. Cette rupture signale-t-elle le début d’un autre fragment, ou le texte qui suit appartient-il encore aux « Ombres de Damon » ? Une remontée de la chaîne référentielle s’impose alors. Parce que le locuteur salue la constance remarquable de Carinice, fidèle à son amant défunt (Damon), il est facile d’enjamber la séparation des deux textes, pour comprendre le GN « un chef d’œuvre », situé au-delà des Comment lire un fragment-? 239 <?page no="240"?> 21 Ibid., p.-223-224, v.-31-36. astérisques, comme coréférentiel à Carinice, évoquée en-deça de cette frontière. Ces deux textes constituent donc bien des fragments d’une même pièce, mais ce constat aura nécessité bien des efforts de la part du lecteur. Le fragment peut contrevenir au premier impératif linguistique, celui de la grammaticalité de l’énoncé, par exemple lorsqu’un vers manque. C’est le cas dans un sizain des «-Ombres de Damon-»-: Enfin aprés quatre ans une juste colere, Que le flus de ma peine a treuvé son reflus, Mes sens qu’elle aveugloit ont cognu leur offense, Je les en ay purgez, & leur ay fait deffense De me la ramentevoir plus 21 . L’absence du deuxième vers produit un énoncé incorrect. Cependant, est-ce à dire que le fragment est illisible ? A priori, un vers manquant ampute le sens irrémédiablement, et rend la forme poétique inconvenante : strophe et sens font définitivement défaut. Pourtant, une cohésion s’est établie au fil des vers et des strophes précédents, et que ne rompt pas tout à fait le blanc du vers absent : il est possible de lire entre les lignes, et de circonscrire le sens de ce vers, par un jeu d’hypothèses. Le reste de la strophe inscrit le vers dans un squelette syntaxique en partie dessiné, plusieurs éléments venant orienter la lecture du vers absent-: • le sens : le cotexte local permet de deviner un sens général. Nourri des conseils de Damon, l’amant malmené finit par rompre avec Nérée, et connaître --après ce dernier éclat - la sérénité : le flux du malheur amoureux se renverse en reflux, la colère --acmé passionnel-- jouant le rôle de l’étale marine-; • la syntaxe-: une phrase canonique correctement formée comporte un verbe principal. Le GN « une juste colère » pourrait être le sujet de la proposition principale. C’est l’hypothèse ici privilégiée, en raison du nombre réduit de syllabes disponibles. De plus, le mot que introduit une proposition de type S-V-C-: il est nécessairement complétif ou subordonnant circonstanciel-; • la ponctuation : la strophe semble composée de plusieurs ensembles, les trois premiers vers formant une phrase autonome. La présence d’une virgule à la fin du premier vers n’est donc peut-être pas décisive-; • la métrique : le vers est un alexandrin, qui doit rimer avec colère, et donc finir en -lère ou -laire. 240 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E <?page no="241"?> 22 Guillaume Peureux, De Main en main. Poètes, poèmes et lecteurs aux XVII e siècle, Paris, Hermann, 2021, p.-19-41. 23 Malherbe-1630, p.-149-150, v.-19-24. 24 La date jusqu’alors retenue pour cette addition était 1647, voire 1666. François de Mal‐ herbe, Poésies, éd. Maurice Allem et Philippe Martinon, Paris, Classiques Garnier, 2014 [1926], p.-325, note-226. Malherbe 2020, p.-173, note sur les v.-19-22. 25 François de Malherbe, Les Œuvres de Messire Francois de Malherbe, gentil-homme ordinaire de la chambre du Roy. Troisiesme edition, Paris, M. Henault, 1641, p. 119, v. 22. Pour essayer de comprendre ce vers, le meilleur moyen reste encore d’en composer soi-même, afin de couler l’hypothèse dans un cadre métriquement contraignant, et d’ainsi en affiner la compréhension. Cinq propositions de vers à dessein plus ou moins convaincantes ont ainsi été soumises à l’analyse d’un panel de seize répondants, afin d’éprouver la pertinence de chaque variante-: • Proposition-1-: «-M’a si bien délivré du souci de lui plaire-»-; • Prop.-2-: «-S’enfle, éclate et s’éteint, démontrant sans mystère-»-; • Prop.-3-: «-M’assaillant, fait savoir, contre un sort si sévère,-»-; • Prop.-4-: «-De ce joug m’affranchit, recevant pour salaire-»-; • Prop.-5-: « A fait voir sans soupçon à ton œil tutélaire-». Au cours du questionnaire, les participants étaient invités à expliquer ce qui, pour chacun des cinq vers, favorisait ou non son insertion dans la strophe. Ils devaient ensuite élire la variante qui, d’après eux, remplaçait au mieux le vers manquant, avant de proposer, si possible, leur propre alexandrin. Conformément à l’hypothèse de départ, la première proposition a largement été jugée la plus pertinente car elle correspondait au fantôme de vers que le lecteur inférait de la strophe. Cet exercice correspond à une pratique de l’époque, la lecture se faisant souvent plume à la main 22 , comme en témoignent les stances « Pour Alcandre », où une partie de vers manque. Désespéré d’être séparé de sa maîtresse, le locuteur se plaint du destin qui l’accable, prenant à témoin la nature-: Rochers, où mes inquietudes Viennent chercher les solitudes, Pour blasphemer contre le sort, Qu Je suis plus rocher que vous n’estes, De le voir, & n’estre pas mort 23 . Le caractère fragmentaire du quatrième vers ne paraît pas être éditorialement accidentel. Présente dans chaque édition à compter de 1630, la pièce n’est complétée qu’en 1641 24 avec le vers « Quittez la demeure ou vous estes 25 », Comment lire un fragment-? 241 <?page no="242"?> 26 François de Malherbe, Les Œuvres de M re Francois de Malherbe, gentil-homme ordinaire de la chambre du Roy, Paris, A.-de-Sommaville, 1642, p.-143, v.-22. 27 Malherbe-1642, p.-223. Malherbe 2014,-p.-332, note-260. 28 Ibid., p.-325, note-226. 29 Malherbe 2020, p.-173-174, note sur les v.-19-22. lui-même remplacé l’année suivante dans l’édition d’Antoine de Sommaville («-Quoy qu’insensibles aux tempestes 26 -»). Ces deux variantes seraient-elles de la main de Malherbe-? Comme ce dernier meurt en 1628, l’authenticité des vers en question repo‐ serait sur l’accès à des copies manuscrites ou imprimées ignorées jusque-là. L’hypothèse paraît peu probable pour la version de 1641, introduite dans une édition sans privilège et très mal imprimée. Elle est davantage envisageable pour la variante de 1642. L’édition de Sommaville contient en effet un fragment poétique inédit (« Elle estoit jusqu’au nombril 27 »), ce qui laisse penser que le compilateur dispose de sources encore inconnues. On remarque aussi, sans que cela ne prouve rien, que la rime tempêtes-êtes, utilisée ailleurs par Malherbe 28 , est aussi présente dans une variante manuscrite du poème, conservée au Musée Condé (« Rochers qui bravés les tempestes 29 »). En tout état de cause, c’est bien cette dernière version imprimée (« Quoy qu’insensibles… ») qui s’impose par la suite. Il n'en demeure pas moins que les répondants à notre questionnaire ont eu du mal à départager les quatre variantes proposées, puisque deux vers - l’un imprimé (n°2), l’autre inventé (n°3)-- ont reçu le même nombre de suffrages-: • Proposition 1-: «-Quittez la demeure où vous êtes-»-; • Prop. 2-: «-Quoi qu’insensibles aux tempêtes-»-; • Prop. 3-: «-Quoiqu’amène aux justes requêtes-»-; • Prop. 4-: «-Quelque éclair accable vos têtes-». L’insertion de fragments d’échelles et de natures variées contredit donc frontalement les affirmations d’Antoine Godeau : ces textes fragmentaires transgressent plusieurs principes de communication et, partant, la poétique d’un Malherbe classique. Leur incomplétude introduit ainsi une herméneutique des possibles. De fait, le calcul de la cohérence des fragments est laissé à l’appréciation du lecteur, ce qui entraîne une certaine variation, qui n’est pas qu’interprétative. En effet, les éditions, à partir de 1641, portent très matériel‐ lement la main au poème, en proposant des variantes complétant le vers 22 des stances « Pour Alcandre » : la variabilité scripturaire dont témoignent ces versions infléchit ainsi l’idée d’une sacralité marmoréenne des vers de Malherbe. 242 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E <?page no="243"?> 30 Ce sont : la correspondance métrique et/ ou rimique des deux passages, la reprise à l’identique de certains vers, la possibilité de substituer le fragment au texte final, sans contravention majeure aux règles de cohérence. 31 Malherbe-1630, p.-115-116, v.-1-6. 32 Ibid. p.-51, v.-51-60. Malherbe-2014, p.-319, note-185. 33 Malherbe-1630, p.-37, v.-191-200. Malherbe-2014, p.-291, note-50. 34 Malherbe-1630, p.-82, v.-135-140. Malherbe-2014, p.-304, note-82. 35 Ibid., p.-291 (note-50), p.-304 (note-82), p.-319 (note-185), p.-322 (note-211). 36 Voir Francis-Goyet, «-Rhétorique de l’éloge-: Malherbe, Ode à Bellegarde-», Conteurs et romanciers de la Renaissance, mélanges offerts à Gabriel-André Pérouse, James-Dauphiné et Béatrice-Périgot, éds., Paris, Champion, 1997, p.-225-237. Cette discrète intervention permet également de ne rien (ou presque) laisser d’inachevé dans l’œuvre du maître. Variante et correction-: l’imperfection du fragment Peut-on savoir de quoi les fragments sont l’indice ? La question peut paraître vaine : le fragment, par définition, ne donne pas accès à sa totalité originelle. La réponse est cependant possible au sein des Œuvres de 1630. En effet, certains fragments explicites semblent être des variantes de pièces du recueil. Ce recoupement, validé à partir de plusieurs critères 30 , permet de repérer quatre fragments, substituables à des passages de poèmes-: • le fragment 5 correspond à une partie des stances de la « Prophetie du Dieu de Seine 31 -»-; • le fragment-7 à la dernière strophe de l’ode sur la prise de Marseille 32 -; • le fragment 9 à l’antépénultième strophe de l’ode à Henri IV sur son voyage à Sedan 33 -; • le fragment 10 à l’avant-dernière strophe de l’ode adressée à Marie de Mé‐ dicis, sur les succès de sa Régence 34 . Sont-ils cependant des variantes éditorialement équivalentes aux passages retenus ? Le contenu des recueils collectifs de Toussaint du Bray, où paraissent d’abord les poésies de Malherbe, semble invalider cette idée : soit la pièce à laquelle correspond le fragment n’est pas présente, soit le texte de cette pièce ne correspond pas à celui du fragment. Il n’y a donc pas d’alternance entre des variantes parfaitement interchangeables. Inconnus avant 1630 35 , ces frag‐ ments-variantes, définitivement écartés du texte principal, ne concurrencent jamais les passages validés par l’imprimé. Peut-on cependant en conclure que Malherbe ne modifie jamais ses pièces, après leur passage sous la presse ? L’ode à Bellegarde, qui connaît deux versions imprimées, semble l’infirmer 36 . Comment lire un fragment-? 243 <?page no="244"?> 37 Ménage-1666, p.-545. 38 À l’exception du fragment-10, qui correspond à six vers d’un dizain. 39 Malherbe-1630, p.-115, 225. Comment alors comprendre ces doublons poétiques ? Les fragments permet‐ tent-ils d’observer le poète à sa table de travail et de saisir, par la comparaison des passages, ses choix linguistiques ? Plusieurs considérations invitent à la prudence. D’abord, le fragment peut être écarté pour des raisons extérieures à la langue. Ainsi, le fragment à Richelieu aurait été composé plusieurs décennies auparavant, pour un autre dédicataire. Seuls les premiers vers ont ensuite été modifiés. Cette maladresse, découverte par Richelieu, aurait ainsi condamné la pièce à l’inachèvement 37 . Ensuite, le corpus est très réduit, et donc difficilement représentatif : peu de données sont disponibles quant au contexte de composition. Ces réserves énoncées, quelques remarques peuvent toutefois être avancées. Généralement, la différence entre le fragment et le texte final est importante, aux niveaux linguistique et poétique. Sur les trente-deux vers des fragments-va‐ riantes, trois rimes se retrouvent dans les textes définitifs et deux vers sont repris à l’identique, soit respectivement 18,75 % et 6,25 % des vers concernés. Cependant, ces récurrences sont très inégalement réparties puisque deux rimes et un vers se trouvent dans la « Prophétie… ». Pour le reste, très peu de réemplois et de similarités de syntaxe sont notables. Si le sens reste le même, la refonte semble être générale et s’effectuer au niveau de la strophe entière 38 . La correction n’est pas cosmétique et ponctuelle : elle paraît engager tous les plans de l’énoncé. À cet égard, le cas de la « Prophétie… » et du fragment correspondant paraît particulier. C’est qu’en vérité ce fragment 5 n’est pas une variante « philologique » des stances imprimées. Les deux textes (fragment et poème) se trouvent dans le ms. Baluze 133 de la BnF, mais sous un titre différent : ils appartiennent en réalité à deux pièces distinctes. Le sizain fragmentaire, composé lors de la révolte des Grands en 1614, semble avoir servi de base de composition à la « Prophétie… », écrite à l’occasion de la mort de Concini en avril-1617. Ainsi, le fragment, qui paraissait n’être qu’une variante d’un poème entier (la « Prophétie… »), se révèle être le premier état d’une pièce qui n’est, elle aussi, qu’un fragment. L’ébauche de 1614 est ainsi recyclée génétiquement (esquisse d’une pièce, le fragment sert à l’écriture d’une autre), éditorialement (de manuscrit, il devient imprimé) et poétiquement (de fragment, il est fait poème). Cette spécificité explique ainsi la proximité des deux textes puisque le vers-3 est conservé à l’identique, hors variantes graphiques («-Et dont l’orgueil ne cognoist point de loix ; 39 »). Le canevas syntaxique est également très similaire (impératif, apostrophe avec relative, impératif). Cependant, même là, on remarque qu’il n’y a pas simple transposition de la P5 à la P2, ce qui aurait 244 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E <?page no="245"?> 40 Ibid., p.-225, v.-4. 41 Ibid., p.-226, v.-7. 42 Ibid., p.-226, v.-1. 43 Ibid., p.-226, v.-3-4. 44 Ibid., p.-51, v.-52. 45 Ibid., p.-228, v.-1-6. pourtant permis de reprendre à peu de frais d’autres vers. Le vers 4 du fragment (« Allez, fleaux de la France, & les pestes du monde 40 ») aurait par exemple facilement pu devenir *Va-t’en, fléau de la France, et la peste du monde. Cette genèse décalée dans le temps est-elle singulière ? Ou bien Malherbe travaille-t-il par réemploi de fragments puis campagnes de récriture ? À partir de ces deux exemples (Richelieu, « Prophétie… »), on peut penser que Malherbe dispose d’une réserve de vers qui peuvent servir à l’écriture de poèmes futurs. Dans quels sens se font ces changements ? La confrontation des passages risque de se faire selon une perspective téléologique, en cherchant dans le texte final les indices d’une perfection allant grandissant. Entre le fragment 7 et le texte final de l’ode de Marseille, plusieurs phénomènes, rayés dans le commentaire de Desportes par Malherbe, ou disparaissent, ou s’amoindrissent. Ainsi, il n’y a plus d’ellipse du sujet pronominal (« Sur nos bords Ø étalleront 41 »), de non-concordance des coupes syntaxique et métrique («-Tantost nos navires, braves 42 »). Par ailleurs, les transpositions sont plus réduites, et passent de deux vers (« Viendront les Mores esclaves/ A Marseille décharger 43 ») à un seul (« A ce miracle entendu 44 -»). Pareillement, le texte de l’ode sur les succès de la Régence opte pour une construction qui paraît plus « claire » : la construction se resserre, avec une présence réduite d’enchâssements ; l’hésitation entre DD ou ellipse d’un que complétif disparaît-: Texte du fragment-10 Et quand j’auray peint ton image, Comme j’en prepare l’ouvrage, Sans doute on dira quelque jour, Quoy que d’Apelle on nous raconte, Malherbe pouvoit à sa honte Achever la mere d’Amour 45 . Texte de l’ode sur les succès de la Régence Et quand j’auray peint ton image, Quiconque verra mon ouvrage, Avoûra que Fontaine-bleau, Comment lire un fragment-? 245 <?page no="246"?> 46 Ibid., p.-82, v.-135-140. 47 Ménage 1966, p. 550. 48 Ibid., p.-385. Le Louvre, ny les Tuileries, En leurs superbes galeries N’ont point un si riche tableau 46 . Comment ces changements ont-ils été évalués ? Chez Ménage, l’appréciation de ces deux fragments diffère. Il paraît ainsi préférer le texte final de l’ode de Marseille à celui du fragment correspondant. La flexion du futur des P3 et P6 est en effet jugée particulièrement désagréable-: Ces troisiémes personnes du futur finissent desagreablement les vers, & particuliere‐ ment les grands-: & celles du singulier les finissent encore plus desagreablement que celles du pluriel 47 . En revanche, il rejette la version imprimée de l’ode sur les succès de la Régence, et opte pour celle du fragment, malgré l’équivoque du possessif, sa honte pouvant se rapporter à Malherbe ou Apelle-: Et cette façon [la variante du fragment 10], que j’ay trouvée dans les Fragmens, me semble bien aussi bonne que celle de nostre Ode. Cependant, j’apprens de M. de Racan, que Malherbe a preferé les vers de l’Ode à ceux des Fragmens. Ne seroit-ce point acause de ces mots, à sa honte, qui sont equivoques, se pouvant rapporter à Malherbe aussi-bien qu’à Apelle 48 -? Qu’en déduire ? Très simplement, d’abord, que l’œuvre malherbienne subit l’épreuve du temps : la langue change et le goût également. Par sa propre pra‐ tique du commentaire, Malherbe invite à la critique : la clarté d’une époque n’est plus celle de l’âge qui suit. Ensuite, que l’évaluation des mérites linguistiques d’une variante sur l’autre reste difficilement appréciable. L’imperfection du fragment n’a pas le statut d’un fait mais d’un procès : le fragment est imparfait car il est imperfectif (on peut l’achever) et perfectible (on peut l’améliorer) : le fragment est ainsi un appel à l’achèvement, la tentation étant grande (et l’interdit aussi) de terminer ce que Malherbe n’a pas fini. Quelle fut la postérité des fragments poétiques ? Chez Ménage, ces derniers ne sont pas exclus du commentaire : les fragments sont « observés » au même titre que les autres poésies. Leur particularité, mentionnée, ne fait cependant généralement pas l’objet de remarques particulières : vers produits 246 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E <?page no="247"?> 49 Voir Jean-Charles Monferran, « Art poétique et grammaire : quelques ‘‘remarques’’ sur la répartition des disciplines en France à la Renaissance », Les Normes du dire au XVI e siècle, Jean-Claude Arnould et Gérard Milhe Poutingon, éds., Paris, Champion, 2004, p.-235-248. 50 Jean-Louis Guez de Balzac, Socrate chrestien, éd. Jean Jehasse, Paris, Champion, 2008, p.-160. 51 Ménage-1666, p.-431. 52 Id. 53 Id. par Malherbe, ils méritent à ce titre une critique «-linguistique 49 -», qui aboutit parfois à une véritable polyphonie commentative. Après avoir présenté la nature et la source possible de la « Prophétie… », la notice de Ménage rapporte le dithyrambe de Guez de Balzac 50 , pour qui ces stances sont comme un chef-d’œuvre, dans cette Ode qu’on peut opposer aux plus belles & aux plus achevées de l’Antiquité. Le Dieu de Seine parle à un Favori, qui passoit sur le Pont-neuf-: [Guez de-Balzac cite ensuite la «-Prophetie…-»] 51 Le mérite de Malherbe dépasse celui du modèle, puisque sa production peut être favorablement comparée à celle de l’Antiquité. Ce faisant, le fragment peut être lu comme un tout («-En tout le Poëme…-»), auquel un genre poétique peut être assigné, même s’il est requalifié par rapport au paratexte de 1630 (c’est désormais une ode, et non des stances). Ce baptême générique est-il innocent ? Une ode de deux strophes seulement est en effet étonnante. Balzac savait-il que la « Prophetie… » n’était en fait qu’un fragment ? La question est finalement sans importance : soit il le sait, et sa lecture est intentionnellement biaisée ; soit il l’ignore, et sa lecture actualise un choix éditorial, qui d’un fragment fait un poème. Dans tous les cas, la « Prophetie… » se voit accorder une perfection esthétique (celle d’une beauté superlative) et génétique (celle de l’achèvement formel), digne des « plus belles [odes de l’Antiquité] & [des] plus achevées 52 ». À cet éloge, une réserve est cependant apportée puisqu’« il n’y a qu’un mot qui ne [lui] plaist pas, & qu[’il] voudroi[t] avoir changé pour un autre 53 ». Le substantif excrement paraît en effet impropre à Balzac, eu égard à la propriété politique (il est trop faible pour dire la tyrannie : il signifie le mépris alors que celle-ci suscite la haine), civile (il choque la bienséance car le mot a mauvaise odeur) et linguistique (il n’est propre qu’à désigner la vermine), ces trois aspects n’étant pas sans rapport. Balzac en vient alors à proposer son propre hémistiche pour remplacer le passage critiqué-: Comment lire un fragment-? 247 <?page no="248"?> 54 Id. Ménage souligne. 55 Ibid., p.-432. 56 Ibid., p.-385. 57 Id. : « comme Binet l’a tres-judicieusement remarqué au sujet des vers de Ronsard », « Pasquier dans ses Recherches a fait la mesme remarque ». Ménage a pu lire le Discours de la vie de Pierre de Ronsard de Claude Binet dans l’une des éditions posthumes des Œuvres de Ronsard. Claude Binet, La Vie de P. de Ronsard de Claude Binet (1586), éd. Paul Laumonier, Paris, Hachette, 1910, p. 45-46. Étienne Pasquier, Les Recherches de la France. Tome I, éd. Marie-Madeleine Fragonard et François Roudaut, Paris, Classiques-Garnier, 2007 [1996], p.-1425. Engeance de la Terre seroit peutestre mieux, parcequ’il [sic] feroit allusion à la naissance des Geans, que la Fable appelle Enfans de la Terre 54 . La correction n’est cependant pas que de l’ordre de la suggestion, mais égale‐ ment de l’intervention, puisque le texte cité diffère de celui imprimé, comme le relève Ménage-: M. de Balzac en copiant ces vers de Malherbe, y a mis soustenir tes crimes, au lieu de supporter tes crimes. Il y a quelque chose à dire en effet à supporter tes crimes : & j’aimerois mieux d’autoriser tes crimes, comme M.-Chapelain l’a corrigé 55 . La recopie du poème va en partie de pair avec sa réécriture. Alors que Guez de Balzac enregistre l’hémistiche critiqué (il recopie bien «-excrement de la Terre »), il modifie sans le dire un verbe du poème (« soustenir » au lieu de « supporter »). Cette correction est-elle consciente ? Est-elle une simple variante venue au fil de la plume ou prise sur une autre version du texte (manuscrite, imprimée) ? Loin de fustiger cette variabilité, Ménage présente une troisième option de correction, celle de Jean Chapelain (« autoriser »), en avouant sa préférence pour cette dernière. Néanmoins, au moment de citer une nouvelle fois le vers en question, il revient à la leçon imprimée (« supporter »). Est-ce par souci de stabiliser la lettre du texte-? Rien n’est moins sûr. Enfin, le commentaire linguistique déstabilise la distinction entre fragment et texte final, en refusant la hiérarchie établie par l’imprimé. Puisque la substitution est possible, pourquoi ne pas la considérer-? Délaissée, la variante du fragment peut cependant être jugée supérieure au texte finalement retenu. Maître en poésie mais piètre arbitre, Malherbe aurait-il rejeté la mauvaise version ? Le fragment 10, jugé supérieur par Ménage, est ainsi l’occasion d’une réflexion sur la correction en poésie. Rarement heureuses, les réécritures invitent à relativiser l’autorité du poète sur son texte : « les secondes pensées des Poëtes ne valent pas souvent les premieres 56 ». Témoin Ronsard, selon Pasquier et Binet repris par Ménage 57 . Au fil des réimpressions, l’illustre Vendômois, vieux et malade, 248 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E <?page no="249"?> 58 Pasquier cité par Ménage. Ménage-1666, p.-386. 59 Ibid., p.-385. 60 Voir Louis Terreaux, Ronsard correcteur de ses œuvres : les variantes des « Odes » et des deux premiers livres des «-Amours-», Genève, Droz, 1968. 61 Voir François Rouget (« L’édification posthume de Ronsard en poète classique : de la consécration à la conservation », Studi Francesi, n° 182, 2017, p. 305-319) et Michel Simonin (« Ronsard et la poétique des Œuvres-», Ronsard en son IV e -centenaire, Yvonne-Bellenger, Jean-Céard, Daniel-Ménager et Michel-Simonin, éds., Genève, Droz, 1988, t.-I, p.-47-59). 62 Malherbe-1630, f.----iii-r°. 63 Ménage-1666, p.-527. 64 Ferdinand Brunot, La Doctrine de Malherbe d’après son commentaire sur Desportes, Paris, G.-Masson, 1891. 65 Ménage 1666, f.---iv-v°. affadit des vers entiers, pensant posséder - parce qu’il en est le père - «-toute autorité sur ses compositions 58 ». Implicitement, un parallèle s’établit entre Ronsard et Malherbe, le mot de Pasquier pouvant s’appliquer à l’un et l’autre (« Grand Poëte entre les Poëtes […] mais tres-mauvais Juge & Aristarque de ses livres 59 -»). Les défauts du premier sont également ceux du second. Évoquée par Binet à propos de Ronsard, la correction 60 comme polissage poétique est aussi constitutive de la composition malherbienne. Aspect important de la poétique ronsardienne 61 , la compilation des œuvres se fait chez Malherbe au moment de l’extrême vieillesse 62 . Bref, à chaque siècle et pour chaque Prince des poètes, un même crime de lèse-majesté. Pour Ménage, la supériorité de Malherbe sur Ronsard est sans équivoque, mais elle n’efface pas entièrement les mérites du Pindare français 63 . Surtout, ce rapprochement permet de formuler un jugement par la bande sur l’œuvre malherbienne, dont la « doctrine 64 » est ponctuellement réaménagée. Ce faisant, Ménage défend en filigrane sa préférence pour la variante du fragment 10 : excessive, la correction est parfois un amoindrissement ; âgé, le poète juge mal de ses œuvres de jeunesse ; seul créateur, l’auteur n’a pourtant pas pleine autorité sur son œuvre. La mainmise de la révision semble ainsi refusée au poète, pour être en partie récupérée par le commentateur, Ménage lui-même. L’entreprise du critique semble ici trouver ses limites. Comment incriminer celui qu’on admire ? Comment commenter une œuvre faisant profession de clarté ? Ne serait-ce pas signer l’échec d’un Malherbe « classique » ? La difficulté est pressentie par Ménage, qui avoue sa honte à «-expliquer un Poëte François, si clair & si intelligible 65 -». Au total, le fragment poétique, bribe d’une entité digne d’être recueillie, conserve un peu du prestige de l’Antiquité, redécouverte de manière parcellaire. Refuge et réception d’après les dictionnaires, le recueil apparaît comme un Comment lire un fragment-? 249 <?page no="250"?> reliquaire, chaque ligne de Malherbe étant présentée comme sacrée. Recueil, langue et fragment entretiennent une profonde affinité : l’exceptionnelle réus‐ site linguistique de Malherbe oblige à en réunir les moindres parcelles, pour la préserver de l’œuvre du temps. Cette sacralisation implique-t-elle cependant la possibilité d’un sacrilège ? Rappelons simplement que la stabilité des fragments reste relative. En raison de leur inachèvement, ces derniers possèdent un statut génétique problématique, qui rend possibles de multiples interprétations et interventions, le lecteur devenant parfois scripteur. Plus ou moins explicite, le fragment poétique, même linguistiquement impertinent, est lisible, et parfois donné à lire, comme un poème à part entière. Entre présence et absence, œuvre et variante, ces ébauches concourent ainsi à une étonnante entreprise de canonisation, qui nourrit et contredit l’image d’un Malherbe classique. Bibliographie Sources Binet, Claude, La Vie de P.-de-Ronsard de Claude Binet (1586), éd.-Paul-Laumonier, Paris, Hachette, 1910. Guez de Balzac, Jean-Louis, Livre unique d’épîtres latines, éd. Jean Jehasse et Bernard Yon, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 1982. Guez-de-Balzac, Jean-Louis, Socrate chrestien, éd.-Jean-Jehasse, Paris, Champion, 2008. Malherbe, François de, Les Œuvres de M re François-de-Malherbe, gentil-homme ordinaire de la chambre du Roy, Paris, Ch.-Chappellain, 1630. Malherbe, François de, Les Œuvres de messire Francois de Malherbe, gentil-homme ordinaire de la chambre du Roy. Troisiesme edition, Paris, M.-Henault, 1641. Malherbe, François de, Les Œuvres de M re Francois-de-Malherbe, gentil-homme ordinaire de la chambre du Roy, Paris, A.-de-Sommaville, 1642. Malherbe, François-de, Œuvres poétiques, éd.-René-Fromilhague et Raymond-Lebègue, Paris, les Belles Lettres, 1968. Malherbe, François de, Poésies, éd.-Maurice-Allem et Philippe-Martinon, Paris, Classi‐ ques-Garnier, 2014 [1926]. Malherbe, François de, Les Poésies, éd. Jacques Lavaud, révision et préface d’Alain Géne‐ tiot, Paris, Classiques-Garnier, 2020 [1936]. Ménage, Gilles, Les Poesies de M. de Malherbe ; avec les observations de Monsieur Menage, Paris, L.-Billaine, 1666. Pasquier, Étienne, Les Recherches de la France. Tome I, éd. Marie-Madeleine Fragonard et François-Roudaut, Paris, Classiques-Garnier, 2007 [1996]. 250 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E <?page no="251"?> Études Brunot, Ferdinand, La Doctrine de Malherbe d’après son commentaire sur Desportes, Paris, G.-Masson, 1891. Charolles, Michel, «-Introduction aux problèmes de la cohérence des textes-», Langue-française, n°38, 1978, p.-7-41. Charolles, Michel, «-Cohésion, cohérence et pertinence du discours-», Travaux de linguistique, n°29, 1995, p.-125-151. Charolles, Michel, «-Cohérence et cohésion du discours-», Dimensionen der Analyse von Texten und Diskursen---Dimensioni dell’analisi di testi e discorsi, Klaus-Hölker et Carla-Marello, éds., Berlin, Lit-Verlag, 2011, p.-153-173. Fourquet-Gracieux, Claire, «-Malherbe, poète du sacré, poète sacralisé-? Histoire édito‐ riale et postérité (1615-1757)-», XVII e siècle, n°260, 2013, p.-523-535. Goyet, Francis, «-Rhétorique de l’éloge-: Malherbe, Ode à Bellegarde-», Conteurs et romanciers de la Renaissance, mélanges offerts à Gabriel-André Pérouse, James Dauphiné et Béatrice-Périgot, éds., Paris, Champion, 1997, p.-225-237. Himy-Piéri, Laure et Chantal Liaroutzos, «-Avant-propos-», Pour des Malherbe, Laure-Himy-Piéri et Chantal-Liaroutzos, éds., Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p.-7-11. Martinon, Philippe, « Les véritables éditions de Malherbe : les œuvres posthumes », RHLF, vol. X X I I , n°3/ 4, 1915, p.-371-391. Mathieu-Castellani, Gisèle, «-Le discours du commentaire, ou Malherbe contre Mal‐ herbe-», Cahiers de littérature du XVII e siècle, n°6, 1984, p.-353-361. Monferran, Jean-Charles, «-Art poétique et grammaire-: quelques ‘‘remarques’’ sur la répartition des disciplines en France à la Renaissance-», Les Normes du dire au XVI e -siècle, Jean-Claude-Arnould et Gérard-Milhe-Poutingon, éds., Paris, Champion, 2004, p.-235-248. Mortgat-Longuet, Emmanuelle, «-Fabriques de Malherbe dans l’historiographie des lettres françaises (1630-1750)-», Pour des Malherbe, Laure Himy-Piéri et Chantal Liaroutzos, éds., Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p.-31-48. Peureux, Guillaume, « Éléments pour une histoire de l’invention d’une figure de poète : Malherbe-», Pour des Malherbe, Laure Himy-Piéri et Chantal Liaroutzos, éds., Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p.-21-30. Peureux, Guillaume, De Main en main. Poètes, poèmes et lecteurs aux XVII e siècle, Paris, Hermann, 2021. Rouget, François, «-L’édification posthume de Ronsard en poète classique-: de la consécration à la conservation-», Studi Francesi, n°182, 2017, p.-305-319. Simonin, Michel, «-Ronsard et la poétique des Œuvres-», Ronsard en son IV e -centenaire, Yvonne Bellenger, Jean Céard, Daniel Ménager et Michel Simonin, éds., Genève, Droz, 1988, t.-I, p.-47-59. Comment lire un fragment-? 251 <?page no="252"?> Sperber, Dan et Deirdre Wilson, «-Relevance Theory-», The Handbook of Pragmatics, Laurence-R.-Horn et Gregory-Ward, éds., Oxford, Blackwell, 2004, p.-607-632. Terreaux, Louis, Ronsard correcteur de ses œuvres-: les variantes des «-Odes-» et des deux premiers livres des «-Amours-», Genève, Droz, 1968. Venner, Camille, «-Le Discours sur les Œuvres de M r de Malherbe, par Antoine-Godeau-: creuset d’une définition du ‘‘bon goût’’ classique-? -», XVII e siècle, n°260, 2013, p.-537-549. 252 Vincent A D A M S - -A U M É R É G I E <?page no="253"?> 1 Fernand Hallyn, Formes métaphoriques dans la poésie française de l’âge baroque, Genève, Droz, 1975. «-Fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil-»-: à propos de l'enrichissement de la métaphore chez quelques poètes du premier dix-septième siècle Stéphane M A C É Univ. Grenoble Alpes, Litt&Arts Par une conjonction qui ne doit probablement rien au hasard, le grand mouve‐ ment de relecture de la poésie « baroque » des années 1960-70, dans le sillage de Jean Rousset, a coïncidé assez exactement avec l’approfondissement technique des figures de style, et plus singulièrement des tropes (notamment dans la mouvance de la critique formaliste et du structuralisme) : mentionnons en particulier, au croisement de ces deux lignes directrices, l’ouvrage pionnier de Fernand Hallyn qui proposait avec intelligence et méthode une nomenclature très complète des procédés sur lesquels s’appuie, chez les poètes du premier XVII e siècle, l’écriture de la métaphore 1 . Il serait bien hasardeux et présomptueux de prétendre, sinon à la marge, enrichir cet inventaire. À partir de quelques exemples, nous nous contenterons ici de signaler certains types d’emploi assez particuliers, qui semblent s’écarter de la pratique la plus usuelle de la métaphore pour en proposer diverses formes d’enrichissement, plus ou moins spectacu‐ laires, relevant d’un usage déviant de cette figure : elle ne serait plus alors utilisée pour son simple pouvoir imageant lié à la structure logique d’analogie fondamentale, mais basculerait vers un autre régime de fonctionnement. <?page no="254"?> 2 La formule est de Jean Rousset et sert de titre à son chapitre sur la métaphore baroque, L’Intérieur et l’extérieur, Paris, José Corti, 1976, p.-57 sq. 3 Les Advis, ou les presents de la Demoiselle de Gournay, Paris, Toussaint du Bray, [1634] 1641, p.-775. 4 Philippe Dubois, « La métaphore filée et le fonctionnement du texte », Le Français moderne n°43/ 3, 1975, p.-202-213. 5 Leo Spitzer, « Sauver l’honneur de “Consolation à M. du Périer” de Malherbe », Leo Spitzer : Études sur le style. Analyses de textes littéraires français (1918-1931), éd. Jean-Jacques Briu et Étienne Karabétian, Paris, Ophrys, 2009, p. 352-359. Le texte original date de 1926. La «-Querelle de la métaphore 2 -»-: quelques rappels Comme le rappelle Jean Rousset, la réflexion sur la métaphore nourrit au début du XVII e siècle un riche débat théorique qui voit s’opposer d’un côté les héritiers de Ronsard qui célèbrent la puissance démiurgique de cette figure, de l’autre les malherbiens qui se méfient fortement de sa puissance hors du commun. Les deux partis produisent des arguments convaincants, qui manifestent une rare intelligence technique. Rappelons ces données bien connues : Marie de Gournay, avec une remarquable intuition stylistique, décrit la métaphore comme l’art de représenter [deux objets] l’un par l’autre, bien que souvent ils soient éloignés d’une distance infinie ; l’entendement de l’écrivain semblant par son entremise transformer les sujets en sa propre nature souple, volubile, applicable à toutes choses 3 . Elle signale ainsi le dynamisme interne de la métaphore, qui peut aller jusqu’à oblitérer le sens de la relation comparé-comparant et instaurer une réversibilité totale du procédé. On trouve par exemple cette théorie sous la plume d’un théoricien comme Philippe Dubois 4 : selon sa démonstration, si l’on isole chez Desnos la métaphore « une neige de seins », on perçoit bien les raisons du rapprochement (i.e. le motif de l’analogie : ici la blancheur ou la douceur), mais on ne saurait dire d’emblée si c’est neige qui métaphorise seins ou si c’est l’inverse. Même si l’on restitue la métaphore dans son contexte en envisageant son filage complet, on se rend compte que s’imposent à l’esprit deux ordres de représentation qui ont chacun leur propre cohérence, sans qu’une priorité se dégage de façon stable. La métaphore, ainsi conçue, est un système foncièrement dynamique et parfaitement réversible-: « Une libellule rouge, ôtez lui les ailes : un piment-; un piment, mettez-lui des ailes-: une libellule rouge-». Inversement, les malherbiens nourrissent une grande défiance envers la métaphore : on préférera des images consensuelles, des métaphores émoussées par l’usage - le feu de la passion amoureuse, la fille-fleur : « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses / l’espace d’un matin ». Comme le soulignait Leo Spitzer 5 , 254 Stéphane M A C É <?page no="255"?> 6 Cette citation des Perroniana se trouve par ex. chez Fernand Hallyn, op.-cit., p. 167 ou chez Jean-Rousset, op.-cit., p.-57. 7 Jacques Moeschler, « Aspects linguistiques et pragmatiques de la métaphore : anomalie sémantique, implication conversationnelle et répertoire métaphorique », Neuchâtel, Tranel n°17, 1991, p.-51-74. 8 Georges Kleiber, « Une métaphore qui ronronne n’est pas toujours un chat heureux » in Nanine Charbonnel et Georges Kleiber (dir.), La Métaphore entre philosophie et rhétorique, Paris, PUF, 1999, p.-83-134. l’intérêt tient moins ici à l’image qu’à l’équilibre rythmique, au chiasme, à la recherche d’une harmonie sonore élégante et subtile. Le cardinal du Perron a laissé une analyse fameuse, selon laquelle la métaphore étant une comparaison abrégée (conformément à la théorisation rhétorique de l’époque), cette figure doit relever d’une logique de concentration-: La métaphore est une petite similitude, un abrégé de similitude, il faut qu’elle passe vite, il ne s’y faut pas arrêter ; quand elle est trop continuée, elle est vicieuse et dégénère en énigme 6 . Agir autrement serait contre nature, et cela exclut tout naturellement le filage. Ce débat est absolument passionnant car il ouvre un questionnement tech‐ nique qui n’a jamais été complètement résolu : il y a des linguistes, comme Jacques Moeschler 7 , qui pensent que toute métaphore a vocation à s’émousser, à se stabiliser avec l’usage et à évoluer vers la catachrèse (« les pieds d’une chaise »). D’autres à l’inverse estiment comme Georges Kleiber qu’« il y a dans toute métaphore quelque chose qui cloche » : si l’on dit que Georges est un lion pour souligner son courage, même si l’image est absolument usuelle, il reste une anomalie dans la relation prédicative, puisque Georges n’est pas (et ne sera jamais) un lion 8 . Penser comme les premiers, c’est penser qu’il y a une possibilité d’apprivoiser la métaphore, de dompter le lion - c’est au fond l’idéal des malherbiens, garder l’image totalement sous contrôle. La position antagoniste revient au contraire à insister sur le dynamisme interne de la métaphore et même une forme d’instabilité irréductible. La méfiance des malherbiens face aux pouvoirs de l’image tient aussi, pour une bonne part, au risque d’obscurité. Le critique Pierre de Deimier (témoin important de son époque puisqu’il est déjà très perméable à la réforme malherbienne tout en étant un observateur très fin de la poésie de Ronsard ou de Desportes) affiche une position équilibrée, mais qui déjà s’oriente vers les conceptions des malherbiens. Il commence par recommander un emploi des figures, conçues comme un ornement nécessaire et qu’il juge même constitutives de la bonne poésie-: «-Fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil-» 255 <?page no="256"?> 9 Pierre de Deimier, L’Académie de l’Art Poétique, Paris, J. de Bordeaux, 1610, p.-279. 10 Ibid., p.-260-261. 11 Ibid.-p.-259. Car il ne faut pas affecter si ardamment la simplicité d’un discours que de le rendre tout vuide de periphrases, de metonymies, & autres figures qui sont legitimes & de valeur : Car si les vers ne sont embellis de fleurs de quelques figures propres qui relevent les paroles, le Poëme ne sera nullement Poëtique, ains il ne sera autre chose qu’une prose en Rime, comme on voit que de ceste façon trop simple & grossiere, les œuvres de presque tous les vieux Poëtes des siecles passez sont composées 9 . Mais tout est question de mesure et d’équilibre. Ce qui est en jeu ici est la conception même de la notion d’ornement : l’ornement n’est pas simplement un agrément superfétatoire qui viendrait s’agglomérer à une structure préexistante mais fait partie de l’économie du texte, il est constitutif de sa matière même. Si Deimier reproche à des poètes comme Du Monin ou Du Bartas un usage outrancier de la métaphore, c’est que la recherche de l’effet gratuit ou du spectaculaire transforme la figure en un simple ajout accessoire. Elle n’entretient plus alors de lien organique avec le dessein même du poème-: Or un des principaux moyens d’eviter la forme ou plustost le vice de parler obscure‐ ment consiste à choisir & prendre des subjects clairs & illuminez de raisons & de beautez vives & naturelles, & qu’ainsi les conceptions Poëtiques ne soyent point fondees sur des idees fantastiques broüillees & obscures en leur estre. (…) D’autant que tout de mesme que les traicts, & les couleurs que le Peintre employe à faire un tableau, luy servent à representer au naturel les images qu’il s’est figuré en son ame : tout ainsi les escrits du Poëte sont les formes visibles, les couleurs & les traicts de l’Idée, ou conception qu’il a dans l’esprit 10 . Deimier est encore proche des idées anciennes lorsqu’il insiste sur la nécessité d’appuyer les figures sur des pensées solides - et c’était là aussi une condition expressément exigée par les théoriciens du conceptisme de la Renaissance. Les images qu’il emploie et la comparaison avec le peintre sont à cet égard révélatrices : les figures, assimilées à la couleur sur la palette, constituent la matière même du tableau, inséparables du trait et de la forme. Elles doivent être une traduction directe de l’ingenium. Mais Deimier est déjà moderne dans sa hantise de l’obscurité, reprochant dans une très belle formule aux poètes qui abusent des métaphores de promouvoir un « langage de la my-nuict 11 » : on retrouve ici les mises en garde des malherbiens quant à la perte de motivation de la figure, sa gratuité, et l’écueil d’un langage qui, selon le reproche de Du Perron, «-dégénère en énigme-». 256 Stéphane M A C É <?page no="257"?> 12 Fabienne Dumontet, « Que faire des passions obscures ? Marc-Antoine Muret commen‐ tateur des Amours de Ronsard (1553) » in Delphine Denis (dir.), L’Obscurité. Langage et herméneutique sous l’ancien Régime, Louvain-la-Neuve, Academia Buylant, 2007, p. 185-196, ici p. 186. L’auteur renvoie notamment à Hermogène (L’Art Rhétorique, éd. Michel Patillon, Lausanne, L’Âge d’homme, 1997, p. 240-241) et à Scaliger : « Ce qui est obscur est le contraire de ce qui est transparent, et non de ce qui est plein de lustre et de splendeur » - « Obscurum contrarium perspicuo, non autem nitido aut splendido », Poetices libri VII, l. IV, Genève-Lyon, Jean-Crespin et Antoine Vincent, 1561). 13 Georges Molinié, « La métaphore : limite du trope et réception », in Nanine Charbonnel et Georges-Kleiber, op. cit., p.-171-183. Au fond, il n’y a pas de désaccord sur les principes, mais le seuil de tolérance s’est considérablement déplacé, au point que certains termes du lexique méta-lit‐ téraire changent complètement de sens. Pour les théoriciens de la Renaissance, comme le rappelle Fabienne Dumontet, « l’obscurité, […] si elle s’oppose à la clarté, est néanmoins source d’éclat stylistique 12 .-» La figure est encore à cette époque un signal qui oriente vers la découverte d’une pensée brillante, même si cela suppose une part d’effort intellectuel, alors que les malherbiens tendront toujours plus à décorréler l’effet de sa source et à déplacer le curseur vers un refus catégorique de la difficulté d’interprétation. De ce fait, la métaphore, qui est LE trope par excellence (comme figure de sens, c’est-à-dire de détournement de sens) - à la fois le plus puissant et le plus varié dans ses réalisations formelles - ne pouvait que cristalliser les oppositions. Cygnes linguistiques-: Saint-Amant et Mallarmé Nous ne prétendons évidemment pas, dans l’espace de ces quelques pages, reprendre l’inventaire de tous les procédés utilisés par les poètes dits baroques (ou, si l’on préfère une étiquette historiquement mieux fondée, les poètes marinistes). Mais il semble intéressant de prendre quelques exemples pour montrer à quel point leurs réalisations les plus audacieuses, loin de se résumer à des simples « recettes » factices, relèvent au contraire d’une créativité linguistique qui peut aller jusqu’à une modification radicale des contours de la métaphore. Cette figure, comme l’a bien rappelé Georges Molinié 13 , est déjà susceptible de fortes variations en termes d’« interprétabilité » : une métaphore in absentia est déjà moins transparente qu’une métaphore in præsentia, une métaphore nominale (qui met directement en relation le « comparé » et le « comparant ») sera beaucoup plus concrète et immédiatement compréhensible qu’une métaphore verbale, adverbiale ou adjectivale (on exprime alors le motif de la relation analogique, ce qui suppose que le lecteur produise un effort pour identifier le « comparant »). Les choses sont encore plus complexes lorsque l’on «-Fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil-» 257 <?page no="258"?> 14 Saint-Amant, Le Moyse Sauvé, X e partie, vers 273-276, éd. Jacques Bailbé et Jean Lagny, Paris, STFM, 1979, p.-200. combine la métaphore avec d’autre figures. On peut alors aboutir à un niveau de complexité assez sidérant-: Mais, avec quels propos son aise exprimeray-je, Lors qu’elle contemploit cette vivante Neige Flotter sans se dissoudre, et venir privément Exiger de sa main l’heur de quelque aliment 14 -? Il s’agit ici des cygnes que vient nourrir la princesse Termuth dans le Moyse Sauvé de Saint-Amant (1653) ; le référent est explicitement indiqué au vers 261, et deux périphrases, « ces beaux Vogueurs, à voiles emplumées », v. 270, et « ces Nageurs blancs et doux-», v. 277, encadrent les quatre vers que nous venons de citer. On notera donc une forme de progressivité dans les procédés expressifs, du plus explicite au plus complexe, mais avec une montée en régime métaphorique immédiate. La première périphrase passe déjà par un empilement de procédés qui instaure un régime de fonctionnement assez complexe de l’image : il faut comprendre qu’on a affaire à un être animé (comme le suggère le suffixe de vogueur) qui a à la fois des attributs d’un bateau (les voiles) et celui de l’animal (les plumes). L’analogie entre le cygne et le bateau relève à la fois de la périphrase (procédé sans doute le plus apparent), de la métaphore, mais aussi du paradoxe (un bateau n’est pas emplumé, et l’adjectif souligne directement la difficulté à établir une analogie entre un objet inanimé et un animal). Dans les quatre vers cités, le procédé devient plus radical encore : le procédé dominant est ici le paradoxe, mais il repose conjointement sur une métaphore, un double oxymore, et toujours un substrat périphrastique (puisqu’il s’agit toujours bien de désigner le cygne). De la même façon que le bateau n’est pas emplumé, la neige n’est pas vivante, et elle ne peut pas flotter sans se dissoudre. Il y a donc un effet de trompe-l’œil, puisque l’expression du véritable motif de l’analogie entre l’animal et la neige (la blancheur ou la douceur) est différé au v. 277, alors qu’on met en avant un système d’analogie qui, littéralement, ne fonctionne pas-! Ce qui est intéressant ici est qu’on est en présence d’une véritable énigme : non pas au sens péjoratif du mot sous la plume du cardinal Du Perron, mais d’une énigme revendiquée comme telle et érigée en véritable principe poétique - et les récents travaux d’Elsa Véret ont bien décrit les mécanismes et le succès 258 Stéphane M A C É <?page no="259"?> 15 Elsa Véret, L’Énigme de l’automne de la Renaissance à la Régence, thèse de doctorat de langue française soutenue en 2018 sous la direction de Delphine Denis, Sorbonne-Uni‐ versité. 16 Stéphane Mallarmé, «-L’après-midi d’un faune-», v. 23-32, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 1998, p.-23. littéraire de ce petit genre poétique, des milieux salonniers au Mercure Galant 15 . Ce serait véritablement un contresens total de lire ces vers à l’aune des vertus habituelles de la métaphore - comme par exemple pour louer la beauté d’une femme en disant qu’elle est une rose - : ici, l’intérêt gît principalement dans cet empilement spectaculaire de procédés. Or, quel est l’intérêt littéraire d’une énigme ? ce n’est pas seulement de donner une définition vaguement «-résistante-» d’un objet ou d’une personne, dont l’intérêt aurait vocation à disparaître sitôt la solution connue. Il s’agit davantage de susciter l’admiration au-delà même de la résolution du problème. Ce qui est intéressant est non pas la solution, mais la trouvaille ingénieuse et sa formulation. Pour mieux appréhender la technique utilisée par Saint-Amant, autori‐ sons-nous un rapide saut dans le temps pour lire quelques vers de L’Après-midi d’un Faune-: Ô bords siciliens d'un calme marécage Qu'à l'envi de soleils ma vanité saccage, Tacite sous les fleurs d'étincelles, CONTEZ « Que je coupais ici les creux roseaux domptés Par le talent-; quand, sur l'or glauque de lointaines Verdures dédiant leur vigne à des fontaines, Ondoie une blancheur animale au repos : Et qu'au prélude lent où naissent les pipeaux Ce vol de cygnes, non-! de naïades se sauve Ou plonge…- 16 » On voit ici que Mallarmé s’enchante d’une ambiguïté référentielle autorisée par une périphrase nominale (« blancheur animale au repos »), légèrement floutée par l’hypallage (pour « animaux blancs »), et qu’un cliché littéraire bien établi inviterait à associer immédiatement, in absentia, aux cygnes. Un peu plus loin, par un effet de correction, le poète dévoile conjointement la clé de la périphrase, réattribuée plaisamment aux naïades. Le trait d’humour est efficace, se prolonge éventuellement par une lecture circulaire invitant à relire la première périphrase et à percevoir, dans l’adjectif animale, les appétits sensuels déçus du satyre ou la dimension fortement corporelle et érotisée de sa «-Fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil-» 259 <?page no="260"?> 17 Cypriano-Soarez, S.-J., De Arte rhetorice libri tres, Paris, S. Cramoisy, 1630. 18 Pierre-Yves-Gallard, Paradoxe et style paradoxal. L’âge des moralistes, Paris, Classiques Garnier, 2019. 19 L’idée dominante consiste à penser que l’expression du paradoxe passe préférentielle‐ ment par l’emploi d’un lexique spécifique qui contient en puissance un programme argumentatif autorisant le déploiement logique de la figure. perception. Mais fondamentalement, il n’y a pas de prolongement véritable du procédé. On reste dans un registre classique du fonctionnement de la figure. La méthode de Saint-Amant est assez différente : il n’y a guère de surprise quant à l’identification du référent puisque le mot propre (« cygne ») est donné par avance, mais on multiplie les facteurs de résistance à l’interprétation des figures que l’on combine. Or cet empilement de figures est singulièrement complexe : la métaphore, on le sait, est l’un des procédés les plus difficiles à appréhender, mais la technique de la périphrase est loin d’être si simple, et c’est encore le cas du paradoxe. Même si celui-ci n’est pas classiquement répertorié comme une figure de rhétorique et reste prioritairement abordé comme procédé logique au chapitre de l’inventio (un auteur comme le jésuite Cypriano Soarez fait sur ce point exception 17 ), force est de constater qu’il a tous les attributs d’une figure de pensée : c’est d’ailleurs ainsi que l’étudie de façon extrêmement convaincante Pierre-Yves Gallard 18 . Abordant le paradoxe à l’aune des outils de la sémantique (l’argumentation dans la langue 19 ) ou de l’analyse pragmatique (dans la droite ligne des travaux de Marc Bonhomme ou d’Anna Jaubert), Gallard démontre qu’il existe, au principe de tout paradoxe, un déploiement logique reposant sur une dimension temporelle foncièrement duelle : à une première phase de déstabilisation succède une phase de stabilisation. Le paradoxe suppose donc une participation active du lecteur s’inscrivant nécessairement dans un cadre dynamique : sa résolution ne peut faire l’économie d’un geste interprétatif qui lui-même implique le respect d’un parcours logique pré-établi et le recours à une forme de dialogisme mental ou discursif. On saisit immédiatement l’intérêt de conjuguer les ressources de la péri‐ phrase, de la métaphore, du paradoxe et de l’oxymore : ces quatre figures possèdent chacune une forme de dynamisme interne qui leur est propre et dont la puissance se démultiplie au contact des trois autres. Ce travail d’enri‐ chissement mutuel dépasse donc très nettement le fonctionnement habituel (déjà fort efficace) d’une métaphore qui associerait le cygne à la neige selon les simples critères de la blancheur ou de la douceur : l’addition des figures permet d’aller au-delà des fonctions ordinaires d’un ornatus purement descriptif ou « décoratif » (même au sens le plus fort et mélioratif du terme) pour mettre décisivement en œuvre un fonctionnement d’un autre ordre. Le régime 260 Stéphane M A C É <?page no="261"?> 20 Voir en particulier les propositions d’Anna Jaubert dans La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990, ou Marc Bonhomme, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2014. Ces deux auteurs insistent notamment sur le dialogisme interne de figures comme l’euphémisme, et ont le mérite d’étendre la lecture pragmatique des figures à un champ qui ne se restreint pas aux seuls tropes (notamment la métaphore) ou aux figures «-fortement énonciatives-» comme l’ironie. 21 Ce vers apparaît dans le Moyse sauvé, XII, v. 400, pour décrire l’anneau précieux que la princesse Termuth offre à sa sœur Jocabel. de saillance discursive 20 , habituel pour toute figure de manière générale, plus sensible encore pour les tropes et les figures de pensée, se trouve ici exacerbé. On exhibe, par le côté foncièrement problématique des quatre figures ici associées (leur «-interprétabilité-» suppose un temps d’appropriation et de stabilisation), la nécessité d’une lecture de nature réflexive. Sertir ainsi au cœur du texte une sorte de petite énigme, un bijou « fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil 21 -», c’est basculer l’espace de quelques vers un régime d’hyper-littérarité. Ce serait naturellement un contresens de chercher à isoler la métaphore des autres figures auxquelles elle se conjugue, ou de chercher à lui appliquer une mode de lecture « malherbien » qui postulerait qu’une bonne métaphore est une métaphore discrète, émoussée, peu dérangeante. Tout est fait au contraire ici pour déranger - ce que les adversaires du marinisme ont bien perçu, et ils ont immédiatement dénoncé un ratage complet, un affichage scandaleux du mauvais goût (les « faux brillants » dont Boileau dénonce « l’éclatante folie »), une virtuosité excessive etc. Mais raisonner ainsi, c’est penser que ces effets seraient purement gratuits. Or, de même qu’il y a une part de mystère irréductible dans la poéticité si remarquable d’un vers de Malherbe si économe en moyens expressifs saillants, il existe, symétriquement, une part de mystère inépuisable dans cet emploi de la métaphore « enrichie » : il y a ce mélange détonant entre l’esprit ludique et le haut degré de littérarité qu’implique un tel degré de complexité formelle, et / mais? il y a surtout un geste fascinant de programmation de la lecture qui révèle une intuition extrêmement fine du fonctionnement technique des figures. Conversion du regard et littérature savante Cet enrichissement de la métaphore par le paradoxe est peut-être le trait figural le plus distinctif de la poésie des marinistes, et de Saint-Amant en particulier. On aurait probablement tort de ne voir là qu’une « recette » commode, un stylème reproductible de façon mécanique et stérile. Si l’on élargit la perspective, on ne peut qu’être frappé par la cohérence de la pensée de l’auteur du Moyse Sauvé. Si la métaphore et le paradoxe impliquent une conversion du regard, c’est «-Fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil-» 261 <?page no="262"?> 22 Gérard Genette, «-D’un récit baroque-», Figures II, Paris, Le Seuil, 1969. 23 On trouve le texte de cette préface à l’Adone dans Alfred C. Hunter, Chapelain, Opuscules critiques, Genève, STFM, 1936. Pour son analyse, voir Georges Collas, Un Poète protecteur des lettres au XVII e siècle, Jean Chapelain (1595-1674), Paris, s. l., 1912, rééd. Genève, Slatkine reprints, 1970. 24 Saint-Amant, Le Moyse Sauvé, préface, éd. citée, p.-15. 25 Érasme, Adages, 869 : « “D’une mouche, tu fais un éléphant”. Tes paroles rehaussent et amplifient des choses bien minces. Lucien dans l’Éloge de la mouche : “Je pourrais dire bien des choses encore, mais je vais mettre fin à mon discours pour ne pas donner l’impression moi aussi de faire, conformément au proverbe, un éléphant d’une mouche.” / Homère semble être une source de cet adage. Au milieu des combats des héros et des dieux, il décrit la hardiesse de la mouche, qu’il compare à l’invincible, à l’impétueux guerrier qu’était Ménélas (Iliade, 17). / De plus, dans Sur les deux âmes, contre les manichéens, saint Augustin n’hésite pas à comparer la mouche au soleil, et même à la mettre au-dessus, car l’une est animée et l’autre inanimé. », éd. Jean-Christophe Saladin (dir.), Paris, Les Belles Lettres, 2011, t.-1, p.-647-650. aussi valable au niveau de l’économie de l’œuvre tout entière. Il s’agit non pas d’une épopée habituelle mais d’une « idylle héroïque », selon un programme générique éminemment oxymorique et paradoxal, et Gérard Genette a beau jeu de plaisanter sur le choix, avec Moïse au berceau, d’un héros « plus vagissant qu’agissant 22 .-» Naturellement, ce choix est un hommage à L’Adone de Marino, inaugurant le modèle de l’épopée en temps de paix dont le jeune Chapelain avait défendu le principe dans une préface qui avait fait beaucoup pour l’installer au premier plan de la scène littéraire (cette défense, comme on sait, était assez ambiguë puisqu’elle comportait déjà prudemment de nombreux éléments préparant une probable rétractation 23 ). Outre l’hommage direct au Cavalier Marin, le choix de ce genre hybride étrange était une façon d’inverser le rapport de priorité entre la description et le récit d’événements guerriers, entre un genre de style simple et la matière élevée d’une épopée traditionnelle. Or la préface, qui justifie longuement cette orientation générique, semble nous inviter à établir une correspondance entre la macrostructure et le détail du texte-: La description des moindres choses est de mon appanage particulier : c’est où j’employe le plus souvent toute ma petite industrie : mais, peut-estre, quelqu’un en jugera-t’il comme fit autresfois celuy qui dit qu’il trouvoit que la Nature avoit acquis plus de gloire, & s’estoit monstrée plus ingenieuse & plus admirable en la construction d’une Mouche qu’en celle d’un Elephant 24 . Il s’agit ici d’un jeu autour d’un proverbe connu, qu’Érasme relaie dans ses Adages et dont il attribue la paternité à Homère 25 , mais dont Saint-Amant inverse plaisamment la valeur. Cette variation paradoxale autour du lieu rhétorique du 262 Stéphane M A C É <?page no="263"?> 26 Saint-Amant, Le Moyse Sauvé, XII, v.-449-452, éd. citée p.-241. 27 Tristan L’Hermite, Les Plaintes d’Acante, v. 253-259, éd. Jacques Madeleine, Paris, STFM, 1989, p.-20. petit et du grand vaut à la fois pour la justification de la dignité de l’idylle que pour le choix du détail descriptif en apparence insignifiant, comme on en trouve au niveau des épisodes (par exemple le combat de Mérary contre les insectes à la fin du livre VII ) ou avec la description des lucioles-: Ces Miracles volans, ces Astres de la Terre Qui de leurs rayons d’or font aux ombres la guerre, Ces Trésors où reluit la divine Splendeur, Faisoyent déja briller leurs flames sans ardeur 26 . Si on la prend au sérieux, la métaphore (de nouveau enrichie d’un paradoxe et d’une antithèse) acquiert ici une valeur matricielle, justifiant jusque dans le tableau final le primat du descriptif et l’attention portée à l’insignifiant : le minuscule mérite de susciter l’émerveillement du regard et, dans la perspective d’une épopée biblique, offre selon son rang l’occasion d’une célébration du Créateur à travers le miracle de la perfection minuscule - légitimant du même coup le projet modeste de l’idylle héroïque. Dans d’autres contextes et chez d’autres auteurs, d’autres formes d’enrichis‐ sement de la métaphore et d’autres motivations idéologiques sont bien sûr envisageables. Toutes n’affichent d’ailleurs pas le même caractère spectaculaire. Ainsi sera-t-on probablement immédiatement sensible, dans ces vers de Tristan l’Hermite, aux métaphores les plus convenues, héritées de l’âge du pétrarquisme triomphant-: De là, pour menager un temps si precieux, Visitant d’un estang la paresse profonde-; Lors que l’on sent lever un Zephir gracieux Et baisser le flambeau du monde, Vous pourriez comme lui vous approcher de l’onde, Et par un miracle nouveau Faire voir à la fois deux Soleils dessus l’eau 27 . Il est vrai que l’exercice du compliment galant en renouvelle au moins partiel‐ lement la formulation, et que celle-ci passe déjà par un exercice d’enrichissement de la métaphore : l’adynaton métaphorique « deux Soleils dessus l’eau » relève fondamentalement d’une logique paradoxale (son dynamisme interne est similaire) qui ne se stabilise qu’une fois la petite énigme résolue. On «-Fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil-» 263 <?page no="264"?> peut également souligner le retard que programme, dans l’accomplissement de ce processus de décryptage, la présence de la périphrase métaphorique « le flambeau du monde ». Serait-il possible que ce soleil métaphorique soit l’un des deux « soleils » du derniers vers ? Non, naturellement, puisqu’il s’agit des deux yeux de la femme aimée. Mais il y a bien sûr un lien entre les deux expressions, qui tient au glissement, pour le soleil, entre le statut de comparé (pour la périphrase) et le statut de comparant (lorsqu’il s’agit des yeux) : on comprend alors que l’astre qui s’évanouit dans la pénombre a laissé la place à deux rivaux plus dangereux. Tout cela est fort bien exécuté, mais somme toute un peu convenu. Il semble que ces expressions métaphoriques agissent comme une sorte de trompe-l’œil qui dissimule en réalité un jeu à la fois plus original et plus subtil. Relisons le second vers de cette strophe : « Visitant d’un estang la paresse profonde ». On perçoit immédiatement la musicalité exceptionnelle d’un tel vers, qui repose en grande partie sur un jeu d’assonances de voyelles longues nasalisées ([-] / [õ]) qui soulignent, à chaque tombée de l’accent, la régularité reposante du tétramètre : l’oreille experte d’un musicien impeccable comme Tristan nous a habitués à de tels effets. Mais il y a aussi une addition extrême‐ ment remarquable de figures plus complexes : une forme de personnification et/ ou de métaphore (sans cela, un étang pourrait-il être dit « paresseux » ? ), une hypallage (un étang peut être, de façon tout à fait objective, qualifié de profond, on songe donc assez naturellement à un transfert du caractérisant) mais aussi une syllepse assez ingénieuse (si l’on parle, par catachrèse, d’un « sommeil profond », ne peut-on s’autoriser à parler d’une « paresse profonde » en remotivant la métaphore-? ). Si l’on songe, rétrospectivement, que la surface de l’étang reflète le visage de la femme aimée, ce jeu de miroir suggère probablement déjà sa présence sensible et sensuelle, avec une délicatesse assez extraordinaire. Ce degré d’élaboration du processus métaphorique, sous des formes diverses, sera fréquemment atteint par les poètes « libertins », si proches de la philosophie néo-épicurienne et si attentif au rendu de l’expérience sensible : cette motivation rend indispensable un renouvellement du langage, qu’il faut rendre capable de restituer les infimes palpitations de la nature ou la temporalité dans laquelle s’inscrit la perception la plus fine. Il est bien sûr nécessaire de convoquer ici Théophile de Viau-: Les rayons du jour, égarés Parmi des ombres incertaines, Éparpillent leurs feux dorés Dessus l’azur de ces fontaines. 264 Stéphane M A C É <?page no="265"?> 28 Théophile de Viau, « La maison de Sylvie », Ode VI, v. 101-110, Œuvres poétiques, III e partie, éd. Guido Saba, Paris, Garnier, 2008, p.-342. Parmi les nombreuses belles études consacrées à ce poème, renvoyons peut-être prioritairement à celles de Denis Lopez, «-La Maison de Sylvie de Théophile de Viau », Les Mythologies du jardin de l’antiquité à la fin du XIX e siècle, Gérard Peylet (dir.), Bordeaux, PU de Bordeaux, 2006, p. 85-100 ; et de Marine Ricord, « “[C]es arbres pour qui mes vers / Ouvrent si justement ma veine” : l’écriture du végétal dans La Maison de Sylvie de Théophile de Viau », Traces du végétal, Rennes, Isabelle Trivisani-Moreau, Aude.-Nucia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.), PU de Rennes, p.-217-228. Son or dedans l’eau confondu Avecque ce cristal fondu, Mêle son teint et sa nature, Et sème son éclat mouvant Comme la branche au gré du vent Efface et marque sa peinture 28 . La comparaison finale permet une ressaisie complète de toute la série de métaphores assez standardisées des premiers vers de cette strophe - même s’il faut sans doute, si l’on prend au sérieux l’inspiration philosophique savante d’une telle poésie, ne pas sous-estimer la rêverie très concrète sur la fusion des éléments (eau, feu), des matières (cristal, or) et des couleurs-: la rime confondu/ fondu, qui apparie deux mots appartenant au même champ dérivationnel et que condamneraient probablement les malherbiens et les puristes, tire sa légitimité de cette alchimie instable des matières et du ballet mouvant des reflets. Mais l’invention poétique la plus radicale concerne probablement les deux derniers vers, assimilant par un double mécanisme analogique (comparaison, métaphore verbale - la branche est vue comme un pinceau, mais les deux verbes expriment le motif de l’analogie, le comparant n’est pas explicitement exprimé). On sera également sensible à l’ordre de ces deux verbes, qui semble induire une temporalité inversée : on songerait plus logiquement à ce que le pinceau « marque sa peinture » avant de pouvoir l’effacer, mais cette logique inversée, volontiers paradoxale, est comme souvent chez Théophile la marque d’une porosité extrême des sens, qui enregistrent jusqu’aux traces visuelles ou mémorielles (« [La carpe] s’abisme dans les eaux / Et couronne de vingt cerceaux, / Le vuide rempli de sa trace ») ou se rendent perméable à ce que l’intellect est incapable de percevoir aussi finement (« l’herbe se retenait de croître-»). On aurait tort de ne voir dans ces figures (ou plutôt dans ces conglomérats figuraux) que la simple marque d’une virtuosité gratuite ou l’exercice d’une imitation servile des procédés mis à la mode par le Cavalier Marin. Même si «-Fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil-» 265 <?page no="266"?> 29 Marcel Conche, Lucrèce et l’expérience, Paris, PUF, 1967, cité par Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle, Paris, PUF, 1998, p.-165. Saint-Amant affecte de n’être pas très savant, même si le regard railleur de Boileau pèse fortement sur notre expérience de lecteur, cette virtuosité a du sens : elle est très souvent nourrie de réminiscences littéraires ou philosophiques précises, qui donnent un sens à l’invention langagière : comme le rappelle Marcel Conche, aux yeux des néo-épicuriens, le “sens des mots” n’est constitué […] que par les sensations auxquelles il renvoie. Un mot signifie des sensations possibles et rien d’autre. Tout discours humain ne vaut que par l’éventualité d’un remplissement sensoriel 29 . Les tentatives d’enrichissement de la métaphore s’expliquent très largement par ce souci d’inventer un langage propre à traduire ce que le seul intellect serait impuissant à retranscrire. Le langage est perçu comme insuffisant dans les configurations ordinaires de la langue commune, mais cela ne veut pas encore dire qu’on ait basculé dans une véritable crise du langage (ce sera surtout le cas après Port-Royal). Il y a au contraire dans ce rapport ludique aux mots une forme de confiance fascinante, et c’est précisément cette confiance qui ouvre la voie à l’expérimentation littéraire. C’est sans doute pour cela que les «-métaphores enrichies », sous la plume des poètes dits baroques, conservent intacte leur force de séduction : les sens y trouvent leur compte, mais aussi l’intellect, grâce à la présence constamment affleurante d’un questionnement fondamental sur la puissance de la parole poétique. Bibliographie Sources Deimier, Pierre de, L’Académie de l’Art Poétique, Paris, J. de Bordeaux, 1610. Chapelain, Jean, Opuscules critiques, éd. Alfred-C.-Hunter, Genève, STFM, 1936. Érasme, Adages, éd. Jean-Christophe Saladin (dir.), Paris, Les Belles Lettres, 2011. Gournay, Marie Le Jars de, Les Advis, ou les presents de la Demoiselle de Gournay, Paris, Toussaint du Bray, [1634] 1641. Hermogène, L’Art Rhétorique, éd. Michel-Patillon, Lausanne, L’Âge d’homme, 1997. L’Hermite, Tristan, Les Plaintes d’Acante, éd. Jacques Madeleine, Paris, STFM, 1989. Saint-Amant, Marc-Antoine Girard de, Le Moyse Sauvé, X e partie, vers 273-276, éd.-Jac‐ ques-Bailbé et Jean-Lagny, Paris, STFM, 1979 Mallarmé, Stéphane, Œuvres complètes, éd.-Bertrand-Marchal, Paris, Gallimard, 1998. 266 Stéphane M A C É <?page no="267"?> Scaliger, Jules César, Poetices libri VII, l. IV, Genève-Lyon, Jean-Crespin et Antoine Vincent, 1561. Soarez, Cypriano, S.-J., De Arte rhetorice libri tres, Paris, S. Cramoisy, 1630. Viau, Théophile de, Œuvres poétiques, éd. Guido Saba, Paris, Garnier, 2008. Études Bonhomme, Marc, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2014. Collas, Georges, Un Poète protecteur des lettres au XVII e siècle, Jean Chapelain (1595-1674), Paris, s. l., 1912, rééd. Genève, Slatkine reprints, 1970. Conche, Marcel, Lucrèce et l’expérience, Paris, PUF, 1967. Darmon, Jean-Charles, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle, Paris, PUF, 1998. Dubois, Philippe, «-La métaphore filée et le fonctionnement du texte-», Le Français moderne n°43/ 3, 1975, p.-202-213. Dumontet, Fabienne, « Que faire des passions obscures ? Marc-Antoine Muret commen‐ tateur des Amours de Ronsard (1553)-» in Delphine Denis (dir.), L’Obscurité. Langage et herméneutique sous l’ancien Régime, Louvain-la-Neuve, Academia Buylant, 2007 Gallard, Pierre-Yves, Paradoxe et style paradoxal. L’âge des moralistes, Paris, Classiques Garnier, 2019. Genette, Gérard, «-D’un récit baroque-», Figures II, Paris, Le Seuil, 1969. Hallyn, Fernand, Formes métaphoriques dans la poésie française de l’âge baroque, Genève, Droz, 1975. Jaubert, Anna, La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990 Kleiber, Georges, «-Une métaphore qui ronronne n’est pas toujours un chat heureux-» in Nanine-Charbonnel et Georges Kleiber (dir.), La Métaphore entre philosophie et rhétorique, Paris, PUF, 1999, p.-83-134. Lopez, Denis, «-La Maison de Sylvie de Théophile de Viau-», Les Mythologies du jardin de l’antiquité à la fin du XIX e siècle, Gérard-Peylet (dir.), Bordeaux, PU de Bordeaux, 2006, p.-85-100. Moeschler, Jacques, « Aspects linguistiques et pragmatiques de la métaphore : anomalie sémantique, implication conversationnelle et répertoire métaphorique-», Neuchâtel, Tranel n°17, 1991, p.-51-74. Molinié, Georges, « La métaphore : limite du trope et réception », in Nanine Charbonnel et Georges-Kleiber, La Métaphore entre philosophie et rhétorique, Paris, PUF, 1999, p.-171-183. Ricord, Marine, «-“[C]es arbres pour qui mes vers / Ouvrent si justement ma veine”-: l’écriture du végétal dans La Maison de Sylvie de Théophile de Viau », Traces du végétal, Rennes, Isabelle Trivisani-Moreau, Aude.-Nucia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.), Rennes, PU de Rennes, p.-217-228. «-Fait pour vaincre la mort et pour étonner l’œil-» 267 <?page no="268"?> Rousset, Jean, L’Intérieur et l’extérieur, Paris, José Corti, 1976. Spitzer, Leo, «-Sauver l’honneur de “Consolation à M.-du Périer” de Malherbe-», Leo Spitzer-: Études sur le style. Analyses de textes littéraires français (1918-1931), éd. Jean-Jacques Briu et Étienne Karabétian, Paris, Ophrys, 2009, p.-352-359. Véret, Elsa, L’Énigme de l’automne de la Renaissance à la Régence, thèse de doctorat de langue française soutenue en 2018 sous la direction de Delphine Denis, Sorbonne-Uni‐ versité. 268 Stéphane M A C É <?page no="269"?> 1 « Plainte poétique », Poesies diverses de Monsieur Colletet, contenant des Sujets Heroïques, des Passions Amoureuses et d’autres Matieres Burlesques & Enjoüées, Paris, Louis Chamhoudry, 1656, p.-398. 2 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes des sciences et des arts, divisé en trois tomes…, recueilli et compilé par feu messire Antoine Furetiere, abbé de Chalivoi, de l’Académie françoise. Troisieme edition, revuë, corrigée & augmentée par monsieur Basnage de Bauval. Tome troisiéme O - Z, Rotterdam, R. Leers, 1708, entrée «-poësie-», n.p. 3 « La Poësie doit être libre sans effronterie, ornée sans affectation, & parler le langage des Dieux », « La Poësie qui élève les choses purement naturelles au dessus de la nature par la sublimité des pensées, & la magnificence du discours, se peut appeller le langage des Dieux-» (ibid.). 4 Ibid. «-Plus j’enrichis ma langue, et moins je deviens riche 1 -» : langage poétique et construction de carrière Charlotte D É T R E Z Sorbonne-Université, Cellf Le plus souvent, quand il faut définir la poésie au XVII e siècle, une fable grandiose voire mystique se construit. Émancipée des échanges quotidiens par son rythme et sa syntaxe, la poésie serait non seulement née des muses et de la lyre, mais serait aussi le langage privilégié pour s’adresser à Dieu voire le langage des dieux eux-mêmes. Sa puissance évocatrice et musicale la rendrait supérieure au langage ordinaire. Les figures du prophète, du génie, de l’élu donnent au poète un statut supérieur qui l’élèverait au-dessus du commun des mortels. Pour l’entrée du mot « poésie 2 », Furetière mobilise ainsi dans son dictionnaire le lieu commun de la poésie comme peinture parlante, cite tantôt Saint-Évremond qui la définit comme le « langage des Dieux 3 », tantôt le père Rapin qui, lui, souligne sa magie (« charmer les chagrins de l’ame par son harmonie, & par les graces de son expression 4 ») ; il rappelle également les mots de Bouhours qui explique que « pour exceller dans la poësie, il ne suffit pas d’avoir de l’esprit : <?page no="270"?> 5 Ibid. 6 Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985. 7 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. il faut être né Poëte, & avoir ce naturel qui ne dépend ni de l’art ni de l’étude, & qui tient quelque chose de l’inspiration 5 -». Le poète serait donc investi d’une mission artistique et prompte à mener les hommes vers la vérité et la beauté. Cette définition de la poésie, contre laquelle se dresse Malherbe et avant lui Ronsard, côtoie pourtant au même moment une poésie plus utilitaire. En effet, il n’est pas antinomique d’écrire de la poésie et de construire une carrière professionnelle d’homme de lettres, avec la dimension pécuniaire et triviale qu’elle implique. Toutefois, cette question soulève d’emblée une problématique éthique : celle de penser la poésie comme un moyen et non comme une fin en soi. L’instrumentalisation d’un genre littéraire précis, et de la poésie en particulier, pose la question de la capacité, de la légitimité et même de l’efficacité du langage poétique à se soumettre à une fonction utilitariste de subsistance, voire de prospérité économique, dans le statut des poètes. Ce statut a de fait été le sujet de travaux de critique d’inspiration sociologique et historique comme ceux d’Alain Viala 6 et de Christian Jouhaud 7 , qui identifient les paradoxes d’un statut d’écrivain en gestation, pris dans les obligations d’une écriture sous la contrainte du clientélisme, mais d’un clientélisme choisi, pour espérer vivre de sa plume - un statut construit à la fois sur l’autonomie et la dépendance. Cette question est d’autant plus intéressante que les poètes peuvent se passer de l’écriture poétique pour subsister, en occupant par exemple un poste de censeur ou bien de secrétaire - Claude de Malleville sert ainsi Bassompierre ou Antoine Godeau le roi. En parallèle de la problématique éthique, assumée par le poète, se pose une problématique de réception. En amont de l’écriture, l’utilisation de la poésie à des fins aussi bien professionnelles qu’économiques implique que les deux parties qui entrent en jeu dans l’écriture (le dédicataire et l’exécutant) comprennent des normes et des usages sociaux précis. Sa réception appelle certaines réactions : qu’est-il attendu du dédicataire, d’un point de vue professionnel et économique, à la réception d’un poème qui lui est adressé-? Cette question peut être résolue en amont ou en aval de l’impression du poème. Nous pouvons également poser la question d’une réception plus large car, dès que le poème est imprimé, le clientélisme (potentiel) est exhibé à un lectorat autre - un lectorat public, 270 Charlotte D É T R E Z <?page no="271"?> 8 Isabelle Luciani, « La poésie française comme pratique sociale (XVI e -début XVII e siècle) », dans L’Invention de la société : Nominalisme politique et science politique au XVIIIe siècle [en ligne], Laurence Kaufmann et Jacques Guilhaumou, éds., Paris, EHESS, 2003, p. 47-77 (http: / / books.openedition.org/ editionsehess/ 11091). Nous citons : « le discours de communication […] importe moins par l’objet poétique que par le lien qu’il crée-». 9 Voir Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, «-Histoire-», 1994. dirons-nous - que son seul destinataire nommé. Qu’est-il donc attendu du lecteur public ? L’hypothèse de ce travail est que le langage poétique croise les enjeux de la publication au XVII e siècle : pour quoi écrit-on ? Pour qui ? Avec quelles intentions ? Quel éthos montrer dans ses vers ? En effet, dans la perspective selon laquelle un poème serait produit dans le contexte précis du clientélisme, la poésie s’inscrirait dans des démarches sociales et aurait vocation à arranger des relations interpersonnelles, elle serait dirigée d’un « moi » vers un « vous ». La poésie se trouverait inscrite dans une temporalité et une finalité extérieures à elle-même : être un homme de lettres et en vivre. Or, nous pouvons nous demander quels sont les effets du contexte particulier de production et de réception de poèmes créés dans une démarche de clientélisme sur le langage poétique, à la fois dans son statut et dans son usage. La poésie comme proposition de contrat Afin de résoudre nos problématiques, il nous faut d’abord revenir à la notion de « poésie de “communication” » telle que définie par Isabelle Luciani 8 , c’est-à-dire placée dans le cadre de l’éloquence professionnelle. Ce type de poésie ne présenterait selon I. Luciani qu’une fonction phatique de mise en relation entre un locuteur et son destinataire. Elle serait à la fois un moyen de communication et l’indicateur d’un lien social hiérarchique entre deux personnes. Une poésie qui aurait pour objectif de communiquer à un mécène ou un protecteur son ambition d’obtenir un poste, une bourse ou une commande aurait donc sa place dans la définition proposée par I. Luciani. Cette perspective peut tout à fait éclairer l’usage du langage poétique si nous pensons la poésie comme un moyen de faire carrière ; elle permet aussi de penser la réception de la poésie au XVII e siècle et d’en analyser le public 9 . De plus, la poésie de communication, en utilisant le langage poétique, répond aux exigences de légitimité et d’efficacité recherchées. En effet, en écrivant en vers ses intentions, le poète manifeste par la pratique son savoir-faire en matière d’écriture poétique et montre ainsi à son destinataire son aptitude à «-Plus j’enrichis ma langue, et moins je deviens riche-» 271 <?page no="272"?> 10 Voir John Langshaw Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuils, 1991 [1970]. 11 Guillaume Colletet, Le Triomphe des Muses, à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu, Paris, Jean Camusat, 1633. 12 Les contributions de Colletet sont : un premier sonnet « Pendant le siège de la Rochelle » (Le Sacrifice des muses, au grand cardinal de Richelieu, Paris, Sebastien Cramoisy, 1635, p. 133), une « Paraphrase des vers grecs du sieur Mérigon, sur la maladie de Monseigneur le Cardinal » (id., p. 154), un deuxième sonnet « Sur le present que j’ay receu de son Eminence » (id., p. 174), et enfin un « Chant de resjouissance, sur la santé de Monseigneur le Cardinal Duc de Richelieu » (id., p. 181). Le « Triomphe des Muses » occupe les pages 139 à 146. Colletet est le deuxième contributeur le plus important après Boisrobert. Sur le rôle d’entremetteur de Boisrobert, voir l’édition de ses épîtres par Maurice Cauchie (Bois-robert. Épîtres en vers, édition critique avec un commentaire tiré de documents pour la plupart inédits, éd. Maurice Cauchie, Paris, Hachette, 1921-1927, 2 vol.) : « Lors que solliciteur des Muses affligées,/ J’appliquois tous mes soins à les voir soulagées-» (épître III, à Monsieur de Bautru, écrite à Fontainebleau entre le 7 et le 23 octobre 1644, id., t.1, p.-46, v.3-4). exécuter d’éventuels contrats ; « quand dire, c’est faire », pour reprendre la formule austinienne 10 . Le langage poétique est donc à la fois capable, légitime et efficace à communiquer les ambitions d’un poète à un mécène, du moins en théorie. Nous sommes alors amenés à nous demander comment, en pratique, le poète fait de son poème une poésie de communication pour faire comprendre ses intentions à son lecteur. Plus concrètement, nous devons réfléchir aux marqueurs discursifs, thématiques et énonciatifs qui font qu’un poème peut s’inscrire dans la définition d’I. Luciani, et plus spécifiquement dans celle qui nous préoccupe à savoir : un poème dans lequel on communiquerait sa volonté de travailler dans le cadre du clientélisme. Afin de répondre à cette problématique, nous avons choisi de faire l’étude du poème « Le Triomphe des Muses 11 » signé de Colletet, composé de 206 alexandrins organisés en distiques et publié en 1633. Ce poème fait également partie de la guirlande offerte à Richelieu en 1635, Le Sacrifice des Muses, qui com‐ prend quatre autres poèmes de Colletet 12 . «-Le Triomphe des Muses-» explique la capacité des Muses de triompher de l’oubli. Ce poème porte de nombreux marqueurs qui l’inscrivent dans la définition de poésie de communication, et plus précisément avec l’optique de déclencher une protection, si ce n’est une commande, de Richelieu. Dans ce cadre, le contexte énonciatif est important. En 1633, Guillaume Colletet se remet fébrilement de sa condamnation à neuf ans d’exil lors du procès Théophile qui a eu lieu dix ans plus tôt, en 1623. Il obtient un poste de censeur laïque à la Chancellerie dans les années 1630, mais il souhaite faire carrière et multiplie les opérations pour trouver protection et financement, notamment en assurant sa présence dans les académies et salons lettrés, en 272 Charlotte D É T R E Z <?page no="273"?> 13 « Armand, qui pour six Vers m’as donné six cens livres,/ Que ne puis-je à ce prix te vendre tous mes Livres ? » : cet épigramme est cité par Colletet lui-même dans son Art poétique, et plus particulièrement dans la préface de son « Discours de l’épigramme » (L’Art poétique du Sr Colletet, où il est traitté de l’épigramme, du sonnet, du poème bucolique, de l’églogue, de la pastorale et de l’idyle, de la poésie morale et sentencieuse, avec un discours de l’éloquence et de l’imitation des anciens, un autre discours contre la traduction et la nouvelle morale du mesme autheur, Paris, A. de Sommaville et L. Chamhoudry, 1658, p.-25). 14 Nous retrouvons notamment cette dynamique du don-contre-don dans les travaux de Marcel Mauss (Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1924], introduit par Fl. Weber, Paris, PUF, 2012). particulier des cercles puristes comme l’académie de l’abbé de Marolles. Il est à la tête des Illustres bergers, un cercle de poètes, et y convie notamment l’influent financier Valentin Conrart. Il écrit en parallèle pour plusieurs recueils de poésie collectifs, tantôt sous son nom, tantôt derrière le surnom de Cerilas ou de Marcellus. L’année 1635 est une année charnière pour cet auteur. Aux côtés de L’Estoile, Rotrou, Corneille et Boisrobert, Colletet fait partie des « cinq auteurs ». Ce groupe, créé par Richelieu, écrit des œuvres imaginées par le cardinal, en échange de quoi ils sont rémunérés. Toujours en 1635, il fait partie des premiers membres de l’Académie française. Un poète de cabaret en disgrâce devient celui qui, dit-il 13 , reçut de Richelieu six cents livres pour six mauvais vers. À cette fin, l’étude de ce poème long est pertinente pour notre sujet dans la mesure où le poète met en scène, dans une narration du don-contre-don 14 , un triple éloge : l’éloge du dédicataire (le cardinal de Richelieu), l’éloge de la poésie et enfin, l’éloge de la figure du poète, et plus particulièrement de Guillaume Colletet lui-même. Ce triple éloge permet la démonstration de l’interdépendance des poètes et des protecteurs, et c’est dans cette mesure qu’il éclaire la manière avec laquelle le langage poétique, à la fois dans son fonctionnement et dans ses effets attendus, participe à la construction d’une carrière professionnelle de poète. Le poème s’ouvre sur une mise en scène particulière : l’énonciateur célèbre l’avènement de Richelieu comme personnage « epris de la Muse » (v.4) et déclame en quelque sorte un hommage vassalique poétique contractualisé avec le cardinal, et plus précisément ici un serment de foi. L’énonciateur promet en effet de servir fidèlement les Muses (et Richelieu) avant d’énumérer ses engagements, introduits par le verbe de souhait «-je veux-». Cette promesse de service et de fidélité est mise en tension avec la possibilité de devenir criminel : Aujourd’huy qu’on leur rend leur gloire legitime, Mon silence obstiné passeroit pour un crime. Je veux plus que devant frequenter leurs deserts, «-Plus j’enrichis ma langue, et moins je deviens riche-» 273 <?page no="274"?> Estre plus attentif à leurs doctes concerts, Observer de plus pres leur pas, & leur mystere, Me posseder moy-mesme, estre plus Solitaire, Avoir toujours l’Esprit attaché dans les Cieux, Et quitter les Mortels pour ne voir que des Dieux (v.13-19) Par ce serment de foi, l’énonciateur-poète s’oblige comme il oblige son dédica‐ taire. Si le poète-vassal s’engage de son côté à être plus attentif aux Muses, à suivre leur doctrine et à s’attacher à rendre hommage aux sujets sacrés, le cardinal-seigneur doit l’empêcher à son tour de devenir criminel, ce qu’il ferait en condamnant le poète au silence. Ainsi est introduite la mise en scène de l’interdépendance entre le poète et son dédicataire. Le poème, dès le titre, promet la réussite de ce contrat : les Muses doivent triompher ; dès lors, le silence de l’énonciateur ne peut être admis. En ce sens, la contractualisation réalisée par le poème trouve ses marques à la fois grammaticalement, puisque le texte est majoritairement conjugué au futur simple, et lexicalement, par la présence du modalisateur volitif-: «-je veux-». Dans une deuxième partie du poème, l’énonciateur présente aux Muses les avantages de venir s’installer sur les bords de Seine, et de quitter les « eaux de Castalie » (v.26) dont la source s’est tarie, ne laissant plus qu’« un Fleuve d’oubly » (v.36), contrairement à Paris. Autre atout, la Seine n’est pas constituée des « graviers » de la Grèce mais elle est sertie « de perles & d’or » (v.39). L’énonciateur oblige alors son dédicataire, sans en avoir l’air, à assurer la subsistance des poètes, puisque ne pas le faire, ce serait laisser mourir la poésie. Les connotations à double-sens se multiplient de fait tout au long du poème dans lequel il est question de « riche thresor » (v.40). La contrepartie n’est pas cachée-: Icy plus que iamais vous serez implorées, Des Grotes, des forests vous seront consacrées, Où d’une ame contente, & libre de soucy, En recevant du bien vous en ferez aussy. (v.41-44) L’antanaclase du dernier vers cité, par sa forme binaire accentuée par la métrique, résume le marché entre les deux partis : celui qui reçoit du bien (un poème comme présent) doit faire du bien (assurer sa protection) à son tour. Le bienfait reçu grâce au poète, ce sont ces implorations et ces consécrations qui rendent l’« ame contente, & libre de soucy ». Le bien échangé peut alors être entendu dans son acception économique. Un bien contre un bien. Ce marché, de fait, entend une transaction «-financière-» des deux côtés puisque, si le disciple des Muses reçoit des biens, il en contre-donne à son tour. Ainsi, dans les vers 274 Charlotte D É T R E Z <?page no="275"?> 55-56, l’énonciateur qualifie de « riches » (v.56) les « Lauriers » qui couronneront son dédicataire. Dans ce poème, le poète acte son engagement au service des Muses ; mais pour ce faire, il lui faut le soutien d’un bienfaiteur. Implicitement, le poète met en scène la conclusion d’un contrat avec le bienfaiteur : mon talent au service des Muses contre la bourse de monseigneur. Cette transaction impose de plus au dédicataire des obligations morales : pour ne pas se positionner contre le Ciel et les Dieux, Richelieu se voit « contraint » syntaxiquement de justifier son amour des Muses. Pour cela, l’énonciateur met en scène un discours sous forme d’exclamatives (« Que vostre Choeur luy plaist ! & qu’il s’estime heureux/ D’escouter vos Chansons dont il est amoureux ! », v.59-60), tout en l’accompagnant de la négative restrictive «-ne… que-» («-Il ne sçauroit souffrir que les hommes mesprisent/ Un Art que le Ciel aime, & les Dieux favorisent », v.61-62), dont la rhétorique ne peut que piéger le cardinal. Richelieu se voit aussi attribuer le rôle presque mythologique de Midas chrétien, tant et si bien que l’on se demande « si c’est le nom d’un homme, ou bien celuy d’un Dieu » (v.88). Paternel et charitable, presque divin, l’éloge du cardinal est avant tout l’éloge du mécène-: Iamais leur docte voix au besoin ne l’implore, Qu’accordant sa puissance au sentiment humain De ses riches Thresors il ne dore leur main. Il les tire de l’ombre, & les rendant celebres Sa divine clarté dissipe leurs tenebres (v.90-94) Après avoir obligé le cardinal à répondre à ses sollicitations par amour des Muses, l’énonciateur entreprend un argumentaire délibératif qui consiste à convaincre Richelieu de préférer, dans sa générosité, les belles-lettres aux autres arts. Le poète questionne en effet dans une troisième partie la capacité des autres arts, notamment la peinture et la sculpture, à donner accès à l’immortalité. Les « charmes » du « Cizeau de Phidie » ou du « Pinceau d’Apelle » (v.102) sont tenus pour inférieurs à la poésie qui, par son dynamisme et son aptitude à émouvoir, se voit même attribuer des qualités de résurrection-: Ce n’est rien à l’esgal de la force d’un Livre Qui peut dans le cercueil faire un homme revivre. […] L’Art de nous esmouvoir n’appartient qu’au Poëte Quelque vertu des Morts qui vive en l’Univers, Elle doit sa durée au merite des Vers. (v.105-112) L’effort du poète, dans ces vers, va ainsi consister à soutenir, par des effets de style du langage poétique, la plus grande aptitude de la poésie à traiter des «-Plus j’enrichis ma langue, et moins je deviens riche-» 275 <?page no="276"?> grands sujets. Ici, la capacité de résurrection de la poésie donne un pouvoir quasiment sacré au langage poétique. Et de fait, cette mémoire vive dans les vers est l’argument principal de l’énonciateur ; c’est elle qui octroie à la poésie la possibilité de convaincre les grands hommes de se poster du côté de la Muse. La thématique de la vitalité de la poésie voire la possibilité d’une immortalité par elle, est au centre de la quatrième partie du « Triomphe des Muses ». Cette vitalité et cette résurrection sans cesse renouvelées par la lecture sont notamment justifiées par l’hypotypose. Dans des vers remarquables de vigueur et de rythme qui reproduisent les actions des récits de Pindare, l’énonciateur explique qu’« on void encor » (v.121) la précipitation d’un cheval furieux, la conduite d’un char ambitieux, les lancers de javelot, les luttes dans l’arène, et d’affirmer-: On ne connoistroit point tant de rares effets Sans la Muse qui dit les actes qu’il a faicts. […] C’est aux Poëtes seuls qu’appartient cette gloire-; Ils sont dispensateurs des thresors de Memoire. (v.135-146) Le langage poétique a ainsi pour objectif de saisir le lecteur ; les effets poétiques doivent le rendre mémorable. Or, cette immortalité par le vers ne peut exister que sous deux conditions : des événements héroïques ou un personnage exemplaire à conter d’une part, un bon conteur d’autre part. De nouveau, la dynamique maussienne se poursuit : si le héros donne la matière qui, par la plume, pourra lui accorder notoriété et postérité, son poète sera également rendu immortel en sa qualité de passeur de mémoire. De cette manière, une mécanique de double bienfait au bénéfice des deux partis est explicitée. Premièrement, pour le bon poète : il lui est possible d’éterniser autrui, ses actions et ses vertus, et, par ce biais, de se rendre lui-même immortel par le récit qu’il en fait. Ce bénéfice réciproque est rendu d’autant plus visible dans la construction stylistique du vers 158, qui s’articule en une polyptote qui insiste sur le verbe « éterniser »-: « Eternisant autruy s’éternisent eux-mesmes ». La visée argumentative de cette figure de style se joue sur deux tableaux : d’une part, elle assemble dans une même dynamique celui qui fait l’action et celui qui en bénéficie et met en évidence le contrat qui peut unir les deux personnages impliqués dans un destin commun ; d’autre part, elle donne à voir le talent de plume du poète et sa virtuosité poétique. Secondement, c’est le mécène qui se voit doublement récompensé : si ses actions et ses vertus l’ont rendu immortel et valeureux, il le sera d’autant plus s’il sait reconnaître et choisir un bon poète. Cette mécanique est notamment rendue visible dans les vers 171-172 : « Aussi les grands Heros pour chanter leurs exploits/ Triomphent doublement s’ils ont fait un bon choix ». 276 Charlotte D É T R E Z <?page no="277"?> 15 Colletet, L’Art poétique du Sr Colletet, ibid. 16 Voir Sabine Biedma, La Polygraphie critique selon Guillaume Colletet. Une œuvre en mouvement (1616-1658), Paris, Classiques Garnier, 2018. 17 C’est un motif poétique privilégié dans l’imaginaire des poètes de la Renaissance. À cet effet, voir Perrine Galand et Anne-Pascale Pouey-Mounou, éds., La Muse s’amuse : Figures insolites de la Muse à la Renaissance, Genève, Droz, 2016. Nous recommandons particulièrement la dernière section de l’ouvrage consacrée aux « muses satyriques, burlesques et polémiques du XVII e siècle-». 18 Poesies diverses de Monsieur Colletet, contenant des Sujets Heroïques, des Passions Amou‐ reuses, et d’autres Matieres Burlesques & Enjoüées, Paris, L. Chamhoudry, 1656. Pour une meilleure lisibilité dans la suite de l’étude, nous avons choisi de réduire les noms des poèmes en «-TM-» pour « Le Triomphe des Muses », «-MA-» pour « La Muse aimée », «-RM-» pour la «-Retraite des Muses-», «-EM-» pour «-L’Effroy des Muses-» et «-MB-» pour « Les Muses bernées ». L’ordre donné à ces poèmes respecte celui du recueil : ainsi «-La Muse aimée-» apparaît à la page 314, «-Retraite des Muses-» page 354, «-L’Effroy Dans la conclusion du poème, l’énonciateur narre les actions héroïques de son dédicataire Richelieu, placé dans le contexte de la guerre de Trente ans, avant de lui offrir son poème. Ce présent est toutefois particulier : le poète y affirme que son hommage n’est « que l’Avant-coureur d’un plus parfaict Ouvrage » (v.206). Le « Triomphe des Muses » s’achève ainsi sur une proposition de contrat. Le poème entier assigne à Colletet un rôle de poète, tout en conditionnant ce statut à l’assignation du rôle de protecteur/ commanditaire à Richelieu. Il utilise également le lecteur comme de témoin chargé de faire respecter au cardinal-duc ses valeurs morales. Cet acte de langage « poétique » vaut pour performatif : il acte un contrat à faire respecter à un protecteur qui s’est engagé auprès des Muses. Voiler et dévoiler le jeu social : l’ambivalence des Muses chez Colletet La poésie de Colletet a su prouver son efficacité si nous lisons la biographie du poète, du moins jusqu’à la mort de Richelieu, « Illustre Mécène de [ses] Muses 15 », en 1642. À partir de cette date, la cigale Colletet doit mendier auprès de plusieurs fourmis, notamment en se faisant polygraphe 16 , sans jamais retrouver le succès financier éprouvé sous l’ère Richelieu. À cet effet, quatre sonnets retiennent particulièrement l’attention ; ils se lisent comme des réponses au « Triomphe des Muses ». Ils en reprennent certes le thème de la carrière de poète de Colletet mais il s’y déploie non plus de l’ambition, de l’enjouement et de l’assurance mais de l’amertume, du marchandage voire de la colère. Ils réinvestissent de plus le motif des muses 17 , dès leur titre-: «-La Muse aimée 18 -», « Retraite des Muses », « L’Effroy des Muses » et « Les Muses bernées ». Enfin, «-Plus j’enrichis ma langue, et moins je deviens riche-» 277 <?page no="278"?> des Muses-» page 373 et « Les Muses bernées » page 409 de cette édition. Ces poèmes se trouvent en annexes, à la fin de l’article. 19 Voir le sonnet LII des Amours diverses de Ronsard (« Si ma plume eut daigné seulement employer/ Six vers à celebrer quelque autre fleuve estrange,/ Quiconque soit celuy, fust-ce le Nil, ou Gange/ Le Danube ou le Rhin, ne m’eust voulu noyer », v.5-8 - nous mettons en italique). Nous savons l’adoration de Colletet pour Ronsard, notamment grâce à la célébration que le poète lui dédie dans L’Entretien des Illustres bergers (1634). Sur le lien entre Colletet, le groupe des Illustres bergers et Ronsard, voir la réédition de L’Entretien des Illustres bergers de Nicolas Frénicle par Stéphane Macé (Paris, Champion, 1998), ainsi que l’ouvrage de Nicolas Schapira, Un Professionnel des lettres au XVIIe siècle - Valentin Conrart-: une histoire sociale, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2003. 20 Marc-Antoine Girard, sieur de Saint-Amant, Les Œuvres du Sieur de Saint-Amant, Rouen, Jean Boulley, 1642, «-Le Poëte crotté. À Monseigneur le Duc de Rets-», p.-260. 21 Ibid. Selon le dictionnaire Godefroy, le « meshaing », qui fait partie du parler rouennais, peut désigner une mutilation physique, une blessure voire une maladie, mais aussi, et c’est cette interprétation que nous retiendrons ici, un mauvais état physique généralisé. ils reprennent des motifs et des arguments déjà mobilisés dans ce premier poème mais cette fois en les détournant de leurs symboliques initiales. C’est le moment du bilan. Ainsi, la conjugaison du motif de l’eau et du motif de l’or, d’abord symboles d’abondance et de fertilité dans « Le Triomphe des Muses », devient représen‐ tative de la misère du poète. En effet, alors que la Seine était un limon comparable à un trésor de perles et d’or (TM, v.37-39), c’est désormais Colletet lui-même qui est comparé à « l’or sur les rives du Gange,/ Que le Gange possede, et qu’il ne connoist pas » (MA, v.13-14). Si nous ne reviendrons pas sur la référence au Gange, que nous retrouvons par exemple dans la poésie de Ronsard 19 , il est intéressant de voir que Colletet renverse la position de l’or qui d’objet devient sujet. Cette opération de renversement par la personnification causerait une perte de valeur qui ne tiendrait qu’au manque de discernement des protecteurs potentiels. Quoi qu’il advienne, même si l’or intérieur du poète a du bon, il ne nourrit pas. Parallèlement, l’eau est renvoyée à son utilité alimentaire, consommée d’ailleurs à défaut du vin : « Je n’ai pour ma boisson que les eaux du Parnasse,/ Et pour tout vêtement que des feuillages verts » (MB, v.7-8). La poétique de l’écriture devient l’occasion d’une poétique de la faim. Colletet mobilise à cet effet l’imaginaire poétique du « poète crotté », caricature du faiseur de vers sans argent rendu célèbre par un poème de Saint-Amant, et en redéploye les topoi principaux : « dueil, dam, dol, peur, mort, froid, soif, faim 20 -» mais aussi « honte, chagrin, rencœur, meshaing 21 ». Colletet conclut son poème avec une chute des plus acerbes-: 278 Charlotte D É T R E Z <?page no="279"?> 22 Le dictionnaire Furetière définit le châssis comme un « ouvrage de menuiserie divisé en plusieurs carreaux, qu’on garnit de verre ou de papier, pour empêcher que le vent n’entre par les fenestres de quelque appartement » (Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes des sciences et des arts, divisé en trois tomes…, recueilli et compilé par feu messire Antoine Furetiere, abbé de Chalivoi, de l’Académie françoise. Tome premier A à E, à La Haye, A. et R. Leers, 1690, entrée «-chassis-», n.p.). Je préfère à vos eaux un trait de malvoisie-; Je bouche mes châssis 22 de votre poésie, Et mets pour me chauffer tous vos lauriers au feu (MB, v.12-14). La poésie se trouve ici réduite à son utilité matérielle : le vin est préféré aux sources des Muses, le papier sert à combler l’isolation de son logement, le laurier, récompense suprême du poète, devient un combustible vulgaire. Avec un certain sens du burlesque, Colletet met à bas les symboles poétiques. Après le renversement du motif de l’eau, c’est l’argument de la postérité qui se voit remobilisé : le poète avait pour fonction de rendre immortel le héros par ses chants. Dorénavant, Colletet veut « porter ailleurs la lyre [qu’il] sonne » (RM, v.4) et c’est Claudine qui mérite aujourd’hui ses vers… Or la nouvelle muse est rebelle : « Mais apres tant d’amour, l’ingrate en a si peu,/ Que le plus froid hyver est plus chaud que son feu,/ Sa bouche n’a pour moy ny douceur, ny loüange » (MA, v.9-11). Le poète erre donc de désamour en désamour, de muse en muse, sans jamais rencontrer le succès du passé, qu’il soit professionnel ou amoureux. De fait, dans nos quatre sonnets, Colletet revient constamment vers son âge d’or, dans l’espoir de ressusciter sa gloire d’antan ; dans «-L’Effroy des Muses », il dédie d’ailleurs son poème au duc d’Épernon, au nom du bon vieux temps : « Ô favorable appuy du Parnasse gaulois,/ Grand duc, fay nous raison de cette violence,/ Ton pere nous l’eut faite au siecle des valois » (EM, v.12-14). Cette dédicace surprend : nous sommes ici toujours dans une poésie de communication et ces sonnets s’inscrivent finalement dans une stratégie, même si elle est autre que celle que nous trouvions initialement dans « Le Triomphe des Muses » ; une stratégie que nous serions tentés de nommer « stratégie du mendiant-». Ainsi, le langage poétique de Guillaume Colletet rend-il efficace son ambition de communiquer avec protecteurs et mécènes. Poète heureux, poète malheu‐ reux, Colletet a su mobiliser des stratégies et des imaginaires poétiques divers pour donner une voix à sa condition socio-économique de poète. Par ses vers, Colletet nous renseigne surtout sur les lois difficiles du clientélisme pendant le XVII e siècle et prend son lecteur à témoin. Non sans tragique, la postérité retient «-Plus j’enrichis ma langue, et moins je deviens riche-» 279 <?page no="280"?> de Colletet qu’il a été un poète réputé sous Richelieu avant de devenir un homme plongé dans la misère par des mauvais mariages - une bien cocasse manière de se faire immortel. Bibliographie Sources [Collectif], Le Sacrifice des muses, au grand cardinal de Richelieu, Paris, S. Cramoisy, 1635. Colletet, Guillaume, Le Triomphe des Muses, à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu, Paris, J. Camusat, 1633. Colletet, Guillaume, Poesies diverses de Monsieur Colletet, contenant des Sujets Heroïques, des Passions Amoureuses, et d’autres Matieres Burlesques & Enjoüées, Paris, L. Cham‐ houdry, 1656. Colletet, Guillaume, L’Art poétique du Sr Colletet, où il est traitté de l’épigramme, du sonnet, du poème bucolique, de l’églogue, de la pastorale et de l’idyle, de la poésie morale et sentencieuse, avec un discours de l’éloquence et de l’imitation des anciens, un autre discours contre la traduction et la nouvelle morale du mesme autheur, Paris, A. de Sommaville et L. Chamhoudry, 1658. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes des sciences et des arts, divisé en trois tomes…, recueilli et compilé par feu messire Antoine Furetiere, abbé de Chalivoi, de l’Académie françoise. Tome premier A à E, La Haye, A. et R. Leers, 1690. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes des sciences et des arts, divisé en trois tomes…, recueilli et compilé par feu messire Antoine Furetiere, abbé de Chalivoi, de l’Académie françoise. Troisieme edition, revuë, corrigée & augmentée par monsieur Basnage de Bauval. Tome troisiéme O - Z, Rotterdam, R. Leers, 1708. Girard, Marc-Antoine, sieur de Saint-Amant, Les Œuvres du Sieur de Saint-Amant, Rouen, Jean Boulley, 1642. Études Austin, John Langshaw, Quand dire c’est faire, Paris, Seuils, 1991 [1970]. Biedma, Sabine, La Polygraphie critique selon Guillaume Colletet. Une œuvre en mouvement (1616-1658), Paris, Classiques Garnier, 2018. Galand, Perrine et Pouey-Mounou, Anne-Pascale, éds., La Muse s'amuse : Figures insolites de la Muse à la Renaissance, Genève, Droz, 2016. Jouhaud, Christian, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. 280 Charlotte D É T R E Z <?page no="281"?> Luciani, Isabelle, « La poésie française comme pratique sociale (XVI e -début XVII e siècle) », L’Invention de la société : Nominalisme politique et science politique au XVIII e siècle [en ligne], Laurence Kaufmann et Jacques Guilhaumou (éds.), Paris, Éditions de l’EHESS, 2003. Mauss, Marcel. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1924]., introduit par Fl. Weber, Paris, PUF, 2012 . Merlin, Hélène, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994. Récanati, François, Les Énoncés performatifs, contribution à la pragmatique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981. Récanati, François, Langage, discours, pensée. Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le jeudi 12 décembre 2019, Paris, Fayard/ Collège de France, 2020. Ribard, Dinah et Schapira, Nicolas, On ne peut pas tout réduire à des stratégies. Pratiques d’écritures et trajectoires sociales, Paris, PUF, 2013. Schapira, Nicolas, Un Professionnel des lettres au XVIIe siècle - Valentin Conrart-: une histoire sociale, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2003. Viala, Alain, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985. Annexes La Muse aimée En vain de cent beautez ma muse est poursuivie, En vain par les accens d’un vers doux et flateur, Je suis de leur esprit l’agreable enchanteur, J’ay plus pour leurs appas de pitié, que d’envie. Encor qu’à les aimer leur amour me convie, Un plus puissant objet s’est rendu mon vainqueur ; La beauté de Claudine est l’ame de mon coeur, Et ce nom remplira les fastes de ma vie. Mais apres tant d’amour, l’ingrate en a si peu, Que le plus froid hyver est plus chaud que son feu, Sa bouche n’a pour moy ny douceur, ny loüange. Ô nymphe dont mon coeur adore les appas, Seray-je comme l’or sur les rives du Gange, Que le Gange possede, et qu’il ne connoist pas ? «-Plus j’enrichis ma langue, et moins je deviens riche-» 281 <?page no="282"?> Retraite des muses J’abandonne la cour, puis qu’elle m’abandonne ; Et puis que sans raison les princes, et les roys, Sont devenus pour moy si tiedes, et si froids, Je veux porter ailleurs la lyre que je sonne. Quelque adresse que j’aye à faire une couronne, Digne des grands heros, digne des grands exploits ; Pour eux je ne vois plus de lauriers dans mes bois, Et ce n’est plus pour eux les fleurs que j’y moissonne. Ma bergere Claudine, et son petit trouppeau, Mon jardin, mon valon, mon bois, et mon ruisseau, Exerceront chez moy ma lyre peu commune. Ô vous, qui de mon coeur estiez roys absolus, Soyez bien, soyez mal avecque la fortune, Vous m’avez oublié, je ne vous connois plus. L’effroy des muses. à Monseigneur le Duc D’Espernon. Delices de mon coeur, qu’estes vous devenuës ? Muses qui m’aimiez tant, m’avez vous à mépris ? De vos saintes faveurs j’ay charmé les esprits, Et vous n’en avez point que je n’aye obtenuës. Aussi ma renommée a volé jusqu’ aux nuës, Les princes ont versé de l’or sur mes escrits ; Je languis maintenant sans honneur et sans prix, Et ne me sert de rien de vous avoir connuës. De prophanes soldats vous bannissent d’ icy, Leur bruit vous importune, il m’importune aussy ; Mais qui reprimera cette haute insolence ? Ô favorable appuy du Parnasse gaulois, Grand duc, fay nous raison de cette violence, Ton pere nous l’eut faite au siecle des valois. Les Muses bernées Qu’il faut avoir l’esprit bizarre et de travers Pour suivre avec ardeur les Muses à la trace! Les gueuses qu’elles sont mettent à la besace Ceux à qui leurs secrets ont été découverts. Depuis que j’ai trouvé la source des beaux vers La fortune me fuit, le malheur m’embarrasse ; 282 Charlotte D É T R E Z <?page no="283"?> Je n’ai pour ma boisson que les eaux de Parnasse, Et pour tout vêtement que des feuillages verts. Ingrates déités qui causez mon dommage, Le temps et la raison me font devenir sage. Je retire à la fin mon épingle du jeu. Je préfère à vos eaux un trait de malvoisie ; Je bouche mes châssis de votre poésie, Et mets pour me chauffer tous vos lauriers au feu. «-Plus j’enrichis ma langue, et moins je deviens riche-» 283 <?page no="285"?> 1 Gilles Couffignal, « La question des dialectalismes et la définition de la langue chez Pierre Laudun d’Aigaliers et Pierre de Deimier », dans Arts de poésie et traités du vers français. Langue, poème, société (fin X V Ie - X V I Ie siècles), Nadia Cernagora, Emmanuelle Mortgat-Longuet, Guillaume Peureux éds., Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 153-170, p. 153-154 ; la citation se trouve dans Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française […], Paris, Vve J.-Camusat et P.-Le Petit, 1647, «-Préface-» (n.-p.). « Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler » : les poètes burlesques et la langue Claudine N ÉD E L E C Université d’Artois - Textes et Cultures, UR 4028 Selon de nombreux critiques, le principe malherbien de régler la poésie en fonction de l’usage semble s’être imposé sans grandes résistances au cours du siècle. Ainsi, Gilles Couffignal écrit-: Alors que, tout au long du XVI e siècle, la question demeure de savoir dans quelle mesure une poésie en français doit être ouverte ou fermée à l’altérité linguistique en général - langues anciennes comme modernes -, une forme de réponse est donnée au tournant des XVI e et XVII e siècles. Et bientôt, pour une certaine élite littéraire, c’est une définition exclusive de la langue française qui domine sans conteste : un état de langue particulier, parlé par « la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps-» 1 . En vertu de ce principe, Guez de Balzac, dans son « Entretien sur le stile bur‐ lesque-», reproche aux poètes burlesques d’écrire « d’une façon, que personne n’oserait parler » : il les critique assez vigoureusement au nom du « bon français-», de l’usage, du « style raisonnable » et de la bienséance, qui excluent les archaïsmes, les bouffonneries, la « manière basse et grossière », et limitent sévèrement le farcesque et le carnavalesque, au profit du naturel, du poli et du galant. Bref, il exclut les burlesques, représentés dans le dialogue par un « Gentilhomme de Touraine » qui vient d’envoyer à un des devisants « des Vers de ce style-là-», de la saine partie des auteurs. Il faut donc y mettre le holà, car <?page no="286"?> 2 Jean-Louis Guez de Balzac, Les Entretiens de feu Monsieur de Balzac, Paris, A. Courbé, 1657, p.-421-430 (respectivement p.-426, 422, 426, 424, 421, 429, 428). 3 Alors que c’est celui-ci qui sous-tend de nombreuses appréciations négatives à l’époque (voir Claudine Nédelec, Les États et empires du burlesque, Paris, Champion, 2004, «-Le burlesque jugé-», p.-165-202). 4 Selon Bernard Beugnot (Les Entretiens, éd. Bernard-Beugnot, Paris, Didier, 1972, 2 vol., t.-2, p.-487), la rédaction de cet entretien daterait des années 1651-1652. 5 Une édition, sans lieu ni date, est dite «-imprimé [sic] l’An de la Réforme-» (BnF Rés X 2019). Elle est forcément postérieure à 1637, puisqu’il y est fait allusion à la querelle du « car » (voir la lettre de Voiture à Mlle de Rambouillet). On retrouve la même expression (« l’An de la Réforme ») dans l’édition de La Comédie des Académistes (voir infra) : ce pourrait être le même éditeur (Rouen, L. Maurry). Ce texte a également été publié, avec variantes, sous le titre du Parnasse alarmé, Paris, 1649 (BnF X 2549). 6 Jean-François Sarasin, Œuvres, Paris, A. Courbé, 1656 (« Poésies », p. 25-33). Elle est datée par Antoine Adam d’avant 1644, et par Paul Festugière d’avant 1648 (voir Cl.-Nédelec, Les États et empires du burlesque, p.-52-53). 7 Paris, 1643. Voir Jean Leclerc et Claudine Nédelec éds., Recueil de quelques vers burlesques. Une anthologie, Paris, Classiques Garnier, 2021, p.-147-149. « si cette licence n’était arrêtée, elle irait bien plus avant » et nous rejetterait «-dans la Barbarie, d’où nous avons tant de peine à nous tirer 2 -». Pour autant, cet entretien contient quelques éléments retors, et quelques nuances et exceptions à la proscription - apparemment ici indépendante de son usage politique dans la Fronde 3 , malgré la date présumée de la rédaction de l’entretien 4 . D’ailleurs, les trois œuvres citées comme du bon burlesque (p. 428) lui sont antérieures. Il s’agit de-: - la Requête présentée par les dictionnaires, à Messieurs de l’Académie pour la réformation de la Langue française, de Ménage 5 -; - la « Galanterie à une dame à qui on avait donné en raillant le nom de souris » de Jean-François Sarasin 6 -; - la Requête du petit Scarron au Grand Cardinal 7 . Dans sa composition, cette liste est intéressante, et va me servir de fil d’Ariane. En effet, on a surtout retenu, dans l’histoire littéraire, le burlesque comme parodie de l’épopée et de la mythologie, ce qui est le cas du texte de Sarasin, au point parfois de confondre burlesque et travestissement. Mais les poètes burlesques sont aussi de « grands diseurs de petits riens », des chroniqueurs de la vie ordinaire, qu’il s’agisse de remercier pour un admirable fromage, de raconter un séjour aux eaux, d’envoyer un compliment (plus ou moins) galant, de célébrer un mariage princier, ou d’adresser une requête à un Grand, comme Scarron. Ménage, quant à lui, représente ce qui pourrait constituer un élément de 286 Claudine N É D E L E C <?page no="287"?> 8 Antoine Furetière, Le Voyage de Mercure [1653] et autres satires, éd. Jean Leclerc, Paris, Hermann, 2014, «-Introduction-», p.-7. 9 Vaugelas, Remarques, «-Préface-», n.-p. 10 Charles Perrault, Parallèle des anciens et des modernes [2 ème éd. en 4 t., 1692-1697], Genève, Slatkine, 1979 [Parallèle […] en ce qui regarde la poésie], p.-296-297. 11 Antoine Furetière, L’Énéide travestie. Livre quatrième. Contenant les amours d’Énée et de Didon, Paris, A.-Courbé, 1649, p.-1-2. 12 Claude Petit-Jehan [Laurent de Laffemas], Virgile goguenard ou Le douzième livre de l’Énéide travesti (puisque travesti y a), Paris, A. de Sommaville, 1652. Voir Jean Leclerc, « La bibliothèque humaniste du Virgile goguenard », Claudine Nédelec éd., Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, Arras, Artois Presses Université, 2009, p.-271-293. la « Fronde littéraire 8 ». Je laisserai de côté une autre facette, le corpus frondeur, ainsi que plus généralement les satires et l’écriture pamphlétaire à dimension burlesque --dont Balzac ne dit mot. Les poètes burlesques n’étant pas de grands théoriciens, c’est d’abord, au travers de ces trois exemples - et de quelques autres - à une analyse des pratiques dissidentes des poètes burlesques, des années 1640 à 1670, que je vais me livrer. Les travestissements Lorsque Vaugelas dit qu’on doit suivre le bon usage « pour bien écrire en toutes sortes de styles, si vous en exceptez le satirique, le comique, en sa propre et ancienne signification, et le burlesque 9 », il établit nettement une exception. Conformes à la définition qu’en donnera longtemps après Perrault - est bur‐ lesque tout texte qui parle « bassement des choses les plus relevées 10 » - certains travestissements usent effectivement d’une langue à peu près constamment basse : celui du livre IV de l’Énéide (qui raconte les amours d’Énée et de Didon) par Furetière est ainsi bel et bien en «-style bas-»-: Or est-il que Dame Didon Qui faisait nargue à Cupidon Et semblait fort prude donzelle En avait pourtant bien dans l’aile, Et couvait des feux intestins Qui lui rôtissaient les boudins 11 . Cela ne veut pas dire sans une plaisante diversité et une grande inventivité dans le lexique comme dans les expressions familières-! D’autres, tels Sarasin ou Laurent de Laffemas, auteur (sous pseudonyme) du Virgile goguenard 12 , s’emploient au contraire à user d’un langage certes «-Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler-»-: les poètes burlesques et la langue 287 <?page no="288"?> 13 Virgile goguenard, «-Épître-», n.-p. 14 Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine [1654-1660], Genève, Slatkine, 1973 (t. 8, 4 ème partie, livre II, «-Histoire d’Hésiode-», p.-867). 15 Marc Antoine Girard, sieur de Saint-Amant, « Préface », Le Passage de Gibraltar [1640], Œuvres, éds. J.-Bailbé et J. Lagny, Paris, Didier,1967-1979, 5 vol., t.-II, p.-157. 16 Ibid., p.-162. 17 Ibid., p.-156. diversifié, mais excluant les extrêmes, en évitant l’élevé comme le bas ou le vulgaire, bref à produire un burlesque galant, plaisant et enjoué, adapté au public mondain, notamment féminin, sans rien de ridicule, ni d’impudent, de lascif ou de mordant 13 , selon les termes de Laffemas - le genre de burlesque que Madeleine de Scudéry dit apprécier 14 -- au prix d’un certain affadissement. Mais en fait, généralement, le style burlesque est un style mêlé, brassant joyeusement tous les niveaux de langue, au prix parfois de la lisibilité. Dans la « Préface » du Passage de Gibraltar, premier texte théorique utilisant le terme, Saint-Amant non seulement revendique la liberté de mêler les genres, mais ne la conçoit pas sans une maîtrise de la langue tout entière-: Il est vrai que ce genre d’écrire, composé de deux Génies si différents, fait un effet merveilleux, mais il n’appartient pas à toutes sortes de Plumes de s’en mêler ; et si l’on n’est Maître absolu de la Langue, si l’on n’en sait toutes les galanteries, toutes les propriétés, toutes les finesses, voire même jusques aux moindres vétilles, je ne conseillerai jamais à personne de l’entreprendre. Je m’y suis plu de tout temps, parce qu’aimant la liberté comme je fais, je veux même avoir les coudées franches dans le langage. Or […] celui-là embrasse sans contredit beaucoup plus de termes, de façons de parler, et de mots que l’Héroïque tout seul […] 15 . Le fait même qu’il parle d’héroï-comique montre qu’il entend mêler les «-mots de gueule » et les termes héroïques ; mais il aime également user de termes savants, rares, ou techniques : il annonce qu’il a « mis quelques Apostilles en la marge […], afin de donner l’intelligence de quelques termes que les plus Doctes ne savent pas, […] s’ils n’ont le pied marin 16 -». Pour mieux apprécier ce mélange où les bouffonneries sont relevées « de quelque chose de vif, de noble et de fort 17 -», citons pour exemple ce passage du Virgile travesti de Scarron-: Le choc des vagues forcenées, Le fracas des nefs ruinées, Les cris et les gémissements, Les vents et leurs mugissements, La grosse pluie avec la grêle, 288 Claudine N É D E L E C <?page no="289"?> 18 Paul Scarron, Le Virgile travesti [1648-1659], éd. Jean Serroy, Paris, Garnier, 1988, p. 78-79 (Livre-I, v.-291-304). 19 Nicolas Boileau, Art poétique [1674], éd. Charles-H. Boudhors, Épîtres. Art poétique. Lutrin, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p.-84 (chant I, v.-90). 20 Charles Dassoucy, Les Aventures d’Italie [1677], éd. Jacques Prévot, Libertins du XVII e siècle, t. 1, Paris, Gallimard, 1998, p. 892. Les termes d’argot sont sans doute empruntés au Jargon ou langage de l’Argot reformé, Paris, Vve du Carroy, 2 nde édition, [1628]. 21 «-Ce dit, il l’alloit deflorer-; / Mais, quand ce vint au perforer / Embrassant la Nymphe trotiere, / Il ne treuve plus que floutiere » (L’Ovide en belle humeur, de M r Dassoucy, enrichy de toutes ses figures burlesques, Paris, C. de Sercy, 1650, p. 135). « Floutière » signifie rien en argot, et fait jeu de mots avec le nom de la nymphe, Syrinx, devenue roseau, dont Pan fait une flûte. Tombantes du ciel pêle-mêle, Tout cela faisait un beau bruit-; Le jour était devenu nuit, Des éclairs seuls luisaient sur l’onde-; Car pour le beau flambeau du monde, Voyant tous les vents déchaînés, Mettant son manteau sur son nez, Il avait regagné bien vite, De peur d’être mouillé, son gîte 18 . L’effet est ambigu-: sans que l’atmosphère de menace soit effacée, elle entre en discordance plaisante avec l’anachronisme et le prosaïsme des derniers vers, et avec le choix métrique de l’octosyllabe, réputé « léger », et même burlesque par nature. Le lecteur est convié surtout à s’amuser, et à ne pas prendre au sérieux les aventures dangereuses ou malheureuses des personnages, justement parce que l’émotion est sans cesse empêchée par ces ruptures de ton et de vocabulaire --mais elle n’est pas non plus complètement évacuée. Les travestissements de Dassoucy furent victimes de cette pointe de Boileau : « Et jusqu’à Dassouci, tout trouva des Lecteurs 19 ». Le coup fut rude, comme en témoigne Dassoucy dans ses Aventures d’Italie, dont plusieurs chapitres deviennent une défense et illustration de ses œuvres burlesques. Il relève notamment que Boileau lui reproche d’avoir parlé « le langage des Halles ». Chiche-! Il a bien fait pire puisqu’il est allé jusqu’à user du «-Langage de Larty, qui n’est commun qu’à ceux qui entriment sur le Ligourt et le passe-Ligourt 20 » ; or « ce n’a pas été par ignorance, mais par choix et de propos délibéré », et il défie « le français le plus pur d’exprimer si bien cette action » (le viol manqué de Syrinx par Pan, grâce à la métamorphose de la nymphe en roseau 21 ) ; il conclut : « tout est bon dans le burlesque, pourvu qu’il soit bien mis en œuvre, et qu’il soit bien appliqué ». Car il faut que le bon burlesque « soit fin dans ses pensées et «-Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler-»-: les poètes burlesques et la langue 289 <?page no="290"?> 22 Les Aventures d’Italie, p.-892-893. 23 Ibid., p.-893 (il cite un passage de l’Ovide en belle humeur, p.-4). 24 « L’orgueil insupportable des humains » leur fait croire vraisemblable que le Soleil « n’eût été allumé que pour mûrir [les] nèfles et pommer [les] choux » (Cyrano de Bergerac, L’Autre monde, éd. Jacques Prévot, Paris, Gallimard, 2004, p.-53). 25 Doublet fréquent de grotesque. 26 Monsieur de Nouguier, Le Jason incognito [1650], éd. J. Leclerc, L’Antiquité travestie. Anthologie de poésie burlesque (1644-1658), Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p.-167. plaisant dans ses rencontres », et « suive de bien près l’héroïque, non seulement dans la pureté de la diction, mais dans la force de l’expression, qu’il soit concis, figuré, et encore mystique, s’il est possible » ; il faut qu’on y trouve « le niais, le naïf, le fin et le plaisant 22 -». Si le premier extrait qu’il cite frôle la pornographie, le second frôle le libertinage-: au temps du Chaos, Ce Dieu fait en Platine d’or, Phébus, pour murir nos cerises, Sécher nos draps et nos chemises, N’avait dans la route des Cieux, Porté son casque radieux 23 . Voilà le « Fiat lux » réduit à une fonction bien prosaïque - comme chez Cyrano 24 . Un dernier exemple, cet extrait du Jason incognito, de Monsieur de Nouguier, à propos de Médée-: Car de son désespoir tout à fait éblouie, Par une impiété dans l’Enfer inouïe, Elle égorgea ses fils sous la lame tremblants-: Et les fils égorgés, de leurs membres sanglants, En fit dans un bassin une effroyable bisque. Après cet attentat, pour ne courir de risque, Sur ses Dragons volants si vite s’écarta, Qu’on croit pieusement qu’un follet l’emporta-: Car on n’a vu depuis mémoire ni Gazette, Qui nous peut assurer quelle fut sa retraite. J’aime mieux l’ignorer plutôt que de l’aller voir. Donc aveugle au succès, et ne pouvant savoir Quel climat vit la fin de sa vie crotesque 25 , J’arrête ici le vol de ma plume Burlesque 26 . Il suffit parfois d’un mot pour passer du terrible au grotesque… 290 Claudine N É D E L E C <?page no="291"?> 27 Terme juridique, désignant une part réservataire dans un héritage. 28 Harpocrate est le dieu du silence : les parlementaires en question auraient mieux fait de se taire. 29 Scarron, Recueil de quelques vers burlesques, p.-148 [éd. citée en note 7]. 30 Charles Dassoucy, À son Altesse Sérénissime Madame Marguerite-Louise d’Orléans, sur son mariage avec son Altesse Sérénissime Cosme de Médicis, Prince de Toscane, Florence, En la nouvelle imprimerie, à l’Enseigne de l’Étoile, 1661. 31 Selon sa demi-sœur, Mlle de Montpensier (citée par Jean-Luc Hennig, Dassoucy et les garçons, Paris, Fayard, 2011, p.-815). La poésie de circonstance La Requête du petit Scarron au Grand Cardinal citée par Balzac n’est pas un travestissement : il s’agit d’une poésie de circonstance, puisque Scarron y demande grâce pour son père, membre du Parlement de Paris, privé de sa charge et obligé à l’exil en province pour avoir déplu à Richelieu-: son père Crut qu’il fallait faire un peu le Caton-: Quatre ou cinq fois, maudit soit sa harangue, Que langue fit, et dont punie est langue, Car je crois bien que depuis ce temps-là, Fort peu de quoi mettre sur langue il a-: Et moi qui suis fils aîné de mon Père, Par préciput 27 j’ai part à sa misère. Ô Barillon, Salo, L’Aisné, Bitaux, Votre parler nous cause de grands maux-; Que fussiez-vous toujours Harpocratiques 28 , Pas ne seraient les deux Pauls faméliques, Ni Paul Majeur ne serait comme vous, Loin de Paris contraint de planter choux, Ni Paul Mineur malheureux cul-de-jatte, À supplier le grand porte-écarlate 29 . L’enjeu est sérieux, et je dirais que, dans cette lignée, il existe en quelque sorte une poésie de circonstance « héroï-comique ». Ainsi À son Altesse Sérénissime Madame Marguerite-Louise d’Orléans, sur son mariage avec son Altesse Sérénis‐ sime Cosme de Médicis, Prince de Toscane 30 , de Dassoucy. Comment célébrer un mariage notoirement mal assorti ? S’en tenir aux éloges convenus ? Prendre fait et cause pour les « vacarmes enragés 31 » de Marguerite, qui doit accepter ce mari dont elle ne veut pas, et cet exil, ce qui serait risqué, Dassoucy étant lui-même réfugié à Florence ? En poète burlesque - après tout, la Toscane est la patrie d’un des grands burlesques italiens, Francesco Berni - la faire rire, pour «-Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler-»-: les poètes burlesques et la langue 291 <?page no="292"?> 32 À son Altesse Sérénissime, p.-8. 33 Ibid., p.-21-22. 34 Ibid., p.-26. lui faire un peu oublier un avenir qu’elle rejette ? Un peu de tout cela, tel fut son choix. La première chose à souligner, c’est l’emploi du prosimètre, qui renforce d’au‐ tant plus l’hybridité de l’ensemble que les formes versifiées sont elles-mêmes diverses. La seconde est une énonciation d’essence noble, voire héroïque, puisqu’il s’agit d’une longue prosopopée de la Toscane - énonciation qui constitue un plaisant contraste avec son véritable auteur, signataire de la dédicace. Enfin, les variations tonales et stylistiques sont très présentes. Après un début essentiellement encomiastique, non sans quelques railleries plus ou moins dissimulées, et quelques remarques galantes, Dassoucy marque une brusque rupture : « Mais […] il me semble, que je ne vois briller toutes ces beautés célestes, que comme au travers d’un nuage 32 -». La princesse aurait-elle eu tout simplement le mal de mer pendant son voyage vers la Toscane ? Hypothèse réfutée dans une évocation mythologique à la stylistique précieuse… Alors, ne serait-ce pas le regret de son pays natal ? Tout en lui promettant que le mariage, et la nuit de noces, le lui feront oublier, Dassoucy évoque avec lyrisme (en prose) le sentiment de l’exil. Alors, pour chasser la tristesse, tout en l’assurant que tous les paysages se valent, il se lance dans une extraordinaire revue versifiée de tous les plaisirs qu’elle pourra trouver à Florence : chère abondante et raffinée, lit nuptial somptueux (à défaut d’y trouver un amant à son goût), ville cosmopolite et accueillante où il fait bon vivre (mieux qu’à Paris) et se divertir, « […] les douces libertés/ Et les honnêtes voluptés/ Qui charment les plus galants hommes 33 ». Cette célébration des plaisirs accumule les traits stylistiques du burlesque mondain : inventivité verbale et sonore, goût des listes hétéroclites, associations plaisantes, mélange du noble et du bas, quelques allusions un peu osées… La fin renoue avec la rhétorique de l’éloge, non sans une dimension politique sous-jacente, Dassoucy tentant de faire comprendre que ce mariage, conforme aux exigences du statut des princesses, ne peut avoir que des conséquences diplomatiques intéressantes… Et peut-être après tout y trouvera-t-elle son compte, son mari n’étant « ni Mars, ni l’Amour », mais valant «-mieux que tous ces messieurs-là 34 -». Il existe parallèlement une poésie de circonstance qu’on pourrait appeler prosaïque. Est-ce pour autant que nos burlesques s’y conforment à «-la langue d’usage », à une langue unifiée et polie, claire et simple, sans aspérités ni décrochages ? Utiliseraient-ils toujours « le langage des honnêtes gens » (de Paris), se refusant aux faits de langue ressentis comme dissidents au profit 292 Claudine N É D E L E C <?page no="293"?> 35 Saint-Amant, « Le Cantal. À Monsieur le M.D.M. Caprice », Les Œuvres. Seconde partie [1643], Œuvres, II, p. 152. Bouquin : « vieux bouc », ou satyre (Furetière) ; diapalma : «-espèce d’onguent-» (Furetière)-; briffable-: mangeable (terme d’argot). 36 Louis XIV. 37 Le Pecq, commune proche de Saint-Germain-en-Laye (château royal). 38 « On dit aussi, lui passer la plume par le bec, pour dire, la frustrer de quelque avantage qu’elle avait prétendu-» (Furetière). 39 Roi wisigoth, auteur du sac de Rome en 410. 40 Personnage biblique de roi-prêtre ; le vers paraît signifier qu’il n’y a (heureusement) pas de prêtre dans l’entourage du duc. 41 « On dit proverbialement d’un avare, qu’il pleure le pain qu’il mange, pour dire, qu’il y a grand regret-» (Furetière). 42 «-Médisant-» (Furetière). 43 «-À la rigueur, exactement-» (Furetière). 44 Modification, pour la rime, de almérie, sorte de luth inventé par le mathématicien Jean Lemaire (1581-1650) ; il inventa aussi un système de notation musicale, dit almérien ou almérique. 45 Lübeck, ville d’Allemagne du Nord. 46 Personnage biblique, fils de Gédéon (Livre des Juges). 47 Sans doute romain, pour la rime. Cela désigne aussi une liqueur, ou un jeu de cartes. d’un « sermo quotidianus » ? Respecteraient-ils toujours la vraisemblance, la cohérence, la « simplicité et unité » chères à Horace ? Qui a lu Saint-Amant sait bien que non, il suffit de relire l’éloge de « ce bouquin de Cantal,/ Cet Ambre d’Achéron, ce Diapalma briffable 35 -». Quant à Dassoucy, voici comment il remercie en 1671 le duc de Brissac, un de ses mécènes-: […] Que de cousins du grand Roi Ludovic 36 , Qui vont courants de Paris jusqu’au Pec 37 , De qui l’argent tient plus fort que mastic M’auraient passé la plume par le bec 38 -! Mais mon Héros qui plus grand qu’Alaric 39 N’a près de soi ni de Melchisédech 40 , De pleure-pain 41 , ni de langue d’aspic 42 , Veut depuis l’A payer jusqu’à l’Y grec, Et paiera tout à la fin ric à ric 43 -; Aussi chacun lui dit salamalec, Et moi chantant dessus mon Almeric 44 Je prônerai d’ici jusqu’à Lubec 45 Qu’égal à lui depuis Abimélec 46 Onc ne naîtra ni jamais ne naquit. Quand je vivais en pays Romestec 47 , «-Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler-»-: les poètes burlesques et la langue 293 <?page no="294"?> 48 Hic est le démonstratif masculin en latin, haec le féminin : où l’homme est souvent pris pour femme… (réputation souvent faite aux Romains). 49 Là-bas (vieux français). 50 Charles Dassoucy, Les Rimes redoublées de Monsieur Dassoucy, Paris, C. Nego, 1671, p.-175-176. 51 Selon l’expression de G.-Couffignal, art. cit., p.-164. 52 Paul Pellisson, Histoire de l’Académie française [1652], Paris, Didier, 1858, 2 t., t. 1, p. 48. Le Rôle des présentations faites aux grands jours de l’éloquence française. Première assise. Lundi 13 de mars, 1634, a ensuite été réédité, avec de sensibles modifications, avec la pièce de Charles de Saint-Évremond : La Comédie des Académistes, pour la réformation de la Langue française, pièce comique, avec le Rôle des présentations, faites aux grands Jours de ladite Académie, Imprimé l’An de la Réforme, [Rouen, L. Maurry, 1650]. Voir Claudine Nédelec, « “Deffenses de le faire sans attestation” : une représentation allégorique de la langue par Charles Sorel », Littératures classiques, « Les langages au XVII e siècle-», n°-50, print. 2004, p.-197-211. Où Signor hic est souvent pris pour haec 48 , Si par les biens que dans Rome il me fit, Mon pauvre cœur dedans Rome il conquit, Qu’il prenne ici ce qu’il conquit illec 49 -: Peau, rate et cœur, et tout mon sang avec, Car pauvre cœur n’est pas pour grand acquit. 50 Refus de la détermination du littéraire par le linguistique 51 Si leur dissidence s’exprime surtout par et dans leurs pratiques, il serait exagéré de dire que les burlesques, et leurs productions poétiques, n’ont pas participé au débat théorique, voire à l’histoire de la langue, en témoignant de leur résistance aux entreprises puristes. Dans son Histoire de l’Académie française, en 1652, Pellisson évoque les débats au sujet de la mission de l’Académie, et il mentionne trois œuvres anonymes, « qui méritent qu’on en parle » : la Requête présentée par les dictionnaires (encore elle), La Comédie des Académistes (de Saint-Évremond), le Rôle des présentations faites aux grands jours de l’éloquence française (de Charles Sorel) 52 . Non seulement ces textes critiques tendent à tourner en ridicule les tentatives réformistes de l’Académie, au nom de la liberté dans la langue, mais, hormis Sorel que je laisserai donc de côté, ils le font par le moyen d’une écriture poétique burlesque, et pas seulement satirique ou polémique. La Comédie des Académistes commence par un dialogue entre Tristan et Saint-Amant. Tristan traite de sots ces « petits auteurs,/ Qui se font estimer comme rares docteurs », et qui « ont bien le courage/ De gloser tous les jours dessus notre langage », et Saint-Amant veut leur rompre les os ; puis l’un et l’autre se lancent dans leur satire en alexandrins - je relève celui-ci : «-Godeau, 294 Claudine N É D E L E C <?page no="295"?> 53 Saint-Évremond, La Comédie des Académistes [1638], éd. Jacques Schérer et Jacques Truchet, Théâtre du XVII e siècle, t.-II, Paris, Gallimard, 1986, p.-495-496. 54 Simon Dupleix, Liberté de la langue française dans sa pureté [1651], Genève, Slatkine, 1973, p.-12. 55 Gilles Ménage, Le Parnasse alarmé, 1649, p.-4. 56 Sophie Tonolo, « Poésie et détermination de la langue chez Richelet. Étude de l’influence de La Versification françoise sur le Dictionnaire à travers les exemples poétiques », Arts de poésie et traités du vers français […], op. cit., p.-191-208, p.-192. pour faire court, ne vaut pas un étron 53 -». Dans la scène suivante, les académi‐ ciens Godeau et Colletet, après un échange d’éloges ampoulés, se disputent la prééminence, et en viennent à s’agonir de basses injures… Saint-Évremond semble bien par ce biais non tant défendre une position linguistique que séparer bons et mauvais poètes : c’est au nom d’une certaine idée de la langue littéraire qu’il dresse son tableau critique. Simon Dupleix, dans la Liberté de la langue française dans sa pureté, parle de la Requête présentée par les dictionnaires, comme d’une «-Satire Burlesque, sous une gaillarde Prosopopée », satire écrite par un « des plus gentils esprits de ce temps », qu’il approuve hautement d’avoir moqué « leur entreprise aussi odieuse que hardie 54 -». En réalité, la posture de l’énonciation est plutôt humaniste : les dictionnaires (Calepin, Nicot, Estienne, Oudin), demandeurs et corps plaignant, sous la tutelle «-de Gournay la pucelle 55 -», font requête essentiellement pour la défense des vieux mots (et donc d’eux-mêmes). Tout en s’exclamant « ô temps, ô mœurs » (p. 6), ou en comparant un académicien « […] à ces preux chevaliers/ Les Paladins aventuriers » (p. 9), ils n’hésitent pas devant les proverbes triviaux (être troussé en malle, passer pour un fesseur, qui rime bien sûr avec professeur, faire la nique, faire la figue, faire nargues…), ni devant les équivoques, jeux de mots et allusions salées : Cerisay, « beau mignon » veut tout féminiser, sans que Boisrobert, pourtant « Favori de son Éminence/ […] admirable Patelin/ Aimant le genre masculin » (p. 7-8), ne proteste… Là encore, c’est au nom de la littérature - savante (le travail de traduction des auteurs antiques par les humanistes du XVI e siècle). Poètes burlesques et dictionnaristes À propos de Richelet, Sophie Tonolo souligne la « part de détermination de la langue qu’ont eue, directement ou indirectement, les poètes 56 » - y compris les poètes burlesques. Leur posture, visant à défendre en littérature la pratique d’une langue riche de son hétérogénéité, s’est perpétuée aussi au travers des dictionnaristes qu’on pourrait dire « non-alignés » - à vrai dire plus nombreux qu’on ne s’y attendrait, surtout dans les années 1650, où les «-Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler-»-: les poètes burlesques et la langue 295 <?page no="296"?> 57 Paris, 1640. 58 Paris, R.-Ballard, 1654. 59 P.-Pellisson, t.-1, p.-79. 60 Saint-Amant, « Les Pourvus bachiques. Caprice », Les Œuvres. Seconde partie [1643], Œuvres, II, p. 218-219. Crevaille : débauche de nourriture ; piot : vin (terme argotique) ; chinquer-: boire en débauche. Curiosités françaises, pour servir de complément aux dictionnaires, ou recueil de plusieurs belles propriétés, avec une infinité de proverbes et de quolibets pour l’explication de toutes sortes de livres 57 d’Antoine Oudin semblent avoir mis à la mode les «-proverbes-»-: le roi ne danse-t-il pas un Ballet des proverbes attribué à Benserade 58 -? En fait, dès 1637, Saint-Amant avait tenté d’intervenir auprès de l’Académie en faveur d’une option libérale de la langue : Pellisson rapporte que, selon les registres de l’Académie, celui-ci avait obtenu d’être dispensé de discours académiques, à la charge qu’il ferait, comme il s’y était offert lui-même, la partie comique du Dictionnaire, et qu’il recueillerait les termes grotesques, c’est-à-dire, comme nous parlerions aujourd’hui, burlesques 59 . Mais sa proposition est restée sans suite, d’où peut-être la strophe des « Pourvus bachiques-» qui vise les tentatives puristes-: Que le Barreau reçoive, ou non, Les règles de l’Académie-; Que sur un verbe, ou sur un nom, Elle jase une heure et demie-; Qu’on berne adonc, car, et m’amie, Nul ne s’en doit estomaquer, Pourvu qu’on sauve d’infamie Crevaille, piot, et chinquer 60 . Un peu plus tard, la requête de Ménage est citée par Pierre Borel, dans son Trésor de recherches et antiquités gauloises et françaises. Il y manifeste lui aussi une forme de résistance « aux sévères Censeurs, dont notre Siècle n’est que trop rempli-», résistance conjointement érudite et mondaine : il ajoute en effet à la liste des profits savants de son dictionnaire de la langue médiévale qu’il sera extrêmement utile à ceux qui voudront composer des Vers Burlesques, puisqu’ils y trouveront des mots très propres à leur dessein. 296 Claudine N É D E L E C <?page no="297"?> 61 Pierre Borel, Trésor de recherches et antiquités gauloises et françaises, Paris, A. Courbé, 1655, Épître « À Monsieur Conrart, conseiller et secrétaire du roi », et « Préface », n. p. 62 Ibid., n.-p. 63 Voir Marine Roy-Garibal, Le Parnasse et le palais : l’œuvre de Furetière et la genèse du premier dictionnaire encyclopédique en langue française, 1649-1690, Paris, Champion, 2006. 64 A.-Furetière, Le Voyage de Mercure, p.-94. 65 Antoine Furetière, Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Ềloquence (1658), éd. Mathilde Bombart et Nicolas Schapira, Toulouse, Société de Littératures classiques, 2004, p.-44. 66 Amsterdam, P. Brunel, 1687. Voir Claudine Nédelec, « Les Couches de l’Académie : Furetière entre institution et dissidence », dans Autour de Cyrano de Bergerac. Dissidents, excentriques et marginaux de l’Âge classique. Bouquet offert à Madeleine Alcover, Patricia Harry, Alain Mothu et Philippe Sellier éds., Paris, Champion, 2006, p.-215-235. 67 Voir Claudine Nédelec, « Le burlesque dans le Furetière », Littératures classiques, n° 47, hiver 2003, p.- 273-286. Enfin on peut aussi trouver du divertissement à composer des Ouvrages de raillerie en ce vieux langage de nos pères, ainsi que l’a fait M. Voiture avec ses amis 61 . Et il termine son ouvrage par des « Vers à l’imitation des Anciens », c’est-à-dire «-en vieux langage 62 -». Il n’est pas insignifiant que Furetière commence sa carrière par des travestis‐ sements burlesques 63 . Dans la « Préface ou Épître dédicatoire à personne » de son Voyage de Mercure, il reconnaît qu’on Dit que mes vers sont trop obscurs, Sont mal polis, ou sont trop durs, Que la fable est sans vraisemblance, Que j’écris avec négligence, Et qu’enfin je n’observe pas Les Remarques de Vaugelas 64 . Et alors ? A-t-on assez souligné que le «-Traité de pacification-» qui conclut sa Nouvelle allégorique commence par cet article : « Premièrement qu’il y aurait désormais partout liberté de conscience pour le langage, et que Galimatias aurait libre exercice et fonction de sa Charge 65 -» ? Dans sa bataille au sujet du dictionnaire, il revient au burlesque dans le Plan et dessein du Poème allégorique et tragico-burlesque, intitulé Les Couches de l’Académie 66 , monstre extravagant combinant non seulement vers et prose, mais toutes sortes de genres, de lexiques et de tons, machine de guerre « tragico-burlesque » contre l’Académie… Et dans les exemples de son Dictionnaire comme dans ses copieuses listes de «-on dit burlesquement », « on dit en burlesque », « on dit dans le burlesque 67 », Furetière témoigne bien qu’il considère que cette option esthétique fait partie «-Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler-»-: les poètes burlesques et la langue 297 <?page no="298"?> 68 Paris, Vve de J. B.-Coignard et J. B.-Coignard, 1694. 69 Bruxelles, F.-Foppens, 1696 («-Avertissement-», n.-p.). 70 On retrouve là l’attitude d’Antoine Oudin, préfaçant ses Curiosités françaises comme s’il s’agissait du recueil de tout ce qu’il ne faut pas écrire… 71 Pierre Richelet, Dictionnaire français contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue française : ses expressions propres, figurées et burlesques […], Genève, J.-H.-Widerhold, 1680. 72 Puisque Richelet ne cesse de dire qu’il tire son dictionnaire de l’usage et des bons auteurs (dans son sous-titre, dans la dédicace et dans son « Avertissement »). Parmi eux, figurent Saint-Amant, Sarasin, Boisrobert, Scarron, Voiture… 73 Boileau, dans sa « Satire VIII » [Satires du sieur D***, 1668] fait parler un âne : « Que dit-il quand il voit, avec la mort en trousse, / Courir chez un malade un Assassin en housse » (éd. Charles-H.-Boudhors, Satires, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p.-65, v.-291-292). 74 P.-Richelet, Dictionnaire français, s.-v. trousse (p.-496). d’une tendance « normale » de la langue : piot, crevaille et chinquer (les trois mots dont Saint-Amant demandait le sauvetage) sont dans son dictionnaire. Mais piot et chinquer sont aussi, il faut le dire, dans le premier Dictionnaire de l’Académie française 68 , avec cette mention « il est bas ». Ce qui fait dire à l’auteur du Dictionnaire des Halles, ou extrait du dictionnaire de l’Académie française, que, bien loin de s’en tenir «-à la langue commune, telle qu’elle est dans le commerce des honnêtes gens-», l’Académie a emprunté sagement des Halles tous les proverbes qui y sont en usage, et elle a consulté apparemment les Harengères qui excellent dans ce langage. […] Ainsi Jocrisse qui mène les poules pisser est sous poule et sous pisser 69 . Il s’est alors proposé d’en faire un extrait pour être encore plus utile à « la canaille » et à la « populace »… Satire du dictionnaire de l’Académie, ou procédé retors pour constituer un dictionnaire hétérodoxe 70 -? De son côté, Richelet avait entendu rendre compte des « expressions propres, figurées et burlesques 71 » de la langue française, promotion extraordinaire du burlesque, mis au rang de fait de langue majeur, et pratiqué par les meilleurs 72 , ainsi de Boileau-: Ces vers 73 sont tout à fait plaisants et renferment une nouvelle et ingénieuse manière de s’exprimer et ils veulent dire [ : ] que dit l’âne quand il voit Guilot Finot, ou quelque autre Médecin d’eau douce, juché sur une mule qui va assassiner de son ordonnance un pauvre malade [-? ] 74 . Où Richelet rivalise de burlesque avec Boileau… D’ailleurs, en 1689, il men‐ tionne, dans ses Plus belles lettres des meilleurs auteurs français, « le Dictionnaire 298 Claudine N É D E L E C <?page no="299"?> 75 P. Richelet, Les plus belles lettres des meilleurs auteurs français, Lyon, B. Bailly, 1689, p.-68. 76 Amsterdam, M. C. Le Cène, 1718 ; éd. Monica Barsi, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial (1718-1786), Paris, Champion, 2003, p.-XVII. 77 Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, Paris, A.-Pralard, 1688 (3 ème éd.), p.-284. Burlesque que je ferai peut-être bientôt imprimer 75 -». Philibert Joseph Le Roux semble avoir pu utiliser ses notes pour son Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial. Avec une Explication très fidèle de toutes les manières de parler Burlesques, Comiques, Libres, Satyriques, Critiques et Proverbiales, qui se peuvent rencontrer dans les meilleurs Auteurs, tant Anciens que Modernes 76 . Au fond, les tenants du bon usage avaient peut-être bien raison de craindre que les burlesques ne mettent en valeur, auprès des nouveaux publics volontiers railleurs envers les doctes, une langue singulière, aussi hétéroclite que virtuose. Voilà ce qu’on risque à déclarer : « On donne toute liberté aux Poètes, ils ne s’assujettissent point aux lois de l’usage commun, et ils se font un nouveau langage 77 » - même si Lamy corrige immédiatement en disant que c’est seulement si les sujets sont élevés. Les poètes burlesques, en attirant l’attention sur leur virtuosité de manieurs de mots, en combinant mots bas, mots de gueule, mots pédants, mots techniques, mots provinciaux, mots archaïques (populaires ou élevés), et mots nobles, « proverbes » et métaphores, sans compter de nombreuses fabrications de mots et toutes les figures de l’ambiguïté et de l’équivoque, récusent la soumission à un usage, quel qu’il soit ; si bien que la langue des poètes burlesques n’est pas vraiment, et même vraiment pas, une langue où coïncideraient le dire et le dit. C’est au contraire une langue «-hors d’usage-», dont il s’agit de faire jouir, une langue riche, nombreuse, variée, en liberté - champ d’expérimentations qui n’a rien à voir avec la langue de tous les jours, et pas plus avec le dépouillement d’un style simple qu’avec l’élégance nette et épurée d’un style élevé bien compris ! Cela parfois, et même souvent, au détriment de la clarté ou de l’intelligibilité. La poésie burlesque se conçoit comme poétique en tant que mixte « hétéroclite » d’usages (au pluriel, comme le réclamait Sorel dans le Rôle des présentations), jusqu’à l’absurde et la poésie sonore… anti-malherbienne, donc, et ce au long cours. Il ne s’agit pas pour eux d’enrichir la langue poétique comme le suggérait la Pléiade, mais de faire prévaloir l’hétérogénéité et l’altérité comme valeurs poétiques, de mettre en évidence un « je » auteur « maître de la langue », qui propose à son lecteur de jouir du plaisir de la transgression des hiérarchies «-Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler-»-: les poètes burlesques et la langue 299 <?page no="300"?> 78 Jacques Dürrenmatt, « Les dérives du lexique ‟poétique” », dans Langue littéraire et changements linguistiques, Françoise Berlan éd., Paris, PuPS, 2006, p.-33-44, p.-34. 79 Ibid., p.-36. 80 J.-Leclerc, «-Introduction-», L’Antiquité travestie, p.-11. 81 Pierre de Ronsard, « Contre les bûcherons de la forêt de Gastine » (Élégies, XXIV). Voir Claudine Nédelec, « La poésie burlesque au XVII e siècle : dévoyer la langue des dieux ou jouer de toutes ‟les langues de la lyre” ? », dans Trouver une langue/ Finding a language, Adrian Grafe et Nicolas Wanlin éds., Arras, Artois Presses Université, 2019, p.-19-32. et des codes, esthétiques et moraux. Quitte à le faire en affectant de mépriser eux-mêmes la valeur (et la violence) de cette opération. L’ennui avec les poètes burlesques, c’est qu’ils ne sont guère théoriciens, et que les théoriciens les ignorent avec superbe ; ils ne « discutent » et ne disputent donc que peu - ou ironiquement. Pour autant, ils se manifestent nettement, par leurs pratiques, comme des contestataires de la tyrannie de « l’usage » - entendu en fait en un sens fort restreint et idéologiquement tout à fait élitiste. Seulement, on leur a très tôt dénié la qualité de « poètes » (c’est à peu près ce que propose Boileau), et encore plus fermement au XIX e siècle. Jacques Dürrenmatt, qui parle de « marque poétique faible 78 » en ce qui concerne le lexique de la poésie « comique », souligne sa rapide « dépoétisation 79 » dans les dictionnaires. Est-ce pour autant qu’encore aujourd’hui il faut les considérer comme trop peu nombreux, ou trop mineurs, pour en faire des acteurs de l’histoire de la poésie, et de l’histoire de la langue ? En fait, leur poésie est un « outil privilégié de revendication face aux tendances académiques à l’épuration, à l’appauvrissement du vocabulaire et à l’homogénéisation de la parole » ; son étude est historiquement utile, en ce qu’elle brise nos représentations mythiques d’« une langue classique uniquement préoccupée de bon goût et de bel usage 80 », et nous donne accès à un véritable trésor linguistique, comme le prouvent les copieux glossaires dont on est aujourd’hui obligé d’accompagner leurs rééditions. Car, comme le dictionnariste Furetière, les poètes burlesques étaient convaincus que la langue, toute la langue, est un patrimoine : « Tout est bon chez elle, y rien à jeter » - au moins pour les poètes, appelés (pour le plus grand profit des lecteurs) à user «-de toutes les langues de la lyre 81 -». Bibliographie Sources Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Vve de J. B. Coignard et J. B. Coignard, 1694. Dictionnaire des Halles, ou extrait du dictionnaire de l’Académie française, Bruxelles, F.-Foppens, 1696. 300 Claudine N É D E L E C <?page no="301"?> [Benserade, Isaac de], Ballet des proverbes, Paris, R.-Ballard, 1654. Boileau, Nicolas, « Satire VIII » [1668], éd. Charles-H. Boudhors, Satires, Paris, Les Belles Lettres, 1966. Boileau, Nicolas, Art poétique [1674], éd. Charles-H.-Boudhors, Épîtres. Art poétique. Lutrin, Paris, Les Belles Lettres, 1967. Borel, Pierre, Trésor de recherches et antiquités gauloises et françaises, Paris, A.-Courbé, 1655. Chéreau, Olivier, Le Jargon ou langage de l’Argot reformé, Paris, Vve du Carroy, 2 nde édition, [1628]. Cyrano de Bergerac, L’Autre monde, éd. Jacques Prévot, Paris, Gallimard, 2004. Dassoucy, Charles, L’Ovide en belle humeur, de M r Dassoucy, enrichy de toutes ses figures burlesques, Paris, C.-de Sercy, 1650. Dassoucy, Charles, À son Altesse Sérénissime Madame Marguerite-Louise d’Orléans, sur son mariage avec son Altesse Sérénissime Cosme de Médicis, Prince de Toscane, Florence, En la nouvelle imprimerie, à l’Enseigne de l’Étoile, 1661. Dassoucy, Charles, Les Rimes redoublées de Monsieur Dassoucy, Paris, C.-Nego, 1671. Dassoucy, Charles, Les Aventures d’Italie [1677], éd. Jacques Prévot, Libertins du XVII e siècle, t.-1, Paris, Gallimard, 1998. Dupleix, Simon, Liberté de la langue française dans sa pureté [1651], Genève, Slatkine, 1973. Furetière, Antoine, L’Énéide travestie. Livre quatrième. Contenant les amours d’Énée et de Didon, Paris, A.-Courbé, 1649. Furetière, Antoine, Le Voyage de Mercure [1653] et autres satires, éd. Jean Leclerc, Paris, Hermann, 2014. Furetière, Antoine, Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Ềloquence (1658), éds. Mathilde Bombart et Nicolas Schapira, Toulouse, Société de Littératures classiques, 2004. Furetière, Antoine, Plan et dessein du poème allégorique et tragico-burlesque, intitulé Les Couches de l’Académie. Par Messire Antoine Furetière, Abbé de Chalivoy, de l’Académie française, Amsterdam, P.-Brunel, 1687. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel […], La Haye/ Rotterdam, A.-et R.-Leers, 1690. Guez de Balzac, Jean-Louis, «-Entretien sur le stile burlesque-», Les Entretiens de feu Monsieur de Balzac, Paris, A.-Courbé, 1657-; éd. Bernard Beugnot, Paris, Didier, 1972, 2 vol., t.-2. [Laffemas, Laurent de], Claude Petit-Jehan, Virgile goguenard ou Le douzième livre de l’Énéide travesti (puisque travesti y a), Paris, A.-de Sommaville, 1652. Lamy, Bernard, La Rhétorique ou l’art de parler, Paris, A.-Pralard, 1688 (3 ème éd.). «-Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler-»-: les poètes burlesques et la langue 301 <?page no="302"?> Le Roux, Philibert Joseph, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial, Amsterdam, M. C. Le Cène, 1718 ; éd. Monica Barsi, Paris, Champion, 2003 [1718-1786]. Ménage, Gilles, Requête présentée par les dictionnaires, à Messieurs de l’Académie pour la réformation de la Langue française, « imprimé [sic] l’An de la Réforme », s.l.n.d. ; autre édition, sous un autre titre-: Le Parnasse alarmé, Paris, 1649. Nouguier, Monsieur de, Le Jason incognito [1650], éd. Jean Leclerc, L’Antiquité travestie. Anthologie de poésie burlesque (1644-1658), Québec, Presses de l’Université Laval, 2010. Oudin, Antoine, Curiosités françaises, pour servir de complément aux dictionnaires, ou recueil de plusieurs belles propriétés, avec une infinité de proverbes et de quolibets pour l’explication de toutes sortes de livres, Paris, 1640. Pellisson, Paul, Histoire de l’Académie française [1652], Paris, Didier, 1858, 2 vol., t.-1. Perrault, Charles, Parallèle des anciens et des modernes [2 ème éd. en 4 t., 1692-1697], Genève, Slatkine, 1979 [Parallèle […] en ce qui regarde la poésie]. Richelet, Pierre, Dictionnaire français contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue française-: ses expressions propres, figurées et burlesques […], Genève, J.-H.-Widerhold, 1680. Richelet, Pierre, Les plus belles lettres des meilleurs auteurs français, Lyon, B. Bailly, 1689. Saint-Amant, Marc Antoine Girard, sieur de, Œuvres, éds. J. Bailbé et Jean Lagny, Paris, Didier, 1967-1979, 5 vol., t. II (Le Passage de Gibraltar [1640] ; Les Œuvres. Seconde partie [1643]). Saint-Évremond, Charles de, La Comédie des Académistes, pour la réformation de la Langue française, pièce comique, «-imprimé l’an de la Réforme-», [Rouen, L.-Maurry, 1650]-; La Comédie des Académistes, éds. Jacques Schérer et Jacques Truchet, Théâtre du XVII e siècle, t.-II, Paris, Gallimard, 1986. Sarasin, Jean-François, «-Galanterie à une dame à qui on avait donné en raillant le nom de souris-» [vers 1648-? ], Œuvres, Paris, A.-Courbé, 1656, «-Poésies-», p.-25-33. Scarron, Paul, Requête du petit Scarron au Grand Cardinal [1643], éds. Jean Leclerc et Claudine Nédelec, Recueil de quelques vers burlesques. Une anthologie, Paris, Classiques Garnier, 2021, p.-147-149. Scarron, Paul, Le Virgile travesti [1648-1659], éd. Jean Serroy, Paris, Garnier, 1988. Scudéry, Madeleine de, Clélie, histoire romaine [1654-1660], Genève, Slatkine, 1973 (t.-8, 4 ème partie, livre II, «-Histoire d’Hésiode-»). [Sorel, Charles], Rôle des présentations faites aux grands jours de l’éloquence française. Première assise. Lundi 13 de mars, 1634, s.l.-; réédité, avec de sensibles modifications, avec La Comédie des Académistes, voir supra. Vaugelas, Claude Favre de, Remarques sur la langue française […], Paris, Vve J.-Camusat et P.-Le Petit, 1647. 302 Claudine N É D E L E C <?page no="303"?> Études Couffignal, Gilles, «-La question des dialectalismes et la définition de la langue chez Pierre Laudun d’Aigaliers et Pierre de Deimier-», Nadia Cernagora, Emmanuelle Mortgat-Longuet, Guillaume Peureux éds., Arts de poésie et traités du vers français. Langue, poème, société (fin X V Ie - X V I Ie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 153-170. Dürrenmatt, Jacques, « Les dérives du lexique ‟poétique” », Françoise Berlan éd., Langue littéraire et changements linguistiques, Paris, PuPS, 2006, p.-33-44. Hennig, Jean-Luc, Dassoucy et les garçons, Paris, Fayard, 2011. Leclerc, Jean, « La bibliothèque humaniste du Virgile goguenard-», Claudine Nédelec éd., Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, Arras, Artois Presses Université, 2009, p.-271-293. Leclerc, Jean, «-Introduction-», L’Antiquité travestie, voir supra. Leclerc, Jean, «-Préface-», Le Voyage de Mercure, voir supra. Nédelec, Claudine, « Le burlesque dans le Furetière », Littératures classiques, n° 47, hiver 2003, p.- 273-286. Nédelec, Claudine, Les États et empires du burlesque, Paris, Champion, 2004. Nédelec, Claudine, «-“Deffenses de le faire sans attestation”-: une représentation allégorique de la langue par Charles Sorel », Littératures classiques, « Les langages au XVII e siècle-», n°-50, print. 2004, p.-197-211. Nédelec, Claudine, «-Les Couches de l’Académie-: Furetière entre institution et dissi‐ dence-», Patricia Harry, Alain Mothu et Philippe Sellier éds., Autour de Cyrano de Bergerac. Dissidents, excentriques et marginaux de l’Âge classique. Bouquet offert à Madeleine Alcover, Paris, Champion, 2006, p.-215-235. Nédelec, Claudine, «-La poésie burlesque au XVII e siècle-: dévoyer la langue des dieux ou jouer de toutes ‟les langues de la lyre”-? -», Adrian Grafe et Nicolas Wanlin éds., Trouver une langue/ Finding a language, Arras, Artois Presses Université, 2019, p. 19-32. Roy-Garibal, Marine, Le Parnasse et le palais : l’œuvre de Furetière et la genèse du premier dictionnaire encyclopédique en langue française, 1649-1690, Paris, Champion, 2006. Tonolo, Sophie, « Poésie et détermination de la langue chez Richelet. Étude de l’influence de La Versification françoise sur le Dictionnaire à travers les exemples poétiques », Arts de poésie et traités du vers français […], voir supra, p.-191-208. «-Écrire d’une façon, que personne n’oserait parler-»-: les poètes burlesques et la langue 303 <?page no="305"?> 1 Pour une présentation théorique de la notion d’« anagrammatisation », proche par plusieurs aspects d’une « allitération généralisée », voir Jean Starobinski, Les Mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971. Pour une critique de son application dans les études littéraires, voir Paul Delbouille, Poésies et sonorités. 2., Paris, Les Belles Lettres, 1984, p.-147-184. La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au- XVII e -siècle : quelques hypothèses et éléments de réflexion Philippe C H O M É T Y Université Toulouse - Jean Jaurès, Patrimoine, Littérature, Histoire (EA 4601), Équipe Littérature et Herméneutique Le terme d’anagramme au sens strict désigne, d’après le dictionnaire de l’Aca‐ démie française (1694), l’« arrangement des lettres du nom d’une personne en sorte qu’elles fassent un autre sens. » Tout le monde sait que Marie est l’anagramme d’aimer - et vice versa. D’après la définition qu’en donne Furetière, dans son Dictionnaire universel (1690), le mécanisme anagrammatique suppose la « transposition des lettres de quelque nom, dont on fait tant de combinaisons, qu’à la fin on y trouve quelque mot ou dicton qui est à l’avantage de celui à qui on l’adresse ». Ainsi Pierre de Ronsard se change-t-il, par le miracle de l’anagrammatisme (selon la terminologie encore en vigueur au XVIIe siècle), en «-rose de Pindare-». Si l’anagramme est un jeu essentiellement graphique, conduisant à postuler l’existence de « mots sous les mots », voire d’une langue sous la langue, l’anagrammatisation au sens saussurien correspond bien plutôt au phénomène de dissémination, voire de prolifération, au sein d’un texte, des éléments phoniques constitutifs d’un « mot-thème » considéré comme particulièrement important pour la compréhension d’une œuvre 1 . Par exemple l’écho du nom grec de la déesse Aphrodite, d’après l’intuition qu’en a Saussure, se ferait entendre dans le chant I du De rerum natura de Lucrèce. C’est la raison pour laquelle, dans <?page no="306"?> 2 Jean Starobinski, ibid., p.-36. 3 Voir Daniel Heller-Roazen, Langues obscures, trad. Fr. et P. Chemla, Paris, Éditions du Seuil, 2017, p.-125-150. 4 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 233. 5 Jean Starobinski, op. cit., p.-134. 6 Fernand Hallyn, « L’anagramme et ses styles au X V I Ie siècle », Littératures classiques, n o -28, 1996, p.-239. 7 Voir Fernand Hallyn, « Puteanus sur l’anagramme », Humanistica Lovaniensia, n o 49, 2000, p.-256. nombre de travaux récents sur la « science de la forme vocale des mots 2 -» - qui toucherait aux racines archaïques de la poésie latine et, par-delà, à une poésie indo-européenne originelle -, on souligne que le procédé peut se décrire sous la désignation d’«-anaphone 3 -». La présente étude se propose de déterminer dans quelle mesure la réversion anagrammatique, envisagée comme un processus de production du texte poé‐ tique, volontiers pratiquée par les poètes de la Renaissance (Du Bellay prône son usage dans la Défense et illustration de la langue française), y compris dans la poésie néolatine (l’humaniste Jean Dorat étant considéré comme l’introducteur de l’anagramme en France), tout en s’accordant avec les règles de la Cabale (selon la méthode de lecture du texte biblique connue sous le nom de témoura, « permutation de lettres »), trouve de féconds prolongements au XVIIe siècle, selon des modalités certes différentes du siècle précédent. Et sur un plan plus complexe, il s’agira, en interrogeant la définition jakobsienne du vers comme « figure phonique récurrente 4 », et en reprenant sur nouveaux frais l’hypothèse saussurienne de la « paraphrase phonique 5 », de constater la présence d’anagrammatisation, volontaire ou inconsciente, dans la poésie du XVIIe siècle. Un auteur surtout sera mis à contribution : le poète anagrammatiste Pierre de Saint-Louis. On espère ainsi contribuer à éclairer certaines démarches poétiques qui affectent la langue en la prenant pour objet. Le discrédit de l’anagramme au XVII e siècle-? Il convient en premier lieu d’aborder l’anagramme en termes de contextualisa‐ tion historique. Fernand Hallyn est l’auteur de l’un des rares articles consacrés à la question. Son constat est sans ambiguïté : « la vogue de l’anagramme, qui commence avec Dorat, décroît à peine au XVIIe -siècle 6 .-» Et il ajoute en un autre endroit : « Au XVIIe siècle, une passion pour la permutation des lettres et de mots se rencontre un peu partout en Europe 7 . » La série d’exemples qu’il fournit à l’appui de ces affirmations, qu’il est impossible de reproduire ici, permet de conclure que quantité d’auteurs, usant de procédés hérités de la double 306 Philippe C H O M É T Y <?page no="307"?> 8 Antoine Furetière y fait allusion dans sa Nouvelle allégorique [1658], éd. Mathilde Bom‐ bart et Nicolas-Schapira, Toulouse, Société de littératures classiques, 2004, p.-11. 9 Fernand Hallyn, « L’anagramme et ses styles… », op. cit., p.-241. 10 Ibid., p.-142 11 Pierre de Deimier, L’Académie de l’art poétique, Paris, J. de Bordeaux, 1610, p.-261. 12 Guillaume Colletet, « Contre les anagrammes », Épigrammes, Paris, L. Chamhoudry, 1653, p.-22. 13 Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène [1671], éd. Bernard Beugnot et Gilles Declercq, Paris, Champion, 2003, p.-116. tradition hébraïque et gréco-latine, et remis au goût du jour par l’humanisme rhétorico-littéraire du XVIe siècle, se sont laissés inspirer par ce qu’il faut bien appeler une fureur anagrammatique. Thomas Billon et Jean Douet en sont sans doute les représentants les plus remarquables dans la première moitié du XVIIe -siècle 8 . L’anagramme fait aussi l’objet de considérations définitionnelles tout au long de l’âge classique. Laudun d’Aigaliers (1597), Dobert (1646) et Phérotée de La Croix (1675) livrent une base conceptuelle, en se contentant cependant d’indications assez générales. Quant aux lettrés néolatins, Reusner (1602), Omineis (1640), Genuino (1633), Puteanus (1643), Ceslpirius (1713), etc., héritiers de l’érudition humaniste, ils sont autant de jalons d’un effort théorique constant qui traverse le XVIIe siècle. Cette mode de l’anagramme, qui se répand dans le royaume d’Éloquence (pour le dire à la manière de Furetière dans sa Nouvelle allégorique), n’est pourtant pas tout à fait consacrée. Fernand Hallyn note que « toute cette production [est] due à des écrivains mineurs 9 ». Elle est déjà considérée à l’époque comme un signe de mauvais goût, de pédantisme. Elle entraîne tous ceux qui s’y adonnent à servir dans les rangs du prince Galimatias. Aussi « la critique devient-elle de plus en plus sévère 10 ». Aux yeux de Pierre de Deimier, les anagrammatistes « s’alambiquent le cerveau à l’entour de conceptions monstrueuses et chimériques 11 . » Guillaume Colletet ne dit pas autre chose-: -«-tous ces renverseurs de noms/ Ont la cervelle renversée 12 .-»- En un temps où le beau langage ressemble de plus en plus « à une eau pure et nette qui n’a point de goût 13 », l’opération de cryptage (ou de déchiffrage, selon la perspective retenue) que suppose l’art anagrammatique - qui peut se rapporter à divers jeux rhétoriques comme le palindrome, l’acrostiche, le rébus ou le logogriphe - ne peut plus servir d’ornement poétique satisfaisant. Alors même qu’au XVIIe siècle la poésie se rattache, dans une mesure importante, au domaine de la seconde rhétorique, l’anagramme envisagée comme une figure de l’elocutio se voit rejetée du côté du discours obscur, de l’équivoque, des excès du langage. Elle n’est bien sûr pas la seule dans ce cas. Au nom de la transparence La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle 307 <?page no="308"?> 14 Yves Giraud, « Le goût classique et la pointe », dans Christian Wentzlaff-Eggebert (éd.), Le Langage littéraire au X V I Ie siècle, Tübingen, G. Narr, 1991, p.-106. 15 Antoine Phérotée de La Croix, L’Art de la poésie française et latine, Lyon, Th. Amaulry, 1675, p.-100. 16 Bernard de La Monnoye, note au huitain X X I V de Mellin de Saint-Gelais, Œuvres complètes. II, éd. P. Blanchemain, Paris, P. Daffis, 1873, p. 62. Sur le prestige poétique de l’anagramme au X V Ie siècle, voir : Jacqueline Risset, L’Anagramme du Désir. Sur la Délie de Maurice Scève, Rome, M. Bulzoni, 1971 ; François Rigolot, Poétique et onomastique, Genève, Droz, 1977 ; Michel Simonin, «-Pierre Ronsard et l’anagramme-: sur le quatrain à Michel Lecomte » [1987], L’Encre et la Lumière. Quarante-sept articles (1976-2000), Genève, Droz, 2004, p. 351-372 ; Fernand Hallyn, « Jean Dorat et l’anagramme : ressource poétique et problème herméneutique », dans Christine de Buzon et Jean-Eudes Girot (éd.), Jean Dorat. Poète humaniste de la Renaissance, Genève, Droz, 2006, p. 412-431 ; Marie-Luce Demonet, « L’anagrammatisme à la Renaissance en France : chiffre ou secret de Polichinelle ? », Literaturwissenschaftliches Jahrbuch, n o 49, 2008, p.-111-128. 17 Pierre Richelet, Dictionnaire de la langue française [1680], éd. Cl.-P. Goujet, Lyon, Duplain frères, 1759, p. 125. Pour une histoire succincte de la figure, voir Pierre-Yves Testenoire, Les Anagrammes, Paris, PUF, 2021, p.-11-52. 18 Louis-Henry de Rouvière, Voyage du tour de la France, Paris, É.-Ganeau, 1713, p.-492. 19 Fernand Hallyn, « L’anagramme et ses styles… », op. cit., p.-244. classique, de manière beaucoup plus générale, la condamnation « porte sur les jeux de mots (homonymie, homophonie, paronomase) 14 -». Bref, qu’elle apparaisse de manière autonome, ou bien associée à un texte - « on doit bien exprimer l’anagramme par un sonnet, ou autre espèce de poésie-», précise Phérotée de La Croix 15 -, l’anagramme perd de sa consistance, de sa puissance. Elle qui, dans l’épistémè de la Renaissance (pour parler comme Michel Foucault), était liée aux origines divinatoires de la poésie, portant à une réflexion sur l’origine de la langue, a désormais l’air de «-peu de chose 16 -». Son rejet s’accuse encore davantage au siècle des Lumières en se fondant sur une critique d’inspiration rationaliste. L’anagramme n’est plus guère perçue que comme une insulte à l’intelligence : « [Elle] est une des plus grandes inepties de l’esprit humain 17 -». Les jeux ne sont pourtant pas faits. Il n’est pas sûr que son prestige poétique soit complètement détruit. Jusqu’au terme du règne de Louis XIV, l’anagramme résiste, comme en témoigne un observateur : « Je sais bien comment on regarde ces petits jeux d’esprit ; je ne leur veux pas donner plus de relief qu’ils n’en méritent ; mais il y a anagramme et anagramme : il y en a d’heureuses qui ont du sel, et qu’il ne faut pas mépriser 18 . » En quoi consiste le « sel » de l’anagramme ? Celle-ci ne visant plus à « remonter à l’origine d’une nomination motivée », comme cela se pratiquait au XVIe siècle, elle ne peut plus jouer le rôle d’un « instrument herméneutique 19 ». Aussi Fernand Hallyn estime-t-il 308 Philippe C H O M É T Y <?page no="309"?> 20 Ibid., p.-242. 21 Ibid., p. 243. Sur la manière de « transposer diversement » les lettres, voir Ernest Coumet, Mersenne, Frénicle, et l’élaboration de l’analyse combinatoire dans la première moitié du X V I Ie siècle, Œuvres. Tome 2, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2019, p.-305-328. 22 Ibid., p.-248. 23 Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997. 24 Line Cottegnies, « Jeux littéraires en France et en Angleterre au X V I Ie siècle - des salons parisiens à Aphra Behn », Études Épistémè, n o 39, 2021, en ligne : https: / / doi.org/ 10.400 0/ episteme.9443 25 Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d'une catégorie littéraire au X V I Ie siècle, Paris, Champion, 2001, p.-191. que la principale cause de son succès est à mettre en relation avec l’esthétique « baroque » de l’ostentation, conduisant à peu près jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Dans le processus de remaniement anagrammatique, « le mot devient Protée, intégré dans une poétique de la métamorphose maîtrisée 20 ». L’anagramme bascule du côté de la pointe, du trait ingénieux. En elle se concrétise une expérience de la langue comme émerveillement. Mais une autre raison est à considérer ici. Elle a trait aux relations entre littérature et sciences : « la vogue de l’anagramme est contemporaine d’un style de recherche scientifique : le XVIIe siècle est aussi la grande époque de la mathématique combinatoire, qui permet justement de calculer les possibilités linguistiques de productions anagrammatiques 21 . » Le mathématicien Marin Mersenne se préoccupe de savoir jusqu’à quel nombre peut se porter la permuta‐ tion des lettres d’un mot. Arrangements, inversions, variations : le traitement de l’anagramme s’intègre ainsi dans une rhétorique de la liste, du dénombrement et de la surenchère. Jean Douet publie, en 1647, une « centurie d’anagrammes » sur le nom de Louis XIV. C’est ce qui fait dire à Fernand Hallyn que les anagrammes au XVIIe siècle sont comparables à « des perles “baroques” dans un collier aux chatoiements à la fois bariolés et calculés 22 .-» Du point de vue des caractéristiques culturelles, il faut aussi tenir compte du contexte ludique dans lequel s’inscrit l’art de l’anagramme. Imprégnés de l’esprit précieux, les jeux phoniques, lettriques et métriques relèvent de la « poétique du loisir mondain » étudiée par Alain Génetiot 23 . L’anagramme prend place dès lors tout naturellement parmi les « jeux littéraires représentatifs de la galanterie française 24 » selon Line Cottegnies. Pour ne citer qu’un exemple, Malherbe compose pour la marquise de Rambouillet (Catherine de Vivonne) l’anagramme célèbre d’Arthénice. Ce beau nom d’Arthénice, avec tous les caractères d’un « baptême onomas‐ tique 25 » évocateur des enchantements de la galanterie pastorale, concourt La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle 309 <?page no="310"?> 26 Francis Goyet, « La preuve par l’anagramme. L’anagramme comme lieu propre au genre démonstratif-»,-Poétique, n°-46, 1981, p.-229-246. 27 Jean Starobinski, « Lettres et syllabes mobiles. Complément à la lecture des cahiers d’anagramme de Ferdinand de Saussure-», Littérature, n o 99, 1995, p.-8. 28 Entre autres exemples, Gaspard Laugier, Ludovici Magni Galliarum, et Navarræ regis, in‐ victi, triumphantis, et pacifici, elucubratio anagrammatica-historica, symbolis illustrata, Aix-en-Provence, Cl. Marchy, 1679. 29 Sur le fonctionnement de l’« anagramme mathématique » inventée par Catelan, voir Le Journal des savants, lundi 12 août 1680, p.-223-224. 30 Voir Carlo Ossola, « Les devins de la lettre et les masques du double : la diffusion de l’anagrammatisme à la Renaissance », Marie-Thérèse Jones-Davies (dir.), Devins et charlatans au temps de la Renaissance, Paris, Touzot, 1979, p.-127-157. indirectement à une rhétorique de l’éloge. C’est encore un aspect que l’on retrouve dans l’anagramme, comme le suggère Furetière : le mot obtenu par le renversement des lettres est « à l’avantage (ou au désavantage, c’est selon) de celui à qui on l’adresse ». En d’autres termes, l’anagramme présente des points communs avec le genre épidictique : elle sert à célébrer (ou bien à déprécier) par l’attribution d’un nom. On peut alors parler de « preuve par l’anagramme 26 ». Dans sa version élogieuse, l’anagramme traduit une valeur de beauté, de vérité, d’excellence morale : « Comme si le retournement des lettres et des phonèmes d’un nom tordait mieux les rameaux d’une couronne destinée à la personne louangée 27 .-» De Louis XIII à Louis XIV, en témoignage à la gloire du roi, cette pratique encomiastique, qui offre des affinités avec l’art des devises, conduit parfois à la publication, en français et en latin, d’ouvrages de prestige, superbement imprimés et illustrés 28 . Et, ce faisant, elle se réifie en production éditoriale de luxe. Elle donne aussi naissance à de nouvelles formes d’anagrammes issues des recherches dans l’art combinatoire. Ainsi François de Catelan s’avise-t-il de « confirmer par des démonstrations mathématiques » que les huit lettres de Louis XIV forment «-vrai héros 29 -». Aucune vertu oraculaire. C’est l’esprit géométrique en action. On voit par là qu’en ses diverses transformations, l’anagramme ressortit encore au « genre sérieux 30 » au XVIIe siècle. Si elle fait son entrée dans la sphère ludique de la galanterie, elle reste en même temps un jeu d’érudits, qui présente d’étroits liens de parenté avec la savante virtuosité des poètes alexandrins, des rhétoriqueurs ou de certains poètes dits baroques. Et si les signes d’une dévaluation se multiplient, elle continue de déployer ses séductions, soutenue tour à tour (ou simultanément) par une esthétique de l’ingéniosité verbale, une poétique du loisir mondain, une application des mathématiques combinatoires, une inscription dans la tradition épidictique. 310 Philippe C H O M É T Y <?page no="311"?> 31 Laurent Bordelon, Remarques ou Réflexions critiques, morales et historiques, Paris, A.-Seneuse, 1690, p.-93-94. 32 Jacques Basnage, L’Histoire et la religion des Juifs depuis Jésus-Christ jusqu’à présent. Tome second, Rotterdam, R. Leers, 1706, p.-993. 33 Pierre de Saint-Louis, La Magdeleine au désert de la Sainte-Baume en Provence, poème spirituel et chrétien, Lyon, J. Grégoire, 1668 ; L’Éliade, ou Triomphes et faits mémorables de saint Élie, patriarche des Carmes, Aix-en-Provence, A. Pontier, 1827. Désormais désignés par les abréviations Magd. et Él. Son rapport au mysticisme hébraïque n’est pas non plus négligeable. La Cabale a beau susciter de vives critiques au XVIIe siècle - comme de la part du polygraphe Laurent Bordelon, n’hésitant point à dire que « cette science n’est qu’un amusement de petits esprits 31 » -, des connaisseurs érudits soulignent la mise en jeu essentielle de la témoura pour méditer l’Écriture sainte. Ainsi Jacques Basnage, dans son Histoire des Juifs (1706), rappelle que l’anagramme n’est pas qu’une simple figure de permutation (désignée, en rhétorique, sous le nom général de métaplasme), mais qu’elle consiste plus fondamentalement à «-peser le nombre et la valeur des lettres 32 -». On n’en déduira pas pour autant que l’anagramme au XVIIe siècle a nécessai‐ rement la prétention de révéler quelque chose d’énigmatique, de mystérieux. On ne lui attribuera pas non plus une fonction prophétique. Il faut le répéter : le XVIIe siècle opère une démystification de l’anagramme. Si l’anagramme donne à penser, c’est d’abord et avant toute chose parce qu’elle relève d’un art de la surprise, de la merveille - ou, pour le dire mieux : de la trouvaille. À chaque fois que l’anagramme est utilisée ou, plus exactement, qu’elle s’avère excellente (ce qui n’est pas si fréquent), elle jette un éclair de signification. La vérité qui est en son fond surgit dans son évidence immédiate. C’est ce qui lui permet, par son mode de fonctionnement, de conserver intacte sa force d’attraction. Le poète extravagant Si l’on voulait hasarder une hypothèse sur un exemple absolument typique du pouvoir de signification de l’anagramme, on pourrait se pencher sur l’œuvre du poète provençal Jean-Louis Barthélemy (1626-1684), entré en religion sous le nom de Pierre de Saint-Louis. Le premier de ses poèmes est La Magdeleine (1668), sur la pécheresse repentie. Le second est L’Éliade (1827, posthume), à la gloire du prophète Élie 33 . C’est un corps de textes tout à fait singuliers. On y retrouve tous les procédés d’une anagrammatisation compulsive : anagramme littérale (par interversion de lettres), anagramme syllabique, allitérations, paronomases, isolexismes, polyptotes, échos phoniques, etc. - des pages qui semblent tout La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle 311 <?page no="312"?> 34 Fernand Hallyn, « L’anagramme et ses styles… », op. cit., p.-253. 35 Joseph-Nicolas Folard, «-La vie du P. Pierre de Saint-Louis-», Mercure de France, juillet 1750, p.-13. Cf. Él., «-Préface-», p.-X. 36 Magd., p.-7. 37 Ibid., p.-7, 113, 208. 38 Dominique Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, Paris, Vve de S. Mabre-Cramoisy, 1687, p.-123-124, 306-307. entières tendues par l’« exploration des potentialités poétiques 34 -» offertes par ces jeux verbaux. Si l’on en croit l’abbé Folard, notre poète aurait été initié, dès sa jeunesse - dans un style plus proche de l’exercice scolaire que de l’œuvre littéraire -, « à faire des rébus, des anagrammes, des logogriphes et autres pareilles choses où il se rendit un des plus habiles hommes de son temps 35 ». Et Pierre de Saint-Louis lui-même aime à se présenter ainsi, s’amusant « pour [se] mettre en renom/ Toujours morne et rêveur, à renverser un nom 36 -». À la suite de son entrée dans l’ordre du Carmel, Pierre de Saint-Louis renoue avec une conception sacrée de l’anagramme : « Ce n’est plus sur les noms, des seigneurs, ni des dames,/ Que je pense à trouver de justes anagrammes ». Dans sa dédicace À la très saincte Marie Magdeleine, il voit « l’image sacrée de l’amante transie-» ; dans le prénom de Marie, une prédestination : « L’amour lui vient de droit, son nom ne fait qu’aimer » ; et dans S. Marie Magdeleine, une vocation poétique : « Ma rime l’a désignée » 37 . D’une manière sans doute encore plus remarquable, L’Éliade ne fait que désigner Élie, le nommer, en développer le nom, envelopper le poème autour de son nom. Telle est du moins l’hypothèse que je vais brièvement esquisser. Mais, avant de l’exposer ici, il est bon de remarquer que ce long poème d’environ 2000 vers divisé en trois chants exacerbe un certain rapport à la langue ; et que ce qui l’a rendu illisible depuis longtemps, c’est précisément ce qui peut le rendre à nouveau lisible aujourd’hui. Il est alors intéressant de donner en préalable un aperçu de la fortune critique de Pierre de Saint-Louis. Son œuvre a constamment fait l’objet de jugements contradictoires, oscillant entre fascination et répulsion. Jusqu’à la fin de l’âge classique, les reproches se résument d’abord à dénoncer des comparaisons trop hardies, des pointes trop fréquentes, des expressions trop brillantes - en rapport avec une certaine conception de la langue poétique. Ainsi Dominique Bouhours juge-t-il La Magdeleine comme un poème « d’une délicatesse outrée », « au-dessus des règles, et d’une espèce particulière, qui ne laisse pas d’avoir son prix 38 ». Bernard de La Monnoye le présente comme une curiosité : « si l’on avait proposé un prix de poésie pour les vers où entrerait le phébus le plus raffiné, et le galimatias 312 Philippe C H O M É T Y <?page no="313"?> 39 Bernard de La Monnoye, Recueil de pièces choisies, tant en prose qu’en vers. I, Paris, P.-Fr. Émery, 1714, n.p. 40 Louis-Henry de Rouvière, op. cit., p.-361-362. 41 Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture. Seconde partie, Paris, P.-J.-Mariette, 1740 (4 e éd.), p.-15. 42 Le Journal des savants, avril 1757, p.-206. 43 César Chesneau Du Marsais, Des Tropes, Paris, David, 1757, p.-166. le plus exquis, le poème de la Magdeleine l’aurait infailliblement remporté 39 -». Louis-Henry de Rouvière-enfonce le clou : «-[Pierre de Saint-Louis] a suivi son enthousiasme sans se mettre beaucoup en peine de le régler. C’est ce qui l’a jeté fréquemment dans des expressions qui paraissent fort étranges 40 . » Alors qu’à propos du génie qui fait les poètes, l’abbé Dubos place Pierre Le Moyne et Pierre de Saint-Louis sur le même niveau (« deux esprits plein de verve, mais [une] imagination brûlée 41 »), le Journal des savants considère que l’auteur de La Magdeleine représente un cas-limite, et qu’on ne saurait voir dans son œuvre que « la production d’une imagination folle et indécente 42 ». Dans son Traité des tropes, Du Marsais cite La Magdeleine à plusieurs reprises : Ce poème est rempli de jeux de mots, et d’allusions si recherchées, que malgré le respect dû au sujet, et la bonne intention de l’auteur, il est difficile qu’en lisant cet ouvrage on ne soit point affecté comme on l’est à la lecture d’un ouvrage burlesque 43 . Augustin Pontier, en 1827, dans le prospectus qu’il rédige pour présenter son édition princeps de L’Éliade, en recommande la lecture comme un « moyen de délassement » (n.p.). C’est là un véritable précipité des jugements critiques portés sur Pierre de Saint-Louis depuis presque un siècle et demi : « les fronts les plus soucieux se dérideront » en raison d’« un talent particulier à cet auteur original, qu’il n’ambitionnait pas, et qui le distinguait de tous ses compétiteurs », à savoir « celui de causer un sentiment d’hilarité imprévu ». Et pour tous ceux que le burlesque involontaire de l’auteur de L’Éliade laisserait indifférents, la présentation de l’éditeur mentionne un ultime argument : ce poème pourra, aux heures de loisir, être mis sous les yeux d’une jeunesse studieuse et sage, qui apprendra, en s’amusant, sous la direction de ses maîtres, à éviter dans ses compositions littéraires la route du mauvais goût, et à se défier d’une imagination déréglée. Théophile Gautier, en militant du romantisme, ouvre une deuxième phase de la réception de Pierre de Saint-Louis. Il semble hésiter devant l’hénaurmité de son œuvre : La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle 313 <?page no="314"?> 44 Théophile Gautier, Les Grotesques, Paris, M. Lévy frères, 1853, p.-125-126. 45 Alfred-Philibert Soupé, « Des principaux essais épiques en France de 1590 à 1650 », Bulletin de l’Académie delphinale, 2 e -série, t.-I, 1856-1860, p.-99-103. 46 Louis de Laincel, Voyage humoristique dans le midi, Paris, A. Lemerre, 1869, p. 295 et 302. 47 Jean de Servières, « Un Provençal, prince de la poésie burlesque : le R. P. Pierre de Saint-Louis, carme déchaussé-», Provincia, t.-V, 1925, p.-170-228. 48 André Blanchard, La Poésie baroque et précieuse, Paris, Seghers, 1985, p.-20. 49 Yves Giraud, « Poètes provençaux du X V I Ie siècle chantres de la Madeleine », dans Ève Duperray (éd.), Marie Madeleine dans la mystique, les arts et les lettres, Paris, Beauchesne, 1989, p.-312. 50 Fernand Hallyn, « Un artifice de peu de poids : poésie expérimentale au X V I Ie siècle-»,-Théorie, Littérature, Enseignement, n o 10, 1992, p.-19-37. Le ridicule du père Pierre de Saint-Louis est un ridicule énorme et titanique qui n’admet aucune compassion […]. Pour pousser le mauvais aussi loin et avec un parti pris aussi complet, il faut une espèce de génie, déjeté et bossu il est vrai. Il finit par admettre dans une formule paradoxale : « c’est un détestable exquis 44 ». Alfred-Philibert Soupé, d’un esprit plus académique, prononce une condamnation sans appel : « C’est une page de plus à ajouter à l’histoire des aberrations de l’esprit humain. […] Il y a, çà et là, quelques vers brillants ; mais l’ensemble est détestable 45 ». Louis de Laincel, dès la même époque, prend l’exact contre-pied, non sans une dose d’humour : « C’est un chef-d’œuvre, vous dis-je, un chef-d’œuvre véritable et unique dans son genre […] le père Saint-Louis n’est point inférieur à Victor Hugo lui-même 46 . » Ce faisant, à la suite d’Augustin Pontier, dans le contexte de renouveau du Carmel français au XIXe siècle, il est le premier à vraiment s’intéresser à L’Éliade, plutôt qu’à La Magdeleine. Au début du XXe siècle, à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Pierre de Saint-Louis, Jean de Servières publie une étude pionnière, qui laisse cependant encore peu de place à L’Éliade 47 . À la faveur de la redécouverte de la poésie « baroque », André Blanchard restitue son rang à l’auteur de La Magdeleine : « il y a une telle abondance d’imagination, de verve, de cocasserie (involontaire ou consciente ? ) que le dédain n’est pas permis 48 -». À peu près à la même époque, Yves Giraud achève de le réhabiliter : « mais après tout, notre époque si friande de jeux linguistiques et phoniques, souvent élevés bien à tort au rang de procédés signifiants, devrait au moins dresser une statue à ce génial précurseur 49 -». On voit bien que, malgré ce renversement critique, qui doit beaucoup aux pratiques de la création oulipienne, ainsi qu’aux recherches sur les formes de « poésie expérimentale au XVIIe siècle 50 », le jugement reste encore marqué par l’ambiguïté. On constate également que la plupart des commentaires se 314 Philippe C H O M É T Y <?page no="315"?> 51 Voir Philippe Chométy, « L’Éliade, ou l’odyssée du savoir : science et poésie chez Pierre de Saint-Louis », dans Sylvie Requemora-Gros (dir.), Voyages, rencontres, échanges au X V I Ie siècle. Marseille Carrefour, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2017, p.-361-372. 52 Sur les circonstances d’écriture de L’Éliade (vision, changement de couvent, voyage à Lyon), voir Joseph-Nicolas Folard, op. cit. 53 L’expression est d’Antoine Dobert (Récréations littérales et mystérieuses, Lyon, Fr. de Masso, 1650, p.-310). 54 Él., p.-4, 7 et 22. rapportent à La Magdeleine, sans doute en raison de l’extrême rareté de la première édition de L’Éliade, la seule disponible, tirée à un très petit nombre d’exemplaires. L’Éliade est pourtant un texte plein de charmes. Il présente un grand intérêt pour l’histoire littéraire, du moins pour l’histoire des apparitions du prophète Élie dans la poésie religieuse au XVIIe siècle. Et ce n’est certes pas un hasard, à une époque dominée par la querelle du merveilleux chrétien et du merveilleux païen, indissociable de la querelle du sublime (conçu comme rapport à la langue), si Pierre de Saint-Louis porte son attention, en y mettant tout son charisme carmélitain, sur un personnage de prophète « semblable au feu », à la parole « enflammée comme une torche » (Siracide, 48, 1) 51 . C’est la raison pour laquelle je me focaliserai sur l’analyse de ce poème « enflammé », spectaculaire, plein de magnificence, qui lui aurait coûté huit ans de travail 52 . Et compte-tenu de l’importance que Pierre de Saint-Louis accorde à la langue en tant que matériau phonique, voire en tant que réservoir d’« anaphones », je ne retiendrai qu’un aspect qui me semble révélateur de sa méthode créative, en analysant sa manière de tisser un réseau de sonorités autour du nom d’Élie. Autour d’un «-beau nom sans pareil-» L’idée est que le nom d’Élie, envisagé comme un « hypogramme générateur » du texte (pour le dire comme Saussure), se retrouve dispersé dans plusieurs vers de L’Éliade. Pour essayer d’éprouver cette hypothèse, je propose de procéder à une petite «-anatomie anagrammatique 53 -» du poème. La présence du nom du prophète est d’abord effective. Celle-ci n’est en rien dissimulée. Outre sa naissance, ses nombreux miracles et son envol dans les cieux, dont il retrace l’histoire, Pierre de Saint-Louis invite à une réflexion explicite sur le mystère du nom d’Élie. On sait qu’à la fin de sa vie terrestre, Élie monte au ciel dans un «-tourbillon de feux étincelants-», sur un «-carrosse ardent tout doré de lumière-», sous les yeux de son «-fidèle Élisée 54 --». C’est un second Soleil qui se lève. Il mérite bien le nom que son père lui a donné-: La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle 315 <?page no="316"?> 55 Ibid., p.-7. 56 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, A. et R. Leers, La Haye, 1690, n.p. Le mot, orthographié sans h, est masculin au X V I Ie siècle. 57 Él., p.-48. Aussi lui donna-t-il ce beau nom sans pareil, Tout conforme à celui qui veut dire Soleil, Et chose merveilleuse, en le nommant Élie, Par cet autre Soleil fit voir un par-Élie 55 . Comme une transposition mystique du topos de la belle matineuse, adapté dans sa version masculine, l’homme-soleil éclaire le monde. Son nom de prophète, qui signifie le « seigneur Dieu » (en hébreu Eliiah), fait signe en lui du « feu » de la grâce divine. C’est d’ailleurs ce que fait entendre, par une étymologie «-toute conforme » (en réalité inexacte), le nom d’Hélios, dieu grec du Soleil. À cela s’ajoute une équivoque de mots. À partir de la combinaison de par (en latin, « pareil ») et Élie, solidarisés par le trait d’union, le prophète est désigné par un mot analogue à parhélie, du grec para (« auprès ») et hélios («-soleil-»), qui fait référence au «-météore qui paraît quelquefois au côté du Soleil par la réflexion de sa lumière dans une nuée 56 ». Dans cette opération, Élie est donc rendu comparable au Soleil. Mais là où le phénomène parhélique n’est qu’une illusion d’optique, le prophète apparaît, dans une sorte de rime-calembour, comme la seule image véritable du Soleil-: Qu’on ne nous parle plus d’aucun vrai parélie, Il ne s’en est point vu qu’au passage d’Élie-: Le ciel n’a point fait voir de prodiges pareils, Et le plus grand de tous, c’est d’avoir deux Soleils 57 . Par une série de similitudes et de jeux phoniques à valeur anagogique, on passe donc d’Élie au « vrai parélie », jusqu’à voir se produire un prodige (« le plus grand de tous ») qui préfigure, en véritable double du Christ, le lever du « Soleil de justice-» (Malachie, 4, 2) répandant sur toutes choses son éclat salvateur. Or ce réseau de significations autour du nom d’Élie s’étend à l’ensemble du poème. Il est une structure profonde du texte. Et il est probable qu’il relève d’une logique poétique volontaire. Comme le fait remarquer l’abbé Folard, Pierre de Saint-Louis tenait 316 Philippe C H O M É T Y <?page no="317"?> 58 Él., p. XXII-XXIII. L’anagramme signifie : « Il est du Carmel, il est dédié au Carmel ». L’ordre des Carmes, fondé en Palestine au X I Ie siècle, tire son nom du mont Carmel, où se sont fixés les religieux successeurs du prophète Élie. 59 Michael Riffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979. 60 Él., p.-43. 61 Étienne Binet, Recueil des œuvres spirituelles, Rouen, R. L’Allemant, 1627, p.-405. 62 Él., p.-2. pour certain, avec les rabbins cabalistiques dont il avait lu les livres, que le destin des hommes se trouvait marqué dans leurs noms, en preuve de quoi il citait le sien : Ludovicus Barthelemi, où il trouvait en latin, carmelo se devovet 58 . Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le nom d’Élie, envisagé comme un nom théophore, un mot clé et un noyau sémantique, fasse l’objet d’une attention très scrupuleuse de la part de Pierre de Saint-Louis qui le décompose, le transforme, le recompose avec d’autres mots. Sans aller jusqu’au paragramme de Michael Riffaterre, il apparaît nettement que Pierre de Saint-Louis fait de l’«-anagrammatisation généralisée-» un processus de «-production du texte 59 -» --ce qu’une analyse sémiotico-stylistique détaillée pourrait servir à démontrer. On se limitera à quelques exemples. Ici, (H)élie se réjouit de voir tous ses disciples diriger leur regard vers lui, comme autant de tournesols : « il est ravi de voir que chaque plante/ Est un héliotrope, ou bien un hélianthe 60 ». Là, Pierre de Saint-Louis se compare lui-même à un héliodrome, un oiseau « qui aime si éperdument le Soleil qu’il ne vit que pour le voir, et le suivre partout 61 -». Le préfixe héli(o), que l’on peut considérer comme une sorte de métonymie du prophète Élie, court à travers tout le texte, encourageant le lecteur, qui parvient à l’état de disciple (ou d’interprète), à suivre lui aussi le Soleil-Élie dans sa course. L’Éliade apparaît ainsi comme un poème (h)élio-centrique : il tourne autour de son axe (un « beau nom sans pareil »), comme autour du Soleil. Il se présente aussi comme un poème en sol majeur. En terminant son exorde par une invocation aux anges, traduisant sa volonté d’écrire sous l’inspiration de « célestes amphions », Pierre de Saint-Louis formule un vœu de type musical, finalement assez énigmatique : « Adoucissez mon chant avec votre bémol,/ Et faites que je puisse aller jusqu’à mon sol. » Si l’on devine sans difficulté que Pierre de Saint-Louis cherche à moduler son chant - on retrouve ici sans surprise le topos du poète-rossignol —, rien ne permet de comprendre le sens exact de sa demande. Jusqu’où souhaite-t-il aller-? À quoi renvoie «-son-» sol-? Voici la clé de la réponse : « Le sol dont j’ai parlé, c’est notre grand Élie,/ Devant lequel tout autre est moindre et s’humilie 62 . » Le sol, note dominante du poème. Le sol, solis (en latin, « soleil »), symbole du prophète. Le sol justitiae, épithète du Christ. La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle 317 <?page no="318"?> 63 Ibid., p.-23, 27, 39, 43, 49. Je souligne. 64 Ibid., p.-24, 27. 65 Ibid., p.-24. 66 Ibid., p.-25. 67 Pierre de la Mère de Dieu, « Préface », Les Fleurs du Carmel de France, Anvers, M. Parys, 1675, n. p. La correspondance est peut-être fortuite. Mais rien n’interdit de penser que le poème se fonde sur une isotopie solaire constante. Les mots plusieurs fois répétés de soleil, ciel et œil, où l’on discerne distincte‐ ment les lettres e, l et i du nom du prophète, suggèrent d’ailleurs par métaphore, et par une succession de jeux sur le signifiant, qu’Élie est l’œil du ciel, comme le Soleil est l’œil de Dieu : « Et ton Soleil, Élie […]/ Suis le donc pas à pas […]/ Tu n’y saurais rien voir sans ton œil,/ Et n’aurais qu’une nuit en perdant ton Soleil ». Et lorsqu’Élie monte aux cieux dans son char flamboyant, « comme une pyralide-», un « mont Gibel », il se métamorphose en oiseau de feu, en volcan « volant qui jette feux et flammes », en astre central, radieux, comme le montre l’arrangement des mots dans ce vers : « Le ciel pour voir partout ne veut pas un autre œil 63 ». L’apothéose d’Élie en « Soleil-œil du ciel » s’observe ainsi dans les replis du texte, comme une partie intégrante du processus d’écriture. Alliée au motif visuel (en particulier du Soleil), la répétition d’éléments linguistiques (phonèmes, syllabes, morphèmes) constitue parfois de véritables chaînes sonores. C’est le cas dans cette séquence de vers, à la fin du chant I, où l’on voit le prophète donner « partout l’exemple », faire tous les jours «-de nouvelles peuplades », faire naître des « fleurs » qu’il arrose « de pleurs 64 -».-De telles allitérations n’ont en elles-mêmes rien d’extraordinaire. Il suffit d’ouvrir le livre n’importe où pour tomber sur ces récurrences phoniques. Mais on peut les considérer comme des modulations harmoniques autour d’un point central - le nom d’Élie, qui fait sa réapparition dans le vers suivant : « Les plantes du Carmel ne sont que d’Éliades 65 ». Le sens en est au premier abord assez peu intelligible. Un certain nombre d’éléments sont à prendre en compte pour pouvoir l’interpréter. D’abord, il faut garder à l’esprit que le mont Carmel est chanté dans la Bible pour sa végétation luxuriante (Isaïe, 35, 1). Pierre de Saint-Louis exalte la beauté de son « solage plantureux 66 ». Ensuite, dans un sens allégorique bien connu des auteurs religieux, la variété des fleurs est une image de la « fécondité spirituelle des vertus 67 ». La mention des « plantes du Carmel » peut donc se comprendre comme une métaphore des « nouvelles peuplades » réunies autour du prophète Élie : nouveaux convertis, pieux cénobites, comme autant d’« (h)éliothropes » qui se tournent vers leur soleil. Ces « Éliades » (enfants spirituels d’Élie) présentent ainsi de lointaines analogies avec les 318 Philippe C H O M É T Y <?page no="319"?> 68 Él., p.-36. 69 Él., p.-22 et 36. 70 Ibid., p.-25, 27. 71 Ibid., p. XXII. 72 Ibid., p.-25. 73 Ibid. Je souligne. nymphes Héliades (filles d’Hélios) affligées de la mort de « l’insensé Phaéton 68 » (ayant perdu le contrôle du char du Soleil), et métamorphosées en peupliers - contrepoint païen du prophète Élie (triomphant sur son char de feu), entouré d’une grande multitude de disciples, métamorphosés en « plantes du Carmel ». Pierre de Saint-Louis, devant tant de beauté, nous invite alors à faire avec lui le «-tour de ces champs Élysées-». Selon cette logique poétique, il devient tout « naturel » qu’avant de s’en aller aux Champs Élysées (version païenne du Paradis chrétien), pleuré par ses disciples les Éliades (version judéo-chrétienne des nymphes païennes), ce nouveau Phaéton (aurige victorieux) élise un disciple en sa place, et que son nom se retrouve, en un sens, prolongé dans celui d’Élisée - second Élie -, de même que son double esprit a passé dans son corps. Le poème progresse alors par chaînage, homonymie, paronymie, engendrant lui-même sa propre forme d’un vers sur l’autre-: «-élire-un successeur-», «-son fidèle Élisée-», «-Élie alors voyant la ferveur d’Élisée 69 -». Et il semble bien que jusqu’au mot fidèle, utilisé plusieurs fois pour qualifier son disciple, le nom d’Élie trouve un ultime repli où se dissimuler/ disséminer. Les rares commentateurs qui se sont intéressés à L’Éliade (le poème d’Élie) n’ont peut-être pas assez noté que Pierre de Saint-Louis n’a pas seulement choisi ce titre en référence à l’Iliade (le poème d’Ilion), mais sans doute en y encodant l’anagramme de L’Idéale - comme un écho à La Délie de Maurice Scève. Pierre de Saint-Louis voit d’ailleurs dans le mot carmel, « Dont la moitié du nom signifie du miel » (en latin), un idéal de vie monastique : « Ô nom plus savoureux que n’est la malvoisie ! » Il y voit aussi une consolation à la présence de Mahomet et de ses adeptes en Terre sainte : « réjouis-toi pensant à ton Élie,/ Et quitte maintenant cette mélancolie 70 », persuadé que le meilleur moyen de purger l’excès de bile noire (mélancolie), c’est de savourer le miel de la foi (carmel d’Élie), où l’on trouve « chair et vie » - anagramme d’eucharistie 71 . C’est ce que résume le vers « Délicieux Carmel, terrestre paradis ! 72 », où l’on entrevoit de nombreuses virtualités de sens, marquées par un jeu d’anagrammes syllabiques, correspondant aux étapes d’une montée spirituelle : miel d’Élie, miel des lys (« Entre tous, comme un lis, [Élie] lève et dresse sa croupe 73 -»), miel délicieux, miel des cieux. Ce qui revient à dire que se mettre à la suite d’Élie, se placer dans La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle 319 <?page no="320"?> 74 Guillaume Colletet, «-Contre les anagrammes-», op. cit., p.-22. 75 Voir Francis Gandon, De dangereux édifices. Saussure lecteur de Lucrèce. Les cahiers d’anagrammes consacrés au De rerum natura, Louvain, Éditions Peeters, 2002, p.-37. 76 Roman Jakobson, « Structures linguistiques subliminales en poésie », Huit questions de poétique, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p.-109-126. un état de dévotion, ou peut-être même lire L’Éliade, c’est goûter dès à présent le miel du Paradis. Autour du mot-matrice Élie, de ses doublons (par-Élie, Éliades, Héliades, Élisée, Élysées) et de ses disséminations (parélie, sans pareil, soleil, œil, ciel, miel, délicieux), le poème fonctionne par conséquent comme un tout sémiotiquement cohérent, rendu nécessaire par le travail sur la langue. On sera peut-être intrigué par ces variations poétiques centrées sur l’hypo‐ thèse de l’« anagrammatisation généralisée » si propice à la dérive herméneu‐ tique. Colletet mettait déjà en garde ceux qui voulaient chercher de la «-raison/ Dans les replis d’une anagramme 74 . » Et l’on sait ce que ce type d’interprétation périlleuse doit à la « projection désirante du lecteur 75 ». En appliquant la méthode paranoïaque saussurienne, on se surprend à retrouver, par exemple, les composants phoniques du mot eucharistie distribués sous les mots du vers suivant : « DéliciEUx CARmel, teRRESTre paradIs ». Cette forme signifiante témoigne-t-elle pour autant d’une intention d’écriture ? Ces jeux verbaux sont-ils au contraire dictés par la langue ? Rien n’est plus sujet à contestation. L’« anagrammatisation généralisée » ouvre en tout cas la voie à une réflexion sur le statut du sujet lyrique. Elle correspond aussi à une interrogation sur les structures de la langue poétique 76 . Et elle suppose un mode de lecture spécifique, avec une remise en cause de la linéarité. Dans l’œuvre de Pierre de Saint-Louis, envisagée comme un cas extrême, il est assez peu probable que la prolifération des jeux anagrammatiques, anaphoniques et paronomastiques soit le produit du simple hasard. Hormis leur taux de récurrence élevé (à l’échelle du poème entier, de séquences de vers, de vers isolés), attesté par une longue tradition critique - pour le déplorer, ou pour l’admettre comme un phénomène poétique -, l’utilisation de ces procédés se justifie dans un contexte précis, celui d’un discrédit, aussi bien que d’un renouvellement de l’art de l’anagramme au XVIIe siècle. Rejetée du côté du brillant, du galimatias, du puéril, de l’inepte, mais aussi de la surprise et de la merveille, l’expérience anagrammatique reste liée, chez Pierre de Saint-Louis, à la conviction d’une valeur cabalistique du nom. Et surtout, en cet âge d’or de la spiritualité carmélitaine qu’est le XVIIe siècle, qui aura vu le retour des successeurs d’Élie sur le mont Carmel (à l’initiative du P. Prosper du Saint-Esprit), elle répond à un projet de glorification du 320 Philippe C H O M É T Y <?page no="321"?> 77 Él., p.-27. prophète-fondateur par la célébration de son « beau nom sans pareil ». Avec pour résultat une sorte d’épiphanie de la langue : « nous aurons partout notre Élie présent 77 -»-- entre les mots mêmes qui le manifestent. Bibliographie Sources Le Journal des savants, lundi 12 août 1680, p.-223-224. Le Journal des savants, avril 1757, p.-201-208. Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, A. Coignard, 1694. Basnage, Jacques, L’Histoire et la religion des Juifs depuis Jésus-Christ jusqu’à présent. Tome second, Rotterdam, R.-Leers, 1706. Billon, Thomas, Présages merveilleux de gloire et de félicité à l’heureux règne du très-chré‐ tien Louis XIII, en forme de discours du sacré nom de Sa Majesté, sans addition, diminution ou mutation aucune de lettres, Vienne, J. Poyet, 1621. Binet, Étienne, Recueil des œuvres spirituelles, Rouen, R. L’Allemant, 1627. Bordelon, Laurent, Remarques ou Réflexions critiques, morales et historiques, Paris, A.-Seneuse, 1690. Bouhours, Dominique, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène [1671], éd. Bernard Beugnot et Gilles-Declercq, Paris,-Champion, 2003. Bouhours, Dominique, La Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, Paris, Vve de S. Mabre-Cramoisy, 1687. Celspirius, De Anagrammatismo libri duo, Ratisbonne, J.-Z. Seidel, 1713. Colletet, Guillaume, Épigrammes, Paris, L.-Chamhoudry, 1653. Deimier, Pierre de, L’Académie de l’art poétique, Paris, J. de Bordeaux, 1610. Dobert, Antoine, Récréations littérales et mystérieuses, Lyon, Fr. de Masso, 1650. Douet, Jean, Une Centurie d’anagrammes sentencieuses sur l’auguste nom de Sa Majesté très-chrétienne Louis quatorzième du nom, roi de France et de Navarre, Paris, M. Henault, 1647. Du Bellay, Joachim, La Deffence, et illustration de la langue françoyse, éd. Francis Goyet et Olivier-Millet, Paris, Classiques Garnier, 2022. Du Marsais, César Chesneau, Des Tropes, Paris, David, 1757. Dubos, Jean-Baptiste, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture. Seconde partie, Paris, P.-J.-Mariette, 1740 (4 e -éd.). Folard, Joseph-Nicolas, «-La vie du P. Pierre de Saint-Louis-», Mercure de France, juillet 1750, p.-8-26. La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle 321 <?page no="322"?> Furetière, Antoine, Dictionnaire universel, A. et R. Leers, La Haye, 1690. Furetière, Antoine, Nouvelle allégorique [1658], éd. Mathilde Bombart et Nicolas Schapira, Toulouse, Société de littératures classiques, 2004. Gautier, Théophile, Les Grotesques, Paris, M. Lévy frères, 1853. Genuino, Geronimo, De conscribendis anagrammatis tractatus, dans Metamorphoses nominum, sive anagrammaton centuriae quatuor, Naples, Fr. Savio, 1633. La Monnoye, Bernard de, Recueil de pièces choisies, tant en prose qu’en vers. I, Paris, P.-Fr. Émery, 1714. Laincel, Louis de, Voyage humoristique dans le midi, Paris, A.-Lemerre, 1869. Laudun d’Aigaliers, Pierre, L’Art poëtique françois, éd. dir. par Jean-Charles Monferran, Paris, Société des textes français modernes, 2000. Laugier, Gaspard, Ludovici Magni Galliarum, et Navarræ regis, invicti, triumphantis, et pacifici, elucubratio anagrammatica-historica, symbolis illustrata, Aix-en-Provence, Cl.-Marchy, 1679. Lucrèce, De la nature, trad. J. Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1993. Omineis, Angelo d’, Anagrammatum tractatus novus, Macerata, P. Salvioni, 1620. Phérotée de La Croix, Antoine, L’Art de la poésie française et latine, Lyon, Th. Amaulry, 1675. Pierre de la Mère de Dieu, Les Fleurs du Carmel de France, Anvers, M. Parys, 1675. Pierre de Saint-Louis, L’Éliade, ou Triomphes et faits mémorables de saint Élie, patriarche des Carmes, Aix-en-Provence, A.-Pontier, 1827. Pierre de Saint-Louis, La Magdeleine au désert de la Sainte-Baume en Provence, poème spirituel et chrétien, Lyon, J.-Grégoire, 1668. Puteanus, Erycius, De anagrammatismo, Bruxelles, J.-Mommaert,1643. Reusner, Nicolas, Anagrammatographia, Iéna, T. Steinmann, 1602. Richelet, Pierre, Dictionnaire de la langue française [1680], éd. Cl.-P. Goujet, Lyon, Duplain frères, 1759. Rouvière, Louis-Henry de, Voyage du tour de la France, Paris, É.-Ganeau, 1713. Saint-Gelais, Mellin de, Œuvres complètes. II, éd. P. Blanchemain, Paris, P. Daffis, 1873. Scève, Maurice, Délie, objet de plus haute vertu, éd. Fr. Joukovsky, Paris, Classiques Garnier, 2012. Études Blanchard, André, La Poésie baroque et précieuse, Paris, Seghers, 1985. Chométy, Philippe, «-L’Éliade, ou l’odyssée du savoir-: science et poésie chez Pierre de Saint-Louis-», dans Sylvie Requemora-Gros (dir.), Voyages, rencontres, échanges au X V I Ie -siècle. Marseille Carrefour, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2017, p.-361-372. 322 Philippe C H O M É T Y <?page no="323"?> Cottegnies, Line, « Jeux littéraires en France et en Angleterre au X V I Ie siècle - des salons parisiens à Aphra Behn », Études Épistémè, n o 39, 2021, en ligne-: https: / / doi.org/ 10.4 000/ episteme.9443 Coumet, Ernest, Mersenne, Frénicle, et l’élaboration de l’analyse combinatoire dans la première moitié du X V I Ie siècle, Œuvres, t. II, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2019. Delbouille, Paul, Poésies et sonorités. 2., Paris, Les Belles Lettres, 1984. Demonet, Marie-Luce, « L’anagrammatisme à la Renaissance en France : chiffre ou secret de Polichinelle ? -», Literaturwissenschaftliches Jahrbuch, n o -49, 2008, p.-111-128. Denis, Delphine, Le Parnasse galant. Institution d'une catégorie littéraire au X V I Ie siècle, Paris,-Champion, 2001. Foucault, Michel, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966. Gandon, Francis, De dangereux édifices. Saussure lecteur de Lucrèce. Les cahiers d’ana‐ grammes consacrés au De rerum natura, Louvain, Éditions Peeters, 2002. Giraud, Yves, «-Poètes provençaux du X V I Ie siècle chantres de la Madeleine-», dans Ève-Duperray (éd.), Marie Madeleine dans la mystique, les arts et les lettres, Paris, Beauchesne, 1989, p.-301-322. Giraud, Yves, « Le goût classique et la pointe », dans Christian Wentzlaff-Eggebert (éd.), Le langage littéraire au X V I Ie siècle, Tübingen, G. Narr, 1991, p.-95-108. Goyet, Francis, « La preuve par l’anagramme. L’anagramme comme lieu propre au genre démonstratif-»,-Poétique, n°-46, 1981, p.-229-246. Hallyn, Fernand, «-Un artifice de peu de poids : poésie expérimentale au X V I Ie -siècle-»,-Théorie, Littérature, Enseignement, n o 10, 1992, p.-19-37. Hallyn, Fernand, « L’anagramme et ses styles au X V I Ie siècle », Littératures classiques, n o -28, 1996, p.-239-254. Hallyn, Fernand, «-Jean Dorat et l’anagramme : ressource poétique et problème hermé‐ neutique-», dans Christine de Buzon et Jean-Eudes Girot (éd.), Jean Dorat. Poète humaniste de la Renaissance, Genève, Droz, 2006, p.-412-431. Hallyn, Fernand, « Puteanus sur l’anagramme », Humanistica Lovaniensia, n o -49, 2000, p.-255-266. Heller-Roazen, Daniel, Langues obscures, trad. Fr. et P. Chemla, Paris, Éditions du Seuil, 2017. Jakobson, Roman, Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963. Jakobson, Roman, «-Structures linguistiques subliminales en poésie-», Huit questions de poétique, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p.-109-126. Ossola, Carlo, «-Les devins de la lettre et les masques du double-: la diffusion de l’anagrammatisme à la Renaissance », dans Marie-Thérèse Jones-Davies (dir.), Devins et charlatans au temps de la Renaissance, Paris, Touzot, 1979, p.-127-157. Riffaterre, Michael, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979. La langue poétique comme «-anagrammatisation généralisée-» au-XVII e -siècle 323 <?page no="324"?> Rigolot, François, Poétique et onomastique, Genève, Droz, 1977. Risset, Jacqueline, L’Anagramme du Désir. Sur la Délie de Maurice Scève, Rome, M. Bulzoni, 1971. Servières, Jean de, «-Un Provençal, prince de la poésie burlesque-: le R. P. Pierre de Saint-Louis, carme déchaussé-», Provincia, t.-V, 1925, p.-170-228. Simonin, Michel, «-Pierre Ronsard et l’anagramme-: sur le quatrain à Michel Lecomte-» [1987], L’Encre et la Lumière. Quarante-sept articles (1976-2000), Genève, Droz, 2004, p.-351-372. Soupé, Alfred-Philibert, «-Des principaux essais épiques en France de 1590 à 1650-», Bulletin de l’Académie delphinale, 2 e -série, t.-I, 1856-1860, p.-99-103. Starobinski, Jean, Les Mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971. Starobinski, Jean, «-Lettres et syllabes mobiles. Complément à la lecture des cahiers d’anagramme de Ferdinand de Saussure-», Littérature, n o 99, 1995, p.-7-18. Testenoire, Pierre-Yves, Les Anagrammes, Paris, PUF, «-Que sais-je-? -», 2021. 324 Philippe C H O M É T Y <?page no="325"?> Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature herausgegeben von Rainer Zaiser Aktuelle Bände: Frühere Bände finden Sie unter: www.narr-shop.de/ reihen/ b/ biblio-17.html Band 200 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Etude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du ‹‹Discours à Cliton›› 2012, 200 Seiten €[D] 52,- ISBN 978-3-8233-6719-2 Band 201 Bernard J. Bourque (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose Edition critique 2012, 333 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6748-2 Band 202 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches 2012, 122 Seiten €[D] 49,00 ISBN 978-3-8233-6749-9 Band 203 J.H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine 2012, 178 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6766-6 Band 204 Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres 2013, 419 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6723-9 Band 205 Florence Boulerie (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles 2013, 305 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6794-9 Band 206 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences 2013, 221 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6803-8 Band 207 Raymond Baustert (éd.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant , Juin 1687, II (Seconde partie) 2015, 522 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6874-8 Band 208 Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique 2014, 188 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6894-6 Band 209 Bernard J. Bourque All the Abbé’s Women Power and Misogyny in Seventeenth-Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac 2015, 224 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6974-5 <?page no="326"?> Band 210 Ellen R. Welch / Michèle Longino (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15-17, 2014 2015, 214 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6970-7 Band 211 Sylvie Requemora-Gros Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle Marseille carrefour 2017, 578 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6966-0 Band 212 Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éds.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique 2016, XIX, 301 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6935-6 Band 213 Stephen Fleck L‘ultime Molière Vers un théâtre éclaté 2016, 141 Seiten €[D] 48,- ISBN 978-3-8233-8006-1 Band 214 Richard Maber (éd.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle Actes du 12e colloque du CIR 17 (Durham Castle, Université de Durham, 27 - 29 mars 2012) 2017, 242 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-8054-2 Band 215 Stefan Wasserbäch Machtästhetik in Molières Ballettkomödien 2017, 332 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8115-0 Band 216 Lucie Desjardins, Professor Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy (éds.) L’errance au XVIIe siècle 45e Congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Québec, 4 au 6 juin 2015 2017, 472 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8044-3 Band 217 Francis B. Assaf Quand les rois meurent Les journaux de Jacques Antoine et de Jean et François Antoine et autres documents sur la maladie et la mort de Louis XIII et de Louis XIV 2018, XII, 310 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8253-9 Band 218 Ioana Manea Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer The Two-Faced Philosopher? 2019, 203 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8283-6 Band 219 Benjamin Balak / Charlotte Trinquet du Lys (eds.) Creation, Re-creation, and Entertainment: Early Modernity and Postmodernity Selected Essays from the 46th Annual Conference of the North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Rollins College & The University of Central Florida, June 1-3, 2016 2019, 401 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8297-3 Band 220 Bernard J. Bourque Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Textes choisis et édités par Bernard J. Bourque 2019, 296 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8370-3 <?page no="327"?> Band 221 Marcella Leopizzi (éd.) L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres Articles sélectionnés du 48e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature. Università del Salento, Lecce, du 27 au 30 juin 2018. Études éditées et présentées par Marcella Leopizzi, en collaboration avec Giovanni Dotoli, Christine McCall Probes, Rainer Zaiser 2020, 476 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8380-2 Band 222 Mathilde Bombart / Sylvain Cornic / Edwige Keller-Rahbé / Michèle Rosellini (éds.) « A qui lira »: Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle Actes du 47e congrès de la NASSCFL (Lyon, 21-24 juin 2017) 2020, 749 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-8423-6 Band 223 Bernard J. Bourque Jean Magnon. Théâtre complet 2020, 644 Seiten €[D] 128,- ISBN 978-3-8233-8463-2 Band 224 Michael Taormina Amphion Orator How the Royal Odes of François de Malherbe Reimagine the French Nation 2021, 315 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8464-9 Band 225 David D. Reitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières L’exemple du Nouveau Mercure galant 2021, 472 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-8479-3 Band 226 Michael Call (éd.) Enchantement et désillusion en France au XVII e siècle Articles sélectionnés du 49 e Colloque de la North American Society for Seventeenth- Century French Literature. Salt Lake City, 16-18 mai 2019 2021, 175 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8520-2 Band 227 Claudine Nédelec / Marine Roussillon (éds.) Frontières Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle Articles issus de communications présentées lors du 16 ème colloque international du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle (CIR 17). Université d’Artois, 19-22 mai 2021 2023, 507 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-381-10141-2 Band 228 Bernard J. Bourque Guillaume Colletet. Cyminde ou les deux victimes (1642) Seule pièce de théâtre à auteur unique du poète. Éditée et commentée par Bernard J. Bourque 2022, 154 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8559-2 Band 229 Christopher Gossip Claude Boyer: Le Comte d‘Essex. Tragédie édité par Christopher Gossip 2024, 113 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-381-11371-2 Band 230 Guillaume Peureux / Delphine Reguig (éds.) La langue à l’épreuve La poésie française entre Malherbe et Boileau. Études réunies et éditées par Delphine Reguig et Guillaume Peureux 2024, 324 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-381-11711-6 <?page no="328"?> www.narr.de ISBN 978-3-381-11711-6 Ce livre propose une histoire de la poésie en France au XVII e siècle à travers la question des rapports entretenus par les poètes avec la langue et avec la réforme malherbienne, généralement présentée comme uniformément répandue dans les pratiques d’écriture. Les contributions réunies montrent la complexité et la richesse de ces rapports, des divergences et des rapprochements inattendus entre poètes, la profondeur des réflexions menées par les auteurs et autrices, en fonction de leurs convictions philosophiques ou linguistiques, des influences qu’ils subissaient, des contextes politiques et idéologiques qui étaient les leurs. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser 230 Peureux / Reguig (éds.) La langue à l’épreuve BIBLIO 17 La langue à l’épreuve La poésie française entre Malherbe et Boileau Études réunies et éditées par Guillaume Peureux et Delphine Reguig
