Isaac de Benserade. Théâtre complet
1125
2024
978-3-3811-3262-1
978-3-3811-3261-4
Gunter Narr Verlag
Bernard J. Bourque
10.24053/9783381132621
Ce travail est la première édition critique du théâtre complet d'Isaac de Benserade. Connu principalement aujourd'hui comme compositeur de livrets de ballets de cour sous le règne de Louis XIV, Benserade est également l'auteur de six pièces de théâtre, dont quatre tragédies, une tragi-comédie et une comédie. Cette dernière oeuvre, Iphis et Iante, fait encore l'objet d'une attention particulière, en raison de son thème de l'homosexualité féminine. L'édition critique cherche à rendre les pièces de Benserade plus facilement accessibles et à proposer des explications et des commentaires pour faciliter leur lecture. En plus d'une introduction, le volume comporte une analyse critique, en des Observations, qui tente de mettre en lumière la richesse et la complexité de ces ouvrages dramatiques. Bien qu'elles n'aient jamais été considérées comme des chefs-d'oeuvre, les pièces de Benserade n'en sont pas moins importantes du point de vue littéraire et historique.
<?page no="0"?> BIBLIO 17 Isaac de Benserade Théâtre complet Édité et commenté par Bernard J. Bourque <?page no="2"?> Isaac de Benserade. Théâtre complet <?page no="3"?> BIBLIO 17 Volume 231 ∙ 2024 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. <?page no="4"?> Édité et commenté par Bernard J. Bourque Isaac de Benserade. Théâtre complet <?page no="5"?> Image de couverture : Cléopâtre VII. Graveur : Théodore Galle (1571-1633). Bibliothèque nationale de France, Département des Estampes et de la photographie : 4-NE-39. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. DOI: https: / / www.doi.org/ 10.24053/ 9783381132621 © 2024 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Alle Informationen in diesem Buch wurden mit großer Sorgfalt erstellt. Fehler können dennoch nicht völlig ausgeschlossen werden. Weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen übernehmen deshalb eine Gewährleistung für die Korrektheit des Inhaltes und haften nicht für fehlerhafte Angaben und deren Folgen. Diese Publikation enthält gegebenenfalls Links zu externen Inhalten Dritter, auf die weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen Einfluss haben. Für die Inhalte der verlinkten Seiten sind stets die jeweiligen Anbieter oder Betreibenden der Seiten verantwortlich. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Druck: Elanders Waiblingen GmbH ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-381-13261-4 (Print) ISBN 978-3-381-13262-1 (ePDF) <?page no="6"?> TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS........................................................... 7 INTRODUCTION............................................................... 9 PRINCIPES ÉDITORIAUX ............................................ 21 I. Éditions originales.................................................... 21 II. Éditions postérieures ................................................ 22 III. Établissement du texte ............................................. 23 OBSERVATIONS ............................................................. 25 I. Le sujet..................................................................... 25 II. Le thème de l’amour ................................................ 27 III. Les thèmes du transvestisme, de l’homosexualité et de la transsexualité ................................................... 28 IV. Les trois unités ......................................................... 33 V. Benserade, poète ...................................................... 37 VI. Benserade, auteur de La Pucelle d’Orléans............. 41 VII. Benserade, dramaturge, vu par les critiques ............ 43 LA CLÉOPÂTRE ............................................................. 49 LA MORT D’ACHILLE, ET LA DISPUTE DE SES ARMES ............................................................................ 127 GUSTAPHE OU L’HEUREUSE AMBITION............. 203 IPHIS ET IANTE ............................................................ 291 MÉLÉAGRE ................................................................... 373 LA PUCELLE D’ORLÉANS......................................... 443 <?page no="7"?> 6 BIBLIOGRAPHIE .......................................................... 519 I. Ouvrages antiques .................................................. 519 II. Œuvres de Benserade ............................................. 519 III. Textes du XVII e siècle ........................................... 520 IV. Ouvrages postérieurs à 1700 .................................. 522 V. Outils de travail...................................................... 526 INDEX DES NOMS CITÉS ........................................... 527 <?page no="8"?> REMERCIEMENTS En préparant ce volume, j’ai pu me servir des notes fournies dans l’édition critique en ligne (CELLF) de Sandra Tortel de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, dans les éditions en ligne de Paul Fièvre (Théâtre classique) de cette même pièce et de La Cléopâtre et dans l’édition critique d’Anne Verdier d’Iphis et Iante. Merci aux bibliothécaires de la Bibliothèque nationale de France qui m’ont aidé dans mes recherches. Ce livre est dédié à la mémoire de mes parents, Gérard Bourque et Alphonsine Léger. <?page no="10"?> INTRODUCTION Comme l’orthographe de son nom de famille, la carrière d’Isaac de Benserade (Bensseradde/ Bensserade/ Benserade) fut variée et imprévisible. De son père, ce « bel esprit 1 » hérita la charge de maître des Eaux et Forêts de Lyons-la-Forêt, office dont il tira une partie de ses revenues. Étudiant en théologie à la Sorbonne, Benserade abandonna bientôt l’idée d’une carrière ecclésiastique en faveur de celle de la fréquentation du grand monde. Dès 1634, il assista aux assemblées littéraires et mondaines à l’hôtel de Rambouillet. Comme l’affirme Sandra Tortel, « son charme et son pouvoir de séduction lui attirèrent la bienveillance des femmes qui appréciaient ses mots d’esprit et ses plaisanteries 2 ». Il commença sa carrière de dramaturge à l’âge de vingt-trois ans, composant une tragédie sur Cléopâtre. Cinq autres pièces suivirent, y compris l’adaptation en vers d’une œuvre en prose de François Hédelin, abbé d’Aubignac. La comédie de Benserade sur la légende d’Iphis et Iante est toujours populaire à ce jour, en raison de son thème provocateur de l’homosexualité féminine. Tout en composant des pièces de théâtre, Benserade utilisa également ses talents littéraires dans la poésie, ses sonnets, ses odes et ses épigrammes attirant la faveur des salons et de la cour. Entre 1651 et 1669, il composa une vingtaine de ballets royaux, souvent en collaboration avec le compositeur Jean-Baptiste Lully. En 1674, il devint membre de l’Académie française. À la demande de Louis XIV, il mit les Métamorphoses d’Ovide en rondeaux, ouvrage publié en 1676. Deux ans plus tard, c’est les fables d’Ésope qu’il mit en quatrains. Ajoutons à la liste des carrières littéraires de Benserade celle de traducteur de psaumes, activité qui occupa les vieux jours du poète 3 . 1 « Isaac de Benserade », site de l’Académie française : www.academie-francaise.fr/ les-immortels/ isaac-de-benserade [accédé le 9 juillet 2024]. 2 Sandra Tortel, « Biographie d’Isaac de Benserade », dans son édition critique de La Mort d’Achille, dans le cadre d’un mémoire de master sous la direction de Georges Forestier ; disponible en ligne : http: / / bibdramatique.humanum.fr/ benserade_mortachille [accédé le 9 juillet 2024]. 3 La vie d’Isaac de Benserade est traitée dans plusieurs ouvrages dont cette introduction biographique est redevable, y compris le travail de Bernard Combe, Isaac de Benserade de l’Académie Française. Poète et grand ami de Louis XIV (Paris, Éditions L’Harmattan, 2021). Voir aussi le site de Combe sur Isaac de Benserade. Ce site constitue une mine d’informations sur la vie et l’œuvre de notre auteur : www.benserade.fr/ index.html [accédé le 11 juillet 2024]. <?page no="11"?> 10 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Isaac de Benserade naquit le 15 octobre 1612 à Lyons-la-Forêt, en Normandie 4 , du mariage d’Henry de Benserade, maître des Eaux et Forêts de la ville, et de Charlotte de la Porte, soi-disant parente du cardinal de Richelieu 5 . De famille noble, Henry était huguenot, mais il convertit au catholicisme et fit baptisé son fils le 5 novembre 1613. À l’âge de douze ans, Isaac se trouva orphelin de père avec peu de bien. Grâce à Étienne de Puget, évêque titulaire de Dardanie, il reçut les moyens de suivre les cours de la Sorbonne 6 . Selon Paul de Musset, Isaac préférait finalement les coulisses de l’Hôtel de Bourgogne que les conférences de théologie, s’intéressant beaucoup à la comédienne Nicole Gassot, dite mademoiselle Bellerose 7 . C’est pour cette comédienne qu’il composa sa première pièce, La Cléopâtre, représentée à l’hôtel de Bourgogne en 1635 : Benserade, étant en Théologie, allait plus souvent à la Comédie qu’en classe. Étant devenu amoureux d’une Comédienne, (Mlle. Bellerose) il fit cette Tragédie de Cléopâtre qui fut assez bien reçue 8 . La description physique suivante du jeune Isaac à l’époque de son engouement pour l’actrice attire l’attention sur les cheveux roux du dramaturge : La belle Rose avait les cheveux d’un blond ardent ; et pour lui, il avouait franchement qu’il était rousseau, se donnait lui-même ce nom, et s’associait là-dessus des plus grands Seigneurs de la Cour, sans se mettre en peine si cette société leur plaisait ou non. […] Il avait la vue basse, et souvent il ne rendait pas le salut à cause de ce défaut ; ce qui le faisait passer chez quelques-uns pour glorieux 9 . 4 Selon quelques biographes, Benserade naquit à Paris. Voir, par exemple, l’ouvrage de Frédéric Lachèvre, Bibliographie des recueils collectifs publiés de 1597 à 1700, 4 volumes, Paris, Leclerc, 1901, t. II, p. 141. 5 La mère du cardinal de Richelieu portait le même nom (de la Porte) que la mère d’Isaac de Benserade. Voir l’ouvrage de Combe, Isaac de Benserade de l’Académie Française, p. 14. 6 Paul de Musset, « Le Poète Benserade », dans Revue de Paris, 5 volumes, Bruxelles, Société typographique belge, 1838, t. V, p. 104. 7 Ibid. 8 Jean-Marie-Bernard Clément et Joseph de la Porte, Anecdotes dramatiques, 3 volumes, Paris, Veuve Duchesne, 1775, t. I, p. 208. 9 « Discours sommaire de monsieur L. T. touchant la vie de monsieur Benserade », dans Les Œuvres de monsieur de Benserade, 2 volumes, Paris, C. de Sercy, 1697, non-paginé (la huitième page). <?page no="12"?> INTRODUCTION 11 André Rigaud déclare que La Cléopâtre « obtint un succès magnifique 10 », citant Jean Mairet qui, dans son épître dédicatoire des Galanteries du duc d’Ossonne (1636), loue le jeune auteur de la tragédie. Profitant de ses prétendus liens familiaux avec Richelieu, Benserade obtint du cardinal une pension 11 qui continua jusqu’à la mort de l’Éminence rouge. De Musset raconte que, par un intermédiaire, Benserade avait soumis un épître rimé qui plut au cardinal : Il alla donc trouver M. de Beautru, le bel esprit, qui voyait familièrement le ministre, et lui remit un épître rimée [sic] où les flatteries dont Benserade se montrait avare pour d’autres, n’étaient point ménagées. M. le cardinal consentit à en écouter la lecture tandis qu’on l’habillait. Pour vrai dire, nous n’osons pas avancé que ces vers fussent très beaux ; mais ils plurent au cardinal, et pour le poète, c’était tout ce qu’il fallait. M. de Beautru lisait bien et les fit valoir 12 . C’est aussi à cette époque que Benserade commença à fréquenter l’hôtel de Rambouillet, ravissant le salon avec sa poésie et son esprit. Nous trouvons les deux vers suivants à ce sujet dans l’Art poétique de Nicolas Boileau : Que de son nom, chanté par la bouche des belles, Benserade en tous lieux amuse les ruelles 13 . Encouragé par le succès de sa première pièce en 1635, Benserade donna, peu après, une deuxième œuvre à l’hôtel de Bourgogne : la comédie Iphis et Iante, représentée en 1636. Remarquable par son traitement 10 André Rigaud, « Benserade, auteur tragique », dans Le Correspondant, Paris, V.-A. Waille, janvier 1925, p. 269. Voir la troisième page de l’épître non paginée des Galanteries du duc d’Ossonne de Jean Mairet (Paris, P. Rocolet, 1636). 11 Le montant exact de cette pension semble être une question de spéculation. Paul de Musset parle de deux cents livres (« Le poète Benserade », t. V, p. 106), tandis que Sandra Tortel affirme que la pension était de six cents livres (« Biographie d’Isaac de Benserade », deuxième paragraphe). Ce dernier montant semble être correct, comme l’indique J.-F. Destigny dans son chapitre « Benserade » dans le livre Poètes normands (éd. Louis Henri Baratte, Paris, Bedelet, Dutertre, Martinon et Pilot, 1846, p. 1). 12 De Musset, « Le Poète Benserade », t. V, p. 105. 13 Nicolas Boileau, L’Art poétique, éd. E. Gérurez, Paris, Hachette, 1850, chant IV, p. 58, vers 199-200 ; cité par Combe, Isaac de Benserade de l’Académie Française, p. 15. <?page no="13"?> 12 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ouvert de l’homosexualité féminine, la pièce semble avoir été bien accueillie : Ce fut encore un succès. Benserade nous dit lui-même, avec une belle modestie, que sa pièce « n’a point paru tout à fait désagréable » 14 . La troisième pièce de Benserade, La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, fut également jouée à l’hôtel de Bourgogne en 1636. L’opinion de cette tragédie des contemporains ne fut pas favorable. La pièce, dont le titre annonce deux sujets, fut critiquée par Pierre Corneille qui déclara que la dispute d’Ajax et d’Ulysse pour les armes d’Achille. qui occupe tout le cinquième acte, lui lassa les oreilles 15 . Ne se laissant pas découragé par l’accueil négatif de sa tragédie, Benserade donna une autre pièce, cette fois une tragi-comédie, à l’hôtel de Bourgogne un an plus tard. Gustaphe ou l’heureuse ambition, dont le sujet fut inventé par l’auteur, semble n’avoir eu qu’un succès médiocre. Rigaud théorise que la querelle du Cid éclipsa toute chance de brillance que la pièce aurait pu avoir : Gustaphe offrait tout ce qui pouvait enchanter le public du temps : une intrigue compliquée, des situations inattendues, une conclusion romanesque. Il eut le malheur d’arriver trop tard : la querelle du Cid venait d’éclater et l’on était bien trop occupé de Rodrigue et de Chimène pour prêter attention à Gustaphe et à Amasie. Au milieu de l’orage déchaîné par l’ouvrage de Corneille, la tragi-comédie de Benserade passa comme un éclair qu’aucun tonnerre n’aurait suivi 16 . Il convient de noter que le thème du travestissement et celui de la tension sexuelle qui l’accompagne figurent dans cette pièce comme dans la comédie Iphis et Iante. Trois ans s’écoulèrent avant la prochaine œuvre théâtrale de Benserade. Entre temps, il publia un livre sur Job et fit la connaissance du marquis de Brézé, neveu du cardinal de Richelieu. Les Paraphrases sur les IX leçons de Job parurent en 1637 17 . Dédiée à Richelieu, cette œuvre met en vers les neuf leçons du personnage biblique qui fut assailli par d’horribles désastres qui lui enlevèrent tout ce qui lui était cher. Plus tard, ce livre inspira Benserade à composer un sonnet sur Job qui déclenchera une querelle littéraire. 14 Rigaud, « Benserade, auteur tragique », p. 270. 15 Pierre Corneille, « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », dans Corneille. Œuvres complètes, éd. Georges Couton, 3 volumes, Paris, Gallimard, 1980-1987, t. III, p. 127. 16 Rigaud, « Benserade, auteur tragique », p. 271-272. 17 Paris, Sommaville, 1637. <?page no="14"?> INTRODUCTION 13 Nous traiterons de ce sujet plus loin dans notre introduction. La rencontre de Benserade avec le jeune marquis de Brézé, devenu aussi vice-amiral en 1637, permit à notre auteur d’élargir son cercle d’amis sociaux et intellectuels : […] la maison de l’amiral devint un nouveau foyer littéraire capable de faire pâlir l’hôtel de Rambouillet 18 . Devenu le protecteur de Benserade, le marquis 19 l’hébergea dans son appartement du Palais-Royal. Cette association continua jusqu’à la mort du jeune vice-amiral à l’âge de vingt-six ans. Après une pause de trois ans, Benserade se consacra à nouveau au théâtre. En 1640, la tragédie Méléagre, considérée par les frères Parfaict comme « la plus passable de celles de Benserade, pour la conduite, et les caractères des personnages 20 », fut représentée au théâtre du Marais, selon Charles de Fieux de Mouhy 21 . Comme Gustaphe ou l’heureuse ambition, la pièce n’obtint qu’un succès médiocre, cette fois peut-être en raison de toute l’attention accordée à l’Horace 22 de Pierre Corneille. Sans surprise, la pièce de Benserade fut dédiée au marquis de Brézé lorsqu’elle fut publiée en 1641. Cette publication comporte également un sonnet, composée par le dramaturge, en l’honneur du premier combat naval de son jeune protecteur. La carrière de Benserade en tant que dramaturge se termina-t-elle avec la tragédie Méléagre ? À ce jour, la paternité de La Pucelle d’Orléans reste incertaine. Nous croyons, cependant, que la prépondérance des preuves indique que Benserade en est l’auteur, et non Hippolyte-Jules Pilet de la 18 De Musset, « Le Poète Benserade », t. V, p. 107. 19 À la mort de Richelieu en 1642, le marquis de Brézé hérita du cardinal le titre de duc de Fronsac. 20 François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français, depuis son origine jusqu’à présent, 15 volumes, Paris, Mercier et Saillant, 1735-1749, t. VI, p. 112. 21 Rigaud déclare : « Les documents font défaut pour fixer ce point. Le chevalier de Mouhy (Journal du Théâtre Français, fol. 8C1) dit que ce fut la troupe du Marais qui créa Méléagre. Mais ce manuscrit fourmille d’erreurs et son témoignage est sans valeur. Ce qui pourrait faire supposer que Méléagre ne fut pas joué au théâtre de Bourgogne, c’est qu’on y représentait guère alors de tragédies régulières. Leur magasin de décors était trop riche pour que les comédiens de ce théâtre fussent très partisans de l’unité de lieu. Le théâtre du Marais, au contraire, possédait peu de décors et jouait les œuvres « selon Aristote » ; or l’intrigue de Méléagre « est toujours dans un bocage » (« Benserade, auteur tragique », p. 272). 22 Paris, Courbé, 1641. <?page no="15"?> 14 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Mesnardière, comme le proposèrent certains commentateurs 23 . Composée à la demande du cardinal de Richelieu, la tragédie est l’adaptation en vers d’une pièce en prose de l’abbé d’Aubignac 24 . Représentée en 1641, soit à l’hôtel de Bourgogne, soit au théâtre du Marais, la tragédie de Benserade eut un « favorable succès 25 », si l’on en croit le libraire de la pièce en prose qui parle de l’adaptation versifiée. La mort du cardinal de Richelieu en décembre 1642 incita Benserade à composer le quatrain suivant dans lequel il déplore la perte de sa pension : Ci-gît, oui gît par la mordieu ! Le cardinal de Richelieu, Et, ce qui cause mon ennui, Ma pension avecque lui 26 . Selon de Musset, la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu, fut scandalisée par ces vers et raya « le nom de Benserade de la liste des pensions qu’elle voulait servir sur sa cassette aux protégés du défunt cardinal 27 ». Heureusement pour le poète, la reine mère, Anne d’Autriche, vint à son secours, lui accordant une pension de trois mille livres 28 . Pendant ce temps, l’association de Benserade avec le marquis de Brézé, devenu duc de Fronsac, continua à prospérer. Le vice-amiral invita notre auteur à venir plusieurs fois sur son vaisseau, le Grand Saint-Louis. C’est au cours de l’une des expéditions auxquelles Benserade participa que Jean Armand de Maillé, duc de Fronsac, marquis de Brézé, fut tué. Le 14 juin 1646, lors de la bataille d’Orbetello 29 , le jeune vice-amiral fut coupé en 23 Nous traitons de ce sujet en détail dans la section « Observations » de ce livre. 24 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, Paris, Targa, 1642. 25 « Le Libraire au lecteur », La Pucelle d’Orléans de l’abbé d’Aubignac ; voir l’édition critique de Bernard J. Bourque de cette tragédie, dans Abbé d’Aubignac. Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012, p. 36. 26 Cité par Pierre Richelet, Dictionnaire de la langue française, ancienne et moderne, 3 volumes, Lyon, Frères Duplain, 1759, t. III, p. 98. L’interjection « morbleu » est un euphémisme du juron « par la mort de Dieu ». 27 De Musset, « Le Poète Benserade », t. V, p. 107. 28 Destigny, « Benserade », p. 2. 29 Il s’agit d’une bataille livrée pendant la guerre de Trente ans entre la flotte française, chargée de soutenir le siège de la ville toscane Orbetello, et une flotte espagnole de secours. La victoire navale française fut accompagnée du succès espagnol terrestre. Voir « La Bataille navale donnée sur la côte de la mer Toscane, entre les armées de France et d’Espagne, le 14 juin 1646 », dans Recueil des Gazettes, éd. Théophraste Renaudot, Paris, Bureau d’adresse, 1646, p. 513- 524. <?page no="16"?> INTRODUCTION 15 deux par un boulet. Horrifié et dévasté, Benserade revint à la cour, « où il vécut de sa pension et des dons de quelques dames riches et libérales 30 ». En 1647, Benserade composa le sonnet Job, œuvre qui déclencha une querelle littéraire. À la mort de Vincent Voiture en 1648, quelqu’un eut l’idée d’opposer le sonnet de Benserade avec celui de Voiture, intitulé Uranie, composé en 1620. Il s’agissait de savoir lequel des deux sonnets était préférable. Les participants à la querelle des jobelins et des uranistes (1648-1649) venaient de la ville et de la cour. Armand de Bourbon, prince de Conti, fut à la tête du parti des jobelins, tandis qu’Anne-Geneviève de Bourbon, sœur du prince, se mit à la tête du parti des uranistes. Il se fit de nombreux poèmes pour et contre les deux ouvrages 31 . Pierre Corneille se tint neutre entre les deux partis. Chacun en parle hautement Suivant son petit jugement ? Et s’il y faut mêler le nôtre, L’un est sans doute mieux rêvé, Mieux conduit, et mieux achevé, Mais je voudrais avoir fait l’autre 32 . La querelle littéraire devint une des distractions des incertitudes et des désagréments de la Fronde (1648-1653). Selon de Musset, le prince de Conti donna à Benserade « une grosse pension afin de montrer jusqu’au bout la supériorité qu’il lui accordait sur tous les rivaux 33 ». Il le recommanda au cardinal Mazarin, principal ministre d’État pendant la minorité de Louis XIV, qui lui accorda également des pensions : Outre une pension de mille écus qu’il avait obtenue de la Reine Mère, le Cardinal Mazarin lui en donna une pareille sur l’Abbaye de Saint Eloi, et une autre de deux mille livres sur l’Évêché de Mende, et dans la suite il en eut encore une troisième, aussi de deux mille livres sur 30 Destigny, « Benserade », p. 2. 31 Voir Poésies choisies de Messieurs Corneille, Benserade, de Scudéry, Boisrobert, Sarrasin, Desmarets, Bertaud, S. Laurent, Colletet, La Mesnardière, de Montereuil […] et plusieurs autres, Paris, Sercy, 1653. Cet ouvrage comporte tous les poèmes écrits dans le contexte de la querelle littéraire. 32 Il s’agit des deux tercets du sonnet de Pierre Corneille, dans Poésies choisies, p. 401. 33 De Musset, « Le Poète Benserade », t. V, p. 111. <?page no="17"?> 16 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET l’Abbaye de Haut-Villiers. Tant de bienfaits le mirent dans un état d’abondance qui lui avait été jusqu’alors inconnu 34 . En 1651, Benserade commença à écrire des livrets pour des ballets 35 , divertissement favori de la cour de Louis XIV. Ces livrets contenaient « la suite des entrées, les noms des danseurs, les vers des récits, des couplets sur chacune des personnes qui figuraient dans les diverses entrées 36 ». Le 26 février 1651, le ballet de Cassandre fut présenté au Palais-Cardinal. C’est le premier livret de Benserade et le premier ballet dans lequel Louis XIV, alors âgé de douze ans, ait dansé. Parmi les autres interprètes figurèrent des ducs, des marquis et des comtes. Molière représenta le fou de Cassandre 37 . De 1651 à 1669, Benserade était le maître du ballet de cour, composant une vingtaine de ballets : Benserade fut chargé de choisir les sujets, d’écrire les récits et de diriger l’exécution du plus grand nombre des ballets représentés à la cour de Louis XIV 38 . Le sujet des ballets comprenait des éléments mythologiques, romanesques et contemporains, présentés de manière tantôt sérieuse, tantôt comique et tantôt satirique. Parmi les danseurs figuraient des membres de la cour, dont le roi lui-même et son frère, et des géants artistiques tels que Jacques Champion de Chambonnières, Lully et Molière : La représentation des ballets occupait une foule incohérente et bizarrement mêlée, artistes, chanteurs, danseurs, musiciens de profession, bourgeois amateurs, courtisans et princes, dames et demoiselles, Mlle de Sévigné, Mme de Montespan, Monsieur frère du roi, la reine, le roi 34 Claude-François Lambert, Histoire littéraire du règne de Louis XIV, 3 volumes, Paris, Prault Fils, Guillyn et Quillau Fils, 1751, t. II, p. 407-408. 35 Le ballet de cour date de la fin du seizième siècle à la cour de France. Il comprenait un mélange de poésie, de musique instrumentale et vocale et de chorégraphie. Les interprètes étaient généralement des membres de la famille royale et des membres de la classe dirigeante. 36 Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1895, p. 526. 37 Voir Description bibliographique des livres choisis en tous genres composant la librairie J. Techener, 2 volumes, Pairs, Place de la Colonnade du Louvre, 1855, t. II, p. 389. 38 Castil-Blaze, La Danse et les ballets depuis Bacchus jusqu’à mademoiselle Taglioni, Paris, Paulin, 1832, p. 131. <?page no="18"?> INTRODUCTION 17 lui-même, qui pendant vingt ans se fit honneur de figurer les Apollon et les Jupiter 39 . Comme l’affirment les frères Parfaict, Benserade « trouva le secret de confondre adroitement le caractère des personnes, avec celui des personnages 40 ». Victor Fournel décrit Benserade comme le type par excellence du poète de cour : Personne n’a mieux reflété l’éclat et parlé le langage de la cour du grand roi ; personne ne s’est mieux élevé, sans gêne et sans effort, au niveau de ces fêtes brillantes dont il était l’âme et la poésie. Pendant dix-huit ans, les marquis et les duchesses, les nymphes et les demidieux de Versailles ont parlé par ses lèvres, et le roi-soleil a emprunté ses vers pour se manifester à son peuple ébloui 41 . Comme on pouvait s’y attendre, Benserade fut bien récompensé par le roi pour son service artistique à la cour. En 1663, son nom figure sur la liste des gens de lettres à qui Louis XIV accorda des pensions : 1 500 livres pour Benserade, montant au-dessus de celui accordé à Molière (1 000 livres), à Thomas Corneille (1 000 livres) et à Jean Racine (600 livres) 42 . Il est à noter qu’à cette époque Benserade était conseiller d’État, titre qui lui donnait accès au roi. Ajoutons à la liste de carrières de Benserade (ou dans ce cas particulier, une carrière qui ne s’est pas réalisée), celle de « presque ambassadeur 43 » de France en Suède. Ce fut probablement la reine mère, Anne d’Autriche, qui, vers 1652, était à l’origine de la nomination pour plaire à la reine Christine de Suède : La fortune du poète marchait donc rapidement. La célèbre Christine de Suède, qui avait lu ses ouvrages, en parlait avec admiration dans une lettre à la reine mère, et il fut bel et bien question d’envoyer Benserade 39 Lanson, Histoire de la littérature française, p. 526. 40 Parfaict, Histoire du théâtre français, depuis son origine jusqu’à présent, t. VI, p. 116. 41 Victor Fournel, Les Contemporains de Molière, 3 volumes, Genève, Slatkine Reprints, 1967, t. II, p. 189. 42 Pierre Corneille, « premier poète dramatique du monde », et Gilles Ménage, « excellent pour la critique des pièces », reçurent chacun 2 000 livres ; Jean Chapelain, « le plus grand poète qui jamais ait été, et du plus solide jugement », fut accordé une pension de 3 000 livres. Voir Le Monde artiste : théâtre, musique, beaux-arts, littérature, Paris, le 2 octobre 1898, p. 635-636. 43 Nous empruntons ce terme au site de Combe sur Benserade. Voir la section « Benserade presque ambassadeur ». <?page no="19"?> 18 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET comme ambassadeur à Stockholm ; mais, étant survenu quelques affaires pressantes, malgré les préparatifs de départ qui se trouvaient faits, l’ambassade échoua, et Scarron put dater une de ses épîtres : L’an que le sieur de Benserade/ N’alla pas à son ambassade 44 . Le 6 avril 1674, Benserade fut nommé à l’Académie française, remplaçant Jean Chapelain au fauteuil numéro 7. Il y fut reçu le 17 mai. Benserade participa à l’élaboration du Dictionnaire, ouvrage dont la première édition ne fut publiée qu’en 1694. Au moment de son élection à l’Académie, notre auteur habitait encore au Palais-Royal 45 qui lui servit de résidence jusqu’à sa retraite. En 1676, Benserade se trouva directeur 46 de l’Académie, mandat de trois mois qui, à l’époque, fut déterminé par tirage au sort et alterné entre les membres. Ses contributions à l’Académie furent parfois originales et même audacieuses. En 1681, lors d’une séance de l’Académie, il lut plusieurs psaumes qu’il avait traduits en français et mis en vers. Le 3 janvier 1685, lors de la réception de Thomas Corneille, il prononça un discours en vers, présentant un portrait satirique de chacun des quarante membres de l’Académie. Ce discours ne fut pas imprimé en raison du mécontentement de plusieurs membres au sujet de leur portraits : Lorsque Thomas Corneille fut reçu à l’Académie, Benserade lut une pièce de sa composition, qui était comme le portrait en raccourci des quarante Académiciens. Quoique cette pièce eût été extrêmement applaudie, elle ne fut cependant pas imprimée, plusieurs Membres de l’Académie ayant paru offensés de la peinture un peu trop ressemblante, qui avait été faite de leurs personnes 47 . En 1676, Benserade publia ses Métamorphoses d’Ovide en rondeaux, ouvrage commandé par Louis XIV et destiné à l’éducation du Dauphin. Le travail eut peu de succès : Le roi se chargeait des frais d’impression, et voulait que l’ouvrage fût enrichi de figures et orné d’un frontispice de Lebrun. Benserade s’exécuta, sans enthousiasme, semble-t-il, et […] sans se faire d’illusions 44 Octave Uzanne, « Préface », dans Poésies de Benserade, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1875, p. xv. Les deux vers sont de Paul Scarron, auteur du Roman comique (première partie, 1651 ; seconde partie, 1657). Les vers sont tirés de son Épître à madame la Comtesse de Fiesque. 45 Voir Les Registres de l’Académie française, 1672-1793, 4 volumes, Paris, Firmin-Didot, 1906, t. IV, p. 104. 46 Ibid., t. IV, p. 94. 47 Lambert, Histoire littéraire du règne de Louis XIV, t. II, p. 407. <?page no="20"?> INTRODUCTION 19 sur la valeur de son œuvre. […] Tout le monde, par malheur, fut de son avis 48 . L’année suivante, l’ouvrage Labyrinthe de Versailles fut publié 49 . Le livre, édité par Charles Perrault, comprend des fables d’Ésope, écrites en prose et commentées par Perrault, et ces mêmes fables écrites en vers par Benserade. Il s’agit d’un guide où les trente-neuf fontaines du labyrinthe de Versailles furent énumérées dans l’ordre à suivre. Devant chaque fontaine du labyrinthe, ornée de statues d’animaux, un tableau en lettre d’or contenait un quatrain de Benserade pour expliquer la scène. Le labyrinthe fut destiné à l’éducation du Dauphin 50 . En 1678, Benserade publia un livre comprenant deux cent vingt fables, tirées d’Ésope, sous forme de quatrains. Les trente-neuf fables qu’il avait composées pour le labyrinthe de Versailles se retrouvent dans l’œuvre 51 . Pour célébrer le mariage du Dauphin en mars 1680, le roi commanda à Benserade d’écrire un livret pour un ballet. Le Triomphe de l’amour fut dansé devant le roi le 21 janvier 1681 à Saint-Germain en Laye. C’est le dernier ballet écrit par notre auteur : On trouve à la suite du programme les vers pour la personne et le personnage de ceux qui sont du ballet : le Dauphin dansant parmi les Plaisirs, la princesse de Conti en Néréide, la dauphine en nymphe de Diane, le comte de Vermandois, sous le nom de Monsieur l’Amiral, en Amour et en Zéphir, etc. ; et tout ce que la cour avait de plus illustre, de plus gracieux et de plus galant 52 . 48 Maxime de Montmorand, Anne de Graville, Paris, Picard, 1917, p. 128-129. Voici la définition du mot « rondeau » présentée dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 : « Petite pièce de poésie ancienne, qui est ordinairement de treize vers, et de deux rimes, avec une pause au cinquième et au huitième, et dont le premier mot, ou les premiers mots se répètent après le huitième, et après le dernier vers, sans faire partie des vers » (t. II, p. 419). C’est une description exacte des rondeaux de Benserade dans ses Métamorphoses d’Ovide en rondeaux. 49 Paris, Imprimerie royale, 1677. 50 En 1778, Louis XVI prit la décision de détruire le labyrinthe et le remplaça par un jardin à l’anglaise. 51 Fables d’Ésope en quatrains dont il y en a une partie au labyrinthe de Versailles, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1678. 52 Description bibliographique des livres choisis en tous genres composant la librairie J. Techener, t. II, p. 393. <?page no="21"?> 20 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Vers 1685, Benserade décida de prendre sa retraite dans sa maison de Gentilly, commune située dans la banlieue de Paris, tout en gardant son appartement dans le Palais-Royal. Dans ses dernières années, il se consacra à la traduction de psaumes, à des ouvrages de piété et, comme l’affirme Paul de Musset, au jardinage : Pendant sa vieillesse Benserade souffrit cruellement de la goutte ; il avait, comme la plupart des vieillards, le goût des plantations et du jardinage, sorte d’exercice où l’imagination et l’esprit demeurent fort en repos 53 . Benserade mourut le 19 octobre 1691 à Gentilly, âgé de soixante-dix-huit ans. Selon la Biographie universelle, il mourut d’une saignée « parce que le chirurgien lui piqua l’artère 54 ». Il fut inhumé dans le cimetière Saint- Eustache (Paris). Ses ossements furent transférés aux catacombes de Paris en 1787. Il n’y a aucune preuve que Benserade se soit jamais marié ou qu’il ait eu des enfants. Parmi les héritiers du poète figuraient sa cousine Élisabeth de Benserade, Jean-Baptiste Le Blanc (fils d’Élisabeth qui avait le titre de seigneur de Rozay) et Anne de la Varie de Saint-Germain, cousine de Benserade 55 . Ce survol de la vie et de l’œuvre d’Isaac de Benserade démontre que les talents poétiques de notre auteur lui permirent de connaître le succès (surtout financier) en tant que dramaturge, poète de cour et compositeur de ballets. Il est incontestable qu’il était en vogue : la coqueluche de la cour de Louis XIV. Bien sûr, notre édition critique du théâtre complet de Benserade se concentre sur les jeunes années de l’auteur, entre 1635 et 1641. L’analyse de ces pièces, que l’on retrouve dans la section « Observations » de notre livre, révèle un écrivain imaginatif et audacieux qui s’appuya sur ses talents de versificateur pour composer six ouvrages dramatiques en sept ans. La première édition critique du théâtre complet de Benserade, mon livre a pour but de rendre ces œuvres plus facilement accessibles afin que tous les lecteurs, qu’ils soient amateurs ou spécialistes du théâtre, puissent connaître Benserade, dramaturge, et juger par euxmêmes de la valeur littéraire de ses pièces. Les ouvrages dramatiques sont présentés par ordre chronologique selon la date de publication. 53 De Musset, « Le Poète Benserade », t. V, p. 121. 54 Biographie universelle ou Dictionnaire historique des hommes qui se sont fait un nom, par F.-X. de Feller, éd. Charles Weiss et l’abbé Busson, 4 volumes doubles, Paris, Leroux, Gouby et C ie et Gaume Frères, 1847, t. I-II, p. 557. 55 Voir l’inventaire des biens de Benserade dans sa maison à Gentilly et dans son appartement au Palais-Royal, disponible sur le site de Combe : www.benserade.fr/ pages/ benserade-inventaire-01.html [accédé le 19 juillet 2024]. <?page no="22"?> PRINCIPES ÉDITORIAUX I. Éditions originales 1. LA/ CLÉOPÂTRE/ DE/ BENSSERADDE/ TRAGÉDIE./ Dédiée à Monseigneur l’Éminentissime Cardinal/ Duc de Richelieu/ À PARIS,/ Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, au Palais dans/ la petite Salle à l’Escu de France./ M. DC. XXXVI./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. 1 vol. in 4 o , 111 pages. Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-71387 ; n o 2 : RES-YF-1340. 2. LA MORT/ D’ACHILLE,/ ET/ LA DISPUTE/ SE SES ARMES./ TRAGÉDIE./ À PARIS,/ Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE,/ au Palais, dans la petite salle, à l’Escu de France./ M. DC. XXXVI../ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. 1 vol. in 4 o , 95 pages. Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-71659 ; n o 2 : RES-YF-375. 3. GUSTAPHE/ OU/ L’HEUREUSE/ AMBITION./ TRAGI-COMÉ- DIE/ DE M R . DE BENSSERADDE./ À PARIS,/ Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, au Palais,/ dans la petite Salle, à l’Escu de France./ M. DC. XXXVII./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. 1 vol. in 4 o , 108 pages. Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-3045025 ; n o 2 : YF-578. 4. IPHIS/ ET/ IANTE./ COMÉDIE./ À PARIS,/ Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE,/ au Palais, dans la petite Salle, à l’Escu de France./ M. DC. XXXVII./ Avec Privilège du Roi. 1 vol. in 4 o , 95 pages. <?page no="23"?> 22 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-1912221 ; n o 2 : ARS-4-BL-3466(3). 5. MÉLÉAGRE/ TRAGÉDIE./ DE M. DE BENSSERADE./ À PARIS,/ Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, au/ Palais dans la Galerie des Merciers, à l’Escu/ de France./ M. DC. XLI./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. 1 vol. in 4 o , 88 pages. Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-71660 ; n o 2 : RES-YF-376. 6. LA/ PUCELLE/ D’ORLÉANS./ TRAGÉDIE./ À PARIS,/ Chez/ AN- TOINE DE SOMMAVILLE, en la Ga-/ lerie des Merciers, à l’Escu de France,/ ET/ AUGUSTIN COURBÉ, en la même Gale-/ rie, à la Palme./ Au Pa-/ lais./ M. DC. XXXXII./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. 1 vol. in 4 o , 98 pages. Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-71197 ; n o 2 : RES-YF-540. II. Éditions postérieures 1. Cléopâtre, éd. Paul Fièvre, disponible en ligne sur le site Théâtre classique : https: / / www.theatre-classique.fr/ pages/ programmes/ edition.php? t=../ documents/ BENSERADE_CLEOPATRE.xml. 2. La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, éd. Paul Fièvre, disponible en ligne sur le site Théâtre classique : https: / / www.theatre-classique.fr/ pages/ programmes/ edition.php? t=../ documents/ BENSERADE_MORTACHILLE.xml. La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, éd. Sandra Tortel, dans le cadre d’un mémoire de master sous la direction de Georges Forestier, Sorbonne Université. Cet ouvrage est disponible en ligne sur le site du CELLF (Centre d’étude de la langue et des littératures française) : http: / / bibdramatique.huma-num.fr/ benserade_mortachille. <?page no="24"?> PRINCIPES ÉDITORIAUX 23 3. Iphis et Iante, éd. Anne Verdier, avec la collaboration de Christian Biet et Lise Leibacher-Ouvrard, Vijon, Lampsaque, 2017. 1 vol., 160 pages. III. Établissement du texte La présente édition respecte le texte des éditions originales. L’orthographe du texte a été modernisée, y compris les conjugaisons et l’utilisation des accents. L’emploi fréquent du mot « avecque », pour ajouter un pied au vers, a été respecté, ainsi que l’emploi des mots « jusques », « encor » et « donques ». L’usage des majuscules à certains noms communs et l’emploi de lettres minuscules au début de certaines phrases ont été respectés. De la même façon, aucune modification n’a été apportée aux temps verbaux et à l’ordre syntaxique. Partout dans le texte, nous avons remplacé « & » par « et ». Nous avons remplacé « à » par « a », lorsqu’il s’agit du verbe, et « a » par « à » lorsqu’il s’agit de la préposition. De la même façon, nous avons remplacé « la » par « l’a » lorsqu’il s’agit du verbe et « vôtre » pour « votre » lorsqu’il s’agit de l’adjectif possessif. Nous avons aussi remplacé « ou » par « où » lorsqu’il s’agit du pronom relatif ou de l’adverbe interrogatif. Nous avons utilisé des crochets pour signaler la pagination de l’édition originale. Les fautes d’impression qui ont été corrigés sont identifiées dans nos propres notes en bas de page. Nous avons respecté la ponctuation de l’édition originale afin de ne pas altérer l’intention possible de l’auteur. Pour des raisons de cohérence, nous avons ajouté une virgule immédiatement après chaque didascalie nominative lorsqu’elle est suivie d’une didascalie énonciative ou d’une didascalie kinésique, le tout suivi d’un point. Les sources et les références savantes, appelées par des chiffres, sont traitées dans nos propres notes en bas de page. <?page no="26"?> OBSERVATIONS SUR LES PIÈCES I. Le sujet Examinons les œuvres qui sont présentées dans ce volume. Quatre des six pièces sont des tragédies : La Cléopâtre, La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, Méléagre et La Pucelle d’Orléans. Une des œuvres, Gustaphe ou l’heureuse ambition, porte le titre de tragi-comédie. Iphis et Iante est la seule comédie de Benserade. Les quatre tragédies présentent la mort du héros ou de l’héroïne. En revanche, la tragi-comédie et la comédie de notre auteur ont des dénouements heureux, la distinction entre les deux genres étant la condition des personnages et la gravité des événements. Suivant le goût du dix-septième siècle, Benserade puise dans le monde antique pour choisir le sujet de sa première tragédie, La Cléopâtre. Dans trois cas, le dramaturge s’inspire de la mythologie grecque ou romaine pour composer ses œuvres: les histoires légendaires d’Achille, de Méléagre et d’Iphis. Le sujet de Gustaphe ou l’heureuse ambition est le seul qui est inventé par l’auteur. L’Histoire de Jeanne d’Arc, qui remonte au quinzième siècle, fut imposée à Benserade par le cardinal de Richelieu qui voulait faire versifier la pièce en prose de l’abbé d’Aubignac. Quelles sont les sources historiques et littéraires utilisées par Benserade ? Dans le cas de La Cléopâtre, il s’agit des Vies des hommes illustres de Plutarque, en particulier la vie d’Antoine 1 . Dans son « Au lecteur » de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, Benserade identifie les trois écrivains antiques qui lui servirent de sources pour la composition de sa deuxième tragédie : Homère (l’Iliade) 2 , Darès le Phrygien (l’Histoire de la ruine de Troie) 3 de Dictys de Crète (l’Éphéméride de la guerre de 1 L’ouvrage de Plutarque fut écrit en grec et composé entre 100 et 120. Appelé aussi les Vies parallèles, il présente des récits organisés par paires qui mettent en parallèle un Grec et un Romain. La biographie d’Antoine est jumelée avec celle de Démétrios, général macédonien. 2 Surnommé « le Poète » par les Anciens, Homère aurait vécu au huitième siècle av. J.-C. La tradition veut qu’il était aveugle. Le poème épique l’Iliade se déroule pendant la guerre de Troie. 3 Selon l’Iliade, Darès le Phrygien vécut pendant la guerre de Troie. L’Histoire de la ruine de Troie, qui serait la traduction latine de l’œuvre de Darès le Phrygien, par Cornelius Nepos, date du huitième siècle. <?page no="27"?> 26 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Troie) 4 . Les Métamorphoses 5 d’Ovide fournissent à Benserade l’histoire de la vie de Méléagre de la mythologie grecque 6 . Cette même œuvre est aussi la source de l’histoire d’Iphis, racontée dans la seule comédie de notre auteur. Bien que le sujet de Gustaphe ou l’heureuse ambition soit inventé par Benserade, la pièce comporte de nombreuses références à la mythologie grecque et à la mythologie romaine. Une allusion à Énée 7 , héros chanté dans l’Énéide de Virgile, se retrouve aussi dans la tragi-comédie. Quant à La Pucelle d’Orléans, Benserade s’appuie entièrement sur la tragédie en prose de l’abbé d’Aubignac pour composer sa pièce 8 . En général, Benserade est fidèle à ses sources dans la composition de ses ouvrages dramatiques. La biographie de Marc Antoine par Plutarque fournit la base de tous les événements importants qui se déroulent dans Cléopâtre. Dans son « Au Lecteur » de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, Benserade admet volontiers avoir utilisé des bribes d’information provenant des trois écrivains antiques qu’il utilise comme sources : […] j’ai pris des uns et des autres ce que j’en ai jugé nécessaire pour l’embellissement de la chose sans en altérer la vérité 9 . Les Métamorphoses servent de base à l’intrigue de Méléagre. L’histoire du héros grec et le sanglier de Calydon est présentée dans la pièce sans modification de la narration d’Ovide. Cela s’applique également de manière générale à Iphis et Iante. Il y a, cependant, un changement notable dans la narration d’Ovide apporté par le dramaturge : la nuit de noces du jeune couple. Chez Ovide, Iphis est transformée en homme par la déesse 4 Selon la légende, Dictys de Crète était un compagnon d’Idoménée, roi de Crète, lors de la guerre de Troie. L’Éphéméride de la guerre de Troie, qui serait la traduction latine de l’œuvre de Dictys de Crète, par Quintus Septimius, date du quatrième siècle. 5 Ce poème latin date du premier siècle. L’œuvre présente de nombreux récits courts sur le thème des métamorphoses que l’on retrouve dans la mythologie grecque et la mythologie romaine. L’histoire de Méléagre est racontée dans le huitième livre du poème. 6 Selon André Rigaud, Benserade s’inspira de la défense de La Mesnardière, dans La Poétique, à propos du sujet de Méléagre. Voir l’article, « Benserade, auteur tragique », p. 272. 7 Voir Gustaphe ou l’heureuse ambition, vers 1060. 8 D’Aubignac introduit dans sa pièce des notes marginales où il cite les sources historiques qu’il a compulsées : Bernard de Girard du Haillan, Estienne Pasquier, André Duchesne, Jacopo Filippo Foresti de Bergame, Polydore Vergil, Valerand de La Varanne, Jean Du Tillet, Giovanni Candela et Étienne Forcadel. 9 Voir la page 131 de notre volume. <?page no="28"?> OBSERVATIONS 27 Isis avant le mariage, alors que dans l’œuvre de Benserade, cette métamorphose a lieu après la nuit de noces. Le dramaturge ajoute ainsi dans sa comédie un élément érotique homosexuel que l’on ne retrouve pas dans l’œuvre du poète latin. Dans Gustaphe ou l’heureuse ambition, dont le sujet est inventé, les références faites à des personnages de la mythologie grecque ou romaine sont précises et appropriés. Quant à La Pucelle d’Orléans, à part la scène II, 2, où un passage entier est supprimé, et quelques différences mineures dans sept autres scènes 10 , l’œuvre de Benserade respecte l’ordre et le contenu des répliques de la pièce de d’Aubignac. Les sujets traités par Benserade dans ses pièces se retrouvent chez plusieurs dramaturges du dix-septième siècle. En voici quelques exemples : Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre (publié en 1637) de Jean Mairet, Cléopâtre (représentée en 1667) de François le Noir, dit La Thorillière, Cléopâtre (publiée en 1682) de Jean de la Chapelle, Achille victorieux (publié en 1636) de Vincent Borée, La Mort d’Achille (représentée en 1673) de Thomas Corneille, Méléagre (publié en 1624) d’Alexandre Hardy, La Fatalité de Méléagre (publiée en 1626) de Jean Boissin de Gallardon, Méléagre (publié en 1699) de Grange-Chancel, Tragédie de Jeanne d’Arques, dite la Pucelle d’Orléans (publiée en 1600) de Jean de Virey. II. Le thème de l’amour Un thème important que l’on retrouve dans les six pièces de Benserade est celui de l’amour, « essentiel comme ressort dramaturgique 11 » du théâtre classique. Dans les tragédies du dix-septième siècle, y compris celle de Benserade, l’amour est un élément funeste, comme l’affirme Georges Forestier : Dans la tragédie, l’amour est une passion néfaste qui conduit les personnages à leur perte. […] Pour qu’il triomphe, il faut que la tragédie soit une tragi-comédie 12 . Dans La Cléopâtre, l’amour entre Antoine et la reine d’Égypte conduit 10 Il s’agit des scènes suivantes : I, 2 ; I, 3 ; I, 5 ; IV, 2 ; V, 3 ; V, 5 et V, 7. À cet égard, Benserade est beaucoup plus fidèle à la pièce en prose de d’Aubignac que Guillaume Colletet ne l’était avec sa version versifiée de La Cyminde ou les deux victimes du même auteur. 11 Georges Forestier, entretien, La Croix, le 9 février 2019, disponible en ligne : https: / / www.la-croix.com/ Culture/ Theatre/ theatre-classique-lamour-ressortdramaturgique-essentiel-2019-02-09-1201001358 [accédé le 3 août 2024]. 12 Ibid. <?page no="29"?> 28 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET au suicide du héros et de l’héroïne. Dans La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, l’amour d’Achille pour Polyxène, princesse ennemie, fait tomber le héros dans un piège qui aboutit à sa mort. Dans la troisième tragédie de Benserade, l’amour de Méléagre pour Atalante conduit le héros à tuer ses propres oncles, décision qui aboutit finalement à sa mort surnaturelle. Le thème de l’amour se retrouve également dans La Pucelle d’Orléans. L’amour de l’héroïne pour Dieu et pour la France et son refus des avances romantiques du comte la conduisent à ne pas participer à un plan d’évasion et à accepter sa mort aux mains des Anglais. Malgré les complications inévitables, l’amour triomphe toujours dans le dénouement d’une tragi-comédie et dans celui d’une comédie. La pièce se termine bien, souvent par le mariage ou par la promesse de mariage. Dans Gustaphe ou l’heureuse ambition, le héros tombe amoureux de la princesse qui l’a choisi pour être son mari et l’héritier du trône. L’arrivée de l’amoureuse de Gustaphe de son pays d’origine complique la situation, mais tout se résout heureusement lorsque la femme en question, princesse de Perse, accepte d’épouser le frère du héros. Dans la comédie Iphis et Iante, les complications sont extrêmes. À l’insu de la jeune femme Iante, Iphis est en fait une femme qui a été déguisée en garçon depuis sa naissance. La nuit de noces du jeune couple apporte avec elle l’inévitable révélation du travestisme et de l’homosexualité. Grâce à l’intervention de la déesse Isis, qui transforme Iphis en homme, la pièce se termine heureusement pour tous. III. Les thèmes du transvestisme, de l’homosexualité et de la transsexualité Le thème du transvestisme 13 se retrouve dans quatre pièces de Benserade : La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, Gustaphe ou l’heureuse ambition, Iphis et Iante et La Pucelle d’Orléans. Dans l’œuvre sur Achille, Ulysse fait référence au transvestisme du héros dans son harangue au dernier acte de la pièce. Thétis, la mère d’Achille, cacha son fils sous des vêtements de femme afin d’échapper à un oracle selon lequel Achille devait mourir devant Troie. Dans ce cas, le port de l’habit féminin fut imposé au héros dans le but de le dissimuler afin 13 « Les travestissements plaisaient fort en ce temps-là ; c’était un héritage de l’Astrée. Depuis que Céladon s’était déguisé en nymphe sous le nom de Lucinde, puis d’Alexis, les bergers et les héros, en foule, avaient suivi son exemple » (Rigaud, « Benserade, auteur tragique », p. 271). <?page no="30"?> OBSERVATIONS 29 de l’empêcher aller au combat. Malgré cette ruse, Ulysse réussit à reconnaître Achille et le convainquit de prendre les armes. Dans Gustaphe ou l’heureuse ambition, Célinte arrive sur scène vêtue en homme. Gustaphe voit à travers le déguisement, reconnaissant immédiatement l’amoureuse qu’il avait laissée derrière lui en Perse. La princesse explique que des vêtements de soldat lui étaient nécessaires pour qu’elle puisse s’échapper de son pays et retrouver Gustaphe. Même après avoir été découverte, Célinte insiste pour continuer à porter des habits masculins afin de servir à la cour. Elle révèle bientôt la vérité sur l’affaire et elle est accueillie dans le royaume avec tous les privilèges accordées à une princesse. Le transvestisme fait partie intégrante de la comédie Iphis et Iante. L’action de la pièce se déroule alors qu’Iphis a vingt ans. L’héroïne a été déguisée en garçon depuis sa naissance par sa mère pour lui sauver la vie, le père ayant ordonné à sa femme, alors enceinte, de tuer le bébé s’il s’agissait d’une fille. Le vrai sexe d’Iphis n’est connu que de la mère, de la confidente de la mère, du frère de la confidente et, bien sûr, d’Iphis elle-même. La jeune femme s’habille en homme tout au long de la pièce, même lorsque le secret est révélé à tout le monde, la déesse Isis la transformant en homme peu de temps après. Dans la pièce, un des personnages, Nise, fait référence au port de l’habit féminin de la part d’Achille. Il fait également allusion au transvestisme d’Hercule, le héros ayant été obligé par Omphale, reine de Lydie, à porter des habits de femme et a filé la laine. Dans La Pucelle d’Orléans, Jeanne d’Arc est habillée en homme. Elle explique à ses juges que ce déguisement lui était nécessaire afin de projeter la valeur militaire généralement associée au sexe masculin, son rôle étant celui d’un chef d’armée, Comme dans les autres pièces de Benserade où le thème du transvestisme est présent, le port de vêtements de l’autre genre n’est pas fait pour le plaisir sexuel, mais plutôt dans un but pratique. Le cas d’Hercule est quelque peu différent, la reine ayant obligé son esclave nouvellement acquis à porter des vêtements de femme afin de le soumettre. Au même moment, la reine fut couverte de la peau du lion de Némée. Il s’agit donc du thème de l’inversion des rôles dans le couple. Le thème de l’homosexualité n’est explicitement présent que dans une seule pièce, Iphis et Iante. Il est vrai que dans La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, il y a plusieurs références à Patrocle qui, selon l’Illiade, fut le compagnon et peut-être l’amant d’Achille. Cependant, la tragédie de Benserade ne fait aucun mention du comportement homosexuel de ces héros. Dans Gustaphe ou l’heureuse ambition, l’homosexualité féminine est évoquée en raison des circonstances dans lesquelles se trouvent les personnages. La beauté du « jeune homme » (Célinte) attire l’attention des dames. Il s’agit donc d’une femme qui se fait passer pour un homme, <?page no="31"?> 30 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET qui attire alors le regard des autres femmes. En revanche, le comportement homosexuel d’Iphis est explicite. L’héroïne est amoureuse de la jeune femme Iante. Cette dernière n’est pas au courant du vrai sexe de son prétendant. Les deux pères en question encouragent fortement le mariage du couple, ignorant qu’ils sont en train de faciliter une union lesbienne. Le mariage a lieu comme prévu, malgré l’anxiété considérable de la part de ceux qui connaissent le secret, y compris d’Iphis elle-même. La nuit de noces s’ensuit, la nudité d’Iphis révélant à Iante que son mari est, en fait, une femme. Ce qui est surprenant, c’est que Benserade communique quelques détails de ce qui s’est passé lors de cette nuit. Parlant d’Iante, Iphis déclare : Son mécontentement me donnait du souci, Mais la possession me ravissait aussi, Et quoique mon ardeur nous fût fort inutile, J’oubliais quelque temps que j’étais une fille, Je ne reçus jamais tant de contentements, Je me laissais aller à mes ravissements, D’un baiser j’apaisais mes amoureuses fièvres, Et mon âme venait jusqu’au bord de mes lèvres, Dans le doux sentiment de ces biens superflus J’oubliais celui même où j’aspirais le plus, J’embrassais ce beau corps, dont la blancheur extrême M’excitait à lui faire une place en moi-même, Je touchais, je baisais, j’avais le cœur content 14 . La réaction d’Iante à la nuit de noces est également surprenante. Bien que la principale préoccupation de la jeune femme soit le péché de l’union homosexuelle, la nature physique de ce qui s’est passé pendant la nuit ne lui a pas déplu : Quelle condition est semblable à la nôtre ; Une fille, grands Dieux ! en épouser une autre, C’est bien pour attirer le céleste courroux, Et pour faire parler les théâtres de nous, Une telle rencontre est digne qu’on la joue, Cette crainte m’afflige, il faut que je l’avoue ; Ce mariage est doux, j’y trouve assez d’appâts 15 . 14 Iphis et Iante, scène V, 4 (vers 1459-1471). 15 Iphis et Iante, scène V, 1 (vers 1289-1296). <?page no="32"?> OBSERVATIONS 31 Iante poursuit en déclarant que sans l’aspect « contre nature » de l’amour lesbien et sans la désapprobation moqueuse attendue des amis et des membres de la famille, l’idée d’être mariée à une autre femme ne lui est pas odieuse : Et si l’on n’en riait, je ne m’en plaindrais pas : Je n’aurais pas regret qu’on nous joignît ensemble, Si l’on ne profanait le nœud qui nous assemble, Et si nos bons parents n’abusaient à leur gré De cet hymen qu’on tient si saint et si sacré ; Si la fille épousait une fille comme elle, Sans offenser le Ciel et la loi naturelle, Mon cœur assurément n’en serait point fâché, Je me contenterais de n’avoir pas péché. 16 Il est toutefois reconnu que parce qu’Iphis n’était pas un homme lors de la nuit de noces, ni elle ni Iante n’étaient pleinement satisfaites sexuellement. Iphis parle de « l’espoir d’un plaisir que je n’ai su goûter 17 » et de son ardeur qui leur fut « fort inutile 18 » . Plus tard, elle décrit le cœur d’Iante comme n’ayant pas rencontré « le but de ses désirs 19 ». Cette attitude correspond à la notion dominante de la sexualité dans la France du dix-septième siècle comme étant centrée sur l’organe sexuel masculin 20 . Lorsqu’Iphis est transformé en homme grâce à l’intervention de la déesse Isis, tout le monde est heureux que l’union puisse maintenant être consommée. Iphis déclare à Iante : Nous devons souhaiter la fin de la lumière, Et la seconde nuit doit être la première 21 . Le point principal de l’histoire d’Iphis est la métamorphose de l’héroïne en homme. La transformation est instantanée et totale grâce au pouvoir de la déesse Isis. Personne n’a le moindre doute sur ce à quoi Iphis 16 Ibid. (vers 1296-1304). 17 Iphis et Iante, scène V, 3 (vers 1380). 18 Iphis et Iante, scène V, 4 (vers 1461). 19 Ibid. (vers 1480). 20 Voir, par exemple, l’article de Jacqueline Murray, « Twice Marginal and Twice Invisible. Lesbians in the Middle Ages », dans Handbook of Medieval Sexuality, éd. Vern L. Bullough et James A. Brundage, New York, Garland Publishing, 1996, p. 191-208. 21 Iphis et Iante, scène V, 6 (vers 1689-1690). <?page no="33"?> 32 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET fait référence lorsqu’il déclare être soudainement doué d’une « mâle vigueur 22 ». Cette transsexualité miraculeuse est un grand soulagement pour tous les personnages de la pièce : Iphis, qui avait menacé de se suicider, peut maintenant profiter pleinement de son épouse ; Iante a désormais un vrai mari ; les deux familles ont été épargnées de la honte d’une relation lesbienne en leur sein, ainsi que du danger d’un châtiment divin ; Ergaste qui était amoureux d’Iphis, sachant qu’elle était une femme, est maintenant heureux d’épouser Mérinte, qui s’est toujours languie de lui. La discussion ci-dessus démontre que Benserade n’hésite pas à traiter de sujets osés dans certaines de ses pièces. De plus, il introduit parfois des éléments érotiques pour pimenter les répliques de ses personnages. Dans Iphis et Iante, le père d’Iphis insiste auprès de son « fils » sur les avantages d’un mariage avec Iante : Je vous irai trouver sur le soir chez son Père, Où nous achèverons le reste de l’affaire, Afin qu’un chaste hymen vous donne cette nuit Le moyen de goûter les douceurs de son fruit 23 . Dans la même pièce, Nise fait également l’éloge de l’institution de mariage à cause du sexe : Vivre avec une femme aussi sage que belle, Alors qu’un nœud sacré nous unit avec elle, Jouir de ces trésors qui ne sont dus qu’à nous L’aimer, en être aimé, est-il rien de plus doux 24 ? Dans son anxiété face à son mariage imminent, Iphis évoque des images érotiques associées à la satisfaction de la faim et de la soif : Ô Dieux ! permettrez-vous, pour accroître ma peine, Que je meure de soif auprès d’une fontaine ? Verrai-je devant moi des mets si délicats, Et s’ils me sont servis, n’en goûterai-je pas 25 ? Il y a aussi des références à la nudité dans les pièces de Benserade. Dans Iphis et Iante, Télétuze demande à sa fille comment Iante a réagi lorsqu’elle a vu le corps nu de son « mari » lors de leur nuit de noces : 22 Ibid. (vers 1663). 23 Iphis et Iante, scène I, 1 (vers 89-92). 24 Iphis et Iante, scène II, 2 (vers 89-92). 25 Iphis et Iante, scène IV, 1 (vers 1081-1084). <?page no="34"?> OBSERVATIONS 33 Encore qu’a-t-elle dit, lorsqu’elle a reconnu Qu’un garçon comme vous est fille étant tout nu 26 ? Dans Gustaphe ou l’heureuse ambition, le héros déclare à la princesse Amasie que la contemplation de son corps nu lui procure un plaisir considérable : À travers cette pompe et de gloire, et d’honneur Je vous contemple nue, et c’est là mon bonheur 27 . L’adjective « nu(e) » est utilisé à sept autres reprises dans les pièces de Benserade 28 . Il est vrai que dans La Pucelle d’Orléans, le mot décrit l’âme, mais il est prononcé par le comte lorsqu’il courtise Jeanne, laissant aucun doute sur ses connotations érotiques : Au reste mon amour vous est assez connue, Vous avez vu cent fois mon âme toute nue 29 . Toutes ces références à la nudité ont pour but, en grande partie, à pimenter les pièces. Par l’utilisation d’un langage suggestif, le dramaturge réussit à ajouter un élément érotique à ses œuvres. IV. Les trois unités Dans ses avis au lecteur de la tragédie Méléagre, Benserade s’attache à souligner que sa pièce respecte les exigences des unités de temps et de lieu. Sa seule déclaration sur l’unité d’action se trouve dans son « Au Lecteur » de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes. Examinons les ouvrages dramatiques de Benserade dans le contexte de ces trois règles. C’est La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac qui donne à l’unité de temps son ultime définition. La durée de l’action représentée « doit être renfermée dans le tour d’un Soleil 30 », selon les principes d’Aristote. Or, pour d’Aubignac, cela signifie le temps entre le lever et le coucher du soleil, plutôt qu’une durée de vingt-quatre heures, la théorie de l’abbé étant 26 Iphis et Iante, scène V, 4 (vers 1475-1476). 27 Gustaphe ou l’heureuse ambition, scène III, 3 (vers 963-964). 28 Voir les vers suivants : 141 et 1440 (La Cléopâtre), 100, 730, 1378 et 1746 (La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes) et 182 (La Pucelle d’Orléans). 29 La Pucelle d’Orléans, scène I, 4 (vers 181-182). 30 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 175. <?page no="35"?> 34 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET inspirée « par le respect de la vraisemblance plus que par celui d’Aristote 31 ». Dans La Cléopâtre, Benserade condense des événements historiques de sorte que toute l’action de la pièce se déroule en une journée. En ouvrant son œuvre au moment de la crise, le dramaturge simplifie à tel point l’action qu’il réussit à respecter l’unité de temps, au moins la règle des vingt-quatre heures préconisée par Jean Mairet et Jean Chapelain 32 . L’action de La Cléopâtre se déroule pendant la bataille d’Actium qui scelle le destin de la reine d’Égypte et de Marc Antoine. L’intrigue de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes se déroule facilement dans le cadre d’un demi-jour, même avec l’ajout de la dispute sur les armes du héros. Cela s’applique également à la tragi-comédie de Benserade, Gustaphe ou l’heureuse ambition. Le mariage du héros, la défaite du prince rebelle et l’arrivée de la princesse de Perse peuvent tous avoir lieu en un demi-jour. Il y a cependant un problème avec l’application de la règle de l’unité de temps dans la comédie Iphis et Iante. L’action se déroule sur deux jours en raison de l’inclusion de la nuit de noces entre les deux derniers actes. Les arrangements du mariage et le mariage lui-même sont suivis de la nuit de noces, suivie de la métamorphose d’Iphis le lendemain matin. Il est certainement impossible que tous ces événements se déroulent dans le cadre d’un demi-jour, et il serait exagéré de croire que l’action pourrait se dérouler en vingt-quatre heures. Dans ses avis aux lecteurs de sa troisième tragédie, Benserade déclare que l’unité de temps est rigoureusement respectée dans Méléagre. La chasse au sanglier de Calydon, le meurtre des deux oncles et la mort surnaturelle du héros peuvent tous vraisemblablement se dérouler sur une période d’un demi-jour. L’action de La Pucelle d’Orléans se déroule le jour de la mort de l’héroïne. La limite qu’impose l’auteur au temps de l’action a pour effet de presser les événements. Cette précipitation se révèle particulièrement à la fin de la pièce en raison du dénouement rapide, exigence qui rend invraisemblable la punition abrupte des juges. Parce que la pièce de Benserade suit de près la tragédie en prose de d’Aubignac, toute critique de l’application de la règle de l’unité de temps dans ce cas s’applique aux deux dramaturges. La règle de l’unité de lieu provient de celle de l’unité de temps grâce au principe de la vraisemblance. Il faut souligner, toutefois, l’absence d’un consensus d’opinion parmi les théoriciens de l’époque quant à l’étendue 31 Jacques Scherer, La Dramaturgie Classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964, p. 113. 32 En 1630, Jean Mairet présenta la règle des vingt-quatre heures pour la première fois au public dans sa tragi-comédie La Silvanire ou la morte-vive (Paris, Targa, 1631). Voir aussi Jean Chapelain, « Lettre sur la règle des vingt-quatre heures », dans Opuscules critiques, éd. Alfred Hunter, Paris, Droz, 1936, p. 115-121. <?page no="36"?> OBSERVATIONS 35 assignée au lieu de la pièce. On restreint la scène à une ville, à une province et même à un pays entier. Dès 1639, quelques théoriciens 33 tendent vers une étendue plus rétrécie du lieu dramatique. À l’exception d’une de ses pièces, Benserade identifie le lieu de l’action dramatique. Dans La Cléopâtre, l’auteur écrit : « La Scène en Alexandrie 34 . » Il s’agit donc d’une notion assez large de l’unité de lieu. Dans La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, Benserade reste silencieux sur le lieu de l’action 35 . Le dialogue nous indique que l’intrigue se déroule dans les tentes de l’encampement d’Achille. L’unité de lieu est donc respectée de manière plus rigoureuse que dans La Cléopâtre. À propos de sa tragi-comédie Gustaphe ou l’heureuse ambition, Benserade affirme que l’action se déroule au Turkestan 36 . Le lieu de l’action peut, en fait, être réduit à une zone juste à l’extérieur du palais du roi de Turkestan et à l’intérieur du palais lui-même. La règle de l’unité de lieu est donc plus rigoureusement respectée que ne l’indique la déclaration du dramaturge. Même constat à propos de la comédie Iphis et Iante. Benserade indique que le lieu de l’action est la Crète 37 , alors qu’il peut être réduit à une petite zone extérieure, à une chambre et au temple. Benserade est beaucoup plus précis dans sa description du lieu de l’action de Méléagre, affirmant que « la Scène est toujours dans un Bocage 38 ». Dans ses avis aux lecteurs de la tragédie, le dramaturge se vante que « les règles du temps et du lieu y sont dans leur sévérité toute entière ». Cela indiquerait qu’en 1640, Benserade était plus conscient des exigences des unités qu’il ne l’avait été quelques années plus tôt. Pour sa dernière tragédie, La Pucelle d’Orléans, l’auteur précise que « la Scène est dans la Cour du Château de Rouen 39 », ce qui n’est pas le cas pour tous les événements de la pièce. En plus de la cour extérieure, il y a deux autres lieux d’action : une cellule de prison et le tribunal à l’intérieur du château. La règle de l’unité de temps est donc respectée, mais pas au sens strict comme le prétend le dramaturge. L’une des grandes préoccupations du dix-septième siècle, la règle de l’unité d’action, exige qu’une pièce n’ait qu’une seule action principale. Puisque les épisodes sont admis, il vaudrait mieux dire que l’action doit 33 Voir, par exemple, Jean-François Sarrasin, Discours sur la tragédie, ou remarques sur « L’Amour tyrannique », dans Les Œuvres, 2 volumes, Paris, Nicolas Le Gras, 1685, t. II, p. 94. 34 Voir la page 56 de notre volume. 35 Voir la page 132 de notre volume. 36 Voir la page 208 de notre volume. 37 Voir la page 297 de notre volume. 38 Voir la page 380 de notre volume. 39 Voir la page 447 de notre volume. <?page no="37"?> 36 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET être « l’unification de plusieurs actions accessoires 40 ». La notion préclassique de l’unité d’action exige que les histoires secondaires doivent être incorporées à l’histoire principale de sorte qu’elles lui soient subordonnées. En revanche, la notion classique de l’unité, « ou plutôt la doctrine à laquelle obéissent les œuvres classiques 41 », exige que l’action principale dépende des actions épisodiques. Les épisodes dans La Cléopâtre sont décisifs pour l’orientation de l’histoire principale, c’est-à-dire la destin de la reine d’Égypte et d’Antoine. Il s’agit donc de la notion classique de l’unification de l’action, même si la pièce fut produite cinq ans avant l’année décisive de 1640. C’est l’inverse qui est vrai en ce qui concerne la tragédie La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes. Comme le titre l’annonce, la pièce a deux sujets qui sont liés, mais distincts. Benserade est sensible aux critiques sur cet aspect de son ouvrage dramatique, défendant le cinquième acte qui traite de la dispute des armes d’Achille et de la mort d’Ajax : Je m’assure que l’on m’accusera d’avoir ici choqué les lois fondamentales du Poème Dramatique en ce que j’ajoute à la mort d’Achille, qui est mon objet, la dispute de ses armes, et la mort d’Ajax, qui semble être une pièce détachée, mais je m’imagine que mon action n’en est pas moins une, et que cette dispute et cette mort qui pourrait ailleurs tenir lieu d’une principale action ne doit être ici considérée qu’en qualité d’Épisode et d’incident, vu qu’elle regarde principalement Achille, et qu’elle n’est pas le véritable but de ma Tragédie, bien que ce soit par où elle finit 42 . Le cinquième acte dépend de l’action principale, mais ne l’influence pas. Il s’agit donc de la notion préclassique de l’unité d’action. Dans la tragicomédie Gustaphe ou l’heureuse ambition, toutes les actions épisodiques mènent à l’accomplissement de l’heureux destin du héros : Gustaphe épouse la princesse de Turkestan et succède à son père en tant que roi de Perse. Il est vrai que l’arrivée de la princesse perse ajoute du conflit à la pièce, mais cela ne suffit pas à détruire l’unification de l’action, la présence de Célinte poussant le héros à se rendre compte que la femme qu’il aime vraiment est celle qu’il vient d’épouser. Cette notion classique de l’unité d’action se retrouve aussi dans la comédie Iphis et Iante. Tous les épisodes influencent l’action principale de la pièce, c’est-à-dire la métamorphose 40 Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 96. 41 Ibid., p. 102. 42 Benserade, « Au lecteur », dans La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes. Voir la page 131 de notre volume. <?page no="38"?> OBSERVATIONS 37 d’Iphis. Dans la tragédie Méléagre aussi, les actions épisodiques influencent la principale. La chasse au sanglier de Calydon conduit au manque de respect montré à Atalante par les deux oncles, ce qui à son tour conduit au meurtre des deux hommes par Méléagre. La mort surnaturelle du héros s’ensuit comme conséquence directe de ces actions secondaires. Dans La Pucelle d’Orléans, l’amour du comte pour l’héroïne et la jalousie de la comtesse sont des actions épisodiques qui provoquent un nouveau Conseil. L’unification de l’action est donc réalisée 43 . V. Benserade, poète Benserade était connu par ses contemporains comme un créateur de vers. Comme nous l’avons vu, il exprima ce talent sous la forme de pièces de théâtre, de ballets de cour, ainsi que de fables et de psaumes traduits. Il mit en vers les neuf leçons de Job et les Métamorphoses d’Ovide. Il écrivit des sonnets, des madrigaux et des chansons. Il était habile dans la composition d’alexandrins, de quatrains et de rondeaux. Sa capacité à créer des vers fit de lui l’un des favoris des salons et un poète très apprécié à la cour. Examinons les vers de Benserade dans ses six pièces de théâtre. Le dramaturge lui-même était très critique sur la qualité de sa versification. Dans ses avis aux lecteurs de la tragédie Méléagre, il déclara qu’il ne savait point faire les vers 44 . Les frères Parfaict furent généralement d’accord avec cette opinion défavorable. Selon ces historiens du théâtre, la versification dans La Cléopâtre « n’a de brillant que des pensées fausses et ridicules 45 » et celle de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes est « des plus faibles 46 ». André Rigaud déclara que le vers de Benserade « n’est pas brillant 47 », ajoutant que « la rime, souvent riche dans Cléopâtre, devient médiocre dans les pièces suivantes 48 ». En général, les alexandrins classiques de Benserade sont bien construits. Nous découvrons de beaux vers dans chacune des six pièces : 43 Ironiquement, d’Aubignac préconisait la notion préclassique de l’unité d’action, mais ne réussit pas à l’appliquer dans sa propre pièce. Voir La Pratique du théâtre, p. 152. 44 Voir la page 378 de notre volume. 45 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. V, p. 132-133. 46 Ibid., p. 233. 47 Rigaud, « Benserade, auteur tragique », p. 276. 48 Ibid., p. 277. <?page no="39"?> 38 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Lucille. Si depuis qu’à ses yeux votre âme est asservie Tous vos faits ont terni l’honneur de votre vie, Si votre sort changea quand son œil vous surprit, Accusez son visage, et non pas son esprit, Quand le subtil appât d’une beauté nous blesse Nous ne sommes vaincus que par notre faiblesse : Chassez de votre esprit ces injustes soupçons, Le sort vous persécute en assez de façons 49 . Achille. Le sujet de vos maux ne l’est pas de ma joie, Je ne serais heureux quand j’aurai conquis Troie, Qu’en ce point que j’aurais loin de vous affliger, L’honneur de vous la rendre, et de vous obliger ; Car où j’en suis réduit, mon plaisir, ni ma gloire Ne me sauraient venir du fruit d’une victoire. Mais souffrez que tout haut je vous proteste ici, Que si vous endurez ; Achille endure aussi 50 . Gustaphe. J’attendrai son retour, et cependant, Madame, Pénétrez s’il se peut, les secrets de mon âme, Pensez que j’y conserve une amoureuse ardeur Plus pour votre beauté que pour votre grandeur, Le faste du dehors n’arrête point ma vue, Plus haut que votre trône elle s’est étendue, À travers cette pompe et de gloire, et d’honneur Je vous contemple nue, et c’est là mon bonheur 51 . Iante. Faire ainsi le secret, s’obstiner à me taire Le sujet qui te rend moins gai qu’à l’ordinaire, Ne me pas révéler ce qui te tient au cœur, Traiter une maîtresse avec tant de rigueur ; Elle à qui tu jurais que toutes tes fortunes Comme à toi lui seraient égales et communes, 49 Benserade, La Cléopâtre, scène I, 1 (vers 57-64). 50 Benserade, La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, scène II, 2 (vers 383- 390). 51 Benserade, Gustaphe ou l’heureuse ambition, scène III, 3 (vers 957-964) <?page no="40"?> OBSERVATIONS 39 En me donnant ton cœur, tu m’as donné du vent ; Appelle-moi ta Reine ainsi qu’auparavant 52 . Atalante. Quoi m’allez-vous quitter ? cédez-vous à ce feu ? Et ce que je vous suis le serai-je si peu ? Quoi faut-il que le sort du mal où je me trouve, Me déclare en un jour, Amante, Femme, et veuve ? Que le Ciel de mon bien jalousement outré, Au lieu de me donner m’ait seulement montré ? Qu’un injuste cercueil couvre une belle vie, Et que j’avais rendue, et que j’avais ravie 53 ? La Pucelle. Lâches, qui servez la fortune et le crime, Mon honneur glorieux n’est pas une victime Que l’on puisse immoler que par un coup sanglant À la brutalité de ce Maître insolent. Tiens, ramasse ton fer, je l’aime et suis ravie Qu’il me sauve un trésor qui vaut mieux que ma vie Vraiment, Comte, je vois tes esprits empêchés, Après de grands desseins et qui sont fort cachés 54 À l’exception du premier vers prononcé ci-dessus par la Pucelle, la césure de chaque vers cité annonce une coupure syntaxique. De plus, il y des exemples de rime riche, c’est-à-dire une rime avec trois phonèmes en commun (surprit/ esprit, blesse/ faiblesse, affliger/ obliger) et beaucoup d’exemples de rime suffisante, c’est-à-dire une rime avec deux phonèmes en commun (soupçons/ façons, Madame/ âme, ardeur/ grandeur). Il y a aussi deux rimes pauvres où chaque rime n’a qu’un phonème partagé (vue/ étendue, feu/ peu). Les discours cités ci-dessus ont été choisis au hasard, et nous pensons qu’ils représentent la qualité de la versification dans les six pièces. Nous n’y avons trouvé que deux cas où la rime est forcée. Dans La Cléopâtre, Antoine déclare : Et la mer sous nos pieds rougit de toutes parts De la honte du Chef, et du sang des soldarts 55 . 52 Benserade, Iphis et Iante, scène II, 3 (vers 545-552). 53 Benserade, Méléagre, scène V, 1 (vers 1215-1222). 54 Benserade, La Pucelle d’Orléans, scène II, 5 (vers 625-632). 55 Benserade, La Cléopâtre, scène I, 1 (vers 55-56). <?page no="41"?> 40 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Dans La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, Ulysse affirme : Et les Troyens ravis se vanteront après D’avoir bien profité des querelles des Grecs 56 . Benserade utilise parfois des rimes normandes, associant à un infinitif en -er un mot en -er dont le r final se prononce : amer/ exprimer, toucher/ chair, arracher/ cher, amer/ aimer 57 . Comme l’affirme André Rigaud, « ce genre de rimes était assez courant au temps de Benserade 58 ». Dans ses pièces, Benserade aime utiliser la stichomythie, succession de coutes répliques de même longueur. Il s’agit non seulement de la stichomythie proprement dite, où chaque réplique est longue d’un vers, mais aussi celle où les répliques ne sont que des hémistiches 59 . Il y aussi des cas où chaque réplique ne constitue qu’un tiers de vers 60 . Dans La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes et dans Gustaphe ou l’heureuse ambition, nous trouvons des éléments stichomythiques qui n’ont qu’un quart de vers 61 . La stichomythie est largement utilisée dans ces deux pièces et dans Iphis et Iante. Afin de créer un effet spécial, Benserade utilise des stances dans trois de ses pièces 62 . Le nombre des vers est variable. Chaque stance de quatre vers comprend un hexasyllabe (vers de six syllabes), suivi de deux alexandrins (vers de douze syllabes), suivis d’un hexasyllabe. Les rimes sont suivies (deux vers consécutifs rimant entre eux). Chaque stance de six vers se compose de quatre alexandrins (les premier, troisième, quatrième et sixième vers) et de deux octosyllabes (les deuxième et cinquième vers). On trouve des rimes suivis (aa) et des rimes croisés (bcbc). Chaque stance de sept vers se compose de cinq alexandrins (les premier, deuxième, troisième, quatrième et septième vers) et de deux octosyllabe (les cinquième 56 Benserade, La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, scène III, 1 (vers 681-682). 57 Méléagre, scène IV, 3 (vers 964-965, vers 1079-1080 et vers 1087-1088), scène V, 4 (vers 1339-1340). 58 Rigaud, « Benserade, auteur tragique », p. 277. 59 Voir, par exemple, Méléagre, scène I, 1 (vers 73-79). 60 Voir, par exemple, Iphis et Iante, scène II, 5 (vers 652). 61 La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, scène III, 6 (vers 979) ; Gustaphe ou l’heureuse ambition, scène II, 4 (vers 420). 62 Voir les pièces suivantes : Gustaphe ou l’heureuse ambition, scène III, 4 (vers 1101-1104 et vers 1105-1108), scène IV, 4 (vers 1205-1240) ; Méléagre, scène II, 1 (vers 239-244, 247-252, 255-260, 263-268, 269-274), scène V, 8 (vers 1413-1454) ; La Pucelle d’Orléans, scène V, 1 (vers 1399-1440). <?page no="42"?> OBSERVATIONS 41 et sixième vers). Nous trouvons des rimes suivis (aa) et des rimes croisés (bcbcb). VI. Benserade, auteur de La Pucelle d’Orléans La Pucelle d’Orléans, tragédie en prose publiée en 1642 et écrite par l’abbé d’Aubignac, fut mise en vers à la demande du cardinal de Richelieu. À ce jour, la paternité de la pièce en vers est un sujet de débat. Au dixseptième siècle, deux noms sont proposés comme auteur de l’œuvre : Benserade et Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière. Paul Boyer du Petit- Puy attribue la pièce à Benserade 63 , tandis que Samuel Chappuzeau la donne à La Mesnardière 64 . Au dix-huitième siècle, les historiens du théâtre français ne parviennent pas à un consensus sur la question. Pierre-François Godard de Beauchamps et Maupoint déclarent que la paternité de la tragédie est incertaine, les deux prétendants étant Benserade et La Mesnardière 65 . Antoine de Léris et Charles de Fieux de Mouhy attribuent l’œuvre à Benserade 66 . Louis-César de la Baume, duc de La Vallière, déclare que la pièce est douteuse entre Benserade et La Mesnardière 67 . Les frères Parfaict n’abordent pas le sujet. Au vingtième siècle, il n’y a toujours pas de réponse définitive. Dans une note de bas de page de son article sur notre dramaturge, André Rigaud déclare que La Pucelle d’Orléans a été attribuée à tort à Benserade et que La Mesnardière en est en fait l’auteur. Il cite la déclaration de Chappuzeau comme preuve, ajoutant « qu’une simple lecture de la pièce prouve qu’elle n’est pas de la même main que Cléopâtre, Gustaphe ou Méléagre 68 ». Henry Carrington Lancaster penche 63 Paul Boyer du Petit-Puy, La Bibliothèque universelle, Paris, Sommaville, 1649, p. 167. 64 Samuel Chappuzeau, Le Théâtre français, éd. C. J. Gossip, Tübingen, Narr Verlag, 2009, p. 136. 65 Pierre-François Godard de Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, depuis l’année onze cent soixante-un jusques à présent, Paris, Prault, 1735, p. 141 ; Maupoint, Bibliothèque des théâtres, contenant le catalogue alphabétique des pièces dramatiques, opéra, parodies, et opéra comiques ; et le temps de leurs représentations, Paris, Prault, 1733, p. 266. 66 Antoine de Léris, Dictionnaire portatif des théâtres, contenant l’origine des différents théâtres de Paris, Paris, Jombert, 1754, p. 392 ; Charles de Fieux de Mouhy, Abrégé de l’histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’au premier juin de l’année 1780, Paris, L. Jorry et J.-G. Mérigot, 1780, p. 398. 67 Louis-César de la Baume, duc de La Vallière, Bibliothèque du théâtre français depuis son origine, 3 volumes, Dresde, Michel Groell, 1768, t. II, p. 538. 68 Rigaud, « Benserade, auteur tragique », p. 273. Rigaud affirme à tort que la pièce fut publiée en 1612. <?page no="43"?> 42 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET pour Benserade comme étant l’auteur, tout en reconnaissant la possible paternité de La Mesnardière de la pièce : The fact that d’Aubignac and Benserade were both tutors to Brézé would indicate Benserade as the author, but a community of tastes also existed between d’Aubignac and La Mesnardière, for they composed the two chief works of dramatic criticism of their generation 69 . [Le fait que d’Aubignac et Benserade aient tous deux été les précepteurs de Brézé indiquerait que Benserade en était l’auteur, mais il existait aussi une communauté de goûts entre d’Aubignac et La Mesnardière, car ils ont composé les deux principales œuvres de critique dramatique de leur génération 70 .] Plus récemment, les critiques n’ont présenté que les déclarations faites par les historiens des siècles précédents. Notre position est claire : l’auteur de La Pucelle d’Orléans en vers est Benserade. En 1640, ce dramaturge avait déjà composé cinq pièces de théâtre, tandis que La Mesnardière n’en avait composé aucune. Selon les frères Parfaict, la seule pièce de ce dernier est la tragédie Alinde, représentée en 1642 71 . Benserade était connu dans les salons et à la cour comme un compositeur de vers. Qui de mieux pour adapter en vers la tragédie de l’abbé d’Aubignac qu’un dramaturge qui avait la facilité avec la poésie et qui était soucieux de plaire aux pouvoirs en place ? De plus, la comparaison entre La Pucelle d’Orléans et les autres pièces de Benserade révèle une similitude frappante dans l’utilisation d’une expression particulière : si vous plaît, plutôt que s’il vous plaît. L’expression se retrouve cinq fois dans La Pucelle d’Orléans (vers 623, 1035, 1055, 1338 et 1613), trois fois dans Gustaphe ou l’heureuse ambition (vers 245, 317 et 1306) et deux fois dans Méléagre (vers 25 et 1316). En revanche, elle ne se retrouve pas dans la tragédie Alinde de La Mesnardière. Un autre élément stylistique révélateur est l’utilisation du mot « laurier(s) » pour désigner la victoire et du mot « cyprès » pour parler de la mort, du deuil ou de la tristesse. Le mot « laurier(s) se retrouve trois fois dans La Pucelle d’Orléans (vers 38, 900 et 1456), cinq fois dans La Cléopâtre (vers 128, 778, 960, 1224 et 1384), trois fois dans Méléagre (vers 561, 609 et 899), 69 Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I, p. 360. 70 Notre traduction. 71 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. VI, p. 191. Alinde fut publiée à Paris chez Sommaville et Courbé en 1643. <?page no="44"?> OBSERVATIONS 43 deux fois dans La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes (vers 380 et 750) et une fois dans Gustaphe ou l’heureuse ambition (vers 867). Le mot ne se retrouve pas dans l’Alinde de La Mesnardière. Le mot « cyprès » se retrouve une fois dans La Pucelle d’Orléans (vers 1457) et deux fois dans Méléagre (vers 436 et 846). Le mot n’est pas utilisé par La Mesnardière dans Alinde. À notre avis, la prépondérance de la preuve milite en faveur de Benserade comme étant l’auteur de La Pucelle d’Orléans. Une analyse détaillée de la versification de cette œuvre devrait établir d’autres similitudes avec les pièces connues de notre dramaturge. VII. Benserade, dramaturge, vu par les critiques Les pièces de Benserade reçurent un accueil généralement positif lors de leur création. Cependant, le succès de l’auteur en tant que dramaturge était de courte durée, éclipsée par la renommée acquise en tant que poète de cour et en tant que compositeur de ballets. À l’exception de deux auteurs, les contemporains de Benserade sont essentiellement silencieux sur la qualité de ses ouvrages dramatiques. Dans son épître dédicatoire des Galanteries du duc d’Ossonne, vice-roi de Naples, Jean Mairet fait l’éloge de La Cléopâtre comme d’un demi chef-d’œuvre, qui « donne de merveilleuses espérances des belles choses 72 » que Benserade pourra faire à l’avenir. Dans sa Pratique de théâtre, l’abbé d’Aubignac ne fait référence qu’à une seule pièce de Benserade, la tragédie Méléagre, dans le cadre d’une excellente utilisation de l’aparté : Je sais bien que les A-parte donnent quelquefois matière à faire un beau Jeu de Théâtre, tel qu’est le discours de Méléagre caché derrière Atalante chez Monsieur de Benserade 73 . Dans Le Théâtre français, Samuel Chappuzeau ne cite que quatre pièces écrites par Benserade, en omettant La Pucelle d’Orléans, attribuée à La Mesnardière, et Iphis et Iante. L’ouvrage ne comprend aucun commentaire sur la qualité des pièces 74 . Charles Perrault présente une biographie de notre auteur dans Les Hommes illustres, ouvrage publié en 1700, mais ne mentionne que deux de ses pièces, Iphis et Iante et Marc-Antoine (c’est-à- 72 Jean Mairet, « Épître dédicatoire », dans Les Galanteries du duc d’Ossonne, vice-roi de Naples, Paris, Rocolet, 1636, la troisième page. 73 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 374. Il s’agit de la scène II, 1. 74 Chappuzeau, Le Théâtre français, p. 122-123. <?page no="45"?> 44 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET dire La Cléopâtre), sans en commenter la valeur littéraire 75 . La critique du dix-huitième siècle ne fut pas indulgente pour Benserade. Dans leur Histoire du théâtre français, les frères Parfaict expriment une opinion négative sur les pièces. Se référant à l’éloge de Mairet pour La Cléopâtre, ils affirment : La lecture de cet Ouvrage peut servir d’exemple, combien il faut peu se fier aux louanges des Auteurs de ce temps 76 . Ils continuent à critiquer tous les aspects de la pièce : l’œuvre est mal construite, les personnages sont mal soutenus, la versification est faible et les pensées sont fausses et ridicules 77 . Quant à La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, ils critiquent le fait que la tragédie ait deux sujets, ajoutant que « le Poète ne les a rachetés par aucune beauté 78 ». D’ailleurs, le plan de la pièce n’est pas bien conduit et la versification est extrêmement faible 79 . Après avoir présenté un résumé de la tragi-comédie Gustaphe ou l’heureuse ambition, les critiques concluent que l’œuvre est essentiellement sans valeur : Cette Pièce est peu de chose, elle est de l’invention de l’Auteur, qui ne l’avait pas des plus heureuses dans ce genre d’Ouvrage 80 . Les frères Parfaict présentent un résumé de la comédie Iphis et Iante. Leur seule commentaire sur la pièce concerne l’invraisemblance de la métamorphose d’Iphis, affirmant qu’on « à peine à croire cet heureux événement 81 ». Selon eux, la tragédie Méléagre est « la plus passable de celles de Benserade, pour la conduite, et les caractères des personnages 82 ». Ils passent sous silence la tragédie La Pucelle d’Orléans qui ne figure pas sur leur liste de pièces écrites par Benserade. Dans sa Bibliothèque du théâtre français depuis son origine, Louis- César de La Baume, duc de La Vallière, commente brièvement chaque pièce de Benserade. Il affirme que la Cléopâtre de La Thorillière est « certainement beaucoup mieux écrite et beaucoup plus intéressante, que celle 75 Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, 2 volumes, Paris, Dezallier, 1700, t. II, p. 79. 76 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. V, p. 132. 77 Ibid., t. V, p. 132-133. 78 Ibid., t. V, p. 233. 79 Ibid. 80 Ibid., t. V, p. 379. 81 Ibid., t. V, p. 163. 82 Ibid., t. VI, p. 112. <?page no="46"?> OBSERVATIONS 45 de Benserade 83 ». La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes est un ouvrage qui n’est « ni mieux écrit ni plus intéressant 84 » que La Cléopâtre. La comédie Iphis et Iante « n’est pas mal écrite, mais elle est froide et languissante 85 ». Gustaphe ou l’heureuse ambition est « plus froide encore que la précédente, mais dans laquelle on trouve quelques vers assez heureux 86 ». La tragédie Méléagre « est encore plus mauvaise que les précédentes, elle est sans intérêt et mal versifiée 87 ». En revanche, La Pucelle d’Orléans « est conduite avec art, sagesse et intérêt et dont la versification noble et aisée se soutient depuis le commencement jusqu’à la fin 88 ». Dans son Abrégé de l’histoire du théâtre français, Charles de Fieux de Mouhy exprime une opinion généralement négative sur la qualité des ouvrages dramatiques de Benserade. La Cléopâtre est « bien faible, et les caractères sont mal soutenus 89 ». La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes est « irrégulière et faible en tout point 90 ». La tragi-comédie Gustaphe ou l’heureuse ambition est « mal construite et faiblement rendue 91 ». La comédie Iphis et Iante est « mal conduite, mais passable pour le temps 92 ». En revanche, la tragédie Méléagre « a bien des beautés de détail, et les caractères sont bien soutenus 93 ». Enfin, La Pucelle d’Orléans « renferme quelques endroits passables et intéressants 94 ». Au dix-neuvième siècle, nous trouvons un article sur Benserade publié dans la Revue de Paris. L’auteur de l’étude, Paul de Musset, déclare que le dramaturge avait composé deux pièces de théâtre : Iphis et Iante et Marc-Antoine (c’est-à-dire La Cléopâtre). Il semble que l’auteur ait fondé cette affirmation sur les informations fournies par Charles Perrault dans ses Hommes illustres, dont nous avons parlé plus haut. Selon de Musset, la cour applaudit beaucoup ces œuvres, mais le public ne se montra pas enthousiasmé par elles 95 . Au vingtième siècle, l’article d’André Rigaud intitulé « Benserade, au- 83 La Vallière, Bibliothèque du théâtre français, t. II, p. 538. 84 Ibid., p. 540. 85 Ibid., p. 543. 86 Ibid., p. 548. 87 Ibid., p. 550. 88 Ibid., p. 555. 89 De Mouhy, Abrégé de l’histoire du théâtre français, p. 97. 90 Ibid., p. 4. 91 Ibid., p. 227. 92 Ibid., p. 269. 93 Ibid., p. 314. 94 Ibid., p. 398. 95 De Musset, « Le Poète Benserade », p. 106. <?page no="47"?> 46 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET teur tragique » fut publié dans la revue Le Correspondant. L’auteur affirme que les pièces de Benserade « ne sont point des chefs-d’œuvre », les appelant des « péchés de jeunesse 96 ». Selon Rigaud, La Cléopâtre « obtint un succès magnifique 97 ». Sa critique de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes est très sévère, l’auteur déclarant qu’il a « rarement lu chose plus ennuyeuse que cette tragédie 98 ». Son opinion sur Gustave ou l’heureuse ambition est tout aussi négative. Rigaud affirme que « cette fois, Benserade avait tiré le sujet de son propre fonds, ce qui lui fait guère honneur 99 ». Il décrit la tragi-comédie comme « un invraisemblable imbroglio où les héros se déguisent si bien qu’on finit par ne plus les distinguer 100 ». Il attribue le manque de succès de la pièce à son arrivée tardive sur la scène théâtrale : La querelle du Cid venait d’éclater et l’on était bien trop occupé de Rodrigue et de Chimène pour prêter attention à Gustaphe et à Amasie. Au milieu de l’orage déchaîné par l’ouvrage de Corneille, la tragi-comédie de Benserade passa comme un éclair qu’aucun tonnerre n’aurait suivi 101 . Le seul commentaire du critique sur la comédie Iphis et Iante est qu’elle fut un succès. Il décrit Méléagre comme le chef-d’œuvre de Benserade, « la meilleure pièce de l’auteur, suivant les frères Parfaict, la plus mauvaise, suivant le duc de la Vallière 102 ». Selon Rigaud, la tragédie fut éclipsée par la controverse autour d’Horace de Corneille et qu’elle ne fut pas appréciée par le « vulgaire » à qui Benserade voulait plaire 103 . Le critique ne fait aucune référence à La Pucelle d’Orléans. Toujours au vingtième siècle, l’ouvrage monumental de Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century (1929-1942), discute brièvement les pièces de Benserade. La Dramaturgie classique en France (1950) de Jacques Scherer ne fait référence qu’à la comédie Iphis et Iante de notre auteur. De nos jours, une modeste réhabilitation de Benserade, dramaturge, se poursuit. La bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, Gallica, nous permet de consulter en ligne l’édition originale de 96 Rigaud, « Benserade, auteur tragique », p. 268. 97 Ibid., p. 269. 98 Ibid., p. 271. 99 Ibid. 100 Ibid. 101 Ibid., p. 272. 102 Ibid. 103 Ibid., p. 272-273. <?page no="48"?> OBSERVATIONS 47 chacune des pièces de l’auteur. Le site Théâtre classique nous présente le texte de La Cléopâtre et de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes. Une édition critique par Sandra Tortel de cette deuxième pièce, dans le cadre d’un mémoire de master sous la direction de Georges Forestier, Sorbonne Université, est disponible en ligne sur le site du CELLF (Centre d’étude de la langue et des littératures française). Une édition critique par Anne Verdier, avec la collaboration de Christian Biet et Lise Leibacher- Ouvrard, d’Iphis et Iante fut publiée en 2017. Cette comédie de Benserade semble avoir attiré beaucoup d’attention ces dernières années en raison de son traitement audacieux de l’homosexualité féminine. La pièce fut mise en scène par Jean-Pierre Vincent à Marseille, à Toulon et à diverses autres villes françaises en 2013 104 . Plusieurs études ont été consacrées à l’examen de la pièce, notamment l’article de Joseph Harris, « Disruptive desires : lesbian sexuality in Isaac de Benserade’s Iphis et Iante (1634) », l’article de Jennifer E. Row, « Queer Time on the Early Modern Stage : France and the Drama of Biopower », et le livre Ovidian Transversions : ‘Iphis and Ianthe’, 1300-1650, édité par Valerie Traub, Patricia Badir et Peggy McCracken 105 . La vie et les œuvres de Benserade sont traitées par Bernard Combe dans son travail Isaac de Benserade de l’Académie Française. Poète et grand ami de Louis XIV, publié en 2021. Le site de Combe, intitulé Isaac de Benserade (1612-1691) poète, dramaturge, grand ami de Louis XIV, fournit une mine d’informations sur notre auteur 106 . 104 Voir le site suivant : https: / / sceneweb.fr/ jean-pierre-vincent-met-en-sceneiphis-et-iante-de-isaac-de-benserade/ [accédé le 31 juillet 2024]. 105 Harris, Joseph, « Disruptive desires : lesbian sexuality in Isaac de Benserade’s Iphis et Iante (1634) », Seventeenth-Century French Studies, 24 (2002), p. 151- 163 ; Jennifer E. Row, « Queer Time on the Early Modern Stage : France and the Drama of Biopower », Exemplaria, 29 (2017), p. 58-81 ; Ovidian Transversions : ‘Iphis and Ianthe’, 1300-1650, éd. Valerie Traub, Patricia Badir et Peggy McCracken, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2019. 106 L’adresse électronique est la suivante : https: / / www.benserade.fr/ index.html [accédé le 31 juillet 2024]. <?page no="50"?> LA CLÉOPÂTRE <?page no="52"?> LA CLÉOPÂTRE DE BENSERADE TRAGÉDIE. Dédiée à Monseigneur L’Éminentissime Cardinal Du de Richelieu. [fleuron] À PARIS, Chez ANTOINE de SOMMAVILLE, au Palais dans la petite Salle à l’Escu de France. _______________________________ M. DC. XXXVI. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. <?page no="53"?> 52 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. i] À Monseigneur l’Eminentissime CARDINAL DUC DE RICHELIEU. MONSEIGNEUR, Quand on verrait Cléopâtre dans le plus superbe appareil du monde, qu’elle vous viendrait trouver dans un vaisseau d’argent à rames d’or, et à voiles de pourpre, comme lorsqu’elle vint en Cilicie braver un Empereur, et corrompre l’intégrité d’un juge dont elle se fit un amant : quand dis-je, elle brillerait de l’éclat de mille [p. ii] perles plus riches, et plus précieuses que celle qui composa toute seule un festin dont la magnificence effaça le luxe, et la somptuosité de tous ceux qu’avait faits Marc-Antoine, elle aurait encore quelque chose à désirer pour se rendre digne de vous être présentée, et une simple nudité ne lui serait pas moins avantageuse que tous ces beaux ornements. La nature des choses que l’on vous consacre doit être tout à fait excellente, ou si elle a quelques défauts, il est besoin qu’ils soient comme cachez, et ensevelis dans l’excellence de l’art, c’est-à-dire que les victimes qu’on vous immole doivent être parfaitement pures, ou extrêmement parées. De moi je vous avoue ici ingénument que je ne me connais pas moi-même, et que je ne sais si c’est zèle, ou témérité qui me fait entreprendre de vous offrir si peu de chose avec tant d’assurance, après que les plus doctes Génies ont tremblé en pareille occasion, et ont crû vous dédiant leurs ouvrages qui avaient été adorés de tout le monde, que c’était peu de sacrifier même des idoles à une divinité. Mais je passe par-dessus toute sorte de considérations, pour vous supplier très humble[p. iii]ment de protéger mon Égyptienne, elle est si faible, qu’elle ne peut pas subsister d’elle-même, et ce serait assez pour la faire tomber que de ne la pas soutenir. Comme la médisance, et l’envie sont deux monstres qui n’épargnent que ce qu’ils ne connaissent pas, je ne fais point de doute qu’ils n’attaquent Cléopâtre, et qu’il ne s’élance contre elle plusieurs Aspics dont les piqûres lui pourront être beaucoup plus dangereuses que celles du premier qui lui conserva l’honneur aux dépens de la vie, mais vous l’en garantirez, Mon- <?page no="54"?> LA CLÉOPÂTRE 53 seigneur, vous la ferez vivre, et votre seul nom fera pour la gloire de cette pauvre Reine ce que le jeune César ne put faire pour son propre triomphe. Je suis, MONSEIGNEUR, DE VOTRE ÉMINENCE, Le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur, DE BENSERADE. <?page no="55"?> 54 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. iv] SONNET. Pour Monseigneur l’Éminentissime Cardinal Duc de Richelieu. CLÉOPÂTRE parle. Je reviens des enfers d’une démarche grave, Non pour suivre les pas d’un César, mais d’un Dieu, Ce que je refusais de faire pour Octave, Ma générosité le fait pour Richelieu. Qu’il triomphe de moi, qu’il me traite en esclave, Rien ne peut m’empêcher de le suivre en tout lieu, Et le char d’un vainqueur si puissant ; et si brave Mérite qu’une Reine en soutienne l’essieu. Ha ! grand Duc, si le maître, et d’Antoine, et de moi, Eut eu les qualités que l’on remarque en toi, Et ces rares vertus dont l’éclat te renomme, J’aurais plutôt choisi les fers que le tombeau, Oui j’aurais voulu vivre, et la superbe Rome Aurait vu Cléopâtre autrement qu’en tableau. __________________________________________ À MONSIEUR DE BENSERADE. sur la Cléopâtre. ÉPIGRAMME. Cléopâtre autrefois à l’amour asservie Par le coup d’un aspic voulut finir son sort, Et ta savante main lui donne une autre vie Qui la va garantir d’une seconde mort. F. ROLLET. <?page no="56"?> LA CLÉOPÂTRE 55 [p. v] Extrait du Privilège du Roi. Par grâce et Privilège du Roi en date du vingt-deuxième jour de Février mil six cent trente-six, signé par le Roi en son Conseil Chapelain 1 , il est permis au sieur Isaac de Benserade Écuyer, de faire imprimer une Tragédie de sa composition, intitulée CLÉOPÂTRE, ou à ceux qui auront droit de lui, et défenses sont faites à tous autres Libraires et Imprimeurs de contrefaire ledit Livre, ni en vendre ou distribuer d’autres que de ceux qu’aura fait faire ledit sieur de Benserade, ou ceux qui auront droit de lui, et ce durant le temps et espace de neuf ans, à compter du jour que ledit Livre sera achevé d’imprimer, à peine de trois mil livres d’amende, et de tous dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est plus au long dans lesdites Lettres. _____________________________________________________ Et ledit sieur de Benserade a cédé, été transporté le susdit Privilège à ANTOINE DE SOMMAVILLE, marchand Libraire à Paris, pour jouir par lui dudit Privilège le temps y mentionné suivant l’accord fait entre eux. Achevé d’imprimer le 29. jour de Mars 1636. 1 Il s’agit de Jean Chapelain (1595-1674) qui fut le bras droit du cardinal de Richelieu lors la formation de l’Académie française en 1635, traçant le plan du Dictionnaire. Les douze premiers chants de son épopée inachevée sur Jeanne d’Arc, intitulée La Pucelle, ou la France délivrée, furent publiés en 1626 après vingt-six ans de préparation. L’œuvre ne répondit pas aux attentes du monde littéraire français. <?page no="57"?> 56 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. vi] PERSONNAGES. MARC-ANTOINE, Triumvir. LUCILE, Son ami. DIRCET, et autres gardes d’Antoine. CLÉOPÂTRE, Reine d’Égypte. ÉRAS, } Ses confidentes. CHARMION, CÉSAR le jeune, Triumvir. AGRIPPE, Son lieutenant. ÉROS, Affranchi d’Antoine. ÉPAPHRODITE, Affranchi de César. Suite de CÉSAR. La Scène en Alexandrie. <?page no="58"?> [p. 1] CLÉOPÂTRE TRAGÉDIE. ______________________________ ACTE PREMIER. SCÈNE I. M. ANTOINE. LUCILE. DIRCET, et les autres gardes d’Antoine. ANTOINE. Trouves-tu ma misère à quelque autre commune ? Ne puis-je pas sans peur défier la fortune ? Peut-elle être plus rude, et peut-elle inventer De nouvelles façons de me persécuter ? 5 Encore un coup, Lucile, en l’état déplorable Où m’a réduit le Ciel, suis-je reconnaissable ? Un mortel pourrait-il, sans se trouver confus, Voyant ce que je suis croire ce que je fus ? Dirait-on qu’on m’a vu plus craint que le tonnerre ? [p. 1b] 1 10 Qu’on a vu dans ces mains la moitié de la terre ? Et cet ingrat César 2 qui me tient assiégé, Dirait-il que ce bras autrefois l’a vengé ? Qu’il a vengé son Oncle 3 , et que Brute, et Cassie 4 Ont pour s’en échapper leur trame raccourcie, 15 Que ces cœurs généreux dans un commun malheur, Pour éviter mon bras ont eu recours au leur ? Hélas leur désespoir vaut mieux que mon attente ! 1 La pagination de l’édition originale identifie deux pages pour chaque numéro. Nous avons décidé d’utiliser la lettre « b » pour identifier la deuxième page dans chaque cas. 2 Il s’agit d’Octave (63 av. J.-C.-14), le neveu de Jules César et qui fut adopté par César sous le nom de Caius Julius Caesar Octavianus. Octave forma avec Marc Antoine et Lépide le second triumvirat, mais finalement, il fit exiler Lépide et mena la deuxième guerre civile de la République romaine contre Marc Antoine. Plus tard, il fut connu sous le nom d’Auguste, le premier empereur de Rome. 3 Octave forma le second triumvirat afin de défaire les assassins de Jules César, son grand-oncle. 4 Marcus Junius Brutus et Caius Cassius Longinus, meneurs des conjurés qui assassinèrent Jules César, se suicidèrent après avoir été vaincus par Marc Antoine. <?page no="59"?> 58 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LUCILE. Ce sont traits de fortune. ANTOINE. Ha qu’elle est inconstante ! Vois comme elle a changé, tout vivait sous ma loi, 20 Je pensais que le Ciel fut au-dessous de moi, Mais les dieux aux plus grands font voir qu’ils ont des maîtres, J’avais lors des amis, je n’ai plus que des traîtres, Ils étaient assidus à me faire la cour, Je n’étais jamais seul, ni la nuit, ni le jour, 25 Maintenant on me quitte, et de tout ce grand nombre Pas un seul ne me reste, à peine ai-je mon ombre, Cependant ta pitié console mon destin, Ton fidèle secours me suit jusqu’à la fin, [p. 2] Ton amitié subsiste, et c’est ce qui m’étonne, 30 Tu hais qui me trahit, tu fuis qui m’abandonne, Tu ne t’éloignes point de mon sort rigoureux, Sans toi je me dirais tout à fait malheureux. LUCILE. Je serais bien ingrat. ANTOINE. Moins que cette inhumaine Qui trahit ma fortune, et qui cause ma peine, 35 Cruel ressouvenir de mes vieilles douleurs ! Cléopâtre 5 , Lucile, a fait tous mes malheurs, Ses yeux sont les auteurs des maux dont je soupire, Ils m’ont fait leur esclave, et m’ont coûté l’Empire, Depuis que leur éclat a changé mon bonheur, 40 Pour avoir trop d’amour, je n’ai plus eu d’honneur, J’ai méprisé la gloire, et j’ai pris l’habitude D’aimer la liberté moins que la servitude, Et depuis qu’avec moi Cléopâtre a vécu, Je n’ai fait des combats que pour être vaincu : 45 Tu sais comme autrefois peu jaloux de ma gloire Pour suivre ses vaisseaux je quittai la victoire, En ce combat naval où je fus surmonté, 5 Il s’agit de Cléopâtre VII (69 av. J.-C.-30 av. J.-C.), reine d’Égypte entre 51 et 30 av. J.-C. Elle fut la compagne de Jules César, puis de Marc Antoine. <?page no="60"?> LA CLÉOPÂTRE 59 Où César ne vainquit que par ma lâcheté, [p. 2b] Je la vis qui fuyait, mon âme en fut atteinte, 50 Et je fis par amour ce qu’elle fit par crainte, Sur le front de mes gens on vit la honte agir, L’amour qui m’aveuglait m’empêcha d’en rougir, Après ce déshonneur pas un ne voulut vivre, Le plus lâche aima mieux mourir que de me suivre, 55 Et la mer sous nos pieds rougit de toutes parts De la honte du Chef, et du sang des soldats 6 . LUCILE. Si depuis qu’à ses yeux votre âme est asservie Tous vos faits ont terni l’honneur de votre vie, Si votre sort changea quand son œil vous surprit, 60 Accusez son visage, et non pas son esprit, " Quand le subtil appât d’une beauté nous blesse 7 " Nous ne sommes vaincus que par notre faiblesse : Chassez de votre esprit ces injustes soupçons, Le sort vous persécute en assez de façons ; 65 La Reine vous trahit ? ANTOINE. Oui me trahit, Lucile, De tous mes ennemis elle est la plus subtile, Bien que ceux qui m’aimaient se retirent de moi, Bien que je trouve en eux des manquements de foi, [p. 3] Et qu’ils me fassent voir leur esprit infidèle, 70 Je n’en murmure point, je ne me plains que d’elle, Tous mes autres malheurs m’ont en vain combattu, J’ai dans mon infortune exercé la vertu ; Mais me voir lâchement trahi de Cléopâtre, C’était là le seul coup qui me pouvait abattre. LUCILE. 75 Trahi d’elle ? et comment ? ANTOINE. Par des vœux complaisants, 6 Dans l’édition originale, le mot est écrit avec un « r » (soldarts) pour rimer avec « parts ». 7 La pièce comporte soixante-douze vers de maximes. Ces maximes sont identifiées dans l’édition originale par deux virgules au début de chaque vers. <?page no="61"?> 60 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET S’entendre avec César, lui faire des présents, Lui prêter contre moi le secours de mes armes, Employer pour lui plaire, et ma vie, et ses charmes, N’est-ce pas me trahir ? n’est-ce pas justement 80 Provoquer la fureur d’un misérable amant 8 ? Que César m’ait vaincu sur la terre, et sur l’onde, Qu’il dispose tout seul de l’Empire du monde, Qu’il m’ait fait mille affronts, et qu’il ait oublié L’honneur que je lui fais d’être son allié, 85 Que je souffre l’effet de sa haine ancienne, Qu’il ait accru sa gloire aux dépens de la mienne, Ce n’est point pour cela que je lui veux du mal, J’aime mon ennemi, mais je hais mon Rival ; [p. 3b] Et c’est ce qu’aujourd’hui mon bras lui veut apprendre 90 En ce dernier combat qu’il nous faut entreprendre : Assez proche du port mes vaisseaux se sont mis, Et sont prêts de se joindre aux vaisseaux ennemis, Le reste de mes gens échappé de l’orage Doit combattre sur terre, et borde le rivage, 95 J’espère que sur l’un de ces deux éléments Mes armes trouveront d’heureux événements 9 , Il faut que je succombe, ou que César recule. LUCILE. Ce beau dessein vous rend digne du sang d’Hercule. ANTOINE. Enfin je veux, Lucile, en ce dernier effort 100 Ou gagner, ou me perdre, être vainqueur, ou mort, Si le sort me poursuit je pourrai me réduire Au point où sa rigueur ne me saura plus nuire. LUCILE. Je vous suivrai partout, les hommes généreux " Savent bien n’être plus quand ils sont malheureux. DIRCET. 105 Et ce noble dessein où l’honneur vous engage, 8 Antoine soupçonne à tort que Cléopâtre l’abandonnera en faveur d’Octave. 9 Il s’agit de la bataille navale d’Actium qui se déroula en 31 av. J.-C. sur la côte occidentale de la Grèce. <?page no="62"?> LA CLÉOPÂTRE 61 [p. 4] Nous ferons voir aussi des effets de courage, Et quoi que tout vous quitte en ce malheur commun, Cent se perdront encor pour en conserver un. Mais j’aperçois la reine. ANTOINE. À l’aspect de ses charmes 110 Quel juste désespoir ne mettrait bas les armes ? Quand je vois sa beauté qui trouble ma raison, Je ne puis soupçonner son cœur de trahison, Je ne saurais penser qu’il me soit infidèle, Et je crois qu’elle m’aime, à cause qu’elle est belle. ******************************** SCÈNE II. CLÉOPÂTRE. ANTOINE. LUCILE. ÉRAS. CHARMION. DIRCET. et autres gardes. CLÉOPÂTRE, à Antoine. 115 Avez-vous résolu de sortir aujourd’hui Pour combler tous mes sens de frayeur, et d’ennui ? Seigneur, considérez les dangers de Bellone 10 , [p. 4b] Songez que sa fureur ne respecte personne, Que sa rage est aveugle au milieu du combat, 120 Et qu’elle traite un Roi comme un simple soldat, Ne servez point d’objet à sa brutale envie, Demeurez en repos, conservez votre vie, Et qu’un autre que vous, prodigue de son sang, Dans les occasions occupe votre rang, 125 Qu’il combatte sans vous, s’il gagne la victoire Il en aura la peine, et vous aurez la gloire. ANTOINE. La guerre est l’exercice où mes bras sont vieillis, Et je hais les lauriers que je n’ai pas cueillis, Il faut vaincre aujourd’hui l’ennemi qui s’obstine, 10 Il s’agit de la déesse de la Guerre de la mythologie romaine. Incarnant les horreurs de la guerre, Bellone est considérée comme la femme ou la sœur de Mars. <?page no="63"?> 62 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 130 Et renverser l’espoir bâti sur ma ruine, Le démon de César a triomphé du mien, Et mon superbe Empire est maintenant le sien, Avecque le secours des puissances célestes Nous en conserverons les misérables restes : 135 Ou si le Ciel, ma Reine, est contraire à mes vœux, Vous gagnerez beaucoup perdant un malheureux, Et le coup de ma mort vous rendra soulagée De l’inutile faix 11 dont vous êtes chargée : Je ne me trouve plus digne de vous servir, [p. 5] 140 Je n’ai plus rien en moi qui vous puisse ravir, Nu, délaissé, trahi, n’ayant plus rien d’illustre, Et mon peu de mérite ayant perdu son lustre, Autrefois j’étais Prince, et ma condition Mêlait dans mes défauts quelque perfection, 145 Maintenant que je suis sans support, et sans aide, Privé de mes grandeurs, aimez qui les possède, Que vos yeux sur César fassent un doux effort, Et qu’il soit bienheureux, pourvu que je sois mort, Que mon bien soit pour lui, faites qu’il en hérite, 150 S’il n’a pas tant d’amour il a plus de mérite, Son bonheur, et le mien naîtra de mon trépas, Il vous possédera, je ne le verrai pas. CLÉOPÂTRE. Es-tu las de ma vie, et quand je serai morte Verras-tu mieux, cruel, l’amour que je te porte ? 155 Contre nos ennemis irai-je me jeter ? Suivrai-je le dessein que je te veux ôter ? Tu verras si je t’aime, et si je te respecte, Oui je veux cesser d’être, ou de t’être suspecte. ANTOINE. Vivez, et que le ciel change vos maux en biens, 160 Que vos jours soient heureux, et plus longs que les miens, [p. 5b] CLÉOPÂTRE. Votre soupçon injuste est contraire à l’envie Que vous semblez avoir de prolonger ma vie, Et c’est là m’imposer une trop rude loi 11 Charge, fardeau. <?page no="64"?> LA CLÉOPÂTRE 63 De vouloir que je vive, et douter de ma foi. 165 Quoi donc vous présumez qu’une ardeur déloyale S’allume comme ailleurs dans une âme royale ? Quoi les maux que je souffre, et ceux que j’ai soufferts, L’honneur que j’ai perdu, le sceptre que je perds Ne vous assurent pas que je suis demeurée 170 Dans la fidélité que je vous ai jurée ? ANTOINE. Ha ce discours me donne un remords éternel ! Ici l’accusateur est le plus criminel, Je souffre justement ce reproche homicide, Et vous faites ingrat qui vous faisait perfide, 175 La justice a formé votre accusation, Et la mienne mérite une punition : Vous n’avez jamais mis d’obstacle à ma victoire, Et notre amour n’est point le tombeau de ma gloire 12 , J’ai perdu mon Empire, hé bien c’est un malheur 180 Qu’il faut attribuer à mon peu de valeur, Il en faut accuser les subtiles amorces [p. 6] Qu’a pratiqué César à corrompre mes forces, J’avais beaucoup d’amis qui marchaient sur mes pas, Depuis j’ai reconnu que ce n’en était pas, 185 Et dans la lâcheté de leur fuite commune Qu’ils étaient seulement amis de ma fortune ; Mais croire que mon cœur m’ait mis à l’abandon, C’est commettre une offense indigne de pardon, Et je suis criminel d’avoir osé me plaindre 190 D’un mal que notre amour dût m’empêcher de craindre, Et puis quand mon malheur viendrait de vos appâts, Je serais malheureux, si je ne l’étais pas. LUCILE. Nous tardons bien longtemps. ANTOINE, continue. Mais votre foi m’assure, Mon soupçon vous offense, et lui fait une injure, 12 Antoine admet que Cléopâtre ne l’a jamais trahi, et il attribue sa situation actuelle à ses propres échecs en tant que chef militaire. <?page no="65"?> 64 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 195 Et quand je souffrirais un tourment infini, Ma peine serait douce, et mon crime impuni. LUCILE, tout bas 13 . Qu’une femme aisément le séduit, et l’abuse ! Absente, elle est coupable, et présente, il s’accuse. [p. 6b] CLÉOPÂTRE. Puisqu’un juste remords vous réduit à ce point, 200 Pour votre châtiment ne m’abandonnez point, Ne voyez le combat que des tours de la ville, Et laissez au fourreau votre fer inutile, Que sans vous notre armée achève son dessein, Et soyez en le chef sans en être la main. ANTOINE. 205 S’il est vrai qu’un grand cœur quand sa faute est punie Souffre moins dans le mal que dans l’ignominie, Si pour la seule honte un supplice est affreux, Le mien ne pouvait pas être plus rigoureux : César sera vainqueur sans que ce bras l’affronte ? 210 Il rougira de sang, je rougirai de honte ? C’est ici le dernier de nos sanglants combats, Et je serai vivant, et je n’y mourrai pas ? Le Ciel verra ma main rebelle à mon courage, Et sans me secourir je verrai mon naufrage ? 215 Faut-il qu’abandonnant la générosité, Ma dernière action soit une lâcheté ? Mon cœur n’affecte plus cette grandeur suprême, Ma honte c’est ma gloire, et pour tout dire, j’aime. [p. 7] 13 C’est le premier des deux apartés prononcés par Lucile dans cette scène. Ces apartés représentent des pensées exprimées à voix haute, mais tout bas. Dans sa Pratique du théâtre, l’abbé d’Aubignac classe les apartés en trois catégories. Dans la première sorte, deux personnages « parlent comme en eux-mêmes de leurs intérêts aux deux coins du Théâtre » et font semblant de ne pas se voir et s’entendre. Dans la deuxième sorte, celui qui fait un aparté est vu et entendu par un autre personnage. La troisième catégorie d’aparté se manifeste lorsque l’un des deux personnages parle « comme s’il n’était pas entendu de l’autre » {d’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 375). Il s’agit donc d’une convention à double niveau : l’aparté peut représenter soit une pensée silencieuse, soit une pensée exprimée à voix haute. <?page no="66"?> LA CLÉOPÂTRE 65 LUCILE, tout bas. Qu’amour en peu de temps rend un cœur abattu, 220 Et que ce puissant vice affaiblit la vertu ! ANTOINE, à Lucile. Tu vois que mes projets sont réduits en fumée, Lucile, prends le soin de conduire l’armée, Puisque cette beauté qui me tient sous sa loi Veut encore épargner ce qui n’est plus à moi : 225 Cependant que mes yeux admireront ses charmes, Fais ce que je dois faire, anime nos gendarmes, Et si mon exercice en ce temps leur déplaît, Qu’ils soient victorieux pour leur propre intérêt, Antoine absolument possède Cléopâtre, 230 N’ayant plus à gagner, il n’a plus à combattre. LUCILE. Est-ce là le moyen de disputer sa mort ? Sans vous pourrons-nous faire un généreux effort ? Comment soutiendrons-nous le coup de la tempête ? Que pourra faire un corps qui n’aura point de tête ? 235 Vous me pardonnerez, si mon cœur librement Dans nos pressants malheurs vous dit son sentiment, Quoi voulez-vous encore aux yeux de tout le monde [p. 7b] Être oisif sur la terre, et fugitif sur l’onde ? Continuez l’honneur de vos premiers exploits, 240 Votre seul nom jadis fit trembler tant de Rois, Vous avez attaqué celui qui vous affronte, Et vous avez vaincu celui qui vous surmonte ; Suivez vos grands desseins, tâchez de résister, Dans votre malheur même on vous peut redouter : 245 Si Madame est l’objet dont votre âme est ravie, Vous devez conserver son sceptre, et votre vie, Vous voyez que César l’assiège avec ardeur, Faut-il que sa beauté ruine sa grandeur ? Et lui pouvez-vous dire en votre amour extrême, 250 Je ne vous défends point, parce que je vous aime ? Que ce cœur où la gloire établit son séjour Fasse d’une mollesse un généreux amour : Une mort au combat peut borner votre peine Belle pour un amant, digne d’un Capitaine, 255 Nous mourrons à vos pieds devant que le destin <?page no="67"?> 66 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Fasse de votre vie un glorieux butin, Et pour moi je mourrai plus content que tout autre, Si mon sang à l’honneur de se mêler au vôtre. ANTOINE. Un discours prononcé si généreusement [p. 8] 260 Ne peut-il révoquer votre commandement ? Ma Reine, permettez sans ternir ma louange, Que ce bras vous défende, et que ce bras me venge. CLÉOPÂTRE. Malgré moi j’y consens, à la charge, Seigneur, Que vous refroidirez cette bouillante ardeur ; 265 Ne vous engagez point dans le péril des armes, Épargnez votre sang pour épargner mes larmes. ANTOINE, la baisant. Ce baiser secondé d’un seul de vos regards Me peut faire aujourd’hui vaincre mille Césars. ******************************* SCÈNE III. CLÉOPÂTRE. ÉRAS. CHARMION. CLÉOPÂTRE. Doux appui de mes jours, fidèles confidentes, 270 À qui mes passions sont toutes évidentes, Et de qui l’amitié partage mes ennuis, Hélas que dois-je faire en l’état où je suis ! Ma couronne chancelle, et César ne respire Que de voir mes États unis à son Empire, [p. 8b] 275 Le Tibre est sur le point de commander au Nil 14 , Si mon fidèle amant n’empêche ce péril, Mais c’est là le surcroît de ma peine soufferte, Je crains plus son danger que je ne crains ma perte, Et je me vois réduite à cet étrange point 280 Que je veux résister ne me défendant point ; 14 Le Tibre, fleuve italien, représente Octave qui est sur le point de conquérir Cléopâtre, représentée dans ce vers par le Nil, fleuve d’Afrique. <?page no="68"?> LA CLÉOPÂTRE 67 Et cependant il croit que je lui suis traîtresse, Et que son ennemi lui ravit sa maîtresse, Son esprit défiant se peut l’imaginer. ÉRAS. Madame, il a raison de vous en soupçonner. CLÉOPÂTRE. 285 Que dites-vous ? ÉRAS. Il sait que sa maîtresse l’aime, Mais croit-il votre cœur ennemi de soi-même ? Que sans le soulager vous puissiez vous trahir, Et que pour trop l’aimer, vous deviez vous haïr ? Dans ce juste soupçon quelque mal qu’il ressente, 290 Il blâme sa fortune, il vous juge innocente, Et ce grand cœur reçoit votre infidélité Comme une dure loi de la nécessité. [p. 9] " À suivre notre bien nature nous oblige, Croira-t-il qu’en vous seule elle ait fait un prodige ? 295 Ce mal tiendra toujours son esprit occupé, Et toujours il croira que vous l’aurez trompé : Donc puisqu’injustement il croit votre esprit traître, Puisqu’il vous croit perfide, à cause qu’il faut l’être, Et qu’il est naturel de trahir en ce point, 300 Trahissez-le, Madame, et ne le trompez point 15 . CLÉOPÂTRE. Je n’attendais de vous qu’une amitié fidèle Qui me fit supporter ma fortune cruelle, Mais je vois que mon mal n’en devient pas plus doux, Et que mes ennemis m’aiment autant que vous, 305 Je tire également le sujet de mes larmes De vous par vos conseils, de César par ses armes : Je quitterais Antoine, et ce perfide cœur Trahirait le mérite à cause du malheur ? Mon amour périrait comme une amour commune 310 Au naufrage fatal de sa bonne fortune ? Et la postérité dirait à nos Neveux, 15 La confidente encourage Cléopâtre à se sauver en accueillant Octave. <?page no="69"?> 68 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Antoine fut aimé tandis qu’il fut heureux ? Ha que plutôt les dieux avec le foudre même Arrachent de mon front le royal diadème, [p. 9b] 315 Et qu’ils donnent plutôt cent maîtres inhumains Au sceptre malheureux qui tombe de mes mains ! Que César triomphant brûle, saccage, pille, Qu’il soit victorieux jusques sur ma famille, Qu’il prenne, qu’il usurpe, et qu’il ravisse aux miens 320 La puissance, et l’espoir de rentrer dans leurs biens. CHARMION. Que votre majesté pense au doux nom de mère, Songez à vos enfants. CLÉOPÂTRE. Oublierai-je leur père 16 ? CHARMION. Mais si le pauvre Antoine est sensible à son mal, Doit-il pas souhaiter d’avoir un tel Rival ? 325 Ce qu’il ne saurait faire avec toutes ses armes Votre beauté le peut du moindre de ses charmes, Punissez donc celui dont il est outragé, Qu’il soit un peu jaloux, mais tout à fait vengé, Que César soit vaincu, que vos pays soient calmes, 330 D’une œillade amoureuse arrachez-lui ses palmes 17 , [p. 10] Et que vos chers enfants, ce trésor précieux, Puissent devoir la vie, et le sceptre à vos yeux. CLÉOPÂTRE. En vain tous vos discours assaillent ma constance, Ils ne pourront jamais forcer ma résistance ; 335 Vains, et faibles attraits, qui n’avez rien de doux, Faites des malheureux plutôt que des jaloux. 16 Cléopâtre eut trois enfants avec Marc Antoine : Alexandre Hélios, sa sœur jumelle Cléopâtre Séléné et leur frère cadet Ptolémée Philadelphe. 17 La confidente encourage Cléopâtre à utiliser ses charmes physiques afin de séduire Octave dans le but de le conquérir. <?page no="70"?> LA CLÉOPÂTRE 69 [p. 10b] CLÉOPÂTRE TRAGÉDIE. _________________________ ACTE SECONDE. SCÈNE I. CÉSAR. AGRIPE. Suite de César. CÉSAR. Rome, il faut obéir, cette grandeur suprême Qui t’élevait au Ciel te rabaisse elle-même, Je suis fort de ta force, on ne craint plus que moi, 340 Et je suis triomphant de toi, même par toi : Tu n’es plus absolue, et la terre servile Aime mieux adorer un homme qu’une ville, Les dieux tremblants t’ont vue au-dessus des humains, Et je tiens ton pouvoir dans mes superbes mains, 345 Vois par-dessus ton nom ma renommée errante, [p. 11] Et pleure pour jamais ta liberté mourante : Je ne suis point jaloux de ton repos commun, Mais la Reine des Rois 18 en doit respecter un, Il faut que je commande aux lieux qu’un Tibre lave, 350 Et qu’un superbe enfant tienne sa mère esclave, Que ce vaste univers n’obéisse qu’à moi, Que le ciel ait des dieux, mais la terre un seul Roi, Et je veux dans ces murs élevés par Romule 19 Voir en moi le succès des grands desseins de Jule 20 : 355 Agripe 21 , dont l’avis n’est jamais rejeté, Fais-je en ce projet noble une témérité ? AGRIPE. En de plus hauts desseins vous n’en pourriez pas faire, 18 Cléopâtre déclara qu’elle était la reine des rois et que Césarion, son fils avec Jules César, était le roi des rois. Voir l’ouvrage de Jean-Michel David, La République romaine de la deuxième guerre punique à la bataille d’Actium, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 259. 19 Romulus était le fondateur légendaire de Rome. 20 C’est-à-dire Jules César. 21 Il s’agit de Marcus Vipsanius Agrippa (vers 63 av. J.-C.-12 av. J.-C.), général et homme politique romain qui fut un partisan fidèle d’Octave. <?page no="71"?> 70 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET " Qui peut autant que vous n’est jamais téméraire, Vos plus forts ennemis en vain ont essayé 360 De suivre le chemin que César a frayé, Ils ont tous éprouvé dans leur injuste guerre Qu’il n’appartient qu’à vous de gouverner la terre, Et ces ambitieux qui suivaient vos projets S’ils n’étaient morts vaincus, ne vivraient que sujets : 365 Antoine est le dernier de qui l’orgueil s’obstine, Et qui veut subsister même dans sa ruine, Mais ce nouveau succès lui fera confesser [p. 11b] Qu’il vaut mieux n’être point que de vous offenser, Son espoir est à bas, sa dernière déroute 370 Assure vos desseins dans leur superbe route. CÉSAR. Quelque avantage heureux que nous ayons sur lui, Je ne fais point de cas du succès d’aujourd’hui. AGRIPE. Qu’un homme soit chéri de la bonne fortune, Sa faveur la plus rare il l’estime commune, 375 Et qui n’a jamais vu la mer sans Alcyon 22 N’en goûte point le calme avec affection : Toutes vos actions sont si pleines de gloire, Qu’alors que votre bras vous gagne une victoire, Cette félicité ne vous touche pas fort, 380 Et vous la recevez comme un tribut du sort : Qui d’un si beau destin ne serait idolâtre ? Gagner tout sans rien perdre, et vaincre sans combattre. CÉSAR. Mets-tu cette victoire en un illustre rang ? Je l’estimerais plus m’ayant coûté du sang, 385 Antoine reste seul, que peut-il entreprendre ? Je surmonte celui qu’on ne veut pas défendre, [p. 12] Je n’eusse rien gagné, s’il n’eût été haï, Je suis victorieux, parce qu’il est trahi, La lâcheté, le vice a fait que je dispose 390 D’un fruit de ma valeur, et du droit de ma cause, 22 Oiseau connu mieux sous le nom de martin-pêcheur qui, chez les Anciens, était un présage de paix et de calme. <?page no="72"?> LA CLÉOPÂTRE 71 L’on ne me vit jamais depuis que j’ai vécu Devoir une victoire au malheur du vaincu, J’ai regret dans la peine où nous le voyons vivre De voir des serviteurs le quitter pour me suivre 23 , 395 J’accuse malgré moi leur défaut d’amitié, Près d’eux, il m’est suspect, sans eux, j’en ai pitié, Dans sa condition je plains le sort des maîtres, Ceux qu’il a fait ingrats, ma vertu les fait traîtres. AGRIPE. " Ce n’est point ressentir un courage abattu 400 " De trahir le péché pour suivre la vertu : Devant qu’une mollesse eut fait leur maître infâme, Quand il aimait la gloire, et non pas une femme, Lorsqu’Antoine piqué d’un désir généreux Faisait le Capitaine, et non pas l’amoureux, 405 Sa vaillance eut rendu leur fuite illégitime, Le trahir en ce temps c’eut été faire un crime : Mais depuis qu’oubliant ses générosités Ce grand cœur s’est perdu dedans les voluptés 24 , [p. 12b] Pas un d’eux n’a voulu paraître son complice, 410 Suivre ses pas honteux c’était suivre le vice, Quand ils servaient Antoine il en était loué, Ils servaient la vertu dont il était doué : Depuis l’ayant bannie en l’ardeur qui le presse Ces dignes serviteurs ont suivi leur maîtresse, 415 Ils ont vu qu’à vous seul leur service était dû, Qu’ils retrouvaient en vous ce qu’Antoine a perdu, Ils savent que le Ciel ne peut souffrir un traître, Mais pour ne l’être plus ils sont contraints de l’être, Et n’ont pas cru commettre une infidélité 420 Abandonnant celui que les dieux ont quitté. CÉSAR. " Le sort qui d’une palme absolument dispose 23 C’est une référence possible à la défection des généraux Munatius Plancus et Marcus Titius en faveur d’Octave en 32 av. J.-C. 24 Munatius Plancus et Marcus Titius rapportèrent à Octave des anecdotes sur les festins de Marc Antoine et de Cléopâtre. Ces affirmations d’ostentation luxueuse servirent de propagande utile à Octave dans ses efforts pour discréditer Marc Antoine aux yeux des Romains. Voir l’ouvrage de Pierre Cosme, Auguste, Paris, Perrin, 2009, p. 99-100. <?page no="73"?> 72 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET " Ne favorise guère une mauvaise cause, " Et quelque différent qu’en ce point on ait eu, " La fortune s’entend avec la vertu : 425 Aussi son changement qui cause tant de larmes Ne fut jamais contraire au succès de mes armes Dans le juste dessein qui m’anime le cœur De punir ce superbe, et de venger ma sœur. AGRIPE. Puisque sa bonne humeur travaille à votre gloire, [p. 13] 430 Il faut jusqu’à la fin poursuivre la victoire, Antoine est abattu, mais ce fier ennemi Puisqu’il respire encor, n’est défait qu’à demi, C’est un Cerf aux abois qu’un grand coup doit atteindre, C’est dans son désespoir qu’il est le plus à craindre, 435 " La fortune relève, et la force, et le cœur, " Et d’un désespéré souvent fait un vainqueur, " Ceux qui sentent du sort la dernière tempête " Montent par un effort du précipice au faîte, " Et souvent que le sort favorise leur jeu, 440 " Ils hasardent beaucoup, et ne gagnent pas peu. Assurez votre gloire, elle en sera moins belle, Si de ces feux éteints il reste une étincelle, " Un ennemi, César, nous est toujours fatal, " Quelque faible qu’il soit il peut faire du mal 25 , 445 Antoine est en ce rang, vous le devez détruire, Ou le mettre en état de ne vous pouvoir nuire. CÉSAR. J’approuve ce conseil dont l’exécution Est un des plus grands points de ta commission. AGRIPE. Vous m’honorez beaucoup. 25 C’est le onzième vers prononcé par Agripe dans cette scène appartenant à la notion dramaturgique de maximes. L’abbé d’Aubignac écrit : « J’entends donc par les Discours Didactiques ou Instructions, ces Maximes et ces propositions générales qui renferment des vérités communes, et qui ne tiennent à l’Action Théâtrale que par application et par conséquence ; où l’on ne trouve que des discours qui sont propres seulement pour instruire les Spectateurs aux règles de la vie publique, et non pas pour expliquer quelque Intrigue du Théâtre » (La Pratique du théâtre, p. 437). <?page no="74"?> LA CLÉOPÂTRE 73 [p. 13b] CÉSAR. Presse, et force à se rendre 450 Cette ville en état de ne se plus défendre, Si son peuple affaibli veut faire le mutin, Signale de son sang ton glorieux butin, Rase les beaux Palais de ces riches Monarques Qui sont de leur grandeur les plus superbes marques, 455 Que cette nation ressente mon courroux, Le vainqueur soit cruel, si le vaincu n’est doux, Que rien de mes soldats n’échappe la furie, Et qu’on cherche la place où fut Alexandrie 26 . ******************************** SCÈNE II. ANTOINE. LUCILE. ANTOINE. Perfide, cœur ingrat, par ce dernier effort 27 460 Enfin ta trahison a conspiré ma mort, Enfin mon désespoir contente ton envie, Antoine est ruiné, ta haine est assouvie, Tu chéris l’infortune où mes jours sont réduits, Et tu m’as voulu voir malheureux, je le suis, 465 Le sort ne me voit plus que d’un œil de colère, [p. 14] Et je suis, déloyale, en état de te plaire : Aime César, ingrate, et crains de l’offenser, Cruelle, étouffe-moi, pour le mieux embrasser : Tu me viens de trahir sur l’onde, et sur la terre, 470 Tu lui viens de livrer tous mes hommes de guerre, Et tu leur as fait perdre en violant ta foi Le dessein qu’ils avaient de mourir avec moi, Tu me trahis, tu fais qu’un Rival me surmonte, Et tu rends ton César superbe de ma honte ; 475 Mais le mal qui me touche avec plus de rigueur, 26 Ville d’Égypte fondée par Alexandre le Grand en 331 avant notre ère et située à l’ouest du delta du Nil. 27 Antoine s’adresse à Cléopâtre bien qu’elle ne soit pas sur scène. Il l’accuse de l’avoir trahi, malgré son aveu à la scène I, 2 qu’il la croyait innocente de trahison. <?page no="75"?> 74 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Tu m’ôtes l’espérance en lui donnant ton cœur : Pour plaire à ton dessein que les enfers détestent, Tu lui devais livrer ces armes qui me restent, Le sort quoi qu’inhumain n’a pu s’en assouvir, 480 Si peu qu’il m’a laissé tu le devais ravir, Aussi connais-tu bien dans ma misère extrême Que je suis seulement armé contre moi-même, Et que je ne veux pas faire joindre à César L’honneur de ma défaite aux pompes de son char, 485 Dans la fin de mes jours son triomphe s’achève, Ma mort borne sa gloire, et ma chute l’élève. LUCILE. " La fortune est contraire aux projets les plus saints, [p. 14b] Et puisqu’elle n’a pas secondé vos desseins, Dans la condition qui vous rend déplorable 490 Une honteuse paix vous serait honorable, Qu’on en parle à César. ANTOINE. Ha jour infortuné ! Recevrais-je d’autrui ce que j’ai tant donné ! Je me suis vu, Lucile, en ces degrés suprêmes, D’où nos superbes pieds foulent les diadèmes, 495 J’ai vu les plus grands Rois prosternés devant moi, Enfin je les ai vus ainsi que je me vois, Ma grandeur conservait ses orgueilleuses marques, Parmi mes courtisans je comptais des Monarques, J’étais de leur pouvoir le plus ferme soutien, 500 Leur trône était un pas pour monter sur le mien 28 , Le seul bruit de mon nom faisait trembler la terre, J’étais le seul arbitre, et de paix, et de guerre, J’étais devant César ce qu’il est aujourd’hui, L’on recevait de moi ce que j’attends de lui : 505 J’ai méprisé sa sœur ma légitime épouse 29 28 Grâce à la victoire des triumvirs contre les Républicains lors de la bataille de Philippes en 42 av. J.-C., Marc Antoine devint maître de l’Orient. 29 Marc Antoine épousa Octavie, la sœur d’Octave. Selon les historiens, Marc Antoine fut marié au moins trois fois, ses épouses étant Antonia Hybrida Minor (avait qui il eut une fille), Fulvia Flacca Bambula (deux fils) et Octavie la Jeune <?page no="76"?> LA CLÉOPÂTRE 75 Afin de n’en pas rendre une ingrate jalouse, Le mauvais traitement qu’il voit que je lui fais Est un juste prétexte à refuser la paix. [p. 15] LUCILE. Il sait bien appliquer l’honneur d’une victoire, 510 Moins il en usera, plus il aura de gloire. ANTOINE. Il veut régner tout seul. LUCILE. Qu’il en ait le plaisir, Et vengez-vous de lui par son propre désir, Renoncez à la part d’une grande fortune, Et que deux portions se réduisent en une : 515 Il vous prive d’un bien que vous devez quitter, Il vous ôte un fardeau qu’il ne pourra porter, Pour vous rendre innocent il se noircit d’un crime, Et son ambition vous décharge, et l’opprime : Qu’il règne seul, qu’au monde il serve seul d’appui, 520 Et voyez le gémir d’un lieu plus bas que lui, Qu’il soit tout seul en butte aux coups de la tempête, Et que le sort pour deux ne frappe qu’une tête, Qu’on dise, abandonnant un bien qui vous est dû, Il a quitté l’Empire, et ne l’a 30 pas perdu ; 525 Disposez-en ainsi cependant qu’il est vôtre, Dérobez cette gloire au triomphe d’un autre, [p. 15b] " Il n’est rien plus honteux qu’un sceptre que l’on perd, " Qui le quitte est plus Roi que celui qui s’en sert. ANTOINE. Et bien quand de deux maux j’éviterai le pire, 530 Quand j’aurai dépouillé ce vénérable Empire Qui fait qu’en mille endroits mon nom est respecté, Où trouverai-je après un lieu de sûreté ? (deux filles). Marc Antoine s’unit avec Cléopâtre alors qu’il fut toujours marié avec Octavie. Selon Cicéron, il eut une liaison avec une certaine Fadia avant le mariage avec Antonia Hybrida Minor. Voir l’ouvrage de Pierre Renucci, Marc Antoine. Un destin inachevé entre César et Cléopâtre, Paris, Perrin, 2015, p. 46 30 Nous avons remplacé « la » par « l’a ». <?page no="77"?> 76 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LUCILE. Partout où l’on verra luire votre présence, Ne possédant plus rien vivez en assurance, 535 Tel à qui votre nom fut jadis en horreur, Dira plein de respect, il fut notre Empereur, César sera contraint de ne vous plus poursuivre, Ne lui pouvant plus nuire, il vous laissera vivre, ANTOINE. Ne crois point que César m’exemptât du trépas, 540 Tandis que je vivrais il ne régnerait pas, Crois plutôt qu’il suivrait l’ordinaire maxime Qui fait pour s’établir une vertu d’un crime 31 , Et donnant à sa gloire un solide soutien Troublerait mon repos pour assurer le sien. [p. 16] LUCILE. 545 Rendez-vous donc à lui. ANTOINE. Je savais bien, Lucile, Que tu ne m’offrirais qu’un remède inutile, Et que j’attirerais ton jugement bien sain À l’approbation de mon noble dessein : Puisque tout l’univers a conspiré ma perte, 550 Que le Ciel à mon bien livre une guerre ouverte, Que de tous les malheurs je suis le triste but, Et qu’Antoine n’est plus ce qu’autrefois il fut, Que les dieux à ma perte animent ce qui m’aime, Puisque je suis trahi de Cléopâtre même, 555 Et que mon désespoir fait son contentement, Lucile, il faut mourir, mais généreusement, Sur moi-même je veux gagner une victoire, L’Égypte a vu ma honte, elle verra ma gloire, Perdre si lâchement ses titres absolus, 560 Et céder sa grandeur c’est vivre, et n’être plus, De tous ces puissants biens qui donnent de l’envie Je n’en veux aujourd’hui rien perdre que la vie, Je veux que le trépas avecque plus d’horreur 31 Cette maxime n’est pas identifiée par le dramaturge à l’aide de sa méthode des « deux virgules ». <?page no="78"?> LA CLÉOPÂTRE 77 D’un coup respectueux assaille un empereur [p. 16b] 565 Pourquoi t’étonnes-tu ? la mort est si commune, Je dois à la nature, et paye à la fortune, César n’est pas exempt de ce devoir humain, Et je fais aujourd’hui ce qu’il fera demain. Allons finir mes maux, ne pleure point, Lucile, 570 Pour une seule mort tes pleurs m’en donnent mille. ******************************* SCÈNE III. CLÉOPÂTRE. Ses filles. DIRCET. CLÉOPÂTRE à Dircet. Comment, on la trahi ? DIRCET. Que votre majesté Apprenne le succès de cette lâcheté. Aussitôt que le peuple assemblé dans la ville A vu sortir Antoine, assisté de Lucile, 575 On l’a vu sans dessein courir de toutes parts, Les femmes, les enfants, les plus faibles vieillards Ont monté sur les tours afin de voir combattre, Et du toit des maisons il s’est fait un théâtre. CLÉOPÂTRE. Nous étions lors au Temple, où je priais les dieux [p. 17] 580 De nous favoriser d’un succès glorieux. DIRCET. De ces lieux élevés le peuple voit sans peine Le combat préparé sur l’une, et l’autre plaine 32 , La terre avec horreur couverte d’escadrons, Le vaste front des eaux tout coupé d’avirons, 585 La poussière s’élève en épaisse fumée Qui couvre tout le gros de l’une, et l’autre armée, Et sous mille vaisseaux qui crèvent de soldats 32 Le garde Dircet raconte la bataille d’Actium qui se déroula le 2 septembre de l’an 31 av. J.-C. <?page no="79"?> 78 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET L’onde paraît superbe, en ne paraissant pas. Antoine se voyant une si belle flotte 590 Du rivage l’anime, et lui sert de pilote, Puis se réjouissant de sa fidélité, Tout le monde, dit-il, ne nous a pas quitté, Mais ses yeux pour un peu flattaient son infortune, La trahison des siens met deux flottes en une, 595 On les voit toutes deux lentement s’approcher, L’une, et l’autre s’embrasse, au lieu de s’accrocher 33 . CLÉOPÂTRE. Dieux quelle perfidie ! DIRCET. En ce puissant orage [p. 17b] Antoine reste ferme, il ne perd point courage, Et sous un front constant, et plein de gravité 600 Cache le désespoir de cette lâcheté. Compagnons (il parlait au reste de l’armée) C’est par ici qu’il faut chercher la renommée, C’est ici qu’il faut vaincre, ayant bien combattu, Et qu’il faut que le vice anime la vertu, 605 Vous voyez les effets d’un élément perfide, Mais votre cœur est ferme, et la terre est solide. Il tient à des poltrons ces généreux propos, Et devant qu’il achève on lui tourne le dos 34 ; Il rentre dans la ville, et c’est là qu’il éclate, 610 Qu’il déteste le sort, qu’il vous appelle ingrate ; Car dans son désespoir qui se fait craindre à tous Son esprit furieux n’en accuse que vous. Je m’en vais le trouver. CLÉOPÂTRE. De tout je suis la cause, Quoique d’un vain bonheur la fortune dispose, 33 Lors de la bataille d’Actium, une partie importante de la flotte de Marc Antoine fut piégée. Après la bataille, Caius Sosius, qui commanda une partie de la flotte, fit défection pour Octave. Voir l’ouvrage de Cosme, Auguste, p. 107-108. 34 L’armée terrestre de Marc Antoine, commandée par Canidius Crassus, fit également défection pour Octave. Voir l’ouvrage de Cosme, Auguste, p. 108. <?page no="80"?> LA CLÉOPÂTRE 79 615 On ne s’en prend qu’à moi quand l’on en est haï, J’aime toujours César lorsqu’Antoine est trahi, De tant de perfidie on m’estime capable, Et parce que je souffre on me juge coupable. [p. 18] ÉRAS. Vous n’êtes pas, Madame, ici trop sûrement, 620 Sa fureur pourrait bien pécher innocemment. CHARMION. Il faudrait s’éloigner. CLÉOPÂTRE. Envoyons Diomède 35 L’avertir que la mort est mon dernier remède, Et que mon cœur n’a pu souffrir son déplaisir, Je mourrai sans regret s’il en jette un soupir, 625 Ou bien s’il a pour moi quelque flamme de reste, Qu’il compte ses soupirs, qu’il observe son geste, Et s’il me trouve morte à son heureux retour, Un si charmant récit me peut rendre le jour. Que le bruit de ma mort court toute la ville 36 , 630 Ces superbes tombeaux nous serviront d’asile Et nous transporterons dans ces funestes lieux Ce que j’ai plus de riche, et de plus précieux 37 . 35 Cléopâtre compare Antoine à l’un des héros de la guerre de Troie. 36 Parce qu’elle craint l’état mental d’Antoine, Cléopâtre décide de faire répandre la fausse nouvelle de sa propre mort. 37 Selon les historiens, Cléopâtre se réfugia dans son mausolée où elle avait entassé ses richesses. Voir, par exemple, l’ouvrage de Christian-Georges Schwentzel, Cléopâtre, la déesse reine, Paris, Payot, 2014, p. 284. <?page no="81"?> 80 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 18b] CLÉOPÂTRE TRAGÉDIE. _________________________ ACTE TROISIÈME. SCÈNE I. ANTOINE. ÉROS. ANTOINE, dans une chambre et ses armes sur la table. Armes, brillants éclairs des foudres de la guerre, Dont l’éclat redoutable a fait pâlir la terre, 635 Ce n’est plus à ce corps qu’il faut que vous serviez, Je veux perdre aussi bien ce que vous conserviez. Cléopâtre a quitté cette vie importune, Ce qui vainquit Antoine a vaincu la fortune, Ma Reine s’est défaite, et l’on a vu ce jour [p. 19] 640 La générosité vivre où mourait l’amour 38 , Je veux suivant ses pas signaler ma mémoire, Je le fis avec honte, et le fais avec gloire. Cléopâtre, un tel acte était digne de vous, J’en suis moins affligé que je n’en suis jaloux, 645 Une si belle mort me donne de l’envie, Et mon œil plutôt quelle eût pleuré votre vie. Quand mon cœur dans les maux dont mes jours sont suivis Me vient dire de vous, elle est morte, et tu vis ? Je réponds à ce cœur pour 39 consoler sa peine, 650 Elle est morte, il est vrai, mais elle morte en Reine ; Votre destin me plaît, je ne vous pleure point, Puisqu’un même trépas l’un à l’autre nous joint, Je me plains seulement qu’en imitant le vôtre Je fonde ma vertu sur l’exemple d’un autre, 38 Le suicide n’est pas interdit au théâtre du dix-septième siècle parce qu’il est considéré comme un acte « généreux ». Jacques Scherer écrit : « La Mesnardière distinguant dans sa Poétique différentes sortes de meurtres, n’admettait que les meurtres « généreux » : ils se réduisent en fait au suicide » (Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 419). 39 Nous avons remplacé « peur » par « pour ».. <?page no="82"?> LA CLÉOPÂTRE 81 655 J’ai honte qu’une femme 40 , étant ce que je suis M’enseigne le moyen de borner mes ennuis, Mais dans une douleur comparable à la mienne L’on reçoit du secours de quelque main qu’il vienne, Et je crois qu’il vaut mieux n’être qu’imitateur 660 D’une belle action que d’un vice l’auteur. ÉROS, c’est maintenant que mon malheur me presse, Qu’il te faut sur ma vie accomplir ta promesse, [p. 19b] Tu m’as promis la mort en ma nécessité, C’est le prix dont tu dois payer ta liberté. ÉROS. 665 Ma liberté me sert de légitime excuse, Reprenez ma franchise, ou souffrez que j’en use, Captif, je vous promis de vous donner la mort, Libre, je m’en rétracte, et ne vous fais point tort ; Vous m’avez fait un bien de m’ôter d’esclavage 41 , 670 Si vous me le laissez je le mets en usage, Et si vous me l’ôtez je suis comme j’étais Déchargé du secours que je vous promettais ; Vous voulez que ma main dans votre sang se lave, Si vous me contraignez je suis encore esclave, 675 L’étant je ne dois point vous payer du trépas 42 , Et je n’achète point ce qu’on ne me vend pas. Je ne serai jamais homicide, ni traître Pour faire mon bonheur du malheur de mon maître, Que mon corps dans les fers traîne un sort languissant, 680 J’y serai bienheureux si j’y suis innocent, Qu’à vos sévérités je serve de victime, Je souffre sans regret, si je souffre sans crime. ANTOINE. Que de ton aide, ami, je suis mal assisté, [p. 20] Et que je suis trahi de ta fidélité, 40 Les sentiments de honte d’Antoine reflètent l’attitude répandue dans la France du XVII e siècle concernant la nature appropriée de l’héroïsme féminin. Voir l’ouvrage de Bernard J. Bourque, All the Abbé’s Women. Power and Misogyny in Seventeenth-Century France, through the writings of Abbé d’Aubignac, Tübingen, Narr Verlag, 2015. 41 Éros est l’affranchi d’Antoine, c’est-à-dire qu’il a reçu de son maître la liberté. 42 Éros refuse de tenir sa promesse antérieure à Antoine qu’il lui donnerait la mort si le besoin s’en faisait sentir. <?page no="83"?> 82 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 685 La plupart de mes gens ont quitté mon service, Tu fais par ta vertu ce qu’ils font par leur vice, Et comme cette troupe en ses lâches projets M’aimait me haïssant, en m’aimant tu me hais : Dans l’état où tu vois ma fortune réduite 690 Ce n’est point lâcheté que d’imiter leur fuite, Et je dois souhaiter au point où je me vois Que tu sois pire qu’eux, ou qu’ils soient comme toi. Qui te retient le bras ? crains-tu de faire un crime ? Où veux-tu m’obliger d’être plus magnanime ? 695 Rome ne gémit plus sous mes superbes Lois, Et je ne marche plus sur la tête des Rois, Ta désobéissance ici te fait paraître Qu’à peine seulement suis-je encore ton maître, Ces vains titres passés causent-ils ton refus ? 700 Et dois-je toujours être à cause que je fus ? ÉROS. Prenez d’autres que moi pour vous être homicides, Un seul vous est fidèle, et cent vous sont perfides : Qu’un d’entre eux vous oblige en ce désir pressant, Il est déjà coupable, et je suis innocent, 705 Qu’il répare sur vous ma désobéissance, [p. 20b] Que son crime une fois sauve mon innocence, Qu’il vous donne un trépas qui ne vous est point dû, Et qu’il verse le sang qu’il a mal défendu. Hélas ! c’est bien assez que mon Empereur meure, 710 C’est assez que je vive afin que je le pleure, Sans que ces lâches mains lui creusent un tombeau, Que je sois son esclave, et non pas son bourreau, J’embrasse ses genoux. ANTOINE. Contente mon envie, C’est me donner beaucoup que de m’ôter la vie, 715 Ta molle affection m’afflige au dernier point, Et dedans ta pitié je n’en rencontre point, Tu vois comme toujours la fortune m’outrage, Elle fait ma misère, achève son ouvrage, Et ta main se trouvant conforme à mes souhaits, 720 Pèse d’un sens rassis le don que tu me fais, Songe que mon esprit doit quitter sa demeure, <?page no="84"?> LA CLÉOPÂTRE 83 Que je meurs Empereur si je meurs de bonne heure, " Quiconque peut mourir dedans sa dignité " Il se fait un chemin à l’immortalité, 725 Qu’un jour l’on puisse dire, un esclave à son maître A fait durer l’Empire aussi longtemps que l’être, [p. 21] Que ton cœur s’amollisse à mon funeste aspect, Et donne à la pitié ce qu’il nie au respect. ÉROS. Vous voulez donc mourir ? ANTOINE. Cléopâtre m’appelle, 730 Dans son teint plus hideux la mort me semble belle, Et je veux à ce triste, et déplorable jour Faire voir un triomphe, et d’honneur, et d’amour. ÉROS. Et de plus par ma main ? ANTOINE. Oui si j’ai la puissance D’obtenir cet effet de ton obéissance. ÉROS, à l’écart 43 . 735 Réduit malgré moi-même à cette extrémité, Mon cœur, obéissons à la nécessité, Faisons devant le Ciel un acte illégitime, Et tâchons d’éviter un crime par un crime Étonnons l’avenir de cet acte important [p. 21b] 740 S’il ne peut l’approuver, qu’il en parle pourtant, Puisque vous demandez une cruelle marque Des horreurs que l’on voit sur le front de la Parque 44 Quand d’un œil menaçant elle nous vient saisir, Je m’en vais contenter votre sanglant désir. 43 Ce discours constitue un aparté, représentant soit une pensée silencieuse, soit une pensée exprimée à haute voix. Ce qui est certain, c’est que le dernier vers prononcé par Éros est entendu par Antoine. 44 Dans la mythologie romaine, les Parques sont les trois déesses de la destinée humaine : Nona qui tient le fil qui représente la durée de la vie de chaque mortel, Decima qui déroule le fil et le met sur le fuseau, et Morta, qui le coupe. Dans son discours, Éros fait allusion à cette dernière déesse. <?page no="85"?> 84 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ANTOINE, en l’embrassant. 745 Ô rare serviteur ! ÉROS. Donnez-moi votre épée. ANTOINE. Ami, jamais ta main ne fut mieux occupée, Frappe, et souffre au dessein où mon cœur se résout, Empereur que je suis que je meure debout, " Ce sont de lâches cœurs que la mort doit surprendre, 750 " D’un front toujours égal nous la devons attendre ; Frappe, sans prolonger mon trépas d’un moment, Et que mon dernier mot soit un commandement. ÉROS. Il se met Vous voulez que ce fer vous ôte la lumière ? à genoux. Vous attendez la mort de ma main meurtrière ? 755 Je dois être conforme à vos tristes souhaits, [p. 22] Octroyez un pardon au crime que je fais. . ANTOINE. Frappe, je te pardonne une si belle offense. ÉROS. Vous me pardonnez donc ma désobéissance, Ou ma main, si j’ai dû vous donner le trépas, 760 Me l’offrant me punit de ne vous l’offrir pas 45 . Il se tue. 45 Éros se donne la mort plutôt que de tuer son maître. À l’égard du suicide au théâtre, Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde (1648-1774) écrit : « Ceux qui prétendent qu’il ne faut jamais ensanglanter le théâtre ignorent ce que c’est que de l’ensanglanter ; il ne faut jamais y répandre le sang de personne, mais on y peut verser le sien, quand on y est porté par un beau désespoir ; c’était une action consacrée chez les Romains » (cité par Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 418). <?page no="86"?> LA CLÉOPÂTRE 85 ******************************* SCÈNE II. ANTOINE, seul 46 . Que fais-tu ? Mais déjà de ce noble courage Dans les flots de son sang la vie a fait naufrage. Éros, tu fais ton mal de ce qui fait mon bien, Et tu rends à ton corps ce que je dois au mien, 765 J’approuve toutefois que tu cesses de vivre, Antoine apprend de toi le chemin qu’il doit suivre, Outre qu’un tel excès de générosité Sert d’un illustre exemple à la postérité. Il ramasse Mourons, que dans mon sang ma propre main se lave, l’épée. 770 Et ne rougissons point d’imiter un esclave. Rome, qui pour ta gloire as vu briller ce fer, [p. 22b] Tu ne reverras plus Antoine triompher, Faisant voler son nom de l’un à l’autre Pôle, Le front ceint d’un laurier monter au Capitole 47 , 775 Traîner des Rois captifs dont la condition Faisait un sacrifice à ton ambition 48 ; Moi je ne verrai point pour accroître mes peines César faire à tes yeux ses lauriers de mes chaînes, Si tu ne me vois pas dans ce pompeux éclat 780 Qui fit trembler le Peuple, et pâlir le Sénat. Cette grande Cité qui le Ciel même affronte, Fit mon premier honneur, et ma dernière honte, Je fus tout glorieux d’y passer autrefois, 46 C’est le premier des deux monologues de la pièce. L’autre se trouve à la scène III, 4. Jean Chapelain est le premier théoricien français à traiter de la notion de monologue, utilisant le terme de soliloque dans sa lettre à Antoine Godeau du 29 novembre 1630. Voir Chapelain, Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, p. 125. 47 L’une des sept collines de Rome sur laquelle fut édifié le temple consacré à Jupiter capitolin. 48 Antoine parle du triomphe, défilé romain qui constituait une récompense pour un général victorieux. Cette cérémonie comprenait le défilé des chefs vaincus et leurs familles. Le défilé se terminait devant le temple de Mercure capitolin. À partir d’Auguste, le triomphe fut réservé à l’empereur seul et à la famille impériale, les généraux devant se contenter de l’ovation (ou petit triomphe). Voir l’ouvrage de J.-L. Bastien, Le triomphe romaine et son utilisation politique à Rome aux trois derniers siècles de la République, Rome, École française de Rome, 2007. <?page no="87"?> 86 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et je crains seulement ce que je souhaitais : 785 Mais ce fer me rassure, et son secours funeste Fait vivre en me tuant la gloire qui me reste. Vous, ô Peuple Romain, qui baisâtes mes pas, Vous apprendrez ma honte, et ne la verrez pas. Mais perdrais-je le jour sans l’ôter à personne, 790 Et sans chercher la mort dans le sein de Bellone ? Quoi je 49 rechercherais un si lâche trépas ? La chute d’un César ne m’opprimerait pas ? Nous courons au combat, mon ombre est assez forte, Je veux vaincre, et le puis, mais Cléopâtre est morte, 795 Oublions la fortune, et cédons à l’amour ; [p. 23] Ma reine, mon Soleil n’a plus de part au jour, C’est ainsi que la Parque a respecté ses charmes, Pour elle répandons de généreuses larmes, " Les hommes du commun allègent leur tourment 800 " Par de honteuses pleurs, mais pleurons noblement, Il se donne Mon cœur, suis Cléopâtre, et force ta demeure, un coup et Fais couler tout mon sang, c’est comme Antoine pleure. regarde Ô mort qu’heureusement tu me viens secourir, son sang. Et qu’il est malheureux qui ne sait pas mourir ! 805 Si tu m’eusses plus jeune obligé de la sorte, La gloire de mes jours ne fut pas si tôt morte, L’on ne m’eût vu jamais amoureux, ni vaincu, Il tombe. Et j’aurais vécu plus, si j’eusse moins vécu. ******************************* SCÈNE III. ANTOINE. DIRCET, et autres gardes accourent. DIRCET. Ô tragique spectacle ! ANTOINE. Ha douleur violente ! 810 Amis, rendez ma mort, ou plus douce, ou moins lente, 49 Nous avons supprimé le « je » supplémentaire qui se trouve dans l’édition originale. <?page no="88"?> LA CLÉOPÂTRE 87 [p. 23b] Exercez sur ce corps un effet d’amitié, Et faites par un meurtre un acte de pitié. DIRCET. Hélas ! notre Empereur, quel désespoir vous porte À ce cruel dessein ? la reine n’est pas morte. ANTOINE. 815 Est-il possible, ô dieux, que ne puis-je guérir, Ha je meurs maintenant du regret de mourir ! Puisque selon mes vœux respire cette belle, Que devant mon trépas l’on me porte vers elle, Pour jouir des douceurs de nos derniers propos. DIRCET. 820 Quel est ce corps sanglant ? ANTOINE. Celui du brave Éros, Il a plongé pour moi ce fer dans ses entrailles, Rendez-lui les devoirs. DIRCET. Dieux que de funérailles ! Il est porté vers Cléopâtre. ******************************* [p. 24] SCÈNE IV. LUCILE, seul. La ville est à César, les habitants troublés Se vont rendre au vainqueur, et lui portent les clés, 825 Faut-il que je l’annonce, et me dois-je résoudre À lancer par ma voix ce dernier coup de foudre ? Déplorable Empereur, dont le nom m’est si cher, J’avance ton trépas au lieu de l’empêcher : Ce dernier accident trop puissamment te touche, 830 Et l’arrêt de ta mort va sortir de ma bouche. Hélas que le Soleil te donne un triste jour, Et que le sort te hait à cause de l’amour ! Entrons dans son Palais, ô dieux quelle harangue ! Juste Ciel que ne suis-je ou sans vie, ou sans langue ! <?page no="89"?> 88 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 24b] ******************************* SCÈNE V. CLÉOPÂTRE. Ses filles. ANTOINE, mourant. Le tombeau paraît. ANTOINE, ayant la tête sur les genoux de Cléopâtre. 835 Ne verse point sur moi tant d’inutiles pleurs, Par ton affliction n’accrois point mes douleurs, De la fin de mes jours mon bonheur doit éclore, Et je meurs satisfait puisque tu vis encore, Ajoute la constance à tes autres vertus. CLÉOPÂTRE. 840 Où irai-je chercher quand tu ne seras plus ? Mes seules cruautés ont ouvert cette plaie, Et par ma feinte mort je t’en cause une vraie, Mes pleurs, ni mes soupirs ne te peuvent guérir, Et tu meurs en effet quand je feins de mourir. ANTOINE. 845 Console-toi, mon cœur. CLÉOPÂTRE. Sévères destinées, [p. 25] Retranchez-vous si tôt le fil de ses années ! Et vous mes ennemis, dieux inhumains, et sourds, Me privez-vous si tôt de l’âme de mes jours ! Ma voix peut contre vous proférer des blasphèmes, 850 Et je puis bien pécher si vous péchez vous-mêmes. Tu meurs à ce funeste, et déplorable instant, Antoine m’est fidèle, et me quitte pourtant, Ha trop cruel excès d’une amitié si rare ! La même nous joignit, la même nous sépare, 855 Tu dois cette blessure au bruit d’un faux trépas, Et je te vois mourant, et ne t’imite pas. ANTOINE. La mort que je me donne égale une victoire, Ne suis donc point mes pas pour partager ma gloire, Que tout seul je subisse une commune loi, 860 Contentons la fortune, elle n’en veut qu’à moi : <?page no="90"?> LA CLÉOPÂTRE 89 Je n’espère plus rien de la force des armes, Tu peux tout espérer de celle de tes charmes, Tes yeux doivent reluire ailleurs que dans l’enfer, Je ne saurais plus vaincre, ils peuvent triompher, 865 La mort est un remède à ma peine soufferte, Tu peux facilement récompenser ta perte, Et ta beauté peut faire en sa douce rigueur [p. 25b] D’un César un Antoine, un vaincu d’un vainqueur : Vole sa liberté comme tu fis la mienne, 870 Conserve ta franchise aux dépens de la sienne, Que cet œil si charmant tâche de l’enchaîner, Et qu’il mène en triomphe un qui t’y veut mener : Sans rien diminuer de mon ardeur extrême, Je souhaite en mourant que mon ennemi t’aime 50 , 875 Je crains plus ton malheur que je ne sens mon mal, Et désirant ton bien je souhaite un Rival, Je veux que de tes yeux son âme soit atteinte, Et je fais mon désir de ce qui fut ma crainte. CLÉOPÂTRE. Qu’un autre amant reçut des gages de ma foi ? 880 Perds ce cruel soupçon, qu’il meure devant toi, Crois que ma passion est pure, et généreuse, Et que je suis fidèle autant que malheureuse, Que toi seul es l’objet qui cause mon souci. ANTOINE. Pour mourir doucement je le veux croire ainsi. 885 Adieu je n’en puis plus, les forces me défaillent, Mes dernières douleurs trop vivement m’assaillent, C’est en vain que mes sens tâchent de résister, Heureux qui d’un tel coup se laisse surmonter ! [p. 26] CLÉOPÂTRE. Ô dieux ! ANTOINE. Puisque le ciel veut que je t’abandonne, 890 Chéris Antoine, et suis les avis qu’il te donne, Ne plains point mon désastre, et conserve tes jours 50 Antoine veut que Cléopâtre évite la mort en prenant Octave comme amant. <?page no="91"?> 90 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Se soulevant Pour les vivants effets 51 de nos tristes amours. un peu. Toutefois si César usant de sa victoire Les veut faire servir d’ornements à sa gloire 52 , 895 Qu’ils soient lors généreux, qu’ils marchent sur mes pas, Qu’ils imitent leur père, et n’en rougissent pas. C’en est fait, je me sens réduit au dernier terme, L’amour m’ouvre les yeux, mais la mort les referme. Il meurt. CLÉOPÂTRE. Ô sensible douleur ! quoi je perds mon appui ? 900 Dieux ma vigueur me laisse, et je meurs comme lui. Elle pâme. ******************************* SCÈNE VI. ÉRAS. CHARMION. CLÉOPÂTRE. ÉRAS. Elle va rendre l’âme, ha cruelle infortuné ! Que nos pleurs soient communs, notre perte est commune. [p. 26b] CHARMION. Pouvons-nous par des pleurs rendre le sort plus doux, Et soulager un mort, une mourante, et nous ? 905 Ce mal veut un secours plus puissant que le nôtre, Pour faire vivre l’une, il faut ranimer l’autre, Comme une seule vie anime deux amants, Un seul trépas aussi termine leurs tourments. ÉRAS. Madame, elle revient. CLÉOPÂTRE, revenue à soi. Qui m’a rendu la vie, 910 Et les tristes douleurs dont elle était suivie ? Ce corps a succombé sous l’effort du trépas, Mais je reviens, Antoine, et tu ne reviens pas, J’ai perdu pour jamais cet objet que j’adore, 51 C’est-à-dire les trois enfants de Cléopâtre et Antoine. 52 Dans le triomphe romain, la famille d’un chef vaincu faisait aussi partie du défilé. <?page no="92"?> LA CLÉOPÂTRE 91 Je suis dans un sépulcre, et si je vis encore : 915 Ciel, puisque vous m’ôtez ce trésor précieux, Que n’ôtez-vous aussi la lumière à mes yeux, Pourquoi dans les malheurs dont je suis affligée De ce frivole don vous serai-je obligée ? Que ferai-je des biens qui me sont superflus, 920 Et qu’ai-je plus à voir si je ne le vois plus ? [p. 27] Que notre sort est bas, qu’il sert d’un triste exemple, Et donne peu d’envie à l’œil qui nous contemple ! Qu’une frêle grandeur se perd facilement ! Que l’on monte avec peine, et qu’on tombe aisément ! 925 Que nous devons haïr l’éclat des diadèmes, Et que ses amateurs sont ennemis d’eux-mêmes ! Que l’heur 53 est différent d’un prince, et d’un sujet, Et que l’ambition connaît mal son objet ! Le ciel m’aimait, ma gloire en était une preuve, 930 J’étais femme d’Antoine, et n’en suis plus que veuve, J’avais des qualités, des titres absolus, Je n’ai que le regret de ne les avoir plus, Et de tous ces grands biens dont le destin me prive, Un seul tombeau me reste, encore y suis-je vive. 935 Ô changement funeste, et digne de pitié ! Reçois, mon cœur, ces pleurs de ta chère moitié, Réponds à ces baisers que je donne à ta cendre, Et reçois-les pourtant, si tu ne les peux rendre, Accepte ces cheveux que je confonds aux tiens, 940 Je t’en fais un hommage, ils furent tes liens, Permets que je diffère un trépas plein de charmes, Et que devant mon sang je répande mes larmes. ÉRAS. Que votre majesté modère ses ennuis, [p. 27b] Consolez-vous, madame. CLÉOPÂTRE. En l’état où je suis ? ÉRAS. 945 " Mais, Madame, songez que la mort est commune, " Tout ce que voit le Ciel subit cette fortune, " Le trépas est un but où l’on nous voit courir, 53 Bonne fortune. <?page no="93"?> 92 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET " Mourant l’on a vécu, vivant on doit mourir : " Cette loi qui nous rend mortels comme nous sommes 950 " Fut faite pour Antoine, et pour les autres hommes, Pourquoi vous fâchez-vous qu’il se donne aujourd’hui Ce qu’un lâche attendrait d’un autre que de lui, Il donne à votre amour le nom d’ingratitude, Sa mort lui semble douce, elle vous semble rude, 955 Et fâché des regrets dont vous l’accompagnez, Quoique mort il vous plaint comme vous le plaignez : Il faut voir son destin avec un œil d’envie, Il eût perdu l’honneur, il ne perd que la vie, Rome qui ne le vit aux triomphes divers 960 Que chargé de lauriers, l’eût vu chargé de fers 54 , Confus, l’œil bas, le front sur qui la rougeur monte, Suivre un vainqueur superbe honoré par sa honte, Lors vous eussiez loué sa générosité, [p. 28] Et ce que vous pleurez vous l’eussiez souhaité. CLÉOPÂTRE. 965 Il est vrai. CHARMION. Cessez donc de le plaindre, Madame, Puisqu’il meurt généreux pour ne pas vivre infâme : Cessez de le pleurer, et n’entreprenez plus De troubler son repos par des cris superflus, Soyez pour votre bien propice à sa prière, 970 Tâchez d’exécuter sa volonté dernière, S’il obtient un rival 55 ce n’est point le trahir, Si vous suivez ses pas c’est lui désobéir, Que César à vos yeux soumette sa victoire, Qu’il soit dans votre cœur, lui dans votre mémoire, 975 Ne demeurez point ferme en ce frivole ennui, Et sauvez ce qui reste, et de vous et de lui Vos chers enfants 56 . 54 Éras fait remarquer à Cléopâtre que le suicide d’Antoine était de loin préférable à sa participation au triomphe et à son exécution probable aux mains d’Octave. 55 C’est-à-dire Octave. 56 Charmion réitère le souhait d’Antoine que Cléopâtre se sauve pour le bien des enfants. <?page no="94"?> LA CLÉOPÂTRE 93 CLÉOPÂTRE. Non, non, sois plus femme que mère, Ils te doivent la vie, et tu la dois au père, Change donc cette vie en un juste trépas, 980 Elle te rend ingrate, et ne leur aide pas : [p. 28b] Qu’ils ne regardent point l’honneur de leurs ancêtres, Nous eûmes des sujets, mais ils auront des maîtres, Ils n’auront point l’éclat que leurs parents ont eu, S’ils n’en ont pas les biens, qu’ils en aient la vertu, 985 " Qu’ils sachent qu’au malheur le plus superbe plie, " Qu’il faut étant vaincu que soi-même on s’oublie, " Qu’il faut lors être souple, et que l’humilité " Est un enseignement de la nécessité. Mais puisque leur espoir ne dépend point d’un autre, 990 Sauvons leur vie avant que de perdre la nôtre 57 , Et puisqu’un long trépas rendra nos vœux contents, Vivons encore un peu pour mourir plus longtemps. 57 Selon les historiens, Octave épargna la vie des trois enfants de Cléopâtre et de Marc Antoine. Par contre, il fit assassiner Césarion, fils de Cléopâtre et de Jules César, et Marcus Antonius Minor, fils de Marc Antoine et de Fulvie. Voir l’ouvrage de Cosme, Auguste, p. 117. <?page no="95"?> 94 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 29] CLÉOPÂTRE TRAGÉDIE. _________________________ ACTE QUATRIÈME. SCÈNE I. CÉSAR. Sa suite. LES DÉPUTÉS d’Alexandrie. CÉSAR, recevant les clefs de la ville des mains des Députés à genoux, devant son tribunal. J’élève qui s’abaisse, et quoi qu’on se propose Devant moi l’on n’est rien pour être quelque chose : 995 Vous voyant en état d’obtenir un pardon Ma générosité vous accorde ce don. Je ne m’emporte point à la vengeance prompte, Je me règle aux humeurs de celui que je dompte, [p. 29b] Je prends sur le vaincu l’exemple que je suis, 1000 Et s’il est fier, ou doux, César l’est comme lui : Je ne désire point d’ensanglanter ma gloire, Des vaincus à genoux honorent ma victoire, Mon courage est content de la honte qu’ils ont, Et leur sang me plaît moins à ce fer qu’à leur front. 1005 Quand des plus factieux je rends les esprits calmes, Ce n’est point leur trépas qui me couvre de palmes, C’est leur confusion à qui je dois ce bien, Et quand leur front rougit, il couronne le mien. Vivez, je suis fâché qu’Antoine votre maître 1010 Ait été généreux pour m’empêcher de l’être, Ma plus belle vertu perd son lustre en sa mort 58 , Son bras désespéré le tuant m’a fait tort, J’eusse par son bonheur châtié son offense, Et je plains son trépas qui l’ôte à ma clémence, 1015 J’eusse été satisfait de l’avoir convaincu, Et le parent m’eût fait oublier le vaincu 59 . Mais il s’est fait mourir avec ses propres armes, 58 Octave est donc au courant de la mort d’Antoine. Pourtant, deux scènes plus tard, il exprime sa surprise et son horreur â propos du suicide. 59 Octave déclare qu’il aurait traité Antoine avec Clémence. <?page no="96"?> LA CLÉOPÂTRE 95 Sa dernière infortune est digne de nos larmes, Je plains son désespoir qui l’a 60 mis à ce point, 1020 Et j’ai pitié de lui parce qu’il n’en eût point. Levez-vous, mes amis, visitez votre Reine, Elle souffre beaucoup, adoucissez sa peine, [p. 30] Qu’elle vive en repos, quelle ne craigne rien, Et par votre bonheur qu’elle juge du sien. 1025 Je lui viens d’envoyer le sage Proculée 61 , Afin que de ma part elle soit consolée, Et qu’il la persuade à sortir des tombeaux Où toujours sa tristesse à des objets nouveaux, Quelle ait toujours les droits d’une grande Princesse, 1030 Que son ennui se passe, et que sa crainte cesse, Bref qu’elle espère tout d’un vainqueur indulgent, Elle est Reine, et César triomphe en l’obligeant. LES DÉPUTÉS, s’en allant. Redoutable Empereur, notre ville est ravie, Et vous prenez nos cœurs en nous donnant la vie, 1035 Trop heureux, si le Ciel nous avait destinés À perdre en vous servant ce que vous nous donnez. ******************************* SCÈNE II. CÉSAR. ÉPAPHRODITE. AGRIPE. ÉPAPHRODITE 62 . Faut-il goûter si peu le fruit d’une victoire, Et pour cacher leur honte obscurcir votre gloire ? " Un cœur est bien peu fort quand la pitié le fend, [p. 30b] 1040 Quoi serez-vous vainqueur sans être triomphant ? Vous êtes donc sensible au souci de leur honte, Et quand vous surmontez, c’est lors qu’on vous surmonte ? " La victoire en son prix ne se doit refuser, " Et qui sait l’acquérir doit savoir en user : 1045 Ce n’est pas la raison que des soupirs, des larmes, 60 Nous avons remplacé « la » par « l’a ». 61 Il s’agit d’un confident d’Octave ; il ne paraît pas sur scène. 62 Épaphrodite est l’affranchi d’Octave. <?page no="97"?> 96 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Interrompent le cours de l’honneur de vos armes, Il faut être inflexible, et c’est un grand abus De faire ses vainqueurs de ceux qu’on a vaincus ; " Qui voyant l’ennemi dont il a la victoire 1050 " A pitié de sa honte, est cruel à sa gloire, Et si ce mouvement ne s’altère, ô César ! Rome en verra bien peu derrière votre char. CÉSAR. De quoi m’accuses-tu ? ÉPAPHRODITE. D’avoir trop de clémence, " Aux grands cette vertu nuit dans son abondance, 1055 " Étouffe la justice en un sévère cœur, " Oblige le vaincu, mais fait tort au vainqueur, " Cette lâche vertu n’en peut souffrir aucune, Et vous en cachez cent pour n’en faire voir qu’une, [p. 31] Par elle vous quittez le prix de vos combats, 1060 Vous ne châtiez point, vous ne triomphez pas : Antoine librement s’est privé d’une vie Qu’avait à votre honneur la fortune asservie, Et se voyant forcé de vous suivre aujourd’hui, Il ne l’a pu souffrir, ni vous non plus que lui, 1065 De sorte que pour voir ce triomphe équitable, L’un fut trop généreux, l’autre est trop pitoyable. Usez de ce qui reste, et pour votre bonheur Dans Rome promenez leur honte, et votre honneur. CÉSAR. Estimes-tu César si peu jaloux de gloire 1070 Qu’il refusât le prix d’une telle victoire ? Je serais ennemi de mon contentement, Non, non, je flatte ainsi pour vaincre doublement, Je les mène en triomphe avecque moins de pompe, Mon bras les a soumis, ma clémence les trompe, 1075 Et déjà le vaincu par un trait sans égal Honore ma fortune, et ne sent pas son mal, Je mets tant d’artifice à déguiser sa peine Que même il se croit libre alors que je l’enchaîne, Je fais que tous ses maux lui passent pour des biens, 1080 Et pour mieux l’éblouir je dore ses liens. <?page no="98"?> LA CLÉOPÂTRE 97 [p. 31b] ÉPAPHRODITE. Ce noble stratagème, et cette douce amorce Font voir que votre esprit égale votre force, Et qu’on est téméraire en un degré pareil, Ou tenant contre vous, ou vous donnant conseil. CÉSAR. 1085 Suivant ton beau conseil j’oubliais ma victoire, Je perdais Cléopâtre, et le prix de ma gloire, Car lui donnant avis de sa captivité, Rome n’eut jamais vu qui j’avais surmonté ; Que sert de l’avertir, quand sa fortune change, 1090 De l’état misérable où son destin la range ? C’est vainement pour nous irriter sa douleur, " Quiconque est malheureux sait assez son malheur, " Le sort est reconnu de ceux qu’il persécute, " Et qui tombe d’un trône en ressent bien la chute. 1095 Je veux traiter la Reine avec un grand honneur, Je veux que sa misère ait face de bonheur, Qu’on la respecte ailleurs comme dans sa patrie, Et qu’elle trouve à Rome une autre Alexandrie, Le respect sera tel quand on l’y recevra, 1100 Qu’elle croira mener le char qu’elle suivra, C’est comme il faut traiter ceux qui sont dans ce gouffre, [p. 32] Le vainqueur est content sans que le vaincu souffre, Un semblable triomphe est digne de nos soins, Et pour être secret il n’éclate pas moins. 1105 J’en veux faire un spectacle aux yeux de mes armées, Tandis je la repais de ces vaines fumées, Titre, honneur, dignité, couronne, sceptre, bien, Et je lui laisse tout pour ne lui laisser rien 63 . AGRIPE. Ainsi de belles fleurs l’hostie est couronnée, 1110 Alors qu’au sacrifice en pompe elle est menée, Ainsi la main qui prend les sens en trahison Dans une coupe d’or présente le poison. 63 Contrairement aux conseils donnés par Épaphrodite, Octave décide de traiter Cléopâtre avec le plus grand respect afin que même en disgrâce, elle se sente honorée. <?page no="99"?> 98 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Mais quel homme s’avance ? on voit sur son visage Des signes évidents d’un sinistre message, 1115 Ses soupirs sont témoins d’un regret violent. ÉPAPHRODITE. Il porte, ce me semble, un coutelas sanglant. CÉSAR. Dieux c’est celui d’Antoine, ha funeste spectacle ! Que la constance ici trouve un puissant obstacle, Je ne puis m’empêcher de plaindre ses malheurs, 1120 Ce sang d’un rocher même attirerait des pleurs, [p. 32b] Ce triste objet me donne une sensible atteinte, Et change en vérité ce qui n’était que feinte. ******************************* SCÈNE III. CÉSAR. DIRCET. AGRIPE. ÉPAPRODITE. DIRCET, tenant l’épée sanglante d’Antoine. Voilà cet ennemi de notre commun bien, L’homicide cruel de son maître, et du mien, 1125 Ce sang, ce coutelas d’une mort lamentable, La marque trop certaine, et l’auteur détestable, L’inhumain à vos yeux se montre sans besoin, Et sert contre soi-même à vos yeux de témoin. CÉSAR. Objet triste, et funeste ! Ici je le confesse, 1130 Mon cœur ne peut cacher la douleur qui le presse, Je verserais des pleurs, mais mon œil le peut, La honte l’en empêche, et la pitié le veut, Antoine est déplorable, ha forçons toute honte ! Je l’ai vaincu vivant, et mort il me surmonte. 1135 Soldat, contente-nous d’un funeste récit, Sachons comme il est mort, dis-nous ce qu’il a dit 64 . 64 Voir supra la note 58. <?page no="100"?> LA CLÉOPÂTRE 99 [p. 33] Je n’ai su l’accident que 65 par la voix commune Qui ne pénètre pas une telle infortune. DIRCET. Sans hommes, sans vaisseaux, sans armes, et sans biens, 1140 Attaqué par vos gens, et trahi par les siens Antoine retourné dans la ville asservie Consultait les moyens de s’arracher la vie, Quand un homme survint au fort de ses malheurs Du trépas de la Reine augmenter ses douleurs, 1145 Ce rapport le saisit avec violence, Et son étonnement se voit dans son silence, Il marche, puis s’arrête, et refaisant un pas Il pâlit, veut pleurer, mais il ne pleure pas : Nous autres gémissons, sa constance résiste, 1150 Et de toute la troupe il paraît le moins triste. Je m’étonnais, dit-il, que le Ciel rigoureux Me laissât Cléopâtre, et me fit malheureux, Mais quoi qu’à nos amours il se montre barbare, La mort nous rejoindra puisqu’elle nous sépare, 1155 Si ce n’est mon honneur du moins c’est mon repos, Je te suivrai, mon cœur, ce sont ses propres mots ; Voulant mal à ses jours, il veut du bien aux nôtres, Il nous embrasse tous les uns après les autres, [p. 33b] Nous conjure étant prêt de subir le trépas 1160 De ne le plaindre point, puisqu’il ne s’en plaint pas. La pitié de son mal nous ôtant la parole Le rend plus éloquent, lui-même il nous console Se voyant sur le point de nous abandonner, Et l’on reçoit de lui ce qu’on lui doit donner. 1165 Il nous eut fait des dons, mais de cette fortune Qu’avec vous, ô César il eut jadis commune, Il ne lui restait pas dans ses soins obligeants De quoi récompenser le moindre de ses gens. Je ne vous donne rien, et le sort m’en dispense, 1170 Il a, dit-il, mes biens, et votre récompense. Là-dessus il nous quitte, et court tout furieux, Nous laissant le cœur triste, et les larmes aux yeux, 65 Nous avons supprimé le « que » supplémentaire qui se trouve dans l’édition originale. <?page no="101"?> 100 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET S’enferme avec Éros qui lui fut si fidèle Au lieu le plus secret que son Palais recèle, 1175 Et là ce qui s’est fait a du Ciel été vu, Je n’en parlerai point, puisque vous l’avez su ; Le Soleil qui s’enfuit au repas de Thyeste 66 Regarde fixement un malheur si funeste, Sans que d’un voile obscur son œil soit aveuglé, 1180 Et sans se détourner de son chemin réglé. Là ce prince à nos yeux se débat, et se roule Dans un fleuve de sang qui sur la terre coule, [p. 34] Et nous montrant son corps d’un grand coup traversé, Veut que nous achevions ce qu’il a commencé. 1185 Mais nous l’avertissons que la Reine est vivante, À ce mot sa douleur se rend moins violente, Il flatte sa blessure, et se veut secourir, Sachant qu’elle respire, il ne veut plus mourir. Enfin nous le portons au sépulcre où la Reine 1190 S’efforçait d’abréger et sa vie, et sa peine. CÉSAR. Vous laissa-t-elle entrer 67 ? DIRCET. Non, du haut du tombeau Ses filles d’une corde attiraient ce fardeau, La Reine même aidait en ce vil exercice, Ses délicates mains y faisaient leur office, 1195 Ses efforts étaient grands, on n’eût pas tiré mieux, Et son front paraissait mouillé comme ses yeux. Antoine suspendant la douleur qui le blesse Pour y contribuer avec sa faiblesse Tendait ses bras mourants, les raidissait exprès, 1200 Se soulevait un peu, mais retombait après. 66 Il s’agit du roi de Mycènes, dans la mythologie grecque. Thyeste séduisit la femme de son frère Atrée et eut plusieurs fils avec elle. Pour se venger de Thyeste, Atrée lui fit manger les chairs de ces fils lors d’un festin, puis il lui révéla cette horreur, en lui montrant leurs mains et leurs têtes. 67 Benserade coupe le long récit de Dircet en introduisant quelques paroles de la part d’Octave. Cette technique, qui permet au dramaturge de créer une scène plus dynamique, est utilisée une seconde fois dix vers plus tard. <?page no="102"?> LA CLÉOPÂTRE 101 CÉSAR. Son cœur aimait encore ? [p. 34b] DIRCET. Il conservait sa flamme, La blessure du corps n’avait pas guéri l’âme, Ses yeux étaient ardents quand ils perdaient le jour, Et la mort y laissait une place à l’amour. 1205 Enfin il est reçu dans ce tombeau funeste, Il perd là doucement la vigueur qui lui reste, Là s’estimant heureux de revoir tant d’appâts, Il embrasse la Reine, et meurt entre ses bras. À ce coup elle éclate, elle se désespère, 1210 Sa main sans Proculée achevait sa misère, Mais elle se remet, et son sage conseil Applique sur son mal un premier appareil. Par son commandement j’apporte cette épée Au sang d’un Empereur tout fraîchement trempée. CÉSAR. 1215 Elle honore César d’un présent sans égal, Dis-lui qu’elle m’oblige, et que je plains son mal. [p. 35] ******************************* SCÈNE IV. CÉSAR. AGRIPE. ÉPAPHRODITE. CÉSAR, tenant l’épée d’Antoine. Dieux par ce triste exemple où le malheur préside, La fortune me rend, et superbe, et timide ! Antoine, je te plains, c’est l’orgueil, et l’amour 1220 Qui t’ont ravi l’Empire, et te privent du jour : Devant l’injuste effort de ta haine ancienne, Quand nous étions amis ma gloire était la tienne, Tu partageais l’honneur que les mortels me font, Et tes lauriers de même allaient jusqu’à mon front, 1225 Nous étions compagnons d’une même fortune, Rome se divisait, et n’était pourtant qu’une, L’on ne distinguait point Antoine de César, Pour un double triomphe il ne fallait qu’un char : <?page no="103"?> 102 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Aussi tout nous offrait des conquêtes aisées, 1230 Aussi nos légions n’étaient pas opposées, Nos communes grandeurs n’avaient aucun défaut, Jamais l’Aigle Romain 68 n’avait volé si haut. Faut-il que cette épée aux ennemis fatale, Qui se rendit fameuse aux plaines de Pharsale 69 , 1235 Qui de tant de vaincus avait borné les jours, [p. 35b] Des tiens par ta main propre ait retranché le cours ? Ton ennemi te plaint, oui César te déplore, Rome te pleurera, quoiqu’elle saigne encore, Le mal qu’elle a reçu de ton ambition 1240 Lui laisse encor pour toi de l’inclination 70 . AGRIPE. Que vous sert cette plainte injuste autant que vaine ? Entrons dedans la ville, et visitez la Reine : Il ne faut pas douter que son nouveau malheur Ne la rende subtile à gagner votre cœur, 1245 Et que pour vous fléchir il ne mette en usage Ce qu’elle a dans l’esprit, et dessus le visage : Soyez toujours César contre ses forts appâts. CÉSAR. Ces faibles ennemis ne m’épouvantent pas, Et ne peuvent ôter un ornement si rare 1250 Au triomphe pompeux que Rome nous prépare. ******************************* SCÈNE V. CLÉOPÂTRE, vêtue de deuil, et dans une chambre tendue de deuil. Diadèmes, grandeurs, rangs, titres absolus, Puisque vous me quittez ne m’importunez plus, 68 Emblème des légions romaines. Selon le Dictionnaire de l’Académie française (1694), le mot « aigle », en termes d’armoiries et de devises, est féminin (Dictionnaire de l’Académie française, 2 volumes, Paris, Coignard, 1694, t. I, p. 19). Benserade l’utilise au masculin. 69 La bataille de Pharsale se déroula en Thessalie en 48 av. J.-C., opposant les troupes de Jules César à celles de Pompée. La bataille fut gagnée par César. 70 Inclination : affection, amitié, amour. <?page no="104"?> LA CLÉOPÂTRE 103 [p. 36] Sceptres, qui m’éleviez avecque tant de gloire, Ainsi que de mes mains sortez de ma mémoire : 1255 Ce triste souvenir fait mon joug plus pesant, " Par le bonheur passé croît le malheur présent. Les destins qui jadis craignaient de me déplaire, À ma prospérité mesurent ma misère, Autrement à ce point ils ne changeraient pas, 1260 Ma chute serait moindre en tombant de plus bas : Aux autres c’est un bien de n’avoir point d’Empire, Parce que j’en perds un, de mes maux c’est le pire, " De nos félicités procèdent nos malheurs, " Et les contentements font naître les douleurs, 1265 " Souvent une tristesse est l’effet d’une joie, La nuit du beau Pâris 71 causa celle de Troie : Notre Égypte l’égale, et la surpasse encor, De même qu’Ilion elle perd son Hector 72 , L’amour mit cet Empire au point qu’il met le nôtre, 1270 Fut le bûcher de l’un, la ruine de l’autre. Mon sceptre étant perdu, mon espoir étant mort, À quelle affliction me réserve le sort ? Que me sert cet éclat, et cette pompe vaine ? On m’ôte la couronne, et l’on me traite en Reine, 1275 D’un spécieux respect mes malheurs sont couverts, Et l’on baise la main qui me donne des fers : [p. 36b] Un vainqueur glorieux dans ma honte m’honore, M’ôte un bandeau Royal, et m’éblouit encore, Il semble que mes jours soient l’objet du bonheur, 1280 Et qu’un honneur nouveau succède à mon honneur, Le perdant on m’en fait : de même la justice D’un patient illustre honorant le supplice, Pour sa condition à la fin de ses jours Reçoit son sang dans l’or, et dessus le velours. 1285 Mille espions ont soin de retenir mon âme, Ils m’ôtent les poisons, les serpents, et la flamme, Mais leurs empêchements ne sont que superflus, Et je puis bien mourir puis qu’Antoine n’est plus, 71 Prince troyen dans la mythologie grecque, Pâris déclencha la guerre de Troie en séduisant et en enlevant Hélène, la femme du roi de Sparte. C’est Pâris qui tua Achille en le frappant d’une flèche au talon. 72 Héros troyen de la guerre de Troie, Hector fut tué par Achille afin de venger la mort de Patrocle. Ilion est un autre nom pour Troie, cité antique d’Asie Mineure. <?page no="105"?> 104 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Qu’ils aient les yeux sur moi, leur peine est inutile 1290 Antoine ne vit plus, sa mort m’en donne mille, C’est mon fer, mon poison, ma flamme, et mon serpent, Tout ce qu’ils m’ont ôté son trépas me rend. ******************************* SCÈNE VI. ÉRAS. CLÉOPÂTRE. ÉRAS César est ici-bas. CLÉOPÂTRE. Que venez-vous m’apprendre ? [p. 37] ÉRAS. Que le vainqueur, Madame, au vaincu se vient rendre, 1295 Qu’il ne tient qu’aux attraits de votre majesté De conserver son sceptre, et notre liberté. CLÉOPÂTRE. Espoir faux, et flatteur des âmes affligées ! Les plus grandes beautés sont ici négligées, Éras, tous nos efforts sont vains, et superflus, 1300 Je ne me puis servir de ce que je n’ai plus, Mon œil lançait des feux, il n’a plus que des larmes, Et le tombeau d’Antoine est celui de mes charmes, Il ne m’en reste pas pour le rendre adouci, Ni pour vaincre un vainqueur. ÉRAS. Madame, le voici. <?page no="106"?> LA CLÉOPÂTRE 105 ******************************* SCÈNE VII. CLÉOPÂTRE. CÉSAR. CLÉOPÂTRE, aux pieds de César. 1305 Seigneur (car vous portez cette qualité haute, Le Ciel qui vous chérit vous la donne, et me l’ôte) [p. 37b] Vous voyez, ô César ! une reine à vos pieds Qui vit devant les siens des Rois humiliés, Qui fit par le pouvoir d’une beauté fatale 1310 Qu’Antoine eut sa maîtresse, et Rome sa rivale, Et qui dessus un trône élevé jusqu’aux Cieux, Pour voir les plus grands Rois baissa toujours les yeux : Le ciel soumet la même aux droits d’une victoire, Parce que vous voulez 73 jugez de votre gloire, 1315 Soyez content, songez remerciant les dieux Que vous seriez cruel étant plus glorieux. CÉSAR, la relevant. Si vous ne saviez pas de quelle douceur j’use Vers ceux que je surmonte, et que la guerre abuse, Et si de mon côté j’ignorais de quel front 1320 Vous recevez les coups que les malheurs vous font, Si votre esprit plus grand que le mal qui l’outrage, Ignorait ma clémence, et moi votre courage, Je vous croirais soumise à de plus rudes lois, Mais vous me connaissez, comme je vous connais. 1325 N’espérez pas qu’ici ma bouche vous console, La mort que vous plaignez m’interdit la parole, Tout le monde en commun pleure Antoine au cercueil, Son trépas comme vous met la victoire en deuil. [p. 38] Si vous souffrez des maux l’injuste violence, 1330 C’est plus un trait du sort qu’un trait de ma vaillance, " Le hasard fait toujours le succès des combats, Ne m’en accusez point, ni ne m’en louez pas. CLÉOPÂTRE. " La louange s’applique en une telle sorte 73 Nous avons remplacé « foulez » par « voulez ». <?page no="107"?> 106 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET " Que moins l’on en désire, et plus on en remporte, 1335 " Elle se plaît à rendre un modeste confus, " Et c’est en demander que d’en faire refus. L’on connaît ta valeur, tes ennemis l’avouent, Mon infortune en parle, et tes effets te louent ; Oui, César, je consacre un Temple à ta vertu 1340 Sur le triste débris de mon trône abattu, J’adore le sujet des maux dont je soupire, Et je donne un autel à qui m’ôte un Empire : Pardon si j’ai failli voulant parer tes coups, Venant d’un tel vainqueur ils devaient m’être doux : 1345 Ton mérite à nos yeux s’est fait assez paraître, Antoine comme moi le devait reconnaître, Il devait seconder tes desseins généreux, Mais quoi s’il fut coupable, il était amoureux. CÉSAR. Excusez si mes faits vous ont coûté des larmes, [p. 38b] 1350 " On ne peut réprimer l’insolence des armes. CLÉOPÂTRE, continue. " L’amour, divin César, est un puissant démon, " Qui n’en ressent la force en respecte le nom, " Nul ne peut s’exempter de son pouvoir suprême, Il s’est fait des sujets plus grands qu’Antoine même, 1355 Le grand César ton père adora ce vainqueur 74 , Lui qui prit l’univers laissa prendre son cœur, Lui qui fut le secours de mes premiers désastres, Et dont l’œil ne voit rien de plus bas que les astres. Dans la prospérité de ses graves desseins 1360 Perdit la liberté qu’il ôtait aux romains, Je captivai son âme, il me fit sa maîtresse Par un aveuglement plutôt que par faiblesse. CÉSAR. S’il eut eu ce défaut, sa gloire, et vos appâts Au Temple de l’estime auraient un lieu plus bas. 74 Jules César choisit Marc Antoine pour être son co-consul de l’année 44. Nous rappelons qu’Octave fut adopté par Jules César. <?page no="108"?> LA CLÉOPÂTRE 107 CLÉOPÂTRE, continue. 1365 Sa puissante vertu justement animée Au dessein de punir mon frère Ptolémée 75 , L’emmena dans ces lieux où notre amour naquit, Mon œil le surmonta quand sa main nous vainquit : [p. 39] Il fit un nom d’amant du titre d’adversaire, 1370 Et rendit à la sœur ce qu’il ôtait au frère 76 , Lors m’ayant pardonné, le magnifique don Elle lui D’un sceptre et de son cœur fut joint à ce montre des Reconnaissez ces traits, ces lettres que j’adore, lettres de Elles sont de sa main, je les conserve encore, Jules César . 1375 Voyez sa passion décrite en peu de lieu, Et ce qu’un dieu disait pressé d’un autre dieu. Contemplez le portrait de ce foudre de guerre, Elle lui fait Voilà comme il était quand il conquit la terre, vois le tableau Quand il fit au Ciel même appréhender ses lois, de Jules. 1380 Et sous cette figure il aimait toutefois, L’amour n’abaissait point le cœur de ce grand homme, Vaincu qu’il en était il triomphait à Rome ; Dans ce port doux et grave il conseille aux guerriers De joindre avec honneur les myrtes aux lauriers 77 . 1385 Je l’adore, ou plutôt à vous je rends hommage, Puisque vous me semblez sa plus vivante image, Renouvelle (mon cœur) ce qu’autrefois tu fis, Elle se Et laissez-moi chercher le père dans le fils. prosterne. CÉSAR. Espérez tout de moi. 75 Il s’agit de Ptolémée XIII qui devint pharaon d’Égypte en 51 av. J.-C. Il régna conjointement avec sa sœur ainée, Cléopâtre, qu’il épousa. 76 Ptolémée XIII combattit Cléopâtre, puis s’opposa à César. Celui-ci imposa le retour de Cléopâtre au pouvoir et retint Ptolémée en otage. Après s’être échappé, Ptolémée se noya, soi-disant accidentellement, en 47 av. J.-C. près d’Alqam. Voir l’ouvrage de Suétone, Vie des douze Césars, trad. Henri Ailloud, Paris, Gallimard, 1990, César, 35. 77 La feuille du myrte fut consacrée à Venus et associée au laurier comme symbole de gloire. Furetière nous dit : « Myrte, se prend figurément & poétiquement pour le symbole de l’amour. On dit d’un jeune conquérant de villes & de cœurs, qu’il a mêlé les myrtes aux lauriers ; & des amants heureux, qu’ils sont couronnés de myrtes, parce que le myrte est dédié à Vénus » (Antoine Furetière, Dictionnaire universelle, 3 volumes, La Haye, Arnoud et Reinier Leers, 1690, t. II). <?page no="109"?> 108 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET CLÉOPÂTRE, en pleurant. Je veux dans ma misère [p. 39b] 1390 Obtenir deux faveurs, c’est tout ce que j’espère, L’une que vous souffriez pour borner mon ennui Que je retrouve Antoine en mourant comme lui, C’est la moindre faveur que vous me puissiez faire. CÉSAR. Je vous ferai, Madame, éprouver le contraire. CLÉOPÂTRE. 1395 L’autre que mes enfants soient moins infortunés, Et qu’à votre triomphe ils ne soient point menés, Privez-les des grandeurs, et des biens de leur père, Mais ne leur ôtez pas le sceptre d’une mère 78 : Ils n’apporteront point de trouble en vos projets, 1400 Vous serez plus superbe ayant des Rois sujets. Ainsi que votre État goûte une paix profonde, Demeurez absolu sur le reste du monde, Cette vertu qui rend par un charme secret L’obéissance aveugle, et l’Empire discret, 1405 Fasse voir sans flétrir vos lauriers, ni vos palmes, Votre vie assurée, et vos Provinces calmes. CÉSAR. Espérez de vous voir dans vos adversités, Et vous, et vos enfants royalement traités. Il sort. [p. 40] CLÉOPÂTRE. Ce cruel ne m’a pas seulement regardée, 1410 Dieux de quelles fureurs me sens-je possédée ! Je vois bien qu’il faut faire avecque le trépas Ce que je n’ai pu faire avec tous mes appâts. 78 Selon les historiens, Octave épargna la vie des trois enfants de Cléopâtre et de Marc Antoine. Ces enfants furent emmenés à Rome et furent probablement exposés lors du triomphe d’Octave. Ils furent élevés par Octavie, l’épouse de Marc Antoine. Voir l’ouvrage de Cosme, Auguste, p. 117 et 213. <?page no="110"?> LA CLÉOPÂTRE 109 [p. 40b] CLÉOPÂTRE TRAGÉDIE. _________________________ ACTE CINQUIÈME. SCÈNE I. CLÉOPÂTRE. Ses filles. ÉPAPHRODITE. CLÉOPÂTRE, à Épaphrodite. Ton esprit, je l’avoue, ô sage Épaphrodite, Change par ses raisons ce que le mien médite, 1415 Ton conseil salutaire à l’ennui que je sens, Sait bien anticiper dessus les droits du temps. Regarde que depuis ton heureuse venue Mon âme se remet, que son deuil diminue, De tes sages discours mon cœur se sent flatter, 1420 Et cesse de se plaindre afin de t’écouter. Je craignais la rigueur de celui qui me dompte, Tu m’ôtes cette crainte, et m’en laisses la honte, [p. 41] Si mon œil baigne encor ce teint défiguré, Il pleure seulement de ce qu’il a pleuré. ÉPAPHRODITE. 1425 Ce changement soudain m’étonnerait, Madame, Si je méconnaissais les forces de votre âme Votre esprit ne tient point d’un esprit abattu Dont la nature faible étouffe la vertu, Le Ciel vous a vu faire une sensible perte, 1430 Vous en avez pleuré, mais vous l’avez soufferte, Et même vous avez par un rare pouvoir Marié la raison avec le désespoir, Et rendu par vos pleurs la nature contente, Antoine satisfait, la vertu triomphante. CLÉOPÂTRE. 1435 Le Ciel qui fit mon cœur propre à lui résister Pour avoir plus d’honneur à me persécuter, De crainte que sa gloire en fut moins estimée, Ne m’attaquerait pas s’il ne m’avait armée. Comme un ennemi prête en son ardent courroux <?page no="111"?> 110 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 1440 À son ennemi nu de quoi parer ses coups, Il s’oppose à soi-même en l’honneur qu’il observe, Et désirant le perdre il veut qu’il se conserve. Et puis en quelque sorte ici tout m’est rendu, [p. 41b] Je trouve dans César le bien que j’ai perdu, 1445 Et quoique de mon sceptre un tel vainqueur dispose, Je souffre les effets d’une si digne cause, Je ne murmure plus, mon esprit se résout, Aussi bien suis-je à lui, puisqu’il doit gagner tout, Que sous lui l’Univers doit cesser d’être libre ; 1450 Qu’il faut que l’Océan vienne adorer le Tibre, Et que pour accomplir les arrêts du destin S’étende son pouvoir du couchant au matin, Je veux vivre ou mourir si mon vainqueur l’ordonne, Et je mets à ses pieds ma vie, et ma couronne. ÉPAPHRODITE. 1455 L’on ne se peut servir d’un charme plus puissant, Et votre majesté s’élève en s’abaissant ; Quoiqu’en ce triste jour le sort vous importune, L’amour peut relever ce qu’abat la fortune, César peut n’user pas d’un titre glorieux, 1460 Il porte un cœur, Madame, et vous avez des yeux. CLÉOPÂTRE. Pour faire ce beau coup dont mon bien se limite J’ai trop d’adversités, et trop peu de mérite, Non, non, je suis moins vaine, et j’espère autrement. Porte-lui de ma part ce billet seulement, [p. 42] 1465 Il contient une affaire un peu précipitée, Que je lui voulais dire alors qu’il m’a quittée. Dis-lui que je suis prête à traverser les mers, À changer, s’il lui plaît, ma couronne en des fers, Que je veux, s’il témoigne en avoir quelque envie, 1470 Immoler à sa gloire, et la mienne, et ma vie, Que je lui sacrifie un sceptre, et mes enfants, Et suis ses pas vainqueurs, ou même triomphants. ÉPAPHRODITE. Madame, j’obéis. <?page no="112"?> LA CLÉOPÂTRE 111 CLÉOPÂTRE. Le ciel soit ton salaire. ÉPAPHRODITE. Je n’en recherche point que l’honneur de vous plaire. ******************************* SCÈNE II. CLÉOPÂTRE. ÉRAS. CHARMION. CHARMION. 1475 Il est sorti, Madame, et son éloignement Vous donne le moyen de parler librement. [p. 42b] CLÉOPÂTRE. Aidons-nous du secours dont les dieux nous obligent, Et vengeons-nous sur nous de ceux qui nous affligent, Puisque nous éloignons celui de qui l’abord 1480 Empêchait nos désirs d’approcher de la mort. Devant Épaphrodite il fallait un peu feindre, Et pour être enfin libre il se fallait contraindre, J’ai suspendu mes pleurs, j’ai déguisé mon cœur, J’ai trahi mon amour, j’ai loué mon vainqueur, 1485 J’ai parlé contre Antoine, afin qu’on me pût croire, Pour tromper l’ennemi j’ai blessé sa mémoire, Tu ne dois pas Antoine aussi t’en courroucer, Parce que je t’aimais il fallait t’offenser, Avoir moins de tristesse, et plus d’indifférence, 1490 Une semblable feinte endort la vigilance De l’Argus 79 importun que je viens d’éloigner, Et lui cache mon deuil pour te le témoigner. ÉRAS. Puisque César, Madame, a de si fortes armes Qu’il résiste à vos yeux aussi bien qu’à vos larmes, 1495 Qu’amour, et la pitié chez lui n’ont point d’autels, Qu’il surmonte les dieux comme il fait les mortels, Puisqu’il est si cruel, et que rien ne le touche, 79 Surveillant vigilant qui est difficile de tromper. <?page no="113"?> 112 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 43] Pour n’être plus en proie à ce tigre farouche, Il faut d’un beau trépas limiter notre ennui, 1500 Et triompher de nous pour triompher de lui. CLÉOPÂTRE. N’est-ce pas mon dessein ? CHARMION. Que tardons-nous, Madame ? Suivons un Empereur, et dégageons notre âme, Que l’horreur du trépas ne nous puisse empêcher, " La liberté vaut mieux quand elle coûte cher : 1505 Mourons quelque douleur qui nous puisse être offerte, Et cherchons le salut où l’on trouve la perte. CLÉOPÂTRE. Je ne puis trop louer vos généreux propos, Mais leurs tristes effets blesseraient mon repos. N’irritez point le Ciel, n’avancez point votre heure, 1510 Ne suivez point mes pas, c’est assez que je meure, Usez heureusement le fil de vos beaux jours, Vivez après ma mort. ÉRAS. Nous vous suivrons toujours. [p. 43b] CHARMION. Non, non, notre destin sera conforme au vôtre, Arrêtant votre mort vous concluez la nôtre. CLÉOPÂTRE. 1515 Donc le Ciel adorable en ses faits merveilleux, Qui m’avait mis en main cet Empire orgueilleux, Quoiqu’il m’en ait ôté la marque souveraine, Me faisant suivre ainsi, veut que je meure en Reine ? Sa pitié favorable à mes justes projets 1520 Me laisse des amis en m’ôtant des sujets ? Mes filles, je bénis le coup qui nous assemble, Je vivais avec vous, et nous mourrons ensemble, Nos pas nous vont conduire en un séjour de biens, Je suivrai ceux d’Antoine, et vous suivrez les miens. <?page no="114"?> LA CLÉOPÂTRE 113 ÉRAS. 1525 De quel genre de mort choisirons-nous la peine ? Je veux servir d’exemple à notre grande Reine, Et je veux qu’elle juge en me voyant souffrir, Si je meurs à regret quand elle veut mourir : Nous suffoquerons-nous ? ou bien rendrons-nous l’âme 1530 Comme cette Romaine avalant de la flamme ? [p. 44] CHARMION. On nous ôte les fers, les poisons, et les feux, Mais il nous reste encor des mains et des cheveux 80 . CLÉOPÂTRE. Le Ciel veut que la mort doucement nous saisisse, Sa haine à cette fois nous l’a rendu propice, 1535 Un paysan m’apportant un aspic sous des fruits Dont le venin subtil peut tuer nos ennuis. Allons donc nous servir du présent qu’il me donne, Préparez mes habits, mon sceptre, et ma couronne, Que mon lit soit superbe, et n’ait point de pareil, 1540 Puisque j’y vais dormir d’un éternel sommeil, Si la mort ne peut être à nos yeux moins affreuse, Qu’elle paraisse au moins noble, riche, et pompeuse. ******************************* SCÈNE III 81 . CÉSAR. AGRIPE. CÉSAR. Agrippe, elle est à nous, rien ne m’a surmonté, J’ai fait céder la force à la subtilité, 1545 Et j’ai fait voir trompant cette fine adversaire Qu’à la vertu souvent le vice est nécessaire. [p. 44b] AGRIPE. Avoir pu résister à de si forts appâts ? Ce combat est plus grand que vos autres combats ? 80 Charmion suggère que les trois pourraient s’étrangler avec leurs cheveux. 81 Dans l’édition originale, cette scène est appelée à tort la scène II. <?page no="115"?> 114 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Avoir paré les traits d’une Reine si belle ? 1550 Vaincre Antoine était moins que se défendre d’elle, Se détourner d’un feu si subtil, et si prompt, C’est le plus beau laurier qui ceigne votre front. CÉSAR. Mon cœur dans ces attraits où le plus fort s’engage Est un rocher battu des vents, et de l’orage : 1555 Des soupirs affectés, mille amoureux hélas, Que pour ne point aimer je ne comprenais pas, Tout ce qu’à d’artifice une femme captive Voulait me dérober le bien dont je la prive, Elle devenait pâle, et changeait de couleur, 1560 Pleurait par bienséance autant que par douleur, Voit de ces regards qui surprennent les âmes, Et de ses yeux mouillés faisait sortir des flammes, Pour me le faire voir voulait meurtrir son sein, Et parmi tout cela j’ignorais son dessein, 1565 Elle ne s’efforçait en se faisant plus belle, Qu’à me rendre vaincu, moi qu’à triompher d’elle. [p. 45] AGRIPE. " Aux combats où l’amour attaque, et presse un cœur, " La palme est au plus lâche, et qui fuit est vainqueur, " De cent divers moyens ce rusé peut surprendre, 1570 " Et le voulant combattre on médite à se rendre. Suivez donc le chemin qu’on voit que vous tenez, Sans détourner vos pas, sans voir qui vous menez : Ayant derrière vous ce superbe trophée, Quand elle vous suivra n’imitez pas Orphée 82 , 1575 Il perdit Eurydice 83 ayant tourné les yeux, Et César pourrait perdre un bien plus précieux ; Il fallait toutefois pour mieux sécher ses larmes Vous feindre habilement esclave de ses charmes. 82 Il s’agit du fils d’Œagre, roi de Thrace, dans la mythologie grecque. Orphée était poète musicien, son instrument étant la lyre. 83 Il s’agit de l’épouse d’Orphée. Après avoir été mordue par un serpent, elle mourut. Les dieux accordèrent à Orphée de descendre jusqu’aux Enfers pour la sauver. Désobéissant à l’ordre de ne pas regarder Eurydice en sortant des Enfers, il perdit sa femme pour toujours. <?page no="116"?> LA CLÉOPÂTRE 115 CÉSAR. Elle qui sait qu’amour ne m’a jamais atteint, 1580 Connaissant mon humeur eut vu que j’eusse feint, Seulement ai-je dit, pour adoucir sa peine, En prenant congé d’elle, espérez, belle Reine, Et j’ai lu dans ses yeux le vrai contentement Que son âme a goûté d’un si doux compliment. AGRIPE. 1585 Vous l’avez bien trompée 84 . [p. 45b] CÉSAR. Une telle visite. Mais quelle occasion amène Épaphrodite ? ******************************* SCÈNE IV. ÉPAPHRODITE. CÉSAR. AGRIPE. ÉPAPHRODITE. J’avais charge, ô César ! d’adoucir des malheurs, De consoler la Reine, et de sécher ses pleurs, Mais les pleurs ne sont pas son plus triste exercice, 1590 Aussi vous me deviez donner un autre office, Et m’envoyer plutôt vers un objet si beau Pour éteindre du feu que pour tarir de l’eau. Je crois que de sa part ce billet vous va dire Que vous gagnez un cœur aussi bien qu’un Empire. CÉSAR. 1595 Deviez-vous l’éloigner ? ÉPAPHRODITE. Ne la soupçonnez pas, Allez jusques dans Rome elle suivra vos pas, Son amour aveuglé préfère à sa couronne [p. 46] Le superbe renom que sa honte vous donne, 84 En réalité, c’est Cléopâtre qui a trompé Octave. <?page no="117"?> 116 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Vous plaisant elle règne, et son ambition 1600 Se termine en l’honneur de votre affection. CÉSAR. Étrange passion que l’on ne peut contraindre ! Agripe, en vérité je commence à la plaindre La perte de son sceptre est l’effet de mon heur, Mais je déplore un mal quand je m’en sens l’auteur : 1605 Aussi je recevrais une honteuse tâche, Et j’aime encore mieux être inhumain que lâche, J’ai bien su résister aux charmes de sa voix, Elle m’écrit en vain, mais voyons toutefois. LETTRE DE CLÉOPÂTRE À CÉSAR. César, je suis lasse de vivre, 1610 Antoine est mort, je le veux suivre, Juge que mon dessein est généreux et beau, Et pour favoriser Cléopâtre asservie, Comme en vivant tous deux nous n’eûmes qu’une vie, Fais que nous n’ayons qu’un tombeau. 1615 Pour un sujet d’amour voilà des mots bien fermes, Dans ce mouvement lâche use-t-on de ces termes ? Sans doute en cet écrit où j’ai l’œil attaché [p. 46b] C’est la vertu qui parle, et non pas le péché, C’est le ressentiment d’une âme généreuse 1620 Des beautés du trépas seulement amoureuse 85 . AGRIPE. Cette femme est subtile, et les traits de sa main Témoignent que son cœur brasse un mauvais dessein. ÉPAPHRODITE. Son âme à la douleur ne se met plus en proie, Et son front est le siège où préside la joie. 85 Plutarque écrit : « Lorsque César eut ouvert la lettre, les prières vives et touchantes par lesquelles Cléopâtre lui demandait d’être enterrée auprès d’Antoine lui firent connaître ce qu’elle avait fait : il voulut d’abord courir à son secours; mais il, se contenta d’y envoyer au plus tôt pour voir ce qui s’était passé » (Plutarque, Les vies des hommes illustres, trad. Dominique Ricard, 4 volumes Paris, Didier, 1844, t. IV, Vie d’Antoine, XCIII). <?page no="118"?> LA CLÉOPÂTRE 117 AGRIPE. 1625 Croyez que le visage en déguise l’esprit, " Il se faut défier d’un affligé qui rit, " Souvent le désespoir tâche de se contraindre, " Et le flambeau luit mieux étant prêt de s’éteindre. Cette prompte allégresse a la mort pour objet, 1630 Et l’espoir qu’on lui donne est moins que son projet, Quoiqu’un tel changement montre qu’elle ait envie De vous plaire, ô César ! et de chérir sa vie, Peut-être qu’elle trame un dessein différent, Et qu’imitant le cygne elle chante en mourant 86 . ÉPAPHRODITE. 1635 Quand elle suspendrait sa tristesse, et ses larmes, [p. 47] Que peut contre sa vie un désespoir sans armes ? CÉSAR. Ôtez le fer, la flamme, éloignez de ses yeux Tout ce que la nature a de pernicieux, Et qui d’un misérable accourcit la misère, 1640 Les poisons, les venins, elle se peut défaire, Si vous n’en arrachez le projet de son sein, Et vous lui laissez tout lui laissant le dessein. " Le désespoir est fort dans l’esprit d’une femme, Empêchons qu’il n’agisse, et retenons son âme, 1645 Qu’elle ne cède pas à ses puissants efforts, C’est l’âme de ma gloire ainsi que de son corps. ******************************* SCÈNE V. CLÉOPÂTRE. Ses filles. CLÉOPÂTRE. Que nos destins sont doux ! que la mort a de charmes ! Je n’ai point de soupirs, je ne vois point de larmes, Nous ne redoutons point l’approche du trépas, 86 Le cygne chanterait avec plus de force juste avant de mourir. L’expression « le chant du cygne », désignant la plus belle et dernière chose réalisée par quelqu’un avant sa mort, trouve son origine dans l’Antiquité. <?page no="119"?> 118 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 1650 Et cette horreur commune a pour nous des appâts : La mort tient sous ses pieds la fortune asservie, [p. 47b] Je la vois du même œil qu’un autre voit la vie, Elle qui ravit tout ne nous prive de rien, Sa bonté seulement nous procure du bien, 1655 Et retranche de nous par une adresse prompte La partie où s’attache et le mal, et la honte : Pour la peur d’un tyran nous courons à ce port, Nous allons nous sauver dans les bras de la mort, Nous fuyons cet Empire à qui tout rend hommage, 1660 Qui veut faire de nous ce qu’il fit de Carthage 87 , Pour qui l’on voit le Ciel, et la terre s’armer, Les campagnes rougir, et les villes fumer, Enfin nous fuyons Rome après cette victoire, Et nous n’y voulons pas voir mourir notre gloire, 1665 Nos générosités l’empêchent de périr, Et nous la conservons afin d’en acquérir. D’un trône ruiné je me bâtis un Temple, Je gagne dans ma perte, imitez mon exemple, De crainte que César ne vous attire à soi, 1670 Et qu’un Tyran sur vous ne triomphe de moi : Montrant J’emporte malgré lui cette superbe marque, son sceptre. Je descends de mon trône au séjour de la Parque, Et quoi que l’inhumain s’efforce de m’ôter Ma couronne, et mon sceptre, il n’en fait qu’hériter : 1675 Mes yeux pour le fléchir ont employé leurs charmes, [p. 48] Ils ont lancé des feux, ils ont versé des larmes, J’ai trahi mon Antoine, et j’ai donné les pleurs Dus à son souvenir à mes propres malheurs, À de faibles attraits mon âme s’est fiée, 1680 César m’a fait faillir, et m’en a châtiée, Et comme je voulais qu’il devint mon amant, Le sujet de mon crime en est le châtiment. Ainsi ma gloire est morte, on ne me la peut rendre, J’ai vécu pour la perdre, et meurs pour la défendre : 1685 J’ai voulu soupirer pour des objets nouveaux, Et d’un second hymen rallumer les flambeaux ; N’est-ce pas là ternir l’honneur qui me renomme ? 87 Ville tunisienne. L’ancienne cité punique fut détruite par les Romains en 146 av. J.-C. après un siège de quatre ans. Jules César fonda une cité sur les ruines de la ville punique. <?page no="120"?> LA CLÉOPÂTRE 119 Après cette action dois-je avoir peur de Rome ? Non, non, d’ailleurs la honte augmente mon ennui, 1690 Je n’ai peur que d’Antoine, et pourtant je le suis. ÉRAS. Ce n’est pas mon dessein comme lâche, et peureuse, De vous dissuader une mort généreuse, Au contraire, Madame, en cette extrémité Je servirais d’exemple à votre majesté, 1695 Et je croirais lui rendre un service fidèle Me faisant homicide, et de moi-même, et d’elle, Aussi ne faut-il pas qu’un peu d’émotion [p. 48b] Déshonore en ce lieu notre belle action, Action qui s’imprime au front de la mémoire, 1700 Dont une seule larme effacerait la gloire. Permettez donc qu’ici je devance vos pas, Ainsi quand vous mourrez je ne pleurerai pas, Souffrez que je sois ferme, et que ma vertu brille, En vous voyant mourir j’aurais peur d’être fille. CHARMION. 1705 Que ce soit moi, Madame, ou le bras de la mort, Exerce la rigueur de son premier effort 88 , Si jamais vous servant j’eus l’honneur de vous plaire, Accordez-moi ce bien, que ce soit mon salaire, Les dieux ne sont en vain si longtemps suppliés, 1710 Voyez-moi de ce pas tomber morte à vos pieds. CLÉOPÂTRE. Quoi pour voir ces bas lieux où tout mortel dévale, L’ordre en est différent, et la suite inégale ? Quoi qui meurt le premier est le plus glorieux, Et même le trépas fait des ambitieux ? 1715 Ainsi la raison veut que vous marchiez derrière, Et l’honneur m’appartient de mourir la première Cherchons-en le moyen : Te voilà donc serpent, Elle prend De mon sort affligé l’espoir bas et rampant ? l’aspic . [p. 49] Cet aigle qui si haut s’élève dans la nue, 1720 Et surtout l’Univers tient son aile étendue, 88 Les paroles d’Éras et de Charmion constituent un concours de générosité, chaque femme se disputant l’honneur d’être la première à mourir. <?page no="121"?> 120 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Va succomber sous toi, tu restes le plus fort, Tu lui ravis sa gloire en me donnant la mort, Tu m’empêches de voir le rivage du Tibre, Sans toi j’ai vécu Reine, et par toi je meurs libre. 1725 Mais d’où vient que mon cœur craint et fuit son repos ? Quelle subite horreur se glisse dans mes os ? Indigne mouvement ! c’est lâchement se rendre, Elle se fait Attaque, et mords ce bras, il ne m’a pu défendre, mordre . S’il eut eu plus de force, il me serait plus cher, 1730 Et la nature ailleurs le devait attacher 89 . ÉRAS. Madame, qu’avec vous je quitte la lumière, Non, non, je veux, ma sœur, la suivre la première, Et c’est à moi l’honneur de ce second trépas 90 , Ô mort ! Dépêche-toi que je ne pleure pas. CHARMION. 1735 Je verrai la vertu dont vous êtes pourvue, La mienne va paraître, et ne sera point vue, Ma constance fera des efforts superflus, Et sera sans témoins en paressant le plus ? [p. 49b] CLÉOPÂTRE. Que César est trompé, qu’il perd dans sa victoire, 1740 Que sa froideur sûre est fatale à sa gloire, Voyez qu’en refusant l’honneur de mes liens Il me dégage aussi de la honte des siens, Ses projets, et les miens sont réduits en fumée, Il ne triomphe pas, je n’en suis point aimée. 1745 Mais déjà les enfers s’ouvrent dessous mes pas, Je vois l’ombre d’Antoine, elle me tend les bras, 89 Selon Plutarque, on ne sait pas avec certitude le genre de la mort de Cléopâtre. Dans la version la plus courante, Cléopâtre se fit apporter un panier de figues couvertes de feuilles et qui contenait aussi un aspic. Selon une autre théorie, la mort fut causée par du poison que la reine portait toujours dans une aiguille à cheveux (Les vies des hommes illustres, Vie d’Antoine, XCIV). 90 Plutarque écrit : « De ses deux femmes, l’une, nommée Iras, était morte à ses pieds; l’autre, qui s’appelait Charmion, déjà appesantie par les approches de la mort, et ne pouvant plus se soutenir, lui arrangeait encore le diadème autour de la tête » (Les vies des hommes illustres, Vie d’Antoine, XCIII). <?page no="122"?> LA CLÉOPÂTRE 121 La mort me rend l’objet de mon amour extrême, Et ne voyant plus rien je vois tout ce que j’aime, Qu’avec peu de regret je vais quitter ce lieu, 1750 Mes filles, je vous dis un éternel adieu. Je sens bien que la mort achève mon martyre, Portez-moi sur mon lit qu’à mon aise j’expire. ÉRAS. Je vous suis au chemin que vous allez tenir ? CHARMION. J’ai bien peur que mon rang ne soit long à venir. [p. 50] ******************************* SCÈNE VI. CÉSAR. ÉPAPHRODITE. AGRIPE. CÉSAR, à Épaphrodite. 1755 Courez-y promptement, qu’est-ce qui vous retarde ? Voyez ce qu’elle fait, et renforcez sa garde, Précipitez vos pas, faites ce qu’il me plaît, Et me revenez dire en qu’elle état elle est. Quelque sens que je donne à ce qu’elle me mande, 1760 J’y trouve des sujets qui font que j’appréhende. Ô dieux ! aurais-je vu tant de peuples soumis ? Aurais-je surmonté tant de Rois ennemis, Pour tâcher mon honneur de cette honte infâme ? Quoi César n’aurait pu triompher d’une femme ? 1765 J’aurais fait peu d’ouvrage, et j’attendrais en vain Des honneurs du Sénat, et du peuple Romain, Rome serait injuste, et ma gloire frivole, Oui je serais honteux de voir le Capitole, On ne croirait jamais ce que mon bras a fait, 1770 Et l’on pourrait douter qu’Antoine fut défait. AGRIPE. Vous pensez qu’une femme est faible, et ne peut nuire, <?page no="123"?> 122 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et qui fut le plus fort Hercule 91 ou Déjanire 92 ? Le pouvoir de ce sexe est partout reconnu, [p. 50b] Car, mais Épaphrodite est bientôt revenu. ÉPAPHRODITE. 1775 Accourez, ô César ! tout le monde est en peine, On ne saurait ni voir, ni parler à la Reine, Elle n’a point de fer, ni de poison sur soi, Mais sa chambre est fermée, et je ne sais pourquoi, L’on n’y saurait entrer qu’on n’en rompe la porte, 1780 Et nous n’oserions pas en user de la sorte, Craignant de profaner par ce peu de respect La majesté du lieu. CÉSAR. Tout ceci m’est suspect, Allons tout de ce pas contenter notre envie, Et regretter sa mort, ou conserver sa vie. ******************************* On tire un rideau, et Cléopâtre parée, est sur un beau lit, Éras à ses pieds. SCÈNE VII. CHARMION. 1785 Enfin j’aurai le bien qu’elles ont obtenu, Enfin je reste seule, et mon rang est venu : Devant que je vous suive, et que mon âme sorte Je vous ferme les yeux, et je vous baise morte, Je rends les saints devoirs à ce corps précieux, 1790 Ainsi votre trépas fait le mien glorieux, [p. 51] J’ai cet honneur, Madame, et du moins je célèbre Elle raffermit Avant que de mourir votre pompe funèbre, la couronne Je vous rends vénérable à l’Empire Romain, de Cléopâtre. Et votre diadème affermi par ma main. 1795 Toi qu’elle chérissait, fidèle confidente, 91 Demi-dieu de la mythologie romaine, Hercule est le fils de Jupiter et de la mortelle Alcmène. 92 La dernière épouse mortelle d’Hercule, Déjanire tua le héros involontairement par jalousie. Elle remit à Hercule une tunique enduite du sang du centaure Nessos qu’elle croyait être un philtre d’amour, mais qui était en réalité toxique. Dans une douleur atroce, Hercule se jeta au bûcher et mourut <?page no="124"?> LA CLÉOPÂTRE 123 Reçois morte un baiser d’une bouche vivante, Elle baise J’ai sur toi l’avantage en ce dernier trépas Éras. De te faire un présent que tu ne me rends pas. Mais par ce doux venin mes sens sont en divorce, 1800 Et déjà dans mon corps s’étend et croît sa force, Il m’assoupit, me cause une douce langueur, Et m’étant favorable il va gagner mon cœur, Il nous mène à la mort par un gracieux somme, C’est un chemin plus beau que le chemin de Rome. 1805 Mais d’où vient ce grand bruit ? la porte va s’ouvrir, N’importe, on ne peut plus m’empêcher de mourir. Elle chancelle. ******************************* SCÈNE VIII et dernière. CÉSAR. AGRIPE. CHARMION. CÉSAR, entrant dans la chambre et voyant Cléopâtre morte. Dort-elle, ou si la Parque a fini sa misère ? Je ne puis discerner la sœur d’avec le frère, [p. 51b] Ses yeux ont-ils encor les charmes qu’ils ont eus ? 1810 Approchons, elle est morte, et nous sommes vaincus. À Charmion. Que n’aviez-vous le soin de retenir son âme, Faut-il prêter main forte à ce projet infâme ? Pourquoi n’empêchiez-vous qu’il fut exécuté. CHARMION, tombant morte. Il est digne de nous, et de sa majesté. CÉSAR. 1815 La superbe réponse ! elle tombe expirée, Ô généreuse fille ! ô chose inespérée ! Ha qu’une mort injuste en ce fatal moment Dérobe à mon triomphe un superbe ornement ! Cléopâtre n’est plus ? quoi César l’a 93 perdue ? 1820 Je n’ai su triompher d’une femme vaincue ? Ô honte ! ô déshonneur ! peuple romain, Sénat, Qui voulez que ma gloire ait de vous son éclat, 93 Nous avons remplacé « la » par « l’a ». <?page no="125"?> 124 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ne vous amusez point à me faire une entrée, Ce n’est pas la raison que Rome soit parée, 1825 Je refuse l’honneur que vous me décernez, Et vous me faites tort si vous me couronnez. AGRIPE. Permettez que votre âme ait des transports contraires ? [p. 52] Et quoi des ennemis sont-ils si nécessaires ? Rome sera contente, et ravie en son cœur 1830 Du tableau des vaincus, et du front du vainqueur, C’est ce qu’elle demande. CÉSAR. Ô la noble aventure ! Que vainqueur en effet je triomphe en peinture, J’eusse été glorieux si la Reine eut vécu, Mais les Romains diront, il dit qu’il a vaincu. AGRIPE. 1835 Souffrez cet accident, votre honneur n’eut pu croître, Vos ennemis sont morts, vous demeurez le maître, Nous verrons dans vos mains l’Empire florissant, Le Ciel s’étonnera de vous voir si puissant, Et de voir élevé si haut l’aigle de Rome, 1840 Quoiqu’il ne soit posé que sur le front d’un homme. CÉSAR. Je sais bien que ma gloire est en son plus haut point, Mais ce bel ornement y devait être joint : Je la plains toutefois, mon cœur n’est pas de roche Contre les traits puissants que la pitié décoche : [p. 52b] 1845 Je n’ose voir ses yeux de ténèbres couverts, Ils peuvent plus fermés qu’ils ne firent ouverts, Je ne vois plus ces lys 94 mêlés avec des roses, Ha que Rome à ma suite eut vu de belles choses ! D’un double mouvement je me sens combattu, 1850 Dois-je plaindre sa perte, ou louer sa vertu ? La mort de Cléopâtre est généreuse, et belle. Apercevant Je la plains pour moi seul, je l’estime pour elle, l’aspic. Qui pourrait détourner le cours de ces malheurs, 94 La fleur du lys blanc est un symbole littéraire de la pureté. <?page no="126"?> LA CLÉOPÂTRE 125 Et qui se garderait d’un aspic sous des fleurs ? 1855 Mais, ne regrettons plus un malheur sans remède, Ne montrons point au sort que mon pouvoir lui cède, Inhumons ce beau corps, pâle, immobile, froid, Et rendons des honneurs 95 à qui m’en préparoit 96 . FIN. 95 Plutarque écrit : « César, tout fâché qu’il était de la mort de cette princesse, admira sa magnanimité ; il ordonna qu’on l’enterrât auprès d’Antoine, avec toute la magnificence convenable à son rang ; il fit faire aussi à ses deux femmes des obsèques honorables » (Les vies des hommes illustres, Vie d’Antoine, XCIV). 96 Autrefois, les terminaisons de l’imparfait s’écrivaient avec « oi » plutôt que « ai ». Nous avons décidé de garder l’orthographe originale pour conserver la rime. <?page no="128"?> LA MORT D’ACHILLE, ET LA DISPUTE DE SES ARMES <?page no="130"?> LA MORT D’ACHILLE, ET LA DISPUTE DE SES ARMES. TRAGÉDIE. [fleuron] À PARIS, Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, au Palais, dans la petite salle, à l’Escu de France. ____________________________________ M. DC. XXXVI. Avec Privilège du Roi. <?page no="131"?> 130 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. i] AU ROI SIRE, Puisque toute la France délivrée de sa crainte se jette aux pieds de V. M. pour lui témoigner qu’elle n’est pas méconnaissante, je serais le seul coupable, si je n’augmentais cette honorable foule de vos peuples qui porte si haut dans l’air le bruit des justes acclamations qu’elle donne à la dernière, et à la plus illustre de vos victoires, voyant comme elle dé[p. ii]ploie déjà ses ailes pour voler de votre côté. Et en effet, SIRE, quelque grandes, et quelque étonnantes qu’aient été vos actions depuis que vous tenez ce magnifique Sceptre que le droit du sang vous a mis en main, et que vos Royales vertus vous confirment tous les jours, V. M. semblerait n’avoir pas tout à fait travaillé pour son honneur, si elle n’avait eu une plus ample matière pour occuper sa grandeur et sa force : tantôt elle s’employait à vaincre des Rebelles, tantôt à soutenir la faiblesse de ses Alliés contre la violence des Usurpateurs, et tantôt à réprimer l’insolence et la perfidie d’un Voisin, et d’un Vassal ; Il était temps qu’elle fit paraître que toutes ses armes lui sont également avantageuses, et qu’elle s’aide aussi glorieusement du bouclier que de l’épée : Et ç’a été en cette dernière guerre qu’elle en a donné, et en donne encore des preuves qui mettent sa gloire au plus haut point qu’elle puisse être, et qui font rougir l’Espagne de la honte, et de la vanité de ses entreprises. Si les autres Monarques ont de l’assurance, et de la tranquillité dans leurs États, ils la tiennent moins d’eux-mêmes que de leurs sujets qui travaillent sans cesse pour le salut et pour l’affermissement de leurs couronnes, mais au contraire le repos et la sûreté que nous avons ne [p. iii] vient pas tant de nous comme c’est en effet de votre agitation, et des dangers où V. M. s’expose tous les jours pour la conservation de nos vies, et de nos biens : De façon que nous ne pourrions-nous dispenser de nos hommages légitimes à moins que d’ajouter l’ingratitude à la désobéissance, et d’offenser en votre personne le meilleur père qu’ait jamais eu la Patrie, et le plus grand, et le plus vaillant Roi du monde ; Achille que je vous offre en toute humilité le confesserait de sa propre bouche si V. M. avait besoin des louanges d’un moindre qu’elle ; Je la supplie très humblement qu’il en soit vu de bon œil, et qu’elle pardonne à l’ambition de celui qui l’ose présenter ; C’est, SIRE, de V. M. Le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et sujet, De BENSERADE. <?page no="132"?> LA MORT D’ACHILLE 131 [p. iv] AU LECTEUR. Le sujet de cette Tragédie est assez fameux pour n’être pas ignoré de ceux qui la liront, puisque les plus beaux gestes de celui qui en est le Héros sont écrits d’un style si merveilleux par le divin Homère 1 ; quelques Auteurs, comme Dares Phrygius 2 , et Dictys Cretensis 3 , en parlent historiquement, et avec plus de vraisemblance, j’ai pris des uns et des autres ce que j’en ai jugé nécessaire pour l’embellissement de la chose sans en altérer la vérité. Je m’assure que l’on m’accusera d’avoir ici choqué les lois fondamentales du Poème Dramatique en ce que j’ajoute à la mort d’Achille, qui est mon objet, la dispute de ses armes, et la mort d’Ajax, qui semble être une pièce détachée, mais je m’imagine que mon action n’en est pas moins une, et que cette dispute et cette mort qui pourrait ailleurs tenir lieu d’une principale action ne doit être ici considérée qu’en qualité d’Épisode et d’incident, vu qu’elle regarde principalement Achille, et qu’elle pas le véritable but de ma Tragédie, bien que ce soit par où elle finit, s’il fallait toujours finir par la mort du premier Acteur, le Théâtre se verrait souvent dépouillé de ses plus beaux ornements, la mort de César ne serait pas suivie du pitoyable spectacle de sa chemise sanglante qui fait un si merveilleux effet ; et qui pousse si avant dans les cœurs la compassion, le regret, et le désir de vengeance, quand Ajax se tue du désespoir d’être frustré des armes d’Achille, il ne donne pas tant une marque de sa générosité qu’il laisse un témoignage du mérite de ce qu’il recherchait, et par conséquent cet acte ne tend qu’à l’honneur de mon Héros. En tout cas si j’ai failli pardonne-moi, et puisqu’il ne m’est pas permis d’espérer une juste louange de la meilleure de mes productions, souffre que je tire un peu de gloire de la plus belle de mes fautes. 1 Poète grec de la fin du VIII e siècle av. J.-C. à qui les épopées l’Iliade et l’Odyssée sont attribuées. La question homérique, portant sur l’identité du poète, est posée à partir du dix-huitième siècle. Pourtant, l’abbé d’Aubignac fut un des premiers à soutenir qu’Homère est une identité construite et que les épopées sont un recueil de morceaux détachés. Voir l’ouvrage de l’abbé d’Aubignac, Conjectures académiques, ou Dissertation sur L’Iliade, Paris, Fournier, 1715. 2 Il s’agit de Darès le Phrygien, prêtre troyen, d’après l’Iliade, qui serait l’auteur d’un récit sur la guerre de Troie (l’Histoire de la ruine de Troie). 3 Il s’agit de Dictys de Crète qui aurait écrit un journal de la guerre de Troie (l’Éphéméride de la guerre de Troie). Selon la légende, il était le compagnon d’Idoménée, roi de Crète, lors du siège de la cité. <?page no="133"?> 132 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. v] PERSONNAGES. ACHILLE. BRISÉIDE. Sa Copine. ALCIMÈDE. Écuyer d’Achille. PRIAM. Roi de Troie. HÉCUBE. Sa femme. POLYXÈNE. Leur fille. PÂRIS. } Leurs fils. DÉIPHOBE. AJAX. } Capitaines Grecs. ULYSSE. AGAMEMNON. Général d’armée. CONSEIL DES GRECS. TROUPE DE TROYENS. UN SOLDAT GREC. <?page no="134"?> [p. 1] LA MORT D’ACHILLE, TRAGÉDIE. ______________________________ ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. ACHILLE. BRISÉIDE. ACHILLE. Je ne sais, mon cher cœur, ce qui doit m’arriver, Mais depuis quelque temps je ne fais que rêver, J’ai toujours dedans l’âme un souci qui me ronge, Toujours l’esprit troublé de quelque horrible songe, 5 Je ne vois qu’en tremblant l’ombre qui suit mes pas, Enfin je crains un mal que je ne connais pas. [p. 2] BRISÉIDE 1 . Si vous n’étiez Achille, ou si je n’étais femme, Je voudrais vous ôter cette frayeur de l’âme. Hé quoi vous laisser vaincre à des illusions ! 10 Que fait votre courage en ces occasions ? Ne voyant dans ces lieux que meurtres, et que pestes, Quels songes feriez-vous que des songes funestes ? ACHILLE. Soit une illusion, soit fantôme, ou vapeur, Les prodiges sont grands, puisqu’Achille en a peur. BRISÉIDE. 15 Encore, beau Vainqueur, qu’est-ce qui vous effraye ? 1 Il s’agit de Briséis, l’épouse du roi Mynès de la ville de Lyrnessos, et qui fut enlevée par Achille lors de la guerre de Troie. Achille tua les trois frères et le mari de Briséis. Benserade identifie son personnage comme la copine d’Achille. Selon Dictys de Crète, le vrai nom de Briséis est Hippodamie. Voir l’ouvrage de Dictys de Crète, Histoire de la guerre de Troie, trad. Nicolas- Louis Achaintre, Paris, Brunot-Labbe, 1813, t, I, livre II, chapitre XXII. <?page no="135"?> 134 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ACHILLE. Patrocle 2 m’apparaît, et me fait voir sa plaie, Au milieu de la nuit son fantôme sanglant S’approche de mon lit d’un pas affreux, et lent : Et quand je l’aperçois, ou que je l’entends plaindre, 20 J’ai moins tant cet ami que j’ai peur de le craindre. Il m’appelle, il me presse, et me comblant d’effroi, Me dit d’un triste accent, tu m’as vengé 3 , suis-moi. Là ma bouche est sans voix quelque effort qu’elle fasse, Je me la sens fermer par une main de glace, [p. 3] 25 Un pesant faix 4 m’abat quand je me veux lever, Je le sens qui m’étouffe, et ne le puis trouver. La nuit a beau finir, toujours mon deuil persiste : Avecque mes amis malgré moi je suis triste, Je perds de jour en jour l’usage des plaisirs, 30 Et ne respire plus qu’avecque des soupirs. BRISÉIDE. " C’est ainsi que le Ciel avertit ceux qu’il aime 5 , " Et qu’il voit s’engager dans un péril extrême. Croyez pour l’éviter ce que vous avez vu, " Le plus certain présage est menteur étant cru. 35 Achille, autant d’objets qui troublent votre joie, Sont autant de conseils que le Ciel vous envoie. Évitez les dangers où l’on vous voit courir, " Un grand cœur comme vous peut tuer, et mourir. Un malheur peut ternir l’éclat qui vous renomme, 40 Achille est redoutable, il est vaillant, mais homme. ACHILLE. " Notre vie est un bien difficile à garder, " Afin de la défendre on la doit hasarder. Je m’en croirais indigne au destin qui nous presse Si je ne l’exposais pour le bien de la Grèce. 2 Dans la mythologie grecque, Patrocle est un des guerriers grecs de la guerre de Troie. Dans l’Iliade, il est décrit comme le compagnon et peut-être l’amant d’Achille. Patrocle trouva la mort de la main d’Hector, héros troyen. 3 Achille tua Hector dans un duel pour venger la mort de Patrocle. 4 Charge, fardeau. 5 Comme il l’a fait dans La Cléopâtre, Benserade identifie les maximes de sa pièce en utilisant deux virgules au début de chaque vers. La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes comporte quatre-vingt-un vers de maximes. <?page no="136"?> LA MORT D’ACHILLE 135 45 La mort dans le péril ne m’épouvante pas, Je la crains dans la paix, et la cherche aux combats. [p. 4] Qu’elle ne vienne à moi que par la noble voie, Je ne la craindrai point pourvu que je la voie, Je l’ai vue effroyable, et la verrais encor, 50 Sans pâlir je l’ai vu au front du grand Hector 6 : Mais la fine qu’elle est fait son coup dans le calme, Souvent elle se cache à l’ombre d’une palme, Et c’est là le sujet de ma timidité, Je me fie au danger, et crains la sûreté. BRISÉIDE. 55 Cet instinct qui confond nos deux âmes ensemble : Confond nos passions, vous craignez, et je tremble. Achille, au nom des Dieux témoins de notre amour, Par mes yeux, par mes pleurs, conservez-moi le jour, Refroidissez un peu cette chaleur extrême, 60 Et ne meurtrissez point l’innocent qui vous aime, Mon cœur ou comme un Dieu vous êtes adoré, À qui votre péril est un mal assuré : Assez de votre sang honore la Phrygie 7 , La vague du Scamandre 8 en est assez rougie. 65 Quel honneur maintenant pouvez-vous acquérir ? Hector, et Sarpédon 9 ne sauraient plus mourir, Ilion 10 n’en peut plus, qu’il soit pris par un autre, La gloire qu’il en reste est moindre que la vôtre. ACHILLE. Tu n’es pas toute seule objet de mon souci, 70 La gloire est ma maîtresse, et je l’adore aussi : [p. 5] Pourtant a quelque effet que mon courage monte, Mes jours sont à toi seule, et je t’en rendrai compte. Mais que veut Alcimède ? Un homme si discret N’interrompt pas pour peu notre entretien secret. 6 Dans la mythologie grecque, Hector est fils du roi Priam et de la reine Hécube de Troie. 7 Ancienne cité d’Asie Mineure, située dans la partie occidentale du plateau anatolien (actuelle Turquie). 8 Fleuve côtier de la province turque de Çanakkale. 9 Fils de Zeus et d’Europe dans la mythologie grecque, Sarpédon fut tué par Patrocle lors de la guerre de Troie. 10 Dans la mythologie grecque, Ilion est l’autre nom de la cité de Troie. <?page no="137"?> 136 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE DEUXIÈME. ALCIMÈDE. ACHILLE. BRISÉIDE. ALCIMÈDE. 75 Le Souverain de Troie 11 , et des femmes dolentes En faveur de la trêve arrivent dans vos tentes, Avecque des présents, de l’argent, et de l’or, Afin de racheter le cadavre d’Hector 12 . ACHILLE. Si c’est pour ce dessein qu’ils ont quitté la ville, 80 Je plains un tel travail qui leur est inutile, Ils devraient pour leur bien encore y séjourner, Puisqu’ils ne sont venus que pour s’en retourner. BRISÉIDE. Hélas ! N’ajoutez rien à leur triste fortune, Voyez-les, et souffrez leur prière importune, 85 Admirez dans ces gens les divers coups du Sort, Montre capricieux qui vous baise, et les mord. [p. 6] Faites réflexion sur la misère extrême D’un père sans enfants, d’un Roi sans diadème : Car le trépas d’Hector met Priam à ce point, 90 Il est père, il est Prince, et pourtant ne l’est point. Quant à moi je ne plains que cette pauvre mère. Ha ! combien sa douleur lui doit sembler amère, De voir que son fils mort est en votre pouvoir, Et de n’espérer pas peut-être de le voir ! 95 D’un favorable accueil consolez leur tristesse, " C’est une cruauté d’opprimer qui s’abaisse. ACHILLE. Je ne dois pas aussi m’abaisser devant eux. 11 Il s’agit du roi Priam. 12 Le cadavre d’Hector fut attaché au char d’Achille et traîné vers le camp grec : « Et il l’attacha derrière le char, laissant traîner la tête. Puis, déposant les armes illustres dans le char, il y monta lui-même, et il fouetta les chevaux, qui s’élancèrent avec ardeur » (Homère, Iliade, trad. Leconte de Lisle, Paris, Lemerre, 1866, chant XXII). <?page no="138"?> LA MORT D’ACHILLE 137 BRISÉIDE. Priam est toujours Roi bien qu’il soit malheureux, Vous le devez traiter comme on traite un Monarque, 100 Bien qu’un Roi soit tout nu, jamais il n’est sans marque : " Bien qu’il ait dépouillé tout ce que les Rois ont, " La majesté lui reste encore sur le front. " Cette pompe invisible, et ce rayon céleste " Est de tous ses honneurs le dernier qui lui reste. 105 " Le Sort dont l’inconstance, et l’élève, et l’abat " Peut tout sur sa couronne, et rien sur cet éclat. ACHILLE. Qu’il vienne, je suis prêt d’entendre sa requête : Alcimède va Oui, je respecterai ce qu’il a sur la tête, quérir Priam. [p. 7] Et je m’efforcerai sans le rendre confus, 110 De faire un compliment d’un honnête refus Car de rendre ce corps à la douleur d’un père, Il eut trop d’arrogance, et j’ai trop de colère. Mon cher ami Patrocle en fut trop outragé 13 , Et je l’offenserais après l’avoir vengé. BRISÉIDE. 115 Quoi dédaignerez-vous, et le prix et les larmes Qu’ils offrent pour un fils triste objet de vos armes ? Voyez à quel malheur les a réduits le Sort, De l’avoir eu vivant, et de l’acheter mort. Les voici, ce vieux Roi montre plus que personne 120 Que toujours le bonheur n’est pas sous la couronne. 13 « Et dès que Hektôr eut vu le magnanime Patroklos se retirer, blessé par l’airain aigu, il se jeta sur lui et le frappa dans le côté d’un coup de lance qui le traversa » (Homère, Iliade, chant XVI). Nous trouvons la description suivante dans l’Iliade concernant la lutte pour le corps de Patrocle : « Et ils emportaient ainsi avec ardeur le cadavre, hors de la mêlée, vers les nefs creuses. Et le combat les suivait, acharné et terrible, comme un incendie qui éclate brusquement dans une ville ; et les maisons croulent dans une vaste flamme que tourmente la violence du vent » (Homère, Iliade, chant XVII). <?page no="139"?> 138 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE TROISIÈME. PRIAM. HÉCUBE. POLYXÈNE. ACHILLE. BRISÉIDE. ALCIMÈDE. ACHILLE, allant recevoir Priam. Certes mes ennemis sont trop officieux, Vous me faites rougir de venir en ces lieux, Je respecte dans vous, et l’âge, et le mérite, Et sais ce que je dois à cette belle suite. [p. 8] PRIAM. 125 Ma suite n’attend point de respect, ni d’honneur, Elle est bien moins qu’esclave, et vous êtes Seigneur. De moi je ne crois pas, en l’état déplorable, Où m’ont réduit les Dieux, être considérable, Ni pouvoir exiger un hommage contraint, 130 Et par ces cheveux blancs, et par ce qui les ceint. Non, nous ne venons point l’âme triste, et saisie, Tirer des compliments de votre courtoisie, Ni de ces vains honneurs, brave sang de Thétis 14 . ACHILLE. Que me demandez-vous ? PRIAM. Nous demandons mon fils, 135 Par nos cris, par nos pleurs, par l’ennui qui nous presse, Par une langoureuse, et trop longue vieillesse, Par vos mains que je baise. ACHILLE. Ô Dieux, que faites-vous ! Des Reines, et des Rois embrasser mes genoux ! PRIAM. Elle s’évanouit cette Majesté haute, 140 Notre malheur, Achille, et votre bras nous l’ôte. 14 La mère d’Achille. <?page no="140"?> LA MORT D’ACHILLE 139 [p. 9] ACHILLE. Je ne souffrirai point que vous vous abaissiez. HÉCUBE. Nous sommes comme il faut. ACHILLE.Levez-vous, et priez. BRISÉIDE, tout bas 15 . Tenir pour un fils mort cette lâche posture ! À quoi ne nous réduit le sang, et la nature ? PRIAM. 145 Tous mes enfants, Achille, ont tombé sous vos coups 16 , Et je n’en ai jamais murmuré contre vous. Je vous crois de mes maux l’instrument, non la cause 17 : Aussi parlant de vous, je n’ai dit autre chose. Quand sur moi la fortune a vomi tout son fiel, 150 Sinon, la main d’Achille est le glaive 18 du Ciel : Mes enfants les plus chers ont été ses victimes, Et dans mon propre sang il a lavé mes crimes : Par vous il m’a puni, son foudre est votre fer, Et les Dieux par vos bras ont voulu m’étouffer. 155 Ils n’ont pas assouvi leur haine insatiable, 15 C’est le premier des quatre apartés de la pièce. 16 Selon l’Iliade, Priam avait de nombreux fils : « Et il appelait ses fils avec menace, injuriant Hélénos et Pâris, et le divin Agathôn, et Pammôn, et Antiphôn, et le brave Politès, et Dèiphobos, et Hippothoos, et le divin Aganos. Et le vieillard, les appelant tous les neuf, leur commandait rudement : — Hâtez-vous, misérables et infâmes enfants ! Plût aux dieux que tous ensemble, au lieu de Hektôr, vous fussiez tombés devant les nefs rapides ! Malheureux que je suis ! J’avais engendré, dans la grande Troiè, des fils excellents, et pas un d’entre eux ne m’est resté, ni l’illustre Mèstôr, ni Trôilos dompteur de chevaux, ni Hektôr qui était comme un dieu parmi les hommes, et qui ne semblait pas être le fils d’un homme, mais d’un dieu. Arès me les a tous enlevés, et il ne me reste que des lâches, des menteurs, des sauteurs qui ne sont habiles qu’aux danses, des voleurs publics d’agneaux et de chevreaux » (Homère, Iliad, chant XXIV). 17 Priam attribue ses souffrances aux actions des dieux; Achille n’est que leur instrument. 18 Épée courte à deux tranchants qui symbolise la force et l’autorité. <?page no="141"?> 140 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Troie est plus malheureuse, ou je suis plus coupable. [p. 10] Tout ce que j’ai souffert ne les contente pas, Achille, par vos mains ils veulent mon trépas, Finissez donc ma vie en achevant mes peines, 160 Tirez ce peu de sang qui reste dans mes veines, Ou rendez-moi ce fils qui me touche si fort, Je serai châtié quand je le verrai mort : Si je le demandais avec l’âme, et la vie Qu’il ne peut plus avoir, que vous avez ravie, 165 J’attendais un refus, mais hélas il me plaît Tout pâle, tout sanglant, tout massacré qu’il est ! Ha ! si vous connaissiez les mouvements d’un père Qui sent son infortune, et souffre ma misère ! Le vôtre (brave Achille) est plus heureux que moi, 170 Cependant sa vieillesse est toujours dans l’effroi, Appréhende pour vous, ne cesse de se plaindre, Et craint ce qu’autrefois j’eus le bonheur de craindre : Hélas je le souhaite exempt de mes malheurs ! Que jamais votre sang n’attire de ses pleurs, 175 Soyez toujours heureux, et que jamais Pelée 19 N’ait les tristes ennuis dont mon âme est troublée. ACHILLE. J’ai pitié de vos jours que la misère suit, Et je plains l’infortune où je vous vois réduit, Pussè-je vous montrer comme j’en suit sensible ! 180 Mais vous me demandez une chose impossible : [p. 11] Vous voulez par des cris en obtenir le don, Et contre la justice, et contre la raison ; Que votre fils Hector en ait abattu mille, Ait combattu pour vous, ait défendu sa ville, 185 Et poussé contre nous par un courage ardent N’ait pas même épargné mon plus cher confident, À qui d’un coup de pique 20 il fit mordre la terre, Je savais sa valeur, et les lois de la guerre ; Mais de le dépouiller après l’avoir tué, 19 Roi de Phthie en Thessalie, et le père d’Achille. 20 C’est le guerrier troyen Euphorbe qui blessa Patrocle d’un coup de pique : « Alors le Dardanien Panthoide Euphorbos, excellent cavalier, et habile, entre les meilleurs, à lancer la pique, et qui avait déjà précipité vingt guerriers de leurs chars, s’approcha du Ménoitiade par derrière et le blessa d’un coup de lance aiguë » (Homère, Iliade, chant XVI). <?page no="142"?> LA MORT D’ACHILLE 141 190 Que ce lâche projet se soit effectué, Le rendre après cela c’est une faute insigne, Il aurait les honneurs dont il est trop indigne, Et l’on dirait de moi l’auteur de son trépas, Achille fait mourir, mais il ne punit pas. PRIAM. 195 N’était-il pas puni, s’il vous parut coupable, Lorsque mort, et vaincu, ce Prince déplorable Traîné par vos chevaux, percé de part en part Faisait le tour des murs dont il fut le rempart ? Quand on voyait sa tête en si triste équipage 200 Bondir sur les cailloux sanglante, et sans visage, Et que de tout cela nous étions les témoins, Patrocle, et sa vengeance en voulaient un peu moins. À quel ressouvenir votre rigueur m’oblige ! Pour vous persuader faut-il que je m’afflige ? [p. 12] 205 Que mon fils soit du moins arrosé de mes pleurs. ACHILLE. Son aspect ne ferait qu’augmenter vos douleurs. PRIAM. Quoi vous ne voulez pas même que je le voie ? Ô Prince misérable ! ô Troie, autrefois Troie ! Éprouve si son cœur s’amollira pour toi, à Hécube. 210 Peut-être la pitié n’est morte que pour moi. HÉCUBE. Que les pleurs d’une mère attendrissent votre âme, Donnez à la nature un bien qu’elle réclame ; Celui de qui le bras vous résistait jadis N’est plus votre ennemi, mais c’est toujours mon fils : 215 Être vindicatif même après la victoire, C’est votre déshonneur plutôt que votre gloire. ACHILLE, tout bas. Rien sur ma volonté ne peut être absolu : Ils ne l’auront jamais, j’y suis trop résolu. <?page no="143"?> 142 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET HÉCUBE. De quoi murmurez-vous 21 ? [p. 13] ACHILLE. Votre infortune est grande, 220 Et je m’accorderais à ce qu’elle demande. Mais quoi ? je ne vous puis livrer ce bien fatal Sans la permission de notre Général. Dans l’armée où je suis on n’exempte personne, Rien de ce corps n’agit que le chef ne l’ordonne. HÉCUBE. 225 " Le plus chétif soldat a droit sur son butin, Et la valeur d’Achille aurait pire destin ? À genoux devant lui (ma chère Polyxène 22 .) POLYXÈNE. La mère n’y peut rien, la sœur perdra sa peine. HÉCUBE. Adresse ta prière à l’honneur des humains, 230 Et tends devers le Ciel tes innocentes mains. POLYXÈNE. Je n’ose (grand Héros) espérer que mes larmes Pour vous toucher le cœur soient d’assez fortes armes, Car j’ai trop peu de grâce à pleurer un malheur Pour faire la pitié fille de ma douleur. [p. 14] 235 Mais si votre bonté me donne l’assurance Qu’elles ébranleront cette rude constance, Ces pleurs dont j’entretiens la mémoire d’Hector, Ces deux fleuves taris pourront couler encor ; Perdez cette rigueur où peu de vertu brille, 240 Et qu’Achille une fois soit vaincu d’une fille, Que l’animosité mette les armes bas, " C’est gloire de se rendre aux injustes combats. Que votre passion ne nous soit plus contraire, Que votre ennemi mort, ce misérable frère 21 L’aparté d’Achille est entendu par Hécube. Il s’agit de la deuxième catégorie d’aparté identifiée par l’abbé d’Aubignac. Voir la note 13 de La Cléopâtre. 22 La fille de Priam et Hécube, et donc la sœur d’Hector. <?page no="144"?> LA MORT D’ACHILLE 143 245 Ait un sépulcre ailleurs qu’au sein de ses parents, Hélas voyez mes pleurs ! ACHILLE. Je me rends, et le rends ; Vos larmes ont éteint ma vengeance enflammée, Ce que n’aurait pas fait le pouvoir d’une armée 23 , " Une simple douceur calme nos passions, 250 " Et des humilités ont vaincu les lions. Madame, l’équité veut que je vous le rende, Oui vous avez de moi plus que votre demande, Essuyer donc ces pleurs qui font un tel effort, Il n’en fallait pas tant pour obtenir un mort : 255 Je reconnais ma faute, et je voudrais, Madame, En vous rendant ce corps l’animer de mon âme. [p. 15] PRIAM. " Ainsi des justes Dieux l’adorable pouvoir " Fait naître le bonheur au tombeau de l’espoir. Achille, vos faveurs montrent ce que vous êtes, 260 Ces présents sont le prix du bien que vous nous faites. On offre Avec quelle rigueur suis-je traité du Sort ? des présents. Que je m’estime heureux de revoir mon fils mort ? ACHILLE. Que n’ai-je le pouvoir de le remettre au monde ? J’estimais sa valeur, elle était sans seconde, 265 Et combien que je sois l’auteur de son trépas, Mon cœur, je vous le jure, en veut mal à mon bras. Mais quand dedans son corps l’âme serait remise, (Souffrez que je vous parle avec toute franchise) Quand même il paraîtrait comme il parut un jour 270 Quand il fit à nos gens souhaiter le retour, Et qu’il vint furieux défendant vos Pergames 24 Jeter dans nos vaisseaux la frayeur, et des flammes, À quoi vous servirait la force de ses coups ? Vous avez la justice, et les dieux contre vous : 23 Le plaidoyer de Polyxène a un effet immédiat sur Achille. La source de Benserade pour l’intervention de Polyxène est Dictys de Crète. Voir l’ouvrage de Dictys de Crète, Histoire de la guerre de Troie, t, I, livre III, chapitre XXIV. 24 Il s’agit de la citadelle de Troie. Employé au pluriel dans la pièce, le mot signifie toutes les citadelles de la cité. <?page no="145"?> 144 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 275 " Que l’on soit plus qu’un Mars, et puissant, et robuste, " Il n’est rien de si fort qu’une querelle juste, " L’ennemi vigoureux combat moins vaillamment " Que le faible ennemi qui combat injustement, [p. 16] " Et l’on voit bien souvent où la force préside, 280 " Un pygmée innocent vaincre un coupable Alcide 25 . Que ne nous rendez-vous cette infâme beauté Qui nous fait tant de peine, et vous a tant coûté ? C’est elle plus que moi qui fait rougir vos fleuves, Qui dépeuple Ilion, et qui fait tant de veuves, 285 Qui perdant vos enfants vous fait perdre un trésor, Et qui porta ma pique à la gorge d’Hector 26 . Je voudrais vous servir avec un zèle extrême, Mais comment vous servir ? vous vous nuisez vous-même, J’ai pitié de vous voir en ce fâcheux état, 290 Et je ne marche plus qu’à regret au combat. Vos affaires vont mal. PRIAM. En l’état où nous sommes, Nous n’avons du secours ni des Dieux, ni des hommes. Nous avons sous les maux mille fois succombé : Le superbe Ilion serait déjà tombé, 295 N’était qu’il doute encore en son destin suprême S’il faut ou qu’il se perde, et s’accable soi-même, On tombe du côté d’où la foudre lui vient : Et cette incertitude est en qui le maintien. Déiphobe, Pâris, et le jeune Troïle 300 Dignes frères d’Hector 27 , sont l’appui de ma ville : C’est où j’en suis réduit. [p. 17] ACHILLE. Entrons. Pour vos présents, Avec le corps d’Hector de bon cœur je les rends, 25 L’un des surnoms d’Héraclès (Hercule). 26 « C’est là que le divin Akhilleus enfonça sa lance, dont la pointe traversa le cou de Hektôr ; mais la lourde lance d’airain ne trancha point le gosier, et il pouvait encore parler » (Homère, Iliad, chant XXII). 27 Dans l’Iliad, Déiphobe est considéré par Hector comme « le plus cher » de ses frères. En revanche, Hector parle de la beauté « trompeur et efféminée » de Pâris. Troïle, souvent appelé Troïlus ou Troïlos, est décrit par Priam comme l’un « des fils excellents ». Voir l’œuvre d’Homère, Iliad, chant XXII. <?page no="146"?> LA MORT D’ACHILLE 145 Il faut nous visiter tant que la trêve dure, Vous serez plus heureux, Achille vous le jure. HÉCUBE. 305 Ô généreux Guerrier ! BRISÉIDE Ce nouveau changement Me donne de la crainte, et de l’étonnement. Fin du premier Acte. <?page no="147"?> 146 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 18] ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. PRIAM. HÉCUBE. PÂRIS. PRIAM. Mais est-il bien possible, et le devons-nous croire, Que sur lui Polyxène, ait acquis cette gloire ? Que cette passion ait calmé son courroux, 310 Et qu’il aime étant Grec quelque chose de nous ? HÉCUBE. Mais est-il bien possible, et le devons-nous croire Qu’une voix sans visage ait acquis cette gloire ? Ou que sur ce grand cœur une grande beauté Ait eu tant de pouvoir sans l’avoir surmonté ? 315 Que n’avons-nous pas fait ? la jeune Polyxène L’a moins prié que nous, n’a pas eu tant de peine. À quoi donc si ses yeux n’avaient eu quelque droit, Aurait-il accordé ce qu’il nous refusoit 28 ? [p. 19] PÂRIS. Que n’étais-je avec vous ? j’eusse vu sa pensée, 320 De quelle affection elle était traversée, Et d’où venait en lui ce mouvement si prompt, Car je connais le cœur dès que je vois le front, Des feux les plus cachés je vois des étincelles, Et juge de l’amour aussi bien que des belles. 325 Achille inexorable, et puis humilié, C’est ensemble un effet d’amour, et de pitié, Ce double mouvement qui tient l’âme engagée, Peut naître des appâts d’une belle affligée, " Rien n’est plus éloquent que de beaux yeux mouillés" 330 Par eux sont de fureur les Tigres dépouillés. Sans doute que ma sœur est dans l’esprit d’Achille, Et cette affection nous est beaucoup utile. 28 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « refusoit » pour conserver la rime. <?page no="148"?> LA MORT D’ACHILLE 147 PRIAM. Si ma fille devait vous attirer à nous, Achille, ha que plutôt ne l’aperçûtes-vous ! 335 On ne vous eût point vu si fatal à ma joie, Derrière votre char traîner Hector, et Troie. Tu vivrais mon enfant, l’appui de mes cités, Et le retardement de nos fatalités. PÂRIS. Que votre majesté ne perde point courage, 340 Et sauvons, s’il se peut, les restes du naufrage. [p. 20] L’amour nous donne Achille, et s’il est diverti, Nous pourrons voir Ajax entrer dans son parti. PRIAM. Travaillez donc pour vous, Hector, et ma vieillesse N’accroîtront point l’honneur des pompes de la Grèce, 345 Il est mort, et je meurs, attendez votre fin, Et poussez jusqu’au bout votre jeune destin, Car c’est pour vous, Pâris, que Mars se rassasie, Et du sang de l’Europe, et du sang de l’Asie, Nos malheurs sont de vous, vous les avez produits 29 , 350 Et votre seule pomme 30 a fait naître ces fruits. PÂRIS. Je sais que j’ai causé nos plus tristes journées, Et ce juste reproche a plus de neuf années 31 . Mais quoique cette guerre offre à mon souvenir, L’amour la commença, l’honneur la doit finir. HÉCUBE. 355 Que l’amour la finisse, et que le cœur d’Achille 29 Pâris enleva Hélène, femme de Ménélas, roi de Sparte, ce qui déclencha la guerre de Troie. 30 Il s’agit de la « pomme d’or de la discorde », présent fait par la déesse Éris à la plus belle des déesses de l’Olympe, sans préciser le nom de cette déesse. Cela conduisit à une rivalité entre les trois déesses Héra, Athéna et Aphrodite. Le mortel Pâris fut choisi pour faire le choix selon un cadeau offert par chaque déesse : la puissance royale (Héra), la gloire militaire (Athéna) et la plus belle femme du monde (Aphrodite). Pâris accepta le cadeau d’Aphrodite et, par la suite, enleva Hélène. 31 Selon l’Iliade, la guerre de Troie dura dix ans (chant II). <?page no="149"?> 148 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET En aimant Polyxène aime aussi notre ville, Nous le pourrons gagner, jamais selon nos vœux Plus belle occasion ne montra ses cheveux 32 . Le voici, cet œil doux, et ce front peu sévère 360 Ne s’accordent point mal à ce que j’en espère. [p. 21] ******************************* SCÈNE DEUXIÈME. PRIAM. (lui allant à la rencontre.) Nous venons de pleurer sur les cendres d’Hector, Et de ses os brûlés le bûcher fume encor, Depuis que nous menons cette vie affligée, Neuf fois j’ai vu jaunir nos plaines de Sigée 33 . 365 Et déjà par neuf fois Ide 34 le Sacré mont De neige, et de frimas s’est couronné le front. Nous n’abandonnons point ceux qui cessent de vivre, On nous voit tous les jours les brûler, ou les suivre, Et la fatalité de nos communs malheurs 370 Nous fait toujours répandre ou du sang, ou des pleurs. Que ne vous trouviez-vous parmi la compagnie Pour être spectateur de la cérémonie. ACHILLE. Je ne recherche point d’accroître mon malheur, Ma douleur me suffit sans une autre douleur, 375 Mon esprit souffre assez au mal qu’il se propose, Sans voir ce triste effet dont mon bras est la cause, " Notre félicité n’est pas d’être Vainqueur, " Et souvent la victoire est triste dans le cœur. [p. 22] HÉCUBE. Ha ne vous plaignez point : tout vous rit sur la terre, 380 Jamais sur vos lauriers n’est tombé le tonnerre, Vous rompez, terrassez tout ce qui nous défend, Toujours victorieux, et toujours triomphant. 32 Allusion à Kairos, dieu grec de l’occasion opportune, souvent représenté comme ayant une tête chauve à l’arrière et une épaisse touffe de cheveux à l’avant. 33 Cité grecque située en Troade. 34 Il s’agit du mont Ida, chaîne montagneuse d’Asie Mineure. <?page no="150"?> LA MORT D’ACHILLE 149 ACHILLE. Le sujet de vos maux ne l’est pas de ma joie, Je ne serais heureux quand j’aurai conquis Troie, 385 Qu’en ce point que j’aurais loin de vous affliger, L’honneur de vous la rendre, et de vous obliger ; Car où j’en suis réduit, mon plaisir, ni ma gloire Ne me sauraient venir du fruit d’une victoire. Mais souffrez que tout haut je vous proteste ici, 390 Que si vous endurez ; Achille endure aussi. J’ignore qui de nous a plus sujet de craindre, Encor vous plaignez-vous, moi je ne m’ose plaindre. PRIAM. Quel que soit votre mal, je le souffre avec vous, Et j’ai pitié de ceux qui n’en ont point de nous. 395 Contraire à l’ennemi qui nuit alors qu’il aide, J’y voudrais apporter un diligent remède ; Et je soulagerais les maux que vous avez, Pourvu que je le pusse. ACHILLE. Hélas ! Vous le pouvez. [p. 23] Que votre Majesté m’accorde une requête, 400 Je vous offre mon bras, je vous offre ma tête, Si votre courroux veut, on ne veut s’assouvir, Il s’en pourra venger, ou s’en pourra servir : Nos vaisseaux reverront les rives de Mycènes 35 , Je ferai subsister la paix avecque Hélène, 405 Si le Grec orgueilleux ne veut pas l’accorder, Nous le mettrons au point de vous la demander. Troie après ce refus me verra, je le jure, Soutenir sa querelle, et venger mon injure, Tournant contre les miens ma colère, et ce fer, 410 L’on verra par Achille Ilion triompher, Et mieux que quand Hector partout se faisait voie, Vous verrez refleurir votre première Troie, Achille étant Troyen ne démordras jamais. 35 Il s’agit du royaume du héros grec Agamemnon qui assuma le commandement de l’armée achéenne lors de la guerre de Troie. <?page no="151"?> 150 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET PRIAM. Vous nous le promettez ? ACHILLE. Ha ! je vous le promets. PRIAM. 415 Demandez hardiment, assuré que ma vie, Si vous la demandez se donne à votre envie. [p. 24] ACHILLE. Mais devant qu’à vos yeux mon mal soit exposé, Pardonnez-moi celui que je vous ai causé, Je n’obtiens que par là cette faveur insigne, 420 Et par là seulement mon espoir s’en rend digne : Aussi suis-je bien loin d’impétrer ce beau don, Si je ne fais encor que demander pardon, Dois-je hélas ! me flatter de l’honneur que j’espère ? " Qui tremble pour la peine est bien loin du salaire. 425 Ces sentiments d’orgueil enfin se sont perdus, Il se met Je vous rends les devoirs que vous m’avez rendus, à genoux. Par vos mêmes sanglots où j’ajoute la flamme, Vos soupirs arrachés du plus profond de l’âme, Par cette voix qui triste, et touchant ma rigueur 430 Me demandait un corps, je vous demande un cœur, C’est ce grand cœur dont même une fille est maîtresse, Polyxène a forcé le bouclier de la Grèce : Mais qu’au lieu de le rendre il puisse être accepté, Et que ce pauvre cœur n’en soit point rebuté, 435 Qu’un hymen des soupirs fasse naître la joie, Et pour un commun bien sauvez Achille, et Troie. PRIAM. " Celui certes n’est pas malheureux à demi " Qui n’attend des bienfaits que de son ennemi : [p. 25] Un mortel craint des Dieux, aimé de la victoire 440 Se laisse donc surprendre au milieu de sa gloire ? Et votre grand courage est donc réduit au point D’espérer en ma grâce, ou de n’espérer point ? Quoi ma fille aimerait nos plus grands adversaires ? Elle serait le prix du meurtre de ses frères ? 445 Et je vous pourrais faire un traitement si doux <?page no="152"?> LA MORT D’ACHILLE 151 Après les maux sanglants que j’ai reçus 36 de vous ? Je ne veux point pourtant tromper votre espérance, Ni faire qu’un refus me serve de vengeance, Nous procurant la paix sous ces conditions, 450 Que ma fille réponde à vos affections. ACHILLE. Ha ce doux mot ranime un cœur réduit en cendre ! Vous me donnez la paix, et je vous la veux rendre. Achille qui jouit d’un bonheur sans égal, Vous fera plus de bien qu’il ne vous fît de mal, 455 Et si de votre sang il rougit plus qu’un autre, Il vous offre le sien en échange du vôtre, J’achèverai pour vous ce qu’Hector projetait. HÉCUBE. Hélas soyez nous donc ce qu’Hector nous était. ACHILLE. Je ne mérite pas cet honneur que j’espère, 460 Je fus son homicide, et je serai son frère. [p. 26] PÂRIS. Il faut rompre les lois de la civilité, Et que je vous embrasse en cette qualité. ACHILLE. Oui, Pâris, en faveur des beaux yeux de ma Reine Ce bras qui poursuivait défendra ton Hélène, 465 Je ressens les transports dont tu fus possédé, " Et sais qu’un beau trésor doit bien être gardé. Mais, Sire, permettez qu’en ce lieu je m’acquitte Des devoirs d’un amant devant que je vous quitte, Souffrez qu’auparavant que d’aller au conseil, 470 J’offre un premier hommage à ce jeune Soleil. PRIAM. À recevoir vos vœux ma fille est préparée, Mais que vos entretiens soient de peu de durée, Vous n’êtes pas encore au point de vous unir, 36 Nous avons fait l’accord du participe passé avec le complément d’objet direct. <?page no="153"?> 152 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et la trêve accordée est prête de finir. 475 Hâtez-vous, et pensez que toute votre joie Ne dépend seulement que du repos de Troie, Et qu’il faut pour son bien qu’Achille désormais Change une courte trêve en une longue paix. Tous rentrent. [p. 27] ******************************* SCÈNE TROISIÈME. ALCIMÈDE 37 , demeure seul 38 . Où va ce pauvre aveugle ? il court au précipice, 480 " Ha je vois bien qu’Achille est faible sans Ulysse 39 , " Que la force ne peut divertir un malheur, " Et qu’il faut la prudence avecque la valeur. Priam se voit superbe, et tout d’un temps sa ville Venge Hector, tient Hélène, et triomphe d’Achille. 485 Comme sa passion se change incontinent, Tantôt il était froid, il brûle maintenant, Il songeait à Patrocle, il songe à Polyxène, Il regrettait sa mort, il souffre une autre peine, Il arrosait de pleurs son triste monument, 490 Nous le vîmes ami nous le voyons amant : Une jeune ennemie est sa chère maîtresse, Tu t’en plains (Briséide) et moi je plains la Grèce, Affligeons-nous tous deux privés de tout bonheur, Et de son inconstance, et de son déshonneur ; 495 Une fille sur lui remporte la victoire 40 ! Il perd en un seul jour plus de neuf ans de gloire, Et s’abaisse, vaincu par de simples regards, Jusqu’à rendre à l’Amour ce qu’il a pris à Mars ? [p. 28] De plus son mal s’aigrit en telle violence, 500 Que qui le veut guérir se ruine, et l’offense, Et l’on doit pour complaire à ses yeux dissolus 37 Alcimède est l’écuyer d’Achille. Dans l’Iliad, il est nommé Automédon. 38 C’est le premier des deux monologues de la pièce. L’autre monologue se trouve à la scène III, 3. 39 Ulysse est le roi d’Ithaque, île de la mer Ionienne. C’est le héros de l’Odyssée d’Homère. 40 Alcimède exprime son mécontentement face à l’amour soudain d’Achille pour la princesse ennemie. <?page no="154"?> LA MORT D’ACHILLE 153 Dire qu’il est bien sain quand il souffre le plus. Je ne lui dirai mot, mais aussi cette lettre Qu’en partant Briséide en mes mains vient de mettre, 505 Ou peut-être elle tâche à l’attirer à soi, Lui parlera sans doute, et pour elle, et pour moi : Par là je l’avertis du danger qui le presse, C’est la voix d’Alcimède, et la voix de la Grèce ! Je le dégagerai de ces faibles appâts, 510 Et lui remontrerai même en ne parlant pas. ******************************* SCÈNE QUATRIÈME. ACHILLE. POLYXÈNE. Une chambre paraît, et Achille aux pieds de Polyxène qui lui présente son épée nue. ACHILLE. Non, Madame, achevez mon destin misérable, Vengez-vous, perdez-moi par un coup favorable, Qui retarde l’effort de votre belle main ? Est-ce pitié, faiblesse, injustice, ou dédain ? 515 J’ai choisi ce supplice, en songez-vous un autre ? Épargnez-vous mon sang ? j’ai tant versé du vôtre. [p. 29] POLYXÈNE. Quelle grâce au coupable enfin puis-je donner Puisque c’est le punir que de lui pardonner 41 ? Pourquoi désirez-vous que cette main vous tue ? 520 Quoi depuis la faveur que de vous j’ai reçue, Depuis qu’à ma prière on vous a vu changer, M’avez-vous obligée à vous désobliger ? ACHILLE. Si vous m’étiez bon juge en connaissant mon crime, Vous le feriez passer pour acte légitime. 525 Mais vous êtes sévère, et je suis criminel 41 Polyxène prend soin de ne pas offenser Achille, déclarant que lui pardonner, c’est le juger coupable. <?page no="155"?> 154 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET À cause que je sais que vous me croirez tel. Oui je vous fâchai moins meurtrissant votre frère, Je ne fus que hardi, mais je suis téméraire. Tous mes faits ne sont rien, je m’étonne au-dessus, 530 J’ai beaucoup fait, Madame, et j’ose encore plus, Mon audace mérite une chute pompeuse, Et cette vanité rend ma honte fameuse. Qu’elle périsse donc sans me faire parler, Que l’ambition crève à force de s’enfler : 535 Je pèche contre vous sans remords, et sans blâme. POLYXÈNE. Mais quel est ce péché ? [p. 30] ACHILLE. Je vous aime, Madame, C’est ma témérité, ma gloire, mon forfait, Et voilà ce que j’ose après ce que j’ai fait : Mon cœur s’ose flatter de l’espoir de vous plaire, 540 Et qui peut tout ailleurs est ici téméraire Vous m’avez commandé de ne le point celer, Si ce sont deux péchés que souffrir, et parler, Le premier est de moi, le dernier est le vôtre, Punissez-moi de l’un, accusez-vous de l’autre. 545 J’ai cessé d’être libre afin d’être captif, Afin d’être amoureux d’être vindicatif : Ma colère a donné la gêne à la Nature, Je n’ai point eu pitié de sa triste aventure, Qu’un père ait soupiré, qu’une mère ait gémi, 550 Je n’ai point pour cela cessé d’être ennemi : Mais vos yeux ont fléchi mon courage farouche, Et m’ont persuadé bien mieux que votre bouche, Je pensais résister, mais il a bien fallu Rendre Hector, et mon cœur quand vos yeux l’ont voulu : 555 Je les veux adorer, contentons mon envie, Et que je sache d’eux à quel point est ma vie. Orgueilleux Souverains, dont j’adore les lois, Espoir ambitieux de plus de mille Rois ! [p. 31] POLYXÈNE. Vous dont le bras nourrit l’ennui qui me dévore, 560 M’affligez-vous déjà ? la trêve dure encore, <?page no="156"?> LA MORT D’ACHILLE 155 Quand vous vous reposez, laissez-moi respirer, Attendez le combat pour me faire pleurer, " Ce n’est pas désirer un plaisir agréable " Que de chercher à rire avec un misérable. ACHILLE. 565 Doutez-vous que mon mal ne soit pas violent ? Pour voir mon cœur brûlé, vous l’allez voir sanglant ? Ce fer. POLYXÈNE. Je vous veux croire, hé bien Achille m’aime, Il me veut quelque bien, j’en fais aussi de même. ACHILLE. Vous m’aimez ? POLYXÈNE. Il est vrai, je vous le dis encor, 570 Comme je puis aimer l’homicide d’Hector. ACHILLE. Ha malheur de mes jours ! mais finissez ma peine. POLYXÈNE. Mais vous êtes Achille, et je suis Polyxène, [p. 32] Votre cœur aime-t-il ceux que votre bras hait, Contre qui tous les jours vous suez sous l’armet 42 ? 575 Et comment voulez-vous que de bon œil je vois L’homicide d’Hector, et l’ennemi de Troie ? Ha triste souvenir de mes derniers malheurs ! Las ! éteignez vos feux, laissez couler mes pleurs. ACHILLE. Faut-il qu’à ses grands maux mon faible esprit résiste ? 580 Que le plus affligé console le moins triste ! Ne mouillez plus vos yeux mes aimables vainqueurs, N’éteignez pas ainsi le beau bûcher des cœurs ; Adorable Princesse, en mon ardeur extrême, Hélas vous fais-je tort de dire, je vous aime ? 42 Casque de protection intégrale. <?page no="157"?> 156 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 585 Un ennemi mourant offense-t-il beaucoup, S’il dit à son vainqueur, vois ma plaie ; et ton coup ? Blâmez, si je vous aime avecque violence, Votre commandement, non pas mon insolence, Ne m’avez-vous pas dit me demandant Hector, 590 Pour vous fléchir mes pleurs peuvent couler encor ? Perdez cette rigueur où peu de gloire brille, Et qu’Achille une fois soit vaincu d’une fille. Eussè-je après cela combattu vos appâts ! Souffrez que j’obéisse ; ou ne commandez pas. 595 Que n’ai-je pour vous vaincre avec vos propres armes, Vos cheveux arrachés, vos sanglots, et vos larmes ! [p. 33] Vous en avez fléchi mon furieux courroux, Et je n’ai jusqu’ici rien obtenu de vous : Je ne puis empêcher que ma douleur n’éclate, 600 Vous êtes pour mon bien trop belle, et trop ingrate ; Je sais bien, que par moi Troie a souvent gémi, Mais je n’ai pas toujours été votre ennemi : Vos chefs, et vos soldats même vantent ma gloire, Je n’ai point de leur sang fait rougir ma victoire, 605 Je crois que le bienfait a l’offense égalé, J’ai fait mourir Hector, mais vous l’avez brûlé 43 . Souffrez que je me plaigne, et vous nomme cruelle, " Sous le pied qui l’écrase un ver est bien rebelle. POLYXÈNE. Quoi l’Amour n’a pour vous que de rudes appâts ? 610 Si l’on ne vous embrasse, on ne vous aime pas ? " Le soldat ancien de son sang ne s’effraye, " Et le jeune pâlit au soupçon d’une plaie : " L’un ignore comment un laurier est gagné, " L’autre a vaincu cent fois après avoir saigné. 615 " Celui qui dans l’Amour a consommé son âge " Pour un simple dédain ne perd pas le courage, " Et le jeune au contraire aussitôt qu’on le voit " Pense qu’on le déteste alors qu’on lui fait froid, " L’un connaît les dédains, et sait qu’Amour en use, 620 " L’autre ignore qu’il donne aussitôt qu’il refuse 43 « Et, pendant neuf jours, ils amenèrent des monceaux de bois. Et quand Éôs reparut pour la dixième fois éclairant les mortels, ils placèrent, en versant des larmes, le brave Hektôr sur le faîte du bûcher, et ils y mirent le feu » (Homère, Iliad, chant XXIV). <?page no="158"?> LA MORT D’ACHILLE 157 [p. 34] Espérez, je veux suivre au point où je me vois, Ce que leurs Majestés me prescriront de lois. ACHILLE. Si ces discours sont vrais, si le cœur les avoue, La fortune m’élève au-dessus de sa roue, 625 Et je me vois si haut par mon amour ardent, Que je ne puis aller au Ciel qu’en descendant. POLYXÈNE. Vous aurez ce bonheur, si le Ciel vous l’octroie : Cependant épargnez le plus pur sang de Troie, N’ayez plus aux combats un cœur trop enflammé, 630 Et soyez moins vaillant pour être plus aimé. ACHILLE. Si les moins valeureux dedans votre mémoire Sont les plus caressés, je renonce à la gloire, Et ne recherche plus l’honneur dans les hasards, J’aime mieux être aimé de Vénus que de Mars 44 . 635 Mais pour m’en assurer, que je laisse, Madame, Il lui baise Sur cette belle main la moitié de mon âme . la main. Voyons leurs Majestés devant que mon conseil Applique sur vos maux un premier appareil. Fin du 2. Acte. 44 Dans la mythologie romaine, Vénus est la déesse de l’amour et de la beauté féminine, tandis que Mars est le dieu des guerriers et de la violence. <?page no="159"?> 158 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 35] ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. ACHILLE. AJAX. ULYSSE. BRISÉIDE. ACHILLE. Non, je n’en ferai rien, vous perdez votre peine, 640 Vous écrivez sur l’onde, et semez sur l’arène 45 . Ulysse, vos discours sont ici superflus, Ajax, notre amitié ne peut rien là-dessus ; Des intérêts d’autrui j’ai l’âme dépouillée, On ne me trompe plus, ma vue est défilée, 645 Et je vois bien après tant de nobles efforts " Qu’obliger des ingrats c’est embaumer des morts. Qu’ils me viennent conter que je ternis ma gloire, Puisqu’on ne me croit plus, je ne les veux plus croire : Je ne dois plus pour eux à la guerre être ardent, 650 Et vous me trahissez me le persuadant. [p. 36] Je me veux conserver, le repos dans mes Tentes Rendra mes passions tranquilles et contentes, Je les verrai périr mes lâches, mes ingrats, Et me vengerai d’eux en ne les vengeant pas. AJAX. 655 Mais tu pardonnerais, si tu me voulais croire, À cette ingratitude, à cause de ta gloire. Exerce pour ton bien ce bras si valeureux, Fais pour toi (cher Ami) ce que tu fis pour eux : Quoi tu veux être oisif au siège d’une ville ? 660 Parce qu’ils sont ingrats, tu cesses d’être Achille ? Tu te prives d’honneur ? non non qu’ils soient ingrats, Qu’ils ne t’écoutent point, qu’ils pèchent, et combats, Que des fleuves de sang rougissent la campagne, Va (généreux Achille) et qu’Ajax t’accompagne. 45 « Sable, gravier qui couvre la terre, principalement aux rivages de la mer & des rivières. Les brûlantes arènes de Libye. Ce mot est plus de la poésie que de la prose » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 51). <?page no="160"?> LA MORT D’ACHILLE 159 ACHILLE. 665 J’épargne ici mon sang, va prodiguer le tien, Ton bras pour triompher n’a que faire du mien. Si tous les autres chefs lâches, et pleins de vices Devenaient des Ajaxs, devenaient des Ulysse, Que chacun eût en soi la force de vos bras, 670 Je m’en vengerais mal en ne combattant pas. ULYSSE. Si je combats sans vous, ma faiblesse est extrême, Et les plus valeureux sans doute en sont de même, [p. 37] Votre seule présence anime notre cœur, Et nous sommes vaincus, si vous n’êtes vainqueur. 675 Venez donc comme un foudre 46 au milieu des alarmes, Que je vous reconnaisse encore par les armes, Vous perdîtes Patrocle en un pareil courroux, Si vous ne nous menez combien en perdrez-vous ? Si jusques à la fin le malheur nous travaille, 680 Sans avoir combattu vous perdrez la bataille, Et les Troyens ravis se vanteront après D’avoir bien profité des querelles des Grecs 47 . " Une dissension rompt la plus forte armée, " Et tant de projets fait un peu de fumée : 685 " Sa malice affaiblit ce corps le démembrant, " Et fait mille ruisseaux d’un vaste, et fier torrent. Quoi vous voir à la paix ardent plus que personne, Que pouvez-vous penser que l’armée en soupçonne ? Vous offensez la Grèce, et surtout Ménélas 48 , 690 Vous le pouvez venger, et ne le faites pas 49 ; Vous voulez tout avoir de puissance absolue, Et ne combattrez plus si la paix n’est conclue, Et l’accord étant fait des Troyens, et de nous, En quelle occasion nous obligerez-vous ? 695 Ce n’est pas qu’en la paix vous ne soyez utile, Mais c’est par la valeur que vous êtes Achille. Je dis sans vous flatter quel est mon sentiment, 46 C’est-à-dire un guerrier redoutable. 47 La rime de ces deux vers est quelque peu forcée. 48 Roi grec de Sparte, Ménélas dirigea le contingent spartiate de l’armée grecque à la suite de « l’enlèvement » de sa femme, Hélène, par Pâris. 49 Ménélas battit Pâris en duel et essaya d’en faire son prisonnier. Le prince troyen s’échappa avec l’aide de la déesse Aphrodite. Voir l’Iliad, chant III. <?page no="161"?> 160 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et parlant en ami je parle hardiment, [p. 38] Et dit que ce démon qui trouble notre joie 700 A de l’intelligence avec celui de Troie. Hé quoi pouvons-nous faire une honorable paix Avec des ennemis que nous avons défaits ? Doit-on ainsi traiter l’ennemi qu’on terrasse ? Ils sont dessous nos pieds, demanderons-nous grâce ? 705 Pourquoi finirons-nous la vieille inimitié ? Nous ne les craignons pas, en avons-nous pitié ? Voyons-nous quelque chose en cette ville infâme, Qui nous doive empêcher d’y jeter de la flamme ? Que prétendez-vous donc ? ACHILLE. Je veux que ces ingrats 710 Usent de mon conseil comme ils font de mon bras. ULYSSE. Si vous ne donnez pas un conseil salutaire, Faut-il qu’on se ruine afin de vous complaire ? ACHILLE. Il n’est pas plus utile au Phrygien qu’au Grec 50 . ULYSSE. À l’un il est utile, à l’autre il est suspect. [p. 39] ACHILLE. 715 Autant, ou plus que Troie, Argos 51 est affligée. ULYSSE. L’une pourtant assiège, et l’autre assiégée. ACHILLE. Troie a bien de la force, et son pouvoir est grand, 50 C’est le début d’une succession de dix courtes répliques, procédé appelé la stichomythie. Il s’agit d’un « dialogue où chaque réplique s’étend seulement sur un vers et s’oppose à la parole de l’interlocuteur » (Raymond Lebègue, cité par Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 302). 51 Ville grecque qui prit part à la guerre de Troie. Voir l’Iliad, chant II. <?page no="162"?> LA MORT D’ACHILLE 161 ULYSSE, un peu bas 52 . Elle est forte, il est vrai, puisqu’Achille s’y rend, ACHILLE. Ses murs facilement ne se peuvent abattre. ULYSSE. 720 " Où l’on résiste mieux, c’est là qu’il faut combattre. ACHILLE. Ses temples sont remplis d’enseignes, et d’écus. ULYSSE. Ha qu’on ne connaît pas tous ceux qu’elle a vaincus ! AJAX. Je n’en suis pas du nombre, et l’orgueil des Pergames M’a vu lui résister, et détourner ses flammes : [p. 40] 725 Ce bouclier d’un vainqueur ne fut jamais le prix, On me l’a bien faussé, mais on ne l’a point pris, Et tout rompu qu’il est, avecque mon adresse, Il pare bien des traits qu’on décoche à la Grèce : Mais contre les Troyens nos troupes sont aux champs, 730 Déjà l’on voit à nu mille glaives tranchants, Rejoignons le soldat que notre absence effraie, Peut-être la patrie a reçu quelque plaie, Allons la secourir, allons vaincre, ou mourons, Irons-nous seuls, Achille, ou si nous te suivrons ? ACHILLE. 735 Plutôt je tombe vif dans l’Érèbe 53 effroyable, Plutôt. AJAX. Allons, Ulysse, il est inexorable, 52 S’agit-il d’un aparté de la part d’Achille ? L’emploi de l’indication scénique « un peu bas » indique qu’Achille a l’intention que ses paroles soient entendues et comprises par Ulysse. Pour cette raison, la réplique ne devrait pas être considérée comme un aparté. 53 C’est-à-dire dans les ténèbres. Dans la mythologie grecque, Érèbe est le dieu des ténèbres et l’obscurité des Enfers. Né du Chao, c’est le frère et l’époux de Nyx, déesse de la nuit. <?page no="163"?> 162 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ce mouvement cruel en lui n’est pas nouveau, Il verrait tout en feu qu’il plaindrait un peu d’eau ; Allons où la valeur éclate, et se renomme, 740 Et ne perdons pas tout pour gagner un seul homme. ULYSSE, en rentrant. " Achille, un ennemi ne se doit fréquenter, " C’est gloire de le perdre, et non de le hanter. [p. 41] ******************************* SCÈNE DEUXIÈME. ACHILLE. BRISÉIDE. ACHILLE. Comment on me soupçonne ? on me fait cette injure ? Et ma fidélité trouve qui la censure ? 745 Après cette assurance où mon bras les a mis, On croit que je m’entends avec nos ennemis. Voilà ma récompense, et c’est là le salaire Des belles actions qu’Ilion m’a vu faire ? Ha que l’ingratitude est un vice odieux ! 750 Mes lauriers sont flétris devant que d’être vieux, Et la Grèce oubliant sa misère ancienne Tâche à perdre ma gloire, et j’ai sauvé la sienne ? Tout ce qui reste à Troie alors que l’on se bat, Que le sexe, ou que l’âge exempte du combat, 755 Vieillards, femmes, enfants, vains fardeaux de la guerre, Contre moi dans un temple invoquent le tonnerre, Parce qu’à des ingrats mon cœur maintient sa foi, Et j’attire pour eux tous ces vœux contre moi. BRISÉIDE. C’est ce que le devoir m’a commandé d’écrire 760 Quand la timidité m’empêchait de le dire, [p. 42] Ulysse, et tous les chefs ont cette opinion Que vous favorisez le parti d’Ilion, Et que vous avez fait charmé de Polyxène <?page no="164"?> LA MORT D’ACHILLE 163 L’objet d’une amitié de l’objet d’une haine 54 ; 765 Voyant par ce soupçon votre honneur se flétrir, Je n’osai vous le dire, et ne le pus souffrir, Si bien qu’en ce billet 55 je vous ai fait apprendre Qu’on pensait qu’aux Troyens votre foi s’allait rendre, Qu’une jeune beauté changeait vos passions, 770 Et qu’elle avait gagné vos inclinations. ACHILLE. " De combien d’accidents est la vertu suivie, " Et qu’elle évite peu les pièges de l’envie. " Comme elle est méconnue, et comme l’innocent " Passe pour criminel alors qu’il est absent 775 Si la trêve permet qu’Achille se promène, Il veut du bien à Troie, il aime Polyxène : Et si durant le temps que l’on prend du repos, Il parle aux ennemis, Achille vend Argos. BRISÉIDE. J’ai peur que l’inconstance ait terni votre gloire. ACHILLE. 780 Vous m’accusez à tort. [p. 43] BRISÉIDE. Hé bien je le veux croire Que toujours sur votre âme un même amour agit. " Mais on peut accuser l’innocent qui rougit. Briséide en beauté le cède à Polyxène, Souffrez, souffrez pour elle une amoureuse peine, 785 Préférez ses attraits à ma fidélité, Mais aimez votre honneur autant que sa beauté. Je ne demande pas (beau, mais cruel Achille) Que vous m’aimiez que moi, je serais incivile, Ni que vous vous teniez à mes faibles appâts, 790 Ni que vous me gardiez ce que vous n’avez pas, Je ne veux point forcer votre humeur déloyale, 54 L’utilisation de deux virgules clarifierait les deux vers : Et que vous avez fait, charmé de Polyxène,/ L’objet d’une amitié de l’objet d’une haine. 55 Il s’agit de la lettre que Briséide avait donnée à Alcimède. Voir les vers 503- 504. <?page no="165"?> 164 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Non, non, mais seulement connaissez ma rivale, Songez que de vos faits elle a souvent gémi, " Et qu’il est dangereux d’aimer son ennemi. ACHILLE, en le baisant. 795 Ne crois point, mon souci, que je change de flamme, Et qu’un objet nouveau te chasse de mon âme. BRISÉIDE. Perfide, ces doux mots ne sont plus de saison, À quoi sert le baiser après la trahison ? Éclatez mes douleurs, puisque je suis sortie 800 Des bornes du respect, et de la modestie. [p. 44] Inconstant, infidèle, est-ce là cette foi Que tu m’avais juré qui ne serait qu’à moi ? Quoi te verrai-je donc entre les bras d’une autre De qui l’affection n’égale point la nôtre ? 805 Qui te suscitera les fureurs de l’enfer, Et ne t’embrassera qu’afin de t’étouffer ? Qu’Amour te fasse voir ma rivale plus belle, Tu peux bien t’assurer qu’elle t’est moins fidèle : Donc sans changer l’objet de ton contentement, 810 Vis avec moins de joie, et vis plus sûrement : Aurai-je cet affront moi qui fus glorieuse ? Non, non, vivons aimée, ou mourons odieuse. ACHILLE. Que voulez-vous, jalouse ! ha que mal à propos Je pris cette importune au siège de Lesbos 56 815 Pour accroître l’ennui de la guerre de Troie, Et pour persécuter mon repos, et ma joie ! Il est vrai, Polyxène occupe mon souci, Vous éclatez, la belle, et moi j’éclate aussi : Je ne veux plus souffrir que votre orgueil me brave, 820 Polyxène est maîtresse, et vous êtes esclave 57 , Je lui rends par devoir, et d’inclination Ce que je ne vous rends que par affection, On vous aime, on vous sert, vous êtes révérée, Mais c’est vous captiver d’une chaîne dorée. 56 Île qui fut conquise par les Grecs lors de la guerre de Troie. 57 Achille enleva Briséis pendant la guerre de Troie. Voir supra la note 1 (p. 135). <?page no="166"?> LA MORT D’ACHILLE 165 [p. 45] 825 Adieu, ne pensez plus que l’on vous fasse tort, Et ne regardez point plus haut que votre sort. Il rentre. ******************************* SCÈNE TROISIÈME. BRISÉIDE, seule. Taisons-nous, s’il le faut, et mon maître l’ordonne, " Heureux qui n’a de loi que celle qu’il se donne, " Dont toujours la fortune est en un même point, 830 " Qui ne fut jamais haut, ou qui ne tombe point ! Pourquoi faut-il servir deux puissances pour une Exclave de l’Amour comme de la Fortune ? Cruel commandement de l’ingrat que je sers ! Je n’ose témoigner que je chéris mes fers, 835 Quoique j’en sois jalouse en une telle sorte Que je ne puis souffrir qu’autre que moi les porte : Bien, mon cœur, qu’il s’engage à de nouveaux appâts, Crains pour lui seulement, mais ne murmure pas, Songe qu’il se ruine, et non pas qu’il t’offense, 840 Ne plains que son malheur, souffre son inconstance : Il n’est point de malheur qui soit égal au mien, Je crains plus toutefois les présages du sien, Aux sacrés intestins des victimes plus pures Je vois d’un accident les sinistres augures 58 , [p. 46] 845 Ciel détourne ce mal, j’aime mieux au surplus Voir Achille inconstant que de ne le voir plus, Je lui témoignerai que ma flamme est extrême, Et je me veux haïr pour montrer que je l’aime, S’il faut souffrir sa mort, son change ou mon trépas, 850 Qu’il vive, que je meure, et qu’il ne m’aime pas. 58 Briséide a une prémonition du sort d’Achille. <?page no="167"?> 166 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE QUATRIÈME. HÉCUBE. POLYXÈNE. HÉCUBE 59 . Mon Dieu ! qu’il est parfait, qu’il est rempli de charmes, Quand je ne le vois point mettre la main aux armes ! J’ai regret que son bras qui nous était fatal, M’ait si longtemps forcée à lui vouloir du mal, 855 Combien pour cette paix il est opiniâtre, N’ayant pu l’obtenir l’aperçoit-on combattre ? Qui de cette mêlée est aussi le témoin, Juge facilement qu’Achille en est bien loin : C’est la meilleure preuve, et je n’en veux point d’autres 860 Que le malheur des Grecs, et le bonheur des nôtres. Nous sommes les vaincus quand il est animé, [vers manquant] 60 [p. 47] Vous avez bien pu voir de dessus la muraille, Ceux à qui Mars promet l’honneur de la bataille. 865 Le Troyen par son sang commence à s’enflammer, S’il en perd une goutte, il en tire une mer. Qu’il fait beau voir Pâris, Déiphobe, et Troïle, Et que leur force éclate en l’absence d’Achille ! POLYXÈNE. " Ainsi loin du Soleil tous les arbres sont beaux, 870 " Ainsi près du Soleil il n’est plus de flambeaux : Aussi l’aspect d’Achille horrible à ma mémoire, Change en fatalité le sort de la victoire, Et ce jeune guerrier ne sort point du combat Qu’il n’ait couché par terre un pilier de l’État. HÉCUBE. 875 Caressez-le pourtant, faites-en de l’estime, Si ce n’est par amour, que ce soit par maxime, Songeons au bien présent, le mal soit oublié, Il nous perd ennemi, qu’il nous serve allié, 59 Nous avons remplacé « Polyxène » par « Hécube ». 60 Dans l’édition originale, le vers qui devrait rimer avec « animé » est manquant. <?page no="168"?> LA MORT D’ACHILLE 167 Que son affection répare notre perte, 880 Et qu’il ferme la plaie après l’avoir ouverte : Nourrissez son espoir d’un favorable accueil, Quoique vous ayez peine à le voir de bon œil, Et qu’il vous soit à charge en sa flamme amoureuse, Il fut notre ennemi, vous êtes généreuse, [p. 48] 885 Et vous vous souvenez qu’il nous a fait pâtir, Mais sommes-nous au temps de nous en ressentir, Nous qui n’avons plus rien de ce pouvoir antique ? Non, flattons le serpent de peur qu’il nous repique, Ne nous ressentons point de tant d’affreux combats, 890 Sauvons seulement Troie, et ne la vengeons pas 61 . POLYXÈNE. Suivant vos lois, Madame, on n’est jamais blâmable, Vous voulez que je l’aime, hé bien il est aimable, Je préfère à mes vœux le commun intérêt, Et le trouve charmant à cause qu’il vous plaît, 895 Je rendrai mon désir conforme à votre attente. HÉCUBE. Que nous serons heureux ! que vous serez contente ! Vous avez en cela de faciles moyens De faire triompher la valeur des Troyens, Vous règnerez, les Dieux vous en feront la grâce, 900 Quels seront vos enfants, cette superbe race, Étant fils d’un Achille, et neveu d’un Hector ? N’estimerez-vous pas un si riche trésor ? Achille est un époux que le Ciel vous envoie, Et l’aimant vous aimez Priam, Hécube, et Troie. 905 Mais le jeune Pâris ayant quitté son rang Pâris paraît Vient couvert de fureur, de poussière, et de sang. armé. [p. 47 = p. 49] 62 POLYXÈNE. De quelque horreur que soit la bataille comblée ; Il se démêle bien toujours de la mêlée. 61 Hécube encourage sa fille à feindre l’amour pour Achille. 62 Dans l’édition originale, il y a une erreur de pagination. <?page no="169"?> 168 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE CINQUIÈME. HÉCUBE. PÂRIS. POLYXÈNE. HÉCUBE. Sommes-nous les vaincus, ou les victorieux ? 910 Comment va le combat ? PÂRIS. Tout va bien grâce aux Dieux, L’armée est en déroute, elle a pris l’épouvante, La bataille nous est glorieuse, et sanglante. HÉCUBE. Nos gens, comme on les voit de la tour d’Ilion, Ont bien de l’avantage à mon opinion. PÂRIS. 915 Oui, mais une victoire est-elle si parfaite " Qu’elle ne coûte rien ? qui la gagne l’achète, " Sur sa félicité le vainqueur s’appuyant " Trébuche, et l’ennemi se retourne en fuyant : [p. 50] Toujours quelque Troyen que son courage incite 920 Poursuivant un Grégeois 63 trouve ce qu’il évite, À tous deux le combat apporte du renom, Et même le vaincu fait gloire de son nom. L’on ne cueillit jamais de palme moins facile, Quoi dans chaque Grégeois se trouve un cœur d’Achille, 925 Tous Chefs, et tous soldats qui ne redoutent rien, Ils occupent sa place, et la remplissent bien. Nous triomphons pourtant, et le champ nous demeure. HÉCUBE. Et vos frères, Pâris ? PÂRIS. Ils combattent sur l’heure, Mille escadrons vaincus rendent l’âme à leurs pieds, 63 C’est-à-dire un Grec. <?page no="170"?> LA MORT D’ACHILLE 169 930 Pour moi j’en suis sorti comme vous me voyez, Je ne compare point mes faits à ceux d’Alcide, Mais je reviens sanglant, et mon carquois est vide. HÉCUBE. Nous n’avons désormais pour notre commun bien Qu’à supplier les Dieux qu’ils ne nous ôtent rien. POLYXÈNE. 935 Mais mon frère, Troïle ? PÂRIS. Il est comme une foudre 64 , Qui brise, qui saccage, et qui met tout en poudre, [p. 51] Ses regards menaçant sont des éclairs d’horreur, Et son front est un ciel où tonne la terreur, Il a trop de furie, et gagne plus de gloire 940 Dans l’ardeur d’un combat que dans une victoire, Son courroux devrait être un peu moins violent, Il est brave, il est fort, mais il est insolent, Comme il a du courage, et comme il hait Achille, Il croit que la dépouille en est assez facile, 945 Pense l’épouvanter, et croit que ce vainqueur Appréhende le frère, et n’aime pas la sœur, Sa vaillance défi un qui vous idolâtre, Qui nous permet de vaincre, et nous laisse combattre, Et sa témérité le porte aveuglement, 950 Une pique à la main, jusqu’au retranchement, Viens, lâche, viens, poltron, parais devant Troïle, (Ce sont ses propres mots) es-tu ce brave Achille ? Sois-le contre celui qui s’oppose à tes vœux, Viens me donner la mort plutôt que des Neveux 65 . 955 À quoi que sa promesse, et son amour l’engage, Achille n’est pas homme à souffrir un outrage. 64 Employé au féminin, le mot « foudre » signifie la brusque et puissante décharge électrique qui se produit dans l’atmosphère. Employé au masculin, comme nous l’avons vu au vers 675, le mot signifie un homme redoutable. 65 C’est une allusion à l’amour d’Achille pour la sœur de Troïle et de Pâris. <?page no="171"?> 170 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET POLYXÈNE. Où va-t-il s’engager ? HÉCUBE. Quel accident voilà, Dieux ! mais pourquoi le craindre ? ils n’en viendront pas là, [p. 50 = p. 52] 66 En faveur de l’objet du feu qui le consomme, 960 Achille excusera cette ardeur de jeune homme. Voudrait-il ruiner ses amoureux desseins ? PÂRIS. Mais je crois ce malheur, parce que je le crains. HÉCUBE. Pour voir de nos esprits cette crainte soustraite, Persuadez au Roi qu’on sonne la retraite, 965 Qu’aux ennemis battus on daigne pardonner. Aussi bien c’est trop vaincre, il faut se couronner. Qu’avant qu’on la demande il accorde la trêve, Et que par la pitié sa victoire s’achève, Afin que Mars respire après avoir frémi, 970 Et que nous puissions voir notre cher ennemi. Courez, tandis qu’au temple avec un sacrifice Nous allons à nos vœux rendre le Ciel propice. ******************************* SCÈNE SIXIÈME. ACHILLE. ALCIMÈDE. ACHILLE. Il sort armé l’épée à la main. Ha c’est trop, Alcimède, à ma gloire être lent, Il faut que je réponde à ce jeune insolent, [p. 51 = p. 53] 975 Que je me satisfasse, et que je le contente, Puisqu’il nous vient braver jusques dans notre Tente, Par ce coup mes desseins ne seront plus suspects, Il finira ma honte, et le soupçon des Grecs. 66 Des erreurs de pagination se retrouvent également aux pages 53 et 56. <?page no="172"?> LA MORT D’ACHILLE 171 ALCIMÈDE. Mais Polyxène ? ACHILLE. ô Dieux ! ALCIMÈDE. Vous l’aimez ? ACHILLE. Je l’adore 67 . ALCIMÈDE. 980 N’allez point au combat, si vous l’aimez encore. Obéissez aux Lois que l’Amour vous enjoint, Ou ne la voyez plus, ou ne combattez point. ACHILLE. Ce n’est pas le conseil qu’Achille voudrait suivre, Ou ne la voyez plus ? sans la voir puisse vivre ? 985 Non, non, sois assuré (fidèle confident) Que je ne les 68 perdrai jamais qu’en me perdant, [p. 54] En frappant les Troyens je lui veux rendre hommage, Et je sais le secret de vaincre sans dommage, Je n’attaquerai point qui me vient d’affronter, 990 Mais en me défendant je le veux surmonter. Allons, je vais gagner une telle victoire Que même les vaincus auront part à ma gloire. Fin du troisième Acte. 67 Cette stichomythie de quatre répliques ne constitue qu’un seul vers. Dans la stichomythie proprement dite, « chaque réplique est longue d’un vers » (Scherer, La dramaturgie classique en France, p. 303). 68 C’est-à-dire les lois de l’amour. <?page no="173"?> 172 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 55] ACTE IIII. SCÈNE PREMIÈRE. HÉCUBE. POLYXÈNE. PÂRIS. DÉIPHOBE. HÉCUBE. Ô Dieux ! Sévères Dieux, contre nous mutinez, Vous avez bâti Troie, et vous la ruinez ! 995 Vous faillez comme nous tous parfaits que vous êtes, Votre ouvrage est mauvais puisque vous le défaites, Mais j’ai tort, je blasphème, et vous n’êtes point tels, Vous êtes justes Dieux, nous coupables mortels, Ilion justement souffre ce qu’il endure 1000 Et c’est un châtiment, et non pas une injure. Toi sous qui l’Univers autrefois a tremblé, Grande ville déserte, et Grand tombeau peuplée, [p. 54 = p. 56] Aide contre toi-même à la fureur céleste, Couvre ce qui n’est plus, opprime ce qui reste, 1005 Ce coup apaisera la colère des Dieux, Et s’il est volontaire, il sera glorieux. Des respects (Polyxène) et la mort de Troïle 69 Sont enfin les doux fruits de l’amitié d’Achille ? Voilà des traits d’un cœur qui n’adore que vous, 1010 Voilà comme il vous aime, et comme il est pour nous ; Aussi je m’étonnais que cet inexorable Vous eût vu malheureuse, et vous eût cru aimable, Eût connu des attraits parmi tant de malheurs, Et qu’il eût vu votre œil au travers de ses pleurs. POLYXÈNE. 1015 Nous lui devions ravir d’une puissante amorce Avec l’inimitié le pouvoir, et la force, 69 Troïle n’est mentionnée qu’une seule fois dans l’Iliade. Priam déclare : « J’avais engendré, dans la grande Troiè, des fils excellents, et pas un d’entre eux ne m’est resté, ni l’illustre Mèstôr, ni Trôilos dompteur de chevaux, ni Hektôr qui était comme un dieu parmi les hommes, et qui ne semblait pas être le fils d’un homme, mais d’un dieu. Arès me les a tous enlevés, et il ne me reste que des lâches, des menteurs, des sauteurs qui ne sont habiles qu’aux danses, des voleurs publics d’agneaux et de chevreaux » (Iliad, chant XXIV). <?page no="174"?> LA MORT D’ACHILLE 173 " C’est ainsi qu’on s’assure, et c’est être imprudents " Qu’apprivoiser un Tigre, et lui laisser des dents. PÂRIS. Quand j’aperçus Troïle aveuglé par sa gloire, 1020 Je commençai dès lors à craindre la victoire : Je vis où se romprait son insolent effort, Il portait sur le front nos malheurs, et sa mort, Achille eût bien voulu pardonner à mon frère, Il fut impatient ; l’autre fut téméraire. [p. 57] HÉCUBE. 1025 Quoi vous tonnez si peu contre un si grand forfait ? Qui le blâme à demi l’excuse tout à fait, Votre frère eut raison de défendre sa ville, Il aimait un Hector, nous aimions un Achille, S’opposait bravement à ses prétentions, 1030 Il voulait le punir, nous le récompensions. Le traître fit mourir et son frère, et le vôtre, Il détestait sa main, elle touchait la nôtre. Que n’eus-je même sort, même dessein que lui. Je n’aurais pas ailleurs recherché de l’appui. 1035 Et loin d’une action si lâche, et si honteuse, J’aurais vécu sans crime, et mourrais glorieuse. PÂRIS. Bien loin de l’excuser, je voudrais que ma main Lui mit pour nous venger un poignard dans le sein, Je me ressentirai de cette offense extrême. DÉIPHOBE. 1040 Je suis bien résolu d’en faire aussi de même, Quand nous aurons passé le jour de notre deuil, Et que mon frère aura sa pompe, et son cercueil ; Pour la voir tout le peuple est dessus les murailles. HÉCUBE. Hé quoi veut-on si tôt faire des funérailles ? [p. 58] 1045 Tentons auparavant un généreux effort, Tout ce qui doit mourir n’est pas encore mort, Nous devons des sujets à l’infernal Empire Troïle ne vit plus, mais Achille respire : <?page no="175"?> 174 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Mon superbe dessein veut être effectué, 1050 Attendons à brûler que nous ayons tué, Et pour bien assouvir ma vengeance, et la vôtre, Préparons un bûcher devant qu’allumer l’autre. Si jamais (Polyxène) un si perfide Amant Régna dans votre esprit, changez de sentiment, 1055 Si jamais il y fut, ôtez-le de votre âme, De peur qu’on ne vous blesse en frappant cet infâme, Plus que ce traître objet mon vouloir vous fut doux, Vous l’aimâtes pour moi, détestez-le pour vous. POLYXÈNE. Votre commandement ne m’est pas beaucoup rude, 1060 Je reprends aisément cette douce habitude : Si pour un déloyal je parus m’enflammer, Ce fut vous obéir, ce ne fut pas l’aimer : S’il était dans mon cœur, ce qu’on ne doit pas craindre, Je me le percerais pour tâcher de l’atteindre, 1065 Cet amour fut de vous, il était tout nouveau, Vous avez étouffé votre enfant au berceau. HÉCUBE. Détestable, et perfide, ennemi de ma joie, Tigre qui dans mon sang as presque noyé Troie, [p. 59] Que ne tiens-je ton cœur sous mes avides dents, 1070 Et que ne puis-je faire en mes désirs ardents, En te le dévorant, et rongeant tes entrailles, À ton corps demi-vif de longues funérailles ! Elle parle à Pâris Soyez les instruments de mon juste courroux, et à Déiphobe. Perdez-vous pour le perdre, et qu’il tombe sur vous : 1075 Ne peut-on pas punir ce cruel adversaire ? Quoi, n’est-il pas vivant, n’a-t-il pas une mère Qui craint de voir trop tôt ses beaux jours abrégés Qu’il meure, qu’elle pleure, et nous sommes vengés 70 . Pour Hector, et Troïle animez vos colères, 1080 Car vous ne m’êtes rien, si vous n’êtes leurs frères. 70 Hécube se montre particulièrement cruelle dans son complot visant à tuer Achille. Darès le Phrygien écrit : « Hécube, affligée de ce que les plus vaillants de ses fils, Hector et Troïle, avaient été tués par Achille, prit pour se venger une résolution aussi lâche que téméraire » (Darès le Phrygien, Histoire de la ruine de Troie, trad. Antoine Caillot, Paris, Brunot-Labbe, 1813, t. II, chapitre XXXIV). <?page no="176"?> LA MORT D’ACHILLE 175 DÉIPHOBE. Nous ferons voir, Madame, à votre majesté Que nous tenons beaucoup de ce qu’ils ont été. PÂRIS. Oui, nous lui ferons voir mourant en braves hommes Ce qu’Hector nous était, et ce que nous lui sommes. HÉCUBE. 1085 Dans ce noble dessein vous ne pouvez périr, Et le jour est venu qu’Achille peut mourir, Le perfide qu’il est, ce détestable Achille Demande Polyxène en me rendant Troïle, [p. 60] Il pense qu’il m’oblige, et croit le ranimer, 1090 Nous faisant obtenir le temps de l’inhumer. Son Écuyer m’a dit qu’il me priait de croire Qu’il n’avait point commis une action si noire, Qu’à regret son serment avait été faussé, Mais qu’il n’avait rien fait qu’il ne s’y vit forcé, 1095 Qu’il me priait d’aller feignant un sacrifice Au Temple d’Apollon afin que je le visse, Et là qu’il espérait de se rendre innocent, Et digne des regards de son Soleil absent, Moi cachant ma douleur qui tâchait de paraître, 1100 Oui j’irai, ai-je dit 71 , parler à notre maître. Vous pouvez aux cheveux prendre l’occasion De faire maintenant une belle action, Une belle action sous l’image d’un crime Au Temple où vous attend cette noire victime 1105 Que vous immolerez sur la tombe d’Hector. DÉIPHOBE. Ha ! qu’il meure, ou mourons, consultons-nous encor ? PÂRIS. Il périra par moi, sa mort est assurée, 71 Selon Darès le Phrygien, c’est Hécube qui invita Achille au temple : « De son côté, Hécube fit inviter Achille au nom de Priam, à se rendre dans le temple d’Apollon. Celui-ci, toujours épris de Polyxène, reçut ce message avec beaucoup de joie, et remit son départ au lendemain » (Histoire de la ruine de Troie, t. II, chapitre XXXIV). <?page no="177"?> 176 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Les Dieux me l’ont promise, et ce bras l’a 72 jurée, De son perfide sang mes flèches rougiront 1110 Et je ferai pâlir son crime sur son front, [p. 61] Il verra que ma main, quoiqu’il soit plus qu’un homme, Sait aussi bien donner le trépas qu’une pomme 73 , Qu’un nombre de Troyens pour en être témoin Environne le Temple et nous suive de loin, 1115 Si nous le surprenons ce n’est point chose étrange, " Car qui trahit un traître est digne de louange. DÉIPHOBE. " Quand on sait bien choisir et le temps, et le lieu, " On peut venir à bout de la force d’un Dieu. HÉCUBE. " Qu’un désir de vengeance est doux à ceux qu’il presse, 1120 Ha que j’en suis ravie ! une seule tristesse Rend en quelque façon mon plaisir altéré, C’est qu’il a moins de sang qu’il ne m’en a tiré. Le Ciel guide vos pas, l’infortuné Troïle N’aura point les devoirs devant la mort d’Achille, 1125 Je veux qu’il soit vengé devant que d’être plaint, Donc, ô brave Pâris, si fort, et si peu craint, Rends deux divers transports satisfaits à même heure. Sois lent, que je me venge, hâte-toi, que je pleure. PÂRIS. On me rapporte mort, ou je reviens vainqueur. HÉCUBE. 1130 Ha ! si vous le pouvez apportez-moi mon cœur. 72 Nous avons remplacé « la » par « l’a ». 73 Sur la « pomme d’or de la discorde », voir supra la note 30. <?page no="178"?> LA MORT D’ACHILLE 177 [p. 62] ******************************* SCÈNE DEUXIÈME. ULYSSE. AJAX. ULYSSE. Oui, sans doute il persiste en ses flammes impures, Et je n’en tire point de faibles conjectures. AJAX. Il nous a témoigné que son feu s’est éteint. ULYSSE. Et c’est par où je vois qu’il est encore atteint : 1135 Il montrait son amour étant opiniâtre, La Grèce en murmurait, il fallait bien combattre. Mais ses coups n’ont été que de subtils moyens Pour vaincre nos soupçons plutôt que les Troyens. AJAX. Je veux que cela soit, mais après tout Achille 1140 Pour plaire à Polyxène eût épargné Troïle. ULYSSE. Son bras se déchargeait sur le simple soldat, Attribuez le reste à l’ardeur du combat, [p. 63] Il eut une fureur à soi-même contraire, Et nous voulut tromper, et non pas le défaire. AJAX. 1145 " Aussi le plus vaillant est le plus aveuglé. " Dans la chaleur des coups un bras n’est point réglé, " Il frappe ce qu’il flatte, et l’ardente Bellone 74 " Couvre les siens de sang, et ne connaît personne. ULYSSE. Quoi qu’à tant de Troyens il ait rougi le flanc, 74 Il s’agit de la déesse de la Guerre de la mythologie romaine. Incarnant les horreurs de la guerre, Bellone est considérée comme la femme ou la sœur de Mars. <?page no="179"?> 178 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 1150 Il pleure dans le cœur sa victoire, et leur sang, Sa fureur n’était rien qu’une pitié cachée, Et nous avons de lui cette palme arrachée. Elle n’est pas entière, Achille en ce beau jour Fait trop peu pour la Grèce, et trop pour son amour. 1155 La trêve qu’aussitôt il leur a procurée, M’est de sa passion une preuve assurée, Il veut les consoler des travaux qu’ils ont eus, Et se veut excuser de les avoir vaincus. Un temple est ici près que mon esprit soupçonne, 1160 Le lieu du rendez-vous que cette amour se donne, Courrons notre dessein du service des Dieux, La trêve nous permet de visiter ces lieux, Ou plutôt demeurons près des murs de la ville. AJAX. Nous servirons la Grèce, et connaîtrons Achille, [p. 64] 1165 Moi pour en faire après un utile rapport, Je verrai de la ville, et le faible et le fort, Tu pourras découvrir tout ce qu’Achille brasse 75 , Et nous reconnaîtrons, toi son cœur, moi la place. ******************************* SCÈNE TROISIÈME. Le Temple d’Apollon paraît. ACHILLE. ALCIMÈDE. ACHILLE. Mais je suis innocent puisque j’ai combattu 1170 Pour vaincre le soupçon que l’armée avait eu, Ma réputation n’eût acquis que du blâme, Et j’eusse trahi même Ilion, et ma flamme, Ce naufrage dernier les approche du port, Je travaille à leur paix, 75 « Brasser : Il signifie fig. Pratiquer, tramer, négocier secrètement. Il y avait longtemps qu’ils brassaient cette conspiration. brasser une trahison. il se brasse quelque chose contre la République. il se brasse quelque chose de dangereux » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 127). <?page no="180"?> LA MORT D’ACHILLE 179 ALCIMÈDE. Oui, mais Troïle est mort. ACHILLE. 1175 Sa témérité seule est cause qu’il succombe, Je me défends, il meurt, je me soutiens, il tombe. [p. 65] ALCIMÈDE. Hé bien, Achille est juste, il n’a point offensé, Mais qu’attend l’innocent d’un Juge intéressé ? Priam est votre Juge, il est votre partie, 1180 Vous venez à l’Autel de même que l’Hostie 76 , Ce sont des ennemis qui flattent pour tromper, Qui ne vous ont paré qu’afin de vous frapper, Vous êtes menacé d’une affreuse tempête, Et le Ciel, et l’Enfer grondent sur votre tête. 1185 Que faites-vous ici ? qu’espérez-vous de bon Près du tombeau d’Hector, et des Dieux d’Ilion ? Hécube, et Polyxène auront un front sévère, Les pourrez-vous fléchir ? l’une est sœur, l’autre est mère, Tant de fiers ennemis vous pourront outrager, 1190 Et s’ils aiment leur sang ils voudront le venger : Empêchez, juste Ciel, que ce malheur arrive, Meurs, ô piété sainte ! afin qu’Achille vive. ACHILLE. Faible, et trop lâche esprit à la frayeur ouvert, Me puis-je pas sauver, si le Ciel ne me perd ? 1195 S’il veut qu’avec mes jours ma gloire se consomme, Le Ciel n’est-il pas Ciel, et ne suis-je pas homme ? Si tu m’as vu saigner, tu me peux voir mourir, La mort est un danger que je dois encourir, [p. 66] " Tout l’effort des humains contre elle est ridicule, 1200 C’est le destin d’Achille, et ce le fut d’Hercule. Mais quel présage as-tu de ce mal que tu crains ? ALCIMÈDE. " Où le malheur se voit les présages sont vains, 76 « Hostie : Victime offerte en sacrifice aux dieux ou, chez les Hébreux, à l’Éternel. Immoler une hostie » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 572). <?page no="181"?> 180 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Quoi pour vous avertir du danger où vous êtes, Est-il besoin qu’en l’air s’allument des comètes 77 ? 1205 Que la terre ait pour vous d’horribles tremblements, Que le Ciel soit en trouble avec les éléments, Et vous voyant tomber dans un indigne gouffre Que la Nature éclate à cause qu’elle souffre ? Je sais dans quel désordre autrefois elle fût, 1210 Combien elle sua quand Alcmène 78 conçut, Tout fut enseveli dans une nuit profonde, Alcide 79 en se formant coûta trois jours au monde 80 , Le monde sans dommage aussi vit son trépas, Le Soleil l’aperçut, et ne s’en émut pas, 1215 L’air fut sans aucun vent, le Ciel fut sans tonnerre, Sans orage la mer, sans abîme la terre, Le cours de ces flambeaux ne fut point déréglé, Lui seul perdit le jour, rien n’en fut aveuglé. Briséide, et ses pleurs, vos songes, ma tristesse, 1220 Vous devraient faire craindre, ils m’agitent sans cesse, Ces augures encor seraient indifférents, Si vos fatalités n’en avaient de plus grands [p. 67] C’est Hector, c’est Troïle, Hécube, et Polyxène, Je crains la mort des uns, et des autres la haine, 1225 Vous ôtez à la mère un nom qui lui fut doux, Et vous aimez la Sœur qui ne l’est plus par vous, Vous leur ajoutez foi, n’est-ce pas un présage Du péril évident où le sort vous engage ? ACHILLE. Achille concevrait une sotte terreur ? 1230 " Ha qui fait tout trembler ne doit pas avoir peur ! Il faut, quoiqu’Ilion contre lui s’évertue, Que pour le voir mourir Polyxène le tue, Si tu pleures sa vie en de si belles mains, Il te dira mourant, je te hais, tu me plains ; 77 Dans l’Antiquité, les comètes étaient souvent interprétées comme des signes annonciateurs, particulièrement de mauvais augure. 78 Il s’agit de la mère d’Héraclès (Hercule). 79 Nom donné à Héraclès par ses parents. 80 Zeus passa la nuit avec la mortelle Alcmène, la femme d’Amphitryon, prince de Tirynthe. Le roi des dieux persuada Hélios, dieu du soleil, de ne pas se lever pendant trois jours, prolongeant ainsi sa nuit avec Alcmène. Le résultat de cette union fut Héraclès. <?page no="182"?> LA MORT D’ACHILLE 181 1235 L’arrêt de mon destin sortira de sa bouche, Et puis pour me frapper il faut qu’elle me touche, Entre les plus heureux qui le fut jamais tant ? Elle vivra vengée, et je mourrai content. Mais je n’espère pas des punitions d’elle, 1240 Je suis trop peu coupable, elle est trop peu cruelle, Et puis pour me punir avec plus de rigueur, Ses beaux yeux savent bien le chemin de mon cœur. Pour toi si ton repos n’est pas ici tranquille Pour vivre sûrement éloigne-toi d’Achille, 1245 Tant de lâches discours sont vains et superflus. ALCIMÈDE. Périssons, j’y consens, et je n’en parle plus. [p. 68] ******************************* SCÈNE QUATRIÈME. PÂRIS, DÉIPHOBE cachés. ACHILLE. ALCIMÈDE 81 . ACHILLE, continue son discours. Crains-tu quelque ennemi quand ton œil me contemple ? PÂRIS, à Déiphobe. Nos gens ne sont pas loin ? DÉIPHOBE. À la porte du Temple. ACHILLE. Mars n’oserait tonner sur moi, ni sur les miens. ALCIMÈDE. 1250 Mais vous êtes mortel. PÂRIS, l’apercevant. Le voici, je te tiens. 81 Dans l’édition originale, les noms « Achille » et « Alcimède » sont abrégés : ACH. et ALCIM. <?page no="183"?> 182 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ALCIMÈDE. Votre danger est grand. [p. 69] ACHILLE. " Qui dans son entreprise " Voit toujours le danger à la fin le méprise : Mais je n’ai pas sujet de craindre en ce lieu-ci, Je ne me vis jamais plus sûrement qu’ici, 1255 Une trêve sacrée est ma juste défense, Et par elle s’endort la haine, et la vengeance, Je goûte le repos des plus lâches humains, Loin des coups, dans un Temple. ALCIMÈDE. Et c’est pourquoi je crains. PÂRIS, prêt à porter son coup. Je sais l’endroit fatal 82 où je dois faire brèche, 1260 Juste Ciel, venge Troie, et conduis cette flèche 83 . ACHILLE. Qui se prendrait à moi ? qui serait l’insensé Qui viendrait m’attaquer ? mais Dieux ! je suis blessé. PÂRIS, paraît, et les Troyens accourent. À nous, Troyens, à nous. 82 Allusion au talon d’Achille. C’est dans le poème épique Achilléide de Stace (40-96) où l’on trouve cette légende. La mère d’Achille plongea son enfant dans le Styx pour le rendre invincible, le tenant par le talon. Cette partie du corps d’Achille devint son point faible. Voir l’œuvre de Stace, Achilléide, trad. Jean Méheust, Paris, Belles Lettres, 1971, livre I. 83 « À peine est-il entré dans le temple, que les soldats qui y étaient cachés sortent de leur embuscade, et, encouragés par Alexandre, lui lancent des traits de tous côtés. Enveloppant alors son bras gauche, et tenant son épée de la main droite, il se précipite avec Antiloque contre ses assassins, dont plusieurs expirent sous ces coups. Après d’être vaillamment défendu, il tombe enfin avec Antiloque, percé de plusieurs traits par Alexandre » (Darès le Phrygien, Histoire de la ruine de Troie, t. II, chapitre XXXIV). La première source à préciser que Pâris tira la flèche meurtrière est l’Énéide de Virgile. Cette flèche aurait été guidée par Apollon. Voir l’œuvre de Virgile, Énéide, trad. Jacques Perret, Paris, Gallimard, 1991, chant VI. <?page no="184"?> LA MORT D’ACHILLE 183 ALCIMÈDE, l’épée à la main. Assassins exécrables ! ACHILLE, se voulant défendre. Je vengerai ma mort, infâmes, détestables, [p. 70] 1265 Mais Achille succombe à l’effort de vos coups, Percez, percez ce cœur, il se fiait à vous. ALCIMÈDE. Quoi, je ne mourrai pas pour défendre sa vie ? DÉIPHOBE. Elle sera dans peu de la tienne suivie. ACHILLE. Après ce lâche coup, malheureux, vous suivez. PÂRIS. 1270 C’est comme nous traitons nos mauvais alliés. ACHILLE. Je souffre ce trépas, dis-moi qui me l’envoie, Et qui l’a conspiré ? PÂRIS, s’en allant. Moi, Polyxène, et Troie. ALCIMÈDE, mourant. Pour vous faire éviter ce funeste accident, Alcimède vivait, il meurt vous défendant. [p. 71] ******************************* SCÈNE CINQUIÈME. ACHILLE, seul accoudé sur l’Autel. 1275 Sachez vous 84 qui tremblez aux actions hardies, Qu’il est des châtiments, s’il est des perfidies, Les Dieux me vengeront, non pas ces faibles Dieux, 84 L’utilisation d’une virgule clarifierait ce vers : « Sachez, vous qui tremblez aux actions hardie ». <?page no="185"?> 184 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ilion les adore, ils sont pernicieux, Vous désirez ma mort, eux aussi la souhaitent, 1280 Et traîtres, comme vous, méritent ce qu’ils jettent. Ha ! que je souffre bien ce que j’ai mérité Ayant fait une tache à ma fidélité, J’ai combattu trop peu, j’ai trop épargné Troie, Si je l’eusse frappée elle eut été ma proie, 1285 J’eusse à mes volontés asservi son destin, Et qui m’a fait esclave eut été mon butin, [p. 72] ******************************* SCÈNE SIXIÈME. AJAX, ULYSSE. ACHILLE, mourant. AJAX 85 . Entrons effrontément, c’est trop de patience, Et je crains les effets d’une telle alliance. ULYSSE. Nous sommes ruinés s’il fait tout ce qu’il peut. 1290 Ô Ciel ! Il aperçoit Achille. ACHILLE. Coule, mon sang, Polyxène le veut. ULYSSE. Que vois-je ? Achille meurt, son propre sang le noie, Sa mort est ton forfait, triste, et perfide Troie. AJAX. Par quelle perfidie, ou par quelle valeur Te vois-je, notre Ami, réduit à ce malheur ? ACHILLE. 1295 Deux mots vous apprendront mon infortune extrême, Mon amour vous trahit, et m’a trahi moi-même, [p. 73] Priam veut mon trépas, et Pâris l’entreprend. Une main si débile a fait un coup si grand, Ces lâches ont rompu la trêve, et leur promesse : 85 L’édition originale néglige d’identifier Ajax comme personnage parlant. <?page no="186"?> LA MORT D’ACHILLE 185 1300 Mais quoique mon amour ait offensé la Grèce, Faites-les ressentir du tort que j’en reçoit, Et ne vous vengez pas de moi, mais vengez-moi. AJAX, en l’embrassant. Oui, j’userai contre eux de ta valeur extrême, Et je m’efforcerai d’hériter de toi-même. ACHILLE. 1305 Que de vives douleurs ! Parque, achève ton coup, Je ne veux pas me plaindre, et j’endure beaucoup. ULYSSE. Juge quelle est ta faute, Achille, par ta peine, Voilà ce que te vaut l’amour de Polyxène, Ce sont de l’ennemi les plus douces humeurs, 1310 Voilà comme ils nous flattent 86 . ACHILLE, il meurt. Il est vrai, mais je meurs. ULYSSE. D’une éternelle nuit sa paupière est couverte, Ris de ton crime, ô Troie ! Argos, pleure ta perte ! [p. 74] AJAX. Perdons-nous pour jamais un si rare trésor ? Que nous sert sans ce bras le conseil de Nestor 87 ? 1315 Méchants, qui violez au mépris du tonnerre, Et les lois de la paix, et les lois de la guerre, Ce bras jusqu’aux enfers vous ira poursuivant, Achille n’est pas mort puisqu’Ajax est vivant : Souvenez-vous qu’Ajax est le vengeur d’Achille, 1320 Que bientôt de sa cendre il en renaîtra mille, Les Dieux, vos protecteurs, vous verront trébucher, 86 Nous avons remplacé « flatte » par « flattent ». 87 Il s’agit du roi de Pylos qui apparaît dans l’Iliade comme un guerrier âgé qui est respecté pour ses sages conseils : « Et la parole coulait de sa langue, douce comme le miel. Et il avait déjà vécu deux âges d’hommes nés et nourris avec lui dans la divine Pylos, et il régnait sur le troisième âge. Très sage […] » (Homère, Iliad, chant I). <?page no="187"?> 186 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et votre ville un jour sera votre bûcher. Mais que veut ce Grégeois ? ******************************* SCÈNE SEPTIÈME. SOLDAT, voyant Achille mort. Funestes aventures ! Je vois ce qu’ont prédit tant de tristes augures, 1325 Le camp sans les savoir commence à s’attrister, Et Briséide vient de se précipiter. ULYSSE. Chacun doit ressentir la mort du grand Achille, Le corps qui perd ce bras doit bien être débile. [p. 75] AJAX. Mais sans mettre du temps à s’affliger ainsi, 1330 Puisque nous sommes trois enlevons-le d’ici, Devant qu’il ait reçu ses honneurs, et nos larmes L’on verra qui de nous remportera ses armes, Un superbe tombeau lui doit être érigé, Aussitôt mis en cendre, après plaint, puis vengé. Fin du quatrième Acte. <?page no="188"?> LA MORT D’ACHILLE 187 [p. 76] ACTE V. SCÈNE PREMIÈRE. AGAMENNON. LE CONSEIL DES GRECS. AJAX. ULYSSE. Et les armes d’Achille au milieu 88 . HARANGUE 89 D’AJAX 90 . 1335 Quoi grands Dieux ! qu’un débat aujourd’hui s’accomplisse, Et devant nos vaisseaux, et d’Ajax contre Ulysse ? Moi qui les préférai lorsque Mars furieux Y mit le fer, la flamme, Hector, Troie, et ses Dieux, Je soutins tout cela, lui n’osa les défendre. 1340 À ce que je mérite il ose bien prétendre. Combattons-nous de langue, et d’un parler subtil ? Je lui cède, et me rends, couronnez son babil 91 , [p. 77] Il a de l’éloquence, et sa voix a des charmes 92 , Mais combattons de main en demandant des armes, 1345 Connaissons leur usage, et si Vulcan 93 les fit, Ou pur un bon soldat, ou pour un bon esprit, Il n’est pas nécessaire (illustres Capitaines) Que de mes actions vos oreilles soient pleines, Vous en fûtes témoins, tout le monde les sait, 1350 Et la nuit seule a vu tout ce qu’Ulysse a fait. La gloire que je veux me doit être assurée, 88 Selon le code guerrier de l’époque, les armes devaient être données à un guerrier aussi brave que le défunt. 89 « Discours fait à une Assemblée, à un Prince ou à quelque autre personne élevée en dignité, ou à un peuple » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 554). 90 La source de cette harangue d’Ajax est les Métamorphoses du poète latin Ovide (43 av. J.-C.-17 ou 18 ap. J.-C.). Ajax tente de discréditer Ulysse en opposant sa propre bravoure à la lâcheté de son adversaire. Il oppose aussi la supériorité de sa propre naissance à celle d’Ulysse. Il accuse également Ulysse d’avoir privé la Grèce d’éléments précieux par ses décisions imprudentes. Voir l’œuvre d’Ovide, Métamorphoses, trad. Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet, Bruxelles, Bibliotheca Classica Selecta, 2008. livre XIII, vers 1-122. 91 « Bavardage, flot de paroles inutiles » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 75). 92 Ulysse avait la réputation d’être orateur attendu et habile. Voir l’Iliad, chant II. 93 Il s’agit de Vulcain, dieu romain du feu, des volcans et de la forge. <?page no="189"?> 188 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Elle est grande, il est vrai, mais elle est mesurée, Et puis à mon mérite Ulysse la débat, Et cette concurrence en avilit 94 l’éclat : 1355 Sa plus superbe gloire est un honneur frivole, Et d’où s’élève Ajax ; c’est là qu’Ulysse vole, Quand il n’obtiendra pas les armes qu’il prétend, Il a déjà son prix en me les disputant : Et quand j’aurai sur lui remporté la victoire, 1360 Nous aurons combattu, ce sera là sa gloire. Si j’étais sans l’éclat dont je suis revêtu, La Noblesse chez moi tiendrait lieu de vertu, Les Dieux, Achille, et moi, sommes de même race, Et j’obtiendrais ce bien de naissance, ou de grâce. 1365 Mais je le haïrais, je le veux mériter, Et l’avoir comme un prix, non pas en hériter. Je sais l’humeur d’Ulysse, et vois qu’il appréhende D’obtenir sur le champ les armes qu’il demande : [p. 78] Quand pour lui plaire Ajax s’en voudrait départir, 1370 Il ferait l’insensé pour ne les pas vêtir, Comme autrefois charmé de sa natale terre Une feinte fureur l’exempta de la guerre 95 , Quand son esprit touché d’une ordinaire peur Fuyait ce qu’il recherche avecque tant d’ardeur : 1375 Il sera préférable à tant d’autres personnes, Et qui n’en voulut point en aura de si bonnes ? Le mérite éclatant ne sera point connu ? Il fuira tout armé, je combattrai tout nu ? Ha que si la fureur dont il eut l’âme émue 1380 Eût été véritable, ou qu’elle eût été crue, Il nous en serait mieux, nous aurions de l’appui, Et nous n’aurions point vu ni ses crimes, ni lui ; Tu serais avec nous, malheureux Philoctète 96 , 94 Rend contemptible. 95 Ne voulant pas laisser son jeune fils Télémaque, Ulysse feignit la folie pour éviter de partir en guerre lors du déclenchement de la guerre de Troie. Il sema un champs du sel ou des pierres pour démontrer sa folie. 96 Personnage de la mythologie grecque, Philoctète était le compagnon fidèle d’Héraclès. Lors de la mort de celui-ci, Philoctète prit possession de ses armes. Après avoir rompu son serment de ne pas divulguer le lieu de la sépulture d’Héraclès, il fut blessé au pied par un des flèches de son compagnon. (La flèche tomba sur le même pied avec lequel il avait montré le lieu du tombeau.) <?page no="190"?> LA MORT D’ACHILLE 189 Lemnos 97 ne serait pas ton affreuse retraite, 1385 Et tu n’y perdrais point par occupation Les traits qui ne sont dus qu’au destin d’Ilion, C’est là que tu languis dans une maladie, Que tu te plains d’Ulysse, et de sa perfidie, Implorant contre lui le Ciel à ton secours ; 1390 (Vœux qui seront ouïs, si les Dieux ne sont sourds) Palamède 98 vivrait, ou serait mort sans crime, Sans qu’à tort l’avarice eût taché son estime. Il affaiblit ainsi les forces d’un État. C’est comme on le doit craindre, et c’est comme il combat : [p. 79] 1395 Ailleurs il prend la fuite en toute diligence, Lorsque Nestor blessé réclame sa défense ; Diomède 99 le sait qui même s’en fâcha, Qui rougit de sa honte et la lui reprocha : Cette action des Dieux ne fut pas oubliée, 1400 Mais en un même temps fut vue et châtiée, Tout aussitôt lui-même a besoin de secours, M’implore, et se rassure aussitôt que j’accours, J’empêchai qu’à son corps l’âme ne fut ravie, C’est la seule action qu’on reproche à ma vie. 1405 Ingrat, si tu me veux disputer cet honneur, Retourne aux ennemis, à ta plaie, à ta peur, Que je t’aille assuré lorsque ton âme tremble, Et que sous ce bouclier nous querellions ensemble. Tout fuit, Hector paraît, il amène avec soi 1410 Pour vaincre sans combattre, et la crainte, et l’effroi, Se dispose à brûler nos voiles, et nos rames, Mon bras seul repoussant Hector, ses dieux, ses flammes, Couvre toute la Grèce avec ce large écu, Nous en venons aux mains, je n’en suis pas vaincu, 1415 Nous nous craignons tous deux, quel honneur, quelle gloire, Ne triomphais-je pas empêchant sa victoire ? En conséquence, un ulcère se forma qui émettait une odeur si forte qu’Ulysse décida d’abandonner Philoctète dans l’île de Lemnos où le blessé souffrit pendant dix ans. 97 Île grecque du nord-est de la mer Égée. 98 C’est Palamède qui avait découvert et dénoncé la ruse de folie d’Ulysse. Par vengeance, Ulysse l’accusa faussement de trahison. Palamède fut condamné à mort et fut exécuté. 99 Roi d’Argos, Diomède est l’un des héros grecs de la guerre de Troie. L’Iliad le décrit comme étant brave et « hardi au combat » (chant V). <?page no="191"?> 190 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et quand tout furieux sous les murs d’Ilion Je repoussais l’effort de ce jeune lion, Que faisait lors Ulysse avec sa Rhétorique ? 1420 Qui vous servait le mieux ou sa langue, ou ma pique ? [p. 80] Quels étaient nos vaisseaux en ce triste accident ? N’allaient-ils pas sans moi faire un naufrage ardent ? Par les feux notre flotte eut été consommée, Et l’espoir du retour s’en allait en fumée, 1425 Songez quels nous étions quand Hector arriva. Vos vaisseaux sont entiers, armée qui les sauva. Ces armes dont jadis la gloire fut si grande, Vous demandent Ajax, comme Ajax les demande, Que si votre Justice honore ma valeur, 1430 J’en augmente mon lustre, et je maintiens le leur. Voyons qui les mérite, et que ce brave Ulysse Compare à ma vertu son infâme artifice, Qu’il compare à ces faits glorieux à mon nom, Et les chevaux de Rhese 100 , et le mort de Dolon 101 : 1435 Il n’a rien fait de jour, et rien sans Diomède 102 , Qu’il en ait la moitié, si l’autre les possède. Mais qu’Ulysse n’ait rien puisqu’il est sans vertu, Il a bien dérobé, mais j’ai bien combattu. Ha certes sa folie est digne de nos larmes, 1440 Il demande sa perte en demandant ces armes, L’éclat de cet armet de qui l’œil est touché, Le pourrait découvrir quand il se tient caché : Ses lueurs trahiraient ses ruses, et sa gloire, La nuit sa confidente en paraîtrait moins noire ; 1445 Achèverait-il mieux ses illustres desseins ? Que ferait cette épée en ses débiles mains ? [p. 81] Au lieu de récompense il recherche un supplice, Ne fusse rien qu’un bras que tout le corps d’Ulysse, Ce grand, et large écu que j’ai seul mérité, 100 Il s’agit de Rhésos, roi de Thrace, qui combattit pour les Troyens lors du siège de Troie. Il amena de grands et magnifiques chevaux : « Ils sont plus blancs que la neige, et semblables aux vents quand ils courent » (Iliad, chant X). 101 Combattant troyen, Dolon se revêtit d’une peau de loup pour espionner dans le camp des Achéens. Arrêté par Diomède et Ulysse, il fut forcé de révéler des informations sur l’armée troyenne avant d’être décapité par Diomède. Voir l’Iliad, chant X. 102 C’est Diomède qui tua Rhésos, tandis qu’Ulysse s’empara des chevaux du roi de Thrace. <?page no="192"?> LA MORT D’ACHILLE 191 1450 Qui porte tout le monde, en serait-il porté ? Si votre jugement à cet honneur le nomme, Vous ruinez la Grèce, et perdez ce grand homme, Comme dans un cercueil ce sera l’enfermer, Et vous l’étoufferez en le pensant armer. 1455 Ce prix de la valeur, ces armes défendues Par un si faible corps, seront bientôt perdues, Ulysse se verra de tous côté atteint, Et sera dépouillé devant que d’être craint. J’ai donné de moi-même une assez ample preuve, 1460 Ma cuirasse est osée, il m’en faut une neuve, Qu’est-il besoin qu’Ulysse ait un autre bouclier ? Le mien est tout percé, le sien est tout entier. Mais c’est trop discourir, ces armes disputées Entre les ennemis doivent être jetées, 1465 Méritons : par le sang un si glorieux prix, Et qu’enfin il demeure à qui l’aura repris. HARANGUE D’ULYSSE 103 . Si le Ciel m’eût ouï (justes, et braves hommes) On ne nous verrait pas en la peine où nous sommes, Je me tairais, Ajax serait moins animé, 1470 Car tu vivrais (Achille) et tu serais armé. [p. 82] Mais puisque le trépas qui se rit de nos larmes En nous l’ayant ôté n’en laisse que les armes, Qui par ses actions les peut mieux mériter Que celui d’entre nous qui les lui fit porter ? 1475 N’estimez point qu’Ajax ait omis quelque chose Dont le ressouvenir soit utile à sa cause. Que si de ses raisons le poids n’est pas trop grand, Croyez qu’il est injuste encor plus qu’ignorant. Pour en venir au point où son audace aspire 1480 Il a dit, quoi que mal, tout ce qu’il pouvait dire. Si j’ai de l’éloquence, au jugement de tous, Souffrez que je m’en serve, elle a parlé pour vous. Je m’en puis bien aider en cette procédure, Et me servir d’un don que m’a fait la Nature. 1485 Je ne veux point briller de l’éclat d’un aïeul, 103 La source de cette harangue d’Ulysse est les Métamorphoses d’Ovide : livre XIII, vers 123-381. Ulysse tente de réfuter les arguments d’Ajax, en mettant en avant ses propres talents et réalisations. <?page no="193"?> 192 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et je ne vante ici que mon mérite seul, Mes pères dans le Ciel ont pourtant une place, Le crime, ni l’exil ne sont point dans ma race, Mais quelques grands honneurs qu’aient reçu mes aïeux, 1490 Ulysse rougirait s’il n’était pas comme eux, Et si vos jugements rendant ses vœux prospères Récompensaient en lui la vertu de ses pères. Ses gestes sont présents, leurs gestes sont passés, Honorez leur mémoire, et le récompenser. 1495 Je voudrais en ce lieu tous mes faits vous déduire, Mais j’en ai bien plus fait que je n’en saurais dire. [p. 83] Parlons-en toutefois. Quand l’Esprit de Thétis, Eut lu dans les secrets du destin de son fils, Par le conseil rusé d’une crainte subtil 1500 Sous l’habit d’une femme elle déguise Achille, Et cette invention la tire de souci, Tous les yeux sont trompés, et ceux d’Ajax aussi 104 ; Que fera mon esprit pour le bien de la Grèce ? S’il ne trompe une mère, et même une Déesse ? 1505 Pour être mieux Ulysse il faut ne l’être point, À mon déguisement l’artifice se joint, J’étale ce qui rend les filles mieux parées, Et parmi tout cela quelques armes dorées, La curiosité fait que je les connois 105 , 1510 L’une orne ses cheveux, l’autre pare ses doigts, L’une prend des habits qui relèvent ses charmes, L’autre prend des joyaux, Achille prend des armes. Je le vois, je l’amène, et lui dis à l’instant, Marche contre Ilion, sa ruine t’attend. 1515 Tous ses faits sont les miens, par moi Thèbes fut prise, Et Lesbos saccagée, et Ténéde 106 conquise, Troie en la mort d’Hector commença de périr, Je ne l’ai pas tué, mais je l’ai fait mourir ; Enfin par le secours de mon sage artifice 104 C’est dans le poème épique Achilléide de Stace où l’on trouve cette légende. Thétis, la mère d’Achille, cacha son fils sous des vêtements de femme afin d’échapper à un oracle selon lequel Achille devait mourir devant Troie. Croyant qu’Achille était indispensable à la prise de Troie, Ulysse trouva le jeune homme sous ce déguisement. Voir l’Achilléide, livre I. 105 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « connois » pour conserver la rime. 106 Il s’agit de Ténédos, île de la mer Égée, vis-à-vis les ruines de Troie. <?page no="194"?> LA MORT D’ACHILLE 193 1520 Tout ce qu’a fait Achille est ce qu’a fait Ulysse. À ses armes (Seigneurs) puis-je prétendre à tort ? Vif, il en eut de moi, qu’il me les rende mort. [p. 84] Et quand le port d’Aulide 107 envieux de nos palmes Retenait nos vaisseaux sur des ondes trop calmes, 1525 Que Neptune craignait nos glorieux combats, Qu’Éole 108 était Troyen, et ne nous soufflait pas, Qu’il fallait par la voix d’un sévère Génie Même acheter les vents du sang d’Iphigénie 109 , Qui pût jamais résoudre Agamemnon que moi ? 1530 Il était père, et Roi, mais il demeura Roi. Si seulement Ajax eût par la même voie Tenté ce que je fis, nous n’aurions pas vu Troie, Je crois que son discours eût été sans pareil, Et qu’il eût bien ému Priam, et son conseil, 1535 Si ce grand Orateur s’exposant à la haine Eût été chez Pâris redemander Hélène, Il eut bien évité de si forts ennemis, C’est le premier danger où nous nous sommes mis. Je voudrais bien savoir à quel utile ouvrage 1540 S’est toujours exercé ton valeureux courage, Il s’est passé des jours qu’on n’a point combattu, Toi qui n’as que ton bras, à quoi t’occupais-tu ? Quel était ton travail ? car si tu me demandes Mes occupations, elles sont toujours grandes, 1545 Je veille quand tu dors, je ne perds point de temps, Ou je te fortifie, ou bien je te défends, Tu n’es point assuré, si mon esprit sommeille, Et si je ne combats, il faut que je conseille, [p. 85] Je n’ai jamais perdu mes discours, ni mes pas, 1550 Je creuse des fossés, j’exhorte nos soldats, Mon esprit pour objet n’a que de grandes choses, Sans cesse je travaille, et souvent tu reposes. Et lorsque le Grégeois d’un songe épouvanté Quittait ce qu’en neuf ans son bras avait tenté, 1555 Qu’on voyait de nos gens le courage s’abattre, 107 Il s’agit de la région qui entoure la ville d’Aulis. Selon l’Iliad (chant II), les Grecs s’embarquèrent d’Aulis pour Troie. 108 Le maître et le régisseur des vents, dans a mythologie grecque. 109 Il s’agit de la fille du roi Agamemnon qui fut sacrifiée par son père pour apaiser la colère d’Artémis, déesse de la nature sauvage, dans le but de rendre les vents plus favorables. Voir l’œuvre d’Ovide, Métamorphoses, livre XII, vers 24-38. <?page no="195"?> 194 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Que ne combattais-tu pour le faire combattre, Mais tu suivais toi-même, et tu te disposois 110 À ce retour honteux au Gendarme Grégeois, Ma remontrance utile à la gloire des nôtres 1560 Te fit tourner visage aussi bien comme aux autres. Voilà ce que j’ai fait pour notre commun bien, Je le dis pour ma cause, et ne reproche rien. Me refuserez-vous ce que je vous demande ? Quoi ? qu’un autre qu’Ulysse à cet honneur prétende ? 1565 Il n’est point de dangers qu’Ulysse n’ait tenté, Vous le savez (Grégeois) ou si vous en doutez, J’en porte dans le sein des assurances vraies, Et nous avons aussi de glorieuses plaies, Regardez-les, de grâce, au point où je me vois, 1570 Ces bouches sans parler haranguent mieux que moi. Qu’a de plus cet Ajax ? quoi m’est-il préférable, À cause que sa main par un coup favorable A couvert nos vaisseaux de son large bouclier ? Il fit bien ce jour-là ; je ne le puis nier, [p. 86] 1575 Et je ne suis pas homme à lui ravir sa gloire, Mais bien d’autres qu’Ajax ont part à la victoire. Un mystère secret à ces armes étaient, Quoi posséderait-il ce qui ne connaît point ? Les Cieux, les eaux, les champs, et les villes gravées, 1580 Ouvrage de Vulcan, seraient mal observées, Cet écu pour Ajax a-t-il été formé ? Un soldat ignorant n’en doit pas être armé. Je me suis feint, dit-il, de la guerre incapable, Si ma feinte est un crime, Achille fut coupable, 1585 Deux femmes sur nous deux l’emportèrent jadis, Nous n’en rougirons point, je fus mari, lui fils, Elles ont obtenu par un pouvoir céleste, Un peu de notre temps, vous avez eu le reste. Mais sans toi, poursuit-il, Palamède eût vécu, 1590 Car tu l’as accusé sans l’avoir convaincu, Ailleurs son innocence eût trouvé des refuges, Vous l’avez condamné, défendez-vous, mes Juges ; Non, non, vos jugements ne sont point éblouis, 110 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « disposois » pour conserver la rime. <?page no="196"?> LA MORT D’ACHILLE 195 Ses crimes furent vus devant que d’être ouïs, 1595 Et je n’ai point causé les maux de Philoctète, Ni voulu que Lemnos lui servît de retraite. Mais malgré son courroux qui contre nous s’émeut Il faut pourtant qu’il vienne, et le destin le veut, Qu’Ajax l’aille trouver, et qu’il le persuade, 1600 Si vous lui commettez une telle ambassade : [p. 87] Le superbe Ilion sera longtemps debout, Fut-il plus animé, j’en viendrai bien à bout, Ses flèches, et sa main déjà vous sont acquises, Et cela n’est qu’au rang des moindres entreprises. 1605 Ulysse a bien sué par de plus grands travaux, Dolon en est témoin, et Rhese, et ses chevaux, Et surtout, et surtout l’image de Minerve Où la fatalité d’Ilion se conserve ; Ma généreuse main l’arracha de l’autel 111 , 1610 Avecque ta vaillance as-tu rien fait de tel ? Troie était invincible en étant défendue, J’ai fait qu’on la peut vaincre, ainsi si j’ai vaincue, J’ai volé ce trésor, le Ciel m’apercevant, Le jour, dans Troie, au Temple, et même Hector vivant. 1615 À quelque haut dessein où ta vaillance butée, Oserais-tu tenter ce qu’Ulysse exécute ? Tu fais ce que tu peux alors que tu combats, Mais j’ai le jugement aussi bien que le bras. Accordez-moi (Grégeois) une faveur si grande, 1620 J’ai mérité ce prix, et je vous le demande, Souvenez-vous d’Ulysse, et de ce qu’il a fait, Ses services de vous exigent cet effet, Pour les récompenser, qu’il se puisse défendre, Par ceux qu’il vous rendit, par ceux qu’il vous peut rendre, [p. 88] 1625 Par ses conseils suivis, par ses soins vigilants, Par Troie à demi prise, et par ses murs branlants, Que les armes d’Achille animent mon courage, Au moins honorez en Ulysse, ou cette image. 111 Il s’agit de la statue de Pallas Athéna, déesse grecque de la pensée élevée, assimilée à Minerve dans le monde romain. Tant que cette statue restait à Troie, la cité ne pouvait être prise. Diomède et Ulysse l’enleva. Voir l’œuvre d’Ovide, Métamorphoses, livre XIII. <?page no="197"?> 196 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE DERNIÈRE. Ici le conseil délibère avec Agamemnon. AJAX. ULYSSE. AGAMAMNON. AJAX. Le vice, et la vertu tendent à même fin, 1630 Je montre non vaisseaux, il montre son larcin, À personne (Grégeois) ne soyez favorables, Je vous ai bien servis, vous êtes équitables, Des effets d’un causeur ne soyez point charmés, Écoutez-le, je pers, voyez-moi, vous m’armés 1635 Ce prix à l’éloquence est un prix inutile, Ornez-en votre Ajax, il sera votre Achille. Ulysse est mon Rival, et vous délibérez ? Soyons seulement vus, et non pus comparez. ULYSSE. La Grèce a par mes soins la fortune prospère, 1640 Elle connaît Ulysse, elle est juste, j’espère. [p. 89] Oublieriez-vous (Grégeois) mes services passés ? J’attends ma récompense, et vous en jouissez. Comme vous le savez, mes paroles sont vraies, Voyez cette Pallas, vous avez vu mes plaies, 1645 Quoiqu’Ulysse ait ravi par de nobles moyens Tout ce qui soutenait l’Empire des Troyens, Il vous peut rendre encore un fidèle service. AJAX. Souvenez-vous d’Ajax. ULYSSE. Souvenez-vous d’Ulysse. AGAMEMNON. Tout le Conseil s’étant rassis. Que ne suis-je privé du Sceptre, et du pouvoir 1650 Que malgré mes désirs le Ciel m’a fait avoir, Je n’obéirais pas à cette loi sévère Qui tout Roi que je suis veut que je la révère, <?page no="198"?> LA MORT D’ACHILLE 197 Et veut que je prononce un arrêt importun Qui de deux concurrents n’en peut obliger qu’un, 1655 Ma fille par ma voix servit au sacrifice, Parce que je commande il faut que j’obéisse, Que si l’un de vous deux se voit désobligé, Je parle seulement, les autres ont jugé. [p. 90] Qu’il témoigne pourtant une constance insigne, 1660 Et s’il n’a pas ce prix qu’il en paraisse digne, Supportant ce refus sans en être étonné Il est plus glorieux vaincu que couronné, Ces armes qu’on lui nie après lui seront dues, Ou ne les gagnant pas il les aura perdues. 1665 Ulysse, on vous connaît, et non pas d’aujourd’hui, Pour Ajax, tout salaire est au-dessous de lui. Oui, brave, et fort Ajax, j’ai charge de vous dire Que la Grèce vous doit l’honneur de votre Empire, Contre Hector, et pour nous parut votre vertu, 1670 Vous l’avez repoussé, vous l’avez combattu, Enfin vous méritez agissant de la sorte, Au-dessus de ce prix, mais Ulysse l’emporte. ULYSSE, prend les armes. Pour ces armes mon cœur a fait des vœux ardents, Assurez-vous (Grégeois) que je mourrai dedans. AGAMEMNON, à Ulysse. 1675 Ses yeux, et son silence expliquent bien sa rage, Ulysse, adoucissons ce violent courage 112 . ULYSSE. J’y consens, j’ai mon prix. Que veux-tu, cher Ami ? Ces armes ne t’auraient satisfait qu’à demi. [p. 91] C’est trop peu pour Ajax, c’est assez pour Ulysse. 1680 Si tu crois que par là ta gloire s’accomplisse, Accepte-les, j’eus tort de les disputer, Et personne que toi ne les saurait porter. AJAZ, montrant l’épée d’Achille au côté d’Ulysse. Vous avez pour ce fer des mains assez robustes, Ajax est moins qu’Ulysse, et mes juges sont justes. 112 Les paroles d’Agamemnon font présager la mort imminente d’Ajax. <?page no="199"?> 198 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET AGAMEMNON. 1685 Ne vous irritez point d’un jugement forcé, Espérez d’être ailleurs bien mieux récompensé. AJAX. Je ne m’irrite point de vos arrêts augustes, Ma cause était mauvaise, et mes Juges sont justes. Qu’espérais-je, ingrats, quelle faveur, quel bien, 1690 Puisque du grand Achille il ne reste plus rien ? Il est vrai, ce salaire était digne d’Ulysse, Je vous l’ai demandé, j’ai fait une injustice, Comme pour vous j’eus tort d’exercer ce bras-ci En me récompensant vous auriez tort aussi, 1695 Et puis mon espérance était illégitime, Qu’attendrais-je de vous n’ayant point fait de crime ? Vous, dis-je, dont l’esprit lâchement abattu Récompense le vice, et punit la vertu ? [p. 92] Ne soyez point ingrats, c’est assez d’être iniques, 1700 Rappelez du passé vos misères publiques, Remettez votre flotte en son premier malheur, Ressuscitez Hector, sa force, et votre peur, Fuyez bien loin des murs d’une superbe ville, Implorez mon secours, qu’il vous soit inutile, 1705 Empêchez que mon corps n’ait reçu tant de coups, Rendez-moi tout le sang que j’ai versé pour vous, Et qu’après, s’il le faut, Ulysse me surmonte, Et qu’il demeure après glorieux de ma honte, Cœurs sans reconnaissance ! il vous faut un tel bras, 1710 Vous voulez qu’il vous serve, et vous le l’armez pas, On me préfère Ulysse ! AGAMEMNON. Ha ! sa fureur l’emporte. AJAX, il tire son épée. Mais sachez que ma cause est toujours le plus forte, Ce fer au lieu de vous me récompensera, Et d’Ajax seulement Ajax triomphera. 1715 L’honorable secours de ma fidèle épée Qu’au sang des ennemis j’ai trop souvent trempée Me rendra glorieux par le reste du mien, Ulysse, elle est à moi, vous n’y prétendez rien ? <?page no="200"?> LA MORT D’ACHILLE 199 [p. 93] AGAMEMNON. Étouffez, brave Ajax, cette fureur extrême, 1720 Vous aurez tout vaincu vous surmontant vous-même. AJAX, le regardant de travers. Qu’on ne m’approche pas, ou je me vengerai Dis-moi, mon désespoir, quel chemin je suivrai, Que ferai-je vaincu ? AGAMEMNON. Son courage est à craindre. ULYSSE. C’est enflammer ce feu que le vouloir éteindre, 1725 Empêchons seulement qu’il ne se fasse tort. AJAX, dans une irrésolution. Voici mes ennemis, voilà Troie, et ma mort, Nous vengerons nous d’eux ? j’aurais trop peu de gloire, Ferai-je qu’Ilion ait sur eux la victoire ? Je ne leur veux point faire un si sensible affront, 1730 Tous lâches, tous méchants, et tous ingrats qu’ils sont, Mais leur faux jugement m’a traité de la sorte, Ajax est sans défense, Ulysse armé, n’importe, [p. 94] Cela sentirait trop son courage abattu, Laissons-les dans le vice, et suivons la Vertu, 1735 Mourons, c’est le dernier, et le plus sûr remède Que je doive appliquer au mal qui me possède. Il se donne un coup . AGAMEMNON et les autres. Hé, de grâce ! AJAX, il s’en donne encore un. Mourons, ha qu’aujourd’hui ma mort Affaiblit, et renforce, est utile, et fait tort ! Mais dans mon sang ma vie, et ma honte se noie, 1740 Puisqu’Ajax est tombé, subsiste, heureuse Troie 113 . Il tombe mort. 113 C’est Ovide qui parle du suicide d’Ajax. Voir les Métamorphoses, livre XIII. Selon Dictys de Crète, Ajax fut assassiné (Histoire de la guerre de Troie, t. I, livre V, chapitre XV) ; selon Darès le Phrygien, il mourut au combat, tué par Pâris (Histoire de la ruine de Troie, t. II, chapitre XXXV). <?page no="201"?> 200 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET AGAMEMNON. Ô Ciel ! de sa main propre il s’est ouvert le flanc, Et son courroux éteint fume encor dans son sang ; Cette mort de nos Dieux est donc vue, et soufferte Ha que nous faisons bien une seconde perte ! ULYSSE. 1745 Je goûte peu l’honneur de ce prix obtenu, Plût aux Dieux qu’il fût vif, et que fusse nu ! Mais puisque c’est un mal qui n’a point de remède ; Dissimulons au moins le deuil qui nous possède. [p. 95] AGAMEMNON. Il est vrai qu’Ilion, s’il sait cet accident, 1750 S’animera bien mieux, deviendra plus ardent. N’encourageons pas tant cette orgueilleuse ville, Soupirons pour Ajax, éclatons pour Achille ; Brûlons l’un en public, brûlons l’autre en secret 114 , Et de tant de regrets ne montrons qu’un regret, 1755 Afin que le Troyen n’y puisse rien comprendre, Nous en pleurerons deux sur une même cendre. FIN. 114 Dans la tragédie Ajax de Sophocle, il y a un débat sur le corps du guerrier. Ménélas et Agamemnon souhaitent que le corps restent exposé aux oiseaux de proie, tandis que Teucer, le frère d’Ajax, et Ulysse veulent que des droits funéraires appropriés lui soient accordés. La pièce se termine par la préparation des funérailles du héros. <?page no="202"?> LA MORT D’ACHILLE 201 Extrait du Privilège du Roi. Par grâce et Privilège du Roi donné à Roye, en date du dernier Septembre, 1636. Et Signé, Par le Roi en son Conseil. De MONSSEAUX, Il est permis à ANTOINE DE SOMMAVILLE, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre et distribuer une pièce de Théâtre, intitulée, La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes, Tragédie, durant le temps et espace de sept ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et défenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires, et autres, de contrefaire ladite pièce, ni en vendre ou exposer en vente de contrefaite, à peine de trois mille livres d’amende, de tous ses dépens, dommages et intérêts ; ainsi qu’il est plus amplement porté par lesdites Lettres qui sont en vertu du présent Extrait tenues pour bien et dûment signifiées, à ce qu’aucun n’en prétende cause d’ignorance. Achevé d’imprimer le 30. Octobre 1636. <?page no="204"?> GUSTAPHE OU L’HEUREUSE AMBITION <?page no="206"?> GUSTAVE OU L’HEUREUSE AMBITION. TRAGI-COMÉDIE DE M R . DE BENSERADE. [fleuron] À PARIS, Chez ANTOINE de SOMMAVILLE, au Palais, Dans la petite Salle, à l’Escu de France. _______________________________ M. DC. XXXVII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. <?page no="207"?> 206 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. i] À MONSIEUR LE MARQUIS DE LA HUNAUDAYE, COMTE DE PLÉHÉREL, Vicomte de la Guerche, Baron de Mentafilant, Plancoët, et de Houffaye, etc. Gouverneur pour le Roi des Ville, et Château de Sifnan, et Capitaine d’une compagnie de Chevau-légers, pour le Service de sa Majesté 1 . MONSIEUR, Il faut que je combatte ici une de vos vertus pour faire triompher toutes les autres, et que je venge l’injure que fait votre [p. ii] modestie a tant de nobles qualités dont elle étouffe la louange, ne voulant pas qu’elles soient publiées ; il y a trop longtemps qu’elle me ferme impérieusement la bouche, il faut que je parle, et que je montre que la désobéissance est quelquefois permise où le commandement est tout à fait inique. Vous me pardonnerez donc si je fâche un peu, et si je fais rougir ici cette belle ennemie de ses propres éloges, et des vérités qui vous sont avantageuses. Quand je dirai que pour vous admirer, il n’est pas besoin de jeter la vue sur cette vieille, et fameuse Noblesse qui ne compose qu’une légère partie de vos mérites, et qu’il suffit de vous regarder du côté de [p. iii] vous-même ; quand je parlerai de ce cœur qui s’est signalé mille fois : quand je vanterai cette générosité franche qui fait le bien de si bonne grâce, qu’on ne sait si c’est elle qui oblige, ou si c’est elle qui est obligée, quand je louerai cette solidité de jugement, cette toute particulière inclination aux bonnes choses, ce parfait discernement d’elles, et des mauvaises ; et bref quand j’exagérerai toutes ces grandes lumières d’esprit qui vous sont un présent de la Nature, et aux autres un effort de la science consommée ; si je ne dis que cela, se sera trop peu dire, un si simple témoignage sera moins suspect de flatterie, que d’envie, ou de malice, et je serai toujours obli[p. iv]gé à vous faire restitution de plus de la moitié de votre gloire. Tout le monde avouerait cette vérité, si tout le monde avait vu votre belle âme du biais, dont vous m’avez permis de la regarder : c’est un honneur que vous m’avez fait, que je ne prétends pas payer d’un livre, et je serai toujours mal avecque la fortune jusqu’à tant qu’elle me fasse naître les occasions de m’acquitter autrement, et où je puisse vous témoigner comme je suis, MONSIEUR, Votre très humble et très obéissant serviteur. DE BENSERADE. 1 Il s’agit de Tangui de Rosmadec (1602-1640). <?page no="208"?> GUSTAPHE 207 [p. v] Extrait du Privilège du Roi. Par grâce et Privilège du Roi donné à Paris le 30. Mai 1637. Signé, Par le Roi en son Conseil. DE MONÇEAUX, Il est permis à ANTOINE DE SOMMAVILLE, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou de faire imprimer, vendre et distribuer une pièce de Théâtre, intitulée Gustaphe ou l’Heureuse Ambition, Tragi-comédie, de M r. de Benserade durant le temps et espace de neuf ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et défenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires, et autres de contrefaire ladite pièce, ni en vendre ou exposer en vente de contrefaite, à peine de trois mil livres d’amende, de tous ses dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est plus amplement porté par lesdites Lettres qui sont en vertu du présent Extrait tenues pour bien et dûment signifiées, à ce qu’aucun n’en prétende cause d’ignorance. Achevé d’Imprimer pour la première fois, le 26. jour d’Août mil six cent trente-sept. <?page no="209"?> 208 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. vi] ACTEURS. GUSTAPHE. Prince de Perse inconnu. ORMIN. vieil Persan habitué en Turkestan. AMASIE. fille aînée du Roi. ORIANE. sa jeune sœur. MÉLISE. fille d’honneur. ARASPE. Prince étranger amoureux d’Oriane. LE ROI. de Turkestan. CÉLINTE. Princesse de Perse déguisée en Turc. ZARIR. Frère de Gustaphe. UN PAGE. SOLDATS. ASSEMBLÉE. LA SCÈNE AU TURQUESTAN. <?page no="210"?> [p. 1] GUSTAPHE TRAGI-COMÉDIE 1 . ______________________________ ACTE I. SCÈNE PREMIÈRE. ORMIN. GUSTAPHE. ORMIN. Mais ne puis-je savoir d’où naît cette humeur sombre Qui rend presque ton corps ennemi de son ombre, Et qui quand tu nous vois t’éloigne de nos yeux, Comme si notre abord était contagieux ? [p. 2] 5 Depuis que parmi nous mon bonheur retarde J’ai pris tant d’intérêt en ce qui te regarde. Que je sens comme toi tous les maux que tu sens : Mais te voyant si triste en la fleur de tes ans, Je croirais que l’amour, et non point autre chose. GUSTAPHE, l’interrompant. 10 Apprends que ma tristesse a tout une autre cause, Et que si mon malheur vient d’une passion, Ce n’est point de l’amour, c’est de l’ambition, Ce petit Dieu de fers, de soupirs, et de flammes, Captive, fait languir, brûle les jeunes âmes, 15 Mais j’ai pris dès l’enfance un vol bien différent, Et n’ai point recherché d’être amoureux, mais grand, En quoi j’ai reconnu mon injustice même, Et mon aveuglement, et ma furie extrême : Car c’est bien être injuste, aveugle, et furieux 20 Que d’être né grand Prince, et d’être ambitieux. ORMIN. Que d’être né grand Prince ? 1 Le sujet de cette tragi-comédie est une invention de Benserade. La scène est au Turkestan qui fut contrôlé par l’Empire perse jusqu’au deuxième siècle avant notre ère. À la scène II, 5, vers 668. le roi de Turkestan parle du « honteux tribut que la Perse a de nous ». C’est la seule pièce de Benserade désignée comme tragi-comédie. <?page no="211"?> 210 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET GUSTAPHE. Ici pour récompense Ma bouche te révèle un secret d’importance, Et mon cœur le permet, sache qu’en cet aveu Il me coûte beaucoup à te donner si peu : 25 Donc pour me déclarer ; depuis quatre ou cinq Lunes Que ta compassion flatte mes infortunes, [p. 3] Qui penses-tu nourrir ? à qui crois-tu parler ? Enfin me consolant qui crois-tu consoler ? ORMIN. Un aimable étranger dont le front triste, et grave, 30 Me le fait estimer, et malheureux, et brave. Mais ne différez plus de me rendre content, Dites-moi qui j’estime, et qui je chéris tant. GUSTAPHE. Le fils aîné du Roi que la Perse révère. ORMIN. Ha Seigneur ! GUSTAPHE. Sois secret, et cache ce mystère, 35 Si je n’étais certain de ta discrétion, Tu serais ignorant de ma condition, Et je t’aurais caché ce qui fait ma misère, Si tu n’étais Persan, et sujet de mon père : Aussi cette vertu que je remarque en toi 40 Jointe à l’amour qu’on a pour le sang de son Roi, Fait qu’en ma défiance, et le lieux où nous sommes Je découvre à toi seul ce que je cache aux hommes. Enfin je ne te dis ce que j’ai toujours tu Qu’à cause du pays, et de cette vertu. ORMIN. 45 Grand Prince, accordez-moi cette faveur insigne De me dire vos maux, si vous m’en jugez digne. [p. 4] GUSTAPHE. Quoi, mon nom est Gustaphe, et vous êtes Persan, <?page no="212"?> GUSTAPHE 211 J’habitais dans Tauris 2 , et vous au Turkestan 3 , Et vous n’avez point su mes tristes destinées 50 En ce qui s’est passé depuis quelques années ? ORMIN. Votre esprit ne doit pas s’étonner sur ce point, Je vous dirai, mon Prince. GUSTAPHE. Ha ne me nomme point ! ORMIN. Que j’ai dès ma jeunesse abandonné la Perse Avecque du profit, et non pas sans traverse, 55 Car parmi les dangers, et parmi les malheurs, J’ai vu mille climats, j’ai reconnu les meurs Et d’un peuple civil, et d’un peuple farouche, Et j’ai couru les mers où le Soleil se couche, Le plus beau de mon temps s’est passé sur les flots, 60 Mais depuis ma vieillesse a cherché le repos, Et le voulant trouver par avant que je meure J’ai dans le Turkestan établi ma demeure, Le Soleil une fois a fait son large tour Depuis que cet Empire est mon dernier séjour, 65 Où n’ayant habitude, et connaissance aucune Le moyen de savoir qu’elle est votre infortune, Peut-être dès longtemps vos malheurs étaient sus, [p. 5] J’étais peu curieux, et l’on n’en parlait plus, Si bien que peu soigneux de parler, et d’entendre 70 Ne m’enquêtant de rien je n’ai pu rien apprendre. GUSTAPHE. Oui, mais si le renom pour épargner sa voix Murmure aux faits communs, il crie aux grands exploits, Et qui ne nous déteste, ou ne nous idolâtre Quand de nos actions un trône est le théâtre ? 75 L’Univers informé de tous ce que je fis Sait le malheur d’un père, et le crime d’un fils. 2 Il s’agit de la Tauride, nom antique de la Crimée. 3 Région d’Asie centrale, délimitée à l’est par le désert de Gobi et à l’ouest par la mer Caspienne. <?page no="213"?> 212 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Mais puisqu’à ce récit tu m’as voulu contraindre, Ou ne m’écoute pas, ou commence à me plaindre 4 . Mon père ayant atteint le comble de grandeur 80 Où l’avait élevé sa généreuse ardeur, Chargé d’ans, et de gloire, et lasse de la guerre N’avait pas essuyé le sanglant cimetière Que je voulus régner, et cette passion Prit naissance au tombeau de son ambition, 85 Je songe à même temps, consulte, délibère, Et vois bien au-delà du trône de mon père, Je recherchai l’appui de mon frère Zarir, Mais il me témoigna qu’il aimait mieux mourir, Admire, sage Ormin, comme en deux jeunes frères, 90 Même cause a produit des effets si contraires, Qui de tous les mortels 5 me dû ressembler mieux, Cependant il est doux, et je suis furieux, [p. 6] Ce qu’il faut imputer bien moins à la nature, Qu’à la diversité de notre nourriture, 95 On força mon instinct, on troubla ma raison, Et si je suis méchant, je pouvais être bon, Mais quand je m’y portais on m’empêchait de l’être, Aussi l’événement m’a depuis fait connaître Que qui corrompt les meurs qu’un bon Prince reçoit 100 Empoisonne une source où tout le peuple boit, Vu que le Roi me vit cent serviteurs fidèles, Et ma rébellion lui fit mille rebelles, Tous ses meilleurs sujets furent ses ennemis Jugeant qu’à mon exemple il leur était permis. 105 Parmi les mouvements de cette aveugle audace Qui m’élevait si haut sans sortir de ma place, Et dans les grands desseins qui m’avaient animé Te le dirai-je, Ormin ? j’aimai, je fus aimé, D’amour, d’ambition j’eus l’âme toute pleine, 110 Mais j’eusse bien souffert avec moins de peine, Quand ces deux passions se querellaient chez moi De n’être pas aimé que de n’être pas Roi, Toutefois la beauté qui m’avait touché l’âme, 4 Benserade prévient les spectateurs de la longueur de la narration qui va suivre. Elle se compose de soixante-huit vers. Ce discours est un moyen d’exposition d’événements passés, permettant au dramaturge de faire mieux connaître le héros de la pièce. 5 Nous avons ajouté un « s » à « mortel ». <?page no="214"?> GUSTAPHE 213 Célinte 6 était son nom, su quelle était ma flamme 115 Et voulant mettre à fin ma conjuration Mon portrait l’assura de mon affection. Depuis le juste Ciel m’ayant été contraire, Et s’étant déclaré contre moi, pour mon père, Réduit à me servir par un dernier effort [p. 7] 120 D’une honteuse suite, ou d’une triste mort, Je fus abandonné de ces douces pensées De maîtresse, et d’amour, mes délices passées, Même du déplaisir de ne la plus revoir, Et je ne fus suivi que de mon désespoir, 125 Portant sous ces habits en plages différentes D’un Prince fugitif les misères errantes, Me défiant de tout, vagabond, incertain, Sans espoir, sans appui, sans repos, et sans train. Mon frère qui me porte une amitié fidèle 130 Quoiqu’il n’ait point trempé dans le parti rebelle, Instruit secrètement des détours que je fais Me promet par écrit de moyenner 7 ma paix, Mais je crains que devant mon malheur ordinaire Ne m’oblige à quitter cette terre étrangère. 135 J’oubliais à te dire aussi que la beauté Qui comme je t’ai dit tenait ma liberté, Et qui brûlait pour moi d’une flamme discrète, A mis la cour en deuil par sa suite secrète, Toute la Perse ignore en un coup si soudain 140 Quelle route elle a prise, et quel est son dessein, Son âme de l’amour se sera dégagée, Et comme il m’a changé le temps l’aura changée. Voilà les justes maux dont je suis châtié 8 , J’en parle à ta prudence, et non à ta pitié, 145 Sachant que dans l’excès de ma longue misère 6 Princesse de Perse. 7 « Procurer quelque chose par son entremise. Moyenner un accommodement. moyenner une entrevue, une réconciliation entre deux personnes. moyenner la paix entre les Princes » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 101). 8 Nous apprenons que Gustaphe, fils du roi de Perse, tenta sans succès de détrôner son père. Il s’enfuit dans le Turkestan, trouvant asile chez Ormin, vieil Persan. À cause de ses actions, Gustaphe fut forcé d’abandonner Célinte, la princesse qu’il aime. <?page no="215"?> 214 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET L’une m’est inutile, et l’autre nécessaire. [p. 8] Que me conseilles-tu ? ORMIN. Vous donnez des conseils, Et que votre grandeur en prit de mes pareils ? GUSTAPHE. Veux-tu me perdre, Ormin, veux-tu que ma ruine 150 De ton cruel respect tire son origine ? Ne sais-tu pas qu’au point où mon sort est venu Ma sûreté dépend de n’être pas connu ? Car si le Roi savait et mon nom, et ma plaie, Afin de s’affranchir du tribut qu’il nous paie, 155 Ou bien craignant mon père, ou le voulant servir Il n’empêcherait pas qu’on ne me vint ravir. ORMIN. Où ne pénètre un cœur que la prudence éclaire, Mais encore après tout que prétendez-vous faire ? GUSTAPHE. Ma résolution est de vivre en repos, 160 D’empêcher que mon cœur ne craigne à tous propos, Et d’attendre chez-toi, si je ne t’importune, Ce qu’en ordonneront le Ciel, et la fortune. Mais laisse-moi rêver une heure seulement, Ne me refuse pas ce faux soulagement. ORMIN. 165 Au contraire souffrez que l’on vous divertisse, Et ne vous portez point à ce triste exercice, Qu’un plaisir plus parfait modère votre ennui [p. 9] Vous savez quelle noce on célèbre aujourd’hui, Vous connaissez l’objet si charmant et si rare, 170 Enfin vous pouvez voir comme tout se prépare : Et comme les chemins sont tapissés de fleurs. GUSTAPHE. Je ne sais, n connais, ne vois que mes malheurs. <?page no="216"?> GUSTAPHE 215 ORMIN. Aujourd’hui l’on soumet aux lois de l’hyménée Des deux filles du Roi, la plus belle, et l’aînée, 175 Or c’est une coutume à qui l’antiquité A donné de la force, et de l’autorité, Dont même l’origine est inconnue aux hommes, Qui de tout temps s’observe au pays où nous sommes Que sans exception toutes filles de Rois, 180 Épousent des maris dont elles font le choix, Cela se fait ainsi, dans l’heureuse journée Que l’on doit accomplir un semblable hyménée Tout le monde s’assemble, et richement paré Se trouve en certain lieu que l’on a préparé, 185 Et l’on y voit paraître en une pompe extrême Les Princes étrangers, les Grands, le peuple même, Car tous peuvent avoir même prétention Dans l’inégalité de leur condition ; Aussitôt la Princesse avec le Roi son père 190 Qui la tient par la main (c’est la forme ordinaire) Est conduite en ce lieu superbe, et spacieux, Où l’espoir est trompé de mille ambitieux, [p. 10] Car cette belle au point de cesser d’être fille Tient une pomme d’or 9 où le diamant brille, 195 Et celui qui lui plaît inconnu, Prince, ou non, La reçoit pour épouse en recevant ce don. Un si beau si charmant, et si nouveau spectacle Au cours de votre ennui n’est pas un faible obstacle, Croyez-moi, partagez ce divertissement 200 Qui ne vous peut donner que du contentement. GUSTAPHE. Veux-tu qu’avec la cour tout un peuple me voie Répandre mes soupirs sur la commune joie, Qu’on voie s’altérer en des plaisirs di doux Par le chagrin d’un seul l’allégresse de tous ? ORMIN. 205 Là vous pourrez cacher ce front, et sa tristesse, 9 C’est un emprunt à l’histoire de la « pomme d’or de la discorde » dans la mythologie grecque. Voir la note 30 de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes. Cette référence laisse présager des complications à suivre. <?page no="217"?> 216 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et vous pourrez si bien vous couvrir de la presse 10 , Tant le lieu sera plein de l’un à l’autre bout, Qu’on ne vous verra point, et que vous verrez tout. GUSTAPHE. Va, je cède aux raisons que ton esprit me donne, 210 À tes sages conseils mon destin s’abandonne, Et je laisse en tes mains comme en mon heureux port Tout ce que j’ai sauvé au débris de mon sort, Oui puisque tu le veux j’assiste à ce mystère Moins pour me divertir qu’à dessein de te plaire, 215 Mais devant tant de monde au moins ressouviens-toi De m’appeler ton fils si tu parles à moi. [p. 11] Il n’est rien qu’aisément je ne leur fasse croire Pourvu que votre front auguste, et plein de gloire D’où l’on voit tant de pompe, et tant d’éclat sortir 220 Ne nous trahisse point, et me laisse mentir. ******************************* SCÈNE DEUXIÈME. AMASIE. ORIANE. MÉLISE. AMASIE. Conseillez-moi, ma sœur, et vous sage Mélise, Qui de tant d’amoureux il est bon que j’élise, Songez combien m’importe une telle action, Et que mon sort dépend de mon élection, 225 Cette nécessité me surprend, et m’étonne, La pomme que je donne elle-même me donne, Si je la fais tomber dans une indigne main Elle m’entraînera par le même chemin, De même que l’honneur la honte est mutuelle, 230 Elle fera de moi ce que je ferai d’elle. Ha combien de beautés voudraient ce que je crains, Et se réjouiraient du mal dont je me plains, Parce qu’elles pourraient obliger une flamme 10 « Foule, multitude de personnes qui se pressent » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 320). <?page no="218"?> GUSTAPHE 217 [p. 12] Que quelque digne objet allume dans leur âme, 235 Que leur félicité me semble avoir d’appâts, Elles ont de l’amour, mais moi je n’en ai pas. Que ferai-je, Oriane ? ORIANE. Ha, ma sœur Amasie, Ne vous mettez jamais dans cette fantaisie De me vouloir contraindre à vous prêter secours, 240 Conseiller mon aînée en matière d’amours, Je suis jeune, ma sœur, et de plus glorieuse, Jeunesse qui conseille est un peu dangereuse, En suivant mes avis vous vous feriez du tort, Et ne les suivant pas vous m’offenseriez fort, 245 Recherchez si vous plaît 11 le conseil salutaire D’une autre que de moi. AMASIE. Que vous m’êtes sévère ! ORIANE. C’est bien ne l’être pas que de l’être en ce point. AMASIE. Hé bien, cruelle 12 sœur, ne me conseille point. Qu’en pensez-vous, Mélise, à qui dois-je la pomme ? MÉLISE. 250 Madame, au plus vaillant, au plus généreux homme, À celui que l’honneur, la sagesse, et le sang Font le plus approcher de votre illustre rang. [p. 13] ORIANE. Oui comme si ma sœur pénétrait de la vue Les belles qualités dont une âme est pourvue, 255 Verra-t-elle des yeux la gloire, le bonheur, La générosité, la noblesse, l’honneur, 11 L’utilisation de « si vous plaît », au lieu de « s’il vous plaît », apparaît trois fois dans la pièce. Voir les vers 317 et 1306. Elle apparaît deux fois dans Méléagre (vers 25 et 1316) et cinq fois dans La Pucelle d’Orléans (vers 623, 1035, 1055, 1338 et 1613). 12 Sévère, inflexible, exigeante. <?page no="219"?> 218 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET La vaillance, l’esprit, et les mœurs innocentes, Toutes ces qualités dont les ailes puissantes Élèvent un époux au-dessus du commun ? 260 Et c’est pourtant des yeux qu’elle doit choisir un. AMASIE. Hélas c’est bien aussi ce qui fait ma souffrance, Je vois ces importuns d’un œil d’indifférence, Et je n’ai pour pas un le courage enflammé. ORIANE. Pour moi je n’aime point, et n’ai jamais aimé, 265 Que si je ressentais ce feu digne de blâme, Je supplierais les Dieux de me l’ôter de l’âme. Mais quoique votre esprit s’en puisse imaginer, Si j’avais comme vous une pomme à donner, Sans faire comme vous la triste et l’empêchée, 270 De tous les serviteurs que m’auraient recherchée, Possible est-ce à mon sexe un sentiment nouveau, Devinez qui l’aurait ? AMASIE. Qui ma sœur ? ORIANE. Le plus beau : [p. 14] MÉLISE. Ce conseil est fort bon. AMASIE. Votre bel œil peut-être En pénétrant les cœurs sait l’art de reconnaître, 275 Par les beautés du corps l’esprit, et ses appâts. ORIANE. C’est ce que je ferais, vous ne le faites pas. AMASIE. Je le ferai pourtant puisque c’est de ma vue Ou que je me fais vivre, ou bien que je me tue, Le hasard sera grand si contre mon souhait <?page no="220"?> GUSTAPHE 219 280 Le plus aimable corps n’a l’esprit le mieux fait. Oui ma pomme est donnée, et comme cette pomme Qui servit de matière au jugement d’un homme, Et qui fut d’une ville autrefois le tombeau 13 , Était pour la plus belle, elle est pour le plus beau. MÉLISE. 285 Que sur vous la raison conserve son Empire, Et priez seulement le Ciel qu’il vous inspire. Allons, sage Princesse, on attend après vous, Et tout est préparé. AMASIE. Bien donc préparons-nous. Ô ciel ! puisque mon cœur ne brûle pour personne, 290 Que je garde la pomme, ou que ta main la donne. 13 Pourtant, selon Ormin (vers 177), l’origine de cette coutume est « inconnue aux hommes ». <?page no="221"?> 220 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 15] ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. ORIANE. ARASPE. MÉLISE. ORIANE. Enfin Mars vous empêche en ce bienheureux jour D’assister au combat où doit vaincre l’amour 14 , Et de voir où ma sœur tournera l’œil, et l’âme Sur le choix d’un mari ? ARASPE. J’en suis fâché, Madame, 295 Mais j’ai commission d’aller tout de ce pas Mener contre Artaban 15 un renfort de soldats Le feu séditieux qu’allume en la province L’insupportable orgueil d’un téméraire prince, Dont la rébellion suscite dans ce fort 300 Ou quoique l’on l’assiège il n’est pas le moins fort, [p. 16] Mérite que mon bras par sa force l’éteigne, Et depuis trop longtemps la division règne, Au moins j’aurai l’honneur de la vaincre à vos yeux, Tant ce sort qui résiste est proche de ces lieux, 305 C’est ce qui me console, et qui fait que mon âme Ne m’abandonne point en vous quittant, Madame. Car je ne veux point voir cette illustre action, Qu’y ferais-je sans flamme, et sans prétention ? Je ne partage point l’intérêt d’un autre homme, 310 Ce ne sera pas vous qui donnerez la pomme. ORIANE. Je vous sens bien venir par ce subtil détour, Mais l’importunité me déplaît en amour. Si l’on brûle pour moi je veux que l’on se taise, Aussi souvenez-vous, si vous aimez votre aise 315 Que quelques maux qu’un cœur puisse pour moi souffrir, Je les veux ignorer quand je les veux guérir. 14 Araspe, prince étranger qui aime Oriane, doit partir au combat, ce qui va l’empêcher d’assister à la cérémonie de la pomme d’or. 15 Il s’agit d’un prince rebelle qui terrorise le pays. <?page no="222"?> GUSTAPHE 221 ARASPE. Si vous plaît me contraindre à cette violence Je veux garder, Madame, un éternel silence, Puissiez-vous ne me voir que d’un œil de courroux, 320 Si je vous dis jamais que je brûle pour vous. ORIANE. Ainsi j’approuverai vos passions discrètes, Et je les aimerai si je les vois muettes, [p. 17] Vous pourrez voir un jour vos destins fortunés, Adieu, soyez vainqueur, Araspe, et revenez. Il rentre. ******************************* SCÈNE DEUXIÈME. MÉLISE. ORIANE. MÉLISE. 325 Quel favorable arrêt votre voix lui prononce ! Il s’en va plus content d’une telle réponse, Plus fier, plus glorieux que s’il avait soumis Le pouvoir insolent de tous nos ennemis. ORIANE. N’ai-je pas adouci le mal qui le transporte, 330 Et n’ai-je pas bien fait de parler de la sorte ? Joindre ainsi la douceur à la sévérité, C’est ce qui se pratique avec difficulté, Peut-on, sans me flatter d’une vaine louange, Faire de deux vertus un plus parfait mélange ? 335 En sa crédulité cet esprit bienheureux S’estime autant aimé comme il est amoureux, Et si je n’ai rien fait contre la bienséance. MÉLISE. Possible n’est-il pas trompé par sa créance. [p. 18] ORIANE. Tu penses que je l’aime, et je ne pense pas 340 Qu’il soit un digne objet de mes moindres appâts, Aurais-je de l’amour pour un sexe infidèle ? <?page no="223"?> 222 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Étant si jeune encor serais-je criminelle ? Un cœur comme le mien jamais ne s’engagea, À peine est-il formé, brûlerait-il déjà ? 345 Et perdrait-il si tôt cette douce franchise ? Non, non, je n’aime point, je le sens bien, Mélise. Mais pénètre mon âme, et vois ses mouvements, Il est vrai, j’ai pour lui de certains sentiments, Qui nous sont inconnus filles comme nous sommes, 350 Et que je n’eus jamais pour tous les autres hommes, Lorsque de sa présence il honore ces lieux Je crois qu’on en respire un air plus gracieux, Quelque sévérité dont une fille s’arme, Il a dans l’entretien je ne sais quoi qui charme, 355 Et s’il m’offre les vœux de son affection, Je sens les repoussant certaine émotion 16 ; Maintenant qu’on l’envoie assiéger ce rebelle Ma pauvre âme qui souffre une atteinte nouvelle, Quoiqu’à notre sujet il s’occupe aujourd’hui, 360 Fait moins de vœux pour nous qu’elle n’en fait pour lui. Quel est-ce mouvement, injuste, ou légitime ? Et par quel terme enfin faut-il que je m’exprime ? C’est peut-être une estime, une approbation, [p. 19] C’est une bienveillance, une inclination, 365 Mais de ce dernier mot la rudesse est extrême 17 , MÉLISE. Cela s’appelle amour. ORIANE. Je pense donc que j’aime, Ou si je n’aime pas je me sens en ce jour Des dispositions à ressentir l’amour ; Te montrant quel démon régit ma fantaisie 370 J’ai dessein que par moi tu juges d’Amasie, Elle étant mon aînée, est-ce pas la raison Qu’elle ait pris devant moi d’un si subtil poison ? C’est afin que ton cœur perde cette créance 16 Étant la sœur cadette, Oriane ressent une certaine liberté lorsqu’il s’agit de choisir un amant. Elle aime participer au jeu de l’amour sans avoir à s’engager. 17 C’est bien une virgule qui termine cette réplique. D’autres exemples de l’utilisation discutable de virgules à la fin des répliques se trouvent aux vers 412, 414 et 550. <?page no="224"?> GUSTAPHE 223 Que ma sœur, Amasie, est dans l’indifférence, 375 Pour t’ôter en un mot l’erreur où je te vois De croire qu’elle doute à qui donner sa foi, Juge par moi qu’elle aime, et qu’elle dissimule, Son cœur est consommé si déjà le mien brûle 18 , L’âge veut qu’elle agisse en un point plus parfait, 380 Et si j’aime à demi, qu’elle aime tout à fait. MÉLISE. Et quand elle aimerait, quoi, pensez-vous, Madame, Que le feu d’Amasie excuse votre flamme ? Qu’elle aime, son amour se rend juste aujourd’hui, Et puis l’on peut faillir à l’exemple d’autrui. [p. 20] ORIANE. 385 Ma mignonne, en ce point ta créance t’abuse, Ce qui fait mon péché fait aussi mon excuse. Allons, je désirais t’entretenir ici, Mais tu me veux railler. MÉLISE. Et vous rallez aussi. ******************************* SCÈNE TROISIÈME. GUSTAPHE. ORMIN. GUSTAPHE. Attendrons-nous longtemps ? ici la patience 390 M’est une vertu rude en son expérience. ORMIN. C’est par elle qu’un bien se rend délicieux, Et qui plus l’attendait aussi le goûte mieux 19 . 18 Oriane souligne que sa sœur n’est pas aussi indifférente à l’amour qu’elle le prétend et qu’elle est très intéressée par le sexe opposé. 19 Ces deux vers constituent des maximes. Contrairement aux deux pièces précédentes, Benserade ne les identifie pas à l’aide de deux virgules au début de chaque vers. <?page no="225"?> 224 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET GUSTAPHE. Il est vrai qu’il fait beau donner la matinée Au spectacle pompeux de ce rare hyménée, 395 Où l’on voit cent rivaux étaler en un jour Et la magnificence, et l’espoir, et l’amour, Où l’on voit une fille en beauté sans seconde [p. 21] Montrer par une pomme aux yeux de tout le monde Les désirs de son cœur amoureux, et discret, 400 Et faire un feu public de son brasier secret 20 , Où l’on voit en un mot tant de superbes âmes Disputer à l’ennui du beau prix de leurs flammes, Tous vouloir ce trésor dont ils sont amoureux, Et le bonheur d’un seul faire cent malheureux : 405 C’est le plus beau cercueil où la mélancholie Pour quelque peu de temps puisse être ensevelie, Mais tous ces passetemps accroissent mon ennui, Et quelques doux plaisirs que l’on m’offre aujourd’hui, Mon chagrin s’en irrite, et cet opiniâtre 410 En augmente sa force afin de les combattre ; Aussi voulant bien voir un acte si fameux Je sais qu’il te plaît, non pas ce que je veux, ORMIN. Donnez rêve aux pensées qui vous font toujours plaindre Et vous divertissez sans pourtant vous contraindre, [p. 22] ******************************* SCÈNE QUATRIÈME. ORMIN. GUSTAPHE. LE ROI. AMASIE. ORIANE. MÉLISE. assemblée. ORMIN. 415 Mais voici. GUSTAPHE. Que de monde, éloignons-nous, Ormin. 20 Voir supra la note 18. <?page no="226"?> GUSTAPHE 225 ORMIN. Non, non, retirons-nous seulement du chemin. GUSTAPHE. Quelle pompe ! ORMIN. Admirez dans cette compagnie L’adorable sujet de la cérémonie. GUSTAPHE. Quoi celle que l’on mène, et qui baisse les yeux ? ORMIN. 420 Oui. GUSTAPHE. Qui tient une pomme ? [p. 23] ORMIN. Elle-même. GUSTAPHE. Ô bons Dieux 21 , De quelle majesté sa grâce est honorée ! Junon 22 devant son Juge était bien moins parée, Minerve 23 moins pudique, et la jeune Cypris 24 , Ne parut pas si belle alors qu’elle eut son prix, 425 Vraiment de tant d’appâts cette belle est comblée Qu’elle mériterait plus que cette assemblée, Et si par tout le monde on les avait crus tels, Elle aurait attiré la moitié des mortels, Les plus parfaits amants dont cette cour abonde 21 Cette stichomythie de quatre répliques ne constitue qu’un seul vers. Dans la stichomythie proprement dite, « chaque réplique est longue d’un vers » (Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 303). 22 Il s’agit de la déesse du mariage et de la fécondité dans la mythologie romaine. 23 Il s’agit de la déesse de la sagesse et de l’intelligence dans la mythologie romaine. Son symbole, la chouette, est symbole de la sagesse et de la virginité. 24 Il s’agit d’Aphrodite, déesse de l’amour. Le « prix », mentionné dans le vers suivant, fait référence à la « pomme d’or de la discorde » qu’elle reçut du héros troyen Pâris. Voir supra la note 9. <?page no="227"?> 226 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 430 S’ils espèrent ici, sont les plus vains du monde, Qui pourrait sans audace apporter en ce lieu L’espoir avec l’amour à moins que d’être un Dieu ? Derrière ces rivaux de qui l’âme est atteinte D’arrogance, et d’amour, d’espérance, et de crainte, 435 Voyons sans être vus qui recevra ce don, Qui de tant d’Ixions 25 embrassera Junon, En dépit des malheurs dont le sort m’importune Je prendrai du plaisir à sa bonne fortune. LE ROI, parlant à l’assemblée. Artaban ce rebelle enferme dans son fort, 440 Nous ne devons pas craindre un violent effort, Déjà plus que ma main son remords le châtie, Il n’est pas en état de faire une sortie, [p. 24] Outre que nos soldats le pressent vivement, Araspe en mène encor par mon commandement, 445 Si bien que cette illustre, et superbe assemblée, D’aucun triste accident ne peut être troublée. Ma fille, suivez donc faisant un noble choix, Tout ce que vous prescrit la plus vieille des lois, Que le peuple témoigne une allégresse insigne 450 Après l’élection, et quand j’en ferai signe. Mille braves Seigneurs d’une amoureuse ardeur Vous présentent, ma fille, et la main, et le cœur. GUSTAPHE. Ici tout brûle, et tremble. AMASIE. Ha, mon Prince, et mon Père ! Car c’est en ce doux nom seulement que j’espère, 455 Que je ne fasse rien qui soit mal à propos, Il y va de l’état, et de votre repos, Il faut pour maintenir l’honneur de la couronne Un digne successeur, et c’est moi qui le donne, Que votre Majesté regarde si lui plaît 25 Dans la mythologie grecque, Ixion, prince de Lapithes, assassina son beau-père et ne trouva personne pour le purifier jusqu’à ce que Zeus le fasse, l’admettant comme invité à l’Olympe. Ixion abusa de ce pardon en essayant de séduire la femme de Zeus, Héra. Gustaphe compare tous les prétendants d’Amasie à ce prince ignoble. <?page no="228"?> GUSTAPHE 227 460 Dans quel bonheur je suis, dans quelle gloire elle est, Par cette élection d’une importance extrême On peut voir dans le trouble, et moi, Sire, et vous-même, Et vos pauvres sujets que je plains plus que moi, Je me donne un époux, mais je leur donne un Roi 26 . 465 D’ailleurs, s’il m’est permis, et si je puis sans blâme, [p. 25] Exposer à vos yeux les secrets de mon âme, Je mets tous ces amants dans un ordre commun, Et je les vois bien tous, mais n’en aime pas un, J’aime la chasteté, je la veux toujours future, 470 Si vous m’avez fait naître, hélas ! laissez-moi vivre. GUSTAPHE. La princesse répugne au choix de son époux, Et son père l’y force. ORMIN. Hé quoi le croyez-vous ? Elle brûle de voir son amour pure, et sainte, Mais l’honnête pudeur l’oblige à cette feinte 27 . LE ROI. 475 Il faut subir ce joug, et n’en point murmurer, Vous avez eu du temps à vous y préparer, Ce breuvage est plus doux, qu’il n’est plein d’amertume, C’est mon vouloir, ma fille, et puis c’est la coutume. Qui pour favoriser votre secret désir 480 Vous offre mille amants, et vous laisse choisir. AMASIE. Hélas qu’elle est mauvaise ! ORIANE. Elle me semble bonne. AMASIE. Quand on ne me prend pas il faut que je me donne, À quel étrange coup me dois-je préparer ? [p. 26] 26 Celui qui sera épousé par Amasie deviendra le successeur du roi. 27 Cela est conforme à la pensée d’Oriane exprimée dans les vers 376-380. <?page no="229"?> 228 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ORIANE. Avez-vous résolu de vous désespérer ? 485 Le Ciel vous a-t-il fait l’objet de sa rancune ? Examinons un peu quelle est votre infortune, Et sur quoi vous fondez un si grand désespoir. Hé bien c’est un mari que vous allez avoir, L’hymen en quelque chose de quoi nous déplaire, 490 Et c’est un accident qui n’est pas ordinaire, On a quelque raison de lui donner des pleurs, Aussi l’on se console en de pires malheurs, Modérez vos transports, que votre vertu fasse Ce que ferait le mienne étant en votre place, 495 Si ce qu’on vous permet ne m’était interdit. AMASIE. Hélas que feriez-vous ? ORIANE. Je vous l’ai déjà dit. AMASIE. Je vous entends, ma sœur, mais c’est ce qui me tue Que tous également déplaisent à ma vue. LE ROI. Espoir de ma vieillesse, avise à me donner 500 Un chef qu’avant ma mort je puisse couronner, À l’honneur de mon Sceptre, au bien de la patrie, Vois, regarde, consulte, et choisis je te prie. Vous Princes, vous Seigneurs, illustres concurrents, [p. 27] Reculez quelques pas, élargissez vos rangs, 505 Qu’elle vous considère avec plus d’avantage 28 . GUSTAPHE. Ô Dieux ! parmi ces gens le malheur nous engage. Que ferons-nous Ormin ? ORMIN. Ne nous remuons pas. 28 Ici, les rôles sexuels sont inversés. Traditionnellement, c’est l’homme qui évalue les femmes dans le but de choisir une amante ou une conjointe. <?page no="230"?> GUSTAPHE 229 GUSTAPHE. Je ne puis avancer, ni reculer un pas, Ainsi vu je ressens, et la honte, et la crainte, 510 Ton divertissement me vaut cette contrainte. LE ROI. Ma fille, voyez donc qui vous aimez le mieux. AMASIE. Hélas où vous plaît-il que je tourne les yeux ? Je vois toujours constante, et sans être ébranlée Une troupe importune à ma perte assemblée, 515 Puisque la liberté m’est un bien défendu. GUSTAPHE. Elle a les yeux sur nous, Ormin, je suis perdu. ORMIN. Quoi, si loin du péril vous manquez de courage. AMASIE. Dieux ! quel nouveau rayon brille dans ce nuage 29 , Qui comme un trait de feu pénètre dans mon cœur 520 Ha l’amour le commande, adorons ce vainqueur, [p. 28] En quelque rang qu’il soit je veux qu’il me possède, Ô superbe dédain, je vous perds, et je cède, J’ai cru quand j’ignorais ce qu’amour fait souffrir Que je m’abaissais trop en me daignant offrir, 525 Mais de ce doux objet ne me pouvant défendre En lui donnant mon cœur prions-le de le prendre, Il peut joindre au refus un mépris signalé, Si je lui fait un don de ce qu’il a brûlé. Tout beau, songe Amasie, à quoi tu te hasardes, 530 Et considère un peu l’objet que tu regardes, C’est un homme à tes yeux beau, charmant, retenu, C’est tout ce que tu veux, mais c’est un inconnu, Tu ne sais s’il est noble, et généreux, et brave, Et qui te met aux fers est possible un esclave, 535 L’apparence est trompeuse, arrête ailleurs ton choix, 29 Comme on pouvait s’y attendre, c’est Gustaphe qui attire la princesse. <?page no="231"?> 230 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et pour en faire un bon ne vois point, mais connois 30 , Ouvre les yeux de l’âme, et regarde ces Princes Qui pour te posséder ont quitté leurs Provinces, Ne les contemple point dans ce faste éclatant, 540 Car l’autre d’un trait d’œil l’efface en un instant, Mais dans ces qualités qui ne sont jamais vues, Et dont comme tu sais leurs âmes sont pourvues ; Aussi tant de vertus, et la gloire, et l’honneur Ne font pas le repos, l’aise, ni le bonheur, 545 Ne délibérons plus, les charmes d’un visage Sont ce que notre sexe estime davantage 31 , C’est l’unique trésor que notre main saisit, [p. 29] Et la beauté triomphe où la fille choisit. LE ROI. C’est assez consulté, je me lasse d’attendre 550 Qu’on choisisse un époux, et qu’on me donne un gendre, AMASIE. Oui, Seigneur, il est vrai, c’est assez consulté, J’obéis sans contrainte à votre Majesté, Ô vous qui de si loin m’apportez vos franchises, Je les plains de les voir à moi seule soumises, 555 Car vous n’ignorez pas en cet hymen pressant, Que je n’ai qu’une pomme, et que vous êtes cent ; Si mon âme pour tous pouvait être embrassée, Qu’elle pût être ensemble, et pure, et divisée, À tous elle, et ma foi seraient un don commun, 560 Et je ferais pour tous ce que je fais pour un. Mais j’espère que ceux qui n’auront point la pomme Conserveront pourtant le feu qui les consomme, S’ils m’ont toujours aimée, ils souffriront ce point, Et s’ils m’aiment encor, n’en murmureront point, 565 Si leur affection eut de la violence, Ils m’en assureront par un sage silence, Ce que j’estimerais au-delà du pouvoir, Si la parfaite amour ne survivait l’espoir, Ainsi que pour mon choix personne ne murmure, 30 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « connois » pour conserver la rime. 31 C’est une vision misogyne de ce que les femmes sont attirées par les hommes. <?page no="232"?> GUSTAPHE 231 570 Qu’on l’estime un destin, et non pas une injure, Et que l’on sorte après sans honte, sans dépit, [p. 30] Sans altération, je le veux, il suffit, Je peux bien obtenir ce que je vous demande, Je suis votre maîtresse, et je vous le commande ; 575 Qui recevra de vous un présent si fatal ? Dieux ! retenez ma main si je le donne mal. GUSTAPHE. En fin de m’échapper je conçois l’espérance, Elle médite un choix qui m’en donne assurance, Le mystère s’achève, ici nous allons voir 580 Mille espoirs étouffés par un heureux espoir. ORIANE. Que ma sœur, juste Ciel, trouve en cet hyménée Ce qui rend pour jamais la fille fortunée, Et méprisant l’éclat des Princes, et des Rois Qu’elle choisisse enfin comme je choisirois 32 . MÉLISE. 585 Qu’à ses yeux la vertu se fasse reconnaître. Mais, ô Dieux ! c’en est fait. AMASIE. Qui que tu puisses être, Étranger, ou connu, Prince, ou sujet reçois, Avecque cette pomme, et mon cœur, et ma foi. MÉLISE. Tous ces grands abusés quittent notre présence, 590 Ô merveilleux effet de leur obéissance ! On ne voit sur leurs fronts ni honte, ni dépit, Et leur flamme subsiste où leur espoir périt. [p. 31] LE ROI. Voyons quel heureux chef partage ma couronne, Quel est ce gendre enfin que le destin me donne, 595 Parlez, heureux mortel. 32 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « choisirois » pour conserver la rime. <?page no="233"?> 232 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET GUSTAPHE. Surpris, ravi, confus, Ne sachant qui je suis, j’ignore qui je fus, Sont-ce des voluptés solides, et parfaites, Madame, est-il bien vrai ? LE ROI. Mais sachons qui vous êtes. ORMIN. Veillai-je ? ou si je dors ? GUSTAPHE. Ô bienheureuse lois ! LE ROI. 600 Quelle est donc votre race ; et quels sont vos exploits ? GUSTAPHE. Je ne veux point vanter ni mes faits, ni ma race, Et je dois ma fortune à votre seule grâce, Vous ne recevrez point de mensonges de moi, Ce vieillard est mon père, et vous êtes mon Roi, 605 Je vois bien que déjà votre Majesté blâme, Étant ce que je suis, le choix qu’à fait Madame, Pour ce qu’à mon dommage elle baisse les yeux, Et qu’au lieu de me voir, elle voit mes aïeux, [p. 32] Mais avecque le temps ma vertu lui peut plaire, 610 Je veux qu’elle m’estime, et qu’elle considère, Au point où je prétends mon renom signaler, Non, d’où je suis venu, mais où je puis aller. LE ROI. L’excès de ton bonheur n’altère point ma joie, Et tu le méritais, et le Ciel te l’envoie, 615 Va l’en remercier puisqu’il hait les ingrats, Oriane, et Mélise accompagnez ses pas. ORIANE. De quelles actions l’amour n’est-il capable, Si ma sœur a failli, j’aurais été coupable. <?page no="234"?> GUSTAPHE 233 MÉLISE. Que nous nous servons mal des droits que nous avons ! ORMIN. 620 Heureux fils ! heureux père ! LE ROI. Allez, nous vous suivons. [p. 33] ******************************* SCÈNE CINQUIÈME. LE ROI. AMASIE. LE ROI. Comment vous parlerai-je ? et quelle est la harangue, Que le ressentiment peut mettre sur ma langue. Qui serve à ma douleur d’un légitime frein ? Vous parlerai-je en père, ou bien en Souverain ? 625 Et de quelle façon vous plaît-il qu’on vous traite ? Vous faut-il appeler ma fille, ou ma sujette ? J’apprends que vous tenez et l’un, et l’autre rang Par votre élection, et par mon propre sang. Quel successeur bons Dieux ! si ta main me le donne, 630 Destin, Roi du désordre, ôte-moi la couronne, Plutôt qu’après ma mort je reçoive l’affront Que mon bandeau royal couvre un indigne front. Quoi fallait-il tromper l’espoir mille Princes Qui vous offraient leur vie avecque leurs Provinces, 635 Et peindre sur ce front d’une même couleur Par votre choix injuste, et ma honte, et la leur ? Quoi fallait-il se rendre à cette vaine pompe D’attraits, et de beauté, faible éclat qui vous trompe, [p. 34] Et briller en un mot d’un flambeau dissolu ? 640 Il ne le fallait pas, mais vous l’avez voulu 33 . 33 Le roi est mécontent du choix d’Amasie, même s’il avait déclaré précédemment que la décision appartenait à la princesse entièrement. <?page no="235"?> 234 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET AMASIE. Quoi, votre Majesté me reprend d’une chose Dont l’on sait qu’elle-même est la première cause ? Son absolu vouloir à mon choix précédé, Et si je n’avais fait ce crime commandé, 645 J’en aurais commis un contre l’obéissance, Et j’ai par ce forfait sauvé mon innocence, Outre qu’ayant suivi mon inclination Je ne me plaindrai point de cette élection. LE ROI. Oui, vous allez jouir d’un bonheur manifeste, 650 Vos désirs sont contents, il n’importe du reste, Il a fallu, ma fille, en ce bienheureux jour Sacrifier l’Empire, et sa gloire à l’amour ; Ô blâme ! ô déshonneur d’une fille, et d’un père ! Qu’est-ce qu’elle possède, et qu’est-ce qu’il espère ? 655 C’est bien là ce présent que l’on attend des cieux, Ce jeune Conquérant, ce Prince audacieux, Qui doit pour accomplir nos vieilles prophéties Croître de mon état les bornes raccourcies, Et qui doit voir un jour sous sa puissante main 660 Les restes glorieux de l’Empire Romain, C’est bien là ce héros que nos Mages promettent, Et sous qui l’on verra, comme tous le souhaitent, [p. 35] Le Soleil divisé par le glaive 34 tranchant Fléchir à son lever, et craindre à son couchant, 665 Bref qui favorisé du démon de la guerre Mettra dans le croissant la moitié de la terre. Nous affranchira-t-il par ses glorieux coups De ce honteux tribut que la Perse a de nous 35 ? Pourra-t-il faire tête à mille petits Princes 670 De qui l’ambition regarde mes Provinces ? Aura-t-il seulement le courage assez bon Pour détruire Artaban, et sa rébellion ? AMASIE. Bien qu’il soit moins que Prince il peut plus entreprendre, 34 Épée courte à deux tranchants qui symbolise la force et l’autorité. 35 Voir supra la note 1 (p. 211). <?page no="236"?> GUSTAPHE 235 Et porter la victoire aussi loin qu’Alexandre 36 , 675 Quel si brillant renom ne peut-il pas ternir Animé de l’honneur de vous appartenir ? Suivant l’ordre commun des plus vulgaires choses Souvent les grands effets ont de petites causes, Les fleuves sont ruisseaux à leur commencement, 680 Et tel sait bien courir qui marche lentement 37 . Suffit que son visage a de très nobles marques, Qu’il porte dans ses yeux ce qui fait les Monarques, Et qu’il semble être plus que les autres ne sont, Son cœur est généreux, si l’on en croit son front. LE ROI. 685 Puisqu’il n’est pas né Prince, il doit bien le paraître, Et s’il est généreux, il a besoin de l’être, Qu’il le soit, s’il espère après moi de régner, [p. 34 = p. 36] 38 Et qu’il cherche à se perdre afin de me gagner, Au reste, j’abolis cette coutume inique 39 , 690 Comme pernicieuse à la chose publique, Qui cause qu’à la honte on fait céder l’honneur, Et je romps le poignard qui m’a percé le cœur. 36 Il s’agit d’Alexandrie, cité d’Égypte fondée par Alexandre le Grand en 331 avant notre ère. 37 Les vers 680 et 681 constituent des maximes. Les sentences sont assez nombreuses dans les pièces de Benserade. 38 Une erreur de pagination se retrouve également à la page suivante. 39 Injuste à l’excès. <?page no="237"?> 236 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 35 = p. 37] ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. GUSTAPHE 40 . Que le sort est volage, et sa faveur commune, On ne doit qu’en mourant accuser la fortune, 695 Il faut jusqu’au trépas suspendre sa douleur, Et le malheur qui tue est seulement malheur, Eussè-je cru tombé du plus haut de sa roue Qu’une si belle main m’eut tiré de la boue, Afin de m’élever au superbe sommet 700 Où la seule naissance, et la gloire nous met ? Une telle splendeur cependant m’environne Que j’épouse une femme, avecque une couronne, Ce qui peut contenter deux sévères tyrans, Dont l’un ma gouverné dès mes plus jeunes ans, 705 Et dont l’autre commence à partager mon âme, [p. 38] Ma vieille ambition, et ma nouvelle flamme, Car j’aime, et j’ai goûté ce doux contentement De m’être vu mari devant que d’être amant. Ô prompte, et vive ardeur du feu qui me consomme ! 710 Échange glorieux d’un cœur, et d’une pomme ! Coutume favorable, et bienheureuse plaisir, Où la possession devance le désir ! Ce qui reste au bonheur dont j’ai l’âme assouvie, C’est de dire mon nom, ma naissance, et ma vie, 715 Celle qui tient ma foi m’en estimera mieux, Et nous contenterons ce père ambitieux, Qui me voit d’un œil triste à son trône prétendre, M’estimant son vassal aussi bien que son gendre, Aussi faisant paraître, et Gustaphe, et ses maux, 720 Je crains de retomber en mes premiers travaux, Ma résolution est longtemps en balance, Non, non, découvrons-nous, l’excès de la prudence Nuit à ceux qui sont nés sous de tristes aspects, Et les plus malheureux sont les moins circonspects. 725 Mais si de mes malheurs la Cour est informée, Empêcherai-je après que cette Renommée 40 C’est le premier des trois monologues de la pièce. Ils sont tous prononcés par Gustaphe. Voir les scènes IV, 4 et V, 4. <?page no="238"?> GUSTAPHE 237 Par son caquet malin n’excite contre moi Les justes sentiments, et d’un père, et d’un Roi Qui vit mes actions brutales, et farouches, 730 Et rendrai-je muette une femme à cent bouches ? Lorsque des mains du Prince on voudra me ravoir. Si je me veux défendre, en ai-je le pouvoir ? [p. 39] La faiblesse du Roi, le tribut ordinaire Dont il maintient son Sceptre, et qu’il paye à mon père, 735 La guerre qu’on lui fait dans ses propres États 41 , Une rébellion qu’il se voit sur les bras, Tous ces puissants motifs font que je m’imagine Que mon nom révélé me perd, et le ruine. Mais quoi, mon jugement, qu’êtes-vous devenu ? 740 Pourrai-je ici longtemps demeurer inconnu ? Je me fais fils d’Ormin qui n’a point de famille, Et sujet de ce Roi dont j’épouse la fille, Ou me croit, et faut-il s’étonner de ce point, On ne me vit jamais, on ne me connaît point, 745 Mais lorsque de plus près on voudra voir l’affaire, Qu’on voudra pénétrer le fond de ce mystère, On connaîtra bientôt, si l’on y veut songer, Qu’Ormin n’a point d’enfants, et qu’il est étranger. Sus 42 donc il faut parler, mais enfin la prudence 750 Pour la dernière fois m’impose le silence. Bien donc cachons encor des secrets importants, Et plutôt que de nous prenons conseil du temps ; Cependant puisque Mars règne en cette Province, Servons-nous du courage, et de la main d’un Prince. 755 Ciel ! je fie à son soin les biens que tu me fais, Cause de mon bonheur, protège tes effets 43 . 41 Nous avons remplacé « états » par « États ». 42 « Interjection, dont on se sert pour exhorter, pour inciter. Sus, mes amis, sus donc, sus levez-vous, or sus dites-nous » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 518). 43 Ce monologue permet l’expression des sentiments de Gustaphe qui est tiraillé entre son désir de rester inconnu et son inclination à révéler sa véritable identité au roi et à la princesse. <?page no="239"?> 238 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 40] ******************************* SCÈNE DEUXIÈME. LE ROI. ARASPE. AMASIE. ORIANE. MÉLISE. GUSTAPHE. LE ROI. Puisque c’est une triste, et sanglante fortune À toute ma famille également commune, Tous doivent s’affliger comme c’est la raison 760 Que le coup qui me touche ébranle ma maison, Mes filles, approchez, et venez comme telles Prendre une triste part en ces tristes nouvelles, Vous, qu’une pomme oblige à semblable souci, Puisque le sort le veut, vous en êtes aussi. ARASPE. 765 Est-ce là ce mortel dont le bonheur extrême A fait tant de jaloux ? ORIANE. Araspe, c’est lui-même. LE ROI. Donc le Ciel est d’accord qu’un perfide sujet Achève impunément un si lâche projet. [p. 41] Que sa rébellion triomphe de ma gloire, 770 Et que notre dépouille honore sa victoire ? ARASPE. Je ne sais si le ciel seconde ses efforts, Mais s’il n’y consent point, ses crimes sont bien forts, J’entreprendrais en vain de le réduire en poudre, Et ce nouveau Géant demande un coup de foudre. 775 Fêtais avec les miens sorti de la Cité, Suivant l’ordre reçu de votre Majesté, Et déjà nous étions assez loin dans la plaine, Alors qu’un fugitif tout tremblant, hors d’haleine, Et que de son chemin l’on avait diverti, <?page no="240"?> GUSTAPHE 239 780 Me vient dire, accourez, le rebelle est sorti, Voyez notre espérance à l’extrême réduite, Ce bon avis cause le pardon de la fuite, Je me hâte, et je vois ce furieux combat Où les nôtres étaient en un piteux état, 785 Artaban paraissait avec beaucoup de gloire, Et qui voyait les siens avait raison de croire, Qu’un sujet légitime encourageait ses gens, Et que les assiégés étaient les assiégeants. Aussitôt je viens fondre assisté de mille autres 790 Résolus de les vaincre, et secourir les nôtres, Mais plusieurs dans le sang noyaient leurs tristes jours Implorant la vengeance, et non pas le secours : Toutefois mon secours en sauva plus de mille, [p. 42] Et s’il n’eut été prompt, il était inutile, 795 Le combat eut duré, mais l’ennemi content Du gain de son laurier se renferme à l’instant Montrant que de l’honneur de sa belle sortie La surprise avait fait une bonne partie, J’ai mis des espions, j’ai disposé nos gens, 800 Mes soins ne pouvaient pas être plus diligents. LE ROI. Aussi de mon repos d’autres que vous me privent, Et vous ne causez pas les malheurs qui m’arrivent, Je sais bien que sans vous, et sans votre vertu Je verrais le débris de mon trône abattu, 805 Sans vous qui prolongez ma triste destinée, La malice des miens se verrait couronnée, Me ravissant le jour, et mes droits absolus, Je suis infortuné, mais je ne serais plus. J’ai négligé ce feu quand je pouvais l’éteindre, 810 Mais il faut l’avouer, je commence à le craindre. GUSTAPHE. Telle crainte est louable, elle a souvent été Cause de la victoire, et de la sûreté, Cet orgueil dont jadis la force fut compagne, Qui fit de tant de monts une seule montagne, 815 Des foudres écrasé 44 périt sans qu’il eut peur, 44 C’est-à-dire : « Cet orgueil, écrasé des foudres, périt […] ». <?page no="241"?> 240 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et le Ciel qui craignit en demeura vainqueur, De cette passion l’âme doit être atteinte, Et la prudence même est une noble crainte, [p. 43] C’est la timidité qui rend les esprits bas, 820 Qui prévoit semble craindre, et pourtant ne craint pas. Si par quelques moyens il nous était possible D’attirer au combat ce motel invincible, Ce serait son honneur comme notre intérêt, Glorieux, insolent, et superbe qu’il est, 825 L’heur 45 de nos ennemis nous pique le courage, Et souvent leur victoire est à notre avantage, Tel serait mon conseil, si sans témérité J’en osais présenter à votre Majesté. ARASPE. Cet esprit soutiendrait le fait d’une Province, 830 Sire, il vous est utile. LE ROI. Araspe, il n’est pas Prince, Et dans mon infortune au moins j’ai ce bonheur Que je m’en puis défaire avecque 46 de l’honneur. ARASPE. Ha Sire ! vous feriez une perte trop grande. LE ROI. Son sang n’est pas illustre, il faut qu’il le répande. 835 Mon fils, car la coutume, et les lois de Junon, Et ma fille, ont voulu que vous eussiez ce nom, Le péril évident où je vois que nous sommes ; Mais puis-je entretenir le vulgaire des hommes, Un sujet que ma fille élève en ce haut rang ? [p. 44] GUSTAPHE. 840 Sire, que vous plaît-il ? n’épargnez point mon sang. LE ROI. Forçons-nous toutefois, enfin je vous veux dire 45 Bonne fortune. 46 Nous avons remplacé « avecques » par « avecque ». <?page no="242"?> GUSTAPHE 241 Que l’évident péril où je vois cet Empire, Dont le mal qui s’accroît veut un prompt appareil ; M’oblige à me servir de votre heureux conseil ; 845 Je pourrais bien lever une puissante armée, Dont l’aspect réduirait l’insolence en fumée, Mais ce moyen facile à vaincre un orgueilleux, Outre qu’il serait lent, me serait périlleux, Par là je montrerais ce que mon âme cèle 47 , 850 Et mon peuple verrait que je crains un rebelle, Dans ces occasions la maxime d’un Roi Est de paraître ferme en son plus grand effroi, Une telle révolte en peut susciter mille Quand la punition en paraît difficile, 855 Ce moyen d’Artaban me peut rendre vainqueur, Mais il ferait connaître, et sa force, et ma peur, Il vaut mieux que sans bruit votre valeur combatte De peur qu’à notre honte et l’une, et l’autre éclate, Et qu’imitant ce Prince un peuple révolté 860 Ne devienne insolent par ma timidité 48 , Mon fils, ramassez donc le débris du naufrage, Avec ce peu de gens échappé de l’orage, Combattez ardemment pour ma fille, et pour nous, Et défendez sans peur ce qui doit être à vous, [p. 45] 865 Dans ce juste projet si le Ciel ne vous aide, Il en faudra venir à l’extrême remède, Et si sur nous le traître a des lauriers nouveaux, Armer contre son crime, et la terre, et les eaux. GUSTAPHE. Quel éclat ne défère au lustre de ma gloire ? 870 Je ne fus jamais vain, mais je commence à croire, Très grand, très invincible, et très auguste Roi ; Que votre Majesté fait estime de moi : Aussi veux-je si bien employer mon épée Que son opinion n’en sera point trompée, 875 Et qu’elle avouera même après d’heureux combats Que j’aurais bien été ce que je ne suis pas, Souffrez ma vanité, si dans mon aventure, 47 Cache. 48 Le roi préfère vaincre Artaban avec une petite force de combat plutôt qu’avec une armée complète, craignant que cette dernière option ne révèle sa peur du rebelle et n’encourage ainsi d’autres à imiter son exemple de trahison. <?page no="243"?> 242 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET La fortune avait fait autant que la nature, Et que si ce trésor d’honneur, et de beauté 880 Se pouvait mériter, je l’aurais mérité. Accordez-moi donc, Sire, un pouvoir légitime D’obéir aux transports de l’ardeur qui m’anime, Que j’obtienne à l’instant par un superbe effort La gloire du triomphe, ou l’honneur de la mort. LE ROI. 885 Suivez, sans recevoir des mouvements plus calmes, Cette noble chaleur qui fait germer les palmes, Qu’elle ne soit pas vaine, et que tout de ce pas Vous marchiez vers ce fort qu’assiègent nos soldats, Araspe cependant contre notre adversaire [p. 46] 890 Assemblera pour vous un secours nécessaire. ARASPE. Me voulez-vous priver d’un si rare bonheur, Et me faire pécher contre les lois d’honneur En ne partageant pas ce sanglant exercice ? Ha Sire ! il ne faut pas que je vous obéisse, 895 À son généreux sang je veux mêler le mien. GUSTAPHE. Assisté d’un tel bras je ne redoute rien : De vos forces le traître a les siennes formées, Ce sont dents de serpent que vous avez fermées, Dont la vigueur débile en deux ou trois combats 900 Se perdra d’elle-même, et ne durera pas. LE ROI. Changez donc promptement, puisque le temps nous presse, En un pompeux effet cette riche promesse, Écoutez, Oriane, et vous, Araspe, aussi. GUSTAPHE. Je ne pars point sans vous. ARASPE. Je l’entends bien ainsi. <?page no="244"?> GUSTAPHE 243 [p. 47] ******************************* SCÈNE TROISIÈME. AMASIE. GUSTAVE. MÉLISE. AMASIE. 905 Toi dont mon jeune cœur s’étant fait la victime, Presque en le commettant a réparé son crime, Juste, et cher possesseur de l’esprit, et du corps, À qui ma chaste honte a cédé ses trésors. Si tu me connais bien, je ne suis point honteuse 910 De t’avoir fait l’objet de ma flamme amoureuse, Mon feu si violent, et si pur, et si prompt Me brûle bien le cœur sans me rougir le front, Sans croire que ton sort excède tes mérites, Faisant des vœux pour toi je les fais sans limites, 915 Et celle dont l’amour purement immortel Sur un trône te met, t’eut mis sur un autel, Ce qu’on peut ajouter à des pompes royales Tu le possèderais, car mes mains libérales Ne te couronnent pas pour épargner l’encens, 920 Je t’aime cher époux, tu le sais, tu le sens. [p. 48] GUSTAPHE. Je le sais, je le sens, et c’est pourquoi, Madame, Je m’ignore moi-même, et ne sens pas mon âme, Je doute si mon corps ne vit pas dans les Cieux, Et si je ne bois point dans la coupe des Dieux, 925 Car qu’un homme possède une beauté divine, Qu’il ne sommeille pas, et qu’il se l’imagine, Qu’il s’estime en si belle, et si douce prison, Et n’ait pas dans les sens abîmé sa raison, Bref qu’il ait tant de gloire, et si peu de mérites, 930 C’est là que le bonheur a posé ses limites, La fortune, et l’amour bornent là leur pouvoir, Et c’est là qu’on possède au-delà de l’espoir. AMASIE. Je ne te parle ainsi qu’afin de faire en sorte <?page no="245"?> 244 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Que tu ne doutes point de l’amour qu’on te porte, 935 Quelques sanglants effets qu’on veuille de ton bras. GUSTAPHE. Aussi, Reine des cœurs, n’en douterai-je pas, Une si belle main, ces beaux yeux, ce langage Me sont de votre amour un trop fidèle gage, Madame, et plût au Ciel pour comble de mes biens, 940 Comme je sais vos feux que vous sussiez les miens, Je ne me croirai point l’objet de votre haine Dussiez-vous m’ordonner une mort inhumaine. AMASIE. Mais me le jures-tu ? [p. 49] GUSTAPHE. J’en appelle à serment De tous les éléments le plus pur élément, 945 Ce feu saint, et sacré qu’en ces lieux on adore, Et ce feu véhément dont l’ardeur me dévore. Pour vous plaire ma main par un coup violent Arracherait mon cœur demi-vif, et sanglant. AMASIE. C’est trop, Mélise, un mot. GUSTAPHE. À quoi tend ce mystère ? 950 Que veut-elle de moi ? que prétend-elle faire ? Je crains, et je désire. AMASIE. Allez, ne tardez pas. MÉLISE. Je l’apporte 49 , Madame, et reviens de ce pas. GUSTAPHE. Est-ce que vous voulez qu’elle apporte sur l’heure De quoi contraindre une âme à quitter sa demeure ? 49 Il s’agit d’une épée qu’Amasie donne à son mari. Voir la scène suivante. <?page no="246"?> GUSTAPHE 245 955 Le genre de ma mort vous agréant me plaît, Soit fer, flamme, ou poison. AMASIE. Vous verrez ce que c’est. GUSTAPHE. J’attendrai son retour, et cependant, Madame, Pénétrez s’il se peut, les secrets de mon âme, [p. 50] Pensez que j’y conserve une amoureuse ardeur 960 Plus pour votre beauté que pour votre grandeur, Le faste du dehors n’arrête point ma vue, Plus haut que votre trône elle s’est étendue, À travers cette pompe et de gloire, et d’honneur Je vous contemple nue 50 , et c’est là mon bonheur : 965 Il est vrai je possède une fortune insigne, Et des prospérités dont je me sens indigne, Mais je possède aussi votre cœur généreux, Cette possession me rend bien plus heureux, Aussi veux-je à vos yeux que le fer, ou la flamme 970 Prouve la saint ardeur que j’ai pour vous dans l’âme, Et quoique vos bienfaits nous élèvent surtout, Si mon bonheur permet que je meure pour vous, Je veux que mon trépas ait plutôt l’apparence D’une preuve d’amour, que de reconnaissance. AMASIE. 975 Mais quoi, si je t’oblige en cette extrémité À faire une action de générosité, Si dans ma passion je parais inhumaine, Si mon amour agit comme agirait la haine, Si je te veux contraindre au lieu de l’empêcher 980 À répandre ton sang qui dût m’être si cher, Hélas quels sentiments auras-tu de ta femme ? Pourras-tu croire encor que tu sois dans son âme ! [p. 51] Quoique ton seul objet soit ce qui l’entretient ? Oui, tu me l’as juré, mais Mélise revient. 50 Benserade n’hésite pas à ajouter des éléments érotiques à sa pièce. Dans les scènes précédentes, c’était l’attraction physique du corps masculin qui était mise en avant. <?page no="247"?> 246 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE QUATRIÈME. AMASIE. GUSTAVE. MÉLISE. AMASIE. 985 Ton épouse te donne, et te ceint cette épée, Qu’elle soit dans tes mains noblement occupée, Et donnant à ta gloire un magnifique rang Paraisse toute rouge, et fumante de sang. C’est à mon grand regret qu’il faut que ton courage 990 S’expose à des dangers où la gloire l’engage, Et que ta propre femme, ha rigoureuse loi ! T’exhorte à les tenter triste et pleine d’effroi, Plût au Ciel t’éloigner du péril des alarmes, Et ne me pas contraindre à te donner des armes, 995 Mais notre mauvais sort fait paraître en ce jour Une nécessité plus forte qu’un amour. J’ai voulu de ma foi te donner assurance De peur que ton esprit avec juste apparence, Me voyant t’inspirer la valeur dans le sein 1000 Ne soupçonnât en moi quelque mauvais dessein, [p. 52] Peur toutefois injuste autant comme elle est vaine, Car bien que mon amour se déguisât en haine, Sans te rien reprocher, ce que j’ai fait pour toi Ne rend que trop certains mon amour, et ma foi : 1005 Ceux qui naguère ont vu comme sans te connaître De mes biens, et de moi je t’ai rendu le maître, Comme en titre d’époux tu m’as été donné Par un choix dangereux, et pourtant fortuné, Et qui verront aussi comme je suis contrainte 1010 À te persuader de combattre sans crainte, Mettront cet acte au rang des plus nobles effets, Et parce que j’ai fait sauront ce que je fais, Car quelque jugement qu’en fasse tout le monde, Ma première action explique ma seconde. GUSTAPHE. 1015 De moment en moment je me vois plus heureux, Ô cœur vraiment royal, et vraiment généreux ! <?page no="248"?> GUSTAPHE 247 AMASIE. Au lieu de m’amuser à répandre des larmes Je t’anime aux combats, je te prête des armes, Et peut-être par là crois-tu que mon grand cœur 1020 Préfère à tes beaux jours un vain éclat d’honneur, Mais ta chère moitié te conjure de croire Qu’elle t’aime bien plus qu’elle n’aime la gloire, Et qu’elle ne t’excite à chercher ce faux bien Que pour en appuyer son repos, et le tien, 1025 Sache qu’à nos plaisirs la gloire est nécessaire, [p. 53] Et que ce que j’en fais j’ai raison de le faire. GUSTAPHE. Qui ne succombera sous mes nobles desseins Puisque je suis armé par de si belles mains ? Il faut exécutant ce que le Roi désire 1030 Vous payer de mon sang. AMASIE. Je ne te l’osais dire, Le Roi veut t’estimant indigne de mon choix Que tu t’en rendes digne avecque tes exploits, Vois si t’encourageant mon amour fait un crime, Ou si c’est à bon droit qu’à vaincre je t’anime. GUSTAPHE. 1035 Que j’accepte avec joie un si noble présent, Vous pensez m’outrager en me favorisant, Et quoi vous présumez que ce beau don me fâche, Pardonnez-moi, Madame, ou vous me jugez lâche, Ou votre esprit sans doute est encore à savoir 1040 Combien sur un grand cœur la gloire a de pouvoir. AMASIE. Je sais que des dangers tu formes tes délices, Et cette connaissance est un de mes supplices, À te voir je te juge incapable d’effroi, Et seulement ton front me fait craindre pour toi ; 1045 Va pourtant, va combattre ; ha d’une double crainte Je sens que ma pauvre âme est vivement atteinte, L’une, que j’appréhende â l’égal du trépas <?page no="249"?> 248 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 54] Que tu ne sois trahi du Démon des combats. Je frémis quand j’y pense, à peine je respire. GUSTAPHE. 1050 Et l’autre, ma Princesse ? AMASIE. Hélas dois-je la dire ! Je crains. GUSTAPHE. Que craignez-vous ? AMASIE. Je crains que votre feu Vif, et prompt comme il est s’éteigne, ou dure peu, Enfin que cette amour que vous m’avez jurée, Dont la mienne veut être à jamais assurée, 1055 Ou vienne à n’être plus après avoir été, Ou qu’un peu de mépris souille sa pureté, GUSTAPHE. Hé Madame ! ha bons Dieux ! AMASIE. Ce n’est pas que j’estime Votre cœur amoureux capable de ce crime, Qui d’Énée autrefois obscurcit le renom, 1060 Et dressa le bûcher de la triste Didon 51 , Ni pour vous en parler selon ma conscience, Que mon peu de beauté cause ma défiance, Je m’assure d’ailleurs, et vous estime tant Que je crois qu’il faut plus pour vous rendre inconstant. [p. 55] 1065 Mais ma peur légitime a bien une autre cause, Car enfin quand je songe, et que je me propose, Comme dégénérant de cet illustre sang, Je fais une action indigne de mon rang, Et choisis un simple homme au mépris de ces Princes 51 Fils de la déesse Aphrodite, Énée est le personnage principal de l’Énéide de Virgile. Didon, la reine de Carthage, tombe amoureuse du héros, mais elle se suicide lorsque Énée doit quitter Carthage sur l’ordre de Mercure. <?page no="250"?> GUSTAPHE 249 1070 Qui vont rougir de honte au sein de leurs Provinces, Et que faisant de vous unique élection, Sans rien considérer ma seule passion 52 , Donne un fils à mon père en sa vieillesse extrême, Un Prince à notre peuple, un époux à moi-même, 1075 Je crains non sans raison qu’à votre jugement Je n’aie agi pour vous en peu légèrement, Et que cette action quoiqu’à votre avantage, Parte d’un trop aveugle, et trop lâche courage ; Et comme il est besoin que mon honnêteté 1080 Supplée en son excès à mon peu de beauté, Et que de ma vertu votre âme soit atteinte, Voilà ma véritable, et plus sensible crainte, J’ai peur qu’auprès de vous je ne me sois fait tort Et vous aimant si tôt, et vous aimant si fort. 1085 Mais j’obéis aux lois que l’amour m’a prescrites, Et si c’est un défaut, il vient de vos mérites. GUSTAPHE. Quoi, me traiter, Madame, avecque du respect, Voulez-vous me confondre, ou vous suis-je suspect ? AMASIE. Ce respect vous est dû, puisque mon cœur vous aime [p. 56] 1090 Que je suis votre femme, et vois que le Ciel même Voulant justifier les devoirs qu’on vous rend A mis sur votre front je ne sais quoi de grand, Mais brisons (cher époux) va faire des miracles, Et de notre destin romps les fâcheux obstacles, 1095 Souviens-toi toutefois de ne pas t’engager, Et qu’Araspe avec toi partage le danger, Que ta gloire soit belle, et ne te coûte guère, Contente-toi plutôt d’une palme vulgaire, Enfin oblige ensemble et mon père, et mon feu, 1100 Sois sûr dans le péril, fais beaucoup, et fais peu. Vœu à Mars Puissant Démon des armes, Effroyable moteur des sanglantes alarmes, 52 Amasie avoue que son seul critère dans le choix d’un mari était l’attirance physique pour lui. <?page no="251"?> 250 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Comme il part glorieux du butin de mon cœur, Qu’il revienne vainqueur. GUSTAPHE. Vœu à l’amour 1105 Puissant Démon des charmes, Amour, toi qui fais rire, et fais verser des larmes, Comme je pars chéri de qui m’a consommé, Que j’en revienne aimé 53 . 53 Ces deux stances se composent de quatre vers chacune, appelée quatrain. Dans chaque cas, les rimes sont suivies (deux vers consécutifs rimant entre eux). Chaque stance comprend un hexasyllabe (vers de six syllabes), suivi de deux alexandrins (vers de douze syllabes), suivis d’un hexasyllabe. <?page no="252"?> GUSTAPHE 251 [p. 57] ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. AMASIE. LE ROI. ORIANE à genoux. AMASIE. Rien ne vous touche, Sire, ô Dieux est-il possible 1110 Qu’à cet heureux succès vous restiez insensible, N’êtes-vous pas content du choix de mon époux ? Que lui faut-il encore, et qu’en désirez-vous ? Que n’a fait la valeur de ce généreux homme ? La tête du rebelle a bien payé ma pomme, 1115 Il mérite l’honneur de vos affections, Couronnez sans regret ses nobles actions : Cette fausse noblesse où le renom consiste Est la vertu qui fut, mais sa vertu subsiste, [p. 58] Ne venant que de lui n’en vaut-elle pas mieux ? 1120 Et pourquoi voulez-vous qu’il doive à ses aïeux ? Il faut que ses travaux lui gagnent votre grâce, Et ce qu’Alcide 54 a fait pour mériter sa place, Mon époux le fera pour mériter ce nom, Mon amour lui sera la haine de Junon, 1125 Ne rendez pas mon sort triste, ni ridicule, Je suis moins que le Ciel, il n’est pas tant qu’Hercule. Non qu’il me soit fâcheux de le voir s’engager Pour le bien de l’État dans un juste danger, S’agissant de l’honneur de votre Diadème 1130 Comme j’ai déjà fait je l’armerai moi-même, S’il recule, il est, Sire, indigne de son rang, Et moi de vos faveurs, si je pleure son sang, Mais que cette vaillance à propos découverte S’occupe à votre gloire, et non pas à sa perte, 1135 Qu’il rompe ces Démons ennemis de la paix, Mais qu’on n’en forme point quand il les a défaits. Voici le premier coup dont j’ai eu l’âme atteinte, J’ignorais la douleur, la tristesse, et la crainte, Je n’avais point connu ce qui fait soupirer 1140 Depuis que la raison nous enseigne à pleurer, 54 Nom donné à Héraclès (Hercule) par ses parents. <?page no="253"?> 252 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et je baigne vos pieds de mes premières larmes Pour ce triste vainqueur qui s’expose aux alarmes, Malheureux de jouir de mes cruels appâts, Mais bien plus malheureux de ne vous plaire pas. [p. 59] LE ROI. 1145 Levez-vous. AMASIE. Non, Seigneur, la peine que j’endure. LE ROI. Hé bien demeurez donc en la même posture, Cette soumission pour un honteux objet Ne déshonore pas la femme d’un sujet 55 . Il rentre. ******************************* SCÈNE DEUXIÈME. AMASIE. ORIANE. AMASIE. Que sensiblement cette rigueur me presse ! 1150 Que ce cruel reproche augmente ma tristesse ! Peut-être sa réponse obligerait mes vœux, Si loin de lui parler pour un cœur généreux, Ma pitié pour un Prince employait tous ses charmes, Et si mon œil versait d’ambitieuses larmes. 1155 Superbe qualité, riche présent des Cieux, Vertu, qui triomphez de nos audacieux, Soleil, qui dissipez nos ténèbres dernières, Peu d’aigles en ce lieu soutiendront vos lumières, [p. 60] Plutôt qu’à mon sujet on vous fasse souffrir, 1160 Adorable vertu, que ne puis-je mourir ; Mais afin de languir les malheureux demeurent, Et la mort à regret ferme des yeux qui pleurent. ORIANE. De grâce, chère sœur, ayez l’esprit constant, 55 Le roi continue à traiter le mari d’Amasie avec mépris en raison de sa « basse » naissance malgré le fait que Gustaphe ait vaincu le rebelle. <?page no="254"?> GUSTAPHE 253 Vous n’avez pas raison de vous affliger tant, 1165 Quand ce n’est qu’à ce point que le sort se courrouce, Je tiens que la constance est une vertu douce. AMASIE. Hélas que dites-vous ! quand ce n’est qu’à ce point, Quoi, peut-on ? ORIANE. Mais, mon Dieu ! ne vous emportez point, Écoutez seulement si mes raisons sont vraies, 1170 Vous plaignez votre époux et vainqueur, et sans plaies, Araspe retourné sans blessures aussi, Comme vous le savez, nous en assure ainsi, Vous pleurez au bonheur que le Ciel vous envoie, Et de peur de jouir d’une parfaite joie, 1175 Vous allez dans le temps, pour flatter votre ennui, Rechercher des malheurs incertains comme lui ; Ha ne vous rendez pas vous-même infortunée, N’allez point au-devant de votre destinée, Attendez le retour d’un mari glorieux, 1180 Ne pleurez que de joie, et rendez grâce aux Dieux [p. 61] Dont en ce beau succès la bonté se contemple. AMASIE. Hélas j’en ai reçu des faveurs sans exemple ; Faisons de nouveaux vœux en leur sacrifiant, Et les prions encore en les remerciant. ******************************* SCÈNE TROISIÈME. GUSTAPHE. SOLDATS. ils sortent du fort. GUSTAPHE 1185 Invincibles guerriers, compagnons de ma gloire, Enfin nous jouissons d’une entière victoire, Il reste à triompher après avoir vaincu, L’insolence n’est plus, le rebelle a vécu, Après tant de combats un coup de cimetière <?page no="255"?> 254 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 1190 A fait voler le chef de cette injuste guerre, Ses complices défaits, captifs, blessés, ou morts, Ont servi de matière à vos nobles efforts. Mais d’un pareil succès je ne fais point de conte, Si ce n’est un degré par où ma gloire monte, 1195 Ce n’est pas là, Soldats, qu’il en faut demeurer, Il faut passer plus outre, et ne point endurer, Que sous votre Empereur le Croissant 56 diminue, [p. 62] Mais que par vos exploits sa grandeur continue. Retournez cependant, et visitez le fort, 1200 S’il y reste quelqu’un, qu’il échappe la mort, Désarmez seulement une troupe éperdue, Et n’ensanglantez point cette place rendue, Qu’ils sortent dépouillés, mais sortent sûrement. SOLDATS. Nous exécuterons votre commandement. ******************************* SCÈNE QUATRIÈME. GUSTAPHE, seul. STANCES 57 . 1205 Ô Toi des affligés l’espérance commune, Sacré maître de la fortune, Qui fais agir ce tout par un secret ressort, Je te rends grâce, ô Ciel ! dont la main charitable Forçant les caprices du sort 1210 Fait d’un malheur injuste un bonheur équitable. Tous ces puissants remords la suite de mon crime Rendaient ma peine illégitime, [p. 63] Cependant mon malheur ne m’abandonnait pas, Et presque dans le cours d’une même journée 56 « On dit fig. L’Empire du Croissant, pour dire, l’Empire du Turc » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 290). 57 Les stances sont de six vers (un sixain). Chaque stance se compose de quatre alexandrins (les premier, troisième, quatrième et sixième vers) et de deux octosyllabes (les deuxième et cinquième vers). On trouve des rimes suivis (aa) et des rimes croisés (bcbc). <?page no="256"?> GUSTAPHE 255 1215 L’amour, et le Dieu des combats De myrte, et de laurier ma tète ont couronnée 58 . Un père soupirant pour le choix de sa fille Comme indigne de sa famille M’exposait aux fureurs de ces nouveaux Titans, 1220 Il souhaitait ma perte 59 , et mes armes sont telles Que je triomphe à même temps De ses perfides vœux, et de mille rebelles. Mais cette heureuse palme acquise à leur dommage Montrant Est moins l’effet de mon courage la pomme. 1225 Que de ce don reçu d’un objet plein d’appâts, Dieux ! de quoi s’assouvit l’ambition d’un homme, Un trône m’eut semblé trop bas, Et je suis glorieux d’obtenir une pomme. Celles qu’un amoureux en sa course un peu lente 1230 Sema sur les pas d’Atalante 60 N’avaient point cet éclat dont la mienne reluit Et si je la jetais dedans une assemblée, [p. 64] Elle causerait plus de bruit Que celle qui troubla les noces de Pélée 61 . 58 « Les Anciens Païens tenaient que le myrte était consacré à Vénus ; & le myrte est encore pris aujourd’hui pour le symbole de l’amour, comme le laurier pour le symbole de la victoire. Ainsi on dit poétiquement d’un homme heureux en amour & en guerre, qu’Il est couvert de myrtes & de lauriers » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 106). 59 Gustaphe pense que le roi l’a envoyé se battre non seulement pour aider à vaincre le rebelle, mais aussi pour être tué en bataille, résolvant ainsi le problème du mauvais choix de mari d’Amasie. 60 Il s’agit d’une héroïne de la mythologie grecque qui fut connue pour son habileté dans la course à pied. Dans la version arcadienne du mythe, Atalante est une chasseuse redoutable, s’illustrant à la chasse du sanglier de Calydon. Voir la tragédie Méléagre de Benserade. 61 Il s’agit du père d’Achille. La divinité Thétis, qui fut promise au mortel Pélée, refusa cette union, se transformant successivement en feu, en oiseau, en tigre, en lion, en vent, en eau, en arbre, en serpent, en lion et en seiche pour échapper au mariage. Pélée réussit à s’unir avec elle. Les noces furent troublées par Éris, déesse de la discorde, qui lança une pomme en or pour la plus belle. Voir la note 30 de La Mort d’Achille, et la dispute de ses armes. <?page no="257"?> 256 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 1235 Combien la recevant ai-je reçu de flamme, Aussi le change de mon âme Offense une beauté qui jadis m’engagea, Qu’elle me voudra mal d’avoir quitté ses charmes, Hélas il me semble déjà 1240 Que j’entends ses soupirs, et que je vois ses larmes. ******************************* SCÈNE CINQUIÈME. GUSTAPHE. SOLDATS. CÉLINTE, vêtue en homme. GUSTAPHE. Mais quel bruit ? et d’où vient que ce jeune Soldat Contre quatre des miens si vaillamment se bat ? SOLDATS. Rends, c’est notre butin, content notre envie. CÉLINTE. Vous ne me l’ôterez qu’en m’arrachant la vie, [p. 65] 1245 Ce fer me servira d’un légitime appui. SOLDATS. Voici notre Empereur. CÉLINTE. Hé bien parlons à lui. GUSTAPHE. Arrêtez-vous, amis, quelle est votre querelle ? CÉLINTE, bas 62 . Dieux que vois-je ! ha mon œil, vous êtes infidèle. 62 C’est le premier des douze apartés de la pièce. Célinte, princesse de Perse, reconnaît son amant perdu. <?page no="258"?> GUSTAPHE 257 GUSTAPHE. De votre différend faits-mois le rapport, 1250 Et modérez un peu ce violent transport. SOLDATS. Nous avons rencontré ce jeune téméraire Dans les prisons du fort. CÉLINTE, bas. Le Ciel m’est trop contraire, Pour offrir ce remède à ma calamité. GUSTAPHE. Hé bien ? SOLDATS. L’ayant tiré de sa captivité, 1255 Sans que nous crussions faire une riche conquête, Nous l’avons aperçu qui cachait une boîte À qui cent diamants d’un éclat nonpareil Donnaient un lustre égal à celui du Soleil, À cette occasion pas un de nous n’est triste, [p. 66] 1260 Pour avoir ce butin on le presse, il résiste, Soutenant jusqu’ici notre effort violent Toujours opiniâtre, et toujours reculant. GUSTAPHE. Mais croit-il s’échapper ? SOLDATS. Son audace est extrême. Parlez au Général. CÉLINTE. Ha c’est lui ! SOLDATS. C’est lui-même. CÉLINTE. 1265 Je ne résiste plus, et je mets dans vos mains Le fer qui soutenait mes injustes desseins, <?page no="259"?> 258 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Mais à quelque butin que vous puissiez prétendre, Ce n’est qu’à votre chef que je m’en vais le rendre, Encore est-il besoin que vous n’y soyez pas, 1270 Pour un juste sujet. GUSTAPHE. Retirez-vous, Soldats. [p. 67] ******************************* SCÈNE SIXIÈME. CÉLINTE. GUSTAPHE. CÉLINTE. Oui, voilà ce qui rend ma peine vagabonde ; Ce que j’ai tant cherché sur la terre, et sur l’onde, Voyez, beau Cavalier, ce butin vous est dû, Mais jugez si j’ai tort de l’avoir défendu. GUSTAPHE. 1275 Vois-je avec mon portrait une amante laissée ? Ô Dieux ! ce triste objet retrace en ma pensée Des feux, une inconstance, un père, et son courroux, Veillai-je, ou si je dors ? que vois-je ? où sommes-nous ? C’est elle, en un instant mon bonheur se renverse ; 1280 Vous puis-je voir, Madame, ailleurs que dans la Perse ? Qui peut causer en vous un tel déguisement ? Et que cherchez-vous seule, et sous ce vêtement ? CÉLINTE. Tu me connais trop bien pour ignorer la cause Qui fait qu’à cent malheurs tous les jours je m’expose, 1285 Tu sais trop que je cherche à te prouver ma foi, Et que je ne respire, et n’agis que pour toi, [p. 68] L’amour que j’eus pour toi dès ma plus tendre enfance, Le plaisir de te voir, l’ennui de ton absence, Mille amants rebutés, un seul Gustaphe aimé, 1290 La crainte de te perdre en te voyant armé, Le dessein de te voir, ou de cesser de vivre, Un prompt déguisement, ma fuite pour te suivre, Tout ce que sur la terre on saurait éprouver, <?page no="260"?> GUSTAPHE 259 Dix mille écueils 63 trouvés en te voulant trouver, 1295 Mes biens dont un corsaire 64 assouvit son envie, Mon sexe reconnu, le danger de ma vie, Des larmes, des soupirs, une captivité, Et ce que je te garde à peine en sûreté. GUSTAPHE. Quoi je suis le sujet d’un si triste voyage ? 1300 Vous l’avez fait pour moi ? CÉLINTE. J’eusse fait davantage. GUSTAPHE, tout bas. Ciel ! faut-il qu’abusant cette rare beauté Mon change soit le prix de sa fidélité ! Mais enfin Amasie est l’objet de ma flamme, Elle doit être Reine, et de plus c’est ma femme. 1305 Quelle confusion ! Madame, qu’en deux mots J’apprenne si vous plaît le sujet de vos maux. CÉLINTE. Je veux qu’auparavant notre amour s’entretienne, [p. 69] Tu sauras ma fortune, et j’appendrai la tienne. GUSTAPHE. Hélas qu’apprendra-t-elle ! CÉLINTE. Ô mon plus cher trésor ! 1310 Donques il m’est permis de te revoir encor, Donc 65 je puis soulager ma pure, et chaste flamme Par d’innocents baisers, ô mon Prince ! GUSTAPHE. Ô Madame ! 63 « Écueil fig. se dit des choses dangereuses pour l’honneur, la fortune, la réputation &c. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 391). 64 « Pirate, écumeur de mer, qui va en course avec commission d’un État, ou d’un Prince souverain » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 271). 65 Les deux orthographes de cet adverbe sont utilisées dans ce discours afin d’obtenir le nombre voulu de syllabes. <?page no="261"?> 260 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Qui ne serait sensible au souci qu’elle prend ? Ha cet excès d’amour fait mon péché plus grand ! CÉLINTE. 1315 Que tu m’as fait pleurer, que j’ai maudit les armes, Jamais pour un amant on ne vit tant de larmes, Et j’en ai plus versé pour la fuite du mien Que Didon 66 pour la fuite, et le crime du sien, Je m’estimais l’objet qui te faisait tout faire, 1320 Et quand on t’accusait d’avoir trahi ton père, Mon esprit sans le croire oyant parler de toi Pensait qu’on t’accusât de me fausser la foi, Et si quelqu’un disait, c’est un Prince rebelle, Vous mentez, répondais-je, il m’est toujours fidèle, 1325 La Cour avait pitié des pleurs que je versois 67 , Combien a-t-on voulu les essuyer de fois ? Mais de cette douleur que mon âme a sentie Les consolations ont fait une partie, [p. 70] Quelquefois je trouvais des divertissements 1330 Aux livres qui traitaient des malheureux Amants, Y voyant d’un Pâris Œnone 68 abandonnée, Et balançant mon sort avec sa destinée, Ô rivale d’Hélène ! ô mon doux entretien ! Mon malheur, m’écriais-je, est moindre que le tien, 1335 Quoiqu’ait fait contre moi la fortune inhumaine, Je n’ai que partagé la moitié de ta peine, Vu que l’aimable objet de ton ennui pressant Fut absent, et volage, et le mien n’est qu’absent. C’est comme j’ai vécu depuis que la fortune 1340 Rend à mes passions ta disgrâce commune, Mais as-tu conservé ton amour, et ta foi ? As-tu fait, cher amant, ce que j’ai fait pour toi ? T’es-tu bien souvenu de la pauvre Célinte. GUSTAPHE. Quoiqu’on ait entendu mes soupirs, et ma plainte, 1345 Ici mon âme avoue à sa confusion 66 Voir supra la note 51. 67 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « versois » pour conserver la rime. 68 Nymphe des montagnes, Œnone était la première femme de Pâris. Celui-ci l’abandonna pour épouser Hélène. <?page no="262"?> GUSTAPHE 261 Qu’elle a trop peu souffert en cette occasion, Votre absence n’est pas un tourment ordinaire, Enfin je n’ai pas fait ce que je devais faire. CÉLINTE. Par là tous les amants cherchent à discourir, 1350 Tu veux dire comme eux que tu devais mourir, Mais ton heureuse vie est indigne de blâme. GUSTAPHE. Non, je suis criminel, je m’accuse, Madame, [p. 71] Je n’ai point témoigné ce juste désespoir Que loin de vos beaux yeux je devais concevoir, 1355 Je n’ai point ressenti cette ardeur bienaimée, Dont mon âme à jamais devait être enflammée, J’ai révéré trop peu de si charmants appâts, Croyez-le, ma Princesse. CÉLINTE. Ha je ne le crois pas. GUSTAPHE. Qu’en cet aveuglement son sort est pitoyable, 1360 Et que mon crime est grand puisqu’il est incroyable. Madame, il n’est plus temps de le dissimuler, Qui pécha sans rougir, sans honte doit parler, Votre cœur qu’il faudra que ma mort satisfasse A besoin de constance, et j’ai besoin de grâce, 1365 Tous les retardements sont ici superflus. CÉLINTE. Quelle grâce veux-tu ? GUSTAPHE. Que vous ne m’aimiez plus. CÉLINTE. Ma haine est-ce une grâce ? GUSTAPHE. Une faveur insigne. <?page no="263"?> 262 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET CÉLINTE. Quoi mon amour vous nuit ? [p. 72] GUSTAPHE. Non, mais j’en suis indigne. Le dois-je révéler ? CÉLINTE. Vous en êtes prié. GUSTAPHE. 1370 Je suis. CÉLINTE. Achevez tôt, vous êtes ? GUSTAPHE. Marié. CÉLINTE. Vous êtes marié. GUSTAPHE. Telle est ma destinée 69 , Et vous avez raison d’en paraître étonnée. CÉLINTE. Possible raillez-vous. GUSTAPHE. Ha Madame, en ce point C’est à mon grand regret que je ne raille point, 1375 Hélas, je vous raconte une chose trop vraie. CÉLINTE. Ô comble de mes maux ! ô ma dernière plaie ! Mais mon âme à ce coup se devait préparer. 69 Dans cette stichomythie, les répliques sont des hémistiches (à l’exception du vers 1370 qui a trois parties), créant plus de rapidité dans le dialogue. <?page no="264"?> GUSTAPHE 263 GUSTAPHE. Madame, c’est un trait que je n’ai su parer, [p. 73] Malgré ma passion qui s’en voulait défendre 1380 Du Roi de ce pays le Sort m’a fait le gendre, Comme tel d’Artaban j’ai l’orgueil abattu Vous tirant des prisons. CÉLINTE. Que ne m’y laissais-tu, Ou que n’as-tu sur moi ta rigueur assouvie, Doux, et cruel tyran du repos de ma vie ; 1385 Pour toi seul j’ai couru les terres, et les Mers, Et quand je t’ai trouvé j’apprends que je te perds, Comme une autre Ariane enfin suis-je abusée, Ô perfide héritier du crime de Thésée 70 ? Mais pourquoi, Dieux cruels, venais-je de si loin 1390 Rendre de mes malheurs mon œil même témoin ? À quoi ce vêtement 71 était-il nécessaire ? Devais-je en faire un comble à ma propre misère ? Hélas, et ma constance, et ma fuite, et mes pas Confondent cet ingrat, mais ne l’amendent pas. 1395 Il m’était bien plus doux de languir dans la plainte Que d’aller au-devant des effets de ma crainte, Et quand pour éviter le paternel courroux Je te voyais en fuite, il m’était bien plus doux D’en sentir le regret, qu’une pareille injure, 1400 Et de te plaindre absent que de te voir parjure, Mais ris de ton bonheur, feins comme tu voudras, Quelques biens qu’ait l’amour, tu ne les goûtes pas, D’un remords éternel ton âme est trop géhennée 72 , [p. 74] Enfin quelques douceurs que t’offre l’hyménée, 1405 Tu n’en dois malheureux, savourer que le fiel, Où ta bonne fortune est le crime du Ciel. 70 Thésée, héros de l’Attique, séduisit Ariane, fille de Minos, roi de Crète. Ariane aida Thésée à s’échapper du Labyrinthe, lui fournissant un fil pour qu’il puisse revenir sur ses pas une fois qu’il aurait tué le Minotaure. Sa mission accomplie, Thésée abandonna Ariane sur l’île de Dia. Voir l’Iliad, chant XI. 71 Célinte est vêtue en homme. 72 Torturée. <?page no="265"?> 264 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET GUSTAPHE. Il est vrai, j’ai failli, vous êtes outragée, Que ne suis-je puni, que n’êtes-vous vengée. CÉLINTE. Pardonnez si je cède à mon ressentiment, 1410 Je ne puis retenir ce premier mouvement, Mais dans mon désespoir trop longtemps je demeure, Mes transports sont finis, permettez que je pleure, Ne me refusez point ce bienfait qui m’est dû, On ne peut moins donner à qui vous a perdu, 1415 Sur moi l’amour vous laisse un Empire suprême, Je vous honore en maître, et ne voudrait pas même Donner quelques soupirs à mes tristes douleurs, Ni sans votre congé disposer de mes pleurs, Laissez-m’en donc verser. GUSTAPHE. Pleurons tous deux, Madame. CÉLINTE. 1420 Et pourquoi sans besoin affliger votre femme ? Les larmes d’un époux la feraient soupirer, Si le malheur voulait qu’elle vous vit pleurer. Non, non, n’altérez point des voluptés parfaites, Êtes-vous bienheureux ? vivez comme vous êtes, 1425 Quoique vous m’ayez fait, les Dieux me sont témoins [p. 75] Que mon cœur offensé ne vous aime pas moins ; Et puis vous avez l’âme et si noble, et si pure, Que le vice dans vous peut changer de nature, Ou du moins quoiqu’affreux en vous il peut trouver 1430 De quoi se rendre aimable, et se faire approuver. Enfin ne craignez pas que je vous importune, Je ne viens point troubler votre heureuse fortune, Ni pour l’avancement de mes prospérités Bâtir sur le débris de vos félicités, 1435 Faites-moi seulement une dernière grâce. GUSTAPHE. Après ce que j’ai fait que faut-il que je fasse ? <?page no="266"?> GUSTAPHE 265 CÉLINTE. Souffrez qu’en ces habits je serve la beauté Qui triomphe du prix de ma fidélité 73 , Je rendrai des effets d’une humble obéissance, 1440 Pour apprendre à servir j’oublierai ma naissance, Et je ne veux borner le repos de mes jours Que du bien de la suivre, et de vous voir toujours. GUSTAPHE. Mais personne en ces lieux ne me connaît, Madame ; J’y passe pour sujet, mon sort même à ma femme 1445 Pour de justes raisons ne s’est point avoué. CÉLINTE. Vous n’êtes point connu ? le Ciel en soit loué, Qui me donne un moyen de vous montrer encore Par ma discrétion combien je vous honore, [p. 76] Je ne révèlerai votre nom, ni vos faits, 1450 J’aime votre repos, et je vous le promets. Donnez donc ce remède à des flammes si pures. GUSTAPHE. J’y consens, mais sachons vos tristes aventures, Combien que le récit m’en soit de mauvais goût, De grâce, CÉLINTE. En temps, et lieu je vous conterai tout. GUSTAPHE. 1455 Et moi, les ordres mis dans la place conquise, Je vous mène en la ville où l’on en sait la prise, En chemin vous saurez que la nécessité M’a forcé de commettre une infidélité. 73 Célinte veut continuer à être déguisée en homme. <?page no="267"?> 266 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 77] ACTE V. SCÈNE PREMIÈRE. ORIANE. MÉLISE. ORIANE. Ce jeune homme possède une grâce infinie, 1460 Son entretien me plaît, j’aime sa compagnie, Et me sens redevable aux faveurs du destin Qui joint à notre palme un si riche butin, À son courtois abord mon plaisir se redouble ; Pourquoi n’est-il ici ? MÉLISE. Quelque chose le trouble, 1465 Et si je puis juger de l’âme par le front, Je crois qu’il est troublé de quelque ennui profond. ORIANE. D’où peut naître en son cœur cette tristesse extrême, [p. 78] Et ces secrets soupirs ? hélas je crains qu’il aime ! Je ne sais pas pourtant mon intérêt du sien, 1470 Ce n’est que par pitié. MÉLISE. Vraiment on le sait bien. ORIANE. De quoi riez-vous donc ! MÉLISE. De quoi ? de rien, Madame. ORIANE. N’estimerez-vous point qu’il a gagné mon âme ? Et ne croirez-vous point qu’une confession Qu’on fait de sa vertu l’est de ma passion ? 1475 Vous êtes bien étrange, il faut que je l’avoue, Si je vois je suis prise, et j’aime quand je loue. <?page no="268"?> GUSTAPHE 267 MÉLISE. Vous pourrais-je accuser d’un semblable forfait ? Vous êtes trop constante, Araspe est trop parfait. ORIANE. Ne parlons point d’Araspe, et puisque nous y sommes 1480 Parlons de l’étranger la merveille des hommes, De cet objet charmant, les délices des yeux, Qui d’un simple discours persuaderait mieux Que celui dont la voix déracina des arbres, Ravit l’âme aux humains, et la mit dans les marbres, 1485 Mieux fait que ce berger, qui dans un long sommeil. [p. 79] Reçut mille baisers de la sœur du Soleil, Que ce juge au milieu d’une troupe immortelle Quand il dit à Vénus, vous êtes la plus belle, Et plus beau mille fois que ce beau langoureux 1490 Qui cajola son ombre, et mourut amoureux, J’admire ses attraits, son port, son éloquence De là selon ton gré tire une conséquence 74 . MÉLISE. C’est trop bien s’expliquer, puisqu’il vous plaît ainsi, Je veux vous l’amener. ORIANE. Demeure, le voici. ******************************* SCÈNE DEUXIÈME. ORIANE. MÉLISE. CÉLINTE. ORIANE. 1495 Quoiqu’ait fait pour le bien d’une grande Province La valeur d’un sujet digne du nom de Prince, Sa générosité qui s’étend dessus tous 74 Le thème d’une femme se faisant passer pour un homme, qui attire alors le regard d’une autre femme, prend une signification encore plus grande dans la comédie Iphis et Iante de Benserade. <?page no="269"?> 268 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Vous donnant à ma sœur a bien plus fait pour nous, Quelque rare butin qui pare sa victoire, [p. 80] 1500 Vous faites pour le moins la moitié de sa gloire, Ma sœur sans être ingrate à vos affections Ne vous peut refuser ses inclinations, Surtout lui témoignant l’ardeur qui vous transporte, Mais demeurons ici jusqu’à ce qu’elle sorte, 1505 Avecque cet époux aimable et sans pareil, De la chambre Royale où l’on tient le conseil ; J’apprendrai cependant quelle est votre aventure. CÉLINTE. Voulez-vous partager les douleurs que j’endure ? Le récit de mes maux ne vous peut divertir, 1510 Se faisant écouter ils se font ressentir ; Toutefois pour vous plaire, apprenez-les, Madame. De tant de passions qui tyrannisent l’âme, Celle qu’on sait agir le plus cruellement, L’amour. ORIANE. Quoi vous aimez ? CÉLINTE. Hélas c’est mon tourment ! ORIANE. 1515 Mais l’amour, s’il est juste est doux aux belles choses, Et contre les beaux cœurs ne tire que des roses, D’où peut donc provenir que l’heureuse beauté Qui charme vos esprits vous a si mal traité ? Est-elle ingrate ? [p. 81] CÉLINTE. Non. ORIANE. Dans votre servitude 1520 De quoi vous plaignez-vous ? CÉLINTE. De son ingratitude. <?page no="270"?> GUSTAPHE 269 ORIANE. Ce discours cache un sens rempli d’obscurité, Est-elle belle ? CÉLINTE. Non. ORIANE. Qu’aimez-vous ? CÉLINTE. Sa beauté 75 , Ne vous étonnez point, la cause de ma flamme Afin de m’expliquer, n’est ni fille, ni femme. ORIANE. 1525 Vous n’aimez donc personne, ou vous n’aimez que vous. MÉLISE. Ne savez-vous pas bien que les amants sont fous ? Ce que dit l’étranger se fait assez comprendre, Mais qu’il change l’objet qui le réduit en cendre, Cette ingrate maîtresse, il en est dans ces lieux 1530 Qui ne lui cèdent pas, et le traiteront mieux. [p. 82] ORIANE. Ne lui conseillez point de paraître infidèle, Ce qu’il aime est aimable, et la constance est belle. MÉLISE. Lui donnant ce conseil je vous fais bien du tort. Mais n’aperçois-je pas la Princesse qui sort, 1535 Et celui qui la mène, ils devisent ensemble. CÉLINTE, voyant Amasie. Ô mariage ! ô ma honte! et je brûle, et je tremble! Je vois de grands attraits, et parce que je vois L’inconstance peut bien s’excuser devant moi, Cet œil peut d’un regard faire cent homicides, 1540 Et contre l’équité défendre cent perfides. 75 Voir supra la note 31. <?page no="271"?> 270 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE TROISIÈME. GUSTAPHE. AMASIE. CÉLINTE. ORIANE. MÉLISE. GUSTAPHE. À ma félicité trop de malheur est joint, Le Roi me traite mal. [p. 83] AMASIE. Ne vous en fâchez point, Le Ciel, et votre bras feront voir à mon père Ce que vous méritez. GUSTAPHE. C’est comme je l’espère. 1545 N’en parlons plus, Madame, et jugez en effet Si je vous ai promis un Écuyer parfait. AMASIE. Dieux! qu’il est accompli, si l’âme et le courage Dans leur perfection répondent au visage, Son entretien, ma sœur, a-t-il de l’agrément ORIANE. 1550 Il n’est pas ennuyeux ; hélas qu’il est charmant ! CÉLINTE, se jetant aux pieds d’Amasie. Beauté dont rien n’égale, et la gloire, et la pompe, Ce n’est pas la raison qu’un vêtement vous trompe, En me donnant à vous je me découvre à vous, Et pour ma sûreté j’embrasse vos genoux ; 1555 Voyez en regardant une fille amoureuse Dans sa fidélité la vertu malheureuse, Je la suis, par ce sein dont l’amour est vainqueur <?page no="272"?> GUSTAPHE 271 Qui fut jadis aimable, et qui couvrit un cœur, Vous pouvez bien connaître 76 . ORIANE. Ô Dieux ! [p. 84] MÉLISE. Que de merveille. AMASIE. 1560 Pouvons-nous croire ici nos yeux, et nos oreilles ? GUSTAPHE, à Célinte tout bas. Quoi de votre promesse est-ce là donc l’effet ? Hélas qu’avez-vous dit ! CÉLINTE. Hélas qu’avez-vous fait ! AMASIE. Prend courage, ma fille. GUSTAPHE, à l’écart 77 . Ha Prince déplorable ! Elle s’en va tout dire, et je suis misérable. 1565 Ô malheur ! AMASIE. En effet le malheur est bien grand Quand il fait de soi-même un objet différent, Mais quels sont tes destins, ton rang, ton exercice ? GUSTAPHE. Nous l’apprendrons, Madame, après le sacrifice, Nous n’avons pas ici comme nous le voulons, 1570 Ni le temps, ni le lieu pour des discours si longs. 76 Célinte révèle rapidement qu’elle est une femme. La thématique transgenre n’est pas exploitée très longtemps par le dramaturge. 77 Les paroles de Gustaphe constituent un aparté exprimé à voix haute. Amasie commente l’utilisation du mot « malheur ». <?page no="273"?> 272 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET AMASIE. J’écouterais sans peine une histoire plus ample. CÉLINTE, à Gustaphe. Madame, aura le temps d’offrir ses vœux au temple, [p. 85] L’heure ne presse pas, je dirai peu de mots, Et l’on ne peut choisir un lieu plus à propos. GUSTAPHE, à l’écart 78 . 1575 Sa persuasion demeure la plus forte, Pour ne la point entendre, il faudra que je sorte. CÉLINTE, le retenant. Qu’un récit de mes maux que leur cause rend doux Récompense le bien que j’ai reçu de vous Qui faites respirer ma captive innocence, 1580 Ajoutez-y de grâce un peu de complaisance ; Je n’attends pas de vous des soupirs, ni des pleurs, À peine en donnez-vous à vos propres douleurs, Dans ce feu de jeunesse où je vois que vous êtes Pour ne corrompre pas des voluptés parfaites 1585 Vous ne ressentez point ce qu’il faut ressentir, Enfin vous n’écoutez que pour vous divertir : Je sais que vous nommez une bouche importune Qui vous conte un malheur, surtout quand l’infortune Dont le triste rapport interrompt vos ébats 1590 Touche certains objets qui ne vous touchent pas. Mais ici votre aspect est un bien nécessaire, Et je m’efforcerai de ne vous pas déplaire. GUSTAPHE, tout bas. Ne me puis-je servir de quelque invention ? Que ne suis-je invisible en ma confusion ! 1595 Hélas de son discours quel effet dois-je attendre ! [p. 86] CÉLINTE. Écoutez seulement. 78 Encore une fois, Benserade utilise les mots « à l’écart » pour indiquer qu’il s’agit d’une pensée privée qui est exprimée à voix haute. <?page no="274"?> GUSTAPHE 273 AMASIE. Je brûle de t’entendre. Ce sont là tous mes vœux. ORIANE. C’est là tout mon bonheur. MÉLISE. Ce sont tous mes désirs. GUSTAPHE, tout bas. Et c’est toute ma peur. CÉLINTE. La Perse est le climat 79 où j’ai vu la lumière. GUSTAPHE, bas. 1600 Ô le beau fondement de ma ruine entière ! CÉLINTE, continue. Et j’ai reçu, Madame, en cet heureux séjour Le titre de Princesse en recevant le jour. AMASIE. Quoi les Dieux en naissant vous ont faite absolue ? En cette qualité souffrez qu’on vous salue, 1605 Que dis-tu, cher époux, d’un tel événement ? GUSTAPHE. La fortune est étrange. MÉLISE. Ô Dieux quel changement ! [p. 87] ORIANE, assez bas 80 . Quelque honneur que le Ciel lui donne, ou lui réserve, Il faut que son pouvoir, s’il veut que je la serve, 79 Région. 80 La différence entre « bas » et « assez bas », pour indiquer qu’il s’agit d’un aparté, n’est pas claire. Benserade n’utilise cette didascalie qu’une seule fois dans la pièce. Il l’utilise aussi une fois dans sa tragédie Méléagre (scène IV, 1). <?page no="275"?> 274 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET En lui rendant le corps conforme à ses habits 1610 Fasse une vérité de la Fable d’Iphis 81 . CÉLINTE. Célinte est donc mon nom assez rempli de gloire, Mon amant. GUSTAPHE, l’interrompant. J’apprendrai la suite de historiens, Une affaire ici près m’appelle, et promptement, Il faut que je vous quitte. AMASIE, le retenant. Attendez ; votre amant ? CÉLINTE. 1615 Hélas dois-je nommer cet aimable perfide, Ce meurtrier inhumain de sa douce homicide ? GUSTAPHE. Elle va révéler pour le prix qui m’est dû Mon nom, mes faits, mon être, enfin je suis perdu. AMASIE. Remettez ce discours. CÉLINTE. Non, je le veux poursuivre. AMASIE. 1620 J’ai pitié de vos pleurs. [p. 88] CÉLINTE. Et mes pleurs me font vivre, La mort eut dès longtemps mon martyre abrégé Si mon cœur par mes yeux ne se fut soulagé : Ce traître, mais, Seigneur, avant que je le nomme, Vous me pardonnerez, si j’offense un tel homme, 81 L’histoire d’Iphis et Iante est racontée par Ovide dans ses Métamorphoses (livre IX, vers 666-797). Voir la comédie Iphis et Iante par Benserade dans laquelle les thèmes de l’homosexualité féminine et de la transidentité sont traités par le dramaturge. <?page no="276"?> GUSTAPHE 275 1625 Vous pouvez bien juger que c’est avec raison Que je veux m’assurer d’un semblable pardon, Puisqu’ayant à parler contre un homme volage Je dois contre le sexe animer mon langage, Et ce que j’en puis dire est de votre intérêt, 1630 Car étant homme aussi vous êtes ce qu’il est, Sans plus vous rien celer apprenez donc, Madame, Que Gustaphe 82 est l’auteur de ma cruelle flamme, Je veux nommer ainsi le tourment qu’il me fait, Et du nom de sa cause appeler un effet, 1635 Lui qui fit mon bonheur maintenant le renverse. AMASIE. Quoi l’aîné des enfants du Monarque de Perse ? Ce courage rebelle, ambitieux, ingrat, Et qui contre son père a soulevé l’État ? Celui dont chez les siens la mémoire est haïe ? 1640 Celui qui s’est sauvé 83 ? CÉLINTE. Celui qui m’a trahie, En lui je ne remarque aucun autre forfait Voilà ce que je sais de tout ce qu’il a fait, [p. 89] Sans juger si sa faute est supposée, ou vraie, S’il a blessé l’État, je regarde ma plaie, 1645 C’est de quoi je l’accuse, et comme je le crois Seulement le parjure a failli contre moi. Aussi pour ma vengeance il n’est pas nécessaire Que je fasse en ce lieu crier à ma colère, Ce courage rebelle, ambitieux, ingrat, 1650 Contre son propre père a soulevé l’État 84 , Mais a rompu les nœuds d’une amour légitime, Pour le rendre odieux il suffit de ce crime ; Il me donna son cœur, je lui donnai le mien, Il le possède encore, et je n’ai plus le sien, 1655 Et ce rebelle fils, et cet amant parjure 82 Célinte identifie Gustaphe comme l’auteur de sa « cruelle flamme » sans préciser qu’il s’agit du nouveau mari d’Amasie. 83 Amasie ignore toujours qu’il s’agit de son mari. Il est à noter que le nom fictif de Gustaphe n’a jamais été précisé. 84 Nous avons remplacé « état » par « État » dans les vers 1638, 1644 et 1650. <?page no="277"?> 276 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Outrage en même temps l’amour, et la nature, Ayant fait ressentir des traits de sa rigueur Même à son propre sang, même à mon propre cœur. Ce fut pour m’affronter qu’il attaqua son père, 1660 L’ingrat lui fit la guerre afin de me la faire, Il ne prit le poignard que pour m’ouvrir le sein, Et son ambition servit à ce dessein, Son projet se découvre, un père s’en irrite, Et sous ce beau prétexte il s’absente, et me quitte, 1665 Les armes à la main ce père le poursuit, On donne une bataille, il la perd, et s’enfuit : Je crois qu’il fut ravi d’éloigner mon visage, Le Roi bien que vainqueur n’eut pas tout l’avantage, [p. 90] La guerre eut pour tous deux un triste événement, 1670 Et l’infidélité triompha seulement. Qu’est-ce que n’entreprend la fille la plus sage Quand elle a de l’amour avecque du courage ? Je forme, et j’exécute un généreux dessein, Je sors, je me déguise et m’embarque soudain. 1675 Je ne vous dirai point combien m’ont fait la guerre L’amour, le désespoir, le Ciel, l’onde, et la terre, Outre que ce récit vous serait ennuyeux, Qu’il pourrait attirer des larmes de vos yeux, C’est que j’honore un traître, et je suis assurée 1680 Que l’ingrat dont pour nous la foi s’est parjurée, Qui bienheureux qu’il est pense à se réjouir En quelque lieu qu’il soit ne les veut pas ouïr. Donc pour ne point user d’un importun langage, J’arrive au Turkestan, ce port est mon naufrage, 1685 Car à peine les vents m’avaient poussée au bord Que je tombe au pouvoir des Soldats de ce fort, Où passant pour un homme, et sans être connue Une étroite prison m’a longtemps retenue, Et j’y serais encor si ce cœur indompté 1690 N’eut retiré mon corps de la captivité, Il a par ses discours mes tristesses bannies, Enfin j’en ai reçu des faveurs infinies, Et je lui dois beaucoup, ayant comme je veux L’honneur de vous offrir mon service, et mes vœux [p. 91] GUSTAPHE, bas. 1695 Ô Dieux ! qu’elle est discrète, à la fin je respire. <?page no="278"?> GUSTAPHE 277 AMASIE. Vous avez sur nos cœurs un si puissant Empire, Qu’il n’est rien qu’aisément vous n’obteniez de nous, Servez-vous de nos soins, ce Prince est tout à vous, Lui qui connaît l’amour, qui révère ses flammes, 1700 Sait punir un parjure, et protéger les Dames, Ne soupirez donc plus, mais éclaircissez-moi, Le soupçon que Gustaphe ait engagé sa foi N’est peut-être fondé que sur la conjecture. CÉLINTE. La clarté du Soleil est cent fois plus obscure, 1705 Que dois-je de sa flamme espérer désormais ? Lui qui fut inconstant ne le sera jamais, Un objet accompli sur son âme préside, Un change avantageux l’a fait heureux perfide, L’amour de son péché le récompense ainsi, 1710 Et jamais trahison n’a si bien réussi. Mais, cruel, vis content, que ton aise redouble, Regardant Et n’appréhende point que ma plainte la trouble, Gustaphe Vois mon ressentiment, regarde sans trembler du coin de l’œil. Jusqu’où des amoureux la fureur peur aller, 1715 T’adresser tous mes vœux sera mon allégeance, Et t’aimer malgré toi ce sera ma vengeance, Entends d’où l’on te voit le serment que je fais, Je jure à tes plaisirs une éternelle paix, [p. 92] Et de ne publier tes défauts, ni ta race. GUSTAPHE, bas. 1720 Je vous entends, Madame, et je vous en rends grâce. Les Dieux en soient bénis, me voilà rassuré De la peur que j’avais que tout fut déclaré. CÉLINTE. Mais, ô grande Princesse, admirez la peinture De l’adorable objet du tourment que j’endure. AMASIE. 1725 Vous avez son portrait ? <?page no="279"?> 278 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET CÉLINTE. Je vais vous le montrer, Et vous confesserez qu’on le doit adorer. GUSTAPHE. Dieux je n’ose répondre à cette flatterie ! Hélas c’est à ce coup ! ORIANE. Voyons-le, je vous prie, Vous le verrez, mon frère. GUSTAPHE. On le dépeint si noir, 1730 Qu’avec juste raison j’appréhende à le voir, Priez-la de cacher cet objet de sa haine, Qu’en servira la vue ? elle prend trop de peine. CÉLINTE. Le cœur de mon ingrat n’est pas dans ce tableau, Vous n’y pouvez rien voir qui ne vous semble beau, [p. 93] 1735 Contemplant un visage où la candeur préside Sans que l’œil y remarque un seul trait de perfide. Mais où l’aurai-je mis ? AMASIE. Cherchez-vous ce portrait ? CÉLINTE. Il ne me souvient plus de ce que j’en ai fait 85 . AMASIE. Hé bien une autre fois nous en aurons la vue. GUSTAPHE, bas. 1740 Rare discrétion dont son âme est pourvue ! CÉLINTE, se tournant vers lui. Va, pèche en assurance, on couvre tes péchés. 85 Célinte tourmente Gustaphe en caressant l’idée de montrer à Amasie un portrait de celui qui lui a brisé le cœur. <?page no="280"?> GUSTAPHE 279 AMASIE. Certes de votre ennui mes esprits sont touchés, Mais n’en montrez pas tant pour un Prince volage, Et que votre malheur cède à votre courage, 1745 Souffrez puisqu’un bon vent vous fait surgir au port, Que le Prince mon père apprenne votre sort, Ses soins conserveront de toute leur puissance L’honneur de votre sexe, et de votre naissance, Et pour moi vous servant je veux vous faire voir 1750 Que l’amitié m’y porte autant que le devoir. ORIANE. Je vous en dis autant, belle et sage Princesse, [p. 94] La douleur qui vous touche également me blesse, Votre entretien m’est cher. plus bas. Aussi m’a-t-il coûté Une heure d’inconstance, et de légèreté. AMASIE. 1755 De ce pas je vous mène au palais de mon père, Vos travaux finiront. CÉLINTE. Madame, je l’espère. ******************************* SCÈNE QUATRIÈME. GUSTAPHE, resté seul. Ha que ne peuvent-ils en conservant ma foi Comme ils sont nés pour moi finir aussi par moi ! Que ta fidélité n’est-elle couronnée, 1760 Que n’es-tu bienheureuse, amante infortunée ! Ici ta retenue, et ta discrétion M’est un sensible effet de ton affection ; Certes j’en suis aimé d’une amour non commune, Sa bouche d’un seul mot ruinait ma fortune, 1765 Cependant ce seul mot n’en est pas échappé, [p. 95] Elle a levé le bras, et ne m’a point frappé, Elle a voulu sans plus me voir dans la contrainte, Et son ressentiment a fini par ma crainte, <?page no="281"?> 280 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Celle que l’inconstance a pu tant outrager 1770 S’est vengée en montrant qu’elle se peut venger, Sa colère sur moi n’est guère impétueuse, Qu’elle est passionnée, ou qu’elle est vertueuse, Et que je suis injuste, et rempli de rigueur D’avoir pris une pomme ayant reçu son cœur ! 1775 Je devais refuser cette faveur extrême, Et dire en m’excusant, j’aime une autre qui m’aime ; Aussi dois-je être triste en mes plaisirs nouveaux. Non, les remords sont laids quand les crimes sont beaux, Ce penser 86 vient trop tard troubler ma fantaisie, 1780 Célinte, je vous plains, je vous aime, Amasie, Mais que me veut Ormin ? [p. 96] ******************************* SCÈNE CINQUIÈME. ORMIN. Je vous cherche en tous lieux, Suivez-moi seulement, et rendez grâce aux Dieux. GUSTAPHE. Quel est ce bon succès ? dis sans plus de remise. ORMIN. La fortune est pour vous, le Ciel vous favorise, 1785 Votre frère est chez moi. GUSTAPHE. Qui ? mon frère Zarir ? ORMIN. Il vient vous assurer, mais c’est trop discourir. GUSTAPHE. Achève, au nom des Dieux. 86 Dans la langue poétique : pensée. <?page no="282"?> GUSTAPHE 281 ORMIN. Que le Roi vous pardonne, Et par lui vous rappelle auprès de sa personne. GUSTAPHE. Mon père me pardonne ? ORMIN. Apprenez en deux mots [p. 97] 1790 Ce qui vous comble d’aise, et nous met en repos. Ce père contre vous animé de vengeance A fait à la fureur succéder la clémence, Et voulant vous revoir avant que de mourir Sur cette noble envie a dépêché Zarir, 1795 Un si doux mandement a ravi ce beau Prince Qui vous croyant errer de Province en Province, Avec fort peu de suite est venu dans ces lieux S’acquitter envers vous de ce devoir pieux. GUSTAPHE. Ne t’en étonne point, par des lettres secrètes 1800 Il a toujours appris les lieux de mes retraites. ORMIN. Enfin il est venu, se défiant d’abord Que j’étais par vous-même instruit de votre sort, Bon vieillard, m’a-t-il dit, amène ici mon frère, Je le viens assurer du pardon de mon père, 1805 S’il paraît incrédule en ce bonheur présent, Dis-lui que j’en apporte un gage suffisant, Il m’a dit par trois fois cette même parole, Ravi de ce discours, je ne cours pas, je vole ; Mais mon esprit douteux ne sait ce qu’il entend 1810 Par ce gage certain dont il nous parle tant, J’en tire toutefois un favorable augure. GUSTAPHE. N’a-t-il pas su de toi ma nouvelle aventure ? [p. 98] ORMIN. Ce bonheur est un comble à son contentement. Mais je vous en dis trop, suivez-moi seulement. <?page no="283"?> 282 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET GUSTAPHE. 1815 Je possède Amasie, un père me pardonne, Je gagne une victoire, et Célinte m’est bonne, Quels heureux changements, que de biens en un jour, Soyez bénis, destin, nature, Ciel, amour ! ******************************** SCÈNE SIXIÈME. LE ROI. CÉLINTE. AMASIE. ORIANE. MÉLISE. LE ROI, à Célinte. Éprouvez en ce lieu la fortune tranquille, 1820 S’il ne vous est un temple, il vous est un asile, L’on y peut rendre hommage à votre qualité, Et vous y pouvez vivre en toute sûreté. D’ailleurs n’estimez pas qu’ici je considère Votre condition plus que votre misère, 1825 Vous auriez obtenu ce que vous obtenez Quand je n’aurais pas su le rang que vous tenez, [p. 99] L’on vous assistera vous connaissant Princesse Avecque plus de pompe, et non plus d’allégresse, Et le secours que j’offre, et consacre à vos vœux 1830 N’en sera pas plus grand, mais plus respectueux. CÉLINTE. J’ai déjà reconnu, très généreux Monarque, De vous, hors de vous-même une Royale marque, Par le doux traitement que mes adversités Ont aujourd’hui reçu de ces deux déités, 1835 Sans voir de vos vertus des marques plus expresses, Je n’ai que trop connu voyant ces deux Princesses, User mon endroit d’un naturel si franc, La source d’un si noble, et si généreux sang. Mais à qui veut mourir toute assistance est vaine. LE ROI. 1840 Madame, que l’espoir soulage votre peine, <?page no="284"?> GUSTAPHE 283 Vos destins changeront, vous les verrez plus doux, Le Ciel et sa Justice auront pitié de vous. [p. 100] ******************************* SCÈNE SEPTIÈME. ARASPE, en désordre. Sire tout est perdu ! LE ROI. Quelle triste nouvelle ? ARASPE. Ce brave fils d’Ormin. LE ROI. Que fait-il ! ARASPE. Se rebelle, 1845 On le proclame Roi, tout le peuple assemblé Paraît de ce malheur plus joyeux que troublé. LE ROI. Ha Ciel ! ARASPE. Ce vous est peu de perdre la Couronne, Sire, craignez, fuyez, sauvez votre personne. LE ROI. Mourons plutôt, Araspe. ORIANE. Ô malheur sans pareil [p. 101] 1850 Qui lui peut inspirer ce damnable conseil ? MÉLISE. Aussi j’ai remarqué des troubles dans son âme Alors qu’il écoutait l’histoire de Madame, <?page no="285"?> 284 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Il s’est par complaisance entre nous arrêté Avecque tous les traits d’un esprit agité. AMASIE. 1855 Il n’aurait pas rompu la foi qu’il m’a jurée. LE ROI. Tu le veux excuser, fille dénaturée, Tes parricides mains l’ont armé contre nous, Il est mon meurtrier, car il est ton époux. Mais ce page est à lui, sachons ce qu’il demande, 1860 Il m’aborde, écoutons. [p. 102] ******************************* SCÈNE HUITIÈME. PAGE. Sire, le Roi vous mande. LE ROI. Quel Roi ? PAGE. Sa Majesté vous attend chez Ormin Le Diadème au front, et le Sceptre à la main. LE ROI. J’y vais. MÉLISE. Dieux quelle audace ! ORIANE. Hé Sire ! prenez garde Que votre Majesté sans besoin se hasarde. LE ROI. 1865 Ô ma fille innocente 87 ! étouffe cette peur, Se faut-il défier de l’époux de ta sœur ? 87 Oriane est la « fille innocente », tandis qu’Amasie est la « fille dénaturée ». <?page no="286"?> GUSTAPHE 285 Non, je veux qu’à son comble une grandeur arrive, Que dans ce beau dessein tout le monde me suive, Mais afin de paraître aux yeux du déloyal, 1870 Qu’on me donne mon sceptre, et mon bandeau Royal, [p. 103] De mon pouvoir passé glorieuses reliques, Qu’ils me chargent encor ces fardeaux magnifiques, Tout superbe qu’il est dans sa déloyauté Le perfide verra qu’il ne m’a rien ôté. ******************************* SCÈNE NEUVIÈME. ZARIR. GUSTAPHE. ORMIN. SOLDATS. ZARIR, mettant la Couronne sur la tête de Gustaphe. 1875 Respectez seulement celui qui vous la donne, Un père satisfait par ma main vous couronne, Et sa clémence a fait votre punition De ce qui fut l’objet de votre ambition. GUSTAPHE, avec les ornements Royaux. Ha ! c’est trop m’obliger, pourquoi faut-il qu’un frère 1880 Joigne sa courtoisie aux bontés de mon père ? Tu devais seulement m’apporter le pardon, Et retenir pour toi ce magnifique don. ZARIR. Votre main de ce sceptre est plus digne qu’une autre, Et l’Empire a besoin d’un bras comme le vôtre, 1885 Régnez, le Ciel le veut. [p. 104] GUSTAPHE. Je régnerai pour toi, Et tu seras le frère, et le maître d’un Roi. Quel assez digne prix sera la récompense De tes heureux conseils, et de ton assistance ? Je veux que ton repos, sage, et courtois vieillard 88 , 1890 De ma félicité fasse une bonne part. 88 Gustaphe s’adresse à Ormin. <?page no="287"?> 286 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ORMIN. Vous voyant posséder une grandeur parfaite J’ai ce que je mérite, et ce que je souhaite. Mais j’aperçois le Roi qui vous vient recevoir Dans la pompe qui marque un souverain pouvoir. [p. 105] ******************************* SCÈNE DERNIÈRE. GUSTAPHE. LE ROI. ZARIR. AMASIE. ORIANE. CÉLINTE. MÉLISE. ARASPE. ORMIN. SOLDATS. GUSTAPHE. 1895 Quelles grâces, destin, ne te va-t-on pas rendre ? Approuve, Roi superbe, et caresse ton gendre, Il a selon des vœux tout ce que les Rois ont, Regarde cette main, considère ce front, Nomme-moi maintenant l’honneur de ta famille, 1900 Et ne murmure plus pour le choix de ta fille, On m’appelle Gustaphe, et le Dieux m’ont fait Roi, Monarque ambitieux, suis-je digne de toi ? LE ROI. Il dit qu’il est Gustaphe. ZARIR. Et moi qui suis son frère Lui donne ce présent de la part de mon père, 1905 Qui se montre clément comme il fut rigoureux. [p. 106] LE ROI. Que ma fille en ce Prince a fait un choix heureux, Car j’apprends qu’il succède à ces puissants Monarques, Je vois de sa grandeur de suffisantes marques La Tiare, et le Sceptre où reluit le Soleil. ORIANE. 1910 Ô changement illustre ! <?page no="288"?> GUSTAPHE 287 MÉLISE. Ô bonheur sans pareil ! AMASIE. Vous avouez enfin comme je le désire Que j’ai fait un bon choix, et je le savais, Sire, Devant que j’eusse appris par sa confession Quelle était sa naissance, et sa condition. GUSTAPHE. 1915 La crainte qu’on ne sût le lieu de ma retraite M’obligeait à tenir ma qualité secrète, Mais j’avais résolu de vous la découvrir Sur le point que les Dieux m’ont voulu secourir, Vous ne l’ignorez plus, et je vous fais connaître 1920 Ce que le Ciel me donne, et ce qu’il m’a fait naître, Même vous déchargeant de ce tribut honteux Qui fait de votre Empire un Empire douteux. LE ROI. Possédons-nous, Araspe, une faveur commune ? ARASPE. Il ne m’appartient pas de louer la fortune 1925 Moi qui suis malheureux. [p. 107] LE ROI. Enfin je vous entends, Ainsi que mes désirs vos vœux seront contents. Oriane, achevez les biens de la journée, Que ce Prince ait de vous la foi de l’hyménée, Vous savez son amour, ses vertus, son pays, 1930 Et je vous le commande, ORIANE. Et je vous obéis. ARASPE. Ô doux ravissement ! GUSTAPHE. Quoi que le Ciel m’envoie, <?page no="289"?> 288 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Il manque à mon bonheur le repos, et la joie D’un prodige amoureux d’attraits, et de beauté Autant que de constance, et de fidélité. ZARIR. 1935 Quoi, Célinte est ici ? GUSTAPHE. Toujours pour cette belle Votre âme a conservé de l’amour, et du Zèle, Tâchez de posséder ce trésor de vertus, Et qu’elle soit ma sœur ne pouvant être plus. ZARIR. Hélas combien la Perse a regretté ses charmes, 1940 Et combien son absence a fait verser de larmes ! Mais je m’estime heureux, et je possède assez [p. 108] Voyant briller encor ces Astres éclipsés, Plus haut ma vanité n’osa jamais prétendre. LE ROI à Célinte. Aimez-le, votre honneur ne vous le peut défendre. AMASIE. 1945 Couronnez son amour, et sa fidélité. ORIANE. Aimez ce jeune Prince (adorable beauté.) ZARIR. N’accorderez-vous rien à leur juste demande ? CÉLINTE. Il faut bien obéir, Gustaphe le command ZARIR. J’égale ma fortune au sort des immortels 89 . 89 Toutes les complications amoureuses sont résolues : Amasie a désormais un mari digne aux yeux du roi, Oriane accepte de se marier avec Araspe et Célinte est mise en couple avec Zarir. <?page no="290"?> GUSTAPHE 289 GUSTAPHE. 1950 Allons de nos encens échauffer leurs autels, Puis après ordonner l’appareil nécessaire Au voyage important que nous avons à faire Dont la fureur des vents ne vous peut divertir, Il faut dans peu de temps se résoudre à partir, 1955 Puisqu’un père le veut, que son cœur ne respire Qu’à remettre en mes mains les rênes de l’Empire, Et que de mes travaux enfin le Ciel content Veut que j’aille occuper un trône qui m’attend 90 . FIN. 90 Benserade appelle sa pièce une tragi-comédie à cause de la fin heureuse de l’œuvre. L’abbé d’Aubignac, qui décourage l’usage de ce terme, affirme qu’une pièce dont les personnages sont héroïques est une tragédie quel que soit le dénouement. Il conseille aux dramaturges d’abandonner l’utilisation du terme « afin d’empêcher que d’abord les Spectateurs ne découvrent l’événement de leurs intrigues » (La Pratique du théâtre, p. 240). <?page no="292"?> IPHIS ET IANTE <?page no="294"?> IPHIS ET IANTE. COMÉDIE. [fleuron] À PARIS, Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, au Palais, dans la petite Salle, à l’Escu de France. _______________________________ M. DC. XXXVII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. <?page no="295"?> 294 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. i] À MONSIEUR, MONSIEUR DE BAUTRU 1 , INTRODUCTEUR des Ambassadeurs, etc. MONSIEUR, Ce n’est point ici une reconnaissance des obligations que je vous ai, c’est un pur hommage que je rends au plus parfait esprit qui soit à la Cour, et si généralement estimé, que la gloire de on ap-[p. ii]probation doit être la fin dernière des meilleurs ouvrages, non qu’en cette qualité je vous présente ce coup d’essai, puisque ce serait vous faire honte que de vous offrir moins que des chef-d’œuvres. Certes, après avoir jeté les yeux sur toute la France, je n’ai point remarqué de vertu plus entière que la vôtre, ni qui brille mieux d’elle-même, et je crois que l’Antiquité eût fait conscience de ne vous pas adorer, et de ne pas faire un de ses Dieux d’un homme comme vous, dont les incomparables bontés s’étendent indifféremment sur toutes sortes de personnes, si bien que nous pouvons dire avec raison que la Fortune a eu soin de tout le monde quand elle a travaillé seulement pour vous. Aussi, MONSIEUR, sans vous flatter, je tiens qu’il en est peu comme vous qui soient véritablement ce qu’ils paraissent, et surtout en ce temps où l’intérêt se mêle parmi les plus héroïques actions de la vie, et où la [p. iii] dissimulation accorte et subtile usurpe insensiblement le nom de cette vieille franchise qui mourut aux premiers siècles, et qu’il y a si longtemps qu’on ne connaît plus. Il est bien vrai qu’en faisant pour les autres, vous faites aussi pour vous, vu qu’il vous est naturel d’obliger, que vous n’en laissez passer aucune occasion sans vous désobliger vous-même, et sans faire violence à cette noble et généreuse inclination. De moi, j’en ai ressenti, et en ressens tous les jours des effets particuliers qui me rangent au nombre de ceux qui font foi d’une vérité si publique. Si aux personnes qui font dans l’indulgence, la confession d’une dette tient lieu d’un demi paiement, Je ne suis pas tout à fait hors d’espérance de m’acquitter, autrement il faut que je 1 Il s’agit de Guillaume Bautru (1588-1665), comte de Serrant, conseiller d’État sous Louis XIII et sous Louis XIV. L’un des membres fondateurs de l’Académie française, il est connu comme poète satirique. <?page no="296"?> IPHIS ET IANTE 295 meure taché du plus noir de tous les vices, et que je périsse misérablement dans la foule des ingrats. Permettez-moi, s’il vous plaît, MONSIEUR, de pu-[p. iv]blier hautement les justes ressentiments que j’ai de l’honneur que vous me faites, et croyez aussi que je suis parfaitement, MONSIEUR, Votre très humble et très obligé serviteur, DE BENSERADE. <?page no="297"?> 296 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET AU LECTEUR. Ce petit mot est pour t’avertir d’une chose que tu sais peut-être aussi bien que moi, c’est que cette Comédie 2 est tirée du neuvième livre des Métamorphoses d’Ovide 3 , et que c’est même une métamorphose que j’ai accommodée au Théâtre. La stérilité du sujet m’a obligé d’y coudre quelques intrigues dont l’ajustement et la liaison n’a point paru tout à fait désagréable : Je n’aspire pas à la gloire d’égaler Ovide, ce me sera beaucoup si ne l’ai point fait rougir, tu en seras l’équitable Juge. Adieu, excuse les fautes de l’impression, s’il y en a, et fais grâce aux miennes. 2 Benserade appelle sa pièce une comédie. Les personnages ne sont pas des héros et des héroïnes de très haute lignée, et l’intrigue est centrée sur le thème de l’amour. Bien qu’il y ait des obstacles au bonheur des personnages, le dénouement de la pièce est heureux grâce à l’intervention de la déesse Isis. 3 Il s’agit de Publius Ovidius Naso (43 av. J.-C.-17 ou 18 ap. J.-C.), poète latin. Parmi ses œuvres figurent des recueils de poèmes : les Amours, les Héroïdes, l’Art d’aimer et les Remèdes à l’amour. Il est l’auteur des Phénomènes, poème astronomique, et les Métamorphoses, poème en quinze livres qui reprend les récits de la mythologie grecque et romaine. L’histoire d’Iphis et Iante est racontée dans le neuvième livre des Métamorphoses. <?page no="298"?> IPHIS ET IANTE 297 ACTEURS. IPHIS. fille en garçon. IANTE. Maîtresse d’Iphis. TÉLESTE. Père d’Iante. LIGDE. } Père et mère d’Iphis. TÉLÉTUZE. SŒUR D’ERGASTE. Confidente de Télétuze. ERGASTE. Amoureux d’Iphis. NISE. Ami d’Ergaste. MÉRINTE. Amoureuse d’Ergaste. DOMESTIQUE de Téleste. LA DÉESSE ISIS. La Scène est en Crète. Vota puer soluit qua fœmina vouerat Iphis 4 . 9 lib. Met. Ovid. 4 Nous traduisons : « Iphis, jeune garçon, acquitte le vœu que jeune fille il avait fait. » Il s’agit de l’inscription laissée par Iphis et sa mère au temple après la métamorphose de la jeune fille en garçon. <?page no="300"?> [p. 1] IPHIS ET IANTE. COMÉDIE. ______________________________ ACTE I. SCÈNE PREMIÈRE. LIGDE. TÉLÉTUZE. IPHIS. LIGDE. D’où te vient cette humeur ? et quelle répugnance Te fait tant retarder cette heureuse alliance ? Pourquoi t’efforces-tu d’en empêcher le cours ? N’est-elle pas utile au repos de nos jours ? [p. 2] 5 Vois-tu dans ce parti du bien qui te déplaise ? N’est-ce pas de quoi mettre un fils bien à son aise ? TÉLÉTUZE. Vous ne songez qu’au bien. LIGDE. Et sur quoi voudrais-tu Que mon âme fît voir un trait de sa vertu ? Voudrais-tu que ce fût dans le choix d’un visage ? 10 On ne peut sans le bien, faire un bon mariage ; C’est à son jeune cœur d’aimer ce qui lui plaît, Comme c’est à nous deux d’aimer son intérêt. Tes meilleurs sentiments ne sont plus à la mode, On fuit la pauvreté, parce qu’elle incommode, 15 De tous les autres maux ce mal est le soutien, Il ne saurait tromper sous l’éclat d’un faux bien, Et principalement dans le siècle où nous sommes, Où l’or a des autels dans les esprits des hommes, Où le désir du gain, de l’aise, et du bonheur 20 Met ce traître métal au-dessus de l’honneur ; Pourvu que la richesse accompagne une fille, On la croit belle, honnête et de bonne famille, Quand la bourse est garnie, et que l’or a son cours, Les belles qualités s’augmentent tous les jours. 25 D’ailleurs la belle Iante est sage autant que riche, <?page no="301"?> 300 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et son père n’est pas dans l’estime d’un chiche 1 , Il est en bonne odeur, il a du revenu, [p. 3] Et son bien est trop grand pour n’être pas connu : N’estimerons-nous pas la fortune prospère, 30 Quand notre propre fils deviendra notre père 2 , Et ne croirons-nous pas notre sort bienheureux De recevoir de lui ce qu’il tient de nous deux ? Quel appui nos vieux jours devraient-ils plus attendre, Si mon fils refusait l’honneur d’être son gendre ? TÉLÉTUZE. 35 C’est bien fait d’assurer le repos de nos ans, Mais il faut procurer celui de nos enfants, Iphis est jeune encore, et s’il chérit Iante, Je crois que ce n’est pas d’une amour 3 violente. LIGDE. Tu parles sans raison, et quoi ne vois-tu pas 40 Comme Iphis la cajole, et meurt pour ses appâts ? Comme Iante lui rend le bien qu’il lui souhaite, Et comme elle témoigne en être satisfaite ? Ne t’aperçois-tu pas aux discours qu’ils se font, Du mutuel amour qui se lit sur leur front ? TÉLÉTUZE. 45 Je vois bien tout cela, mais, LIGDE. Quoi, mais ? TÉLÉTUZE. Il me semble Qu’ils ne pourront jamais s’accommoder ensemble. [p. 4] Ces Amants une fois sous la loi de Vénus, 1 « Trop épargnant, qui a de la peine à dépenser ce qu’il faudrait » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 185). 2 Le fils sera celui qui s’occupera de ses parents pendant leur vieillesse, devenant ainsi le père. 3 Dans ce vers, le nom « amour » est féminin, alors qu’au vers 44, il est masculin. Dans l’ancienne langue, le nom était employé dans les deux genres, mais surtout au féminin. Aujourd’hui, dans l’acception général, le nom est masculin, mais au pluriel, il est ordinairement féminin. <?page no="302"?> IPHIS ET IANTE 301 Ne sont pas pour s’aimer après s’être connus : Je veux qu’ils s’aiment bien et qu’ils soient d’un même âge, 50 Ils n’ont pas ce qu’il faut pour faire un bon ménage 4 . LIGDE. Que leur faut-il ? TÉLÉTUZE. Un âge en ce coup important Pour subir sans se plaindre un joug qui pèse tant : Iphis n’est qu’un enfant, qu’un feu léger consomme, Et qui ne ferait pas les fonctions d’un homme 5 . LIGDE. 55 Vous moquez-vous de mettre au nombre des enfants, Un garçon comme Iphis à l’âge de vingt ans ? TÉLÉTUZE. Il est vrai que c’est être à la fleur de son âge, Mais pour se marier, il en faut davantage : Il faut être tout fait devant que s’attacher 60 D’un lien dont jamais on ne peut s’arracher : Qu’un jeune homme s’afflige, et qu’il se désespère Quand il voit ses enfants aussi vieux que leur père, Et quand ses héritiers sont déjà déplaisants De le voir vivre encore à l’âge de trente ans ! 65 Gardons-nous (mon ami) pour éviter ce blâme De le perdre si tôt, lui donnant une femme. [p. 5] LIGDE. Enfin, tu ne suivras jamais ma volonté ? Qu’on ne m’en parle plus, c’est un point arrêté ; Et quand ce ne serait que ton esprit s’oppose 70 À tous les bons moyens que le mien lui propose, Aujourd’hui ces Amants se donneront la foi, Et j’aurai bonne tête 6 aussi bien comme toi ; Le Père en est d’accord, la fille en est contente, 4 Télétuze essaie de mettre un terme au mariage, sachant qu’Iphis est une fille. Cependant, elle ne fait qu’insinuer le véritable problème. 5 Une fois de plus, la mère d’Iphis fait allusion au véritable problème, mais elle ne fait que des références voilées. 6 C’est-à-dire qu’il ne fera aucune concession. <?page no="303"?> 302 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et sans doute qu’Iphis languit dans cette attente, 75 Tout leur désir ne tend qu’à se voir épousés. TÉLÉTUZE. Je ne les y vois pas pourtant bien disposés. LIGDE, à Iphis. Est-il vrai ? parlons donc, cette affaire vous touche, Et vous n’en daigneriez ce semble ouvrir la bouche, N’aimez-vous pas Iante, et n’êtes-vous pas prêt 80 À suivre mon vouloir de même qu’un arrêt ? IPHIS, répond froidement. Iante a sur mon âme une entière puissance, Et je n’ai pour vous deux que de l’obéissance. LIGDE. Je n’attendais pas moins d’un naturel si doux, Qui désire son bien, et qui craint mon courroux : 85 Mon fils, vous méritez cette jeune merveille, Dont la rare beauté n’eut jamais de pareille ; Voyez-la, mettez-vous un peu sur le caquet 7 , [p. 6] Et faites tout d’un temps préparer le banquet : Je vous irai trouver sur le soir chez son Père, 90 Où nous achèverons le reste de l’affaire, Afin qu’un chaste hymen vous donne cette nuit Le moyen de goûter les douceurs de son fruit 8 . ******************************* SCÈNE II. TÉLÉTUZE. IPHIS. TÉLÉTUZE. Pauvre Iphis, voit-on rien qui te soit comparable ? Que je plains le malheur de ton sort déplorable ; 95 La fortune se joue, et te réduit au point 7 Caquet : bavardage indiscret. 8 Ligde évoque des images érotiques en parlant de la nuit de noces. <?page no="304"?> IPHIS ET IANTE 303 De craindre cette noce, et ne la fuir point ; Ton amour voudrait bien que l’heure en fût venue, Mais un secret caché t’en fait craindre l’issue, J’ai fait ce que j’ai pu pour rompre cet accord, 100 J’ai voulu t’obliger, et si je t’ai fait tort, Quand j’aurais dépouillé les sentiments de mère, Je participerais à ta douleur amère : Quelle est ton espérance, et que deviendras-tu ? Hélas ! de quel côté tournera ta vertu ? [p. 7] 105 Ce grand jour est venu, songe à toi je te prie, Vois que malgré mes soins enfin l’on te marie, Et que ton Père usant d’un absolu pouvoir, T’afflige en te donnant ce que tu veux avoir ; Tu chéris la beauté de celle qu’on te donne, 110 Ton cœur brûle pour elle, et c’est ce qui m’étonne ; Pense à ce que tu fais, règle ta passion, Cherche un objet plus propre à ton affection, Fuis la beauté d’Iante, et tâche à t’en distraire, Pour t’être trop semblable, elle t’en est contraire 115 Cesse de rendre hommage à ses divins appâts, La nature et les Dieux ne le permettent pas. Mais au récit du feu dont tu dis que tu brûles, Je croirais que tu mens, ou que tu dissimules 9 . En effet, l’aimes-tu ? IPHIS. Si je n’ai de l’amour, 120 Je ne mérite pas de respirer le jour : Oui, ma mère, je l’aime, et quoi qu’on puisse dire, Je ressens comme un autre un amoureux martyre ; Ainsi que sa beauté, mes feux sont infinis, Et je fais mille vœux pour voir nos cœurs unis. TÉLÉTUZE. 125 Mais connais-tu l’objet de ton amour extrême, Ou pour mieux m’expliquer, te connais-tu toi-même ? 9 Télétuze exprime l’attitude traditionaliste envers l’homosexualité comme étant contre nature. La seule explication, selon la mère, est qu’Iphis ment à propos de son attirance pour Iphis ou qu’elle déguise ses sentiments. <?page no="305"?> 304 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Tu sais quelle est Iante, et qu’un bien si parfait, [p. 8] Tout ravissant qu’il est, ne peut être ton fait ; Tu sais bien qu’à la fin tes feux seront ses glaces, 130 Lorsqu’elle connaîtra tes défauts et ses grâces, Souffres-tu que ton cœur soit toujours enflammé D’un feu qu’un juste amour n’a jamais allumé ? IPHIS. Ce sont d’étranges coups, et qui sait ce mystère, Doit bien dans son esprit l’admirer et se taire. TÉLÉTUZE. 135 Iphis, que je te plains, et qu’on verra dans peu De merveilleux effets de ton aveugle feu ! Tu pourrais différer ce triste mariage, Qui ne sera jamais qu’à ton désavantage, Aussi bien, cette flamme est une illusion, 140 Et j’ai peur qu’elle tourne à ta confusion. IPHIS. Les dieux m’assisteront, et la bonne Déesse Fera voir un effet de sa vieille promesse 10 ; Nous devons espérer que le Ciel adouci, Me donnera secours en cette affaire-ci. 145 Cependant je vais voir quelle noce on apprête, Et quels préparatifs on fait pour notre fête, Puisque c’est aujourd’hui qu’on doit finir l’accord, Que je désire tant, et que je crains si fort. Je vous laisse, aussi bien votre belle voisine 150 Pour vous entretenir devers vous s’achemine. 10 Il s’agit d’Isis, reine mythique et déesse funéraire d’Égypte. Dans les Métamorphoses d’Ovide, elle apparaît à Télétuze juste avant la naissance d’Iphis, lui disant : « Déesse secourable, j’apporte mon aide quand on m’a implorée ; et tu ne regretteras pas d’avoir honoré une déesse ingrate » (Métamorphoses, livre IX, vers 699-701). <?page no="306"?> IPHIS ET IANTE 305 [p. 9] ******************************* SCÈNE III. Sœur d’ERGASTE. TÉLÉTUZE. Sœur d’ERGASTE 11 . Je m’en allais chez vous, afin de m’assurer Si nous avons sujet de craindre ou d’espérer. TÉLÉTUZE. Hélas ! tout est perdu, ma chère confidente, Il veut absolument qu’Iphis épouse Iante : 155 Pour moi je n’oserais désormais en parler, Mes plus fortes raisons ne peuvent l’ébranler. Sœur d’ERGASTE. L’affaire va donc mal ? TÉLÉTUZE. J’en suis toute troublée, Et je voudrais jamais ne m’en être mêlée : Cet hymen se va faire, et j’ai reçu l’affront, 160 Pensant le retarder, de le rendre plus prompt ; Je devais, connaissant l’humeur du personnage, Feindre que mon esprit voulait ce mariage : Si je l’eusse pressé de le faire accorder, C’était le vrai moyen de l’en dissuader. [p. 10] 165 Hélas que ferons-nous ! sur quelles apparences Pouvons-nous désormais fonder nos espérances ! Que je suis malheureuse ! et que j’aurais d’ennuis, S’il faut que mon secret se découvre aujourd’hui. Sœur d’ERGASTE. Aujourd’hui ? 11 La sœur d’Ergaste connaît le secret selon lequel Iphis est une femme : « […] nul, hormis la nourrice, n’eut conscience du mensonge » (Métamorphoses, livre IX, vers 707). <?page no="307"?> 306 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET TÉLÉTUZE. Je me trouve à la fin de mes ruses, 170 Et je ne puis forger de nouvelles excuses. Depuis quatre ou cinq mois je recule toujours L’effet prodigieux de ces tristes amours ; Mais quoi ! le sort en veut conclure l’alliance, Mon mari la recherche avec impatience, 175 La fille en est contente, et le plus ravissant, C’est qu’Iphis Sœur d’ERGASTE. La retarde ? TÉLÉTUZE. Au contraire y consent. Sœur d’ERGASTE. Ô Dieux, qui vit jamais un prodige semblable ! Mais quoique l’on procède à ce coup admirable, Qu’en peut-il arriver ? ne savons-nous pas bien 180 Que tous ces beaux projets ne serviront de rien ? Tous deux pour s’accorder ont trop de sympathie, Il manque à leur hymen la meilleure partie ; [p. 11] L’une aura de la honte, et l’autre du dépit, La chasteté fera son trône de leur lit : 185 Si de semblables nœuds unissaient tout le monde, Ce serait bien pour voir la nature féconde ; L’encens aux immortels ne serait plus offert, Et ce grand Univers serait un grand désert. Perdez avec raison la peur qui vous transporte, 190 On n’achèvera point un hymen de la sorte ; Nos jeunes amoureux n’y trouvent point d’appâts Et je juge par moi qu’ils ne le voudront pas. Je les connais trop bien, quoique la jeune Iante Brûle pour votre Iphis d’une ardeur violente, 195 Examinant de près un Amant si parfait, Elle dira bientôt, ce n’est pas là mon fait 12 : Et puis quand les vieillards voudront nouer l’affaire, 12 Autrement dit, lorsque Iante découvrira, en y regardant de plus près, qu’Iphis est une fille, son avis changera. <?page no="308"?> IPHIS ET IANTE 307 Avec tout leur pouvoir ils ne sauraient tant faire, Qu’Iphis accepte Iante en qualité d’époux. TÉLÉTUZE. 200 Mais ils ne savent pas le secret comme nous, Iphis le voulant bien, qui lui pourra défendre D’épouser une fille, et de passer pour gendre ? Nos secrets sont cachés, ils n’empêcheront point Que ce couple amoureux n’en vienne au dernier point : 205 Et puis quelle pitié ! Sœur d’ERGASTE. C’est là toute la crainte, [p. 12] Dont pour vous et pour eux je sens mon âme atteinte : Que ces pauvres Amants sont mal appariés ! Qu’on les nommera bien les nouveaux mariés ! Mais cherchons un moyen dont le secours nous aide : 210 Il faut à ce grand mal trouver un grand remède ; Qu’Iphis par vos conseils n’engage pas sa foi, Nous nous opposerons toujours Ergaste et moi : Je crois que le voici, cette triste nouvelle Aussi bien comme nous le va mettre en cervelle 13 . TÉLÉTUZE. 215 Puisque de nos secrets il est le confident 14 , Nous lui pouvons conter ce fâcheux accident 15 , Afin qu’il y mette ordre, et qu’il trouble la fête, Plutôt que de souffrir qu’un autre ait sa conquête, Peut-être ses bons soins lui pourront conserver 220 La maîtresse et l’ami dont on le veut priver. 13 « On dit encore fig. et prov. Mettre, tenir quelqu’un en cervelle, pour dire, Le tenir en incertitude, en inquiétude ; le mettre en peine » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 157). 14 Ergaste, qui est amoureux d’Iphis, sait qu’Iphis est une femme. Nous apprenons à la dernière scène (vers 1592-1595) que c’est Télétuze qui lui a révélé le secret pour qu’il l’aide à rompre l’alliance entre Iphis et Iante. 15 C’est-à-dire le mariage imminent. <?page no="309"?> 308 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE IV. Sœur d’ERGASTE. ERGASTE. TÉLÉTUZE. Sœur d’ERGASTE. Ergaste mon ami, si jamais ton courage S’est fait paraître ferme au milieu d’un orage ; Si jamais ton esprit s’est montré généreux, [p. 13] Et si tu fus jamais et sage et malheureux, 225 Dans les afflictions que le Ciel te prépare Tu nous peux témoigner une constance rare. ERGASTE. Vous me connaissez bien, et vous n’ignorez pas Comment je me comporte en de pareils combats ; Vous savez de quel front je reçois la fortune, 230 Quelle mine je fais quand le sort m’importune, Et si l’on me voit plus faire distinction Du bien, du mal, de l’aise, et de l’affliction ; Vous savez que mon âme a perdu la coutume De discerner le doux d’avecque l’amertume, 235 Et que depuis le temps que je suis amoureux, J’ai fait tout mon bonheur de me voir malheureux ; C’est pourquoi dites tout, sans rien celer ni feindre, J’apprends bien tous les jours à souffrir sans me plaindre. Sœur d’ERGASTE. Il n’est aucun Amant sous l’amoureuse loi, 240 Qui soit moins criminel et plus puni que toi. ERGASTE. Vous me faites languir dans une impatience Qui blesse un peu mon âme et votre conscience, Et ce coup de fortune aura bien des rigueurs, S’il me fait de la peine autant que vos longueurs. Sœur d’ERGASTE. 245 Iphis. <?page no="310"?> IPHIS ET IANTE 309 [p. 14] ERGASTE. Eh bien, Iphis ? Sœur d’ERGASTE. Qu’on t’apprenne le reste : Je ne te veux point faire un rapport si funeste, Ni te voir écouter pour comble de malheur, Ta sentence de mort, de la voix de ta Sœur. ERGASTE. Ô dieux ! dites-moi tout, si vous n’avez envie 250 Que votre Frère expire et rende ici la vie ; Mon soupçon me fait voir l’objet de ma douleur, Et je lis sur vos fronts l’image d’un malheur ; Ce coup regarde Iphis, quel traître, quel infâme, Quel bourreau détestable a ravi sa belle âme ? 255 Si le Ciel même a fait ce violent effort ; Dites-le vitement, je vengerai sa mort ; Ou bien si ma puissance est trop faible à cette heure, Que je sache sa mort, afin que je la pleure ; Que je lui fasse un don du dernier de mes vœux, 260 Et qu’un même tombeau nous enferme tous deux ; À son occasion je conservais la vie, Iphis n’en ayant plus, qu’elle me soit ravie. TÉLÉTUZE. Vous donnez trop de peine à ce pauvre garçon, Il ne faut point aussi faire tant de façon, 265 Iphis épouse Iante. [p. 15] ERGASTE. Est-ce là cet orage Qui devait m’accabler ? ha le beau mariage ! Que vous ignorez l’art de me désobliger, C’est là me faire rire, au lieu de m’affliger. TÉLÉTUZE. Il n’est plus temps d’en rire, Ergaste, et je vous jure <?page no="311"?> 310 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 270 Que l’on force aujourd’hui les lois de la nature 16 ; Si vous aimez Iphis, ainsi que je le crois, Détournez ce malheur. ERGASTE. Vous vous moquez de moi, Iphis épouse Iante, et quelle extravagance ! A-t-on jamais vu faire une telle alliance ? 275 La ravissante noce, et le plaisant époux ! TÉLÉTUZE. Cela se fait pourtant. ERGASTE. Je n’en suis point jaloux. Encore qu’un hymen aujourd’hui les assemble, Et qu’il leur soit permis de reposer ensemble, Je n’aimerais pas moins pour cela désormais, 280 Et j’aurai plus d’espoir que je n’en eus jamais ; Un semblable malheur touche fort peu mon âme, Et n’a pas le pouvoir de ralentir ma flamme ; J’ai trop d’affection pour deux si beaux Amants, [p. 16] Et je prends du plaisir à leurs contentements. 285 Qu’ils goûtent librement l’amoureuse ambroisie 17 , Je n’en aurai jamais aucune jalousie, Je leur souhaiterai toujours le sort égal, Et je sois malheureux si je leur en veux mal ; Ils sont brûlés tous deux d’un feu trop légitime, 290 Et sont trop innocents pour savoir faire un crime 18 . Sœur d’ERGASTE. En disant tout cela, ce couple est sur le point De se voir aujourd’hui l’un à l’autre conjoint, Les deux Pères en ont la parole donnée, Et rien ne leur défend d’accomplir l’hyménée. 16 Dans la pièce, il y a plusieurs références aux lois de la nature qui interdisent l’homosexualité. Voir, par exemple, les vers 116, 342 et 1302. 17 « C’est, selon la fable, la viande ordinaire des Dieux » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 34). 18 Benserade tente t’atténuer le choc d’un mariage lesbien en soulignant l’innocence du couple. <?page no="312"?> IPHIS ET IANTE 311 ERGASTE. 295 Ha ! que vous parlez bien contre vos sentiments ! Quoi, rien de leur défend d’unir ces deux Amants ? Le secret n’en est pas dans votre connaissance ? Sœur d’ERGASTE. Oui, mais ils peuvent faire un péché d’ignorance, Quand le père d’Iphis aura fait ce qu’il veut, 300 Il ne sera plus temps de dire, il ne le peut 19 . ERGASTE. Que cette affaire-là soit si fort avancée, C’est ce qui ne saurait tomber dans ma pensée. TÉLÉTUZE. Ergaste, il n’en faut pas disputer contre nous, Car votre Sœur et moi le savons mieux que vous ; [p. 17] 305 Elle vous a conté des choses véritables, Et je ne suis pas femme à soutenir des fables. Mais sans nous amuser à tant de vains discours, Êtes-vous dans l’humeur où vous étiez toujours ? ERGASTE. Quoi, de servir Iphis ? TÉLÉTUZE. D’aimer notre alliance, 310 Et de la rechercher avec impatience. ERGASTE. Si le Ciel est jaloux de ce noble dessein, Il m’ôtera la vie en me l’ôtant du sein : Que l’enfer me prépare une peine nouvelle, Si je m’acquiers jamais le titre d’infidèle, 315 Si je trahis jamais l’innocente beauté ; Qui tient sans le savoir ma douce liberté ; Si je prétends chercher des grâces plus parfaites, Et si je suis ingrat du bien que vous me faites. 19 La sœur d’Ergaste souligne que le temps presse et que les modalités de mariage ont déjà été mises en place. <?page no="313"?> 312 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET TÉLÉTUZE. Si vous avez dessein de vous récompenser 320 De vos soins amoureux, il est temps d’y penser ; La résolution de ce prompt mariage, Est à vos biens futurs un périlleux naufrage. Il faut rompre ce coup 20 . ERGASTE. Si je dis le secret, [p. 18] Je n’en serai donc pas tenu pour indiscret. TÉLÉTUZE. 325 En cette extrémité, je veux bien qu’on le sache, Et vous ne devez pas craindre que je m’en fâche, Dites que vous souffrez un amoureux tourment, Découvrez-en l’objet, mais le tout dextrement. 20 Télétuze encourage Ergaste à divulguer le secret afin de mettre fin au mariage. <?page no="314"?> IPHIS ET IANTE 313 ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. ERGASTE, seul 21 . Qui ne s’étonnerait d’une amour de la sorte ? 330 Et qui n’admirerait une flamme si forte ? Je ne sais plus qu’en croire, et je ne puis juger Si j’ai sujet d’en rire, ou de m’en affliger, Quand je vois qu’une fille en aime une comme elle, Et fait naître en son cœur une flamme nouvelle, 335 Et que dans ce beau couple un habit seulement Fait la distinction de maîtresse et d’amant : [p. 19] Encore qu’à mes yeux ma Déesse soupire Pour quelqu’autre 22 que moi, je suis contraint d’en rire : Mais je m’afflige aussi de voir que tout de bon, 340 Un saint hymen succède à cet amour bouffon : L’effet prodigieux d’une telle aventure, Me met au désespoir, et trouble la nature, Je ne saurais souffrir qu’un si funeste jour Me prive indignement des fruits de mon amour. 345 Iphis aimable amant, mais cruelle maîtresse Qui ne saurait juger par où ton œil me blesse, Et qui ne me voyant soupirer qu’à demi, N’écoute mes discours qu’en qualité d’ami, Tu ne me connais pas, c’est là ce qui me tue, 350 Et mon mal ne me vient que de t’avoir connue. Mais à qui t’en prends-tu, pauvre Ergaste, et pourquoi Te fâches-tu qu’ailleurs elle engage sa foi ? Puisqu’en la nouveauté du feu qui la consomme, Tu vois qu’elle aime mieux une fille qu’un homme, 355 Encore te dois-tu consoler dans ton mal, D’avoir une Rivale et non pas un Rival ; Tu sais que marier Iphis avecque Iante, 21 C’est le premier des sept monologues de la pièce, Ergaste en prononçant quatre. Le deuxième monologue, prononcé par Iphis, se trouve à la scène II, 6. Les trois prochains monologues, tous prononcés par Ergaste, se trouvent aux scènes suivantes : III, 2 (deux vers seulement), III, 5 et IV, 3. Le monologue prononcé par Iante est à la scène V, 1. Le dernier monologue de la pièce, prononcé par Iphis, se trouve à la scène V, 3. 22 En faisant l’élision, Benserade fait l’économie d’une syllabe. <?page no="315"?> 314 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET C’est mettre en sûreté les fruits de ton attente 23 , Qu’on ne peut conserver plus honorablement 360 Le précieux sujet de ton contentement. Mais sur la peur que j’ai de cette noce feinte, Je me forge en l’esprit mille sujets de crainte, [p. 20] Tout me met dans l’ombrage, et j’entre en un soupçon Que l’un des deux Amants ne se trouve garçon, 365 Et qu’ainsi le malheur qui sans cesse m’outrage, Par un second prodige achève son naufrage 24 . Encore vaut-il mieux révéler un secret, Que de me repentir d’avoir été discret : Pour la faire connaître, il suffit que je l’aime, 370 Mais qu’en ce beau dessein ma folie est extrême, Sachant que mon amour la pourrait diffamer, Hélas ! je l’aime tant que je n’ose l’aimer, Au moins je dissimule, et tout le monde ignore Les coups que je reçois du bel œil que j’adore. ******************************* SCÈNE II. NISE. ERGASTE. NISE. 375 Toujours seul à rester dans un profond souci ? Vraiment les bons esprits s’entretiennent ainsi : La conversation des âmes mieux sensées Ne vaut pas l’entretien de leurs belles pensées. Mais n’es-tu pas de noce, aujourd’hui que les dieux [p. 21] 380 Donnent au jeune Iphis un bien si précieux ? ERGASTE. Je l’allais visiter. 23 Ergaste pense qu’il vaut mieux qu’Iphis soit amoureuse d’une femme que d’être amoureuse d’un homme, l’union homosexuelle n’étant pas légitime, à son avis. Cela lui donne une chance de gagner l’amour d’Iphis plus tard. 24 Ergaste exprime sa crainte que l’un des membres du couple ne se révèle être un homme, anéantissant ainsi ses espoirs de gagner l’amour d’Iphis. <?page no="316"?> IPHIS ET IANTE 315 NISE. Que son âme est contente, Et qu’il est réjoui de posséder Iante. ERGASTE. Il a raison de l’être, en un pareil succès Tu le serais possible avecque plus d’excès : 385 Un Amant élevé par ses propres mérites Au-dessus d’un honneur qui n’a point de limites, Lorsqu’à tous ses Rivaux il se voit préférer, Sont-ce là, cher ami, des sujets de pleurer ? Possesseur d’un grand bien, et d’une belle femme, 390 Peut-il mieux assurer le repos de son âme ? Pourvu d’un tel parti, qu’il serait dégoûté S’il était mécontent de sa félicité ? NISE. En effet, quand on peut trouver son avantage, Il n’est rien de charmant comme le mariage ; 395 Le blâme qui voudra, je trouve qu’il n’est rien Que l’on doive priser à l’égal de ce bien. Vivre avec une femme aussi sage que belle, Alors qu’un nœud sacré nous unit avec elle, Jouir de ces trésors qui ne sont dus qu’à nous 25 , 400 L’aimer, en être aimé, est-il rien de plus doux ? [p. 22] Si nous la caressons, elle aussi nous caresse ; Si nous sommes son maître, elle est notre maîtresse, Et tous notre bonheur consiste en ce bon point, Que nos corps et nos cœurs ne se divisent point. 405 Quelle douceur de voir sans commettre des vices, Les effets naturels de nos chastes délices ! Lorsqu’Amour qui préside à nos embrassements, Fait naître le sujet de nos contentements ; Et lorsque nous voyons sortir de notre couche 410 De jeunes rejetons dont nous sommes la souche 26 , Que nous les voyons croître, et que sur nos vieux ans Nous semblons rajeunir avecque nos enfants. La douceur de ce joug change dans la jeunesse 25 Allusion érotique. 26 « Souche, en termes de généalogie signifie figurément, Celui d’où sort une génération, une suite de descendants » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 492). <?page no="317"?> 316 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET La fureur en raison, la folie en sagesse, 415 Et je trouve qu’Iphis agit très prudemment, De pourvoir de bonne heure à son contentement : Que s’il m’était permis de lui porter envie, Je me souhaiterais le bonheur de sa vie, Seulement la pensée en tient mes sens ravis. 420 Et toi, qu’en penses-tu ? ERGASTE. Je suis de ton avis. NISE. À la bonne heure, Ergaste, et puisque ta voix même Confesse que ce joug est un bonheur extrême, Et qu’il est bien heureux qui s’y voit arrêté, [p. 23] Je veux être l’auteur de ta félicité, 425 J’ai pouvoir sur l’esprit d’une certaine fille, À qui l’on peut donner le titre de gentille, Que si ta volonté seconde mes desseins Elle sera pour toi. ERGASTE. Je t’en baise les mains. NISE. Eh quoi, ne veux-tu pas entendre au mariage ? ERGASTE. 430 Pour un si haut dessein, j’ai trop peu de courage. NISE. Tu l’approuves pourtant. ERGASTE. Hors de mon intérêt, Je veux ce que tu veux, j’aime ce qui te plaît ; Tels que sont tes conseils, on me les verra suivre S’ils n’ont rien de contraire à ma façon de vivre ; 435 Mais par cette amitié dont le beau nœud nous joint, Ne me fais pas du bien, puisque je n’en veux point ; Ta bonne volonté me passe en tyrannie, De me vouloir contraindre, et forcer mon génie ; <?page no="318"?> IPHIS ET IANTE 317 Mon caprice est fâcheux, mon humeur te déplaît, 440 Mais souffre d’un ami tout imparfait qu’il est, Puisque c’est dans l’amour que le bonheur consiste, Et qu’aux lois de ce Dieu, mon naturel résiste : [p. 24] Bref, puisqu’il faut aimer si l’on veut être heureux, Permets qu’avec le temps je devienne amoureux. NISE. 445 Quand te veux-tu résoudre à brûler de ces flammes Que l’amour tôt ou tard allume dans les âmes ? Quand te veux-tu résoudre à souffrir que ton cœur Serve d’un nouveau trône à ce jeune vainqueur ? Quand veux-tu que chez toi ce doux tyran demeure, 450 Et quand aimeras-tu, si ce n’est à cette heure ? Si ton cœur ne fait vœu de brûler désormais, Et s’il n’aime à présent, il n’aimera jamais. Veux-tu qu’un long chagrin te reproche en vieillesse D’avoir si mal usé des droits de la jeunesse ? 455 Penses-tu pervertir ainsi l’ordre des ans, Et cueillir en hiver la fleur de ton printemps ? Attends-tu pour servir à l’amour de conquête, Et pour être froid qu’il neige sur ta tête ? Et que tes mouvements languissants et perclus, 460 Se veuillent exciter quand ils ne pourront plus ! Crois-tu que cet enfant que la vieillesse chasse, Mette un cœur tout de feu dans un corps tout de glace, Et que ce feu subtil fasse agir un vieux corps Dont le temps et l’usage ont gâté les ressorts ? 465 C’est un abus (Ergaste) il faut que tu t’assures Qu’Amour ne loge point dans de vieilles masures : Comme en un jeune cœur c’est un ciel de plaisirs, [p. 25] C’est dans un vieil esprit un enfer de désirs. Tandis que tu le peux aime donc. ERGASTE.Tu vois, Nise, 470 Que j’aime ton esprit, ton humeur, ta franchise, Tu vois que j’aime Iphis autant qu’on peut aimer Le plus divin objet qui nous puisse charmer, Et que pour les vertus dont sa belle âme abonde, Je le tiens préférable aux plus belles du monde. <?page no="319"?> 318 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET NISE. 475 Tu parles d’amitié, mais je parle d’amour. ERGASTE. Pour te dire le vrai, mon cœur jusqu’à ce jour Ne s’est point abaissé dans ce métier infâme Qui fait perdre le sens pour gagner une femme : Je prise les beautés, mais parmi leurs appâts 480 Elles ont des humeurs qui ne me plaisent pas, J’ai de l’aversion pour un sexe volage, Dont la recherche molle effémine un courage. NISE. En est-on moins vaillant ? tu sais bien qu’autrefois Ces superbes vainqueurs en ont reçu des lois, 485 Qu’un bel œil se servant du moindre de ses charmes, D’un regard seulement a fait rendre les armes Aux plus vaillants Héros dont la fable ait parlé : Achille fut bien femme 27 , Hercule a bien filé 28 , [p. 26] Lui qui pour obéir au vouloir d’un Monarque, 490 Donna tant d’exercice aux ciseaux de la Parque 29 , Lui qui seul combattit tous les monstres divers, Dont la force invincible a purgé l’Univers. Tu fais profession d’imiter sur la terre Les belles actions de ce foudre de guerre ; 495 Il aimait en son temps, aime donc aujourd’hui, Et deviens tout à fait Hercule comme lui : 27 C’est dans le poème épique Achilléide de Stace où l’on trouve cette légende. Thétis, la mère d’Achille, cacha son fils sous des vêtements de femme afin d’échapper à un oracle selon lequel Achille devait mourir devant Troie. Voir l’Achilléide, livre I. 28 Nous trouvons cette légende chez Ovide (Fastes, dans Ovide. Œuvres complètes, éd. Désiré Nisard, Paris, Firmin Didot frères, 1869, livre II, mois de février, p. 565). Acheté comme esclave par Omphale, reine de Lydie, Hercule fut obligé à porter des habits de femme et a filé la laine. Au même moment, la reine fut couverte de la peau du lion de Némée. Il s’agit donc du thème de l’inversion des rôles dans le couple. Nise encourage Ergaste à embrasser son côté féminin en profitant des plaisirs de l’amour. 29 Dans la mythologie romaine, les Parques sont les trois déesses de la destinée humaine : Nona qui tient le fil qui représente la durée de la vie de chaque mortel, Decima qui déroule le fil et le met sur le fuseau, et Morta, qui le coupe. Dans son discours, Nise fait allusion à cette dernière déesse. <?page no="320"?> IPHIS ET IANTE 319 Aime qui te chérit, Ergaste, et te dispose D’accepter le parti qu’un ami te propose. ERGASTE. Est-ce une belle fille ? NISE. Elle a de quoi charmer. ERGASTE. 500 Est-elle jeune ? NISE. En l’âge où l’on se fait aimer. ERGASTE. Est-elle riche ? NISE. Assez pour te mettre à ton aise 30 , Elle est toute parfaite, et n’a rien qui ne plaise. ERGASTE. Elle vaut donc beaucoup. [p. 27] NISE. C’est un trésor. ERGASTE. Crois-moi ; Puisque c’est un trésor, garde-le bien pour toi, 505 N’estime pas pourtant que je t’offre mon reste. NISE. Me conseillerais-tu de commettre un inceste ? Celle dont tu devrais adorer les attraits, Pour s’unir avec moi me touche de trop près, J’épouserais ma Sœur. 30 Dans cette stichomythie, les deux premières répliques sont des hémistiches ; les troisième et cinquième répliques ont quatre syllabes chacune, tandis que les quatrième et sixième répliques ont huit syllabes chacune. <?page no="321"?> 320 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ERGASTE. Ta Sœur ? NISE. C’est elle-même 31 510 Qui chérit ta vertu, qui t’honore, et qui t’aime, De l’amour le plus chaste et le plus véhément Dont jamais une fille ait aimé son Amant : Elle m’a découvert le feu qui la consomme, Et j’en connais la cause alors qu’elle te nomme : 515 Je voudrais que mes soins lui pussent procurer Ce que d’un seul Ergaste elle doit espérer. ERGASTE. Parles-tu tout de bon ? NISE. Si tu savais les peines [p. 28] Qu’Amour lui fait souffrir dans tes aimables chaînes, Tu croirais, si ton cœur n’est tout à fait brutal, 520 Qu’en te voulant du bien, elle se veut du mal : L’amour qu’elle te porte est digne de salaire, Elle achète trop cher le souci de te plaire Pour ne pas éveiller ton esprit endormi, Et son œil amoureux ne te voit qu’à demi. 525 Si les vœux de ton âme aux miens n’étaient contraires, Désormais nous pourrions d’amis devenir frères ; Toute notre maison recevrait du bonheur D’une telle alliance. ERGASTE. Et moi beaucoup d’honneur : Vous me faites tous deux une faveur insigne, 530 Et je n’ignore pas comme j’en suis indigne ; Ne voyant rien en moi qui ne soit un défaut, Prétendre à votre Sœur, c’est voler un peu haut ; Outre que mon vouloir en une telle affaire Dépend absolument de celui d’une Mère : 535 Masi je m’estimerais parfaitement heureux, 31 Cette stichomythie de trois répliques, comme celle du vers 503, ne constitue qu’un seul vers. <?page no="322"?> IPHIS ET IANTE 321 Que son consentement autorise mes vœux : Mon âme languira toujours dans cette attente Comme celle d’Iphis, NISE. Il sort de chez Iante. [p. 29] ERGASTE. Souffre que je lui parle. NISE. Elle le suit aussi. ERGASTE. 540 Laissons-les donc un peu s’entretenir ici, Et ne leur ôtons pas le plaisir d’un quart d’heure ; Je te vais cependant conduire en ta demeure, De là je reviendrai choisir plus à propos L’occasion commode à lui dire deux mots. ******************************* SCÈNE III. IANTE. IPHIS. IANTE. 545 Faire ainsi le secret, s’obstiner à me taire Le sujet qui te rend moins gai qu’à l’ordinaire, Ne me pas révéler ce qui te tient au cœur, Traiter une maîtresse avec tant de rigueur ; Elle à qui tu jurais que toutes tes fortunes 550 Comme à toi lui seraient égales et communes, En me donnant ton cœur, tu m’as donné du vent ; [p. 30] Appelle-moi ta Reine ainsi qu’auparavant, C’est une qualité désormais superflue, Ma volonté sur toi n’étant pas absolue, 555 Je n’ai voulu jamais en douter jusqu’ici. IPHIS. Hélas ! vous me tuez de me parler ainsi, Si vous continuez d’en faire l’incertaine, <?page no="323"?> 322 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Par ce fâcheux discours, votre voix inhumaine Me donnant le trépas, fera cruellement 560 Ce qu’un trait de vos yeux me fait si doucement. Vous ne douterez pas, toujours (ma chère vie) Des transports amoureux dont mon âme est ravie, Et vous verrez peut-être avant la fin du jour, Comme Iphis est pour vous un miracle d’amour, 565 Vous verrez dans l’excès du mal qui m’assassine, Que l’on peut trop aimer une chose divine, Et vous m’accuserez, ayant reçu ma foi, De chérir vos beautés plus que je ne le dois. IANTE. Ce n’est point m’élever par de fausses louanges, 570 Ni flatter mon mérite en ces termes étranges Dont l’usage est commun aux autres amoureux. IPHIS. Vous apprendrez aussi, qu’Iphis n’est pas comme eux ; Si je n’imite pas leurs flammes insensées, Mon cœur ingénument découvre ses pensées ; [p. 31] 575 Si je ne donne assez d’encens à vos appâts, Mon âme pour le moins ne se déguise pas 32 . IANTE. Ta franchise me plaît, je ne tiens point à blâme D’avoir moins de beauté que ton cœur n’a de flamme, Je sais IPHIS. Qu’il ne faut pas en venir là-dessus, 580 Votre mérite est grand, IANTE. Mais ton amour l’est plus ? IPHIS. Vous n’en jugez pas mal. 32 Il s’agit d’un jeu de mots, car c’est le corps plutôt que l’âme qui est ici déguisé. <?page no="324"?> IPHIS ET IANTE 323 IANTE. Qu’elle serait petite 33 Si tu la mesurais à mon peu de mérite ; Il suffit que l’amour nous oblige tous deux En mérite inégaux d’avoir de mêmes feux. 585 Tu soupires, dis-moi le secret qui te fâche, Quoi, peux-tu rien savoir que ton cœur ne le sache ? Paraître aujourd’hui triste, est-ce être bien content De la félicité que tu désirais tant ? As-tu vu depuis peu quelque nouveau visage ? 590 Es-tu mal satisfait de notre mariage ? Et de voir que rien plus ne le peut différer Est-ce l’occasion qui te fait soupirer ? [p. 32] Par le sacré pouvoir de ce Dieu qui nous lie Apprends-moi le sujet de ta mélancolie IPHIS. 595 Il est vrai, je soupire. IANTE. Eh quoi ? IPHIS. De me voir Indigne de l’honneur que je vais recevoir, Mille amants que l’éclat de vos grâces transporte, En disputaient le prix, et le moindre l’emporte, L’amour m’a suscité tant de parfaits rivaux, 600 Et je les ai vaincus avec tous mes défauts. IANTE. En êtes-vous marri 34 ? IPHIS. Vous le savez (mon âme) 33 Encore une fois, Benserade utilise une stichomythie pour créer plus de rapidité dans le dialogue. Dans cette stichomythie, la première réplique ne comporte que deux syllabes, laissant dix syllabes pour la deuxième réplique. Les quatre dernières répliques sont des hémistiches. 34 Être marri : « Fâché. Il est marri d’avoir offensé Dieu. si j’avais fait cela, j’en serais bien marri. je suis bien marrie que je ne vous puisse servir » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 29). <?page no="325"?> 324 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et pour en bien juger vous connaissez ma flamme, Vous savez que mon cœur en doit être marri Comme un qui se mourait, et qui se voit guéri, 605 J’ai regret seulement que l’aimable hyménée Qui va me rendre heureux, vous rende infortunée, Et que nous assemblant sous une même loi Ce nœud qu’on tient si doux, ne le soit que pour moi, Je connais ma faiblesse et je me sens coupable 610 D’accepter un trésor dont je suis incapable [p. 33] Et pour n’en point mentir, je ne mérite pas, Imparfait que je suis, de si parfaits appâts. IANTE. Tu veux par ces détours chercher une défaite, Mais tu n’es imparfait qu’en me jugeant parfaite ; 615 Et puisque je t’ai fait l’objet de mes amours, Fusses-tu moins que moi, je t’aimerais toujours : Si le Ciel t’épousant veut que je sois dupée, N’importe, tu m’auras heureusement trompée : Et quand je deviendrais malheureuse en ce point, 620 Si je le suis pour toi, je ne m’en plaindrai point : Nos cœurs furent atteints d’une même blessure, Et ne nous pas aimer, c’est forcer la nature 35 ; Ta personne me charme, et je n’ai pas de peur Que chez toi le dedans trompe l’extérieur 36 . 625 Mais j’en dis un peu trop, et je ne prends pas garde Qu’en ces libres discours, mon honneur se hasarde, Et puis le temps se passe, et dans cet entretien Ton Père ne fait pas l’accord avec le mien. IPHIS. Je m’en vais le quérir, je meurs d’impatience, 630 Mais devant qu’un baiser, IANTE. Prends-en deux par avance. 35 Ironiquement, Iante déclare qu’il serait contraire aux lois de la nature de ne pas s’aimer. 36 Une fois de plus, l’ironie est de mise. <?page no="326"?> IPHIS ET IANTE 325 [p. 34] ******************************* SCÈNE IV. ERGASTE. IANTE. IPHIS. ERGASTE, les voyant s’entrebaiser. Il s’est bien adressé pour marier sa Sœur, Comme si j’en voulais être le possesseur. Mais voici notre Amant qui baise sa maîtresse, Elle reçoit de lui la dernière caresse : 635 Cette nuit lui promet de bien meilleurs ébats, Mais tout ce qu’elle espère, elle ne le tient pas 37 . IANTE. Ramenez votre Père au plus tard dans une heure, IPHIS. Mon feu ne permet pas une longue demeure. [p. 35] ******************************* SCÈNE V. ERGASTE. IPHIS. ERGASTE, l’abordant. Si bien, mon cher Iphis, qu’un favorable jour, 640 Après tant de soupirs, couronne votre amour ? On vous donne aujourd’hui la merveille des belles ? Vraiment je suis ravi de ces bonnes nouvelles, Je savais comme l’un de vos chers confidents, Que c’était là l’objet de vos désirs ardents, 645 Que votre maladie était trop violente Pour en guérir à moins que d’épouser Iante ; Je savais que vos vœux ne butaient qu’à cela, Mais je ne pensais pas qu’on en vînt si tôt là, Et je ne puis avoir qu’une faible croyance, 37 Ergaste parle tout seul et n’est pas entendu par Iphis et Iante. <?page no="327"?> 326 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 650 Si vous ne m’en donnez vous-même l’assurance. Enfin, l’épousez-vous ? IPHIS. Le sort le veut ainsi. [p. 36] ERGASTE. Mais vous ? IPHIS. C’est mon désir. ERGASTE. Je m’en doutais aussi. IPHIS. Sa beauté me ravit. ERGASTE. Vraiment, étant si belle 38 , Elle mérite bien qu’Iphis brûle pour elle. IPHIS. 655 N’en fais point le railleur, et dis-moi si jamais Tu vis rien d’approchant au moindre de ses traits. ERGASTE, en soupirant. Je vous vois tous les jours. IPHIS. Mais dis-moi si ton âme Sentait comme la mienne une amoureuse flamme ; Ou plutôt si l’objet dont mon cœur est charmé, 660 T’aimait autant ou plus que je n’en suis aimé ; Si l’aise qu’elle aurait de se voir ta maîtresse Témoignant à tes yeux le désir qui la presse : Dis-moi sans avoir peur de me rendre jaloux, Combien l’aimerais-tu ? 38 Encore une fois, Benserade mélange le nombre de syllabes dans les répliques de la stichomythie : les deux premières et les deux dernières répliques sont des hémistiches, alors que les trois répliques du milieu constituent un seul vers. <?page no="328"?> IPHIS ET IANTE 327 [p. 37] ERGASTE. Je meure, moins que vous. IPHIS. 665 Quoi ? Tu n’aimerais pas celle que je révère D’un amour infini ? ton cœur dit le contraire, Ce soupir te trahit, autrement je te crois Plus farouche qu’un tigre, et moins homme que moi. ERGASTE. Je dis que mon amour serait plus véhémente 670 Pour le gentil Iphis, que pour la belle Iante. IPHIS. Ouïs bien ton amitié. ERGASTE. Je me brouille toujours Dans ces distinctions d’amitiés et d’amours. Quoiqu’il en soit, mon cœur voudrait pour toute chose Que le Ciel fît en vous une métamorphose, 675 Afin que je vous pusse aimer d’autre façon, Aussi bien êtes-vous trop beau pour un garçon ; Nature qui se plut à vous rendre adorable, Devait vous faire naître ou fille, ou moins aimable 39 , Et vous ayant donné de quoi faire mourir, 680 Elle vous devait bien donner de quoi guérir, J’eusse brûlé pour vous d’un feu plus légitime, Et mon cœur n’eût été pour vous qu’une victime ; Au péril d’irriter le céleste courroux [p. 38] Je n’eusse reconnu de Déesse que vous. 685 Mais m’eussiez-vous aimé ? IPHIS. Que ces soins sont frivoles, Et que c’est perdre en vain le temps et des paroles ! Discourons sainement, trouvai-je un bon parti ? 39 Ergaste semble être sur le point de révéler à Iphis qu’il connaît son véritable sexe. Sa référence à une métamorphose est prophétique, mais pas de la manière qu’il entend. <?page no="329"?> 328 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ERGASTE. On n’en verra jamais qui soit mieux assorti : N’est-ce pas la raison, puisqu’Iante est si belle, 690 Qu’un Amant accompli comme Iphis soit pour elle ? Que vous serez heureux ensemble, et que les jours, Les semaines, les mois, les ans vous seront courts ! Je ne fais point de vœux afin que l’hyménée Suscite à désirs une heureuse lignée ; 695 Le Ciel accordera des trésors si parfaits À vos embrassements, plutôt qu’à mes souhaits, Et comme en discourant vous rendez des oracles, En faisant des enfants, vous ferez des miracles 40 . Mais adieu, je vous laisse à la merci d’amour, 700 Et dormez hardiment cependant qu’il est jour, Cette nuit favorable au feu qui vous consomme, Sera pour le travail plutôt que pour le somme. [p. 39] ******************************* SCÈNE VI. IPHIS. Les traits de ce Railleur me tiennent en suspens, Ce n’est pas sans sujet qu’il rit à mes dépens, 705 Mon esprit soupçonneux est dans la défiance, Sa Sœur avec ma Mère a de la confidence, Elle sait nos secrets, ainsi par son moyen J’ai peur que ce rusé ne me connaisse bien 41 ; Je lui parle en ami, mais cet ami me presse 710 Autant qu’un serviteur peut presser sa maîtresse ; À mes yeux il soupire, et demeure interdit De même qu’un Amant que la honte étourdit : L’amitié la plus forte, avec tant d’insolence Ne porte point un homme à cette violence, 715 Et si j’en puis juger, mon esprit sur le sien A le même pouvoir qu’Iante a sur le mien. Étrange effet d’amour ! je meurs pour cette belle, Et cependant, hélas ! je suis fille comme elle : 40 Ergaste utilise un jeu de mots pour faire allusion à la véritable identité d’Iphis. 41 Iphis se méfie beaucoup du fait qu’Ergaste connaisse le secret de sa véritable identité, sachant que la sœur d’Ergaste est l’une des gardiennes du secret. <?page no="330"?> IPHIS ET IANTE 329 J’adore ses beautés, qu’on ne peut trop priser, 720 Je suis fille, elle est fille et je dois l’épouser. Ah déplorable Iphis ! Iante infortunée ! [p. 40] Qui pourra de nous deux consommer l’hyménée ? Quoi ? ce trésor charmant serait entre mes bras, Je le posséderais, et n’en jouirais pas ? 725 Quoi, je tiendrais l’objet dont mon âme est éprise Et j’userais si mal d’une faveur acquise ? Quoi, le Ciel me rendrait sans éteindre mes feux, De bienheureux Amant, possesseur malheureux ? Quoi, je m’endormirais auprès de cette belle, 730 Et je ne ferais pas l’impossible pour elle ? Je serais inutile en un si digne emploi 42 ? Non, la bonne Déesse aura pitié de moi. 42 C’est une autre allusion à l’incapacité du couple à consommer le mariage. <?page no="331"?> 330 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. MÉRINTE, NISE. MÉRINTE. En un mot, que je sache ou ma mort, ou ma vie, Ne me fais plus languir, contente mon envie, 735 Empêche mon naufrage, ou me laisse périr ; [p. 41] Sois-moi doux, ou cruel, fais-moi vivre ou mourir, Dis-moi si ta prière a touché son courage, S’il s’est laissé fléchir 43 . NISE. Que veux-tu davantage, Ne t’ai-je pas tout dit ? MÉRINTE. Tu m’a voulu flatter 740 Par ce que tu me viens maintenant de conter, Dire que mon amour est cause de sa joie, C’est en dire un peu trop pour vouloir qu’on te croie ; N’ayant su l’émouvoir, tu veux dissimuler, Et sucrer le poison qu’il me faut avaler. NISE. 745 Je meure si je mens, et si je dissimule, À la fin c’est te rendre un peu trop incrédule. MÉRINTE. Traite-moi, je te prie, avec moins de rigueur, Et de ce que tu sais décharge ici ton cœur ; Quand j’aurai su de toi que ce cruel méprise 750 Le présent que mon cœur lui fait de sa franchise, Que mes soupirs sont vains, qu’ils n’ont aucun pouvoir, Et que c’est un rocher qu’on ne peut émouvoir, Un cœur à la pitié comme à l’amour rebelle, Tu ne m’auras conté qu’une vieille nouvelle ; 43 Mérinte, la sœur de Nise, est amoureuse d’Ergaste. Cette scène met l’accent sur le thème de l’amour non partagé : Mérinte est amoureuse d’Ergaste, qui est amoureux d’Iphis, qui aime Iante. <?page no="332"?> IPHIS ET IANTE 331 755 Et quand tu m’auras dit qu’il refuse ma foi, [p. 42] Hélas ! mon désespoir me l’a dit devant toi, Et je n’attendais pas de meilleure fortune. NISE. Avecque ton amour, tu deviens importune. MÉRINTE. Je deviens importune ? il s’en plaint le cruel ? 760 Ses yeux me font souffrir un mal continuel, Je trouve du plaisir à me voir malheureuse Pour l’avoir fait l’objet de ma flamme amoureuse, Je l’aime, je l’adore, et l’inhumain qu’il est So moque de mes vœux, mon amour lui déplaît. 765 Jusqu’ici ma douleur a gardé le silence, J’ai voulu l’étouffer malgré sa violence, Et la première fois qu’on lui parle de moi, Il me nomme importune, et rejette ma foi : Ce beau tyran nous blesse, et veut même contraindre 770 Ceux qui sentent ses coups, à ne s’en oser plaindre ; Hé bien ! il faut mourir pour n’importuner plus Ce farouche qui rend mes désirs superflus : Il sera bien cruel, me voyant rendre l’âme, S’il ne me permet pas de parler de ma flamme ; 775 Et le mépris qu’il a pour moi sera bien grand, Si mon dernier soupir l’importune en mourant. NISE. Je pense qu’à la fin l’amour te rendra folle, Alors que tu dois rire, il faut qu’on te console, [p. 43] C’est moi seul qui me plains de l’importunité, 780 Et de voir une Sœur toujours à mon côté ; Je te l’ai dit cent fois, et te le dis encore, Qu’il te chérit autant que ton âme l’adore. MÉRINTE. Hélas ! s’il était vrai, que j’aurais de bonheur. NISE. Ton amour le ravit, et le comble d’honneur : 785 Si ton cœur lui semblait une vile conquête, Pouvait-il pas trouver quelque prétexte honnête ? <?page no="333"?> 332 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et rejetant tes vœux par un beau compliment, Te réduire à chercher ailleurs un autre Amant ? Il pouvait m’alléguer qu’il n’avait pas envie 790 Que jamais un bel œil tînt son âme asservie. MÉRINTE. Il pratique trop bien l’art de plaire à la Cour Pour faire ouvertement refus de mon amour, Il est trop courtisan pour dire avec franchise Qu’il ne veut point du tout de celle qu’il méprise, 795 Encore qu’à ses yeux je n’eusse aucun appât, Et qu’il ne pût m’aimer, il ne le dirait pas, Un dédain sur sa langue aurait mauvaise grâce, Il faut crier au feu, quand on est tout de glace, Caresser qui nous aime, et se contraindre un peu 800 Pour faire bonne mine au moins à mauvais jeu : Il ne coûte non plus de feindre que l’on aime, [p. 44] Que de faire paraître une rigueur extrême, Et cette complaisance en ces facilités Oblige un honnête homme à ces civilités : 805 Ce n’est qu’un compliment que toutes ces promesses, Il n’est pas plus captif pour avoir cent maîtresses, Son feu ne dure pas plus que son entretien ; Et ce divin objet qui me charme si bien, Est de ces gens instruits dans les noires écoles 810 Qui ne veulent guérir qu’avecque des paroles. NISE. À t’entendre parler si considérablement, Tu ne dois ton malheur qu’à ton raisonnement ; Ton esprit en soupçon, et dans la défiance, Aurait plus de repos, ayant moins de prudence. 815 Pour quelle occasion ne t’aimerait-il pas ? Ton visage n’est point si dépourvu d’appâts, Quand tu l’épouserais, encor ce mariage Ne serait point si fort à son désavantage ; Sur quoi peux-tu fonder ces soupçons de mépris ? 820 Crois-tu qu’un autre objet que le tien l’ait surpris ? MÉRINTE. Mon Frère, vous touchez le sujet de ma crainte. <?page no="334"?> IPHIS ET IANTE 333 NISE. Est-ce là tout le mal dont ton âme est atteinte ? Son cœur ne connaît point l’amour ni son flambeau. [p. 45] MÉRINTE. Mais mon Frère, il est homme, il est jeune, il est beau, 825 Il est bien malaisé qu’avecque tant d’adresse Il n’ait déjà gagné le cœur d’une maîtresse, Et qu’un heureux objet n’ait triomphé du sien. NISE. S’il a changé son cœur, c’est avecque le tien, Et c’est toi seulement qu’il veut pour son épouse. MÉRINTE. 830 Je n’ai point de Rivale, et si je suis jalouse, Je sens cette fureur qui me donne la loi. NISE. Sois seulement jalouse, ou d’Iphis, ou de moi, Encore que ta flamme ai pu fondre ses glaces, Nous sommes bien avant dedans ses bonnes grâces, 835 Et tu peux t’assurer, s’il n’est point amoureux, Et s’il ne t’aime pas, qu’il n’aime que nous deux, Cette amitié vaut bien l’amour le plus extrême. Merci le voici qui vient, MÉRINTE. Mon Frère, c’est lui-même. NISE. Retiens ta passion, et dissimule un peu. MÉRINTE. 840 Dieux que j’aurai de peine à bien couvrir mon feu. <?page no="335"?> 334 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 46] ******************************* SCÈNE II. ERGASTE. NISE. MÉRINTE ERGASTE, pensant être seul 44 . C’est tenir trop longtemps mon esprit en balance, Les secret étouffés ont trop de violence. NISE, le surprenant. Tu dis vrai, c’est pourquoi fais-nous part d’un secret Que ton cœur aussi bien ne cache qu’à regret. ERGASTE. 845 Je me laisse à la fin de voir la tromperie, Et le déguisement régner dans ma patrie, Et je veux par pitié détromper les esprits Que la ruse et l’erreur ont vainement surpris. MÉRINTE, tout bas. Cruel ! si mon amour t’avait l’âme occupée, 850 Hélas, que tu m’aurais doucement détrompée ! NISE. Tes discours embrouillés me rendent curieux, Et je n’y comprends rien, s’ils ne s’expliquent mieux. [p. 47] ERGASTE. Ami, tu sauras tout, mais allons chez Téleste 45 , C’est où j’ai résolu de t’apprendre le reste ; 855 Sa fille épouse Iphis, là tu verras l’effet D’un discours dont tu n’es qu’à demi satisfait. 44 Il s’agit d’un monologue surpris. Parce que les paroles sont entendues par un autre personnage, il s’ensuit que le discours est déclamé à voix haute et ne représente pas une pensée silencieuse. Sur les deux réalités représentées par cette convention, voir l’article de B. J. Bourque, « La Voix non-dialogique chez d’Aubignac », Australian Journal of French Studies, XLVI (2009), p. 155-166. 45 Le père d’Iante. <?page no="336"?> IPHIS ET IANTE 335 NISE. Allons-y : je vois bien que ma Sœur se hasarde De nous accompagner, je te la baille en garde 46 . ERGASTE. C’est me faire un honneur où je n’aspirais pas. NISE. 860 Allez toujours devant, je vous suis pas à pas. Les compliments d’amour vont être en exercice, Que c’est mal commencer une offre de service, Il ne lui parle point, à la fin je croirais Qu’un transport amoureux lui suffoque la voix. 865 Il se va mettre en train ; mais Iante est sortie, Ce froid Amant peut bien remettre la partie 47 . [p. 48] ******************************* SCÈNE III. IANTE. ERGASTE. NISE. MÉRINTE IANTE, les allant recevoir. Vous venez à propos, on n’attend plus que vous Pour rendre solennel ce qui se fait chez nous. ERGASTE. Quand nous ne verrions pas cette noce nouvelle, 870 L’action de soi-même est assez solennelle, Elle est trop peu commune, et ce nouveau traité, Pour se tenir secret, a trop de rareté ; Mais quel contentement doit occuper votre âme ! Que d’un parfait mari vous allez être femme ! 875 Que l’amoureux Iphis est un homme charmant, Que c’est un brave époux, que c’est un bel amant, Quoi que sa bonne mine à vos beaux yeux propose, Vous verrez à l’effet que c’est bien autre chose, 46 Bailler : « Mettre en main quelque chose, la délivrer à quelqu’un. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 77). Bailler en garde : confier aux bons soins de quelqu’un. 47 Les six derniers vers constituent un aparté, puisque Nise ne s’adresse ni à Ergaste ni à Mérinte. <?page no="337"?> 336 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et malgré les mieux faits, vous direz aujourd’hui 880 Que le plus accompli n’est pas fait comme lui. [p. 49] NISE. Nous ne l’égalons pas aussi tant que nous sommes, Madame épouse en lui la merveille des hommes. MÉRINTE. Il est digne tout seul de posséder son cœur, Elle doit bien l’aimer. IANTE. Je l’aime aussi, ma Sœur. ERGASTE, en riant. 885 Je l’aime autant que vous. IANTE. Aucune jalousie Ne peut de ce côté troubler ma fantaisie. ERGASTE. Encore quel sentiment auriez-vous de mon mal, Si dans l’amour d’Iphis j’étais votre rival ? Je ne vous tiendrai point plus longtemps en cervelle, 890 Sachez qu’Iphis est fille, et que je meurs pour elle. IANTE. Ô le plaisant discours ! ERGASTE. Vous pensez que je ris, Et que ma voix vous trompe, et non l’habit d’Iphis ? IANTE. Vraiment l’humeur d’Ergaste, et sa belle manie Vont bien faire tantôt rire la compagnie 48 . 48 Ergaste révèle le secret de la véritable identité d’Iphis, mais Iante pense qu’il ne fait que plaisanter. <?page no="338"?> IPHIS ET IANTE 337 [p. 50] ******************************* SCÈNE IV. TÉLESTE. LIGDE. IANTE. ERGASTE. NISE. MÉRINTE 49 TÉLESTE, à Ligde. 895 Je vous ai déjà dit que c’était mon dessein, Qu’il valait mieux faire aujourd’hui que demain ; C’est pourquoi, s’il vous plaît, la fin de la journée Achèvera l’accord d’un si bel hyménée. LIGDE. Je vous suis venu voir tout exprès pour cela. TÉLESTE. 900 Qu’Iphis épouse donc ma fille que voilà, Votre consentement s’accorde-t-il au nôtre ? LIGDE. Je vous ai déjà dit qu’il n’en aura point d’autre. TÉLESTE. Que ne l’amenez-vous, et votre femme aussi ? LIGDE. Et la mère et le fils seront bientôt ici. 905 Quand nos enfants seront sous la loi d’hyménée, Le Ciel rende à jamais leur maison fortunée, [p. 51] Que l’astre le plus doux, et le moins rigoureux Éclaire incessamment sur ce couple amoureux, Que jamais le bonheur de chez eux ne s’absente, 910 Et qu’il sorte un bon fruit de leur couche innocente. 49 Dans l’édition originale, les noms « Ergaste » et « Mérinte » sont abrégés : ERG. et MÉR. <?page no="339"?> 338 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ERGASTE. Que vous aurez d’appui sur la fin de vos ans, Et que je suis trompé s’ils n’ont de beaux enfants 50 ! TÉLESTE. Que le Ciel favorable aux souhaits de Téleste, Éloigne de leurs jours tout accident funeste, 915 Et que sur leur famille il verse à pleines mains, Les faveurs dont sa grâce enrichit les humains. NISE. Qu’ils passent loin des maux tous les degrés de l’âge, Qu’un désordre jamais ne trouble leur ménage, Que la paix soit chez eux, qu’ils soient loin des ennuis, 920 Et que les jours leur soient aussi doux que les nuits. MÉRINTE. Quels vœux nouveaux faut-il que ce beau couple espère ? Vous en avez tant fait, que je n’en puis plus faire, Et je ne leur saurais donner d’autres souhaits Que pour voir arriver ceux que vous avez faits. ERGASTE. 925 Que le Ciel qui connaît les choses plus secrètes Vous dessille les yeux pour voir ce que vous faites, [p. 52] C’est là tout le désir dont mon cœur est touché, Un péché d’ignorance est toujours un péché, Dans ce projet funeste où l’enfer vous engage, 930 Vous allez faire un crime, au lieu d’un mariage, La nature et l’amour choquent tous vos efforts. TÉLESTE. Qui nous empêcherait d’achever nos accords ? ERGASTE. Il suffit qu’on ne peut les marier ensemble. TÉLESTE. Je pense qu’il est fou, Ligde, que vous en semble ? 50 Ergaste continue à utiliser l’ironie en commentant les perspectives du couple en matière d’enfants. <?page no="340"?> IPHIS ET IANTE 339 IANTE. 935 Vous devez me chercher ailleurs quelque parti, Qui soit au gré d’Ergaste un peu mieux assorti, TÉLESTE. Ergaste, qu’avez-vous à voir dans ma famille ? Êtes-vous absolu sur l’esprit de ma fille ? Avez-vous entrepris de régir mes vieux ans ? 940 Le Ciel vous a-t-il fait père de mes enfants ? Ma fille m’appartient, qu’y pouvez-vous prétendre ? Vous avais-je promis que vous seriez mon gendre ? La voulez-vous ravir et m’ôter le pouvoir Que mon titre me donne afin de la pourvoir ? ERGASTE. 945 Ce n’est pas mon dessein. [p. 53] TÉLESTE. Vous ne le sauriez faire. IANTE. Vous n’avez pas sujet de vous mettre en colère. Quand vous saurez le mal dont Ergaste est touché, Vous vous repentirez de vous être fâché ; Je ne suis point l’objet qui lui chatouille l’âme, 950 Mais c’est plutôt celui dont je dois être femme, Il brûle pour Iphis d’un feu désordonné. LIGDE. Le trait n’est pas mauvais. TÉLESTE. J’étais bien étonné. MÉRINTE. Mon frère, enfin ce jeu me donne de la crainte. NISE. Il dure un peu longtemps pour n’être qu’une feinte. <?page no="341"?> 340 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LIGDE. 955 Tellement donc qu’Ergaste est amoureux d’Iphis, Il veut être mon gendre, et si je n’ai qu’un fils ? ERGASTE. Que Nature est aveugle ! un père méconnaître Ce qui lui doit le jour, c’est bien cesser de l’être. Agissez mûrement en cette affaire-ci, 960 Songez qu’Iante est fille, et qu’Iphis l’est aussi, Par le respect sacré qu’on doit au mariage, Dont l’une et l’autre abuse à son désavantage, [p. 54] Par les beaux yeux qu’Iphis qui m’ont ravi le cœur, Ne passez pas plus outre 51 . LIGDE. Il est de belle humeur. TÉLESTE. 965 Certes quand il aura consulté les bouteilles 52 , Nous sommes assurés qu’il dira des merveilles. IANTE. Son discours est si fort dans la naïveté, Qu’à l’entendre on croirait qu’il dit la vérité. MÉRINTE. C’est en vain que j’espère au mal qui me transporte. NISE. 970 Ergaste, il n’est plus temps de railler de la sorte, Il faut voir quel projet vous avez dans le sein, Le faites-vous pour rire, ou si c’est à dessein, Et pour rompre l’accord d’un certain mariage, Dont vous m’avez laissé votre parole en gage ? 975 Il faut ratifier devant tous nos amis Ce qu’en secret tous deux nous nous sommes promis ; Et déclarer tout haut sur le choix d’une femme La résolution que vous avez dans l’âme. 51 Ergaste déclare explicitement qu’Iphis est une femme, à la grande consternation et incrédulité des membres des deux familles. 52 C’est-à-dire quand il aura bu beaucoup de vin. <?page no="342"?> IPHIS ET IANTE 341 ERGASTE. Apprenez en deux mots que je n’aime qu’Iphis, 980 Que pour elle je meurs, que pour elle je vis, Qu’Amour et les destins m’ont fait naître pour elle, [p. 55] Et que malgré la mort je lui serai fidèle. MÉRINTE. Traître, c’est donc ainsi que faisant le gausseur 53 Tu te moques du frère et te ris de la sœur ? 985 Il faut que mes ardeurs s’éteignent dans mes larmes, Que ton discours me blesse aussi bien que tes charmes. Tu veux que pour accroître et ma honte et mes maux, Faisant voir mon amour, je montre mes défauts. Oui, jamais cet ingrat, je ne suis point honteuse 990 De le nommer l’objet dont j’étais amoureuse, Il fut le premier temple où je vouai mes feux, Et le dernier autel qui recevra mes vœux. ERGASTE. Depuis longtemps, Madame, une beauté m’engage : Verriez-vous de bon œil un perfide, un volage ? 995 Vous ne pourriez m’aimer après un tel affront : Mais si j’avais deux cœurs, vous auriez le second. MÉRINTE. Il faudrait pour te croire être bien insensée, Puisqu’une autre que moi règne dans ta pensée, Va trompeur, va parjure, adorer ses appâts. IANTE. 1000 Quoi, vous l’aimiez, Mérinte, et vous n’en parliez pas. NISE. À la pareille, Ergaste, indigne qu’on te nomme. [p. 56] ERGASTE. Si tu te sens piqué, tu connais bien ton homme. 53 Une personne qui se moque ouvertement de quelqu’un. <?page no="343"?> 342 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET NISE. Vraiment tu ne pouvais parler plus à propos, Dans une heure d’ici nous nous dirons deux mots 54 . TÉLESTE. 1005 Ne vous querellez point, mais passons la journée Dans les contentements dus à cet hyménée : Et puis l’honnêteté ne vous peut dispenser De signer au contrat que nous allons passer. ERGASTE. Quoi ! que mon sein approuve une telle injustice ? 1010 Me préserve le Ciel d’en paraître complice ; Je vais plutôt m’ouvrir les veines de ce pas, Pour signer de mon sang l’arrêt de mon trépas. Incrédules vieillards, le respect de votre âge Fait que je vous pardonne un si sensible outrage, 1015 Sans cela je pourrais accourir vos vieux ans. LIGDE. Rentrons, c’est tout de bon qu’il a perdu le sens. [p. 57] 55 ******************************* SCÈNE V. ERGASTE, resté seul 56 . Oui, j’ai perdu le sens en perdant ma maîtresse, Tout mon esprit succombe au fardeau qui l’oppresse, Et dans l’extrémité de mon cruel tourment 1020 Je serais insensé d’avoir du jugement, Puisque je perds Iphis, et qu’elle m’est ravie, Il ne me reste plus à perdre que la vie. 54 Nise menace Ergaste. Voir la scène IV, 4 où les deux personnages se battent. 55 Dans l’édition originale, cette page n’est pas numérotée. 56 Ergaste laisse entendre que le seul remède à sa situation est le suicide, ayant perdu Iphis. <?page no="344"?> IPHIS ET IANTE 343 [p. 58] ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. IPHIS. IANTE. (dans une chambre) IPHIS. Ne me contraignez point de vous le révéler, Mon cœur, permettez-moi de mourir sans parler, 1025 Je ne vous puis cacher, et ne vous ose dire Le sujet important qui fait que je soupire, Je vous aime, souffrez que je ne vive plus, Afin qu’après ma mort vous sachiez le surplus, Recevez de ma flamme une si belle preuve, 1030 Vous êtes mon épouse 57 , et vous serez ma veuve. Hélas ! c’est à ce coup que nous sommes unis, Mes désirs et vos maux deviendront infinis. IANTE. Maintenant votre plainte est vaine et superflue, Puisque vous voyez bien que l’affaire est conclue, 1035 Puisque le mariage est un nœud gordien, Que la mort seulement peut couper ce lien 58 , [p. 59] Et puisque jusqu’ici vous avez voulu feindre, Il est temps de souffrir, plutôt que de se plaindre. Si vous n’aviez dessein de me donner la foi, 1040 Si c’était seulement pour vous rire de moi, Si votre âme s’était faussement embrasée, À dessein seulement de me voir abusée, Afin de mieux piquer l’objet de vos mépris, Il fallait vous garder d’être vous-même pris ; 1045 Si nous sommes unis d’une étroite alliance, C’est par votre malheur, ou par votre imprudence, Vous feignez de m’aimer, et sur ce beau semblant Je ressentais pour vous un amour violent ; 57 Le mariage a déjà eu lieu. 58 Il s’agit d’une légende grecque antique associée à Alexandre le Grand à Gordion en Phrygie. Un nœud complexe nouait une charrette à bœufs. On disait que celui qui parviendrait à le détacher serait destiné à diriger toute l’Asie. Alexandre fut mis au défi de dénouer le nœud. Cependant, au lieu de le démêler, il le transperça avec son épée. Le mariage est donc un nœud que seule la mort peut trancher. <?page no="345"?> 344 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Quand vos discours fardés 59 me chatouillaient l’oreille, 1050 Je devais seulement vous rendre la pareille ; Mais j’ai voulu payer jusques au dernier point D’un véritable amour, un qui ne l’était point : Aussi j’eusse juré que bien loin de la feinte, Vous ressentiez le mal dont j’avais l’âme atteinte, 1055 Et que dans le désir de vous voir mon époux, Vous languissiez pour moi, comme je fais pour vous ; Mais vous donnant à moi, ce chagrin m’est un signe Que d’un si beau présent vous me jugez indigne, Dans la condition où nous sommes tous deux, 1060 Je n’ai que ce malheur de vous voir malheureux, Et je voudrais quasi que vous pussiez reprendre Un cœur que sans le mien je ne vous saurais rendre. [p. 60] IPHIS. Quoi, doutez-vous qu’Iphis n’adore vos appâts ? Ha ! si vous m’aimiez bien, vous n’en douteriez pas. 1065 Souffrez que pour bannir votre importun scrupule, Je vous montre mon cœur, vous verrez comme il brûle, Permettez que mes mains l’arrachent à l’instant, Vous verrez qui vous aime, et je mourrai content, Vous saurez un secret difficile à comprendre, 1070 Vos yeux verront un cœur qu’ils ont réduit en cendre, Un cœur que vos regards ont déjà consommé, Qui vous eût aimé plus, s’il vous eût moins aimé, Un cœur que la nature a fait contraire aux autres, Et qui seul est l’auteur de mes maux et des vôtres. IANTE. 1075 Je crois que vous pleurez. IPHIS. Mon souci, par ces pleurs Apprenez le sujet de mes justes douleurs, Que mes yeux fassent voir qu’au défaut de ma bouche, Ils peuvent découvrir le souci qui me touche. Dire que je vous aime en l’état où je suis, 1080 Et baiser ce beau sein, c’est tout ce que je puis ; Ô Dieux ! permettrez-vous, pour accroître ma peine, 59 Discours dont la véritable nature est déguisée sous une apparence trompeuse. <?page no="346"?> IPHIS ET IANTE 345 Que je meure de soif auprès d’une fontaine ? Verrai-je devant moi des mets si délicats, Et s’ils me sont servis, n’en goûterai-je pas ? [p. 61] 1085 Tiendrai-je dans mes bras la plus belle du monde, Et serai-je auprès d’elle un Tantale 60 dans l’onde ? Hélas ! chère moitié (car mon titre d’époux Vous donne celui-ci) que je souffre pour vous 61 . IANTE. Je souffre encore plus parmi l’incertitude 1090 Du sujet qui vous met dedans l’inquiétude Et le désir que j’ai de savoir votre mal, Fait sentir à mon cœur un tourment sans égal. Dites-moi ce secret de même que les autres, Ce sont mes intérêts, puisque ce sont les vôtres ; 1095 Si l’affaire vous touche, elle me touche aussi, Et mon âme doit prendre une part au souci. Encore qui vous rend si triste et solitaire ? Iphis, est-ce avec moi que vous devez vous taire ? Étant votre moitié, votre cœur en ce cas 1100 Ne sait rien qu’à demi, quand je ne le sais pas. Révélez un secret à celle qui vous aime, Me l’apprendre aussi bien, c’est l’apprendre à vous-même : Et je vous aime trop, pour ne point partager Au triste événement qui vous vient affliger. IPHIS. 1105 Hélas ! ne sauriez-vous lire dans ma pensée L’étrange mouvement de ma flamme insensée ? Mon cœur par des soucis peut-il s’expliquer mieux, Et le mal qui me tient n’est-il pas dans mes yeux ? [p. 62] Nous sommes mariés, et la nuit favorable, 1110 Abandonne à mes vœux un trésor adorable ; 60 Il s’agit de la légende de Tantale, roi de Phrygie, dans la mythologie grecque. Pour avoir offensé les dieux, Tantale est condamné au supplice. Il est placé au milieu d’un fleuve et sous des arbres fruitiers. Cependant, il est incapable d’étancher sa soif puisque le fleuve s’assèche chaque fois qu’il essaie de boire. Il est aussi incapable de satisfaire sa faim, puisque le vent éloigne les branches des arbres fruitiers chaque fois qu’il essaie de manger. Voir l’Odyssée d’Homère (trad. Victor Bérard, Paris, Gallimard, 1993, chant XI). 61 L’utilisation par Iphis d’images liées à la satisfaction de la soif et de la faim se veut très érotique. <?page no="347"?> 346 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Nos parents réjouis, nous laissent en ce lieu Pour n’interrompre pas les mystères d’un Dieu, L’hymen qui convertit le crime en innocence À mes jeunes désirs donne toute licence, 1115 J’aime et je possède, en ce retardement Ne vous doutez-vous pas de mon secret tourment ? J’en dis trop, et je veux que le moment funeste Qui me fera mourir vous apprenne le reste : Noire sœur du sommeil, termine mes ennuis, 1120 Ou bien fais que je sois ce qu’on croit que je suis. ******************************* SCÈNE II. ERGASTE. ERGASTE. Quoi, tout est-il conclu ? DOMESTIQUE 62 . C’est bien ce qui me semble, À l’heure que je parle, ils sont couchés ensemble. ERGASTE. Déjà, c’est de bonne heure, un si violent feu [p. 63] Ne leur permettait pas d’attendre encore un peu ; 1125 Comment s’est achevé ce plaisant mariage, En est-on bien joyeux ? DOMESTIQUE. On ne peut davantage. Je crois que tout le monde en rend grâce au destin, Qui ne rit pour la noce, il rit pour le festin. ERGASTE. Dis-moi comment l’affaire enfin s’est terminée, 1130 Et comment les parents ont conclu l’hyménée. 62 L’édition originale oublie de mentionner ce personnage au début de la scène. <?page no="348"?> IPHIS ET IANTE 347 DOMESTIQUE. Ils se sont assemblés chez Téleste, et d’abord Comme ils le désiraient, on a passé l’accord, Toute la compagnie a donné témoignage Qu’elle approuvait aussi ce nouveau mariage, 1135 Et les Pères en ont rajeuni de vingt ans. ERGASTE. Les nouveaux mariés étaient-ils bien contents ? DOMESTIQUE. Oui, mais à mon avis, le mari dans son âme N’était pas si content que sa nouvelle femme, Son esprit paraissait chargé de quelques soins, 1140 Il devait l’être plus, et semblait l’être moins ; Et quand il a fallu, comme veut la coutume, Qu’il ait pour consentir mis la main à la plume, Un soupir échappé m’a fait voir tout de bon [p. 64] Que c’était à regret qu’il écrivait son nom : 1145 Je n’en veux pas pourtant faire un mauvais présage ; Ils sont gens, ce me semble, à faire bon ménage, Son cœur impatient de voir la fin du jour, A peut-être envoyé ce soupir à l’amour. ERGASTE. Mais la mère d’Iphis s’est-elle aussi trouvée 1150 Sur le point que l’affaire allait être achevée ? DOMESTIQUE. On ne pensa jamais la faire consentir, Elle les menaçait d’un soudain repentir, Alléguant que les Dieux n’avaient pas agréable Que l’on fît cet hymen qui n’était pas sortable 63 1155 Et que ce mariage était accompagné Des malheurs les plus grands. ERGASTE.Mais a-t-elle signé ? 63 Sortable : « Qui est d’une sorte et d’une manière convenable » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 490). <?page no="349"?> 348 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET DOMESTIQUE. Ligde la menaçant, elle a fait par contrainte Ce qui doit être libre en une action sainte, Et n’a pu s’empêcher qu’elle n’ait protesté 1160 Qu’on la faisait signer contre sa volonté. [p. 65] ******************************* SCÈNE III. ERGASTE. Va, je n’en sais que trop : Ha ! ciel, est-il possible Que je ne meure point, et que je sois sensible ! Je souffre une douleur bien digne de trépas, Et je suis immortel, puisque je n’en meurs pas. 1165 Ô mort inexorable, ai-je longtemps à vivre Au sanglant désespoir que le destin me livre ? Amour, toi qui te plais à me traiter si mal, Ou rends-moi ma maîtresse, ou me donne un Rival ; De grâce, ne fais point le sourd à ma parole, 1170 L’un des deux me ravit, ou du moins me console, Si tu veux me guérir d’un si fâcheux tourment, Qu’elle soit en effet, ce qu’elle est faussement, Et que le changement de son sexe infidèle Me fasse aussi changer l’amour que j’ai pour elle : 1175 Mais puis-je supplier un ennemi si faux ? Dois-je attendre du bien de l’auteur de mes maux ? Le Dieux sont contre moi, tout tâche à me détruire, Amour force ses lois à dessein de me nuire, Et ce cruel devient si contraire à mes vœux, 1180 Qu’il se rend criminel pour me voir malheureux. [p. 66] ******************************* SCÈNE IV. NISE. ERGASTE. NISE. Mon dessein a vaincu toute leur défiance, Je me suis échappé malgré la vigilance <?page no="350"?> IPHIS ET IANTE 349 Des Argus 64 dont les yeux épiaient mon départ : Mais je crains seulement d’être venu trop tard, 1185 Ou bien que ce parjure ait pris une autre route : Je crois que le voici, je suis encore en doute S’il passe son chemin, ou s’il m’attend exprès. Ergaste ! ERGASTE. Hé, chère ami, qui te pensait si près ? NISE. Ne m’attendiez-vous pas selon l’heure ordonnée 1190 De l’assignation que vous m’avez donnée ? ERGASTE. Moi ? NISE. Les discours ici ne sont que superflus. ERGASTE. Je te jure la foi que je n’y pensais plus. [p. 67] NISE. C’est ainsi que ce cœur ouvert, et véritable, Ce naturel si franc, cet homme si traitable, 1195 Pendant le souvenir de ce qu’il a promis, Fait vanité de rompre avecque ses amis. Dépêchons. ERGASTE. Si tu crois que je t’ai fait offense, Je n’aurais pas raison de me mettre en défense, Quoique je doute encore si je suis criminel, 1200 Punis-moi, venge-toi, je m’estimerai tel. NISE. Quoi, vous ne savez pas encore la nature, 64 Il s’agit d’un géant doté de cent yeux, dans la mythologie grecque. À tour de rôle, pendant que cinquante yeux dormaient, les autres cinquante veillaient. Le géant dut accomplir la tache de surveiller Io (qui était secrètement amoureuse de Zeus) de la part de la jalouse Héra, l’épouse du dieu suprême. <?page no="351"?> 350 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ni comme on doit nommer l’action d’un parjure ? Que vous méritez bien un double châtiment, " Car, qui flatte sa faute, il pèchent doublement 65 . 1205 Se moquer d’un ami, lui manquer de parole, Est-ce quelque action inutile et frivole ? ERGASTE. Mais la beauté d’Iphis triomphe de ma foi. NISE. Trêve de raillerie, ou meurs, ou défends-toi. ERGASTE. Étant nuit comme il est, et près de cette porte, 1010 Au bruit que nous ferons, je crains que quelqu’un sorte, Et qu’ainsi ton courroux ne tire qu’à demi [p. 68] La satisfaction que tu veux d’un ami. Attendons à demain. NISE. Votre cœur est de glace, Il faut que l’un des deux demeure sur la place : 1215 Le Soleil ne veut pas en éclairant sur nous, Honorer le trépas d’un trompeur comme vous 66 . Ils se battent. ******************************* SCÈNE V. MÉRINTE. LIGDE. TÉLESTE. ERGASTE. NISE. MÉRINTE. Courons, j’entends du bruit. LIGDE. Quelle triste nouvelle ! 65 C’est le seul endroit de la pièce où Benserade utilise deux virgules au début du vers pour indiquer qu’il s’agit d’une maxime. 66 Nise, qui s’est opposé à l’affirmation continue d’Ergaste selon laquelle Iphis était une femme, avait promis ce duel à la scène III, 4 (vers 1004). <?page no="352"?> IPHIS ET IANTE 351 Il fallait bien songer qu’ils avaient eu querelle. TÉLESTE. Qui se fut défié d’un si soudain départ. LIGDE. 1220 Ils sont bien animés de se battre si tard. ERGASTE. Au moins je me défends. [p. 69] MÉRINTE (au milieu d’eux.) Au secours ! on se tue ! Ah, mon Frère ! ha trompeur ! en vain je m’évertue. ERGASTE. Madame, vous pensez que je sois l’agresseur. MÉRINTE. Traître, épargne le frère, et fais mourir la sœur. TÉLESTE. 1225 Approchons-nous un peu, j’entends crier Mérinte, J’ai peur qu’en ce tumulte, un coup ne l’ait atteinte. Quelle rage vous meut, enfants, et qu’est ceci ? Faut-il que deux amis s’entr’égorgent ainsi ? Vous voilà satisfaits, remettez vos épées, 1230 Qu’à de plus beaux exploits elles soient occupées, Ce n’est là qu’imiter ces esprits insensés Qui se battent pour rien, n’êtes-vous point blessés ? C’est tout ce que j’en crains. ERGASTE. Votre peur est bien vraie, Hélas, je suis atteint d’une incurable plaie 67 ! LIGDE. 1235 Ô Dieux, est-il possible ? ha malheureux dessein ! Qu’on aille vitement quérir le Médecin. 67 Bien qu’Ergaste ait été légèrement blessé lors du duel, c’est son cœur brisé auquel il fait allusion. <?page no="353"?> 352 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET MÉRINTE. Ce traître est-il blessé, soyons-lui secourables, Il faut aux ennemis se montrer charitables. [p. 70] ERGASTE. Merveille des beautés, employez mieux le soin 1240 Dont votre charité veut m’aider au besoin : Et vous, sages vieillards, dont la prudence antique M’offre une aide inutile au tourment qui me pique, Ne vous efforcez point de me vouloir guérir, Puisque je ne peux vivre, et que je veux mourir, 1245 Votre secours est vain au mal qui me possède, Ma blessure est au cœur, Iphis est mon remède. MÉRINTE. L’on peut facilement juger à son discours, Qu’il n’est jamais content, s’il ne trompe toujours. LIGDE. Le coup n’est pas mortel. TÉLESTE. Quelle étrange manie ! 1250 Son pauvre esprit en souffre une peine infinie, Il faut le contenter par quelque invention, Ergaste, agréez-vous cette condition ? ERGASTE. Quelle ? TÉLESTE. Au cas que l’objet du feu qui vous consomme N’ait les perfections qui composent un homme, 1255 Et tout ce qu’une femme exige d’un époux, Nous vous jurons la foi que ce sera pour vous, [p. 71] Ma fille n’en aura ni déplaisir, ni blâme, Puisqu’Iphis étant fille, elle n’est point sa femme : Mais si cela n’est pas, promettez-nous aussi 1260 Que vous épouserez Mérinte que voici 68 . 68 Comme Téleste est certain qu’Iphis est un homme, son accord négocié avec Ergaste n’est qu’un moyen de désamorcer la situation. <?page no="354"?> IPHIS ET IANTE 353 ERGASTE. Oui, je vous en veux faire une sainte promesse, Trop heureux en ce cas de l’avoir pour maîtresse. NISE. Et si cela se fait, je veux dorénavant Que nous soyons ensemble amis comme devant, 1265 C’est l’unique moyen d’étouffer nos querelles. LIGDE. Dès demain l’épousée en dira des nouvelles, Et si sa voix ne dit qu’Iphis est un garçon, Nous le pourrons savoir par une autre façon 69 . ERGASTE. Je n’attendais pas mieux, que mon âme est ravie ! 1270 Un discours si charmant me redonne la vie, Et l’excès du plaisir tient mes sens occupés, Qu’on en verra demain qui seront détrompés. Enfin le sort me rit, et l’amour me caresse, Je conserve un ami, sans perdre une maîtresse. 1275 Adieu, j’ai rencontré le but de mon désir. TÉLESTE. L’étrange compliment ! nous aurons le plaisir De voir dans les vapeurs dont son âme est remplie [p. 72] Jusqu’où se portera l’excès de sa folie, Et si demain Iphis ne lui rend son bon sens, 1280 Il se doit assurer qu’il en tient pour longtemps. 69 La nature exacte de cette « autre façon » n’est pas précisée. Un examen physique, peut-être, pour vérifier qu’Iphis a « tout ce qu’une femme exige d’un époux » ? Voir le vers 1255. <?page no="355"?> 354 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ACTE V. SCÈNE PREMIÈRE. IANTE 70 . Dieux, qui s’en fût douté ! que cette tromperie, Pour s’abuser soi-même est pleine d’industrie, Qui vit jamais au monde un prodige pareil ? Pour moi je l’attribue aux effets du sommeil, 1285 Et dans l’incertitude où mon esprit se plonge, Un semblable incident me passe pour un songe. Triste nuit, dont la course a duré si longtemps, Que tu m’as révélé des secrets importants ! Quelle condition est semblable à la nôtre ; 1290 Une fille, grands Dieux ! en épouser une autre, C’est bien pour attirer le céleste courroux, [p. 73] Et pour faire parler les théâtres de nous, Une telle rencontre est digne qu’on la joue, Cette crainte m’afflige, il faut que je l’avoue ; 1295 Ce mariage est doux, j’y trouve assez d’appâts Et si l’on n’en riait, je ne m’en plaindrais pas : Je n’aurais pas regret qu’on nous joignît ensemble, Si l’on ne profanait le nœud qui nous assemble, Et si nos bons parents n’abusaient à leur gré 1300 De cet hymen qu’on tient si saint et si sacré ; Si la fille épousait une fille comme elle, Sans offenser le Ciel et la loi naturelle, Mon cœur assurément n’en serait point fâché, Je me contenterais de n’avoir pas péché 71 ; 1305 Mais puisque la nature et le ciel même ordonnent 72 Que la foi d’une fille à des hommes se donne, Et que c’est seulement un homme qui l’obtient, Iphis ne l’étant pas, c’est où le mal me tient. 70 Dans son monologue, Iante commente sa nuit de noces, lorsqu’elle a découvert qu’Iphis était en fait une femme. Dans les Métamorphoses d’Ovide, Iphis est transformée en homme par la déesse Isis avant le mariage (livre IX, vers 786- 791). 71 Iante révèle que sans l’aspect « contre nature » de l’amour lesbien et sans la désapprobation moqueuse attendue des amis et des membres de la famille, l’idée d’être mariée à une autre femme ne lui est pas odieuse. Benserade ajoute un élément d’érotisme en faisant en sorte que la nuit de noces ait lieu avant la métamorphose. 72 Nous avons remplacé « ordonne » par « ordonnent ». <?page no="356"?> IPHIS ET IANTE 355 Mais que je vais souffrir une guerre importune 1310 De ceux qui sont contents de ma triste fortune, Et qui ne jugeant rien que par l’extérieur, Connaissent assez mal ce que j’ai dans le cœur. [p. 74] ******************************* SCÈNE II. LIGDE. TÉLESTE. IANTE. LIGDE. Vous lever si matin en ce nouveau ménage, C’est l’heure des beautés qui sont dans le veuvage, 1315 Vous deviez prolonger une si douce nuit Pour jouir plus longtemps du bien qu’elle produit : Il est vrai qu’en tout temps l’on goûte ces délices, Et l’hymen en tout temps reçoit des sacrifices, L’amour joint à ce Dieu se rend tout solennel, 1320 Et ne se cache plus n’étant plus criminel, Il éteint, et fait voir une flamme allumée, Dont il n’osait devant faire voir la fumée, Il aime la clarté, le jour lui semble beau, Et n’ayant plus de honte, il n’a plus de bandeau : 1325 Ce n’est plus un péché, ce n’est plus une offense, Un mariage saint donne toute licence. TÉLESTE. Mais vous ne dites pas que les larcins d’amour 73 Voulant être secrets, sont ennemis du jour. [p. 75] LIGDE. Votre fille en rougit, et son esprit modeste 1330 Reconnaît sa pensée au discours de Téleste. TÉLESTE. Ma fille, il faut souffrir tous ces petits brocards, Et n’en point abaisser de honte vos regards, 73 « On appelle poétiquement, Larcins amoureux, les faveurs qu’un amant obtient furtivement de sa maîtresse » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 632). <?page no="357"?> 356 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ne vous en fâchez point, c’est le conte ordinaire, Il vous fait le discours qu’on fit à votre mère, 1335 Endurez-le comme elle en pareille saison, Puisque vous n’êtes pas de meilleure maison. Et si ce n’est pas tout, au bonheur qui vous flatte Il faut, si vous pouvez, n’en être pas ingrate ; Votre bonne fortune est sans aucun défaut, 1340 Votre contentement a tout ce qu’il lui faut, Vos vœux sont accomplis, vous êtes bien contente, Vous avez un mari conforme à votre attente, Jeune, riche, bien fait. LIGDE. Vous vous moquez de lui. TÉLESTE. Il est votre support, votre aide votre appui, 1345 Vous l’aimez, il vous aime, et pour vous il soupire, En un mot, votre cœur a tout ce qu’il désire, Et vous êtes heureuse en un point si parfait, Qu’il ne vous reste pas de quoi faire un souhait : Le Ciel vous fait des biens qu’il ne fait à personne, [p. 76] 1350 Au moins reconnaissez la main qui vous les donne, Aimez votre fortune, et marchez sur ses pas, Mais que l’aveugle aussi ne vous aveugle pas ; Votre bonheur est grand, il ne se peut comprendre, Mais qui vous l’a donné, vous le peut faire rendre, 1355 Votre époux est un bien qui vous peut être ôté Avec autant de pleurs qu’il vous en a coûté : Les Dieux en ont ravi d’aussi beaux que le vôtre, Ils donnent d’une main, et reprennent de l’autre, Et jamais leurs faveurs, quoiqu’on puisse tenir, 1360 N’obligent un ingrat que pour le mieux punir. Donnez à leurs bienfaits quelque reconnaissance, Et faites du profit de cette remontrance. IANTE. Que le Ciel me soit doux, qu’il me soit rigoureux, Mon âme a bien raison de lui faire des vœux, 1365 C’est aussi le sujet qui me conduit au temple. <?page no="358"?> IPHIS ET IANTE 357 LIGDE. Votre dévotion nous va servir d’exemple, Et nous vous allons suivre, où nous avions dessein, Et votre père, et moi, de vous prêter la main. [p. 77] ******************************* SCÈNE III. IPHIS, seule 74 . À la fin, il te faut consentir à ta perte, 1370 Ton sexe est reconnu, ta honte est découverte, Déplorable jouet du Ciel et des mortels, Il n’est, il n’est plus temps d’embrasser les autels, Que n’ai-je mérité ? j’ai rendu malheureuse La beauté qui jamais ne me fut rigoureuse, 1375 J’ai trahi cette belle, et fait ce lâche tour À celle qui tâchait de payer mon amour, Je la rends misérable, et mon âme traîtresse Abuse insolemment de sa belle jeunesse ; Enfin j’en ai plus fait que je n’en puis conter, 1380 Sous l’espoir d’un plaisir que je n’ai su goûter : Ha souvenir ! mais quoi, serait-il raisonnable Que j’eusse un tel bonheur, quand j’en serais capable, Moi qui ne vis jamais changer le triste cours Du funeste ascendant qui préside à mes jours ? 1385 Moi qui devais mourir avant que d’être née, Puisque c’était le sort où j’étais destinée, Puisque les Dieux voulaient que ce fût un moment Qui distinguât ma fin de mon commencement, [p. 78] Et que même l’auteur de ma funeste vie 1390 Ordonnait qu’en naissant elle me fut ravie ; 74 Dans ce monologue, Iphis résume les événements de sa vie qui l’ont amenée à assumer l’identité d’un homme. Selon les Métamorphoses d’Ovide, Ligde informa Télétuze, sa femme enceinte, de son désir d’avoir un fils, l’avertissant que si l’enfant était une fille, le bébé devrait être mis à mort. Cependant, la déesse Isis conseilla à Télétuze de désobéir à son mari et de garder l’enfant quel que soit son sexe, promettant d’aider la mère et l’enfant dans les problèmes futurs. Télétuze donna naissance à une fille et cacha le sexe de l’enfant à son mari, élevant sa fille comme un garçon. Voir les Métamorphoses, livre IX. <?page no="359"?> 358 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ma mère me donna des habits superflus, Et s’il m’eût pu connaître, Iphis ne serait plus, Mon sexe eût étouffé l’amitié paternelle, Mon sexe qui déjà me rendait criminelle, 1395 Heureuse si la Parque eût terminé mes jours, Au point infortuné qu’ils commençaient leur cours ! Je n’aurais pas l’honneur de brûler pour Iante, Mais si je fusse morte, elle serait contente, Je ne deviendrais pas la cause de ces pleurs, 1400 Elle serait heureuse, et moi loin des malheurs. Il faut trouver la mort, pourrai-je vivre encore Après avoir trompé le bel œil que j’adore 75 ? Aussi qui me sauve d’un châtiment si cher Que je devais souffrir devant que de pécher ? 1405 Qui jusqu’ici retarde une peine ordonnée, Ou devant que de naître on m’avait condamnée ? Ce n’est pas le destin, la fortune et le sort Sont trop mes ennemis, pour l’être de ma mort, Ni mon père, il pria celle qui me fît naître 1410 Que je ne fusse plus, même devant que d’être : À qui t’en prendras-tu ? qui cause que tu vis, Qui t’a fait cette injure (ô misérable Iphis ! ) [p. 79] ******************************* SCÈNE IV. LIGDE. TÉLÉTUZE. IPHIS, voyant sa Mère. Ha ! c’est vous ! TÉLÉTUZE. Qu’ai-je fait ? IPHIS. Dont la pitié cruelle, Au lieu de me tuer, m’a rendue immortelle : 75 Tout comme Ergaste l’a fait dans son monologue de la scène III, 5, Iphis philosophe sur l’idée du suicide comme étant peut-être la meilleure solution à sa situation actuelle. Bien que la pièce soit une comédie, cela n’exclut pas les obstacles et les conflits qui nuisent gravement au bonheur des personnages. <?page no="360"?> IPHIS ET IANTE 359 1415 Me laisser vivre ainsi, c’était bien me trahir, À force de m’aimer, vous me deviez haïr, Le sort ne m’eût pas vu lui servir de trophée. Si même en m’embrassant vous m’eussiez étouffée, Vous m’avez bien fait voir avec votre pitié 1420 Que vous ne m’aimiez pas d’une extrême amitié, Vous deviez pour complaire à l’auteur de mon être M’empêcher d’être fille ou m’empêcher de naître, Vous n’eussiez point failli, la déplorable Iphis N’était point votre enfant, n’étant pas votre fils, 1425 Ligde attendait de vous ces efforts légitimes, Et ne l’ayant pas fait, vous avez fait deux crimes, [p. 80] L’un de désobéir à son commandement, Et l’autre de m’avoir laissé vivre un moment. Hélas, que mon berceau n’a-t-il servi de barque 1430 Pour me faire passer le fleuve de la Parque ! TÉLÉTUZE. Je l’avais bien prévu, je vous l’ai dit toujours, Et vous avez fermé l’oreille à mes discours, Mes avertissements ne vous ont point émue, C’est comme il vous en prend de ne m’avoir pas crue : 1435 Si vous eussiez voulu parler ainsi que moi, Vous n’eussiez pas si tôt engagé votre foi, Votre âme eût étouffé ses flammes imparfaites, Et vous ne seriez pas en la peine où vous êtes, Si ma prudence eût su vous gouverner un peu, 1440 Mais vous n’avez voulu croire que votre feu, Aujourd’hui les enfants pensent être si sages, Qu’un salutaire avis offense leurs courages, C’est un étrange cas, que dès leurs jeunes ans Ils veulent secouer le joug de leurs parents, 1445 De mon temps, la nature était bien mieux réglée, On savait mieux conduire une enfance aveuglée, Aussi n’étions-nous pas en ce siècle maudit, Où toutes les vertus ne sont plus en crédit, Les enfants étaient bons, et vivant dans la crainte 1450 Se menaient par douceur plutôt que par contrainte 76 . Si vous souffrez du mal, vous en avez le tort, 76 C’est la plainte séculaire selon laquelle la nouvelle génération est hors de contrôle par rapport aux enfants du « bon vieux temps ». <?page no="361"?> 360 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 81] Et ne méritez pas qu’on plaigne votre sort, Vous avez tout gâté, que faut-il que j’y fasse ? Cette belle épousée a su votre disgrâce, 1455 Il n’en faut pas douter, et c’est ce qui vous perd. IPHIS. Ce que le jour cachait, la nuit l’a découvert, Nous eussions bien voulu contenter notre envie, Et je ne fus jamais si triste et si ravie, Son mécontentement me donnait du souci, 1460 Mais la possession me ravissait aussi, Et quoique mon ardeur nous fût fort inutile, J’oubliais quelque temps que j’étais une fille, Je ne reçus jamais tant de contentements, Je me laissais aller à mes ravissements, 1465 D’un baiser j’apaisais mes amoureuses fièvres, Et mon âme venait jusqu’au bord de mes lèvres, Dans le doux sentiment de ces biens superflus J’oubliais celui même où j’aspirais le plus, J’embrassais ce beau corps, dont la blancheur extrême 1470 M’excitait à lui faire une place en moi-même, Je touchais, je baisais, j’avais le cœur content. TÉLÉTUZE. Vous n’avez qu’à vous voir, vous en verrez autant, L’on n’a jamais parlé d’une amour de la sorte, Qu’elle fait sur vos sens une impression forte ? 1475 Encore qu’a-t-elle dit, lorsqu’elle a reconnu [p. 82] Qu’un garçon comme vous est fille étant tout nu 77 ? IPHIS. Hélas, qu’eût-elle dit ! elle était occupée À se plaindre tout bas d’avoir été trompée, Et son cœur me disait par de secrets soupirs 1480 Qu’il ne rencontrait pas le but de ses désirs. Je lui baise le sein, je pâme sur sa bouche, Mais elle s’en émeut aussi peu qu’une souche, Et reçoit de ma part comme d’un importun 77 Parce que la métamorphose d’Iphis n’a lieu qu’après la nuit de noces, Benserade ajoute des éléments érotiques à son récit afin de satisfaire la curiosité de Télétuze, mais aussi celle du public. <?page no="362"?> IPHIS ET IANTE 361 Mille de mes baisers, sans m’en rendre pas un. 1485 Le jour vient, je la vois qui se lève et s’habille, Honteuse de se voir la femme d’une fille. Je fais aussi comme elle, et prends mes vêtements, Ses larmes sur les siens tombent à tous moments. TÉLÉTUZE. L’état de cette fille est vraiment pitoyable, 1490 Et je souffre pour elle une peine incroyable : Mais tandis qu’elle avait le temps de s’habiller, Quel était l’entretien ? IPHIS. De ne nous point parler. TÉLÉTUZE. C’est ce que mon esprit trouve le plus étrange. IPHIS. Elle ne me dit mot, et je lui rends son change 78 , 1495 Nous gardons le silence, et nos yeux quelquefois [p. 83] D’un regard mutuel font ce que fait la voix, Nous ne discourons point, mais n’ayant pas son compte 79 , Elle fait de dépit ce que je fais de honte. Ha, qu’elle a bien raison ! et que j’ai de regret 1500 Qu’elle soit malheureuse aux dépens d’un secret ! Je vais la contenter en m’arrachant la vie, Si votre bon conseil ne m’en ôte l’envie, Aussi bien n’ai-je plus d’espoir ni de plaisir, Je souhaite la mort, et c’est mon seul désir. TÉLÉTUZE. 1505 Folle, vous moquez-vous ? est-ce là le remède Que l’on doit appliquer au mal qui vous possède ? Est-ce là conserver le support que j’attends ? Vous me feriez mourir d’y songer plus longtemps. Que pourrai-je avancer, quelque soin que j’emploie ? 1510 Mon Dieu ! que les enfants nous donnent peu de joie. 78 Rendre le change (à quelqu’un) : rendre la pareille (à quelqu’un). 79 Nous avons remplacé « conte » par « compte ». L’expression « avoir son compte » signifie être satisfait. <?page no="363"?> 362 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Suivez-moi vite au Temple au lieu de discourir, Il n’est plus temps de feindre, il faut tout découvrir. [p. 84] ******************************* SCÈNE V. (au Temple.) TÉLESTE. IANTE. LIGDE. ERGASTE. NISE. MÉRINTE 80 . TÉLESTE. C’est ici que le Ciel qui nous est si propice Veut avoir de nos cœurs des vœux en sacrifice. IANTE (tout bas.) 1515 Quoique je fasse aller les miens fort lâchement, Son bienfait vaudra moins que mon remerciement. LIGDE. Que nous sommes tenus à sa bonté suprême, De nous avoir comblés d’une faveur extrême, Les plus heureux mortels ne la méritaient pas. 1520 Plus il nous fait de biens, plus il se fait d’ingrats. Mais je suis bien trompé, si je ne vois ma femme, Et ce nouveau mari qui pour vous n’est que flamme. NISE. Ce sont eux. MÉRINTE. Je pensais qu’ils vinssent jusqu’à nous, Mais leur dévotion les fait mettre à genoux. [p. 85] ERGASTE. 1525 Ce n’est pas sans sujet, et leurs tristes visages De ce que j’ai tant dit, sont de clairs témoignages, Vous allez reconnaître, à ce que je prévois, Que ceux qui m’ont cru fou, le sont bien plus que moi. 80 Dans l’édition originale, les noms « Ergaste » et « Mérinte » sont abrégés : ERG. et MÉR. <?page no="364"?> IPHIS ET IANTE 363 ******************************* SCÈNE DERNIÈRE. TÉLÉTUZE. LIGDE. TÉLESTE. IPHIS. IANTE. ERGASTE. NISE. MÉRINTE. ISIS. TÉLÉTUZE. Joignez (ma fille Iphis,) LIGDE. Sa fille ? TÉLÉTUZE (poursuit.) À ma prière, 1530 Un Zèle tout ardent, une ferveur entière. Espoir des affligés, notre commun recours, Déesse à qui nos vœux s’adressent tous les jours, Si jamais la pitié fléchit votre courage, Soyez propice aux cœurs qui vous rendent hommage, 1535 Et qui d’une ferveur que n’ont point les mortels Pour implorer votre aide, embrassent vos autels. [p. 86] Rendez par quelque effet la douleur soulagée D’une fille en garçon, d’une mère affligée, Par vous tous mes désirs ont été satisfaits, 1540 Iphis devant que d’être en reçut des effets, Vos soins ont protégé son innocente vie Lorsqu’un père ordonnait qu’elle lui fût ravie, Vous me vîtes en songe, et ne voulûtes pas Que la main d’une mère avançât son trépas. ERGASTE. 1545 Écoutez. TÉLESTE. Ce discours me met en défiance, Et je ne saurais plus tenir ma patience, Quoi donc, mon gendre est fille ? ERGASTE.Eh bien, suis-je insensé ? <?page no="365"?> 364 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET MÉRINTE. Que je suis malheureuse ! hé Dieux ! qui l’eût pensé ? ERGASTE, à Mérinte. Je ne suis point à vous. MÉRINTE. J’aurais tort d’y prétendre, 1550 Mais moi je suis à vous, rien ne m’en peut défendre. NISE. Dieux, la belle constance ! [p. 87] LIGDE. Ô vieillard malheureux ! Qu’à la fin de tes jours le sort t’est rigoureux ! Hélas ! il m’en souvient, et j’ai peine à me croire Le détestable auteur d’une action si noire, 1555 Je priais Télétuze au point de mettre au jour Le précieux effet de notre saint amour, De ne point endurer, si c’était une fille, Qu’un fardeau si pesant chargeât notre famille 81 , Et je lui commandai d’une horrible façon 1560 D’étouffer notre enfant, s’il n’était un garçon. Son discours a remis dans ma triste pensée L’image d’un forfait que j’avais effacée, Ô Ciel ! ô justes dieux ! ô sang ! ô piété ! Êtes-vous les témoins de ma brutalité ! TÉLÉTUZE, à Ligde. 1565 Votre commandement suscita dans mon âme Un grand combat des noms, et de mère, et de femme, J’aimais trop le premier pour le vouloir trahir, Et c’était au second qu’il fallait obéir. Enfin malgré mon cœur, l’amour que je vous porte 1570 Presqu’insensiblement devenait la plus forte, 81 Puisque Ligde était de condition modeste, il ne voulait pas élever une fille, ne pouvant pas se permettre de payer une dot. Dans les Métamorphoses, il déclare à sa femme : « Élever une fille est trop lourd et la fortune m’en refuse les moyens. Aussi, ce qu’aux dieux ne plaise ! , si jamais tu accouchais d’une fille, - et je parle à contre-cœur, pardonne-moi, amour paternel ! - qu’elle soit mise à mort » (Métamorphoses, livre IX, vers 676-679). <?page no="366"?> IPHIS ET IANTE 365 Quand la bonne Déesse en songe me vint voir, Et remit mon courage aux termes du devoir, Je la vis dans l’éclat dont sa grâce est pourvue, Et ses grandes clartés éblouissaient ma vue, [p. 88] 1575 Elle me dit ces mots (il m’en souvient toujours) Épargne ton enfant, je lui promets secours. Depuis j’eus plus d’horreur de perdre une innocente, Je deviens plus pieuse et moins obéissante, Et de là vous pouvez juger ce que je fis. LIGDE. 1580 Vous fîtes un garçon de notre fille Iphis ? TÉLÉTUZE. Télétuze en effet vous voyant cruel père, Vous fut mauvaise femme, et lui fut bonne mère, Mon courroux devait être un peu plus animé Pour éteindre un flambeau que j’avais allumé. 1585 Enfin pour oser vivre, elle fut déguisée, Votre injuste colère en fut toute apaisée, Et votre esprit sembla montrer évidemment Qu’il n’était ennemi que de son vêtement. LIGDE. Oui, mais d’où vient qu’Ergaste a su tout ce mystère 1590 Que depuis si longtemps vous m’avez voulu taire ? TÉLÉTUZE. Sa Sœur de ma voix même en apprit le secret, Et jugeant que le frère était assez discret, Je lui fus aussi part de cette confidence, Afin qu’il pût m’aider à rompre l’alliance 1595 Dont sans connaître Iphis vous désirez l’accord, Et pour rendre en cela notre parti plus fort. [p, 89] Depuis il s’y porta de toute son adresse, Et n’aima plus Iphis que comme sa maîtresse, Au lieu qu’il ne l’aimait qu’en qualité d’ami, 1600 Mais il ne lui parla de son feu qu’à demi, Le secret n’a sorti de sa bouche muette Qu’au jour qu’il a vu faire une noce imparfaite, Et qu’il s’est vu ravir la cause de son feu, Et puis il ne l’a fait que dessous mon aveu. <?page no="367"?> 366 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET TÉLESTE. 1605 Voilà bien raisonner pour dire au bout du conte Que nous ayant trompés, vous n’en aurez point honte, Vos avis devaient être un peu plus diligents, Ce n’est pas comme on traite avec d’honnêtes gens, Et c’est faire à ma fille un trop sensible outrage, 1610 Je vais tout de ce pas rompre le mariage, Je ne me plaindrai pas quand j’aurai fait un choix, Si l’on dupe ma fille une seconde fois. IPHIS. Non, non, que mon trépas rompe cet hyménée, Mourons devant l’autel où je suis amenée, 1615 Le destin ne m’a point été si rigoureux Qu’il m’ait voulu ravir l’espoir des malheureux : Meurs (Iphis) quoique tard, deviens obéissante, Satisfais à ton Père, et venge ton Amante. Beauté dont une fille adore les appâts, 1620 D’un seul de vos regards, honorez mon trépas, [p. 90] J’ai trompé ces beaux yeux dont je suis la victime, Aussi qui jugeait ma mort illégitime, Je vais de cette main recevoir justement La peine du péché qu’a fait mon vêtement, 1625 Je ne me punis pas de vous avoir aimée, Car je n’ai point péché, si vous m’avez charmée, Mais d’avoir abusé de l’amour et de vous Sous le titre menteur d’un véritable époux. Que d’un dernier baiser ma douleur s’adoucisse, 1630 Rendez à mes désirs ce pitoyable office, Que je goûte en mourant un bien si précieux, Afin que le trépas me soit moins odieux. Vivez heureuse, adieu, si ce moment funeste Vous ôte une moitié, conservez bien le reste, 1635 Pour en récompenser la constance et la foi D’un Amant plus aimable et plus parfait que moi. Puisqu’il faut aussi bien qu’à d’autres je vous cède, Ce poignard, le seul bien qu’à présent je possède, Vous va faire connaître, en me privant du jour, 1640 Qu’Iphis a du courage autant que de l’amour. TÉLÉTUZE, la voulant empêcher. Au secours ! <?page no="368"?> IPHIS ET IANTE 367 ERGASTE, lui retenant le bras. Ah mon cœur ! ne fais pas cette faute, Conserve chèrement ce que ton bel œil m’ôte. [p. 91] IPHIS. Que sert de m’empêcher, tous vos efforts sont vains, Et mon âme peut bien s’échapper de vos mains. TÉLESTE. (Il se fait un grand bruit.) 1645 D’où provient ce grand bruit ? je pense que la foudre, Pour punir nos péchés, va tout réduire en poudre, La terre se va fendre, et dans ces tremblements Le Temple n’est pas sûr dessus ses fondements, Tout l’autel en gémit, l’idole même sue. LIGDE. 1650 Dieux ! je crains moins ce bruit que je n’en crains l’issue. LA DÉESSE ISIS. (elle paraît en l’air.) Iphis, vos vœux secrets ne sont pas impuissants, Et je n’ai pas perdu l’odeur de vos encens, Je vous veux obliger dans l’ardeur qui vous presse. Et le fais par pitié plutôt que par promesse. 1655 Et toi père inhumain, au lieu de te punir, Écoute le bonheur qui te doit advenir 82 , Je veux selon ton gré composer ta famille, Et tu ne seras plus le père d’une fille, Son changement soudain va t’ôter de soupçon, 1660 Iphis fut une fille, Iphis est un garçon, Qui ne rétractant point la foi qu’il a donnée, Pourra dorénavant consommer l’hyménée. [p. 92] IPHIS, métamorphosée. Miracle ! je suis homme, une mâle vigueur 83 Rend mes membres plus forts aussi bien que mon cœur, 1665 Mon corps devient robuste en un sexe contraire, Et je marche d’un pas plus grand qu’à l’ordinaire, Vénus qui toute seule occupait mes regards, 82 Advenir/ avenir : « Arriver par accident » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 624). 83 C’est l’euphémisme utilisé par Benserade pour communiquer qu’Iphis a désormais des organes génitaux masculins. <?page no="369"?> 368 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Se resserre en mes yeux pour faire place à Mars ; Ni ma peau, ni ma voix n’est plus si délicate, 1670 Et c’est d’un ton plus fort que ma parole éclate ; Mon sein que je cachais est devenu tout plat, Et je crois que mon teint n’a plus son vif éclat 84 . Ç’en est fait, rendons grâce à la bonne Déesse Qui me fait ressentir l’effet de sa promesse. ERGASTE. 1675 Pour moi, je n’en crois rien. TÉLÉTUZE. Est-il vrai, cher Iphis, Que je sois la première à te nommer mon fils ? Bons Dieux, s’il est ainsi, que mon âme est ravie ! Que ta métamorphose allongera ma vie ! Ha ! je me doutais bien que nous serions heureux, 1680 Et que la sainte Isis écouterait nos vœux, Ce bruit ne m’était point un présage funeste. TÉLESTE. Ligde, qu’en croyez-vous ? [p. 93] LIGDE. Qu’en pensez-vous Téleste ? IPHIS, à Iante. Consolons-nous (mon cœur) nos pleurs sont superflus, J’étais fille naguère, et je ne la suis plus, 1685 Nous allons commencer une vie amoureuse, Enfin je suis garçon, et vous êtes heureuse, C’est aujourd’hui qu’Amour apaise ses rigueurs, Et ce n’est qu’aujourd’hui qu’hymen unit nos cœurs, Nous devons souhaiter la fin de la lumière, 1690 Et la seconde nuit doit être la première 85 . 84 « Non rassurée il est vrai, mais heureuse d’un présage favorable, la mère d’Iphis quitta le temple. Iphis l’accompagne, la suivant avec des pas plus grands que d’habitude. Son teint perd sa blancheur et ses forces s’accroissent, son visage se durcit et ses cheveux sans apprêt sont moins longs ; sa force est plus grande que quand elle était femme » (Ovide, Métamorphoses, livre IX, vers 788-790). 85 Grâce à la métamorphose d’Iphis, le mariage peut désormais être consommé. <?page no="370"?> IPHIS ET IANTE 369 IANTE. Si les Dieux en ton sexe ont fait ce changement, Je dois participer à ton contentement. LIGDE. Les Dieux en soient loués, s’ils m’ont fait tant de grâce, Quelque soupçon léger dans mon âme repasse, 1695 Mais quoique mon esprit doute de ces discours, Je n’ai qu’à croire encor ce que j’ai cru toujours. MÉRINTE, à Ergaste. Quoi donc, je recevrais cette honteuse injure ? Pour la seconde fois je te verrais parjure ? Ennemi de mes vœux, qui jurais devant tous 1700 Qu’Iphis étant garçon, tu serais mon époux. [p. 94] TÉLESTE. Ergaste, épousez-la selon votre promesse 86 , Sans qu’elle ait le loisir d’être votre maîtresse. ERGASTE. Puisqu’Amour a changé l’objet de mon souci, Si Mérinte me veut, je la veux bien aussi. MÉRINTE. 1705 Si Mérinte vous veut (doux objet de ma vie) Hélas, ne doutez pas qu’elle n’en soit ravie ! NISE. Nous devons avouer que les Dieux sont bien forts Au double changement d’un esprit et d’un corps. TÉLESTE. Ainsi les immortels changent l’ordre des choses 1710 Ils ont bien fait jadis d’autres métamorphoses, Il n’est rien d’impossible à leur divin vouloir, Dans un si grand miracle adorons leur pouvoir, Admirons en ceci la sagesse profonde, Et les ressorts qu’ils ont à gouverner le monde, 86 À la scène IV, 5, Ergaste avait promis à Téleste que si Iphis était un homme, il accepterait d’épouser Mérinte. <?page no="371"?> 370 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 1715 Et pensons qu’en effet, et nous et ces Amants, Tenons d’eux le sujet de nos contentements, Et que si le destin roulait à l’aventure, Ils n’entreprendraient pas de forcer la nature. IPHIS. Vous le devez bien croire, après tant de bienfaits 1720 Dont leur main libérale a comblé nos souhaits, [p. 95] Avouer qu’on tient d’eux ce qu’ils peuvent reprendre, C’est le moindre devoir que l’on leur puisse rendre. Au reste, si l’excès de ma félicité Laisse dans vos esprits de l’incrédulité, 1725 Si vous ne jugez pas mes discours véritables, Je vous en ferai voir des effets bien palpables, Et ma chère moitié d’une bonne façon Prouvera dans neuf mois qu’Iphis est un garçon 87 . FIN. 87 Fidèle à son genre, la pièce connaît une fin heureuse : Ligde et Télétuze ont désormais un fils, Ergaste est désormais amoureux de Mérinte et va l’épouser, et Iphis, désormais mâle vigoureux, peut consommer son mariage avec Iante, en promettant un bébé dans neuf mois. <?page no="372"?> IPHIS ET IANTE 371 Extrait du Privilège du Roi. Par grâce et Privilège du Roi donné à Roye, en date du dernier Septembre mil six cents trente-six, et signé, Par le Roi en son Conseil, DE MONS- SEAUX, il est permis à ANTOINE DE COMMAVILLE, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre et distribuer une pièce de Théâtre intitulée, Iphis et Iante, Comédie, durant le temps et espace de sept ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et défenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires, et autres, de contrefaire ladite pièce, ni en vendre ou exposer en vente de contrefaite, à peine de trois mil livres d’amende, de tous ses dépens, dommages et intérêts : ainsi qu’il est plus amplement porté par lesdites Lettres, qui sont en vertu du présent Extrait, tenues pour bien et dûment signifiées, à ce qu’aucun n’en prétende cause d’ignorance. __________________________________________________________ Achevé d’imprimer le dernier Novembre 1636. <?page no="374"?> MÉLÉAGRE <?page no="376"?> MÉLÉAGRE TRAGÉDIE. DE M. DE BENSERADE. [fleuron] À PARIS, Chez ANTOINE de SOMMAVILLE, au Palais, dans la Galerie des Merciers, à l’Escu de France. _______________________________ M. DC. XLI. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. <?page no="377"?> 376 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. i] À MONSEIGNEUR MONSEIGNEUR LE MARQUIS DE BRÉZÉ 1 . MONSEIGNEUR, Je ne vous offre point cet ouvrage afin que vous l’honoriez de votre protection, il ne mérite pas un si noble appui, et le fameux Nom de BRÉZÉ n’est point fait pour soutenir une chose de si peu d’importance. C’est assez qu’il me donne lieu de vous fournir une marque du très humble respect que j’ai pour vous, et qu’il me serve pour vous assurer que c’est seulement à votre gloire que je veux désormais attacher tous mes soins et toutes mes veilles. Puisque le Ciel m’a fait la grâce d’être de votre [p. ii] temps, et que selon l’apparence, je dois voir une partie des progrès de cette belle vie que vous commencez si glorieusement, il est juste que je passe toute la mienne à l’admirer comme il faut, et à me rendre digne d’en pouvoir dire un mot à la Postérité : J’aurai bien de la peine à ne vous pas faire dépit en cette illustre occasion, sachant par épreuve combien il est difficile de vous faire ouïr vos propres louanges sans user d’une adresse merveilleusement délicate. Mais quoi qu’il en arrive, je m’acquitterai de mon plus pressant devoir, et tâcherai de satisfaire à la passion dont je veux être, MONSEIGNEUR, Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur, DE BENSERADE. 1 Il s’agit d’Urbain de Maillé (1598-1650), premier marquis de Brézé. Il devint ambassadeur de France en Suède en 1631 et maréchal de France en 1632. Sa femme, Nicole du Plessis-Richelieu, était la sœur cadette du cardinal de Richelieu. Urbain de Maillé fut nommé vice-roi de la principauté de Catalogne en 1641. <?page no="378"?> MÉLÉAGRE 377 [p. iii] À MONSEIGNEUR LE MARQUIS DE BRÉZÉ SUR SON COMBAT NAVAL. SONNET. Jeune Héros, foudre de guerre, Illustre, et Généreux BRÉZÉ, L’Espagnol s’est mal opposé Aux coups de ton premier tonnerre 2 . Contre tes armes comme verre, Ce grand orgueilleux s’est brisé Lui dont l’avarice a creusé Jusques au centre de la terre. Sans la gloire ou ce coup te met Toujours gagnais-tu le sommet D’une espérance non commune Mais par ce combat renommé, Ton courage t’a confirmé, Les promesses de la Fortune. DE BENSERADE. 2 Il s’agit de la bataille des Avins (1635) qui eut lieu en Belgique pendant la guerre de Trente Ans. Le marquis de Brézé remporta une victoire contre les Espagnols. <?page no="379"?> 378 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. iv] AU MÉLÉAGRE DE MONSIEUR DE BENSERADE. Toi qu’un tison fatal avait mis au tombeau, Qui perdis en mourant tes bienheureuses flammes Sois content, Méléagre, un autre feu plus beau T’a redonné la vie avec l’amour des Dames. DALIBRAY 3 . ____________________________________________ AUX LECTEURS Les belles Comédies sont belles différemment, les unes ont des intrigues qui surprennent, et dont la nouveauté les fait éclater, les autres se soutiennent sur des passions naïves et tendres, et les autres enfin sont considérables par des mouvements extraordinaires ou par la pompe et la magnificence des vers. Or comme leurs beautés sont différentes, aussi doivent-elles avoir un lustre et un jour tout différent. Celles dont les traits sont hardis, mais grossiers, ne plaisent que d’une distance un peu éloignée, et ne descendent tu Théâtre qu’à leur honte. Les autres qui ont des grâces plus délicates ne se font bien valoir qu’aux ruelles et dans les cabinets, mais toutes doivent être naïves et intelligibles : Vous jugerez de celle-ci comme il vous plaira, si le sujet en est stérile, [p. v] au moins n’est-il point embarrassé, les règles du temps et du lieu 4 y sont dans leur sévérité toute entière. Pour les vers je ne les sais point faire. Enfin dans cet ouvrage comme dans tous les autres je tâche de satisfaire à tout ce qu’il y a d’habiles et d’ignorants, je veux bien m’élever, mais je ne veux pas qu’on me perde de vue, et si je veux être estimé de quelques-uns, je veux être entendu de tout le monde. 3 Il s’agit de Charles de Vion d’Alibray ou Dalibray (1590-1652), poète et traducteur français. C’est l’auteur de poèmes bachiques et érotiques. 4 Il s’agit des unités de temps et de lieu. La tragédie se déroule dans un bocage pendant plusieurs heures. Benserade ne parle pas ici de l’unité d’action. Voir la section sur les trois unités dans nos « Observations ». <?page no="380"?> MÉLÉAGRE 379 En vain de ce que compose, Les doctes paraissent contents, À ma gloire il manque une chose Vulgaire si tu ne m’entends 5 . 5 Dans l’édition originale, ces vers sont suivis d’une liste des fautes d’impression. Nous avons décidé d’incorporer les corrections dans notre édition, plutôt que de reproduire la liste. Ces changements sont indiqués dans les notes de bas de page. <?page no="381"?> 380 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. vi] ACTEURS. MÉLÉAGRE. TOXÉE, } Ses Oncles. PLEXIPE ACASTE, Gentilhomme. JASON, } Princes venus au secours de THÉSÉE, Méléagre. ATALANTE, Maîtresse de Méléagre. ALTÉE, Mère de Méléagre. DÉJANIRE, Sœur de Méléagre. Troupe de Chasseurs. La Scène est toujours dans un Bocage. _____________________________________________________ Par Grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le [illisible] Décembre 1640. signé par le Roi en son Conseil. LE BRUN. Il est permis à ANTOINE DE SOMMAVILLE, Marchand Libraire à Paris d’imprimer une Tragédie intitulée LE MÉLÉAGRE, et ce durant le temps de cinq ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer, et défenses à tous autres de contrefaire ledit livre, ni en vendre d’autres que de celles qu’aura fait ou fait faire ledit Sommaville, sur le peines portées par lesdites Lettres. Achevé d’imprimer le 28. jour de Janvier 1641. <?page no="382"?> [p. 1] MÉLÉAGRE TRAGÉDIE. ______________________________ ACTE I. SCÈNE PREMIÈRE. DÉJANIRE. ATALANTE. DÉJANIRE 1 . Hélas ! ne courez point à ce danger extrême, Et perdez le dessein de vous perdre vous-même, Ne vous exposez point à de si rudes coups, Trop aimable Atalante, ayez pitié de vous : 5 Que promet votre main qu’un effet ridicule ? [p. 2] Fille vous êtes ferme où tremblerait Hercule 2 , Pensez-vous mettre bas ce Sanglier écumeux, Qu’un dégât si funeste a rendu si fameux ? Votre espérance est vaine, outre qu’elle est profane 10 Contre un monstre vengeur au culte de Diane, Les Dieux ont envoyé ce terrible animal 3 Et c’est leur faire tort que de lui faire mal, Laissez cet exercice à l’ardente jeunesse De toute l’Étolie 4 , et toute la Grèce, 15 Et qu’enfin la raison conseille à vos appâts Et de plus innocents, et de plus doux ébats. 1 Fille d’Œnée, roi de Calydon, et d’Althée, Déjanire est la dernière femme mortelle d’Héraclès. 2 Demi-dieu de la mythologie romaine, Hercule est le fils de Jupiter et de la mortelle Alcmène. Il correspond à Héraclès de la mythologie grecque. 3 Nous trouvons cette légende chez Ovide (Métamorphoses, livre VIII). Le sanglier fut envoyé par Diane (Artémis de la mythologie grecque), déesse de la chasse et de la lune, pour punir Œnée, roi de Calydon, qui avait négligé de lui faire une offrande, comme il l’avait faite aux autres dieux, après la fin des récoltes. « Pour se venger de ce mépris, elle envoie dans les champs d’Œnée un sanglier, grand comme les taureaux de l’Épire herbeuse, mais plus grand que ceux des campagnes siciliennes » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 281-283). 4 Région de Grèce centrale qui, dans la mythologie grecque, est connue comme le cadre de la chasse au sanglier de Calydon. <?page no="383"?> 382 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ATALANTE. Me voulez-vous du mal, charmante Déjanire, Ou portez-vous envie à la gloire où j’aspire, De m’être si fâcheuse, et de contrarier 20 Mon généreux dessein d’acquérir un laurier ? Ne savez-vous pas bien que la chasse est ma vie 5 , Qu’à ce doux passetemps mon humeur me convie, Et que j’y suis portée avec tant de désir Que j’en aime la peine à cause du plaisir. DÉJANIRE. 25 Mais jugez si vous plaît 6 que vous avez en tête La plus prodigieuse et plus cruelle bête, Dont jamais, la nature ait senti la fureur, Et que le seul penser en fait frémir d’horreur, [p. 3] C’est un Sanglier affreux qui vous livre la guerre 30 Par qui le Ciel fâché se venge de la terre. Dont les tristes regards sont des traits venimeux Et qui portent la flamme, et le sang avec eux, Son courroux fait briller deux ardentes prunelles Il montre un double rang de défenses mortelles, 35 Sa hure se hérisse, et fait de toutes parts, De son poil rude, et droit une forêt de dars 7 Mais sans que mon récit vous en doive distraire Par les maux qu’il a faits voyez ceux qu’il peut faire, Depuis le jour fatal que sa rage a paru 40 Que n’a-t-elle détruit ? où n’a-t-elle couru ? Les plus fertiles champs sont demeurés enfriche, Il a fait un désert d’une campagne riche, Il a seul renversé de ses crochets aigus 5 Héroïne de la mythologie grecque, Atalante fut abandonnée par son père et fut éduquée par Artémis, déesse de la nature sauvage et de la chasse. 6 L’utilisation de « si vous plaît », au lieu de « s’il vous plaît », apparaît deux fois dans la pièce (voir le vers 1316). Elle apparaît trois fois dans Gustaphe ou l’heureuse ambition (vers 245, 317 et 1306) et cinq fois dans La Pucelle d’Orléans (vers 623, 1035, 1055, 1338 et 1613). 7 La description suivante du monstre se trouve dans les Métamorphoses d’Ovide : « Ses yeux étincellent de sang et de feu, son cou farouche se raidit, et ses poils se hérissent, comparables à des javelines rigides » (livre VIII, vers 284-285).. <?page no="384"?> MÉLÉAGRE 383 La gloire de Cérès 8 et l’honneur de Bacchus 9 , 45 Et faisant 10 un débris d’une belle apparence Il a du laboureur ravagé l’espérance, Il s’est fait un jouet des superbes troupeaux Et des faibles brebis, et des plus fiers taureaux 11 : Que votre bel esprit enfin se le figure 50 Comme un monstre échappé des mains de la nature, Qui fait pour la détruire, et la mettre au tombeau Ne respecterait pas ce qu’elle a de plus beau. ATALANTE. Que la difficulté rend une chose belle [p. 4] Elle donne au désir une force nouvelle, 55 Au lieu de me glacer vous m’échauffez le sein, Ainsi votre discours nuit à votre dessein Ne le verrai-je point ? ha combien j’ai d’envie De lui faire vomir et le sang et la vie, Que nos Chasseurs sont lents, qu’ils devraient se hâter. DÉJANIRE. 60 Et que vous êtes prompte à vous précipiter ? Après tout (mon souci) dans l’état où nous sommes Ne devons-nous pas vivre autrement que les hommes ? Nos maux sont différents de même que nos biens, Ce sexe a ses plaisirs, et le nôtre a les siens, 65 Encor qu’ils semblent nés pour se faire la guerre, Nous ne le sommes pas pour dépeupler la terre. 8 Déesse romaine de l’agriculture et de la moisson qui correspond à Déméter dans la mythologie grecque. 9 Dieu romain du vin qui correspond à Dionysos dans la mythologie grecque. 10 Nous avons remplacé « faisans » par « faisant ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 11 « Tantôt il piétine les pousses naissantes, encore en herbe, tantôt il anéantit les espoirs mûris du paysan au bord des larmes et il saccage les épis de Cérès. C’est en vain que l’aire de battage, en vain que les greniers attendent les moissons promises. De lourdes grappes et de longs sarments jonchent le sol, tout comme les baies et les branches de l’olivier toujours vert. La bête sévit aussi contre les moutons ; ni berger ni chien ni farouches taureaux ne peuvent défendre le bétail, petit et gros » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 290- 297). <?page no="385"?> 384 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ATALANTE. Pour vous, vous êtes fille, et fille infiniment, De moi, si je la suis c’est de corps seulement. Mais sans perdre de temps il faut que je médite 70 Par où je dois frapper ce Sanglier d’élite. DÉJANIRE. Vous feriez beaucoup mieux de songer à guérir Le pauvre malheureux que vous faites mourir. ATALANTE. Du moindre de mes traits. [p. 5] DÉJANIRE. Vous finirez sa vie. ATALANTE. Je lui ravirai l’âme. DÉJANIRE. Et vous l’avez ravie. ATALANTE. 75 Il ne peut échapper. DÉJANIRE. Votre injuste rigueur ? ATALANTE. Il en tiendra sans doute. DÉJANIRE. Il en tient dans le cœur. ATALANTE. Hé qu’en voulez-vous dire ? DÉJANIRE. Hé qu’en voulez-vous faire ? [p. 6] ATALANTE. Je parle du Sanglier, <?page no="386"?> MÉLÉAGRE 385 DÉJANIRE. Je parle de mon frère, ATALANTE. Le voilà. DÉJANIRE. C’est lui-même ATALANTE. ô qu’il vient à propos 12 , 80 Et bien accompagné d’un nombre de héros ? [p. 7] ******************************* SCÈNE II. MÉLÉAGRE. THÉSÉE. JASON. CHŒUR DE CHASSEURS. ATALANTE. DÉJANIRE. MÉLÉAGRE 13 . Nous allons remporter une heureuse victoire Qui nous couronnera par les mains de la gloire, Et voir de Calydon les tristes champs purgés Du mal pernicieux dont ils sont affligés, 85 Par des faits inouïs (ô jeunesse héroïque) Vous allez rétablir la fortune publique, Et mettre à la raison cet effroi monstrueux, Ce torrent débordé, ce foudre impétueux, Ce farouche animal dont la rage s’augmente 90 De l’affront fait aux dieux la vengeance écumante Qui depuis une année a tout comblé d’horreur Et fait de ce pays l’objet de sa fureur, Aussi voulez-vous bien pour m’acquérir du lustre, [p. 8] Que je vous accompagne en cette Chasse illustre 95 Et que je mêle ici dans votre noble ardeur Tout ce que j’ai d’adresse, et de force, et de cœur, 12 Dans cette stichomythie, les répliques sont des hémistiches (à l’exception du vers 79 qui a trois parties), créant plus de rapidité dans le dialogue. 13 Héros grec, Méléagre est le fils d’Œnée, roi de Calydon, et d’Althée. <?page no="387"?> 386 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Afin que je cours une même fortune Du danger partagé la gloire soit commune. THÉSÉE 14 . Soit que nous devions vaincre ou qu’il faille périr, 100 Nous ne sommes venus que pour te secourir, Et pour te dégager d’un péril si funeste, Quant à moi je le jure. JASON 15 . Et Jason le proteste. CHŒUR de Chasseurs. Et nous d’un même cœur faisons même serment, ATALANTE. Et moi qui porte en l’âme un autre sentiment, 105 Si dans cette partie avec vous je m’engage, C’est plus pour mon honneur que pour son avantage, Dans ce fameux danger que je cours aujourd’hui Je regarde ma gloire, et non le bien d’autrui ; Je sais ce que l’on doit à ce généreux Prince, 110 Et quelle affliction désole sa province Contre qui des grands Dieux la colère s’émeut, [p. 9] Et fille je sais bien ce que la pitié peut Regardant son malheur je sens que j’en soupire, Mais l’honneur d’y mettre ordre est tout ce qui m’attire, 115 Je me laisse séduire à ce penser si doux Qui me dit que servant Méléagre avec vous Je montre la valeur dont mon âme est douée, Si je lui fais plaisir c’est pour être louée, Et prenant une part à ce tragique emploi 120 Je fais bien moins pour lui que je ne fais pour moi. MÉLÉAGRE. Madame, plût au Ciel que d’aussi bonne grâce Vous fussiez obligeante ailleurs qu’en cette chasse, Vous pourriez beaucoup faire en une autre action 14 Fils d’Égée, roi d’Athènes, et d’Éthra, dans la mythologie grecque. 15 Héros grec, Jason est le fils d’Éson, roi d’Iolcos en Thessalie, et de Polymédé. Il est principalement connu pour sa quête de la Toison d’or avec les Argonautes. <?page no="388"?> MÉLÉAGRE 387 Même pour votre honneur, et par compassion, 125 L’effroyable Sanglier qui détruit ma province Ne fais pas tout le mal dont soupire son prince, Vous pouvez l’obliger sans frapper un seul coup, Et de votre pitié ce prince attend beaucoup. Mais sans qu’à votre adresse il fasse aucune injure 130 Pour la dernière fois souffrez qu’il vous conjure De ne pas suivre un sort et bizarre, et trompeur, Songez bien que pour vous des gens meurent de peur, Et que votre personne en ce danger extrême Hasarde quelque chose au-delà d’elle-même. [p. 10] 16 DÉJANIRE. 135 Elle rira toujours de ce que nous disons, Son désir est plus fort que toutes nos raisons, Du Château jusqu’ici je l’ai toujours suivie Sans lui pouvoir ôter cette fâcheuse envie. THÉSÉE. D’un si rude plaisir elle peut se passer. JASON. 140 Ce n’est Daim 17 ni chevreuil que nous allons chasser. MÉLÉAGRE. Je sais qu’en son adresse elle est une merveille, Que son agilité n’eut jamais de pareille, Et je ne sais que trop qu’une si belle main Non plus qu’un si bel œil ne tire pas en vain, 145 Mais je veux pour le moins supplier cette belle, De souffrir qu’en chassant je sois toujours près d’elle Afin de la pouvoir promptement dégager Et de mettre mon corps entre elle et le danger, Bien souvent du malheur l’insolence est extrême. ATALANTE. 150 Faites ce que je veux j’en userai de même. 16 Dans l’édition originale, cette page est numérotée 01, l’inverse des chiffres. 17 Daim : « Espèce de bête fauve d’une grandeur moyenne entre le cerf et le chevreuil » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 301). <?page no="389"?> 388 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 11] THÉSÉE. Le jour commence à poindre 18 , et nos gens dans le bois Semblent nous appeler du Cor 19 , et de la voix. MÉLÉAGRE. Courons-y, mes amis. ******************************* SCÈNE III. DÉJANIRE, reste seule 20 . Fasse le Ciel propice Que personne de vous n’aille à son précipice, 155 Que la bête succombe à l’effort de vos bras, Et qu’elle ait à mourir sans venger son trépas. Je vais faire des vœux, mais j’aperçois le Reine, Mes Oncles avec elle ont traversé la Plaine. [p. 12] ******************************* SCÈNE IV. ALTÉE. DÉJANIRE. TOXÉE. PLEXIPE. ALTÉE, à Déjanire. Retournez au Château. DÉJANIRE. J’y vais. 18 « Poindre, est aussi neutre, et alors il n’a d’usage qu’à l’infinitif, et il ne se dit proprement que du jour qui commence à paraître, et des herbes qui commencent à pousser » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 266). 19 Cor : « Sorte de trompette de Chasseur, qui est faite de cuivre, tourné en demicercle, et dont on se sert pour animer les chiens à la chasse » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 674). 20 C’est le premier des huit monologues de la pièce. Les sept autres sont prononcés par Atalante (scène II, 1), Déjanire (scène IV, 3) et Altée (scènes IV, 2, V, 2, V, 4, V, 6 et V, 9). <?page no="390"?> MÉLÉAGRE 389 ALTÉE. Que tout soit prêt 160 Et que la ville prie en la frayeur qu’elle est. [p. 13] ******************************* SCÈNE V. TOXÉE. PLEXIPE. ALTÉE. TOXÉE. Retournez-y Madame, et permettez de grâce Que sans plus différer nous courions vers la Chasse Méritions-nous tous deux la peine, et le souci ? Dont vous vous travaillez à venir jusqu’ici ? PLEXIPE. 165 Que votre Majesté n’ait pour nous aucun trouble. ALTÉE. Mes frères, mon cher sang, ma frayeur se redouble, Soient de notre malheur tous les présages vains Et détourne le ciel tant de maux que je crains, Mais de quelque secours que le sort vous assiste 170 J’appréhende pour vous quelque chose de triste De qui le contrecoup plein d’horreur et d’effroi Semble me menacer de rejaillir sus 21 moi. Vous êtes les auteurs de ma tristesse extrême, Et je ne pleure pas pour mon propre fils même, [p. 14] 175 Outre que votre sang me touche d’assez près, Et que je prends ma part de tous vos intérêts, Avec une tendresse, et si douce, et si chère Qu’elle imite à peu près la passion de mère, C’est que je crains pour vous ignorant votre sort, 180 Mais je tiens de mon fils, et la vie, et la mort. TOXÉE. Hé, Madame, comment ? 21 Sus : « Préposition. Sur. Il n’a plus guère d’usage que dans cette phrase. Courir sus à quelqu’un » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 518). <?page no="391"?> 390 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ALTÉE. C’est un secret mystère Que je vous veux apprendre, et que vous devez taire. Oui, quoique mon fils tente il ne saurait mourir, Et si je ne le veux ne peut jamais périr. 185 Dès l’heure qu’il naquit, et que la destinée Paya d’un si doux fruit ma peine fortunée, Les Parques 22 qui nous font d’invitables 23 lois, Autour de mon foyer s’assirent toutes trois, Je les reconnus bien, de cette noire troupe 190 Deux filent nos destins, la troisième les coupe, Quand elles eurent vu l’honneur de mes enfants, Et touchant le beau sort de ses jours triomphants Eurent eu le loisir de consulter ensemble, La plus fière 24 des trois. [p. 15] TOXÉE. Je frémis. PLEXIPE 25 . Et je tremble. ALTÉE, continue. 195 Jeta parmi la flamme une souche de bois, Et proféra ces mots d’une tonnante voix. Des jours de cet enfant la course mesurée, Et ce TISON fatal auront même durée. Ce furent les propos que mon oreille ouït, 200 Là je demeurai seule, et tout s’évanouit. Je saute à bas du lit, et de mes mains pieuses J’éteins de ce tison les flammes odieuses, Et dans mon cabinet je m’est en sûreté Les jours de Méléagre, et sa fatalité, 22 Dans la mythologie romaine, les Parques sont les trois déesses de la destinée humaine : Nona qui tient le fil qui représente la durée de la vie de chaque mortel, Decima qui déroule le fil et le met sur le fuseau, et Morta, qui le coupe. 23 C’est bien le mot que l’on trouve dans l’édition originale. L’adjectif « invitable(s) » est rare et signifie que l’on peut inviter, digne d’être invité. Le mot ne se trouve pas dans le Dictionnaire de l’Académie française. Il s’agit probablement d’une faute d’impression, le mot correct étant peut-être « invivables ». 24 Il s’agit de Morta, qui coupe le fil. 25 Nous avons remplacé « PEXIPE » par « PLEXIPE ». <?page no="392"?> MÉLÉAGRE 391 205 D’un bien si précieux je demeure ravie, Et j’en fais mon trésor, parce que c’est sa vie 26 . Plût aux Dieux qu’avec lui je pusse aussi cacher Tout ce qui me fait craindre, et tout ce qui m’est cher, L’adieu que je vous dis ne me serait pas rude, 210 Et je n’aurais pour vous aucune inquiétude, Vous voyant sans péril hasarder vos beaux ans, Et courir un danger dont vous seriez exempts. Mais puisque vous allez à cette triste chasse, Pour épargner mon deuil, épargnez-vous de grâce, [p. 16] 215 Et ne me faites 27 pas prouver par ma douleur Combien il coûte cher d’être trop bonne sœur. TOXÉE. Vous écoutant parler d’une telle merveille, Je doute si je dors, je doute si je veille. PLEXIPE. Pour moi je m’en étonne avec juste raison. 220 Mais déjà le Soleil monté 28 sur l’horizon De ces premiers rayons que l’Indien adore Fait briller sur ces fleurs les perles de l’Aurore, On nous attend sans doute, il faudrait nous hâter. TOXÉE. Permettez-nous, Madame, enfin de vous quitter 225 Et tâchez de bannir de vos tristes pensées Ces noires visions que la peur a tracées. 26 Selon le mythe, les trois Parques (appelées les Moires dans la mythologie grecque) apparurent peu après la naissance de Méléagre : « Lors des couches de la fille de Thestius, les trois sœurs avaient déposé une bûche sur les flammes du foyer. Tout en filant et pressant du pouce le fil du destin de l’enfant, elles avaient dit : “Nous te donnons à toi, qui viens de naître, la même durée de vie qu’à ce bois.” Suite à cette prophétie, après le départ des déesses, la mère aussitôt retira du feu le tison brûlant et elle l’aspergea abondamment d’eau claire. Ce bois longtemps caché en un endroit très retiré de la demeure » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 451-457). 27 Nous avons remplacé « Et ne me faitez » par « Et ne me faites ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 28 Nous avons remplacé « monte » par « monté ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. <?page no="393"?> 392 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET PLEXIPE. Espérez mieux, Madame, et du Ciel, et de nous. ALTÉE. Sa haute providence ait toujours l’œil sur vous, Mais quoique vous m’ôtiez tout sujet de me plaindre 230 Un secret mouvement me commande de craindre, Que ce monstre fameux ne cause des malheurs Qui me fassent répandre et du sang et des pleurs. FIN. <?page no="394"?> MÉLÉAGRE 393 [p. 17] ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. ATALANTE. MÉLÉAGRE, caché. ATALANTE. Sur la vive fraîcheur de cette molle plaine Couche-toi, triste fille, et là reprends haleine, 235 Toi qui sans gloire aucune épuise ton carquois, Dieux que de lassitude, et de honte à la fois 29 . MÉLÉAGRE, caché. Fais que sans être vu, cette jeune Merveille Et ravisse ton œil, et charme ton oreille. ATALANTE. STANCES 30 À DIANE. Chaste Reine des bois, claire divinité, 240 Grand, et fameux honneur de la pudicité. [p. 18] Adorable Diane, Écoute la prière, et l’innocent discours D’une bouche occupée à te bénir toujours, Et qui ne fut jamais impure ni, profane. MÉLÉAGRE, caché 31 . 245 Aux discours que j’entends, comme à ce que je vois, L’inhumaine qu’elle est ne pense guère à moi. ATALANTE, continue. Tu sais qu’en ta faveur j’ai disposé de moi, Et que le beau dessein de n’imiter que toi, Fait toute mon envie, 29 Ces quatre vers constituent un monologue de la part d’Atalante. Méléagre, qui est caché, entend tout ce que dit sa maîtresse. Dans ce cas, le monologue ne représente pas la pensée silencieuse, mais plutôt la pensée devenue discours. 30 Les stances sont de six vers (un sixain). Chaque stance se compose de cinq alexandrins (les premier, deuxième, quatrième, cinquième et sixième vers) et d’un hexasyllabe (le troisième vers). On trouve des rimes suivis (aa) et des rimes embrassés (bccb). 31 Dans sa Pratique du théâtre, l’abbé d’Aubignac fait référence à cette scène dans le cadre d’une excellente utilisation de l’aparté (p. 374). <?page no="395"?> 394 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 250 Mes désirs de tout temps ont suivi tes dési Tes divertissements ont été mes plaisirs, Et toujours l’innocence a gouverné ma vie. MÉLÉAGRE, caché. Par quel arrêt injuste autant comme fatal Innocente 32 qu’elle est fait-elle tant de mal. ATALANTE, continue. 255 Au seul nom de l’amour j’ai mille fois frémi Et jamais ce vainqueur ton mortel ennemi, N’est entré dans mon âme, J’ai fait ma vanité d’imiter ta froideur, [p. 19] Et si dans mon penser j’ai conçu de l’ardeur, 260 Le Zèle de ta gloire a fait toute ma flamme. MÉLÉAGRE, caché. On me ruine, Amour, on te croit sans effet, Hé que ne venges-tu l’injure qu’on nous fait. ATALANTE, continue. Pour tout prix de mes vœux, aimable Déité, À qui j’ai de tout temps voué ma liberté, 265 Écoute ma prière, Que se fier animal qui détruit ce séjour Soit privé par mes traits de l’usage du jour, Ou que je puisse au moins le frapper la première. MÉLÉAGRE, paraît et lui dit 33 . Pour tout prix de mes vœux, aimable Déité, 270 À qui j’ai de longtemps voué ma liberté, Écoute ma prière. Toi dont le jeune éclat fait briller ce séjour, Connaissant mon amour éprouve un peu l’amour, Et ressens sa chaleur en voyant sa lumière. ATALANTE. 275 Hé que faisiez-vous là qu’on ne vous voyait pas ? 32 Nous avons remplacé « L’innocente » par « Innocente ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression.. 33 Méléagre révèle sa présence à Atalante et imite la stance qu’elle a récité. <?page no="396"?> MÉLÉAGRE 395 [p. 20] MÉLÉAGRE. Je vous suivais, Madame, et marchais sur vos pas, Dans la permission que vous m’avez donnée, De ne vous point quitter durant cette journée. ATALANTE. Et moi qui fais un vœu de vaincre, ou de mourir 280 Je reprenais haleine afin de mieux courir. Reposez-vous aussi. MÉLÉAGRE, se mettant à genoux devant elle. Que vous êtes heureuse, Beauté, qui me brûlez d’une ardeur amoureuse, Sur qui mes yeux mourants demeurent attachés, De trouver du repos lorsqu’elle vous en cherchez, 285 Pour votre visage aussi l’aise doit être faite, Non pour un malheureux qui pleure sa défaite, Et dont le triste sort la réduit à ce point. Qu’il soupire sans cesse, et ne repose point. Je sais que vos regards me devraient mettre en poudre 290 Si la compassion ne retenait ce foudre, Et qu’ils éclateraient sur mes desseins nouveaux, Si vos yeux n’étaient doux de même qu’ils sont beaux. Je sais que cette bouche adorable et divine Aurait déjà puni ma passion mutine, 295 Si ce vermeil 34 Oracle et de vie et de mort [p. 21] N’avait pitié du feu qui de la mienne sort ; Je sais qu’à ce grand cœur qui n’eut jamais de tache, Qui ne peut rien souffrir : ni rien faire de lâche, Et fonde sa vertu dessus une froideur, 300 Ce palais magnifique où loge la pudeur, Ma seule passion pourrait être suspecte, S’il ne considérait combien je vous respecte, Et que je ne sais rien en vous 35 donnant ma foi Ni de honteux pour vous, ni lâche pour moi, 305 Bref je redouterais toute votre personne, 34 Vermeil : « Qui est de couleur incarnate. Il se dit principalement des fleurs et du teint » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 632). Méléagre parle du tison dont la durée, selon l’oracle, sera celle de sa vie. 35 Nous avons remplacé « vos » par « vous ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. <?page no="397"?> 396 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Si comme elle est charmante, elle n’était pas bonne Jusqu’au point seulement de me considérer, Dans l’état que je suis de me désespérer, Et si j’étais contraint à cette violence 310 De mourir du regret d’observer le silence, Lorsque de mon amour la noble extrémité, Fait de ma hardiesse une nécessité. ATALANTE, assez froidement. On m’a dit qu’en amour les tourments véritables, Par un simple soupir étaient plus remarquables ; 315 Que par cent beaux discours pleins de fleurs, et d’appâts, Et qu’on disait bien plus quand on ne parlait pas ; Mais à ce que m’apprend votre longue harangue, L’amour pour s’expliquer a besoin d’une langue, Et ne se montrant pas de foi bien clairement, 320 Doit pour être entendu parler distinctement. [p. 22] De fait il a besoin d’être plus que visible, Et d’user d’un langage assez intelligible Pour se bien faire entendre, et vanter son renom À qui ne le connaît seulement que de nom. MÉLÉAGRE. 325 Si vous ne connaissez le démon qui me guide Mirez-vous seulement dans ce cristal humide, Contemplez-vous un peu, regardez à dessein Ce beau teint, ce beau front, ces beaux yeux, ce beau sein, Cherchez ma passion dans vos grâces parfaites, 330 Pour voir ce que je sens voyez ce que vous êtes, Vos rares qualités composent un amour Dont mon âme timide est le brûlant séjour, Il est fait des attraits dont vous êtes pourvue, Et tout ce qui vous pare est tout ce qui me tue 335 Voilà quel est mon mal que je veux conserver, Et l’ayant fait connaître il reste à le prouver, Il n’est point de discours de qui la force exprime Ce beau feu dont je brûle, et qui fait tout mon crime, Les soins qu’on vous peut rendre, et ceux que je vous rends 340 N’en sauraient pas fournir des signes assez grands, Il faut donc qu’en mourant je soulage ma plaie, Et que je vous découvre à quel point elle est vraie, C’est le trépas tout seul où je vais recourir, <?page no="398"?> MÉLÉAGRE 397 Et qui la peut montrer, et qui la doit guérir, [p. 23] 345 Trempez vos belles mains avecque violence Dans ce coupable sang qui fait mon insolence, Et lorsque le respect me doit le plus geler M’échauffe davantage, et me force à parler ; Ou si vous dédaignez (objet trop adorable) 350 De vous souiller les mains d’un sang si misérable, Du moins voyez-moi faire, et ne détournez pas L’orgueil de ces beaux yeux de dessus mon trépas. ATALANTE. Ô dieux qu’alliez-vous faire ? MÉLÉAGRE. En ce moment suprême Je vous allais montrer à quel point je vous aime, 355 Et si ma passion votre cœur n’enflammait, Au moins vous eussiez dit, Méléagre m’aimait. Pensez donc que c’est vous qui voulez que je vive, Qui conservez le bien dont mon désir me prive, Qu’au gré de mon souhait ma mort eut réussi, 360 Et que si je fais moins, c’est qu’il vous plaît ainsi. Mais ne me plaignez pas une seule parole, Que je me désespère, ou que je me console, Dois-je attendre la mort, ou bien la guérison ? ATALANTE. J’ai de quoi vous répondre en toute autre saison, [p. 24] 365 Mais que pour ce matin aucun penser profane, Ne souille l’oraison que j’ai faite à Diane Tel entretien répugne aux vœux que je lui rends, Et j’ai trop besoin d’elle en ce que j’entreprends. Retirons-nous de grâce, et changeons de langage, 370 Car j’entrevois des gens derrière ce bocage, Et je ne voudrais pas qu’on nous vit à l’écart Détachés de la troupe, et faisant bande à part, Je me suis délassée, et puis l’heure nous presse, Retournons à la chasse. MÉLÉAGRE. Encore ma Princesse, 375 Qu’ordonnez-vous de moi ? <?page no="399"?> 398 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ATALANTE. Je veux que vous viviez. MÉLÉAGRE. Que je vive, mon Ange ? ATALANTE, se mettant à courir. Et que vous me suiviez. MÉLÉAGRE. Que je vous suive aussi, qu’elle gloire m’arrive ! Si je ne vous suis pas, que tout malheur me suive. [p. 25] ******************************* SCÈNE II. ALTÉE. DÉJANIRE. ALTÉE. Apprenons-en l’issue, courons au-devant, 380 De ce lieu toutefois sans aller plus avant, Nous en pourrons savoir d’assez promptes nouvelles, Hélas que j’ai de peur qu’elles ne soient mortelles ! DÉJANIRE. Si votre Majesté ne savait mieux que moi, Que c’est se travailler d’un inutile effroi, 385 Je la conjurerais de toute ma puissance, D’étouffer ses soupirs dans leur triste naissance Vos soupçons incertains s’éclairciront tantôt, Quelque tard qu’on s’afflige, on s’afflige assez tôt. ALTÉE. Je ne sais de quel œil le destin nous regarde, 390 Et quel événement la fortune me garde, Si le Ciel bâtissant ma joie, ou mon malheur, [p. 26] Me réserve au plaisir, ou bien à la douleur, Mon sort n’a qu’une vaine et douteuse apparence, Mais j’ai beaucoup de crainte, et fort peu d’espérance. 395 Peut-être (et pour mon bien le veux-je croire ainsi) <?page no="400"?> MÉLÉAGRE 399 Mes frères, et mon 36 fils s’en reviendront ici, Les fronts ceints d’une palme, et chargés d’un trophée, Noblement remporté sur la bête étouffée, Ils seront glorieux, mon fils triomphera, 400 Et le contraire aussi peut-être arrivera, L’espérance est trompeuse alors qu’elle se fonde Sur le succès mouvant des affaires du monde, À quelque ferme point qu’elles semblent pencher, Elles ont un détour qu’on ne peut empêcher, 405 Et leur incertitude est bien souvent la cause Qu’on voit rire, et pleurer pour une même chose, Je pressens un malheur qui me doit arriver, Et je tiens que l’orage est tout prêt à crever, Des pleurs sans y penser coulent sur mon visage 37 410 Et pleurer sans sujet est un mauvais présage, On ne s’afflige point que l’on n’y soit forcé, Et qui n’est pas atteint, sans doute est menacé, Notre âme a des rapports avecque la fortune, Et la sent venir douce, ou venir importune. DÉJANIRE. 415 Que votre Majesté ne se géhenne pas tant, Et quitte les pensées que la vont agitant, [p. 27] Que la raison, Madame, en ces faibles orages, Par sa vive clarté dissipe vos nuages, Vous craignez seulement un sujet de douleur, 420 Et votre seule crainte est tout votre malheur, Mais le Ciel dont la main nous paraît secourable, Comblera nos désirs d’un succès favorable. Acaste 38 vient à nous le visage fort gai, Ce qui confirme bien l’espérance que j’ai. 36 Nous avons remplacé « mes » par « mon ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 37 Nous avons ajouté ce vers tout entier qui manque dans l’édition originale. Ce vers est fourni par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 38 Gentilhomme. <?page no="401"?> 400 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ************************** SCÈNE III. ACASTE. ALTÉE. DÉJANIRE. ACASTE. 425 Ô succès éloigné de la commune attente ! Ô fille incomparable ! ALTÉE. Il parle d’Atalante. ACASTE. D’elle-même, Madame, et je ne puis celer, Que je souhaiterais d’en pouvoir bien parler, Pour élever au Ciel une gloire si pure. [p. 28] ALTÉE. 430 Conte-nous en deux mots une telle aventure. ACASTE. Dedans l’enclos obscur d’un bois fort épaissi, Qui peut être distant de trente pas d’ici, Dès la pointe du jour cette fameuse Chasse, A pris son rendez-vous dans une grande place, 435 Les uns lâchant des chiens, d’autres tendant des rets 39 , Et tous pour acquérir la palme 40 , ou le cyprès 41 , L’abord de ce grand bois forme une droite allée, Dont la pointe se courbe en profonde vallée, Lieu presque inaccessible, et du tout écarté, 440 Qu’une sauvage horreur a toujours habité, Et lors cette jeunesse à la gloire accourue, Assez heureusement en bouchait l’avenue, Or dans le fond épais de ce val ombrageux, Croupit un vieux bourbier 42 sale, et marécageux, 39 Rets : « Filet, ouvrage de corde, de fil, de soie, noué par mailles et à jour, pour prendre du poisson, des oiseaux, etc. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 404). 40 Symbole de la victoire. 41 Symbole de la mort, du deuil, de la tristesse. 42 Lieu creux et plein de boue épaisse. <?page no="402"?> MÉLÉAGRE 401 445 Où des lieux élevés descendent les ravines Et tout environné de halliers 43 et d’épines, Là dormait le Sanglier, et couché de son long, Faisait bauge 44 de canne, et d’osier, et de jonc, Aux clameurs dont le bruit vient frapper son oreille, 450 Sa fureur assoupie avec lui se réveille, Il se lève, il écume, il menace des yeux, Tous veulent soutenir un choc si furieux, [p. 29] De corps comme de cœur cette Jeunesse est jointe, Et tous de leurs épieux lui présentent la pointe, 455 Lui vous les écartant rompt l’effort assemblé, Comme s’il eut couru sur des épics de blé Là devenu plus fier de sa rouge prunelle, Il jette des regards où la mort étincelle, S’il s’enfuit quelquefois comme plein de terreur, 460 C’est pour se retourner avec plus de fureur, Il entrouvre en courant un grand gouffre qui fume, Et laisse distiller une trace d’écume, Qui pour nous avertir de nous en dégager, Blanchit tous 45 les endroits où passe le danger, 465 La force ne peut rien contre sa rage émue, Tout d’un coup il ravage il bouleverse il tue, Un prompt éclair n’a point la vitesse qu’il a, Et c’est être partout que d’aller comme il va, La grandeur du péril excuse l’épouvante, 470 Et comme elle s’accroît le désordre s’augmente, Le bois est ébranlé de l’un à l’autre bout, Et notre peur, et lui font ravage partout, En vain pour s’échapper il cherche des issues, Partout la prévoyance a des toiles tendues, 475 L’enceinte de ce bois doit borner son effort, Et lui doit être un champ de triomphe ou de mort. [p. 30] ALTÉE. Que ne peut ce danger, si j’en crains la peinture ! Mais satisfais 46 de grâce au soin de la nature, Tout ce qui m’appartient est-il vivant et sain ? 43 Buissons épais. 44 Retraite ou lit du sanglier. 45 Nous avons remplacé « tout » par « tous ». 46 Nous avons remplacé « s’atisfait » par « satisfais ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. <?page no="403"?> 402 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET DÉJANIRE. 480 Une égale frayeur me gèle tout le sein. ACASTE. Madame, jusqu’ici la fureur de la parque, N’a fait perdre la vie à personne de marque, Elle semble au contraire en respecter le cours. ALTÉE. Dieux, je vous en rends grâce, achève ton discours. ACASTE. 485 Il pleut des traits sur lui, mais sa rage s’en moque, Il est un but à tout 47 , et si rien ne le choque, On ne fait seulement qu’exciter 48 son dépit, Et que le réveiller alors qu’il s’assoupit. Là tous perdent courage, Atalante piquée 490 Se retire du bois et lasse et fatiguée, Voulant se reposer loin du monde et du bruit, Pour ne la point quitter Méléagre la suit, À quelque temps de là, plus fraîche, et plus vermeille, [p. 31] Que n’est l’aube du jour quand elle se réveille, 495 On la voit revenir pour se faire admirer, Elle bande son arc, et prête de tirer, Vivant d’une justesse à nulle autre pareille, Elle atteint cette bête au-dessous de l’oreille 49 , Le monstre jusque-là contre nous occupé, 500 S’élance vivement quand il se sent frappé, Et causant par ce coup un merveilleux ravage, Rend même sa douleur nécessaire à sa rage, Ce coup si bien donné, comme si bien reçu, Étant assez léger fut plus tard aperçu, 505 Mais lorsque du Sanglier on voit rougir la foie, Méléagre ravi fait un grand cri de joie, 47 Nous avons remplacé « tous » par « tout ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 48 Nous avons remplacé « excixer » par « exciter ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 49 « Tandis que Pélée relève, la Tégéenne posa une flèche rapide sur la corde de son arme et la lança avec son arc souple. La flèche, qui s’est fichée sous l’oreille de la bête sauvage, lui effleure le haut du corps, rougissant les poils d’un peu de sang » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 380-383). <?page no="404"?> MÉLÉAGRE 403 Mais amis, ce dit-il, en s’adressant à tous, Ne cherchons pas la gloire, elle n’est pas pour nous, Elle est pour une fille aussi belle que forte, 510 Et la méritant seule, elle seule l’emporte 50 . À ces mots que la troupe a pris pour un affront, Je n’en ai vu pas un dont n’ait rougi le front, L’honneur les fait agir, l’honneur les fait combattre, Et c’est l’unique bien que leur âme idolâtre, 515 Mais voyant qu’une fille obtient tant de bonheur, Ils appellent la honte au secours de l’honneur 51 , Ayant double intérêt d’achever la victoire, Pour la gloire du prix, et pour leur propre gloire, Le prince Méléagre alors m’a commandé, 520 De vous donner avis d’un si beau procédé ; [p. 32] Pour obliger après la haute renommée, D’en rendre à Calydon la nouvelle semée, Et que de là sa voix s’exerce à publier, Que la belle Atalante a frappé le Sanglier 525 Voilà quel est mon ordre. ALTÉE. Ô triomphe ! ô victoire ! Je me charge du soin d’en publier la gloire, Tu peux t’en retourner ; Ô rares qualités ! Ô charmante Princesse ! hé grands Dieux, ajoutez, Cet 52 illustre ornement à ma noble famille, DÉJANIRE. 530 L’adorable valeur ! la généreuse fille ! ALTÉE. Afin de mériter le bien que nous avons, Allons rendre aux autels, ce que nous leur devons. FIN. DU II. ACTE. 50 « La jeune fille pourtant fort heureuse de son propre succès ne l’était pas autant que Méléagre ; il fut le premier, dit-on, à voir le sang, le premier aussi, à montrer à ses compagnons le sang qu’il avait vu, et il dit : “Tu mériteras d’emporter le prix de la vaillance” » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 384-387). 51 « Les jeunes gens rouges de honte, s’exhortent, s’encouragent à grands cris, lancent dans tous les sens une multitude de traits » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 388-389). 52 Nous avons remplacé « C’est » par « Cet ». <?page no="405"?> 404 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 33] ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. THÉSÉE. JASON. TOXÉE. PLEXIPE. MÉLÉAGRE. ATALANTE. Chœur. THÉSÉE. Reçois jeune Héros, cette verte couronne, Telle que par ma main la gloire te la donne, 535 Et tiens pour assuré que tu viens d’acquérir, Un renom si fameux qu’il ne saurait mourir. JASON. Tandis qu’on te bâtit des dignités plus amples, Ombrage de ce Laurier 53 tes glorieuses temples, Et puisse son éclat, et sa riche verdeur, [p. 34] 540 Durer aussi longtemps que ta propre splendeur. TOXÉE. Victorieux, Neveu, reçois ce nouveau lustre, Ce prix que je te donne est une marque illustre, Qui fait voir que mettant les fiers monstres abas, Ton sang qui vient de nous ne dégénère pas. PLEXIPE. 545 Pour te féliciter de ta belle conquête, Ces fleurs viennent de moi, je les mets sur ta tête, Voyant ton cœur épris d’un magnifique feu, L’Oncle peut sans rougir avouer le Neveu. ATALANTE. Avecque ces œillets 54 , ces myrtes 55 , et ces roses, 53 Nous avons remplacé « de Laurier » par « de ce Laurier ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 54 « Sorte de fleur odoriférante qui commence à fleurir en mai » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 143). 55 « Les Anciens Païens tenaient que le myrte était consacré à Vénus ; & le myrte est encore pris aujourd’hui pour le symbole de l’amour, comme le laurier pour le symbole de la victoire. Ainsi on dit poétiquement d’un homme heureux en amour & en guerre, qu’Il est couvert de myrtes & de lauriers » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 106). <?page no="406"?> MÉLÉAGRE 405 550 Je vous fais un présent de mille belles choses, Montrant que je connais vos gestes signalés, Et qu’une fille aussi sait ce que vous valez. MÉLÉAGRE. Seule à tous ces honneurs vous avez dû prétendre Je ne les ai reçus qu’afin de vous les rendre, 555 De ces superbes fleurs l’ombrage si second, Ne me peut faire honneur que dessus votre front, Votre rare valeur dont l’effet se remarque, Ne peut moins mériter qu’une pareille marque. [p. 35] On m’avait pris pour vous quand on m’a couronné, 560 Et je vous ai ravi tout ce qu’on m’a donné ; Lauriers, dont 56 la splendeur est encore trop basse ; Abandonnez ce lieu reprenez votre place, Et sur le plus beau front qui soit dans l’Univers, Croissez toujours en nombre, et soyez toujours verts, 565 Belles fleurs, parez-la, mon feu vous en convie 57 , Et près d’un si beau teint ne séchez que d’envie. ATALANTE. C’est à vous qu’appartient cet 58 éclatant bonheur, Ne m’étouffez donc pas de votre propre honneur, Et chargez un peu moins ma tête gémissante, 570 Sous l’honorable faix 59 d’une gloire pesante. MÉLÉAGRE. Si j’ai fait quelque chose au jugement de tous, Ce ne fut que par vous et ce n’est que pour vous. ATALANTE. Vous avez sur le Monstre emporté la victoire, Jouissez donc à plein de votre propre gloire, 575 Et recueillez le fruit que vous avez semé. 56 Nous avons remplacé « donc » par « dont ». 57 Nous avons remplacé « contentez mon envie » par « mon feu vous en convie ». Ce changement, qui évite la duplication du mot « envie » du prochain vers, est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 58 Nous avons remplacé « ces » par « cet ». 59 Charge, fardeau. <?page no="407"?> 406 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET MÉLÉAGRE. Si j’ai fait ce beau coup, vous m’avez animé. [p. 36] ATALANTE. Votre belle action mérite un beau salaire. MÉLÉAGRE. Je n’ai rien fait du tout qu’en vous regardant faire. ATALANTE. Par vous le Sanglier tombe mort aujourd’hui. MÉLÉAGRE. 580 Vous m’avez éclairé quand j’si tiré sus lui. ATALANTE. Votre main pour jamais l’a privé de lumière. MÉLÉAGRE. Et votre belle main l’a frappé la première. ATALANTE. Vos traits de cette bête ont traversé le cœur. MÉLÉAGRE. Les vôtres font bien plus (objet rare, et vainqueur) 60 . ATALANTE. 585 Je ne gagnerais rien pour être opiniâtre. [p. 37] Vous voulez toujours vaincre alors qu’on veut combattre J’accepte tant de biens dont vous m’embrassez, D’autant mieux que je sais qu’il vous en reste assez, Et que je tiens de plus à faveur singulière, 590 D’avoir tous les rayons que fait votre lumière, Il n’est pas de l’honneur comme d’un autre bien, On peut le donner tous sans qu’on en perde rien. 60 Cette stichomythie de neuf répliques constitue un concours de générosité, Méléagre et Atalante insistant sur le fait que l’autre mérite davantage l’honneur d’avoir vaincu le sanglier. <?page no="408"?> MÉLÉAGRE 407 MÉLÉAGRE. Je ne suis glorieux que par votre mérite, Et je n’ai de l’honneur qu’au point que je le quitte 61 , 595 Tous doivent faire ainsi puisqu’il est très certain, Que vous nous frustrez tous par cette belle main, Que toute mon adresse et l’adresse d’un autre, N’approche pas encor de l’ombre de la vôtre. TOXÉE. Voyez, que son ardeur l’emporte insolemment, THÉSÉE. 600 Il est vrai qu’elle éclate assez visiblement. JASON. Le feu qui le consomme est assez remarquable. PLEXIPE. Il est trop apparent. [p. 38] THÉSÉE. Mais il est pardonnable. TOXÉE. Hors de mon intérêt je lui pardonne tout. ******************************* SCÈNE II. ACASTE, survient et donne la hure à Méléagre. Voilà de cette horreur qui fut tantôt debout, 605 De ce Sanglier gisant la hure 62 épouvantable, Et d’un ennemi mort dépouille redoutable, Où se retrace encor l’image du danger. 61 Nous avons remplacé « je l’imite » par « je le quitte ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 62 Tête du sanglier. <?page no="409"?> 408 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET TOXÉE. Et c’est ce qu’entre nous il faudra partager. MÉLÉAGRE. Madame, ces lauriers dont ma main vous couronne, 610 Et que votre valeur, et mérite, et se donne. C’est de votre triomphe un éclatant aveu, Et vous avez beaucoup, mais vous avez trop peu, [p. 39] Voici de votre gloire un plus grand témoignage, La hure du Sanglier la montre davantage, 615 Vous avez contre lui fait un trop digne effort, Et qui la fit vivant la confirmera mort 63 . THÉSÉE, à Jason. Ainsi chacun de nous remporte un beau salaire. TOXÉE, à Méléagre. Prince. JASON, à Thésée. Il s’en va lâcher quelque trait de colère. TOXÉE. J’ai plus d’âge que vous, et vous m’êtes neveu, 620 Vous consentirez bien que je vous parle un peu, Et que sans vous aigrir contre ma remontrance Je me décharge ici de tout ce que je pense, Mais votre passion se porte un peu bien haut, Vous la faites aller plus vite qu’il ne faut, 625 Que votre jugement et clair, et sans nuage D’un procédé pareil développe l’ombrage ; Je sais que la Princesse a fait un digne effort, Et je serais marri de lui faire aucun tort, On connaît la valeur dont son âme est douée, 630 Car elle a fort bien fait, et nous l’avons louée. [p. 40] Mais après sa louange en venir à ce point C’est une extrémité que je ne comprends point, 63 « Méléagre pressa de son pied la tête maudite, disant : “Fille de Nonacris, accepte cette dépouille, qui de droit m’appartient, et que ma gloire soit partagée avec toi.” Aussitôt il lui fait don, en guise de trophée, de la peau hérissée de poils raides et de la tête aux défenses impressionnantes » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 425-429). <?page no="410"?> MÉLÉAGRE 409 De me persuader que la seule justice Vous oblige à lui rendre un semblable service, 635 Sans qu’un autre motif y porte vos souhaits, C’est une 64 intention que vous n’eûtes jamais, Et votre bel esprit a trop de connaissance, De ce qui peut en être 65 , et de ce que j’en pense, Non non vous agissez d’un secret mouvement 640 Qu’au lieu de condamner j’approuve infiniment, Honorez sa beauté, rendez-la glorieuse Enfin couronnez-la comme victorieuse, Mais de nous maltraiter afin de la fléchir, Mais de nous dérober afin de l’enrichir, 645 Et lui donner entier un prix dont ce me semble, Étant commun à tous on doit jouir ensemble, Pour mon seul intérêt j’en ferais peu de cas Et si je souffrais seul je ne me plaindrais pas, Mais j’ai honte et regret d’en voir souffrir tant d’autres 650 Dont les bras généreux ont assisté les nôtres, Empêchez pour le moins en ce glorieux jour, D’ôter à la raison pour donner à l’amour, Ce qu’à de braves gens votre passion nie Donnez-le par devoir, et par cérémonie, 655 Tous ont contribué pour le commun bonheur, Et de notre maison c’est mal faire l’honneur. [p. 41] PLEXIPE. Suivons dans cette affaire une voie honorable, Ce qu’il vous vient de dire est fort considérable 66 . MÉLÉAGRE. Mes Oncles, je vous aime en un point si parfait, 660 Que si mon bien vous fâche, il me nuit en effet, 64 Nous avons remplacé « un » par « une ». 65 Nous avons remplacé « Et de ce qu’il en est » par « De ce qui peut en être ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 66 « Les autres en conçurent de l’envie et un murmure gagna toute la troupe. Parmi eux, les Thestiades tendant les bras, crient d’une voix forte : “Allons, pose cela, femme, et ne nous prive pas des titres de gloire qui nous reviennent. Que ta confiance en ta beauté ne t’abuse pas, de peur que l’amoureux qui t’a fait ce don ne soit éloigné de toi.” » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 431-435). <?page no="411"?> 410 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Toutes mes passions en méprisent l’usage : D’ailleurs je tiens Madame, et si bonne et si sage, Que le prix qu’on lui donne à cause qu’on lui doit Lui serait déplaisant s’il vous incommodoit 67 , 665 Souffrez donc s’il vous plaît, qu’ici je vous conjure De penser un peu mieux de cette procédure, Que de croire de moi qu’en ce glorieux jour J’ôtasse à la raison pour donner à l’amour. Ce n’est pas qu’aisément et devant cette belle 670 Mon cœur puisse prouver l’ardeur qu’il a pour elle, Mais tenez pour certain que jamais ces beaux yeux Ne verront que je brûle, ou qu’ils le verront mieux, Ma passion n’est pas si lâche, ni si noire Qu’elle aille s’avancer par votre propre gloire : 675 Et si j’ai quelque jour à prouver mon transport, Ce sera si je puis sans vous faire du tort, Et moi-même et par moi, ferai voir que je brûle, Moi-même, forcerai cette jeune incrédule, À voir ma passion claire comme le jour [p. 41 = p. 42] 680 Sans prendre à la raison pour donner à l’amour. Mes Oncles, il est juste et plus que raisonnable, De ne pas mépriser une Nymphe adorable, Dont la compassion nous daigne secourir, Elle a blessé la bête, et je l’ai fait mourir, 685 Nous triomphons tous deux de toute l’aventure, Madame est couronnée, et j’emporte la hure, On lui donne son prix, je lui cède le mien, Souffrez que j’en dispose, et laissez-lui son bien. Quand de notre victoire elle n’eut été cause, 690 Le sexe, et la beauté méritaient quelque chose : À ces jeunes héros ma procédure plaît, Sans voir ce qu’elle a fait, pensez à ce qu’elle est, Regardez si pour elle on peut et doit moins faire, Et vous confesserez loin d’en être en colère, 695 La voyant éclater mieux que l’Astre du jour, Que la même raison donnerait à l’amour. 67 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « incommodoit » pour conserver la rime. <?page no="412"?> MÉLÉAGRE 411 THÉSÉE. Flattons à peu de frais son ardeur violente, Oui j’en cède ma part à la belle Atalante. JASON. Je confesse tout haut que je n’y prétends rien. TOXÉE. 700 Et moi j’ai résolu de défendre mon bien. [p. 42 = p. 43] 68 PLEXIPE. Elle ne l’aura pas ou j’y perdrai la vie. ATALANTE. Que la mienne déjà ne m’est-elle ravie, Plutôt que de causer vos funestes débats ? MÉLÉAGRE. Gardez-la bien, Madame, et ne la rendez pas, 705 Permettez s’il vous plaît que la raison vous guide, Au don que j’en ai fait la justice préside, Et je vous la demande, accordez-moi ce point. De grâce. TOXÉE. Mon Neveu, cela ne sera point. MÉLÉAGRE. Je ne souffrirais pas qu’on lui fit insolence. PLEXIPE, arrache la hure à Atalante et s’enfuit, son frère le suit, et Méléagre après 69 . 710 Mon frère elle est à nous, fuyons sa violence. THÉSÉE. Ils se connaissent bien, retirons-nous Jason. [p. 44] Et ne servons jamais une ingrate maison. 68 Cette erreur de pagination se corrige après cette page. 69 « À elle, ils refusent le présent, à lui, le droit de l’offrir » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 436). <?page no="413"?> 412 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE III. ATALANTE, seule. Que ton cœur est touché d’une crainte puissante, Et que tu fais de mal, misérable Innocente ? 715 Fallait-il souhaiter un vain titre, un vain rang, Pour voir à ton sujet le sang, contre le sang ? Que tu vas bien payer de honte et de misère, Cet éclat sourcilleux 70 , cette noble chimère ? Et que ta passion éprouve déjà bien 720 Que le bien qui tourmente est un étrange bien ! Ils sont deux contre lui, bons Dieux ! est-il possible, De respirer encore à moins qu’être insensible ? S’il meurt il peut bien dire, ô douleur ! ô transport ! La cruelle Atalante est cause de ma mort ; 725 Si de ces insolents il réprime l’audace, Mais quoiqu’il en arrive et qu’est-ce ? et que sera-ce ? Je crains de tous côtés un triste événement, Mais hélas s’il mourait, je mourrais doublement, Un tendre sentiment dans mon cœur vient de naître, 730 Ou pour un homicide, ou pour un mort peut-être. [p. 45] ************************** SCÈNE IV. MÉLÉAGRE. ATALANTE. MÉLÉAGRE, revient l’épée sanglante et la hure en sa main. Le sang de l’un et l’autre a lavé ce forfait, Les perfides sont morts 71 . 70 « Il se dit que figurément et poétiquement, pour dire, Haut élevé ; et il n’est guère en usage que dans ces phrases. Monts sourcilleux, montagnes sourcilleuses, rochers sourcilleux, roches sourcilleuses » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 191). 71 « Le descendant de Mars ne supporta pas l’affront et, gonflé de colère, grinçant des dents, il dit : “Ravisseurs de l’honneur d’autrui, apprenez quelle distance sépare les faits et les menaces.” Et de son arme funeste, il transperça le cœur de Plexippus qui ne s’y attendait pas. Toxeus ne savait que faire, voulant à la <?page no="414"?> MÉLÉAGRE 413 ATALANTE. Hé dieux ! qu’avez-vous fait ? Je craignais deux grands maux, leur trépas et le vôtre Mais si je meurs de l’un, qu’eussè-je fait pour l’autre ? 735 Bien qu’il semble avancer mes jours infortunés, Je n’ai pas tout perdu puisque vous revenez. MÉLÉAGRE. Oui je reviens, Madame, et vous rends la victoire, Dont cet orgueilleux sang a relevé la gloire. ATALANTE. C’est le vôtre. MÉLÉAGRE. Le mien ? et ne savez-vous pas 740 Qu’il est respectueux à vos moindres appâts, [p. 46] Qu’il ne se porte point à telle violence, Et qu’il brûle d’amour, et non pas d’insolence ? Mon sang nourrit pour vous un brasier immortel. Et ce serait mon sang s’il avait été tel, 745 Enfin j’en ai trempé ma vengeresse lame, Et j’ai sauvé le bien que je vous rends Madame. ATALANTE. Hélas ce triste bien m’est tristement rendu, Et qui le sauve ainsi devrait l’avoir perdu, Mais que dira la Reine en sachant la nouvelle ? MÉLÉAGRE. 750 S’ils avaient entrepris de me faire querelle, Il fallait m’offenser avec plus de couleur, Et si j’ai mon devoir, ils ont aussi le leur, Je sais de quel lien en nous serait la nature, Mais ma vengeance est juste en pareille aventure, 755 Elle rompt sans faillir cette étroite union, Et la permet au sang une rébellion, Mais changeons de discours, et que votre ennui cesse, fois venger son frère et redoutant de subir le même sort. Le héros ne le laisse pas hésiter longtemps et, dans le sang fraternel réchauffe son javelot encore chaud du meurtre précédent » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 437- 444). <?page no="415"?> 414 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Sera-ce pour toujours, Adorable Princesse, Que mon demi bonheur ne voudra m’obliger 760 Qu’à vous faire justice, ou bien à vous venger ? Ne vous rendrai-je point quelque parfait service, Et que ma passion toute seule fournisse ; Ou l’amour agissant de son simple pouvoir, [p. 47] N’ait rien à démêler avecque le devoir ? 765 Qu’ai-je fait aujourd’hui de grand de nécessaire, Qu’un devoir bien commun ne m’eut forcé de faire, Dans le parfait bonheur où mon âme a vécu, Je vous ai couronnée, et vous avez vaincu, J’ai tué le Sanglier, vous en donnant la hure 770 Il a reçu de vous sa première blessure, J’ai mis avec mon cœur ce présent à vos pieds, Et je vous ai rendu ce que vous méritiez, De vos divines mains des gens l’ont arrachée, Et je les ai punis de vous avoir fâchée, 775 D’une vie amoureuse, ô l’inutile jour Où j’ai peu fait pour vous, et moins pour mon amour 72 ! ATALANTE. Vous pouvez me réduire en me voulant confondre À la nécessité de ne pouvoir répondre, Si vous voulez nier que vous ayez fait rien, 780 Après m’avoir servie, et trop mal, et trop bien, Mais s’il vous plaît aussi que je vous reconnaisse, Et que dans son beau jour votre fait m’apparaisse, Ma bouche vous dire pour tout remerciement, Que mon cœur en conçoit un vrai ressentiment ; 785 Et si vous voulez bien qu’avec quelque apparence, J’égale le service à la reconnaissance, Mon âme entièrement à vos yeux s’ouvrira, Et vous estimerez ce qui me coûtera, [p. 48] Vous verrez les rayons d’une flamme assez prompte, 790 Les agitations d’une débile honte, Et le grand embarras qui se fait dans un cœur, Dont une passion déloge la pudeur, Bien plus (me résoudrai-je à franchir ces limites ? 72 Méléagre semble être nonchalant à propos des deux meurtres qu’il vient de commettre, parlant comme s’il ne comprenait pas pleinement la gravité de la situation. <?page no="416"?> MÉLÉAGRE 415 Oui la raison l’ordonne, ainsi que vos mérites, 795 Et si c’est un péché d’aimer ce qui le vaut, Il n’en est pas plus grand pour le dire tout haut) Vous verrez que pour vous ma flamme est assez forte, Et qu’elle va si loin, que même elle se 73 porte, Jusqu’à ces mouvements recelés dans le fonds, 800 Que nous n’exprimons pas, et que nous ressentons. Jugez après cela de quoi je suis capable, Et si je vous doit plus, que je suis insolvable 74 . MÉLÉAGRE. Ô Dieux ! pour n’être pas tout à fait transporté J’appelle de l’excès d’une telle bonté, 805 Mêlez de l’amertume au bien qu’amour m’envoie, Et ne me faites pas mourir d’un coup de joie, Paroles dont la force ouvrirait des cercueils, Et de mon désespoir invisibles écueils, Que je serais heureux, adorables fumées, 810 Si je respirais l’air dont on vous a formées, Beaux mots, que n’êtes-vous mille fois prononcés Et pourquoi mourez-vous si tôt que vous naissez ? Mais, au nom de l’Amour, quand sera-ce Madame, [p. 49] Que vous me ferez voir qu’ils sont partis de l’âme, 815 Puisque vous connaissez la grandeur de mon sang, Et que ma passion est digne de mon rang ? ATALANTE. Je ne vous montre pas des sentiments si fermes, Et ne vous parle pas en de semblables termes, Pour ne vous point donner ni mon cœur, ni ma foi. MÉLÉAGRE. 820 Et je vous donne tout lorsque je les reçois. ATALANTE. Mais à quoi pensons-nous en l’état que nous sommes, Funestes instruments de la mort de deux hommes, De nous entretenir et de noce, et d’Amour, 73 Nous avons remplacé « le » par « se ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 74 Insolvable : « Qui n’a pas de quoi payer » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 492). <?page no="417"?> 416 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Surtout quand votre crime a fait bruit 75 à la Cour ? 825 La Reine qui le sait peut-être vous déteste Et je crains là-dessus quelque accident funeste. MÉLÉAGRE. La Reine les aimait, et je ne doute pas, Que me sachant l’auteur de ce double trépas, Il me faille essuyer des foudres de colère, 830 Mais je suis toujours fils comme elle est toujours mère, Retournons au Château, si je n’apaise tout, Malaisément un autre en viendra -t-il à bout. [p. 50] ATALANTE. J’appréhende beaucoup du côté de la Reine. Mais faites juste Ciel, que ma crainte soit vaine. FIN. DU. III. ACTE. 75 Nous avons remplacé « a bruit fait » par « a fait bruit ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. <?page no="418"?> MÉLÉAGRE 417 [p. 51] ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. ALTÉE. DÉJANIRE. ACASTE. ALTÉE, toute en désordre. 835 Où sont-ils, ou sont-ils ? ACASTE. Madame, c’est plus loin, Que d’un tel accident j’ai paru le témoin 76 . ALTÉE. Ô des pressentiments de mon sort lamentable, Suite toute funeste, et toute pitoyable, Qui pour combler mes jours d’un éternel souci, 840 À mon très grand malheur n’a que trop réussi, [p. 52] Puis-je bien soutenir le coup que tu m’envoies, Ciel ennemi juré de mes plus tendres joies, Qui sans avoir tonné sur mes pieux désirs, En écoutant mes vœux foudroyais mes plaisirs ! 845 Ton front me paraissait si serein et si calme, Tu donnais le cyprès en présentant la palme, Je semblais de tes soins être l’unique objet, Et j’accusais mes yeux de pleurer sans sujet, Mais j’en faisais sortir une double rivière, 850 Lorsque tu m’en formais la cruelle matière, Injuste auteur des maux qu’on me voit ressentir, Lâche qui m’as frappé sans m’en faire avertir, Et dont la cruauté. DÉJANIRE, tout bas. Dieux ! comme elle blasphème. ALTÉE, poursuit. Se plaît à m’arracher moi-même de moi-même, 855 Mais que dis-je ? ou m’emporte une aveugle douleur, Qui ne discerne pas ce qui fait son malheur ? 76 La reine ignore que c’est Méléagre, plutôt que le sanglier, qui a tué ses deux frères. Voir infra les vers 885-887. <?page no="419"?> 418 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ma propre destinée a fait mon aventure, Le Ciel est innocent de tout ce que j’endure, Ou si pour mon naufrage il doit être accusé, 860 C’est de l’avoir permis, non de l’avoir causé, Mais quoi je me plaindrais d’une vulgaire chose, La fortune travaille, et le ciel se repose, [p. 53] Il voit agir souvent la colère du sort, Et s’il n’oblige pas, il ne fait point de tort. 865 Bien loin de l’accuser par un injuste plainte, C’est lui qui m’a donné ces mouvements de crainte, Il m’a touché le cœur mille fois aujourd’hui, Et cent avis secrets me sont venus de lui. Mais rien ne m’a servi, la prévoyance humaine 870 Soulage rarement, et croît toujours la peine. Aussi qui peut fuir des maux envenimés 77 , Dont même on est atteint devant qu’ils soient formés, Tous deux ? ha c’est ici que l’ingrate fortune, Exerce puissamment sa dernière rancune ! 875 Voilà de sa colère un effet non commun, Et c’était là le coup de n’en laisser pas un ; Ce serait un malheur trop petit que le nôtre, Et le salut de l’un consolerait de l’autre, Sa rage, si des deux un seul m’était resté 880 N’aurait pas le plaisir de m’avoir tout ôté, Il fallait qu’un Sanglier faisant ces deux carnages, Par son commandement me fit de vrais outrages, Et que son écumant, et furieux pouvoir, Déchirât avec eux ce que j’avais d’espoir. ACASTE, à Déjanire assez bas. 885 Madame ne sait pas que le prince lui-même, Les a tués tous deux dans sa colère extrême, Mais croit que le Sanglier ait abrégé leurs jours, [p. 54] DÉJANIRE. Elle a cette créance, et l’eut-elle toujours ! Garde qu’imprudemment ta voix ne le révèle. ALTÉE. 890 Nous apprenons, ma ville, une étrange nouvelle, 77 Envenimé : rendu plus douloureux, plus difficile à guérir. <?page no="420"?> MÉLÉAGRE 419 Nous réservions ce jour comme un jour de bonheur, Au triomphe brillant, à la gloire, à l’honneur, Qui devaient de mon fils illustrer la victoire, Quel triomphe ! quel jour ! quel honneur ! quelle gloire ! 895 Le jour est malheureux qui luit à tant de deuil, La gloire à regretter ouvrant double cercueil, L’honneur qui fait pleurer n’est ni beau ni célèbre, Et le triomphe est laid dont la pompe est funèbre, Arrosons de nos pleurs de si tristes lauriers, 900 Et rendons à la mort les offices derniers. DÉJANIRE. Madame, j’ai ma part à toutes 78 vos alarmes, Mes larmes ont l’honneur d’accompagner vos larmes, Et votre majesté me pardonnera bien, Si je dis que mon mal est plus grand que le sien, 905 Avecque mon fardeau j’en porte encore un autre, Puisqu’avec ma douleur je sens aussi la vôtre, Que ma compassion considère en un point, Dont je sais qu’en effet d’autres n’approchent point, [p. 55] Mais que votre bonté souffre que je vous dis, 910 Qu’il ne faut pas soi-même aigrir sa maladie, Et qu’en des accidents dont le coup est pareil, La raison doit fournir un soudain appareil, Et surtout (permettez que je vous le propose) Il faut tout pardonner à quiconque en est cause 79 , 915 Puisque le maltalent 80 qui vous en resterait, Vous satisferait moins qu’il ne vous troublerait. ALTÉE. Quoi pardonner aux dieux ? ha simple Déjanire, Quelle est votre pensée, et que voulez-vous dire ? Le pardon serait vain qu’on leur voudrait offrir, 920 S’ils ont droit de tout faire, et qu’on doit tout souffrir. 78 Nous avons remplacé « toute » par « toutes ». 79 Déjanire essaie de préparer la reine à la nouvelle que son fils est responsable des meurtres, en insistant sur l’idée que gracier le meurtrier est la meilleure voie à suivre. 80 « Rancune, animosité, mauvaise volonté contre quelqu’un » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 527). <?page no="421"?> 420 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET DÉJANIRE. Vous ne m’entendez pas. ALTÉE. Mais Acaste, de grâce, Montre-moi cette triste, et malheureuse place. ACASTE. Je vous y vais mener. ALTÉE. Prenez-en le souci. [p. 56] Pour vous, ni venez point, mais demeurez ici. DÉJANIRE. 925 Hé pourquoi ? ALTÉE. Demeurez, qu’en ce lieu l’on m’attende. DÉJANIRE. Madame, s’il vous plaît. ALTÉE. Non je vous le commande, Par ces objets sanglants que je m’apprête à voir, Ce jeune, et faible esprit pourrait bien s’émouvoir. ******************************* SCÈNE III. DÉJANIRE, seule. Appui de l’Univers, divine providence, 930 Qui confonds les desseins de l’humaine prudence, Détermine à son point un bizarre destin, Et conclus notre sort par une heureuse fin, [p. 57] Plus mon esprit y pense, et là-dessus raisonne, Moins j’y trouve de jour, et plus je m’en étonne, 935 Nous étions affligés d’un mal pernicieux, Un pire nous en sauve, et nous tourmente mieux, Méléagre s’acquiert du blâme, et de l’estime <?page no="422"?> MÉLÉAGRE 421 Fait un coup de mérite, et puis commet un crime, Et confondant le vice avecque la vertu, 940 Mes Oncles sont tués, le Sanglier abattu : J’ai pitié de la Reine, et je crains pour mon frère, Quand elle s’instruira de ce triste mystère, Elle parle de lui comme d’un fils bien cher, Et de ses frères morts préparant le bûcher, 945 Ignorante qu’elle est du secret de la chose, D’un effet qu’elle plaint elle bénit la cause, Ha Dieux elle revient ! [p. 58] ******************************* SCÈNE III. ALTÉE. ACASTE. DÉJANIRE. MÉLÉAGRE, ET ATALANTE. Entrant tous deux par un autre côté. ACASTE. Quelqu’un assurément Les aura fait porter à leur appartement. ALTÉE. En ce triste devoir on m’aura prévenue, 950 Allons-nous-en les voir : Mais, bons Dieux, quelle vue ! ATALANTE, à Méléagre. Mettez-vous en état d’impétrer 81 un pardon. ALTÉE. Ha, mon fils est-ce vous ? [p. 59] ATALANTE. J’espère de ce nom. MÉLÉAGRE. Sans un cruel malheur dont je porte le blâme, En cette qualité ce serait moi, madame : 81 « Obtenir en suppléant » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 590). <?page no="423"?> 422 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 955 Mais parce que j’ai fait, et parce que je vois, Je crains très justement que ce ne soit plus moi, Je ne puis apporter qu’une mauvaise excuse, Et pour bien me défendre, il faut que je m’accuse ; Oui, Madame, et ma mère (endurez s’il vous plaît 960 Que j’use de ce mot doux, et fort comme il est) Oui mes Oncles sont morts par un malheur extrême, Et si vous les pleurez, je les pleure moi-même, Mon cœur en est outré par un regret amer, Que ma voix sans mon cœur ne peut bien exprimer, 965 Mais croyez s’il vous plaît, et je vous en conjure, Que tout ce qui causa la funeste aventure, D’où votre affliction, et d’où la mienne part, Ce fut une insolence où je n’eus point de part, Et de l’âme, et du cœur je vous ai respectée, 970 Par là mon espérance est doucement tentée, Et l’on peut remarquer qu’en tout ce que je fis, Étant mauvais Neveu, je fus toujours bon fils, Méléagre jamais de la moindre pensée, Ne crut en ce qu’il fit vous avoir offensée. [p. 60] 975 Et faisant éclater votre courroux sur lui, Vous ne sauriez venger que l’injure d’autrui. Contre vous toutefois je m’estime coupable, Afin de n’être pas du pardon incapable, Et que votre pitié daigne bien m’accorder, 980 La grâce qu’à genoux j’ose lui demander : Mais en dois-je espérer une faveur légère, Quand le fils suppliant est aux pieds de la mère, Et que m’emporterai-je en un point où je vois, Que votre propre sang intercède pour moi ? ALTÉE. 985 Illustre, et cher paiement de mes chères souffrances, Où viennent aboutir toutes mes espérances, Je ne t’accuse point d’avoir fait ma douleur, Et ne te blâme point de mon propre malheur, Le Ciel répand sur moi sa cruelle rancune, 990 Et tu ne réponds pas des coups de la fortune, De ces visibles traits je suis le triste blanc, C’est elle qui me frappe, et ce n’est pas mon sang, Elle est mon ennemie, et si j’ai peine même À la pouvoir haïr voyant comme elle t’aime, <?page no="424"?> MÉLÉAGRE 423 995 Et comme en m’outrageant elle te satisfait, Et paye de ton bien le mal qu’elle me fait, Sur mes plus doux trésors l’inhumaine foudroie, Mais elle te remplit de bonheur, et de joie, [p. 61] Et lui disant injure il me faut la flatter, 1000 Puisqu’il me reste en toi ce qu’elle peut m’ôter, Et que ton cher salut qu’elle-même ménage, Empêche ma douleur de défier sa rage. Pourtant je m’en dédis puisque je reconnais, Que l’ingrate qu’elle est ne peut rien dessus toi. 1005 Mais pense mieux des pleurs dont tu me vois baignée, Et qu’en te regardant je suis bien éloignée, De te juger auteur de ce coup si fatal, Et de croire mon bien la cause de mon mal, Je sais que tes parents marchèrent sur ta trace, 1010 En cette glorieuse, et déplorable chasse, Qu’ils furent avec toi, qu’ils suivirent tes pas, Que tu reviens sans eux, qu’ils ne te suivent pas, Que leur mauvais génie ennemi de leur gloire, Fait d’un jour éclatant une nuit triste et noire, 1015 Que leur témérité ne se peut excuser, Mais je sais bien aussi qui j’en dois accuser. ATALANTE. Madame, rien que moi. ALTÉE. De ce malheur extrême, Je n’en dois, je n’en veux accuser que moi-même, Et t’accorde un pardon te voyant en ce point, 1020 Que n’ayant pas failli tu ne mérites point 82 . [p. 62] ATALANTE. Ô bonté merveilleuse ! MÉLÉAGRE, à Atalante. Hé bien que vous ensemble ! 82 La reine pardonne à son fils. Toutefois, elle ignore toujours que c’est lui le meurtrier et pense qu’il fait allusion à une culpabilité générale pour la mort des deux oncles. <?page no="425"?> 424 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET DÉJANIRE, à Acaste. Ils ne s’entendent pas, et se parlent ensemble, Et fasse le destin pour le bien de nos jours, Que l’équivoque entr’eux puisse durer toujours. ALTÉE, à Méléagre. 1025 Vois mon sang bien aimé, que j’ai pour ta personne, Les tendres sentiments que la nature donne, Et que mon amitié ne veut rien épargner, Dans les occasions de te le témoigner, Victorieux objet, Princesse que j’embrasse, 1030 Mon âme par ma voix vous demande une grâce. ATALANTE. Et moi je mets aux pieds de votre Majesté Mon âme, mes désirs, mon cœur, ma volonté. ALTÉE. Me la promettez-vous ? [p. 63] ATALANTE. Madame, je suis prête, À vous sacrifier, et mon sang, et ma tête. ALTÉE. 1035 Je n’ai pas contre vous un si cruel dessein, Approchez seulement, et donnez votre main, Souffrez que Méléagre aussi donne la sienne, Qu’ainsi que vos deux mains votre foi s’entretienne, Et que dès aujourd’hui pour obliger mes vœux, 1040 Le flambeau de l’hymen éclaire sur vous deux, Vous me l’avez promis. ATALANTE. Et je consens Madame, Que votre Majesté dispose de mon âme. MÉLÉAGRE. Ô sang ! de quels effets ne viens-tu pas à bout. ALTÉE. Je n’ai plus qu’à pleurer ayant mis ordre à tout. <?page no="426"?> MÉLÉAGRE 425 ATALANTE. 1045 Et moi je n’aurais plus qu’à goûter une joie, Pure, et telle en effet que le Ciel me l’envoie, [p. 64] Si j’avais ce bonheur que quelque autre que moi, Eut formé le sujet des larmes que je vois, Car, Madame, il est vrai qu’alors que je médite, 1050 Sur le présent fatal d’une hure maudite, Qui cause la douleur que votre âme ressent, Dont je me reconnais le principe innocent, Quelque si doux plaisir qui se mêle à ma vie, Je n’ai de la goûter le pouvoir ni l’envie, 1055 Mon cœur de ses douceurs n’est que mal satisfait, Et je la hais toujours du mal qu’elle vous fait, De vos injustes maux portant le juste blâme. ALTÉE. Vous, ma fille, et pourquoi ? MÉLÉAGRE. N’en croyez rien, Madame. C’est la bonté qui parle, et sa même bonté 1060 Se plaît à se charger de mon iniquité, Mais on ne sait que trop que ma fatale épée, Des jours de mes parents a la trame coupée 83 En dépit seulement de leur esprit jaloux, Dont le trop d’insolence attira mon courroux 84 . ALTÉE. 1065 Quoi c’est vous ? ô grand Dieux ! Ha que ne suis-je morte ! [p. 65] MÉLÉAGRE. Votre même regret m’afflige, et me transporte. ALTÉE. Cieux, tonnez, foudroyez. MÉLÉAGRE. Hé qu’est-ce que je vois ? 83 C’est-à-dire : « Mais on ne sait que trop que ma fatale épée a coupé la trame des jours de mes parents (mes oncles) ». 84 Méléagre avoue avoir tué ses oncles insolents qui étaient jaloux du succès d’Atalante. <?page no="427"?> 426 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ATALANTE. Ha comme elle est changée ! ALTÉE, se palmant. Ô terre, engloutis-moi ! DÉJANIRE, la soutenant à Méléagre. Considère, cruel, que ce cœur qui trépasse 1070 A jugé le Sanglier auteur de sa disgrâce ; Et n’a pas estimé ton courage inhumain, Jusqu’au point que leur mort fut un coup de ta main. ATALANTE. Elle s’est donc méprise, ô pitoyable chose ! Ô de nouveau malheur toujours nouvelle cause ! 1075 Que n’ai-je été muette en ce fatal moment. [p. 66] ALTÉE, fumeuse. Quoi monstre que je fis, pour mon propre tourment, Aux lois de la nature affront irréparable, Et d’un cœur maternel repentir exécrable, Une juste pitié n’a donc su te toucher, 1080 Tigre, qui bois ton sang, et qui manges ta chair ! Tu traites tes parents comme tes adversaires, Et tu laves tes mains dans le sang de mes frères, Doublement parricide, assassin monstrueux, Je te donne une vie, et tu m’en ôtes deux ! 1085 Mais je ne prétends pas, abominable peste, Te faire bon marché de celle qui me reste, Tu veux avoir mon cœur, tu le veux arracher, Mais tiens pour assuré qu’il te coûtera cher. Sus 85 fus résolument il faut que j’abandonne 1090 Tous ces vains sentiments qu’un vain titre me donne, Je ne tiens plus au sang que d’un faible lien, Et me sens peu de chose à qui ne m’est plus rien. Mornes divinités, vengeances effroyables, Qui tourmentez là-bas des Ombres 86 pitoyables, 1095 Venez venez en foule, entrez-moi dans le sein, 85 « Interjection, dont on se sert pour exhorter, pour inciter. Sus, mes amis, sus donc, sus levez-vous, or sus dites-nous » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 518). 86 Nous avons remplacé « Ombre » par « Ombres ». <?page no="428"?> MÉLÉAGRE 427 Et de vos noirs flambeaux éclairez mon dessein, Servez la passion d’une sœur affligée, Et contre un enragé que je sois enragée, Rendons à la nature un devoir bien cuisant, 1100 Et faisons-la trembler en lui satisfaisant, [p. 67] Que des rages d’Enfer les sifflantes couleuvres 87 , D’un venin sale et noir empoisonnent mes œuvres, Qu’un crime contre nous soit par nous châtié, Enfin sans écouter ni raison, ni pitié, 1105 Faisons encore plus que l’ingrat n’a pu faire, Et de ce digne fils prouvons-nous digne mère. Quoi me crains-tu, Cruel ? non ne recule pas, Ne crains point que ma main te donne le trépas, Qu’à cet indigne office elle soit occupée, 1110 Ni que pour te punir je saute à ton épée, Ma seule passion pour faire ce qu’il faut, N’a qu’à joindre les mains, et regarder en haut, Ou si (de mon courroux Effroyable victime) Les Dieux qui l’ont permis autorisent ton crime ; 1115 Souviens-toi que sans eux quoiqu’il puisse avenir, J’ai de quoi me venger, et de quoi te punir 88 ; Et ne présume pas ma vengeance petite, Puisque j’ai même horreur pour ce que je médite, Sache que ma fureur ne se peut endormir, 1120 Et si tu t’aimes bien, commence de frémir. ATALANTE. Je n’ois 89 qu’avec frayeur ces terribles paroles, Dieux, rendez s’il vous plaît ses menaces frivoles. MÉLÉAGRE, à genoux. Reprenez-vous le bien que vous m’avez donné ? [p. 68] Et vous repentez-vous de m’avoir pardonné ? 87 Il s’agit des serpents non venimeux. Pourtant la reine parle du « venin sale et noir » des couleuvres. 88 La reine fait allusion au tison dont la durée, selon l’oracle, sera celle de la vie de son fils. À la naissance de son fils, elle avait retiré ce tison des flammes, l’avait éteint et l’avait caché au fond de son palais pour protéger Méléagre. La reine rappelle à son fils qu’elle a du pouvoir sur lui. 89 Le présent du verbe « ouïr ». <?page no="429"?> 428 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ALTÉE. 1125 Mon digne mouvement que le Ciel autorise, Fait d’une douleur juste une rage permise. DÉJANIRE. Comme soudainement ton teint vient de blêmir. ALTÉE. Oui si tu t’aimes bien, commence de frémir, Mais peux-tu si longtemps souffrir l’horrible vue 1130 D’un malheureux serpent dont le venin te tue ! De ce Monstre insolent fuis le coupable abord, Et ne tourne jamais tes yeux que sur sa mort. [p. 69] ******************************* SCÈNE IV. ATALANTE. MÉLÉAGRE. ATALANTE. Hé bien que pensez-vous d’une telle aventure ? MÉLÉAGRE. Laissons-y travailler le temps et la nature, 1135 Elle en doit recevoir un sensible conseil Et c’est là de nos maux le meilleur appareil. ATALANTE. La colère qu’elle a fait trembler Atalante. MÉLÉAGRE. Elle ne peut durer étant si violente. Nous pourrons sans l’aigrir en voir le cours cessé, 1140 Et l’on m’écoutera quand tout sera passé : Masi allons s’il vous plaît conclure l’hyménée, Qui doit rendre à jamais mon âme fortunée. [p. 70] Et pour ne rien troubler auparavant la nuit, Faisons que tout se passe, et sans pompe et sans bruit, 1145 Alors que nous verrons la tristesse finie, Nous donnerons du temps à la Cérémonie. <?page no="430"?> MÉLÉAGRE 429 ATALANTE. Empêche donc le Ciel favorable à nos vœux, Que ce ne soit un bien funeste à tous les deux. FIN DU IIII. ACTE. <?page no="431"?> 430 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 71] ACTE V. SCÈNE SECONDE. [= SCÈNE PREMIÈRE.] 90 MÉLÉAGRE ET ATALANTE, mariés. MÉLÉAGRE. Nous sommes beaucoup mieux dans cette verte plaine, 1150 Qu’au lieu qui retentit des clameurs de la Reine. M’empêchant de goûter assez paisiblement, Les sensibles douceurs de mon ravissement, Beaux arbres, belles fleurs, agréable verdure, Où l’œil de tout côté voit rire la nature, 1155 Cette divinité qui triomphe de moi, Par deux fois devant vous m’a présenté sa foi, Et vous êtes témoins, doux objets de ma vue Qu’elle me l’a donnée, et que je l’ai reçue [p. 72] Or c’est bien la raison que vous sachiez aussi, 1160 Que mes heureux projets ont fort bien réussi, Que je goûte un bonheur aux amants exemplaire, Et que mes doux travaux ont reçu leur salaire, Mon âme, qu’aucun bien ne nous soit interdit, Et redisons ici ce que nous avons dit. ATALANTE. 1165 Maintenant que le Ciel autorise ma flamme, Que je puis faire rougir manifester mon âme, Et vous en découvrir la glorieuse ardeur Sans que je fasse injure à l’honnête pudeur Je dois et veux tenir un plus libre langage, 1170 Et j’ai bien résolu d’en dire davantage, Pour vous rendre bien aise, et pour vous faire voir, Ma sensibilité comme votre pouvoir, À ne vous point mentir, vous reçûtes naguère, Une foi présentée à la façon vulgaire, 1175 Et je vous la donnai, mais vous l’aviez déjà, Car dès que je vous vis mon âme s’engagea, Et si dès ce moment ma timide pensée, Par une juste loi n’eut trop été forcée, J’eusse autrement parlé vous présentant ce bien, 90 Toutes les scènes de l’Acte V sont mal numérotées. <?page no="432"?> MÉLÉAGRE 431 1180 Et je n’eusse pas dit, tenez, mais gardez bien. De fait, quand le renom porta dans la province, Où mon père commande en qualité de prince, De votre affliction la connaissance à tous, [p. 73] On parla du Sanglier mais on parla de vous, 1185 Là ma naissante ardeur fit une jeune ruse, Et j’aimai le Sanglier à cause de l’excuse, Publiant hautement le dessein que j’avois 91 , D’épuiser contre lui ce glorieux carquois, Je couvris un beau feu d’une assez belle cendre, 1190 Et je ne vins chasser que pour me faire prendre. Qu’avez-vous ? MÉLÉAGRE. Je ne sais si ce charmant aveu, Cause en moi cette ardeur, mais je suis tout en feu, Continuez pourtant, et souffrez que je pâme, Dans ce divin récit qui transporte mon âme. ATALANTE. 1195 Que vous êtes changé ! bons Dieux ! hé qu’avez-vous ? MÉLÉAGRE. Je brûle, mais parlez, ce discours m’est si doux. ATALANTE. Hélas ! que puis-je dire en l’état où vous êtes, Et surtout regardant quelle mine vous faites ! [p. 74] MÉLÉAGRE. Ô Ciel ! je n’en puis plus, je souffre des douleurs, 1200 Qui de ma mère même arracheraient des pleurs, De moment en moment tous mes maux s’accumulent, Et mon corps se consomme, et mes entrailles brûlent 92 . ATALANTE. Hé d’où vous peut venir un si soudain tourment ? 91 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « avois » pour conserver la rime. 92 Méléagre commence à comprendre la gravité de sa situation. De la nonchalance à l’angoisse mentale, l’attitude du héros face à son état actuel couvre toute la gamme du spectre émotionnel. <?page no="433"?> 432 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET MÉLÉAGRE. Ha le courroux du Ciel frappe visiblement ! 1205 Il compose le feu dont l’ardeur me consume, Et le vœu maternel est tout ce qui l’allume : Chère foi, que je garde, agréable dépôt, Faut-il se disposer à vous rendre si tôt, Hélas ! vous ne venez que de m’être donnée 1210 Et déjà le trépas rompt ce bel hyménée, Innocentes douceurs, et que j’allais goûter, Combien j’ai de regret qu’il vous faille quitter, Et que si lâchement d’un corps une âme sorte, Sans vous avoir montré l’amour qu’elle vous porte ! ATALANTE. 1215 Quoi m’allez-vous quitter ? cédez-vous à ce feu ? Et ce que je vous suis le serai-je si peu ? Quoi faut-il que le sort du mal où je me trouve, [p. 75] Me déclare en un jour, Amante, Femme, et veuve ? Que le Ciel de mon bien jalousement outré, 1220 Au lieu de me donner m’ait seulement montré ? Qu’un injuste cercueil couvre une belle vie, Et que j’avais rendue, et que j’avais ravie ? Qu’on renverse un bonheur qui vient d’être debout, Bref que je gagne tout, et que je perde tout ! 1225 Non non, mon cher mari, je suis bien assurée, Que mes jours, et les tiens auront même durée, Et quand bien tu serais en un plus triste point, Le regret de ta mort ne me restera point, Car fusses-tu brûlé par des flammes plus vives, 1230 Je mourrai devant toi quelque peu que tu vives. MÉLÉAGRE. Ha ! mots qui me fendez le cœur par la moitié Et qui m’attendrissez d’amour, et de pitié, Hélas ne sortez plus de cette belle bouche, Qui fait voir qu’elle m’aime, et que mon mal l’attouche, 1235 Et ne me montrez pas quand je tombe aux enfers, Le magnifique prix du trésor que je pers, Va, laisse-moi mourir, ma gloire est consommée, Et j’ai vécu beaucoup t’ayant beaucoup aimée, J’avais à le prouver, et si je l’eusse fait, 1240 En dépit du destin je mourrais satisfait, <?page no="434"?> MÉLÉAGRE 433 Non, trop aimable objet de l’ennui qui me presse, Ce n’est point le regret de perdre une jeunesse, [p. 76] Dont la gloire et l’amour furent tout l’ornement Qui fait que je m’attriste en ce dernier moment, 1245 Je n’appelle mon sort ni cruel, ni barbare, Je me plains seulement du coup qui nous sépare ; Voilà ce qui me trouble, et qui m’afflige tant, C’est tout ce que ma vie a d’amer me quittant, Et je me la tiendrais suffisamment rendue 1250 Si tu me demeurais quand je l’aurai perdue. ATALANTE. Crois quand mon cher mari se sera plus vivant, Que si je ne le suis, j’aurai marché devant, Je n’ai pas dans le cœur une pudique flamme, Je ne t’ai pas donné ni ma foi, ni mon 93 âme, 1255 Et le Ciel invoqué n’en fut pas le témoin, Pour me voir lâchement te manquer au besoin, Si jamais. MÉLÉAGRE. Dieux, je sens ma vigueur amortie, Ô douleur peu connue, et beaucoup ressentie ! C’en est fait, peu s’en faut, mène-moi, mon souci, 1260 Dedans cette cabane assez proche d’ici, Là pour me soulager de ma peine profonde, Je verrai mes amis, mes sœurs, et tout le monde, Là je serai témoin de leurs derniers regrets, Et nous disposerons de nos chers intérêts, [p. 77] 1265 Mais surtout, et le Ciel veut bien que je l’espère, Que je puisse parler à la Reine ma mère, Que je baise sa main étant près du trépas, Et qu’enfin sa pitié ne le dédaigne pas 94 . ATALANTE. Ô désastre plus fort que raison, ni courage ! 1270 Funeste, pitoyable, et triste mariage, 93 Nous avons remplacé « nom » par « mon ». Ce changement est identifié par Benserade dans sa liste des fautes d’impression. 94 Le héros exprime maintenant l’espoir que sa mère sera miséricordieuse dans son jugement des meurtres. <?page no="435"?> 434 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Où tout ce que la femme a de cher, et de doux, Est de fermer les yeux à son mourant époux ! ******************************* SCÈNE III. [= SCÈNE II.] ALTÉE, seule et le tison ardent 95 à la main. Seule, et sans être ouïe, accomplis ta vengeance, Porte la furieuse, au-delà de l’offense, 1275 Laisse brûler ce bois et croître ton forfait, Et t’en empêche point l’épouvantable effet. Pieuse impiété, noire, et terrible source, D’où ma juste fureur prend sa damnable course, Vois si mon sacrifice, et te charme, et te plaît 1280 Et regarde surtout quelle victime c’est, Enfer, où l’on reçoit sa peine légitime, [p. 78] Vois la punition plus noire que le crime, Contemple avec frayeur ce qu’une mère fait, Et frémis en voyant ce qui la satisfait, 1285 Qu’elle trouve commun ce qui te semble étrange, Vois vois que je me venge, et comment je me venge, Je sais bien que j’entasse horreur dessus horreur, Et mets meurtre sus meurtre, et fureur sus fureur. Mais par là seulement ma rage est assoupie, 1290 Et je veux accabler une maison impie. Ha fils ! mais bien plutôt montre qui m’est hideux, Puisque ce nom si beau périt entre nous deux, Qu’autrefois ne laissai-je au milieu de la flamme, Ce bois où les trois fleurs 96 attachèrent ta trame, 1295 Pourquoi ma piété l’ôta-t-elle du feu, Hélas j’en avais trop ! hélas j’en ai trop peu ! Sa conservation fut toute mon envie, Et tu me dois deux fois ta misérable vie, Ô cruelle pensée en l’état où je suis ! 1300 C’est par mon seul moyen que tu vécus depuis, Et j’ai ce déplaisir, où ton péché me l’ôte, De voir que tu ne meurs que par ta propre faute. 95 Ardent : « Qui est en feu, allumé, enflammé » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 50). De toute évidence, la reine a rallumé le tison, mettant la vie de son fils en danger. 96 C’est une allusion aux trois Parques. Voir supra les notes 22 et 26. <?page no="436"?> MÉLÉAGRE 435 Que dis-je ? mais que fais-je ? il vit, et va périr, Faut-il qu’il vive encore ou doit-il pas mourir, 1305 Je me sens agitée 97 de passion diverse, Un rayon de pitié s’en vient à la traverse, Qui m’attendrit le cœur d’un si sensible effort, Que je mets en balance et sa vie et sa mort, [p. 79] Je cause sa disgrâce, et vois que j’en soupire, 1310 Ha le tison se brûle ! ******************************* SCÈNE IV. [= SCÈNE III.] DÉJANIRE, à courant. Ha Méléagre expire ! ALTÉE. Ôtant le tison du feu et l’éteignant dans une fontaine. Conserve-lui sa vie et d’un remords nouveau, Tire ce bois fatal, et l’éteins dedans l’eau. DÉJANIRE. Madame, tout s’afflige, et tous se désespère, Des soudaines douleurs qui tourmentent mon frère, 1315 Dont le cours par sa mort sera tôt accourci, Si vous plaît de le voir, il est bien près d’ici. ALTÉE. À son occasion je fais un sacrifice, Et cette triste vue accroîtrait mon supplice ; Retournez, vous verrez qu’il est mieux disposé. [p. 80] 1320 Et que déjà son mal est peut-être apaisé. DÉJANIRE, tout bas. La crainte qu’elle en a l’oblige de le croire, Ô qu’on lit dans ses yeux une passion noire ! ALTÉE. Si quelque doux relâche à ses tourments suivis, Prenez un peu le soin de m’en donner avis. 97 Nous avons remplacé « agiter » par « agitée ». <?page no="437"?> 436 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE V. [= SCÈNE IV.] ALTÉE, seule. 1325 Il ne sera pas dit qu’une cruelle envie Arme mes propres mains contre ma propre vie, Que je rende à ce point mon renom criminel, Et trahisse un devoir qui m’est si naturel, Non, mon âme renonce à son transport extrême, 1330 Et la force du sang est toujours elle-même, Ma colère se passe, et ma pitié revient, La nature demande, et la nature obtient 98 . Faire mourir un fils, ô penser détestable ! De quel étrange crime allais-je être coupable ! [p. 81] 1335 Après tout le plaisir qui m’en est arrivé Et l’avoir mis au monde et l’avoir élevé, Punir si rudement ce jeune et ce cher Prince Que comme son soleil regarde la Province, Et combler de tristesse, et d’un regret amer, 1340 Une épouse qu’il aime, et que je dois aimer : Enfin par le grand coup d’une furie extrême Et le ravir aux 99 siens et l’ôter à moi-même ? Non, non c’est mon ouvrage, et fut-il plus gâté, Suffit que je l’ai fait et qu’il m’a trop coûté, 1345 Gardons que dans ce bois ne reste une étincelle, Qui nuise à cette vie et si chère et si belle, Conservons un trésor qui fut déjà péri Enfin il est éteint. 98 Altée change d’avis, ses instincts maternels l’emportant sur ses devoirs de sœur. « Alors, quatre fois, elle tenta de poser la souche sur les flammes, quatre fois, elle se retint ; la mère et la sœur en elle sont en lutte, et entre ces deux noms un seul cœur est tiraillé en des sens opposés. Souvent la peur du crime qu’elle allait commettre la rendait livide, souvent aussi une colère brûlante lui rougissait les yeux, parfois son visage menaçant annonçait je ne sais quel acte cruel, parfois, on aurait pu croire qu’elle était pleine de compassion. Et quand l’ardeur sauvage de son cœur avait épuisé ses larmes, elle retrouvait pourtant encore des larmes » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 462-470). 99 Nous avons remplacé « au » par « aux ». <?page no="438"?> MÉLÉAGRE 437 ******************************* SCÈNE VI. [= SCÈNE V.] DÉJANIRE, fort gaie. Enfin il est guéri. Dans ce ravissement je doute si je veille 1350 Je vous apprends, Madame, une heureuse merveille, Son mal est grâce aux dieux tout à fait amendé, [p. 82] Et comme il était prompt, il a fort peu tardé. ALTÉE. J’en rends grâce au destin. DÉJANIRE. Vous plaît-il pas Madame, Contenter votre vue aussi bien que votre âme, 1355 De la félicité qui nous revient si tôt ? ALTÉE. Allez voir comme il est, je le verrai tantôt. ******************************* SCÈNE VII. [= SCÈNE VI.] ALTÉE 100 . La santé de ce fils est enfin revenue, Enfin il est guéri mais ton mal continue, Ton fils se porte bien, mais tes frères sont morts, 1360 Ha j’ai le cœur atteint de cent mille remords ! Ô trop indigne sœur ! ô maudite aventure, Où j’ai pour un moment fait grâce à la nature, Où des malheurs du fils la mère se repent ! [p. 83] Il faut que je t’étouffe, injurieux serpent ! 1365 Il faut que je soulage une douleur profonde, Tu n’es pas moins serpent pour t’avoir mis au monde, Un tel monstre que toi ne peut être sauvé, 100 C’est le troisième monologue prononcé par la reine dans cet acte. Une fois de plus, le personnage change d’avis, ses devoirs de sœur l’emportant sur ses instincts maternels. <?page no="439"?> 438 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Tu n’es pas moins serpent pour t’avoir élevé, Il faut en te tuant que j’ôte à ma province, 1370 Le malheureux espoir d’un si malheureux prince, Souffrir que ton épouse ait un regret amer, Aussi bien toi l’aimant je ne dois point l’aimer, Enfin par le grand coup d’une furie extrême, Et te ravir aux tiens, et t’ôter à moi-même, 1375 Oui, oui romps ton ouvrage étant ainsi gâté, Sans voir que tu l’as fait, et qu’il t’a tant coûté, Ravive dans ce bois de mortes étincelles, Éteintes qu’elles sont elles sont criminelles, Et remets dans le feu d’un cœur bien plus aigri, 1380 Ce malheureux trésor qui dût être péri, Cruel, que le Sanglier par un coup de défense, N’empêcha-t-il ma main de venger ton offense, Que n’a-t-il de ton corps fait cent mille morceaux, Sans que je sois contée au rang de tes bourreaux, 1385 Ton trépas me déplaît pour cette seule tâche, Et l’effet m’en ravit, mais la cause m’en fâche, Las ! ton corps innocent m’aurait été rendu, Et je t’aurais pleuré quand je t’aurais perdu, Au lieu que par ton crime on me verra contrainte, 1390 Et de rire à ta mort, et d’en causer l’atteinte, [p. 84] Mais j’appelle futur un coup effectué, Puisqu’il est déjà mort, et que je l’ai tué, À l’entour de ce bois la flamme vient de prendre 101 , Et de toute sa vie il reste un peu de cendre, 1395 De mon coupable fils les jours sont consommés, Et son trépas vous venge, ô frères trop aimés, Recevez de ma main l’offrande abominable, Sacrifice enragé d’une sœur misérable, Déjà le repentir qui bourrèle mon sein, 1400 Me retrace l’horreur de mon cruel dessein, Devoir mal expliqué ! vengeance trop amère, Par qui la mort du fils est l’œuvre de la mère ! Ô de deux amitiés trop indigne rapport ! Ha Dieux il est en cendre. 101 La reine a donc remis le tison au feu. « Sur ce, dos tourné, elle jeta d’une main tremblante dans les flammes le tison funèbre. Le bout de bois a poussé ou semble avoir poussé des gémissements et il s’est consumé, saisi par des flammes bien réticentes » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 511-514). <?page no="440"?> MÉLÉAGRE 439 ******************************* SCÈNE VIII. [= SCÈNE VII.] DÉJANIRE, éperdue. Ha, Madame, il est mort 102 , 1405 N’ayant pu soutenir une douleur si forte, Le voilà tel qu’il est qu’à vos yeux on apporte. [p. 85] À cause que lui-même en mourant l’a voulu. ALTÉE. Il faut pour cet 103 objet un cœur bien résolu. DÉJANIRE. Entre nous Atalante est plus morte que vive. ALTÉE. 1410 Allez la consoler jusqu’à tant que j’arrive. DÉJANIRE. Une autre s’il vous plaît en prendra le souci. ALTÉE. Allez, ma chère fille, et me laissez ici. 102 Dans les Métamorphoses, la mort du héros est décrite ainsi : « Inconscient et éloigné, Méléagre se consume à ce foyer et sent ses entrailles brûler sous l’effet d’un feu invisible. Tout en dominant avec courage d’immenses souffrances, il déplore cependant de succomber à une mort lâche, sans verser de sang, enviant les heureuses blessures d’Ancée. Prononçant ses dernières paroles, il appelle en gémissant son vieux père et ses frères, ses sœurs fidèles et son épouse, et peut-être même sa mère. Flammes et souffrances s’accroissent, puis se calment à nouveau . Elles se sont éteintes en même temps, et peu à peu l’esprit du héros s’en est allé dans l’air léger tandis que peu à peu une cendre blanche recouvre la braise » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 515-525). 103 Nous avons remplacé « cette » par « cet ». <?page no="441"?> 440 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 86] ************************** SCÈNE IX. [= SCÈNE VIII.] ET DERNIÈRE. PLAINTE D’ALTÉE SUR LE CORPS DE MÉLÉAGRE. STANCE 104 . Pitoyable jouet de ma rage inhumaine, Qui n’êtes maintenant qu’une ombre pâle et vaine 1415 Et faites sur mon âme un si sensible effort, Devais-je concevoir cette damnable envie, De vous ôter la vie, Pour mourir du regret de vous donner la mort ? Fallait-il par un coup plein d’horreur, et de blâme, 1420 Aux mânes fraternels sacrifier votre âme ? Non je ne sais que trop qu’il ne le fallait pas, [p. 87] Nature permettait, et rendait légitime. De pleurer votre crime, Mais elle défendait de venger leur trépas. 1425 Il fallait seulement vous punir par mes larmes, Et ne pas recourir à de mortelles armes, Me dépouillant pour vous d’une tendre douceur, Et je ne devais pas sans trop de violence, Mettre en même balance, 1430 Le devoir d’une mère, et l’amour d’une sœur. Vous voilà toutefois, et cette meurtrière Qui d’une ombre de mort couvre votre paupière, La voit avec douleur sur votre pâle teint, Et d’un crime si noir la seule repentance, 104 Ces stances sont de six vers (un sixain). Chaque stance se compose de cinq alexandrins (les premier, deuxième, troisième, quatrième et sixième vers) et d’un hexasyllabe (le cinquième vers). On trouve des rimes suivis (aa) et des rimes embrassés (bccb). <?page no="442"?> MÉLÉAGRE 441 1435 Met une différence, De celle qui vous tue, à celle qui vous plaint. C’est moi qui de vos jours romps la trame si belle Mais c’est moi qu’un vautour et déchire, et bourrelle, Et qui mère à ce coup déteste son forfait, 1440 Jugez en m’écoutant que c’est même prodige, À mon cœur qui s’afflige, De n’avoir du remords, comme de l’avoir fait, Si j’osais vous toucher, ma pauvre âme peut-être, Par mes baisers ardents vous ferait reconnaître, [p. 88] 1445 Le retour désolé de ses vrais sentiments, Mais hélas je sais trop qu’en cet instant suprême, Vous ne voulez pas même, De l’inutile aveu de mes bons mouvements, Meurs donc, trop bonne sœur, et trop cruelle mère, 1450 Aide par ce poignard à ta douleur amère, Éteins avec tes jours ton inhumanité, Et remporte aux enfers la mémoire odieuse, D’avoir été pieuse, Dans le célèbre coup de ton impiété. Là elle se tue 105 , et tout finit. 105 « Quant à la mère en effet, consciente de son abominable crime elle s’est châtiée de sa main, s’enfonçant une lame dans le ventre » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII, vers 531-532). <?page no="444"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS <?page no="446"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS. TRAGÉDIE. [fleuron] À PARIS, ANTOINE de SOMMAVILLE, en la Galerie des Merciers, à l’Escu de France, Chez { et } Au Palais. AUGUSTIN COURBÉ, en la même Galerie, à la Palme. _______________________________ M. DC. XXXXII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. <?page no="447"?> 446 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. i] Extrait du Privilège du Roi. Par Grâce et Privilège du Roi, donné à Paris, le 8. jour d’Avril 1642, Par le Roi en son Conseil, LE BRUN, il est permis à Augustin Courbé Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer une pièce de Théâtre, intitulée La Pucelle d’Orléans, durant cinq ans : Et défenses sont faites à tous autres d’en vendre d’autre impression que de celle qu’aura fait faire ledit Courbé, ou ses ayans cause à peine de trois mil livres d’amende, et de tous ses dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est plus au long porté par ledit Privilège. Et ledit Courbé a associé audit Privilège Antoine de Sommaville, aussi Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait entr’eux. _____________________________________________________ Achevé d’imprimer le quinzième jour de Mai 1642. <?page no="448"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 447 [p. ii] PERSONNAGES. L’ANGE. JEANNE D’ARC. dite la Pucelle d’Orléans LE COMTE DE WARWICK. } LE DUC DE SOMERSET. } LE BARON DE TALBOT. } Anglais. CANCHON. } MIDE. } DESTIVET. } LA COMTESSE DE WARWICK. DALINDE. sa confidente. GARDES. SOLDATS. PEUPLE. __________________________________________________ La Scène est dans la Cour du Château de Rouen. <?page no="450"?> [p. 1] LA PUCELLE D’ORLÉANS. TRAGÉDIE 1 . ACTE PREMIER. SCÈNE I. L’ANGE. LA PUCELLE. Le Ciel s’ouvre sur un grand éclair, et l’Ange paraît. L’ANGE. Sainte fille du Ciel ; Pucelle 2 incomparable, De ton Prince 3 affligé le secours adorable, Quitte pour un moment la charge de tes fers, Et sors par ma faveur de tes cachots ouverts 4 , 5 Viens apprendre de moi ma dernière assistance Et de ton sort heureux la plus belle ordonnance Dans les tristes horreurs de cette épaisse nuit Vois ce long trait de feu qui vers moi te conduit, 1 Cette tragédie est l’adaptation en vers de la pièce en prose de François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, publiée en 1642. 2 Dès le commencement de sa mission, Jeanne d’Arc employa le surnom de « Pucelle ». Voir l’ouvrage de Jules Quicherat, Procès de condamnation de Jeanne d’Arc, dite la Pucelle, 5 volumes, Paris, 1841-1849 ; réimpr. New York, Johnson, 1965, t. III, p. 91. Elle expliqua pendant son procès qu’on l’appelait Jhannette en sa Lorraine natale et qu’on l’appelait Jhenne en France. Voir l’ouvrage de R. P. Paul Doncœur, La Minute française de l’interrogatoire de Jeanne la Pucelle, Melun, Librairie d’Argences, 1952, p. 87. 3 Il s’agit du Dauphin Charles de France (1403-1461). En concluant le Traité de Troyes (1420), le roi Charles VI de France déshérita son fils et institua pour son héritier le roi Henri V d’Angleterre. Après la mort de ce dernier (mai 1422) et de Charles VI (octobre 1422), le Dauphin considéra comme nul le déshéritement et se déclara roi de France (Charles VII). En même temps, le fils unique d’Henri V d’Angleterre, âgé de neuf mois, devint Henri VI, prenant le double titre du roi de France et d’Angleterre. 4 En attendant son procès à Rouen, Jeanne d’Arc fut placée dans une cellule ordinaire, plutôt que dans une prison ecclésiastique où elle aurait été traitée avec plus de dignité sous le soin des femmes. On raconte l’existence d’une cage en fer ayant été fabriquée expressément pour elle. Dans d’autres versions de l’histoire, les pieds de Jeanne d’Arc furent enchaînés et sa taille fut entourée d’une ceinture de fer reliée à un bloc de bois. Voir l’ouvrage de Régine Pernoud, Vie et mort de Jeanne d’Arc : les témoignages du procès de réhabilitation 1450-1456, Paris, Hachette, 1953, p. 201-202. <?page no="451"?> 450 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 2] Marche, marche et béni l’éclair que je t’envoie 10 Pour tracer à tes pieds une agréable voie 5 . LA PUCELLE. Quels nouveaux sentiments d’un céleste bonheur M’ouvrent l’âme et les sens à la voix du Seigneur ? Ha j’entends et je vois son divin interprète 6 Qui me va déclarer sa volonté secrète. L’ANGE. 15 Écoute seulement, et ne t’étonne pas ; Par les ordres du Ciel, au milieu des combats. J’ai soutenu ta force et conduit ton épée Contre les oppresseurs de la France usurpée, En prison, sus 7 ta vie et contre ton repos 20 Le conseil des méchants a fait de vains complots, J’ai mis ton innocence au-dessus de leur rage, Et je me trouve au bout de mon illustre ouvrage : Mais il me reste encore au point où je te vois À te fortifier toi-même contre toi, 25 Dieu voulant de ton sort te rendre la maîtresse Ordonne à ma vertu d’appuyer ta faiblesse, Et de porter ton cœur à de hauts mouvements Au-delà de ta force et de tes sentiments. Ce fut pour obéir à la toute-puissance 5 Dans la pièce en prose de l’abbé d’Aubignac, l’ange déclare : « Fille du Ciel, incomparable Pucelle, puissant et miraculeux secours de ton Prince, vois tes prisons qui s’ouvrent, et les chaînes qui se brisent, sors, sors à la faveur des divines lumières qui l’environnent, et viens apprendre ici quel doit être le dernier acte de ta générosité, et le comble de ta gloire » (La Pucelle d’Orléans, scène I, 1 ; dans Abbé d’Aubignac. Pièces en prose, éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr Verlag, 2012, p. 49-50). 6 Ce visiteur divin n’est pas identifié dans la pièce. Selon les historiens, Jeanne d’Arc identifia son premier messager comme l’Archange Michel qui la chargea de la mission de délivrer la France des Anglais et de faire couronner le Dauphin à Reims. Elle prétendit aussi avoir des apparitions de l’Archange Gabriel et des saintes Catherine et Marguerite. Voir l’ouvrage de V. Sackville-West, Joan of Arc, Londres, Cobden-Sanderson, 1936, p. 62. 7 Sus : « Préposition. Sur. Il n’a plus guère d’usage que dans cette phrase. Courir sus à quelqu’un » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 518). <?page no="452"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 451 30 Que ma main t’éleva d’une basse naissance 8 , Appliquant ton courage à ces nobles emplois Où ton bras généreux par tant de grands exploits [p. 3] De Charles ruiné rétablit les affaires, Et le fit remonter au trône de ses pères 9 : 35 Fille 10 et simple Bergère, on te vit d’un grand cœur Faire craindre partout ce Monarque vainqueur, Et traîner après toi l’honneur et la victoire Dépouillant de Lauriers tout le champ de la gloire Par des faits inouïs merveilleux en leur cours 40 Qu’on ne croira jamais et qu’on lira toujours. Tu n’as plus maintenant de Monarque à défendre, De bataille à gagner, ni de ville à reprendre, Et tout ce qui te reste en ce dernier effort C’est de paraître ferme et voir venir la mort. 45 Elle vient, elle accourt, et par cette journée Ta prison se termine et ta vie est bornée. LA PUCELLE. Que Dieu fasse de moi tout ce qu’il en résout, J’adore ses décrets, et je suis prête à tout. L’ANGE. Fille heureuse et sans prix, qui malgré tant d’obstacles 50 As fait du Dieu vivant les célèbres miracles, J’apporte de tes maux l’entière guérison Et pour t’ouvrir le Ciel je t’ouvre la prison. En cet endroit fatal tu seras condamnée, 8 Jeanne d’Arc naquit dans le petit village obscur de Domrémy, situé sue les frontières de la Champagne et du Barrois. Ses parents s’adonnèrent à cultiver la terre et à élever des animaux. 9 Les Anglais possédaient presque tout le territoire situé au nord de la Loire, alors que les Bourguignons possédaient le nord-est. 10 Dans la pièce en prose de l’abbé d’Aubignac, l’ange déclare : « C’est par cet ordre de Dieu que je t’ai tirée du fond des cavernes, d’une naissance inconnue, dans un âge faible, et un sexe timide, pour relever un Trône abattu, et remettre sur la tête de ton Roi la couronne de tes Ancêtres » (La Pucelle d’Orléans, scène I, 1 ; p. 50 dans l’édition de Bourque). Jeanne Morgan Zarucchi affirme que la tragédie de d’Aubignac véhicule la croyance du dramaturge en la souveraineté masculine et en l’infériorité des femmes. Voir son article « Sovereignty and Salic Law in La Pucelle d’Orléans », dans Actes de Wake Forest, éd. Milorad R. Margitic et Byron R. Wells, Paris, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1987, p. 127. <?page no="453"?> 452 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Et dans ce même endroit tu seras couronnée, 55 Contre toi l’injustice élèvera son bras, Elle t’outragera, mais tu la confondras [p. 4] Et ta sainte innocence avant que l’on l’opprime. Même en son Tribunal fera trembler le crime : Tu n’appréhenderas supplice, ni tourment 60 Si tu connais la main qui rompt dans un moment. En dépit des méchants, tes prisons criminelles, Puisqu’elle peut sur eux ce qu’elle a fait sur elles ; Oui, tu leur jetteras la honte sur le front Et tu les jugeras quand ils te jugeront. 65 Songeant à leur fureur ne craint point ta faiblesse, Car si dans le besoin l’éloquence te laisse, Là mon heureux secours éprouvé tant de fois Soutiendra ta pensée et conduira ta voix 11 . Ou si dans mes faveurs tu manques de refuges 70 Et que t’abandonnant au pouvoir de tes Juges. Mon secours au dehors te quitte désormais, Souffre l’ordre d’en haut, ne murmure jamais, Puisqu’elle vient du Ciel laisse choir la tempête, Et soumets à ses coups ton innocente tête, 75 Ton âme ira d’un vol et plus noble et plus prompt, Elle en sera plus grande et ses forces croîtront. En ce coup généreux d’esprit et de courage On verra triompher et ton sexe et ton âge 12 , La mort t’apparaîtra sous le masque trompeur 80 Dont elle se déguise afin de faire peur, Tu l’envisageras sans que ton cœur frémisse, C’est la même à la guerre, et la même au supplice, Et celle que tu vis au milieu des combats Dans ce martyre saint ne dégénère pas. [p. 5] 85 Nos lâches ennemis que tu combles d’envie Attendent que ta mort fasse honte à ta vie, Mais ta noble vertu souffrira son destin, Et toute généreuse ira jusqu’à la fin. Donc pour te disposer, puisque Dieu le commande 90 À ce dernier combat dont la palme est si grande, Et si fort importante à quiconque est vainqueur, 11 Selon les historiens, Jeanne d’Arc consulta ses Voix avant de répondre à certaines questions posées par ses interrogateurs. Voir l’ouvrage de Robert Brasillach, Le Procès de Jeanne d’Arc, Paris, Gallimard, 1941, p. 105. 12 Jeanne d’Arc fut capturée le 23 mai 1430, à l’âge de dix-huit ans. <?page no="454"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 453 Par tes yeux à ta peine accoutume ton cœur Ici paraîtra En voilà dans les airs une image tracée, en perspective Occupe là-dessus tes yeux et ta pensée, une femme dans un 95 Et lisant dans ce vague où ton sort est écrit, feu allumé, et Renforce ta vigueur, ranime ton esprit, une foule de peuple Vois le brillant tableau du funeste supplice à l’entour d’elle. Qu’à ta sainte vertu prépare l’injustice, Il te faudra franchir ces brasiers que voilà 100 Et pour aller au Ciel tu passeras par là ; Vois la foule d’un peuple autour d’une innocente Qui dans l’ardeur des feux demeure si constante, Tâche de limiter jusqu’à son moindre trait, Et que l’original soit digne du portrait. LA PUCELLE. 105 Flammes, je veux souffrir votre ardeur violente, Ha qu’en me consommant vous me rendrez brillante, Mon âme fera voir contre vos traits puissants Ma résolution plus forte que mes sens. L’ANGE. Va, poursuis, je te laisse, ô fille trop heureuse, [p. 6] 110 Par-dessus tout le sexe, et forte, et courageuse, Je remets ta conduite à ta seule vertu, Et reprends le sentier que j’ai tantôt battu, Regarde en m’en allant où la gloire séjourne, Tu t’en iras bientôt par où je m’en retourne, 115 Afin d’y recevoir une félicité Rayonnante d’honneur et d’immortalité. ******************************* SCÈNE II. UN GARDE. LA PUCELLE. UN GARDE, entrant et demeurant étonné. D’où vient ce grand éclat ? LA PUCELLE. Ô belle et sainte voie Qui mène au clair séjour de l’éternelle joie, <?page no="455"?> 454 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Que je m’élèverais d’un vol doux, et plaisant, 120 Et que le corps à l’âme est un fardeau pesant. Je suis prête à te suivre, ô bienheureux génie, Sacré consolateur de ma peine infinie, Illumine mon cœur par le zèle aveuglé, Et que ma passion n’ait rien que de réglé, 125 Donne-moi de la force en ces vives atteintes [p. 7] Et soutiens mes désirs aussi bien que mes craintes, Achève promptement ces dangereux combats Puisque mon bien dépend de hâter mon trépas. Tout GARDE. s’évanouit. Quelle grande clarté. Mais dieu quelle ombre obscure ! 130 La sorcière peut bien causer cette aventure, Et se voulant soustraire à la garde de tous Faire ce jour pour elle, et cette nuit pour nous 13 , Ha ! je la tiens. ******************************* SCÈNE III. LE COMTE DE WARWICK. Quoi ? qu’est-ce ? GARDE. Elle était échappée, Et c’est heureusement que je l’ai rattrapée, 135 La force de son art avait eu le pouvoir Que sans se faire ouïr et sans se faire voir Quoique bien éveillé chacun fit garde aux portes, Seule elle avait rompu ses chaînes les plus fortes. [p. 8] LE COMTE. Laisse-moi seul ici, retire-toi plus loin, 140 Je te rappellerai s’il en est de besoin 13 Les interrogateurs soutinrent la croyance que les visions de Jeanne d’Arc appartenaient au monde du diable. Voir l’ouvrage de Brasillach, Le Procès de Jeanne d’Arc, p. 116-117. <?page no="456"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 455 GARDE. Je vous dois obéir en serviteur fidèle, Mais ses charmes sont forts, ayez bien l’œil sur elle. ******************************* SCÈNE IIII. LE COMTE DE WARWICK. LA PUCELLE. LE COMTE 14 . Vous verrai-je toujours au point où je vous vois ? Faudra-t-il que toujours vous doutiez de ma foi, 145 Et que la passion dont mon cœur vous respecte Vous soit tout à la fois inutile et suspecte ? Pourquoi vous engager à tant de vains efforts Si vous avez dessein de vous mettre dehors ? On peut rompre aisément vos pratiques secrètes, 150 Et trop de gens ont l’œil sur tout ce que vous faites. Sortez-vous du Château pour forcer la prison ? La liberté vous plaît et non pas sans raison, Pour vous la faire avoir j’y puis plus que personne, [p. 9] Si vous la désirez, hé que je vous la donne, 155 Éprouvez s’il vous plaît en cette occasion L’effet de mon crédit et de ma passion. LA PUCELLE. Comte, ces grands exploits où tant de gloire brille Quoique miens ne sont pas l’ouvrage d’une fille Et cette liberté que tu 15 m’offres ici, 160 Des hommes ne peut pas être l’ouvrage aussi. Celui-là qui m’éprouve avecque l’esclavage Autant de fois qu’il veut m’en tire et me soulage, Il applique un remède aux maux que j’ai soufferts, Et quand j’en ai besoin c’est lui qui rompt mes fers. 165 Mon Ange bienheureux m’a lui-même amenée Pour m’apprendre qu’ici je serai condamnée, 14 Richard Beauchamp, comte de Warwick (1382-1439), était d’avis que Jeanne d’Arc devrait être brûlée sur le bûcher, alors que le personnage de la pièce est amoureux de la jeune fille et veut lui sauver la vie. 15 La Pucelle utilise « tu » en s’adressant au comte, alors que ce dernier vouvoie la jeune fille. <?page no="457"?> 456 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ici dans ce lieu même, et dans ce même jour, Et toi-même, oui toi qui me parles d’amour, Et qui passionné m’offres de vains refuges, 170 Toi-même encore un coup seras un de mes Juges, Assez tendre il est vrai pour me vouloir du bien, Pour déplorer l’état d’un sort comme le mien, Et pour n’approuver pas ma mort illégitime, Mais trop lâche en effet pour résister au crime. LE COMTE. 175 Que vous me faites tort et que vous m’outragez, Ne jugez pas de moi comme vous en jugez, Acceptez le secours que vous voyez paraître, [p. 10] Étant de ce Château le Seigneur et le maitre 16 , Seul pour votre salut je pourrai plus que tous, 180 Faites un peu pour moi, je serai tout pour vous. Au reste mon amour vous est assez connue, Vous avez vu cent fois mon âme toute nue, Et cent fois en feignant de vous interroger Je ne vous ai parlé que pour me soulager, 185 En vous faisant un don de mon âme asservie J’ai remis en vos mains mes trésors et ma vie. Mais pour vous témoigner que j’ai tout fait exprès N’ai-je pas fait entrer dedans vos intérêts Ce généreux Talbot 17 , ce courage invincible 190 Qui pour votre salut tenterait l’impossible ? N’ai-je pas retardé l’arrêt de votre mort Pour trouver un moyen de vous conduire au port ? Ha ! je brûle pour vous d’une amour toute extrême, Et l’on n’aima jamais de l’air dont je vous aime. LA PUCELLE. 195 Tu m’aimes je le sais, si ton intention Est de me témoigner qu’elle est ta passion, Ne m’en assure point en des termes frivoles, Je la vois dans ton cœur mieux que dans tes paroles, 16 Richard Beauchamp était, en effet, le gouverneur du château de Rouen. 17 Il s’agit de John Talbot (1373-1453), I er comte de Shrewsbury et commandant anglais à Orléans. Capturé à Patay en 1429, il fut échangé quatre ans plus tard contre un autre prisonnier, Xaintrailles. Le Talbot de la pièce conspire avec Warwick pour protéger Jeanne d’Arc, ce qui n’est pas historiquement exact. <?page no="458"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 457 C’est-à-dire je vois plutôt ce mouvement 200 En son impureté qu’en son déguisement Tu m’aimes je le sais, ton âme se consume, Mais d’un feu qui fait honte à celle qui l’allume, Puisqu’il souffre un espoir lâchement combattu [p. 11] Et que je vois qu’il dure auprès de ma vertu. 205 Vois, Comte, à quel excès ton procédé m’offense ; Tu n’as pu me juger de publique Sentence Sous le nom de Sorcière, tu n’as pu hautement Au sentiment commun joindre ton sentiment, Et tu m’as bien traitée avec plus d’infamie, 210 Et tu m’as bien traitée en mortelle ennemie Quand ce coupable cœur que tu me veux cacher M’a jugée en secret capable de pêcher. Il me semble en effet que ta main me poignarde Quand je te considère et que je me regarde. 215 Charles m’a vu brillante au milieu de sa Cour Où cent jeunes Seigneurs ne songeaient qu’à l’amour, Sans que le plus hardi de la feule pensée En voyant ma vertu ne l’ait jamais offensée. J’ai vécu dans le camp parmi cent escadrons, 220 Et là ma pureté n’a point reçu d’affronts ; Cet illustre Dunois 18 , ce généreux Xaintrailles 19 , La Hire 20 et Baudricourt 21 , vrais foudres 22 des batailles, Et tant d’autres encor que tant de gloire suit, Seuls en leurs pavillons dans l’ombre de la nuit 225 À la guerre où l’on voit la licence effrontée, N’ont point eu de penser qui ne m’ait respectée, 18 Il s’agit de Jean d’Orléans (1403-1468), commandant des Français à Orléans, qui prit part dans les campagnes de Jeanne d’Arc. Il reçut le titre de comte de Dunois en 1439. Dunois fut le fils naturel de Louis, duc d’Orléans, donc le cousin germain du Dauphin. 19 Il s’agit de Jean Poton de Xaintrailles (1400-1461), qui combattit pour le camp français et s’engagea dans les campagnes de Jeanne d’Arc. 20 Il s’agit d’Étienne de Vignolles (1390-1443), qui s’allia avec Xaintrailles à Poton en 1418 et qui combattit du côté de Jeanne d’Arc dans ses campagnes. 21 Il s’agit de Robert de Baudricourt (mort en 1454), gouverneur de Vaucouleurs, petite ville de garnison près de Domrémy tenue au nom du Dauphin. Après la capture de Jeanne d’Arc, on allégua qu’elle avait été la maîtresse de Baudricourt, mais cette accusation ne fut pas poursuivie durant le procès. 22 Employé au féminin, le mot « foudre » signifie la brusque et puissante décharge électrique qui se produit dans l’atmosphère. Employé au masculin, comme nous le voyons dans ce vers, le mot signifie un homme redoutable. <?page no="459"?> 458 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ils m’ont toujours chérie et de l’âme et du cœur, Et mon honnêteté leur a toujours fait peur. Je me glorifierais d’un visage incapable 230 De faire des méchants, si tu n’étais coupable, Mais de ce que j’impute à ma sainte beauté [p. 12] J’en dois remercier leur générosité Qui n’a pu faire outrage à la chaste innocence D’une fille où le ciel avait mis leur défense, 235 C’est à ta lâcheté d’en violer les lois, Et ton crime vraiment est digne d’un Anglois 23 ; Quelque affront si cruel que ton amour me fasse, Je n’en devais jamais attendre plus de grâce, Et je puis voir sans honte et sans étonnement 240 Qu’un de mes ennemis m’aime imparfaitement. LE COMTE. Ô le reproche indigne ! ô la fière constance ! Ô de tant de respect l’ingrate récompense ! Hé quoi vous obliger est-ce vous faire tort ? Ce n’est qu’en vous servant que paraît mon transport, 245 Vous ne voyez ce feu qui vous met en colère Qu’au travers du plaisir que je tâche à vous faire Voulant comme je veux vous tirer de prison, Si je n’ai point de tort, vous n’avez pas raison, Aimer votre beauté c’est s’éloigner du crime, 250 Et la servir lui rendre un devoir légitime. LA PUCELLE. Quoi tu prétends couvrir sous tant de feints discours Un cœur qui veut pécher et qui pèche toujours ? Tu sais trop à quel point ta passion m’offense Et je ne parle à toi qu’après ta conscience. [p. 13] 255 Ton amour il est vrai montre quelque amitié, Tu me vois malheureuse, et je te fais pitié, Ce feu quoique méchant n’a pas tant de fumée Qu’il ne t’éclaire à voir que je suis opprimée, Et tu le publierais si tu n’avais point peur 260 Qu’une belle action fit tort à ta grandeur Aussi comme ton cœur répugne à mon supplice 23 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « Anglois » pour conserver la rime. <?page no="460"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 459 Du crime de ma mort plus scrupuleux complice, Possible méritant un moindre châtiment Le regret de ma mort sera tout son tourment, 265 Possible un droit plus fort que l’injustice humaine De ton propre péché fera ta propre peine. Va meurs donc en repos comme d’autres mortels Et non pas en fureur comme les criminels 24 . LE COMTE. À ce funeste coup je vous vois préparée 270 Comme si votre affaire était désespérée, Mais je vous jure bien que depuis votre arrêt On n’a rien pratiqué contre votre intérêt. LA PUCELLE. Rien ? Sans que je m’amuse à te le faire entendre Le Duc, et Destivet s’en vont bien te l’apprendre. [p. 14] ******************************* SCÈNE V. LE DUC DE SOMERSET. DESTIVET. LE COMTE DE WARWICK. LA PUCELLE. LE GARDE. LE DUC DE SOMERSET 25 . 275 Comte, quel est son art ? apprenez-m’en le nom, Soutenez-vous encor le parti du démon ? LE COMTE. Qu’est-ce ? et qu’a telle fait ? LE DUC. Charmer les yeux d’un garde, Éblouir, aveugler de peur qu’on la regarde, Disposer à son gré du jour et de la nuit, 280 Forcer une prison, rompre des fers sans bruit, 24 En réalité, Warwick n’était pas l’un des juges de Jeanne d’Arc, bien qu’il ait agressivement favorisé sa poursuite et sa condamnation. 25 Edmond Beaufort (1406-1455), deuxième duc de Somerset, fut le cousin du roi Henri VI d’Angleterre. Il ne prit aucune part dans ls procès de Jeanne d’Arc. <?page no="461"?> 460 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ne prouve pas assez l’exécrable commerce Qu’avecque tout l’enfer cette sorcière exerce ? [p. 15] LE COMTE. Est-ce donc qu’on l’accuse, et qu’il est de besoin Qu’en l’accusation je sois un faux témoin ? GARDE. 285 J’ai dit ce que j’ai vu. LE COMTE. Seigneur, le faut-il croire Ce grand bruit de magie, et la nuit un peu noire Ont pu troubler ses sens comme arrêter ses pas Et lui faire rêver tout ce qui n’était pas : Les esprits un peu forts ne s’arrêteront guère 290 Aux sottes visions de ces âmes vulgaires, Pour moi je n’ai rien vu, qu’on ne prétende point Forcer ma conscience à mentir sur ce point, Et que malicieuse en soi-même elle invente Mille fantômes noirs contre cette innocente. LE DUC. 295 Innocente ? [p. 16] LE COMTE. Il paraît en effet qu’elle l’est. LE DUC. Vous ne serez pas seul à faire son arrêt. Garde, conserve bien cet objet de nos haines, Remmenez l’innocente, et la chargez de chaînes Jusqu’à tant que l’affaire ait un succès parfait. GARDE. 300 Je n’en saurais répondre après ce qu’elle a fait. LA PUCELLE. Va, va je te réponds moi-même de moi-même, Et ne veux plus tromper ta vigilance extrême, Comme l’ordre du Ciel a fait ma liberté Mon propre mouvement fait ma captivité. <?page no="462"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 461 305 Le sacré directeur qui prend soin de ma vie Me dégageant des fers où j’étais asservie A rompu ma prison pour offrir à mes yeux La résolution écrite dans les Cieux Et vous m’y renvoyez de l’endroit où nous sommes 310 Afin de me cacher la volonté des hommes ; Mais vous n’avancez rien quoi que vous essayez, Puisque je la connais devant que vous l’ayez. [p. 17] ******************************* SCÈNE VI. LE DUC DE SOMERSET. LE COMTE DE WARWICK. DESTIVET. LE DUC DE SOMERSET. Comte, vous faites trop pour cette misérable. LE COMTE. Faire pour l’innocence est une œuvre louable. LE DUC. 315 Un autre sentiment vous fait-il point agir ? N’en faites pas le fin, et gardez de rougir, On dit qu’elle n’est pas l’objet de votre haine, Et qu’à l’interroger vous prenez trop de peine, Vous la pressez beaucoup, et nous promettez bien 320 De nous découvrir tout, mais vous n’en faites rien, Et vous nous en parlez dans une impatience De la justifier qui tire à conséquence. Prenez-y garde, Comte, oubliez ce transport Qui ne vous met pas bien dans l’esprit de Bethfort 26 . [p. 18] LE COMTE. 325 Mon âme en son devoir demeure confirmée Encore qu’elle plaigne une sainte opprimée. 26 Il s’agit de Jean Plantagenet, duc de Bedford (1389-1435), l’oncle d’Henri VI, roi d’Angleterre et, en vertu du Traité de Troyes, roi de France. Bedford était régent de la France pendant la minorité d’Henri qui devint roi de France à l’âge de onze mois en 1422. <?page no="463"?> 462 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LE DUC. Donnez à cette infâme une autre qualité, Et retenez un peu votre esprit emporté. Quand obéirons-nous au mandement céleste 330 Qui veut qu’on extermine une fatale peste ? Attendrons-nous qu’elle aille au milieu des François 27 Ramener sus nos bras ce dangereux Dunois ? Orléans, Fargeau, Melun, ses villes reconquises Nous feraient redouter ses moindres entreprises ; 335 Quoi les champs de Patay 28 funestes aux Anglois 29 Boiront-ils notre sang une seconde fois ? Faut-il à notre honte ajouter cette marque Qu’elle empêche Paris de voir notre Monarque, Elle qui devant nous nos efforts étant vains 340 Mena Sacrer son Roi dans la Ville de Reims 30 ? Je veux qu’à ce malheur mon courage s’oppose, Ne le pas empêcher en être la cause, Il parle à De l’État et de nous chassons ce mal bien loin. Destivet. Vous, brave Chevalier 31 , apportez-y du soin, 345 Mais je vais travailler au bien de l’Angleterre, Allez faire assembler tout le Conseil de guerre, [p. 19] Suffisamment instruit de ce fait signalé Celui de nos prélats n’y sera plus mêlé 32 ; 27 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « François » pour conserver la rime. 28 Les batailles de Jargeau, de Meung-sur-Loire, de Beaugency et de Patay furent facilement gagnées par les Français au cours d’une période d’une semaine. 29 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « Anglois » pour conserver la rime. 30 Charles VII fut sacré à Reims roi de France le 17 juillet 1429. 31 Ce personnage s’appelle Despinet dans la pièce en prose de d’Aubignac. Dans les deux tragédies, Destivet/ Despinet est l’un des trois juges. En réalité, il n’y eut que deux juges : Jean Lemaistre, député de l’inquisiteur en Normandie, et l’évêque Pierre Cauchon. Le promoteur de la cause fut Jean d’Estivet, chanoine de Beauvais et de Bayeux. C’est lui qui élabora les soixante-dix articles d’accusation initiaux contre Jeanne d’Arc. 32 L’assemblée du clergé est transformée en conseil de guerre. Dans la pièce de d’Aubignac, le duc déclare : « Vous, Despinet, qui jusqu’ici n’avez rien épargné pour mettre à chef une si importante affaire, continuez, et tandis que je donnerai dans la ville les ordres nécessaires, prenez soin d’assembler le Conseil de guerre, il ne faut plus y mêler nos Docteurs, et nos Prélats, nous sommes assez bien instruits sur tous les crimes dont il s’agit » (d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, scène I, 6 ; p. 63 dans l’édition de Bourque). <?page no="464"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 463 Qu’elle soit devant tous condamnée et punie, 350 Il y faut apporter cette cérémonie Comme un long témoignage à la postérité Et de son insolence, et de notre équité. DESTIVET. Ravi de ce dessein j’y cours en diligence. LE DUC. Comte, vous y devez aussi votre présence, 355 Et l’on attend beaucoup de votre jugement Pour l’État et pour vous. LE COMTE. N’en doutez nullement. ******************************* SCÈNE VII. LE COMTE DE WARWICK, seul 33 . Quoi tu crois que je l’aime, et tu prétends encore Que je forme un supplice à celle que j’adore, Tu veux que je la juge avec tant de rigueur, [p. 20] 360 Tu veux que mon esprit assassine mon cœur ; Tu fais tout pour sa mort, c’est toute ton envie, Et je veux aujourd’hui faire tout pour sa vie. Oui, mon cœur, ose tout avecque tant d’amour, Rends-lui sa liberté, conserve-lui le jour, 365 Hâte-toi tu le peux, l’occasion est chauve. Que tout puisse périr pourvu que je la sauve. Mais quand je l’aurai mise entre les bras des siens Ai-je pour la fléchir de plus heureux moyens ? Si je n’ai rien gagné l’ayant en ma puissance, 370 Quand elle en sortira j’aurai moins d’espérance Ce sera seulement par cette invention Renforcer sa pudeur contre ma passion. Un autre sentiment dans ma pensée arrive ; Il rêve Qu’elle passe en Guyenne, et là que je la suive. un peu. 33 Il y a quatre monologues dans la pièce, dont trois sont prononcés par le comte de Warwick. Voir les scènes II, 3, III, 6 et V, 2. <?page no="465"?> 464 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET 375 Mais serons-nous tous deux moins tourmentés aussi Il rêve Des Anglais de Bordeaux que des Anglais d’ici 34 ? un peu. De mille soins divers l’embarras me surmonte. Holà ! Qu’un de mes gens fasse venir Aronte, Un bon expédient m’est venu dans l’esprit 380 Qu’il exécutera quand je l’aurai prescrit. ******************************* SCÈNE VIII. ARONTE. Seigneur, vous puis-je rendre [p. 21] LE COMTE. Un service fidèle ; Le Duc a résolu la mort de la Pucelle, C’est résoudre la mienne, en cette extrémité Voici ce que j’ordonne à ta fidélité. 385 Pour l’Écosse aujourd’hui tu quittes ce rivage, Et tu prends mon vaisseau 35 pour faire ton voyage, Fais donc avec adresse approcher ce vaisseau Tout contre le jardin qui regarde sur l’eau, Puis viens secrètement à la petite porte, 390 Par un garde affidé 36 je prétends faire en sorte D’y mener la Pucelle et la faire venir Comme si ce n’était que pour l’entretenir, Ce garde pourra bien te prêter assistance En cas que mon ingrate use de résistance, 395 Mets-la dans ce vaisseau puis quand tu la tiendras Conduis-la sûrement au lieu même où tu vas, Et là j’irai trouver ce miracle des belles Quand mon impatience aura de tes nouvelles. 34 La confiscation de Guyenne par le roi de France en mai 1337 fut le commencement de la guerre de Cent Ans. À l’heure du procès de Jeanne d’Arc, la Guyenne était sous le commandement des Anglais. 35 Dans sa pièce en prose, d’Aubignac utilise le mot « chaloupe ». 36 Affidé : « À qui on se fie. Envoyer un homme affidé. Il lui fit dire par une personne affidée » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 486). <?page no="466"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 465 ARONTE. Je suis prêt à tout faire en toute occasion. 400 Mais si l’on vous convainc de cette évasion ? [p. 22] LE COMTE. Je la veux délivrer de ce péril funeste, Sauvons-la seulement nous penserons au reste, Et puis l’on peut donner cette fuite au hasard Ou plutôt l’imputer aux effets de son art 405 Qui fait quand elle veut et l’ombre et la lumière Et le peuple m’excuse en l’avouant sorcière. ARONTE. Conduisez votre affaire avec dextérité, Et soyez en repos sur ma fidélité Fin du premier Acte. <?page no="467"?> 466 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 23] ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. LA COMTESSE DE WARWICK. DALINDE. LA COMTESSE DE WARWICK. Dalinde, ils n’y sont plus, nous les verrions paraître, 410 Où par quelque trait noir la sorcière peut-être Le cajole à nos yeux, le tient entre ses bras Que nous n’en voyons rien, ou ne l’entendons pas, Ne les vois-tu point ? DALINDE. Non, mais je sais d’assurance Qu’ils ont eu dans ce lieu fort longue conférence. 415 Aussi dans le jardin vous avez fait un tour Qu’il fallait bien plutôt faire dans cette cour. LA COMTESSE. Mais y sont-ils venus ? [p. 24] DALINDE. N’en doutez point, Madame, Et croyez que le Comte avec toute sa flamme Ne laisse pas pourtant d’être bien avisé, 420 Craignant encore un coup de se voir exposé À souffrir ou reproche, ou censure nouvelle Il a de bon matin fait rentrer la Pucelle Et lui-même est rentré de peur que le grand jour En cette occasion ne trahit son amour. LA COMTESSE. 425 Il n’est pas messéant que l’ombre son amie Couvre ma propre injure et sa propre infamie Ô Ciel qui dois fournir le secours que j’attends, Faudra-t-il que je souffre encore bien longtemps ! Et verras-tu sans cesse une âme déloyale 430 Manquer impunément à la foi conjugale ! De mon lit innocent les innocents plaisirs Ne font que rebuter ses infâmes désirs. Aimer son ennemie au mépris de sa femme, <?page no="468"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 467 Mais de quelques douceurs qu’elle flatte son âme, 435 N’en doit-il pas tout craindre en vivant sous les lois, Elle est toujours Française, et lui toujours Anglois 37 Les baisers qu’elle donne à sa brutale envie Sont des partis secrets formés contre sa vie, [p. 25] Ses caresses, ses ris, ses jeux désordonnés, 440 Et ses plus doux regards sont traits empoisonnés. Une fille perdue et d’abjecte naissance, Une simple Bergère avoir tant de puissance, Mais que n’est-elle sage, et d’illustre maison Enfin que n’ai-je tort et que n’a-t-il raison. 445 Oui, je souhaiterais pour l’intérêt du Comte Qu’elle eut plus de mérite et qu’il eut moins de honte, J’aiderais volontiers moi-même à me trahir, En elle il n’aime rien que ce qu’on doit haïr, Il prise des attraits que l’Enfer lui procure, 450 Et chérit seulement ce qui la défigure. DALINDE. Il montre en vous quittant qu’il est ensorcelé Et que dans son amour le Démon s’est mêlé : Elle n’a point les traits dont vous êtes pourvue. LA COMTESSE. Dalinde, je le pense et c’est ce qui me tue. 455 S’il se pouvait gagner par la seule beauté Je croirais l’emporter sans trop de vanité, Avec assez de soin le Ciel fit mon visage, Mais celle-ci qui met tout l’Enfer en usage A mille faux appas dont elle le surprend 460 Et m’en ôte possible à l’heure qu’elle en prend 38 . [p. 26] Même elle me fait peur, j’en sens mon âme émue Et j’ai peine à le voir quand je fais qu’il l’a vue Tant j’ai sujet de craindre avec juste raison Qu’elle n’ait dans ses yeux coulé quelque poison, 465 Je tremble s’il me touche et tout mon sang se gèle, Je le crois tout en fer quand il vient d’auprès d’elle, Et je ne pense voir que venins, que serpents, 37 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « Anglois » pour conserver la rime. 38 La comtesse attribue l’attirance de son mari pour Jeanne d’Arc à la sorcellerie de la Pucelle. <?page no="469"?> 468 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET À longs plis tortueux autour de moi rampants. Souriras-tu sans cesse, ô femme infortunée ! 470 Ha ! que n’étais-je ici quand on l’a condamnée, Le Baron de Talbot, et mon ingrat époux N’auraient pas fait pour elle un châtiment si doux, J’aurais pressé la mort de cette criminelle, Soulevé tout le peuple et les soldats contre elle, 475 Et Bethfort qui gouverne en titre de régent Aurait donné sous-main d’autres sommes d’argent Dont feignant me servir pour appuyer sa ligue J’aurais adroitement soutenu mon intrigue. Lâcheté de mon sexe, à quoi me réduis-tu ! 480 Ou plutôt incommode et fâcheuse vertu, Qui ne me permets pas d’aller punir la faute Et de manger son cœur pour celui qu’elle m’ôte ! DALINDE. Jusqu’ici votre esprit a paru très discret A ressentir ce mal et le tenir secret, 485 Ne le divulguez pas, Madame, et prenez garde Que vous vous emportez et que l’on vous regarde. [p. 27] ******************************* SCÈNE II. LE BARON DE TALBOT. CANCHON. MIDE. LA COMTESSE DE WARWICK. DALINDE. CANCHON 39 . Enfin pour la punir de ses honteux excès La sorcière nous force à revoir son procès Et l’effort qu’elle a fait pour se voir dégagée 490 Nous oblige à presser... 39 Il s’agit de Pierre Cauchon (1371-1442), évêque de Beauvais, qui agit en tant qu’accusateur de Jeanne d’Arc. Deborah Blocker fait remarquer que le nom de Cauchon se mêle à celui de Guillaume Manchon, l’un des greffiers du procès, pour créer le Canchon de la pièce de d’Aubignac. Voir l’article de Blocker « La Pucelle d’Orléans (1640-1642) de l’abbé d’Aubignac sur la scène de monarchie absolue naissante », dans Images de Jeanne d’Arc, Actes du Colloque de Rouen, 25, 26, 27 mai 1999, éd. Jean Maurice et Daniel Couty, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p. 164. <?page no="470"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 469 LA COMTESSE. Comment, cette enragée A commis en prison quelque forfait nouveau ? MIDE 40 . Quand elle n’aurait fait qu’envoyer au tombeau Tant de cœurs généreux, et tant d’hommes utiles, Quand elle n’aurait fait que reprendre nos Villes 495 Par un art au-dessus de tout humain pouvoir C’est trop peu que la mort pour un acte si noir. [p. 28] LA COMTESSE. Mais a-t-elle fait plus ? CANCHON. Sans bruit, sans violence Elle a rompu ses fers. LA COMTESSE. Grand Dieu qu’elle insolence ! Et qu’a-t-elle allégué pour couvrir ses desseins ? CANCHON. 500 Des chimères en l’air, des Anges, et des Saints. LA COMTESSE. Ses juges ont grand tort. CANCHON. Pour moi, je n’ai pu taire Qu’au bien de notre État sa mort est nécessaire. MIDE. Et moi j’ai toujours dit qu’il était à propos [p. 29] De la sacrifier pour le commun repos. LA COMTESSE. 505 Heureux d’en être au point de soutenir encore 40 Nicolas Midi (ou Midy), émissaire de l’Université de Paris, fut nommé chanoine de Rouen au cours du procès de Jeanne d’Arc. Il fit le sermon à l’exécution de la Pucelle. <?page no="471"?> 470 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ce digne sentiment que la Patrie honore ! Si l’on apprend l’effort qu’elle a tenté la nuit Quel trouble je vous prie excitera ce bruit ? On dit que le pouvoir qu’exerce la Justice 510 Arrête des Démons la force et la malice, Et que dans les cachots ils ne peuvent plus rien, Mais la Justice même est au-dessous du sien. S’il faut que les Français sachent cet avantage L’espoir de son retour enflera leur courage, 515 Quand le bruit de sa force entre eux éclatera L’orgueil ira chez eux, l’effroi nous restera. LE BARON. Si la Justice humaine est si faible contre elle, Il paraît que le Ciel combat pour sa querelle, Autrement on pourrait la ranger au devoir 520 Et son art enchaîné resterait sans pouvoir. LA COMTESSE. Aussi remarquez bien qu’au point où la fortune A mise entre nos mains cette peste commune, [p. 30] Elle a comme on a vu tout soudain arrêté Le cours impétueux de sa prospérité, 525 Et que par sa prison des mouvements contraires Ont changé tout à coup la face des affaires, Nos cœurs pour la victoire ont pris un nouveau feu Et l’orgueil de la France a fléchi tant soit peu Au lieu qu’auparavant la fortune obstinée 530 Semblait à notre honte être déterminée Et qu’à cette furie ornement du Sabbat Ce n’était qu’un de vaincre et d’aller au combat, Témoignage assez clair de sa noire conduite Qui lui faisait traîner tout l’Enfer à sa suite 41 . LE BARON. 535 Examinons-la bien sur ce qui s’est passé, Que notre jugement soit désintéressé, Voyons cette méchante et cette abominable 41 Après la capture de Jeanne d’Arc, les événements désastreux contre les Anglais s’arrêtèrent. Pour certains, comme pour la comtesse de la pièce, ce fut une indication que les pouvoirs occultes de la Pucelle furent diminués par la capture. <?page no="472"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 471 À qui le droit ordonne un supplice effroyable, Mais ne la voyons point comme ses ennemis. 540 Quoi n’a-telle pas fait tout ce qu’elle a promis ? Elle a dit que d’en haut elle était envoyée Afin de rassurer une Ville effrayée Et triompher dans Reims du Sacre de son Roi, N’a-t-elle pas mis fin à l’un et l’autre emploi ? 545 Avec combien d’honneur en est-elle sortie ? Qui n’a vu sa valeur ? qui ne l’a ressentie ? Elle nous a forcés, a rompu nos desseins [p. 31] Jusqu’à faire tomber les armes de nos mains, Le courant de sa gloire a brisé tous obstacles, 550 Et bref sa seule main a fait ces grands miracles Dont la postérité des siècles à venir Sans nous faire un affront ne se peut souvenir. Mais dès qu’elle entreprend par-delà sa promesse Sa vaillance décline, et sa fortune cesse, 555 On voit diminuer tout ce qu’elle a de grand, Elle manque Paris, on la blesse, on la prend : Enfin d’une personne où tant de gloire brille Et d’un cœur de héros ce n’est plus qu’une fille Qui ne peut soutenir l’honneur de ses exploits 560 Généreuse pourtant, mais fille toutefois. Est-ce point que le Ciel qui tient sans violence Les intérêts humains en égale balance, Pour maintenir cet ordre au jugement de tous A mis Charles debout aussi bien comme nous, 565 Et qu’il veut à présent dans l’état où nous sommes Laisser faire le reste à la force des hommes ? Certes quoiqu’il en soit, c’est toujours un grand bien De tenir la Pucelle où paraît leur soutien, Ne faisons pas mourir cette illustre personne, 570 Usons mieux d’un trésor que la guerre nous donne, Et tant que nous pourrons, gardons-nous d’engager La colère du Ciel au point de la venger. [p. 32] LA COMTESSE. Dans cette cause-ci tout le monde soupçonne Que vous ne penchez pas au bien de la Couronne. <?page no="473"?> 472 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LE BARON. 575 Le Comte votre époux n’est pas mauvais Anglois 42 , Et notre sentiment est le sien toutefois. LA COMTESSE. Ne le prenez pas là, c’est une sage ruse Dont fort adroitement nous savons bien qu’il use Afin de découvrir par cette invention 580 Le secret important de chaque intention. Mais à ce que j’apprends vous voulez donc l’absoudre ? LE BARON. C’est un point qu’à loisir il me faudra résoudre. Mais je veux qu’en tout cas la seule vérité Règle mon jugement selon l’intégrité. CANCHON. 585 Je veux régler le mien pour l’État 43 non pour elle. [p. 33] MIDE. Moi je serai bon Juge étant sujet fidèle. LA COMTESSE. Souffrez que je vous mène en mon appartement, Le Duc de Somerset y vient dans un moment, Là soutenez ensemble en hommes forts et sages 590 Des résolutions dignes de vos courages. ******************************* SCÈNE III. LE COMTE DE WARWICK, seul. Achève, achève, Amour, ton ouvrage avancé, Et le fais réussir comme il a commencé. J’ai vu passer ma Reine 44 avecque son escorte 42 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « Anglois » pour conserver la rime. 43 Nous avons remplacé « état » par « État ». 44 Il s’agit de la Pucelle. Le comte de cette pièce paraît plus passionné que le personnage de la pièce de d’Aubignac. Plus tard dans ce monologue, le comte appelle Jeanne d’Arc « ma Maîtresse » (vers 598) et « cette belle » (vers 601). <?page no="474"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 473 Dans le petit Jardin et jusques à la porte : 595 Or comme l’on me sert avec beaucoup de soin, Je ne dois pas douter qu’elle ne soit bien loin. Beau caprice du Dieu qui me charme et me blesse ! Tout mon repos dépend de quitter ma Maîtresse, Si je la possédais, je n’en jouirais pas, 600 Et la bien éloigner c’est la mettre en mes bras. Je mourrai de plaisir si jamais cette belle [p. 34] Reconnaît dignement ce que j’ai fait pour elle, Elle n’oubliera point un service si grand Sachant bien que ce coup que ma main entreprend 605 Empêche que sur elle un triste arrêt n’éclate, Et puisqu’elle est parfaite elle n’est pas ingrate, Joint qu’elle a tant d’esprit qu’elle connaîtra bien Qu’il faut que l’on soulage un feu comme le mien Qui gourmandé peut-être avecque violence 610 Irait jusqu’à la force et jusqu’à l’insolence. Mais elle aura pitié d’un amour si constant, Je l’aimerai si bien, je la presserai tant Qu’elle m’accordera le bonheur où j’aspire : Ainsi j’aurai ce bien comme je le désire, 615 Puisque tout le secret et l’assaisonnement Des plaisirs amoureux est le consentement. ******************************* SCÈNE IV. LE COMTE. UN GARDE. LE COMTE. Hé bien, Garde ? GARDE. Seigneur, d’une adresse assez prompte [p. 35] Je l’ai mise à la porte où l’attendait Aronte : Mais lorsque de sa bouche elle a le tout appris, 620 Sautant à mon épée elle nous a surpris, Aronte a pris la fuite, et cette porte ouverte Assez heureusement a diverti ma perte. <?page no="475"?> 474 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LE COMTE. Ha traîtres ! Elle entre. GARDE. La voici, parlez-lui si vous plaît 45 , Elle vous peut conter la chose comme elle est. ******************************* SCÈNE V. LA PUCELLE, l’épée à la main, 625 Lâches, qui servez la fortune et le crime, Mon honneur glorieux n’est pas une victime Que l’on puisse immoler que par un coup sanglant À la brutalité de ce Maître insolent. Tiens, ramasse ton fer, je l’aime et suis ravie 630 Qu’il me sauve un trésor qui vaut mieux que ma vie Vraiment, Comte, je vois tes esprits empêchés, [p. 36] Après de grands desseins et qui sont fort cachés Quand je n’aurais pas eu cette divine grâce : De lire dans leurs cœurs ce que le tien y trace, 635 Je pouvais reconnaître assez facilement Dans tout leur procédé ton lâche sentiment. Pour m’amener à toi des cachots on me tire M’assurant que ta bouche a beaucoup à me dire, Et quand je suis sortie on ne te peut trouver, 640 Tes lâches confidents s’offrent à me sauver, Et ceux qui font agir ces secrètes pratiques Sont ceux qui m’ont vanté tes flammes impudiques Si je pénètre après dans ton intention, Si je connais après qu’elle est ta passion, 645 Et de quel mouvement ta pensée est régie, Crois que je le devine et que c’est par Magie. LE COMTE. Hé bien, cruelle fille, il est vrai mon dessein Était de vous sauver par un coup de ma main J’ai voulu vous ôter la mort et l’infamie, 650 Vous serez-vous toujours si mortelle ennemie 45 L’utilisation de « si vous plaît », au lieu de « s’il vous plaît », apparaît cinq fois dans la pièce. Voir les vers 1035, 1055, 1338 et 1613. <?page no="476"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 475 Que pour votre salut on n’ose pas agir, Où qu’en le confessant il en faille rougir ? Il est ici besoin d’user de diligence, Si vous tardez, un peu, tout est sans espérance, 655 Retournez sur vos pas, entrez dans ce vaisseau Et mettez votre vie à la merci de l’eau, [p. 37] Sauvez-vous pour la France en ce danger extrême, Mais plutôt que pour tout sauvez-vous pour vous-même. LA PUCELLE. Dis plutôt pour toi-même et sans tant m’éprouver 660 Dis-moi que je me perde afin de te sauver, Dis-moi que je défère à ta brutale envie, Elle sait tout le soin que tu prends de ma vie, Pour moi son intérêt la faisait travailler Et tu sauvais le bien que tu voulais piller. 665 Et je m’assure bien que ton âme effrontée Au plus haut de l’espoir insolemment montée Dans son idée affreuse a déjà triomphé Sur le honteux débris d’un honneur étouffé. LE COMTE. Vous dire que pour vous mon feu n’est pas extrême, 670 Que je ne vous sers pas parce que je vous aime. Serait vous soutenir un mensonge trop grand Car l’un et l’autre enfin n’est que trop apparent Mais que ma passion fut si défectueuse, Que vous la crussiez forte et non respectueuse, 675 En cela vos soupçons la pourraient outrager Plus que votre bonté ne la peut soulager. Je sais qu’en vous servant je travaille à me plaire, [p. 38] Et ce but de plaisir qui me doit satisfaire À votre jugement c’est un monstre d’enfer, 680 Mais regardez ce monstre avant que l’étouffer, Vous verrez que le bien que mon cœur se propose N’est que de vous voir libre et d’en être la cause : En effet quel plaisir de vous faire éviter Le courant du malheur qui vous veut emporter. LA PUCELLE. 685 Je connais ton adresse, âme au vice occupée, Et dans l’impureté tout à fait détrempée, <?page no="477"?> 476 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET N’ayant pas achevé ce complot odieux Tu veux me rassurer pour me surprendre mieux, Mais les intentions tant de fois reprochées 690 Et des tiens et de toi ne me sont point cachées, De celles des premiers le succès s’en va fait, La tienne seulement n’aura point son effet, Tous fors 46 toi gagneront à ma triste aventure, Car Dieu veut que je meure et que je meure pure, 695 Et quand leur cruauté disposera de moi Il me suscitera des forces contre toi Et ne permettra pas que le cours de ta rage Emporte ma pudeur à son triste naufrage, Ma résolution serait ferme en ce point 700 Oui quand même le Ciel ne la soutiendrait point, L’âme qu’il n’a donnée est une âme héroïque Qui toute généreuse et s’accroît et se pique [p. 39] Par les difficultés dont elle vient à bout Et ma chasteté seule est plus forte que tout. 705 Je vois les tiens et toi disputer ma personne, Et pour te faire voir combien ma cause est bonne J’appelle à mon Conseil en cette occasion Ta générosité loin de ta passion ; Quand j’aurai pris le soin de conserver ma vie 710 Il faudra dans un temps qu’elle me soit ravie, Car me faisant mourir, à toute extrémité Ils ne font que presser une nécessité Et sauvant mon honneur je conserve une chose Qui triomphe du temps et dont rien ne dispose : 715 Ne vaut-il donc pas mieux être de leur côté S’ils me laissent un bien à toute éternité Que de m’assujettir au dessein de te plaire Pour en posséder un qui ne durera guère Encore traversé de honte et de remords 720 Qui vive me rendraient plus morte que les morts Que diraient les Français si tu m’avais vaincue Eux qui n’ont triomphé que parce qu’ils m’ont vue ? Quelle honte serait-ce à cent respectueux Qui tremblaient devant moi si tu faisais plus qu’eux ? 725 Ce qui n’est que fureur serait-il pas justice 46 Fors : « Excepté, hormis, réservé, à la réserve de. Ils sont tous morts, fors deux, ou trois. Il vieillit » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 476). <?page no="478"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 477 Et ne serais-je pas digne de mon supplice ? Mais si ton fol amour est si tendre pour moi Qu’il ne puisse pas voir l’état où je me vois, Ôte à mes ennemis l’effet de leur envie, 730 Laisse-moi mon honneur, dérobe-leur ma vie 47 , [p. 40] Sans croire que l’effort de ta brutalité Usurpe jamais rien sur mon honnêteté, Et couvre ma vertu d’une honte infinie Me rendant malheureuse et justement punie. LE COMTE. 735 Quoi voulez-vous vous perdre, et ne ferez-vous rien Pour vous intéresser dans votre propre bien ? LA PUCELLE. Non, méchant, c’en est fait, tout de ce pas ordonne Qu’on me remette aux fers et qu’on me remprisonne Devant que Somerset et le peuple arrivés. LE COMTE. 740 Mais quoi, tout est perdu, si vous ne vous sauvez, N’allez pas vous remettre en des mains si barbares Et daignez pardonner à des beautés si rares. LA PUCELLE. Fais ce que je te dis, ou je leur apprendrai L’effet de leurs soupçons, méchant, je te perdrai. LE COMTE. 745 Puisque par elle-même elle-même est trahie Garde, remmenez-la, qu’elle soit obéie, Tout ce que je puis faire et confus et troublé C’est de la protéger au Conseil assemblé. Fin du second Acte. 47 À la scène II, 5, la Pucelle de d’Aubignac s’exprime en utilisant des détails sanglants : « Oui, corrupteur de ma gloire, ouvre-moi le sein d’un coup de poignard, fais couler mon sang, arrache-moi le cœur » (p. 83 dans l’édition de Bourque). Jacques Scherer fait remarquer que dans la deuxième moitié du siècle, « les détails horribles sont bannis du dialogue aussi bien que de la représentation » (La Dramaturgie classique en France, p. 416-417). <?page no="479"?> 478 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 41] ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. LE DUC DE SOMERSET. LA COMTE DE WARWICK. LE COMTE. On sait notre justice et nous devons ce semble 750 En conserver l’estime au fait qui nous assemble. LE DUC. Oui, nous devons montrer que notre jugement Pour le bien de l’État la sait rendre hardiment. LE COMTE. Nous la rendrons pour nous avec un soin extrême. LE DUC. Quand on fait pour l’État c’est faire pour soi-même. [p. 42] LE COMTE. 755 On croit faire pour soi comme en être l’appui Qu’il arrive souvent qu’on se perd avec lui. LE DUC. En ne retardant pas nous lui rendons service. LE COMTE. La Justice pressée est souvent injustice. LE DUC. Mais la précipiter est un coup généreux, 760 Quand la trop retarder est un coup dangereux. LE COMTE. Quelquefois en pressant le succès d’une affaire On se forme un vrai mal d’un mal imaginaire. LE DUC. Appelez-vous ainsi les effets du danger Où ce Démon d’Enfer tâche à nous engager. <?page no="480"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 479 [p. 43] LE COMTE. 765 Je dis que sans raison parfois on s’épouvante. LE DUC. La frayeur d’un État est toujours importante. LE COMTE. Mais quand par injustice on l’en tire souvent, La vengeance qui fut l’y remet plus avant. LE DUC. Bien bien, Comte, j’ai tort, cette fille est sans tache. 770 Mais ces cœurs généreux et qui n’ont rien de lâche Ils entrent tous Qui dans le Tribunal vont avec nous s’asseoir par diverses N’ignorent pas sa faute, et savent leur devoir. endroits, et Tous vos beaux sentiments pour cette criminelle prennent Ne vous avancent pas et ne sont rien pour elle. leur place. LE COMTE, à part soi 48 . 775 Puisque ma charité produit un vain effort, Du moins ne faut-il pas qu’elle ne fasse tort. Elle entre. Hélas pauvre innocente, où seront tes refuges Si dans tes ennemis tu rencontres tes Juges ? Au pitoyable état où nous te réduisons 780 Cherche de la constance et non pas des raisons. [p. 44] ******************************* SCÈNE II. LE DUC DE SOMERSET. LE COMTE DE WARWICK. LE BARON DE TALBOT. DESTIVET. MIDE. CANCHON. LA PUCELLE. DEUX GARDES. LE DUC. Qu’on la sasse venir. Avance, misérable, Dans ton aveuglement n’es-tu pas déplorable Que le premier arrêt foudroyé contre toi 48 C’est le seul aparté qui se trouve dans la pièce. <?page no="481"?> 480 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET N’ait su pour le second te donner de l’effroi, 785 Et que ta malheureuse et coupable insolence Ait jusques dans les fers bravé notre puissance, Au lieu de l’émouvoir à la compassion ? Parle, parle, et réponds à l’accusation. LA PUCELLE. Je parle, Somerset, non pas pour te répondre, 790 Je parle seulement afin de te confondre, Un divin mouvement qui me transporte ici Ordonne que je parle et qu’on m’écoute aussi. Je sais que le Soleil éclaire la journée Qu’on verra l’innocente au supplice menée, [p. 45] 795 Mais votre iniquité triomphante qu’elle est N’a pas encore atteint l’heure de mon Arrêt ; Ce grand Dieu dont la voix passe par mon organe Veut que je vous accuse et que je vous condamne De cent forfaits écris en des lettres de sang, 800 Et que votre fureur me condamne à son rang. Donc tenez pour un temps votre bouche muette Soyez au Tribunal comme sur la sellette 49 , Et là si vous parlez, ne parlez seulement Que pour vous avouer convaincus justement. LE DUC. 805 L’insolente ! et pourtant je ne sais quoi me presse De quitter là sa cause où l’Enfer s’intéresse, Et de lui demander quel est notre forfait. CANCHON. Parle et reproche-nous ce que nous avons fait 50 . LA PUCELLE. Le premier d’entre tous est votre injuste guerre, 810 C’est le crime commun à toute l’Angleterre. Auriez-vous pu forger mille noirs attentats, Entrer à main armée au cœur de nos États, 49 Sellette : « Petit siège de bois, fort bas, sur lequel on fait asseoir un criminel quand on l’interroge pour le juger » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 457). 50 En raison de l’intervention divine, les juges se sentent obligés de s’enquérir des crimes dont Jeanne d’Arc les accuse. <?page no="482"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 481 Embraser nos Cités, ravager nos Provinces, Abattre nos Autels, et détrôner nos Princes [p. 46] 815 Pour vous faire régner sur une nation Où vous n’aviez de droit que votre ambition, Sans vous abandonner à toute l’insolence Qui contre la raison arme la violence ? Et les sanglants effets de tant d’impiétés 820 À qui sont-ils qu’à vous justement imputés ? LE DUC. À vous-mêmes, à vous qui voulez méconnaître Pour votre souverain notre glorieux maître, Lui dont le grand courage et le ressentiment De votre félonie exige le serment, 825 Et dont le bras armé reprend une couronne Qui par le droit du sang passait en sa personne. Puisqu’il a bien raison de vous donner des lois Comme étant descendu des filles de vos Rois 51 . LA PUCELLE. Prétexte injurieux et digne du tonnerre 830 Contre l’ordre du Ciel et les lois de la terre : Qui dans les faussetés et assez visiblement D’un État 52 bien réglé sape le fondement : C’est à ce sage auteur ce qui respire D’élever et d’abattre un florissant Empire 835 D’en former à son gré la ruine ou l’appui, Et ces grands changements n’appartiennent qu’à lui. Quand Dieu fait les États il inspire lui-même [p. 47] Ce vieil et premier droit sur qui le diadème Établit son pouvoir avecque fermeté 840 Et le règle aux humeurs du peuple surmonté, Si bien qu’elle est plutôt cette loi souveraine Un décret tout divin qu’une pensée humaine Et la vouloir enfreindre est une impiété ; 51 La justification héréditaire était l’une des manières dont les rois anglais essayèrent de réclamer le trône français. Une grande partie de la France était sous le commandement des rois d’Angleterre comme héritiers de Guillaume le Conquérant, par le mariage de la petite-fille de Guillaume à Geoffrey d’Anjou et par le mariage du futur roi d’Angleterre, Henri II, à Aliénor d’Aquitaine, l’ancienne épouse de Louis VII de France. 52 Nous avons remplacé « état » par « État ». <?page no="483"?> 482 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Or de votre forfait telle est la qualité. 845 Les Français de tout temps ont eu de fortes âmes Qui n’ont jamais ployé dessous le joug des femmes, L’autorité du Ciel a de son propre doigt Écrit la Loi Salique 53 où se fonde le droit Que les hommes tous seuls ont sur une couronne 850 Qu’à des hommes tous seuls notre courage donne, Loi Sainte en son principe et la Reine des lois, Loi toute vénérable à tous les autres Rois. N’allez pas présumer que nous ayons vos taches, Nous sommes généreux et vous êtes des lâches, 855 Le joug que vous portez est bien digne de vous Il faut en faible empire à des courages mous Et dans cette bassesse où croupissent vos âmes Femmes, vous faîtes bien d’obéir à des femmes Et de remettre ainsi la domination 860 Dans les mains du caprice et de la passion. Vous en aurez un jour une marque pressante Sous une femme altière et cruelle et puissante De qui l’impie orgueil tant qu’elle régnera Foulera les Autels et vous opprimera 54 . 865 Cependant frémissez en écoutant les peines [p. 48] Qui suivront de bien près vos rages inhumaines, Le Ciel jusques ici nous a punis par vous Et votre ambition a servi son courroux, Mais nos maux vont finir, cette mort déplorée 870 Du grand Duc de Bourgogne 55 est enfin réparée, Elle ne parle plus contre son meurtrier 53 Cette loi était à l’origine un code de procédure et un code pénal des Francs Saliens. Ce recueil de coutumes fut publié en 508 sous le roi Clovis. La loi exclut les femmes de la succession à la terra salica. Cependant, elle fut employée pour exclure la règle de la succession féminine faute d’un héritier masculin. La loi fut invoquée en 1316 afin de renforcer la légitimité de Philippe V en tant que roi de France, comme l’écrit Édouard Perroy : « […] ils proclamèrent, pour légitimer l’usurpation manifeste du comte de Poitiers, que “femme ne succède pas au royaume de France”. Une règle de droit se trouvait ainsi définie, sur laquelle il n’y avait plus à revenir » (La Guerre de Cent Ans, Paris, Gallimard, 1945, p. 52). 54 C’est une allusion à Élizabeth I re (1533-1603), reine protestante d’Angleterre qui vint au trône en 1558. 55 Il s’agit de Jean sans Peur (1371-1419), duc de Bourgogne. Il fut tué par des membres de l’entourage du Dauphin pour venger le meurtre de l’oncle du prince, Louis, duc d’Orléans, douze ans plus tôt. <?page no="484"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 483 Et le Sang répandu cesse enfin de crier : La paix règne entre nous, et nos armes sont prêtes À vous faire lâcher vos injustes conquêtes 56 , 875 Le Ciel que votre orgueil regarde avec mépris Veut que dans peu de temps vous sortiez de Paris Et qu’emportant sur vous une entière victoire Nous rendions votre honte égale à votre gloire. LE DUC. Nous ne serons pas même à Londres sûrement. LA PUCELLE. 880 Au lieu de m’interrompre écoute seulement Loin de continuer ces hautes entreprises Il faut abandonnant nos places reconquises Que votre ambition se presse dans l’enclos De ces murs composés d’orages et de flots. 885 Oui, généreux Dunois, attente de l’Histoire, Tu n’en es pas encore au comble de ta gloire, Je te vois d’un courage égal à ton pouvoir [p. 49] Faire pour la patrie un merveilleux devoir, Et replanter les lis d’une force hardie 890 Aux champs de la Guyenne et de la Normandie ; Oui, je te vois, La Hire, ardent le fer en main Appuyer dignement son glorieux dessein ; Oui, Brézé 57 , je te vois vaincre tout où tu passes, Dans le cours d’un Soleil tu regagnes vingt places 58 , 895 Et ta juste louange éclate d’un haut son Qui porte jusqu’au Ciel la gloire de ton nom, Nom qu’on verra fleurir après quarante lustres Noble et fameuse tige à cent branches illustres. Enfin je vous vois tous, invincibles guerriers, 900 Emporter à l’envie des forêts de lauriers, 56 L’assassinat de Jean sans Peur eut comme conséquence la dissolution de l’alliance de la Bourgogne avec la France. Cependant, les Bourguignons s’allièrent de nouveau avec le trône français par le Traité d’Arras en 1435, préparant le terrain pour la victoire finale de la France. 57 Il s’agit de Pierre de Brézé (v. 1410-1456), l’un des conseillers de Charles VII. 58 Il s’agit de la chute de la Normandie qui eut lieu en douze mois. La campagne prit la forme de sièges de certaines villes, y compris Pont-Audemer Pontl’Évêque, Lisieux, Verneuil, Mantes, Vernon, Argentan, Coutances, Carentan, Saint-Lô, Valognes et Fougères. <?page no="485"?> 484 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Je vois Charles remis au trône de ses pères Et son peuple en repos après tant de misères Goûter paisiblement le bienheureux effet De ce que j’ai prédit et de ce que j’ai fait. LE DUC. 905 Ces présages sont faux et pourtant ils m’étonnent. CANCHON. À des excès trop grands fureurs s’abandonnent. [p. 50] LA PUCELLE. Je n’ai pas fait encore, et je m’adresse à vous Qui m’outragez ensemble et qui m’accablez tous, Qui faites vanité de me voir asservie 910 Et de persécuter une innocente vie : Vous m’allez condamner et votre injuste loi N’a point d’yeux pour le Ciel ni d’oreilles pour moi, Innocente ou coupable, il faut que par maxime Vous suivez l’intérêt du méchant qui m’opprime, 915 Et la servile peur de déplaire à Bethfort Est la seule équité qui préside à ma mort. Bien donc exécutez votre complot funeste, Pour achever le crime achevez ce qui reste, Armez votre fureur et votre ambition 920 Sans écouter la voix de la compassion Qui vous touche possible et qui vous représente Que c’est contre une fille, et qu’elle est innocente Ne vous dispensez point d’un tyrannique effort, Allez à la fortune et passez par ma mort, 925 Joignez-vous tous ensemble, ô troupe généreuse, Afin d’être plus forts contre une malheureuse, C’est beaucoup mériter, c’est faire un coup bien grand Et bien digne après tout d’un peuple conquérant. Mais de ces procédés où votre orgueil m’affronte 930 J’en aurai tout l’honneur et vous toute la honte, Le feu qu’on me prépare et qu’on m’allume ici [p. 51] Ne me saurait brûler qu’il ne m’éclaire aussi Et la main des bourreaux utile à ma mémoire Jetant ma cendre au vent dispersera à ma gloire. 935 Je vois déjà le marbre et la bronze élevés <?page no="486"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 485 Où près de ma vertu vos crimes sont gravés 59 : Mais parce que le marbre et la bronze durable N’évitent point du temps la force inévitable Qui les dissipe enfin malgré leur dureté, 940 Et qu’on va par ailleurs à l’immortalité ; Quand deux siècles passés rendront ma perte antique Un célèbre Héros, un Prince magnifique Un Duc 60 tout généreux, héritier à la fois Des vertus et du nom de ce vaillant Dunois, 945 Relèvera l’éclat d’une gloire si belle Et fera travailler à me rendre immortelle Par un ouvrage 61 grand et seul semblable à soi Bien digne de lui-même et bien digne de moi. LE DUC. Espoir faux et trompeur conçu d’un faux mérite 950 Dont le Démon la flatte au moment qu’il la quitte ! DESTIVET. Un sentiment secret que je n’ose approuver Me dit que ce malheur pourrait bien arriver. [p. 52] MIDE. Son esprit agité s’emporte à des chimères Dont elle tâche en vain d’adoucir ses misères. 59 De nombreuses statues de Jeanne d’Arc existent aujourd’hui, y compris celles des sculpteurs du dix-neuvième siècle : André Allar, Denis Foyatier, Gois fils, Antonin Mercié et Marie d’Orléans. Un groupe de statues furent érigées au pont à Orléans en 1456. Voir l’article de Françoise Michaud-Fréjaville, « Images de Jeanne d’Arc : de l’orante à la sainte », dans Images de Jeanne d’Arc, p. 243-251. 60 Il s’agit du duc de Longueville (1595-1663), gouverneur de la Normandie et descendant de Dunois. Henri II d’Orléans, duc de Longueville et d’Estouteville, et comte de Dunois, fut le protecteur de Jean Chapelain, auteur d’un poème épique sur Jeanne d’Arc. Voir l’ouvrage de Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, t. II, vol. I, p. 359. 61 C’est une allusion au poème épique inachevé La Pucelle, ou la France délivrée de Jean Chapelain. Les douze premiers chants de cette épopée furent publiés en 1656, quatorze ans après la publication de la tragédie de l’abbé d’Aubignac et de l’adaptation en vers. L’œuvre tant attendue ne répondit pas aux attentes du monde littéraire français. Voir l’ouvrage de Bernard J. Bourque, Jean Chapelain de la querelle de La Pucelle, Tübingen, Narr Verlag, 2019. <?page no="487"?> 486 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LA PUCELLE. 955 Il en arrivera de vous tout autrement, Prêtez prêtez l’oreille à votre châtiment. À Somerset. Toi dont le jugement préside à l’injustice, Tu traîneras ta vie avec un long supplice Éprouvant tous les jours un désordre nouveau, 960 Et tes enfants mourront sous la main d’un bourreau 62 . Ce lâche Destivet dont l’âme est si servile Se verra par les siens chassé de cette Ville 63 . À Mide Toi devenu lépreux souffriras à ton rang Et les traits de ton crime iront jusqu’à ton sang 64 . 965 à Can- Et toi précipité par une mort soudaine chon . Seras un triste exemple à l’injustice humaine 65 . Vos justes châtiments iront jusques au bout, En un mot craignez tout, car vous offensez tout : Vous aurez sur les bras Ciel terre, mer, Ange, homme, 970 Et les foudres de l’air, et les foudres de Rome, Elle rentre Un remords éternel, une longue terreur. d’elle-même Feront de votre vie un spectacle d’horreur, en prison, et Et j’aurai pour vengeurs en ma misère extrême laisse tout Et votre conscience, et mon Prince, et Dieu même 66 . en frayeur. 62 Deux des fils d’Edmond Beaufort furent exécutés pendant la guerre des Deux- Roses. Henri Beaufort (1436-1464), le troisième duc de Somerset, fut décapité après avoir été défait à la bataille de Hexham en 1464. Le frère d’Henri, Edmond Beaufort (1435-1471), le quatrième duc de Somerset, fut exécuté après la bataille de Tewkesbury. Puisque le frère cadet, Jean Beaufort (1441-1471), avait été tué à la même bataille, la ligne légitime de Beaufort finit avec l’exécution d’Edmond. 63 D’Estivet disparut et son corps fut trouvé plus tard dans un égout au-delà de la porte de Rouen. 64 En effet, Midi contracta la lèpre. 65 Cauchon mourut soudainement pendant qu’on lui faisait la barbe. 66 À la scène III, 2, la Pucelle de d’Aubignac prévoit ce qui arrivera aux quatre hommes après leur décès : « Du haut des Cieux j’en verrai deux purifier par leurs cendres l’Élément du feu que vous aurez contaminé par les miennes : et les ossements de deux autres seront arrachés du tombeau, pour achever dans les flammes l’ouvrage de la corruption » (p. 95 dans l’édition de Bourque). Il n’y a aucune preuve pour justifier ces affirmations. L’auteur de la tragédie en prose omet ces détails. <?page no="488"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 487 [p. 53] ******************************* SCÈNE III. LE COMTE DE WARWICK. LE DUC DE SOMERSET. LE BARON DE TALBOT. CANCHON. DESTIVET. MIDE. LE COMTE, sortant du tribunal. 975 J’ai le cœur tout rempli d’une sainte clarté Qui vient de l’innocence ou bien de la beauté Qu’on voit dessus son front également reluire. LE BARON, en sortant aussi. Sa puissance m’étonne et je ne sais qu’en dire. LE DUC, descendant du Tribunal. À son autorité quel pouvoir est égal ? 980 [vers manquant] 67 CANCHON. Je tremble quand je songe au bruit de sa menace. Il sort. [p. 54] DESTIVET. Un glaçon de frayeur dedans mes veines passe, J’ai voulu soutenir le commun intérêt, Mais elle m’a paru toute autre qu’elle n’est. Il sort. MIDE. 985 Mon cœur est agité par une crainte extrême Qui sait qu’en cet état je m’ignore moi-même. Il sort. LE DUC, après avoir un peu rêvé. Le charme est achevé, je reviens d’un sommeil. Ha, Comte, fallait-il rompre ainsi le Conseil ! Cette noire vapeur, cette infernale nue 990 Ne pouvait pas longtemps obscurcir notre vue, Maintenant je la perce et vois tout au travers, J’ai l’esprit beaucoup libre et les sens bien ouverts. 67 Dans l’édition originale, le vers qui devrait rimer avec « égal » est manquant. <?page no="489"?> 488 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Mais ces Juges charmés se perdent dans la foule, Ils sont déjà bien loin et le peuple s’écoule. 995 Il faut nous rassembler, et craignant ces affronts Pour être généreux se faire voir plus prompts. [p. 55] ******************************* SCÈNE IV. LA COMTESSE DE WARWICK. Quel trouble est donc le vôtre ? LE DUC. Une déroute entière, Les juges enchantés cèdent à la sorcière. LE BARON. L’innocente plutôt contraint ses ennemis. Il sort. LE DUC. 1000 Il se faut rassembler dès qu’on sera remis. Il sort. [p. 56] ******************************* SCÈNE V. LA COMTESSE DE WARWICK. LE COMTE DE WARWICK. LA COMTESSE DE WARWICK. Vous voilà bien content, et ce visage montre Le plaisir qui vous touche en pareille rencontre, Vous en avez sujet, et rompre le Conseil Pour sauver la Pucelle est un coup sans pareil 1005 Mais c’est une action que je n’aurais pas crue Si de mon cabinet je ne l’avais bien vue Encor si votre adresse eût passé plus avant, Qu’un autre pour le moins se fut levé devant, L’ayant fait par exemple, on n’eût pas su connaître 1010 Ce qu’il n’est pas besoin que vous fassiez paraître. <?page no="490"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 489 LE COMTE. Madame, aucun de nous ne vous peut rapporter Quel est ce mouvement qui l’a tout fait quitter, Si c’est pour la sauver, tout un monde est complice, De moi, je n’ai dessein que de rendre justice. [p. 57] LA COMTESSE. 1015 Ha Comte ! il n’est plus temps de rien dissimuler, Et votre passion m’oblige de parler, J’ai souffert jusqu’ici de fâcheuses contraintes Et mes profonds respects ont étouffé mes plaintes, Maintenant qu’il s’agit du repos de l’État 1020 Un silence plus long serait un attentat. LE COMTE. Le repos de l’État est un prétexte honnête À couvrir le martel que vous avez en tête. LA COMTESSE. Quand seule on m’offensait j’ai seulement pleuré, Je n’ai pas dit un mot et j’ai tout enduré 1025 Mais je serais coupable et j’en courrais le blâme Et de mauvaise Anglaise et de mauvaise femme Si lorsqu’à tout l’État votre amour est fatal Mon devoir n’appliquait un remède à ce mal. Ha Comte ! éveillez-vous et revenez d’un songe 1030 Où cette passion si lâchement vous plonge, Rendez-vous à vous-même et ne permettez pas Que l’Enfer vous attire avec ses noirs appas Ni qu’une simple fille en triomphe vous mène Et qu’à votre malheur notre perte s’enchaîne. [p. 58] LE COMTE. 1035 Mais vous même plutôt conservez si vous plaît Cette haute sagesse à ce haut point qu’elle est Et que votre vigueur pour une fois s’exempte De prendre tant de soin à perdre une innocente : Quant à moi l’équité m’a réduit à ce point 1040 Que je verrai sa faute, ou n’en jugerai point. Il sort. <?page no="491"?> 490 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET ******************************* SCÈNE VI. LA COMTESSE, seule. Et moi j’ai résolu de perdre une méchante Dont la force m’outrage alors qu’elle t’enchante. Allons tout de ce pas obliger les Anglois 68 , À rentrer au Conseil une seconde fois.. Le Théâtre se referme 69 . Fin du troisième Acte. 68 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « Anglois » pour conserver la rime. 69 La pièce de d’Aubignac comporte la didascalie suivante : « Le théâtre se ferme avec la toile de devant » (scène II, 6 ; p. 99 dans l’édition de Bourque). Il est possible que d’Aubignac destinait son ouvrage dramatique au théâtre du Palais Cardinal qui avait un rideau d’avant-scène. Cependant, la pièce en prose en fut probablement jamais jouée. De toute façon, Scherer fait remarquer que « le rideau, quand rideau il y a, ne vient point cacher la scène pendant les entr’actes » (La Dramaturgie classique en France, p. 173-174). <?page no="492"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 491 [p. 59] ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. On ouvre le Théâtre, les Juges se trouvent assis, et la Pucelle devant eux. LA PUCELLE. LE DUC. LE COMTE. LE BARON. CANCHON. MIDE. DESTIVET. SOLDATS, PEUPLE. LA PUCELLE. 1045 Triomphez maintenant, l’Éternel abandonne À votre iniquité ma vie et ma personne, Et l’heure est arrivée ou l’injustice peut Soumettre l’innocence à tout ce qu’elle veut. Mais sans qu’à mon bon droit ma raison se confie 1050 Comme Juges souffrez que je me justifie, Ce n’est pas que par là j’échappe à mon tourment, Mais pour vous témoigner que le Ciel justement S’apprête à vous punir de tout ce qu’on m’impose, Et je plaide pour lui quand je défends ma cause. [p. 60] 1055 Parlez donc hardiment et faites si vous plaît Que je sache mon crime. LE DUC. Hé tu sais quel il est. Te faut-il renvoyer à ta méchante vie Pour te faire avouer comme c’est notre envie Que ta noire magie est ce crime odieux 1060 Et qui te rend l’horreur de la terre et des Cieux ? LA PUCELLE. Par le premier Arrêt où l’on m’a condamnée Cette accusation s’est déjà terminée, Elle est peu vraisemblable et l’injustice au moins La devait appuyer de quelques faux témoins. 1065 Voyez comme à me perdre une ardeur trop extrême Prêche mon innocence et fait contre vous-même Jamais jusqu’à ce point imprudence n’alla, On m’appelle sorcière, on en demeure là, Et faisant contre moi nouvelle procédure 1070 Au lieu de m’accuser on me dit une injure, <?page no="493"?> 492 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Que n’avez-vous des gens qui viennent faire bruit, Et dire qu’ils m’ont vu au milieu de la nuit Errante échevelée arracher des racines, Ramasser des serpents sous de vieilles ruines, 1075 Murmurer toute seule, aller dans les tombeaux, [p. 61] Faire pâlir d’horreur les célestes flambeaux, Bref, qu’ils ont vu cent fois ma science employée À remettre au cachot la nature effrayée : Dites qu’étant Bergère on m’aperçut un jour 1080 Comme j’empoisonnais les troupeaux d’alentour Et qu’en guerre j’ai fait par mes pratiques noires Que mes enchantements ont passé pour victoires. Pour me les confronter que n’avez-vous ici Ce fameux Jean de Meung 70 et ses pareilles aussi, 1085 Dont votre tyrannie a jugé que les charmes Pourraient à ma ruine être d’utiles armes : Peut-être ils vous diraient quel était mon Démon, Quel était son pouvoir, et quel était son nom. Mais, ô malice aveugle, ou certes impuissante ? 1090 On n’a point aposté cette troupe méchante, Où l’on n’a pas eu droit en cette extrémité De la faire parler contre la vérité. LE DUC. Voyez qu’elle est savante en cet art détestable, Par sa propre défense elle se rend coupable. 1095 Mais qui pourrait douter de ton pouvoir fatal ? Et qui ne connaît pas dans ton pays natal Ce prodige fameux, ce grand arbre des Fées 71 Ou restent de ton art les infâmes trophées ? 70 Il s’agit de Jean Chopinel (vers 1240-1305), connu sous le nom de Jean de Meung. Il compléta, en 1280, le poème allégorique commencé par Guillaume de Lorris, Roman de la rose. Dans sa suite du poème, de Meung satirisa les femmes. La Pucelle de d’Aubignac l’appelle « cet infâme Jean de Meung » (scène IV, 1, p. 101 dans l’édition de Bourque). 71 Il s’agit de l’Arbre des Dames ou Le Beau May, grand arbre de hêtre dans le village natal de Jeanne d’Arc, Domrémy. On raconte que les fées y tenaient la conversation et que l’eau de la fontaine voisine avait des puissances curatives. Comme les juges le firent dans le vrai procès, les juges de la pièce essaient d’associer Jeanne d’Arc aux traditions magiques de son village. <?page no="494"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 493 [p. 62] LA PUCELLE. Quoi c’est là tout le but de l’accusation ? 1100 Et pour le fondement de mon oppression Vous en êtes réduits à forger ces chimères Et vous me condamnez sur des contes de mères ? Ces Fées ont causé mes illustres exploits Et par des jeux d’enfants j’ai vaincu les Anglois 72 ? 1105 Adroite invention ! prétexte magnifique ! Et belle couverture à la rage publique ! LE DUC. Parle sans te railler et dis combien de faits Ou même du penser on n’atteignit jamais Parmi les plus puissants et les plus grands courages 1110 Ont été toutefois tes vulgaires ouvrages ? Quand je pense où s’est vu Charles et son État Avant que ce prodige au monde fit éclat, Et que je vois la gloire et de l’un et de l’autre Depuis que sa puissance a supplanté la nôtre : 1115 Je ne sais qui me tient que de ma propre main Je ne venge sur elle un trouble si soudain Au point où la fortune affligeait ce Monarque Bourges 73 de son Empire était la seule marque, La France allait céder de l’un à l’autre bout, 1120 Il ne possédait rien car nous possédions tout, [p. 63] Et nos armes faisaient sur les rives du Loire 74 : Avancer à grands pas notre naissante gloire. Mais dès que cette rage a pour lui combattu, On voit reprendre cœur à sa faible vertu, 1125 On le voit rétablir ses forces consommées Et remettre sus pied de nouvelles armées, Et les Villes enfin ont cette lâcheté De reprendre le joug qu’elles avaient quitté, Sa force qui de soi n’osait tant se promettre 1130 Nous jette à bas du Trône afin de l’y remettre, 72 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « Anglois » pour conserver la rime. 73 Le surnom de roi de Bourges fut employé par les ennemis de Charles VII pour dénoter sa puissance limitée. 74 Le mot « Loire » est employé comme nom masculin, sans doute pour conserver les six syllabes de l’hémistiche. <?page no="495"?> 494 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Enfin il faut tout rendre après avoir tout pris : Et nous en voir au point de défendre Paris. Réponds, fille enragée, et qu’en notre présence Ta bouche soit d’accord avec ta conscience, 1135 À moins que le Démon t’aidât à nous braver Le Siège d’Orléans se pouvait-il lever ? Le Sacre de ton Roi qui te rendit si vaine N’alla-t-il pas plus loin que la puissance humaine ? As-tu pu toute seule, et par ton seul abord 1140 Jeter dans notre camp la frayeur et la mort ? Et ce Cerf enchanté qui sur la plaine verte Dans les Champs de Patay 75 commença notre perte Quant à notre dommage on te vit triompher, Nous pouvait-il venir d’ailleurs que de l’Enfer ? LA PUCELLE. 1145 Puisque vos sentiments si mauvais interprètes [p. 64] Imputent à l’Enfer les choses que j’ai faites, Pour preuves de magie alléguant mes exploits, Souvenez-vous aussi de ce brave Dunois, Ce généreux sorcier commandait les armées 76 , 1150 Son exemple et sa voix les rendaient animées, 75 La bataille de Patay eut lieu le 18 juin 1429. Le duc attribue à la sorcellerie ce qui fut vraiment négligence de la part des Anglais. Ne connaissant pas l’endroit de l’armée ennemie, les soldats français libérèrent un cerf qui courut directement dans ls lignes anglaises. La réaction bruyante de la part de certains des soldats anglais trahit leur cachette et l’armée française réussit à les défaire facilement. 76 À Patay, Jeanne d’Arc ne fut pas en tête de l’attaque. Cependant, dans cette bataille et dans d’autres, ses ordres et ses conseils furent habituellement suivis, quoiqu’ils n’aient pas été toujours cherchés par Dunois et les autres commandants. Marina Warner écrit : « How important was Joan herself? She was keen; she was brave; she was inspiring. She gave living breath to the saying that she put the fear of God into her enemies. […] whether or not Joan played a key part in the military manœuvres fades into insignificance beside the historical truth that her contemporaries, on both sides, thought that she had » (Joan of Arc. The Image of Female Heroism, New York, Alfred A. Knopf, 1981, p. 67- 69). Nous traduisons : « Quelle était l’importance de Jeanne elle-même ? Elle était enthousiaste ; elle était courageuse ; elle était inspirante. Elle donna foi au diction selon lequel elle mettait la crainte de Dieu dans ses ennemis. […] que Jeanne ait joué ou non un rôle clé dans les manœuvres militaires s’estompent dans l’insignifiance à côté de la vérité historique que ses contemporains, des deux côtés, pensaient qu’elle l’avait fait. » <?page no="496"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 495 Il vous portait la mort et la honte et l’effroi, Faites-lui son procès tout de même qu’à moi Sans que par mon trépas sa gloire se retarde Son charme ira plus loin si vous n’y prenez garde 1155 Et tout ce que j’ai fait si glorieusement. De tout ce qu’il doit faire est l’ombre seulement. Après tout, quel dessein vous oblige à reprendre Une accusation que j’ai bien su défendre ? Et quand j’aurais failli, la prison en tout cas 1160 Par mon premier Arrêt me punit-elle pas ? DESTIVET. Oui, mais tu l’as rompu, et l’on doit d’autres peines Au captif qui travaille à sortir de ses chaînes. LA PUCELLE. Le désir d’être libre est naturel à tous 77 Parce que la franchise a des appâts bien doux, 1165 Ne me condamnez point en pareille aventure, Où faites le procès à toute la nature, Si vous me punissez pour sortir de prison [p. 65] Vous punissez aussi les lois et la raison, Il est vrai que je sers de preuve pitoyable 1170 Comme vos cruautés n’ont rien d’inviolable. Mais quel crime ai-je fait en cette occasion ? Ai-je contribué pour mon évasion ? Mes fers se sont brisés dans l’ombre et le silence, Mais est-ce par ma faute ? ai-je fait violence ? 1175 Ai-je forcé la porte ? ai-je sauté le mur ? D’une céleste main c’est l’ouvrage tout pur ; Faites revenir l’Ange où mon appui se fonde Et sur son propre fait que lui-même il réponde. CANCHON. Ô blasphème ! impudente, oses-tu si souvent 1180 Nous alléguer encore et nous mettre en avant Des révélations dont cette troupe sage Avec tant de raison t’a défendu l’usage ? 77 Pendant son procès, Jeanne d’Arc déclara que c’était le droit d’un prisonnier d’essayer de s’échapper. Cauchon la conseilla que, selon un décret, même la pensée de vouloir échapper à la garde de l’Église était un crime. Voir l’ouvrage de Milton Waldman, Joan of Arc, Londres, Longman, 1935, p. 249. <?page no="497"?> 496 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LA PUCELLE. Elles viennent du Ciel, suis-je libre en ce point, Et puis-je les avoir, ou ne les avoir point ? 1185 Puis-je clore la bouche au moment qu’il me l’ouvre, Et taire les secrets qu’il veut que je découvre ? Quand par un ordre exprès de la Divinité Je sus trouver mon Prince en sa nécessité, Qu’entre ses Courtisans je l’allai reconnaître 78 [p. 66] 1190 Pour lui dire à quel point sa grandeur devait être, Ce fut par une grâce à qui j’ai dû céder Et que j’obtins du Ciel sans la lui demander ; Ainsi continuant d’être oisive et muette Quelle rébellion mon âme eût-elle faite ? MIDE. 1195 Faut-il pour la convaincre user de tant d’efforts ? Son crime éclate assez dessus son propre corps, Ces restes d’un habit dont son sexe elle offense, Et qu’elle garde encor contre notre défense, Sont de justes témoins qui parlent devant nous 79 . LA PUCELLE. 1200 Ai-je obtenu jamais d’autres habits de vous ? Mais jusques à la mort je veux bien qu’on remarque Dessus mon vêtement une si digne marque De cette illustre force et de ce grand pouvoir 80 Que sur tant de grands cœurs le Ciel m’a fait avoir. 78 Selon les historiens, le Dauphin mit Jeanne d’Arc à l’épreuve, se déguisant et se cachant dans la foule lorsqu’elle alla le voir dans la Grande Salle du Château de Milieu à Chinon. La jeune fille ne fut pas trompée et le reconnut tout de suite. Cependant, certains historiens ne sont pas convaincus de la source divine de son inspiration, en raison de l’apparence physique particulière de Charles. Voir, par exemple, l’ouvrage de W. S. Scott, Jeanne d’Arc, Londres, George G. Harrap, 1974, p. 40. 79 Le port de l’habit masculin, renoncé auparavant par Jeanne d’Arc dans son acte d’abjuration, précipita un réexamen de son cas. 80 Jeanne d’Arc déclara à ses accusés qu’elle préférait porter l’habit masculin pour ne pas inciter ses gardes à de coupables désirs. Elle expliqua aussi que sa tenue masculine était sa réponse au manque d’adoucissement des rigueurs de sa prison. Voir l’ouvrage de Brasillach, Le Procès de Jeanne d’Arc, p. 143. <?page no="498"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 497 1205 Si comme une Judith 81 il m’avait envoyée, J’aurais à ce besoin mon adresse employée Avec tous ces appâts dont le sexe est prisé Et pour un bon sujet j’en aurais abusé : Il n’est rien de charmant, rien de doux au visage, 1210 Où j’aurais essayé de le mettre en usage Pour faire aller au but mon généreux dessein, [p. 67] Et mes yeux bien menés auraient conduit ma main, Bref, j’aurais épuisé cette molle industrie Et de la mignardise et de l’afféterie. 1215 Or, n’étant point venue afin de vous tenter, Mais bien pour vous combattre et pour vous surmonter, Et remettre des miens par une juste audace La générosité sur sa première trace, Il m’a fallu changer suivant un bon Conseil 1220 Des marques de faiblesse en un fier appareil, Ainsi me déguisant j’ai voulu que la feinte D’un aspect emprunté commençât votre crainte, Et d’un sexe contraire à cette noble ardeur J’ai quitté l’apparence et non pas la pudeur. MIDE. 1225 Quoi ce prétexte faux, et dont tu t’es servie Couvre l’impureté de ta méchante vie ? LA PUCELLE. Perdez mon innocence et ne l’épargnez point, Mais ne m’outragez pas jusques au dernier point Que d’offenser ma vie en la nommant impure 1230 Puisque vous n’en avez prévue ni conjecture : Le jugement des miens vous peut être suspect, Mais pour une Princesse ayez quelque respect, 81 Il s’agit de l’histoire de Judith de l’Ancien Testament. Pour se venger de l’attaque contre la ville de Béthulie par les Assyriens, la veuve Judith, vêtue de ses habits les plus attrayants, entra dans le camp du lieutenant Holofernés. Celui-ci fut séduit par la beauté de Judith et lui demanda de coucher avec elle. Pendant la nuit, tirant profit de l’état ivre du tyran, Judith réussit à le décapiter. Elle retourna à Béthulie et fit exposer la tête d’Holofernés, inspirant la ville à lancer une attaque contre les Assyriens. L’ennemi se retira finalement, et Judith fut honorée à cause de la victoire. <?page no="499"?> 498 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Cette illustre beauté, noble sang de Béthune 82 , [p. 68] Chez qui j’ai soulagé mes tristes infortunes, 1235 De tout ce que je suis vit des signes certains Avant que son époux m’eut remise en vos mains ? Que n’a-t-elle point fait afin de s’en instruire ? Elle même en ce lieu pourrait mieux vous déduire Par qu’elle adroite épreuve elle n’a point tenté 1240 Mon esprit, ma constance, et ma pudicité, Son témoignage seul vous apprendrait peut-être Ce que je tâche en vain de vous faire connaître 83 , Puisqu’à mon grand malheur vous faites vanité De n’être pas ici pour voir la vérité. CANCHON. 1245 La raison la plus forte est toujours la dernière ; Étant notre ennemie et notre prisonnière Nous est-il pas permis de te donner la mort ? Parle. LA PUCELLE. Oui certes, oui, j’en demeure d’accord, Mon innocence ici n’a rien à vous répondre, 1250 En cela seulement vous la pouviez confondre ; Je puis de votre main recevoir le trépas Dans votre tribunal comme dans les combats Pourvu que la fureur hautement vous anime Et votre haine ouverte amoindrit votre crime : [p. 69] 1255 Oui, oui, l’épée au poing venez tous contre moi Qui ne vous donne plus de matières d’effroi, De plus de mille coups vengez autant d’injures, Et remettez le fer dans toutes mes blessures 84 , 82 La Pucelle fait allusion à Jeanne de Béthune, femme de Jean de Luxembourg, chez qui elle fut gardée avant d’être vendue aux Anglais. Au château de Beaurevoir, Jeanne d’Arc fut placée sous le soin de trois femmes, y compris Jeanne de Béthune. 83 Au château de Beaurevoir, Jeanne d’Arc fut traitée avec beaucoup de gentillesse par les trois dames. Elles furent impressionnées par la piété de la jeune fille et essayèrent de convaincre Jean de Luxembourg de ne pas la vendre aux Anglais. 84 À Orléans, le 7 mai 1429, Jeanne d’Arc fut atteinte au sein gauche par un trait d’arbalète. À Paris, le 8 septembre 1429, elle fut blessée par une flèche à la cuisse. <?page no="500"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 499 Ce sera cruauté qu’un mouvement si prompt, 1260 Mais au moins on dira, des ennemis la font ; Une ombre d’équité couvre cette furie, En usant autrement, regardez je vous prie, À quel injuste effort vous vous engageriez, Je suis votre ennemie et vous me jugeriez : 1265 Je ne relève point de la loi de vos Princes, Et si j’étais coupable en toutes nos Provinces Je trouverais chez vous une protection, C’est le droit qui s’observe en toute nation. Mais quoi, pour m’immoler à la secrète rage 1270 Dont ce cruel Bethfort injustement m’outrage, Votre raison esclave est sourde à l’équité, Et vous n’écoutez rien que votre lâcheté. LE DUC. En vain par la pitié tu tâches à nous prendre, On t’a fait trop de grâce en te laissant défendre, 1275 Et nous ne devions pas nous assembler exprès. Gardes, remmenez-la, qu’on la veille de près. Elle sort. [p. 70] ******************************* SCÈNE II. LE DUC DE SOMERSET. LE COMTE DE WARWICK. LE BARON DE TALBOT. CANCHON. MIDE. DESTIVET. SOLDATS. PEUPLE. LE DUC DE SOMERSET. Ici, braves Anglais, c’est à votre courage À calmer de l’État le plus pressant orage, Aucun empêchement ne vous détourne plus, 1280 L’art de cette méchante est demeuré perclus, Et ce dernier Conseil si différent de l’autre Montre que son pouvoir est esclave du nôtre, Chaque esprit à la fin rallume sa clarté, Et notre jugement reprend sa liberté. LE BARON. 1285 Ainsi tous nos avis seront hors de contrainte. [p. 71] <?page no="501"?> 500 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LE DUC. Il est temps que ce monstre ait sa dernière atteinte, Qu’on venge par sa mort tant d’hommes valeureux, Et que le sang impur lave le généreux. À vous bien regarder j’ai peine de connaître 1290 Quels sont vos sentiments et quels ils peuvent être ; Mais je trouve pour moi sans haine et sans transport Que cette malheureuse est bien digne de mort. LE BARON. Il serait plus séant de rétablir sa gloire Tâchant de remporter quelque insigne victoire 1295 Que d’en être réduits à cet étrange point De punir une fille où le crime n’est point, Quel est ce procédé ? Qui jamais ouït dire Qu’une fille en sa mort venge tout un Empire ? Et qu’il faille un bourreau pour essuyer l’affront 1300 Qu’une si franche guerre a mis sur notre front ? Pouvons-nous le souffrir sans croître notre honte, Et mériter par là que la France nous dompte ? C’est notre prisonnière, et je lui dois le bien Dont elle m’honora lorsque je fus le sien 85 1305 Après qu’elle m’eut pris au fort d’une bataille, Et quoi que l’injustice à sa perte travaille, Son plus grand châtiment doit être la prison. [p. 72] LE COMTE. Oui, nous ne pouvons plus avec juste raison, Et c’est faire un outrage à la même innocence. UN SOLDAT. 1310 Ha traîtres ! UN DU PEUPLE. Ha méchants ! UN AUTRE SOLDAT. Ils sont d’intelligence. 85 Il s’agit de la bataille de Patay (le 18 juin 1429) où Talbot fut capturé par les Français. Le Talbot de la pièce se montre bien disposé au sort de la Pucelle, ce qui n’est pas du tout conforme à l’histoire. <?page no="502"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 501 LE COMTE. Quoi, Seigneur, souffrez-vous qu’un acte pareil Ce peuple et ces soldats prennent part au Conseil ? Et voulez-vous livrer d’un pouvoir tyrannique Nos libres sentiments à la force publique ? LE DUC. 1315 Votre indiscrétion qui n’éclate qu’en vain A causé le désordre et non pas mon dessein, [p. 73] Apaisez le tumulte et la fureur émue En rendant à ce peuple une sûreté due, Enfin délivrez-les d’un mal si dangereux, 1320 Et vous ne serez pas en danger avec eux. LE COMTE. Ha, Baron, c’en est fait, l’injustice puissante Accable malgré nous cette pauvre innocente. CANCHON. Un supplice vulgaire est encore trop peu, Et son crime doit être expié par le feu. DESTIVET. 1325 Il faut selon mon sens la brûler toute vive 86 . MIDE. Jeter sa cendre au vent 87 et quoi qu’il en arrive, En éteignant le feu qui punit ce Démon Éteindre s’il se peut sa mémoire et son nom. 86 La punition d’être brûlé vif fut réservée aux hérétiques qui refusèrent d’abjurer et aux hérétiques condamnés comme relaps. Le condamné fut livré au bras séculier pour l’administration de la peine capitale, l’Église se lavant les mains de toute autre responsabilité. On choisit le feu comme moyen d’exécution, paraîtil, à cause de son association avec l’enfer. L’intention fut d’impressionner et de terroriser. Voir l’ouvrage de Edward Burman, The Inquisition, the Hammer of Heresy, Wellingborough, Aquarian, 1984, p. 72-74. 87 Ce fut la pratique de rassembler les cendres de l’hérétique et de les lancer dans une rivière ou dans un ruisseau. Dans le cas de Jeanne d’Arc, les cendres et quelques restes furent jetés dans la Seine afin d’empêcher les gens de les prendre et de les garder comme reliques. <?page no="503"?> 502 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LE DUC. Voilà comme les uns jugent mieux que les autres 1330 Tels sont nos sentiments, persistez dans les vôtres, [p. 74] Le sort de la Justice en cette occasion Emporte votre brigue et votre passion,. À Canchon. Vous, brave et digne Anglais 88 , faites d’un soin fidèle Entendre son Arrêt à cette criminelle, 1335 Et que bien promptement il soit exécuté. CANCHON. J’accomplirai votre ordre avec fidélité. Il rentre. ******************************* SCÈNE III. LE DUC. LE COMTE. LE BARON. LA COMTESSE. DALINDE. LA COMTESSE, en désordre. Attendez, Chevalier ! DALINDE. Hé pensez où vous êtes, Madame, et si vous plaît voyez ce que vous faites. LA COMTESSE. Avant que de m’ouïr ne vous séparez point, [p. 75] 1340 Je vous viens supplier de m’accorder un point Par mes cris, par mes pleurs, par vos pieds que j’embrasse. LE DUC. Hé quoi ? LA COMTESSE. De la Pucelle accordez-moi la grâce. LE DUC. D’où vous est arrivé ce changement soudain ? Mais elle est condamnée et vous priez en vain. 88 Dans cette pièce, ainsi que dans l’œuvre en prose, Canchon est anglais, alors que Pierre Cauchon était l’évêque de Beaulieu. Était-ce une tentative de voiler l’origine ecclésiastique de la figure historique ? <?page no="504"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 503 LA COMTESSE. 1345 Qu’avez-vous fait méchants, un crime abominable, Elle est toute innocente, et moi toute coupable, Ouvrez, ouvrez mon cœur vous y verrez sa mort Écrite dans ma rage et dedans mon transport, Ma damnable fureur en est seule complice, 1350 Et le peuple à frémi contre cette malice Ses effroyables cris en l’air se sont perdus Et vous-mêmes, cruels, les avez entendus 89 . LE COMTE. [p. 76] Dalinde, hé depuis quand est-t-elle si troublée ? DALINDE. Rêvant à la fenêtre, au bruit de l’assemblée 1355 Elle a changé soudain, s’est mise à deux genoux, A dit d’étranges mots qui nous étonnaient tous, Et suivant le transport dont elle était émue Elle s’est relevée, et puis est accourue. LE DUC. Ces cris dont vous parlez le peuple les a faits 1360 Pour montrer qu’il voulait qu’on punit ses forfaits. LA COMTESSE. Hé ne voyez-vous pas tout ce peuple en tristesse Qui les larmes aux yeux m’environne, me presse, Et me conjure encor de vous redemander La grâce qu’à mes pleurs vous devez accorder ? 1365 Et parmi les Soldats oyez combien résonnent, Les acclamations qu’à cette fille ils donnent. [p. 77] LE DUC. Comte, ce trait sans doute est de votre façon Pour effrayer le peuple. LE COMTE. Injurieux soupçon ! 89 La pièce nous présente les sentiments de remords de la comtesse ainsi que la manifestation de sa punition divine, c’est-à-dire la folie. Cette punition n’était pas prédite par la Pucelle. <?page no="505"?> 504 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Il n’en est rien, Seigneur, mais cette frénésie 1370 Est la punition d’une autre fantaisie Qui la faisaient agir déraisonnablement Et contre mon repos et presque incessamment. LA COMTESSE. De combien de remords me sens-je tourmentée Depuis que ma fureur est à ce point montée ! 1375 Mais ce peuple revient, il va fondre sur moi, Ha changement hideux qui me transit d’effroi ! Ce ne sont plus qu’autant d’infernales furies Qui me vont replonger dans mes forceneries, Je n’en puis échapper, je les vois, je les sens, 1380 Et la rage à ce coup s’empare de mes sens, Ô fille toute sainte 90 , et pourtant outragée ! Si vous me pardonnez j’en serai dégagée, Laissez moins d’étendue à vos ressentiments, Lisez dans mon esprit, et contez les tourments, [p. 78] 1385 Voyez mille bourreaux contre une conscience Qui connaît sa malice et sait votre innocence. Mais vous ne parlez point. Ha je meurs de douleur. Elle pâme. LE DUC. Sa manie est étrange, et ce dernier malheur, Sorcière dangereuse, est un de tes ouvrages. 1390 Mais une prompte mort va calmer ces orages. Il sort. ******************************* SCÈNE IV. LE COMTE. Elle est comme assoupie, et l’on peut aisément La faire transporter dans un appartement. LE BARON. Je ne vous quitte point en ce fâcheux rencontre. 90 L’idée de la sainteté de Jeanne d’Arc ne fut accentuée qu’à partir du dix-neuvième siècle. Avant cela, la Pucelle fut l’héroïne de la guerre de Cent Ans et le symbole moral du changement de la fortune de la France. Bien plus importante que la sainteté de Jeanne d’Arc était l’idée de sa noblesse. Voir l’ouvrage de Warner, Joan of Arc, p. 194. <?page no="506"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 505 LE COMTE. Non laissez-moi tout seul. Il s’en va. LE BARON. Ciel ! Ton pouvoir se montre, [p. 79] 1395 Fais voir la vérité d’un mystère si grand, Mais ne la venge pas en nous la découvrant. ******************************* SCÈNE V. DALINDE, emportant sa maîtresse. Que l’on tombe aisément dans une frénésie Et par la conscience, et par la jalousie. Elle s’en va. Le Théâtre se referme. Fin du quatrième Acte. <?page no="507"?> 506 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 80] ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. LA PUCELLE. CANCHON. MIDE. LE PEUPLE. Stances 91 de la Pucelle allant au supplice. Aimable tyrannie ! heureuse cruauté ! 1400 Qui m’envoyez du trouble où j’ai longtemps été Dans le calme éternel d’une paix si profonde, Votre Arrêt m’est plus doux qu’il ne m’est rigoureux, Et sur lui mon repos se fonde Puisqu’en ce moment bienheureux 1405 Je m’en vais de prison pour m’en aller du monde. Encore que mon cœur n’ait point été vaincu Et que la patience où j’ai toujours vécu Ait quasi témoigné que j’aimais ma misère, Je puis bien ressentir avecque volupté 1410 La grâce qui m’en va distraire, Et si j’aime la liberté Le trépas qui me vient ne me saurait déplaire. [p. 81] Suivant l’ordre prescrit à mon illustre emploi Je devais et venger et couronner mon Roi 1415 Et rendre à son État sa splendeur ancienne, J’ai vengé de mon Roi le malheur et l’affront, Sa gloire doit tout à la mienne, Sa couronne lui tient au front, Il est temps que mon âme aille quérir la sienne 92 . 91 Ces stances sont de sept vers. Chaque stance se compose de cinq alexandrins (les premier, deuxième, troisième, quatrième et septième vers) et de deux octosyllabe (les cinquième et sixième vers). On trouve des rimes suivis (aa) et des rimes croisés (bcbcb). 92 Dans cette pièce et dans celle de d’Aubignac, la Pucelle accepte son destin beaucoup plus passivement que Jeanne d’Arc de l’histoire. Selon les historiens, elle se mit à pleurer piteusement lorsqu’elle apprit les nouvelles de sa punition. Elle eut toujours peur du feu et déclara sa préférence d’être décapitée sept fois plutôt que d’être brûlée vive. Voir l’ouvrage de Pernoud, Vie et mort de Jeanne d’Arc, p. 234-235. <?page no="508"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 507 1420 Déjà le Ciel ouvert m’en monstre plus de cent Qui toutes à la fois sur mon chef innocent Afin de l’honorer sont prêtes à défendre, Mon zèle ambitieux les veut toutes porter, Et s’il n’a pas droit d’y prétendre 1425 Il commence à les mériter Par cette vive ardeur dont il tâche à les prendre. J’ai déjà pétiller le brasier dévorant, Mais en le regardant, d’un œil indifférent J’en vois la vérité comme j’en vis l’image, 1430 C’est ce qui me console, et par là je connois 93 Que mon bon Ange me soulage, Et je sens à l’entour de moi La force qui remplit ma force et mon courage. Témoin de l’innocence et de l’iniquité 1435 Qui rendras à chacun ce qu’il a mérité De la punition et de la récompense, Prends mon âme en ta garde et la conduis au port [p. 82] Après sa dernière souffrance, Et fais que mon injuste mort 1440 Soit le dernier malheur qui regarde la France. CANCHON. Ses inutiles vœux retardent son trépas Et le plaisir du peuple en retardant ses pas. Marche, marche au supplice, et d’un profond silence Prouve ta modestie avec ta patience. LA PUCELLE. 1445 Je ne veux pas apprendre en mon dernier moment De votre tyrannie à souffrir constamment, Mais, barbares, je veux et c’est ma seule envie Faire aller ma parole aussi loin que ma vie : Je ne cesserai point de parler contre vous, 1450 Oyez le testament que je sais devant tous. Je donne au feu mon corps, je rends au Ciel mon âme Dans une pureté sans reproche et sans blâme, 93 Nous avons décidé de garder l’orthographe originale du mot « connois » pour conserver la rime. <?page no="509"?> 508 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Je laisse à tous les miens qui partagent mon sang L’exemple de moi-même et l’espoir d’un haut rang 1455 Au peuple de la France et l’olive et la palme, Des lauriers toujours verts, un repos toujours calme, À vous mille cyprès l’un sur l’autre entassés, Un repentir affreux de vos crimes passés, Un parti contre vous de Ciel et de fortune, [p. 83] 1460 Une ruine entière, une terreur commune 94 . Elle sort et tout le monde la suit. MIDE. Sa hardiesse est grande au trépas qu’elle attend, Et quoique ridicule elle étonne pourtant. ******************************* SCÈNE II. LE COMTE DE WARWICK, seul. Où va ce peuple fou ? quelle rage l’anime À courir de la sorte au triomphe du crime ? 1465 Qui s’imaginerait, qui pourrait concevoir L’innocence punie être si belle à voir ? Cette cour est déserte en sa vaste étendue, Ce qui la remplissait se dérobe à ma vue, Et ce peuple écoulé qui mène un si grand bruit 1470 Au spectacle attaché le devance, ou le suit. Quoi dans le désespoir dont j’ai l’âme oppressée N’en sais-je pas autant de ma triste pensée ? Les autres pour la voir en cette extrémité Suivent un mouvement de curiosité, 1475 Ou de compassion, ou de rage, et de haine, Et mon cœur fuit les pas de l’amour qui l’y traîne, Il me quitte, il y court, et demeurant auprès [p. 84] Accompagne à la mort ses innocents attraits, 94 L’olive est le symbole de la paix ; la palme et le laurier sont des symboles de la victoire. En revanche, le cyprès symbolise la mort, le deuil et la tristesse. La Pucelle contraste le destin des Français et celui des Anglais. À la fin de la guerre de Cent Ans, les Anglais furent chassés de la France, à l’exception de Calais et du comté de Guînes. L’économie de la France s’améliora et le pays témoigna d’une période de stabilité et de paix. L’Angleterre, en revanche, se trouva bientôt embrouillée dans un grand conflit domestique, la guerre des Deux-Roses. <?page no="510"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 509 Il souffre aussi bien qu’elle, et je vois ce me semble. 1480 Qu’au funeste bûcher on les attache ensemble. Ha la douleur m’étouffe, et je meurs de pitié ! Ici mon désespoir s’accroît de la moitié, Hélas en quel état m’apparaît cette belle ! Un grand cercle de feu pétille à l’entour d’elle, 1485 Sa belle âme s’envole et se va perdre en l’air 95 Avec ce même feu qui la fait envoler. Amant désespéré, malheureux à toi-même, Tu l’as abandonnée en son besoin extrême, L’insolence à tes yeux a commis ce forfait 1490 Et l’ayant enduré ta lâcheté l’a fait. Mais quoi pour empêcher notre commun supplice N’ai-je pas employé la force et l’artifice ? Pour elle je n’ai pu sécher sa cruauté, Je n’ai pu la sauver qu’avec sa volonté 1495 Et sa haute pudeur si fort enracinée Contre son propre bien s’est toujours obstinée. Toutefois son salut se pouvait espérer Si je l’eusse entrepris sans me considérer, Et sans mêler un peu lorsque je l’ai servie 1500 L’intérêt de ma flamme au dessein de sa vie, Pouvais-je à sa vertu faire mettre armes bas, Et puisque je l’aimais la connaissais-je pas ? Hélas elle vivrait, et quand bien l’espérance Aurait été ravie à ma persévérance, 1505 Ne la possédant pas il resterait ce point [p. 85] Que j’aurais le bonheur de ne la perdre point. Doux sentiments du cœur, dont la voix infidèle M’a dit secrètement que j’aimais cette belle Du véritable amour qu’ont les vrais serviteurs, 1510 Vous en avez menti comme des imposteurs : Je trouve en débrouillant votre artifice extrême Que j’avais seulement de l’amour pour moi-même. Et recherchant mon bien qu’elle tenait en soi Je n’ai rien fait pour elle et j’ai tout fait pour moi : 1515 Encore si pour moi ma flamme eut été vraie 95 Le dramaturge réussit à présenter l’image de l’exécution sans choquer les sensibilités du public. Les mots choisis par d’Aubignac dans le monologue de Warwick sont un peu plus descriptifs : « […] on l’allume, elle brûle, elle souffre, elle meurt, et la plus aimable personne du monde n’est plus qu’un peu de cendre » (scène V, 2, p. 120 dans l’édition de Bourque). <?page no="511"?> 510 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Je me fusse épargné cette cruelle plaie Qui saignera toujours dans le fond de mon cœur, Oui j’aurais eu pitié de ma propre langueur, Et sauvant sa beauté contre la force ouverte 1520 Je me serais sauvé du regret de sa perte. C’est donc moi qui la tue et le Ciel a permis Que je sois le plus grand de tous ses ennemis, Pas un de la sauver ne se vit plus capable, Et pas un de sa mort ne se voit plus coupable. 1525 Ha ! reviens, mon amour, non plus comme devant Avecque le flambeau d’un espoir décevant, Mais armé de serpents, de terreurs, et de rages Qui de mon désespoir signalent les ouvrages, Dans mon sein criminel verse un poison maudit, 1530 Et deviens mon bourreau comme elle m’a prédit. [p. 86] ******************************* SCÈNE III. LE COMTE. LA COMTESSE. DALINDE. LE COMTE. Voici de ma douleur l’autre cause vivante, L’une par son trépas m’afflige et me tourmente, L’autre par sa folie excite ma pitié, Et je sens que mon cœur se partage à moitié, 1535 Dès l’instant que je songe à celle que l’on m’ôte Je pense à mon amour, ou plutôt à ma faute, Et pour celle que j’ai, mon œil ne la peut voir Qu’aussitôt son malheur n’accuse mon devoir. DALINDE. Pourquoi contre vous-même user de violence 1540 En voulant échapper à notre vigilance ? LA COMTESSE. Enfin vous m’offensez, dans ces occasions Je prends tous vos devoirs pour des rébellions. Après ce grand travail qui n’est pas ordinaire Je trouve que le frais m’est un peu nécessaire. [p. 87] 1545 Et puis il est bien juste à ne vous point mentir <?page no="512"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 511 Que pour verser des pleurs, et pour me repentir D’une méchanceté qui va jusqu’à l’extrême, Ce soit au même endroit, et dans la place même Où j’ai fait assembler ce damnable Conseil. LE COMTE. 1550 Dalinde, en quel état l’a mise son réveil ? DALINDE. Son esprit est rassis, son action posée, Mais pourtant sa fureur n’est pas toute apaisée. LA COMTESSE. Peut-être connaissant qu’elle n’a point de tort Ils n’auront pas signé sa Sentence de mort, 1555 Qu’en jugez-vous, Dalinde ? il est plutôt à croire Que pensant m’obliger ils en auront fait gloire. DALINDE. Madame, je ne sais. LA COMTESSE. Comment vous ne savez ? [p. 88] Bien, bien, je vous paierai comme vous me servez ; Je vous ai commandé de leur dire sus l’heure 1560 Qu’il faut bien empêcher que la Pucelle meure, Jusqu’à tant que Bethfort, tous leurs avis reçus, Renvoie encore un coup ses ordres là-dessus. LE COMTE. La voilà qui s’échappe. LA COMTESSE. Ils ignorent peut-être Le billet 96 important que m’écrit notre Maître 1565 Qui ne défend rien tant que de l’exécuter, Allez tout de ce pas vous-même le porter, Et les avertissez que s’ils font résistance Mille Français armés, viendront à sa défense, 96 Ce nouvel ordre est une invention de la part de l’esprit fou de la comtesse. Les prochaines paroles de Dalinde nous confirment cette réalité. <?page no="513"?> 512 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Ils ne sont pas si loin que pour les bien punir 1570 Je ne trouve moyen de les faire venir. DALINDE. Que le trouble est puissant où son esprit succombe ! À la bien observer, j’ai peur qu’elle retombe. Mais j’entends un grand bruit. [p. 89] LE COMTE. Quel désordre nouveau, Et d’où vient ce tumulte aux portes du Château ? 1575 C’est possible un effet de l’humeur populaire Qui voit notre injustice et qui ne s’en peut taire, Ou qui pour l’empêcher fait tout ce qu’elle peut. ******************************* SCÈNE IV. LE DUC. LE COMTE. LA COMTESSE. DALINDE. CANCHON. DESTIVET, entre deux gardes. LE DUC. Entrez, et dites-moi quel trouble vous émeut. CANCHON. Traînez-le ce méchant 97 , ce perfide, ce traître. LA COMTESSE. 1580 La Pucelle revient, nos plaisirs vont renaître. [p. 90] CANCHON. Seigneur, bien à propos je vous ai rencontré, Et certes si plus tard vous tous fussiez montré, De ce peuple agité la rumeur insolente Eut à son châtiment dérobé la méchante. 1585 Mais puisque c’en est fait, vous plait-il d’écouter L’accident survenu que je vous vais conter ? Au point que la Justice allumait une flamme 97 Il s’agit de Destivet. <?page no="514"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 513 Qui devait consommer cette sorcière infâme, Ce lâche a désiré d’être près du bûcher Montrant 1590 Mais le peuple serré l’empêchant d’approcher, Destivet. Les yeux baignés de pleurs, d’une voix gémissante Il s’est mis à crier qu’elle était innocente Et qu’il la suppliait de croire son transport Véritable témoin du regret de sa mort. 1595 Ces mots entrecoupés de sanglots et de plaintes, Sur les esprits du peuple ont fait quelques atteintes, Qui les portaient déjà par cette impression Au-delà du murmure et de l’émotion Si je n’eusse envoyé des gardes pour le prendre 1600 Et comme criminel entre vos mains le rendre. LE DUC. Hé comment, malheureux, avoir si bien servi, Et jusques à la fin n’avoir pas poursuivi ? [p. 91] Hé quoi vous étiez Juge, et vous êtes complice. DESTIVET. Dussè-je être puni d’un rigoureux supplice, 1605 Il faut que je l’exalte, et l’innocence au moins Mérite bien d’avoir ses Juges pour témoins, Mais je crains que l’aveu d’une chose si claire Pour n’être infructueux n’ait dû plutôt se faire. LE COMTE, à part soi. Ô d’un esprit touché digne ressentiment ! 1610 Si le Juge en est là que peut dire l’amant 98 ? LA COMTESSE. Dalinde, il est besoin que j’aille tout à l’heure Pour lui crier merci par avant qu’elle meure. DALINDE. Où courez-vous, Madame, écoutez si vous plaît Que le Baron vous dise en quel état elle est. 98 Dans la pièce de d’Aubignac, le comte avoue tout haut son amour pour la Pucelle. Dans la pièce en vers, il s’agit d’un aparté. <?page no="515"?> 514 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET [p. 92] ******************************* SCÈNE V. LA COMTESSE. LE BARON. LE DUC. LE COMTE. DESTIVET, etc. LE BARON DE TALBOT. 1615 Puis-je croire à mes yeux et croire à mes oreilles ? LA COMTESSE. Hé bien qu’avez-vous vu ? LE BARON. Madame, des merveilles, La mort de la Pucelle est un vivant tableau De ce que les vertus ont de grand et de beau. Sa gloire à si haut point ne s’était jamais vue, 1620 Elle marche à la mort sans paraître émue, Sa constance et sa peine agissant par moitié Jettent dans tous les cœurs, la force et la pitié, Et voyant sa fierté dans le mal qui la presse Je m’enfle de courage, et pleure de tendresse. [p. 93] 1625 Pensez-vous que de crainte elle ait tourné les yeux ? Elle voit son bûcher, ou regarde les Cieux, Ni son front ne pâlit, ni son teint ne s’efface, Un dédain généreux en augmente la grâce. Comme on l’allait brûler un chacun s’est troublé, 1630 Tout le monde a frémi, tout le monde a tremblé, Seule elle a tenu bon dans les forces extrêmes, Bref, à bien observer comme ils pleuraient eux-mêmes Et de quelle façon elle se commandait, On eût dit qu’ils souffraient et quelle regardait. 1635 À la fin le feu prend, tout le bûcher s’allume, Et ce corps si parfait se perd et se consume 99 . Mais, ô prodige étrange ! au milieu du brasier 99 Selon le témoignage de Jean Riquier, le bourreau fut commandé d’écarter les flammes et de montrer le corps de Jeanne d’Arc toujours accroché sur le bûcher. Les Anglais voulaient dissiper tout le doute qu’elle fût morte, craignant une rumeur d’évasion. Voir l’ouvrage de Régine Pernoud, Réhabilitation de Jeanne d’Arc. Reconquête de la France, Paris, Jean-Paul Bertrand, 1995, p. 11. <?page no="516"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 515 On a trouvé son cœur encore tout entier 100 , Le peuple a fait un cri, même en notre présence, 1640 Contre votre injustice, et pour son innocence, Et beaucoup dans la presse ont dit en murmurant Que cela marquait bien quelque chose de grand. LE DUC. Les Démons n’ont quitté qu’avec beaucoup de peine Ce cœur où leur malice éclatait comme Reine 101 . LE COMTE. 1645 Mais dites bien plutôt que ce cœur glorieux [p. 94] Qui de tous ses malheurs parut victorieux, Pour mettre dans son jour une extrême injustice A survécu lui-même à son propre supplice, Et le Ciel est injuste et pour elle et pour nous 1650 Si ce crime effroyable échappe à son courroux. DESTIVET. Dans le vrai sentiment ce coup me fortifie, Nous l’avons condamnée, et Dieu la justifie. Méchants, à tout le moins que n’avez-vous souffert Qu’à ses beaux yeux mourants mon cœur se soit ouvert, 1655 Vous n’empêcherez pas mon âme languissante De publier partout qu’elle est morte innocente. LE DUC. Qu’on chasse, pour n’accroître un désordre commun, Ce perfide ennuyeux, et ce lâche importun, Qu’il sorte de la Ville, et sans aide et sans suite, 1660 Et que son désespoir lui serve de conduite. 100 Selon plusieurs témoignages, une fois que le corps fut brûlé et réduit en cendres, le cœur de Jeanne d’Arc resta intact et plein de sang. En dépit du pétrole, du soufre, et du charbon de bois que le bourreau appliqua aux entrailles et au cœur, il ne put les ramener aux cendres. Voir l’ouvrage de Pernoud, Vie et mort de Jeanne d’Arc, p. 270. 101 Ce que les autres personnages interprètent comme signe de divinité est compris par le duc comme évidence de la nature diabolique de la Pucelle. <?page no="517"?> 516 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET DESTIVET, et s’en allant. Étonne-toi, barbare, et demeure interdit Puisqu’il m’est arrivé ce qu’elle m’a prédit 102 . [p. 95] ******************************* SCÈNE VI. UN SOLDAT. Juste Ciel, qu’ai-je vu ! mon cœur est tout de glace. LE DUC. Qu’est-ce, parle. SOLDAT. Seigneur, au milieu de la place 1665 Mide s’est vu sapé d’un mal prompt et vilain, Son visage et son corps ont blanchi tout soudain 103 , Tout le monde étonné fuit son abord funeste Comme si cet abord communiquait la peste, Et la secrète horreur qu’il porte dessus soi 1670 Fait que chacun des siens le quitte avec effroi. LA COMTESSE. Ô vengeance du Ciel si prompte et si visible, Je voudrais t’échapper, mais il m’est impossible, [p. 96] Et comment de ma peine adoucir la rigueur Puisqu’elle a pris racine au profond de mon cœur ? 1675 Ma propre conscience à soi-même est cruelle Par cent monstres secrets qu’elle produit contre elle, Je vois mon sein battu de plus de mille coups, Que je vois de serpents 104 . DALINDE. Hé revenez à vous ? 102 Voir les vers 961 et 962. 103 En réalité, Midi développa la lèpre sur une plus longue période et mourut plus tard de la maladie. 104 Dans la préface de sa pièce, d’Aubignac identifie la comtesse comme symbole de la jalousie. En même temps, elle représente les sentiments de remords que les Anglais auraient dû éprouver, selon l’abbé, pour avoir tué la Pucelle. <?page no="518"?> LA PUCELLE D’ORLÉANS 517 LA COMTESSE. Quelle horreur m’environne ! ha je me sens contrainte 1680 De courir à la mort pour venger cette sainte. Elle s’en va. LE COMTE. Dalinde, menez-la dans son appartement, Et ne la quittez point, j’y suis dans un moment. [p. 97] ******************************* SCÈNE VII. CANCHON, mourant subitement. Ha ! je suis traversé par un trait invisible Et qui donne à mon cœur une atteinte sensible ; 1685 Je ne puis résister à ce dernier effort, Et je meurs 105 . LE DUC. Ô prodige ! en effet il est mort. LE COMTE. Justes, et prompts effets d’une juste menace ! Enfin craignez pour vous, craignez pour votre race 106 . LE DUC. Comte, je me repens, et je commence à voir 1690 Que nous avons failli contre notre devoir ; J’accrois par cet objet la peur qui me travaille, Et pour ne le voir plus il faut que je m’en aille 107 . [p. 98] ******************************* SCÈNE VIII. LE BARON. Grand Dieu, satisfais-toi par la seule terreur, Et tiens le sceptre Anglais bien loin de ta fureur. 105 Voir supra la note 65. 106 Voir supra la note 62. 107 Nous rappelons les paroles de la Pucelle au duc : « Toi dont le jugement préside à l’injustice,/ Tu traîneras ta vie avec un long supplice/ Éprouvant tous les jours un désordre nouveau » (vers 957-959). <?page no="519"?> 518 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET LE COMTE. 1695 Puisse le Ciel content des tourments de mon âme 108 Éteindre pour jamais le courroux qui l’enflamme 109 . FIN. 108 Nous rappelons les paroles de la Pucelle concernant la punition du comte : « Le regret de ma mort sera tout son tourment,/ Possible un droit plus fort que l’injustice humaine/ De ton propre péché fera ta propre peine » (vers 264-266). 109 Le dénouement rapide est une exigence de l’abbé d’Aubignac qui déconseille au dramaturge « d’ajouter à la Catastrophe des Discours inutiles, et des actions superflues qui ne servent de rien au Dénouement, que les Spectateurs n’attendent point, et même qu’ils ne veulent pas entendre » (La Pratique du théâtre, p. 207-208). Jacques Scherer affirme qu’à partir de 1640 environ, les dramaturges français recherchent « la plus grande rapidité possible dans les dénouements » (La Dramaturgie classique en France, p. 134). <?page no="520"?> BIBLIOGRAPHIE I. Ouvrages antiques Darès le Phrygien, Histoire de la ruine de Troie, trad. Antoine Caillot, Paris, Brunot-Labbe, 1813. Dictys de Crète, Histoire de la guerre de Troie, trad. 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Achille, 25, 28, 29, 103, 131, 133, 134, 136, 144, 164, 174, 175, 182, 192, 255, 318 Agamemnon, 149, 193, 200 Aganos, 139 Agathon, 139 Aiguillon, duchesse d’, 14 Ajax, 131, 199, 200 Alcmène, 122, 180, 381 Alexandre Hélios, 68 Alexandre le Grand, 73, 343 Aliénor d’Aquitaine, 481 Althée, 381, 385 Amphitryon, 180 Anne d’Autriche, 14, 15, 17 Anne de Graville, 524 Antiloque, 182 Antiphon, 139 Antonia Hybrida Minor, 74, 75 Aphrodite, 147, 159, 225, 248 Apollon, 17, 175, 178, 182 Archange Gabriel, 450 Archange Michel, 450 Argus, 349 Ariane, 263 Aristote, 13, 33, 34 Artémis, 193, 382 Atalante, 255, 382 Athéna, 147 Atrée, 100 Aubignac, François Hédelin, abbé d’, 9, 14, 25, 26, 27, 33, 34, 37, 41, 42, 43, 64, 72, 81, 131, 142, 289, 334, 393, 449, 450, 451, 462, 464, 468, 472, 477, 485, 486, 490, 492, 506, 509, 513, 516, 518, 520, 522 Auguste, 57, 71, 78, 85, 93, 108, 523 Automédon, 152 Bacchus, 383 Baudricourt, Robert de, 457 Bautru, Guillaume, 294 Beauchamp, Richard (comte de Warwick), 455, 456, 459 Beauchamps, Pierre- François Godard de, 41, 522 Beaufort, Edmond (duc de Somerset), 459, 486 Beaufort, Edmond (quatrième duc de Somerset), 486 Beaufort, Henri (troisième duc de Somerset), 486 Beaufort, Jean, 486 Bellegarde, Jean-Baptiste Morvan de, 84 Bellone, 61, 86, 177 Benserade, Élisabeth de, 20 <?page no="529"?> 528 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Benserade, Henry de, 10 Bergame, Filippo Foresti Foresti de, 26 Bertaut, Jean, 15, 522 Béthune, Jeanne de, 498 Boileau-Despréaux, Nicolas, 11 Boisrobert, François le Métel de, 15, 522 Borée, Vincent, 27 Bourbon, Anne-Geneviève de, 15 Bourbon, Armand de (prince de Conti), 15 Boyer du Petit-Puy, Paul, 41, 521 Brézé, marquis de, 12, 13, 14, 42, 376, 377 Brézé, Pierre de, 483 Briséis, 133, 164 Caius Cassius Longinus" 57 Caius Sosius, 78 Candela, Giovanni, 26 Canidius Crassus, 78 Cauchon, Pierre, 462, 468, 486, 495, 502 Cérès, 383 Césarion, 69, 93 Chambonnières, Jacques Champion de, 16 Chapelain, Jean, 17, 18, 34, 55, 85, 485, 521, 522 Chappuzeau, Samuel, 41, 43, 521 Charles VI, 449 Charles VII, 449, 462, 483, 493, 496 Charmion, 120 Christine de Suède, 17 Cicéron, 75 Clément, Jean-Marie- Bernard, 10, 523 Cléopâtre Séléné, 68 Cléopâtre VII, 9, 52, 58, 68, 69, 71, 75, 79, 93, 107, 108, 116, 120, 525, 526 Clovis, 482 Colletet, Guillaume, 15, 27, 522 Conti, princesse de, 19 Corneille, Pierre, 12, 13, 15, 17, 46, 521, 522 Corneille, Thomas, 17, 18, 27 Cornélius Népos, 25 Dalibray, Charles de Vion, 378 Darès le Phrygien, 25, 131, 174, 175, 182, 199, 519 Decima, 83, 318, 390 Déiphobe, 139, 144 Déjanire, 122, 381 Démétrios, 25 Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, 15, 522 Dictys de Crète, 25, 26, 131, 133, 143, 199, 519 Didon, 248 Diomède, 189, 190, 195 Dolon, 190 Du Haillan, Bernard de Girard, 26 Du Tillet, Jean, 26 Duchesne, André, 26 Égée, 386 Élizabeth I re , 482 <?page no="530"?> INDEX 529 Énée, 26, 248 Éole, 193 Éos, 156 Érèbe, 161 Éris, 147, 255 Éson, 386 Ésope, 9, 19, 519 Estivet, Jean d’, 462, 486 Éthra, 386 Euphorbe, 140 Europe, 135 Eurydice, 114 Fadia, 75 Fiesque, comtesse de, 18 Forcadel, Étienne, 26 Fronsac, duc de, 13, 14 Fulvia Flacca Bambula, 74, 93 Furetière, Antoine, 107, 526 Gallardon, Jean Boissin de, 27 Gassot, Nicole (dite mademoiselle Bellerose), 10 Geoffrey d’Anjou, 481 Godeau, Antoine, 85 Grange-Chancel, 27 Graville, Anne de, 19 Guillaume le Conquérant, 481 Hardy, Alexandre, 27 Hector, 103, 134, 135, 136, 137, 139, 144, 156, 172, 174 Hécube, 135, 174, 175 Hélène, 103, 139, 147, 159, 260 Hélios, 180 Henri II d’Orléans (duc de Longueville et d’Estouteville, et comte de Dunois), 485 Henri V d’Angleterre, 449 Henri VI, 449, 459, 461 Héra, 147, 226, 349 Hercule, 29, 60, 122, 144, 179, 180, 188, 251, 318, 381 Hippothoé, 139 Holofernés, 497 Homère, 25, 131, 136, 137, 139, 140, 144, 152, 156, 185, 345, 519 Iante, 274, 296 Iphigénie, 193 Iphis, 25, 26, 274, 296, 297, 354, 368 Iras, 120 Isis, 27, 31, 304, 354 Ixion, 226 Jason, 386 Jean d’Orléans (comte de Dunois), 457 Jean sans Peur (duc de Bourgogne), 482 Jeanne d’Arc, 25, 29, 55, 449, 450, 451, 452, 454, 455, 456, 457, 459, 462, 464, 468, 469, 470, 485, 492, 494, 495, 496, 498, 501, 504, 506, 514, 515, 522, 523, 524, 525, 526 Job, 12, 15, 37, 520 Judith, 497 <?page no="531"?> 530 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Jules César, 57, 58, 69, 93, 102, 106, 107, 118, 131, 525 Junon, 225 Jupiter, 17, 85, 122, 381 Kairos, 148 La Chapelle, Jean de, 27 La Mesnardière, Hippolyte Jules-Pilet de, 14, 15, 26, 41, 42, 43, 80, 521, 522 La Porte, Charlotte de, 10 La Porte, Joseph de, 10, 523 La Thorillière (François le Noir), 27, 44 La Vallière, Louis-César de la Baume, duc de, 41, 44, 45, 46, 524 La Varanne, Valerand de, 26 Laurent, S., 15, 522 Le Blanc, Jean-Baptiste, 20 Le Brun, Charles, 18, 380, 446 Lemaistre, Jean, 462 Lépide, 57 Léris, Antoine de, 41, 524 Lorris, Guillaume de, 492 Louis de France, dit le Grand Dauphin, 18, 19 Louis VII, 481 Louis XIII, 294 Louis XIV, 9, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 47, 294, 519, 523, 524 Louis XVI, 19 Louis, duc d’Orléans, 482 Lully, Jean-Baptiste, 9, 16 Luxembourg, Jean de, 498 Mairet, Jean, 11, 27, 34, 43, 521 Manchon, Guillaume, 468 Marc Antoine, 25, 26, 52, 57, 58, 68, 71, 74, 75, 78, 93, 106, 108, 116, 120, 125, 525 Marcus Antonius Minor, 93 Marcus Junius Brutus" 57 Marcus Titius, 71 Marcus Vipsanius Agrippa" 69 Marie-Anne de Bavière, 19 Marie-Thérèse d’Autriche, 16 Mars, 55, 61, 144, 147, 152, 157, 166, 170, 177, 181, 187, 220, 237, 249, 368, 412 Maupoint, 41, 524 Mazarin, cardinal, 15 Méléagre, 25, 26, 385, 391, 403, 408, 439 Ménage, Gilles, 17 Ménélas, 147, 159, 200 Mercure, 85, 248 Mestor, 139, 172 Meung, Jean de, 492 Midi, Nicolas, 469, 486, 516 Minerve, 225 Minos, 263 Molière, 16, 17, 523 Montereuil, Mathieu de, 15, 522 Montespan, madame de, 16 Morta, 83, 318, 390 Mouhy, Charles de Fieux de, 13, 41, 45, 525 <?page no="532"?> INDEX 531 Munatius Plancus, 71 Neptune, 193 Nessos, 122 Nestor, 185 Nona, 83, 318, 390 Nyx, 161 Octave, 57, 69, 71, 74, 78, 93, 106, 108, 116, 125 Octavie, 74, 75, 108 Octavie la Jeune, 74 Œagre, 114 Œnée, 381, 385 Œnone, 260 Omphale, 318 Omphale, reine de Lydie, 29 Orphée, 114 Ovide, 9, 18, 19, 26, 37, 187, 191, 193, 195, 199, 274, 296, 304, 318, 354, 357, 368, 382, 383, 391, 402, 403, 408, 409, 411, 413, 436, 438, 439, 441, 519, 520 Palamède, 189 Pallas Athéna, 195 Pammon, 139 Parfaict, François et Claude, 13, 17, 37, 41, 42, 44, 46, 525 Pâris, 103, 139, 144, 147, 159, 182, 199, 260 Parques, 83, 318, 390, 391, 434 Pasquier, Estienne, 26 Patrocle, 29, 103, 134, 135, 137, 140 Pelée, 140 Pélée, 255 Perrault, Charles, 19, 43, 44, 45, 521 Philippe d'Orléans, 16 Philippe V, 482 Philoctète, 188, 189, 195 Plantagenet, Jean (duc de Bedford), 461 Plutarque, 25, 26, 116, 120, 125, 519 Politès, 139 Polydore Vergil, 26 Polymédé, 386 Polyxène, 175 Pompée, 102 Priam, 135, 139, 144, 172, 175 Ptolémée Philadelphe, 68 Ptolémée XIII, 107 Puget, Étienne de, 10 Pylos, 185 Quintus Septimius, 26 Racine, Jean, 17 Renaudot, Théophraste, 14, 521 Rhésos, 190 Richelet, Pierre, 14, 526 Richelieu, cardinal de, 10, 11, 12, 13, 14, 21, 25, 41, 51, 54, 55, 376 Riquier, Jean, 514 Romulus, 69 Rosmadec, Tangui de (marquis de la Hunaudaye), 206 Sainte Catherine, 450 Sainte Marguerite., 450 Saint-Germain, Anne de la Varie de, 20 <?page no="533"?> 532 BENSERADE : THÉÂTRE COMPLET Sarpédon, 135 Sarrasin, Jean-François, 15, 35, 522 Scarron, Paul, 18 Scudéry, Georges de, 15, 522 Sévigné, mademoiselle de, 16 Sophocle, 200 Stace, 182, 192, 318, 519 Suétone, 107, 519 Talbot, John (premier comte de Shrewsbury), 456, 500 Tantale, 345 Techener, Jacques-Joseph, 16, 19, 523 Télémaque, 188 Teucer, 200 Thésée, 263, 386 Thétis, 28, 192, 255, 318 Thyeste, 100 Troïle, 139, 144, 172, 174 Ulysse, 29, 152, 187, 188, 189, 190, 192, 195, 200 Vénus, 107, 157, 255, 404 Vermandois, comte de, 19 Vignolles, Étienne de, 457 Virgile, 26, 182, 248, 519 Voiture, Vincent, 15 Vulcain, 187 Xaintrailles, Jean Poton de, 457 Zeus, 135, 180, 226, 349 <?page no="534"?> www.narr.de ISBN 978-3-381-13261-4 Ce travail est la première édition critique du théâtre complet d’Isaac de Benserade. Connu principalement aujourd’hui comme compositeur de livrets de ballets de cour sous le règne de Louis XIV, Benserade est également l’auteur de six pièces de théâtre, dont quatre tragédies, une tragi-comédie et une comédie. Cette dernière œuvre, Iphis et Iante, fait encore l’objet d’une attention particulière en raison de son thème de l’homosexualité féminine. L’édition critique cherche à rendre les pièces de Benserade plus facilement accessibles et à proposer des explications et des commentaires pour faciliter leur lecture. En plus d’une introduction, le volume comporte une analyse critique, en des Observations, qui tente de mettre en lumière la richesse et la complexité de ces ouvrages dramatiques. Bien qu’elles n’aient jamais été considérées comme des chefs-d’œuvre, les pièces de Benserade n’en sont pas moins importantes du point de vue littéraire et historique. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser