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Scepticisme moderne et historiographie polémique dans le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle

Une question de forme

0131
2022
978-3-8233-9302-3
978-3-8233-8302-4
Gunter Narr Verlag 
Eva Rothenberger
10.24053/9783823393023

Le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle est depuis longtemps considéré comme un des ouvrages clés qui a non seulement effectué une influence importante à l'époque de sa parution, mais aussi sur le siècle des Lumières par la suite. Le présent ouvrage examine, dans un premier temps, le dictionnaire en tant que genre littéraire et fait ressortir les particularités du Dictionnaire historique et critique. Dans un deuxième temps, on s'intéresse à la question de savoir comment des aspects formels du texte baylien permettent à l'auteur de propager des argumentation sceptiques. Par ce moyen, le rapport entre la forme et le contenu devient visible. Dans un troisième temps, on s'interroge finalement au même rapport entre la forme et le contenu mais en considérant la dimension historiographique de Pierre Bayle. Par cette étude, il devient possible de montrer que l'auteur se munit de certains outils de travail pour faire part de sa pensée en choisissant le dictionnaire comme genre pour son texte.

<?page no="0"?> Scepticisme moderne et historiographie polémique dans le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle Une question de forme par Eva Rothenberger <?page no="1"?> Scepticisme moderne et historiographie polémique dans le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle <?page no="2"?> études littéraires françaises · 80 <?page no="3"?> Eva Rothenberger Scepticisme moderne et historiographie polémique dans le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle Une question de forme <?page no="4"?> © 2022 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Alle Informationen in diesem Buch wurden mit großer Sorgfalt erstellt. Fehler können dennoch nicht völlig ausgeschlossen werden. Weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen übernehmen deshalb eine Gewährleistung für die Korrektheit des Inhaltes und haften nicht für fehlerhafte Angaben und deren Folgen. Diese Publikation enthält gegebenenfalls Links zu externen Inhalten Dritter, auf die weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen Einfluss haben. Für die Inhalte der verlinkten Seiten sind stets die jeweiligen Anbieter oder Betreibenden der Seiten verantwortlich. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 0344-5895 ISBN 978-3-8233-8302-4 (Print) ISBN 978-3-8233-9302-3 (ePDF) ISBN 978-3-8233-0338-9 (ePub) Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. Mit freundlicher Unterstützung der Deutsch-Französischen Hochschule (DFH). www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® <?page no="5"?> 7 21 1.1 22 1.1.1 23 1.1.2 32 1.2 59 1.2.1 61 1.2.2 67 1.2.3 72 1.2.4 80 1.2.5 87 1.2.6 92 1.2.7 101 1.2.8 118 1.2.9 126 1.3 135 141 2.1 142 2.1.1 143 2.1.2 151 2.2 159 2.2.1 161 2.2.2 177 Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 1 : La forme extérieure et la structure intérieure du Dictionaire historique et critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le dictionnaire - un genre littéraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Typologie et caractéristiques des dictionnaires . . . . . . . Le monde des dictionnaires au XVII e siècle : un aperçu historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les particularités du Dictionaire historique et critique . . . . . . . La mise en page . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La typographie des différentes parties du texte . . . . . . . Les remarques ou l’art de commenter . . . . . . . . . . . . . . Les renvois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’ordre alphabétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La bibliothèque dans le livre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les citations et les références bibliographiques . . . . . . La rhétorique baylienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Plusieurs de mes lecteurs seront bien aises de voir ici … » - Le rôle du lecteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion intermédiaire : les outils de travail et le système d’organisation du savoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 2 : Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien . . . . . . . Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes à l’époque de Bayle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Éléments constitutifs de la Skepsis pyrrhonienne - relativité, isostheneia, epokhê, ataraxia . . . . . . . . . . . . . . La formation d’un scepticisme moderne . . . . . . . . . . . . Le scepticisme baylien - La composition des articles et leur structure interne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . P Y R R H O N et l’E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S . . . . L’argumentation sceptique de Z E N O N D ’E LÉ E . . . . . . . . . <?page no="6"?> 2.2.3 188 2.2.4 198 2.3 206 2.3.1 207 2.3.2 224 2.4 252 263 3.1 264 3.1.1 267 3.1.2 277 3.1.3 291 3.2 303 3.2.1 303 3.2.2 314 3.2.3 325 3.3 332 3.3.1 333 3.3.2 336 3.3.3 355 3.3.4 365 3.4 370 379 385 391 391 394 407 Les sceptiques de l’Académie : A R C E S ILA S et C A R N E AD E . La pensée sceptique de Pierre C HA R R O N et de François de La Mothe Le V A Y E R . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mise en scène ou véritable pratique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mise en scène du scepticisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mise en pratique du scepticisme - un plaidoyer pour la tolérance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion intermédiaire : les parties et l’ensemble . . . . . . . . Chapitre 3 : Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La méthodologie historiographique de Bayle . . . . . . . . . . . . . . L’historien, l’historiographe et l’image de leur tâche . . La méthode pyrrhonienne en historiographie . . . . . . . . Les avantages d’écrire un dictionnaire pour l’historien La réalisation d’une historiographie critique . . . . . . . . . . . . . . La critique explicite, implicite et dynamique . . . . . . . . . La préférence pour l’histoire moderne . . . . . . . . . . . . . . Quand la critique ne suffit pas … . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les moments de polémique baylienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Réflexions générales sur la polémique chez Bayle . . . . La polémique baylienne face aux religions chrétiennes L’historiographe engagé et dénonciateur de l’âge moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La polémique sociale et morale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion intermédiaire : l’image polémique d’un siècle . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Annexe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sources premières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Littérature de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Table des illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Table des matières <?page no="7"?> 1 L’abbréviation DHC sera désormais utilisée pour désigner le Dictionaire historique et critique. La deuxième édition de 1702 a servi de référence pour toutes les citations. Lors de rares occasions, nous avons eu recours à d’autres éditions ce qui est indiqué dans les notes de bas de pages des citations concernées. 2 Chauffepié, Jacques Georges de, Nouveau Dictionnaire Historique Et Critique : Pour Servir De Supplement Ou De Continuation Au Dictionnaire Historique Et Critique, De Mr. Pierre Bayle, La Haye & Amsterdam, Pierre de Hondt & Z. Chatelain, 1750-56. 3 Marchand, Prosper, Dictionaire historique ou Mémoires critiques et littéraires : concernant la vie et les ouvrages de divers personnages distingués, particulièrement dans la république des lettres, La Haye, P. de Hondt, 1758-59. Introduction Pierre Bayle, le philosophe de Rotterdam, est une des personnalités les plus rayonnantes du XVII e siècle, à la veille des Lumières. Fidèle à son style très individuel, il écrit comme aucun autre de ses contemporains et de ses successeurs sur les idéaux et les valeurs morales qui marqueront par la suite les écrivains philosophes tels que Voltaire et Diderot. Rien n’échappe à son œil critique et à sa curiosité de sorte que ses écrits représentent un trésor riche du savoir à l’âge classique. Son œuvre témoigne d’une érudition impressionnante et d’un engagement sans équivoque qui lui a valu la réputation de philosophe et de précurseur du siècle des Lumières. Le Dictionaire historique et critique est le point culminant de sa carrière intellectuelle et attire, dès qu’il annonce ce grand projet en 1692, la curiosité et l’intérêt d’un public varié qui représente tout le panorama de la société, composé de gens plus ou moins lettrés ainsi que de personnes très érudites. Bien que la taille impressionnante des deux volumes in-folio de la première et des trois volumes de la deuxième édition risque de submerger le lecteur par l’immense offre de savoir, le texte découpé en articles donne pourtant un premier accès facile aux idées et aux sujets pertinents de la pensée baylienne. C’est par la lecture continue et approfondie que ce même lecteur découvre au fur et à mesure la complexité des questions soulevées et dispersées dans tout l’ouvrage. Par rapport aux ouvrages de ses contemporains, le DHC 1 n’égale aucun autre dictionnaire précédant et suivant à cause de la rhétorique incomparable de Bayle, son style ironique et polémique ainsi que sa capacité d’inclure le lecteur directement dans ses réflexions. Jacques-Georges de Chauffepié 2 et Prosper Marchand 3 cherchent à continuer l’ouvrage baylien, en écrivant également des dictionnaires, mais n’y réussissent pas. La relation entre Bayle et son texte, aussi bien que la relation entre la forme et le contenu du DHC sont trop particulières et le rendent inimitable. <?page no="8"?> 4 P O M P O N A C E , rem. F. Les petites capitales marquent les articles du DHC auxquels nous nous référons. L’abbréviation « rem. XX » fait référence à la remarque en question. Nous suivons dans toutes les citations du DHC le plus soigneusement l’orthographe de l’édition de 1702 sauf dans les quelques rares cas où nous retenons des citations d’une autre édition et copions en conséquence l’orthographe de l’édition consultée. 5 Voir P O M P O N A C E , rem. F. 6 Rodenberg, Julius, Größe und Grenzen der Typographie: Betrachtungen über typographi‐ sche Grundfragen, wie sie sich in der Buchkunst der letzten siebzig Jahre widerspiegeln, Stuttgart, C.E.Poeschel Verlag, 1959, Préface, p. I. 7 Les citations en allemand et en anglais ont toutes été traduites par nos soins. Les traductions des longues citations en retrait dans le texte sont mis en italiques et suivent directement l’original tandis que les traductions des citations plus courtes se retrouvent dans les notes de bas de pages. Si on s’interroge sur ce rapport entre la forme et le contenu dans le DHC et se met à la recherche de ce que Bayle en dit dans son ouvrage, on ne trouve que de rares informations. Dans l’article sur Pierre P O M P O NA C E , Bayle exprime, lors de la discussion de l’immortalité de l’âme, l’idée que « la principale piece d[u système péripatéticien] est […] que le corps naturel comprend deux substances, dont l’une s’appelle matiere, & l’autre s’appelle forme ». 4 De plus, la forme du corps naturel est corruptible, c’est-à-dire décomposable, et périt régulièrement quand la composition des deux substances périt. 5 Selon cette argumentation d’Aristote, l’âme périt lorsque la mort la sépare du corps ce que Bayle se donne pour but de réfuter dans ce contexte. Cet exemple montre que les réflexions sur le rapport entre la forme et la matière datent de l’Antiquité et occupent dès lors les philosophes et les érudits. Transmise au contexte des réflexions scientifiques sur les ouvrages littéraires, la question se focalise sur le rapport entre la forme et le contenu des textes. Julius Rodenberg souligne : Es wird meistens übersehen, daß Form und Inhalt eines Buches in inniger Wechsel‐ wirkung zueinander stehen und daß es deshalb nicht gleichgültig ist, welche äußeren Formen die Gedanken des Autors auf dem Weg zu ihrer Veröffentlichung annehmen. 6 Dans la plupart des cas, on ne voit pas que la forme et le contenu d’un livre sont liés par une corrélation étroite et tendre et qu’il n’est en conséquence pas indifférent quelle forme extérieure les pensées d’un auteur prennent sur leur chemin vers la publication.  7 Le choix du genre littéraire que l’auteur fait pour donner une forme à son texte joue alors un rôle prépondérant puisqu’il influence, par ce moyen, la présentation visuelle et donc l’effet que le texte effectuera sur les récepteurs. Ruth Whelan reprend ce fil thématique et met l’accent davantage sur la relation entre l’auteur et l’ouvrage et explique que 8 Introduction <?page no="9"?> 8 Whelan, Ruth, « Le « Dictionnaire » de Bayle : un cenacle livresque ?  » dans Littérales : Livre et littérature : dynamisme d’un archétype, vol. 1, 1986, p. 37-51, cit. p. 37. 9 Labrousse, Elisabeth, Pierre Bayle - Du pays de Foix à la Cité d’Erasme, La Haye, Nijhoff, 1985. 10 Labrousse, Elisabeth, Pierre Bayle - Hétérodoxie et Rigorisme, La Haye, Nijoff, 1964. 11 Delvolvé, Jean, Religion, critique et philosophie positive chez Pierre Bayle, Paris, Alcan, 1906. 12 Rétat, Pierre, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au XVIIIe siècle, Paris, Société d’Édition “Les Belles Lettres”, 1971. 13 Pintard, René, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin, 1943, en particulier p. 573-576. la page de titre du Dictionnaire porte non pas la liste d’une équipe de rédacteurs, mais le nom d’un seul auteur, Pierre Bayle […]. Or, ce nom d’auteur […] est un phénomène nouveau chez un écrivain qui a voulu rester dans l’anonymat jusqu’alors. Exigé comme préalable au Privilège accordé par les États de Hollande, le nom de l’écrivain n’exprime pas moins une relation spécifique, une symbiose entre l’auteur et sa création littéraire. 8 De plus, la polyvalence du DHC et la multitude des sujets abordés ne cessent pas d’attirer l’intérêt, la curiosité et les interrogations de chercheurs de différents domaines. Les spécialistes en théologie trouvent dans la pensée baylienne autant de points de départ que ceux en histoire, en philosophie ou bien en lettres. Depuis la première édition de 1697 jusqu’au XXI e siècle, Bayle fournit des sujets et des problématiques qui ne perdent pas leur actualité parce qu’ils concernent les questions et les valeurs fondamentales du genre humain. Le panorama suivant des recherches effectuées sur Bayle et sur le DHC montrera les différentes dimensions scientifiques et soulignera donc cette observation. Elisabeth Labrousse est une des chercheuses les plus importantes de l’œuvre baylienne ce qu’elle prouve par de nombreuses publications parmi lesquelles se trouvent une biographie détaillée de Bayle 9 ainsi qu’une étude exhaustive de son œuvre. 10 Elle y retient surtout ses côtés de critique, d’historien et de philosophe qui formeront également notre centre d’intérêt. Labrousse définit quatre grands axes : 1 o la vérité de fait où elle déploie la dimension méthodolo‐ gique et scientifique de l’historiographie chez Bayle ; 2 o la vérité de raison ce qui poursuit le fil philosophique ; 3 o la vérité révélée ce qui focalise les questions religieuses concernant le fidéisme, le problème du mal, la liberté et les querelles des théologiens ; 4 o les doctrines pratiques qu’on peut déduire des textes de Bayle suite aux problématiques élaborées auparavant. La conclusion de Labrousse est que le scepticisme de Bayle ne mène pas à l’irréligion, mais reste dans les limites d’un véritable christianisme ce qui est la raison pour laquelle elle met le philosophe de Rotterdam du côté des fidéistes. Les travaux de Jean Delvolvé 11 , de Pierre Rétat 12 et aussi de René Pintard 13 présentent la pensée philosophique 9 Introduction <?page no="10"?> 14 Dibon, Paul et Popkin, Richard H., Pierre Bayle, le philosophe de Rotterdam, Paris, Vrin, 1959 ; Gaiffier, Baudouin de, Religion, érudition et critique à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, Paris, Presses Universitaires de France, 1968 ; Abel, Olivier et Moreau, Pierre-François, Pierre Bayle : la foi dans le doute, Genève, Labor et Fides, 1995 ; Bots, Hans, Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières - Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, 1647-1706, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1998a ; van Bunge, Wiep, Pierre Bayle (1647-1706), le philosophe de Rotterdem : Philosophy, Religion and Reception, Leiden, Brill, 2008 ; Fréchet, Philippe, Pierre Bayle et la liberté de conscience, Toulouse, Anacharsis, 2012. 15 Popkin, Richard H., The History of Scepticism from Erasmus to Spinoza, Berkely (et al.), University of California Press, 1979. 16 Paganini, Gianni, Skepsis : Le débat des modernes sur le scepticisme ; Montaigne, Le Vayer, Campanella, Hobbes, Descartes, Bayle, Paris, Vrin, 2008. Jean-Michel Gros discute aussi l’influence cartésienne chez Bayle et la compare finalement à une divorce (voir Gros, Jean-Michel, « Bayle et Descartes » dans Kolesnik-Antoine, Delphine (éd.), Qu’est-ce qu’être cartésien ? , Lyon, ENS Éditions, 2013, p. 339-364, cit. p. 363.). Gianluca Mori travaille également sur le scepticisme, mais la plupart de ses publications traite, d’une manière plus générale, de la philosophie chez Bayle et du rapport entre le philosophe et d’autres érudits de son temps. (Sur le scepticisme : Mori, Gianluca, « Pierre Bayle on scepticism and “common notions” » dans Paganini, Gianni (éd.), The return of scepticism, Dordrecht, Kluwert Academic Publishers, 2003a, p. 393-413 et Mori, Gianluca, « Scepticisme ancien et moderne chez Bayle » dans McKenna, Antony et Moreau, Pierre-François (éds.), Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, vol. 7, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2003b, p. 271-290 ; sur la philosophie voir surtout : Mori, Gianluca, Bayle philosophe, Paris, Honoré Champion, 1999.) de Bayle surtout dans la perspective du scepticisme irréligieux de libre penseur et de précurseur des Lumières. Les ouvrages collectifs à partir de la deuxième moitié du XX e siècle tendent à diversifier le regard sur Bayle et ses écrits afin de tenir compte de la complexité de sa pensée. 14 On essaie de comprendre les circonstances du temps de son vivant et leur influence sur ses écrits, les rapports à son entourage intellectuel ainsi que son rôle dans les débats théologiques, philosophiques et intellectuels contemporains. Le sujet du scepticisme chez Bayle a fait l’objet d’innombrables articles et études approfondies. Richard H. Popkin a contribué à établir la place fixe de Bayle dans la tradition du scepticisme moderne. 15 Des travaux plus récents proviennent surtout de Gianni Paganini. Dans son ouvrage sur la Skepsis, il fait un panorama détaillé des sceptiques modernes et de leur doctrine respective. Il porte son attention sur Montaigne, Descartes, La Mothe Le Vayer et Pierre Bayle et démontre les liens entre leurs accentuations des doctrines sceptiques. 16 En général, il est possible de détecter parmi les publications concernant le scepticisme deux camps opposés : les uns font ressortir les relations du scepti‐ cisme baylien avec le scepticisme pyrrhonien tandis que les autres défendent 10 Introduction <?page no="11"?> 17 Maia Neto, José R., « Bayle’s Academic Scepticism » dans Force, James E. et Kath, David S. (éds.), Everything connects: In conference with Richard H. Popkin, Leiden (et al.), Brill, 1999, p. 263-276 ; Lennon, Thomas M., « What Kind of a Skeptic Was Bayle ?  » dans French, Peter A. et Wettstein, Howard K. (éds.), Renaissance and Early Modern Philosophy, Boston & Oxford, Blackwell Publishing, 2002, p. 258-279 ; Irwin, Kristen, « Les implications du scepticisme modéré académique de Bayle pour la connaissance morale » dans McKenna, Antony et Moreau, Pierre-François (éds.), Libertinage et philosophie à l’époque classique (XVIe-XVIIe siècle), vol. 14, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 127-146. 18 Brahami, Frédéric, Le travail du scepticisme : Montaigne, Bayle, Hume, Paris, Presses Universitaires de France, 2001 ; James, Edward, « Scepticism and fideism in Bayle’s Dictionnaire » dans French Studies, vol. XVI, n o 4, 1962, p. 307-323 ; Paganini, Gianni, « Fi‐ déisme ou “modica theologia”? Pierre Bayle et les avatars de la tradition érasmienne » dans Bots, Hans (éd.), Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières - Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, 1647-1706, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1998, p. 389-409. 19 Robert, Philippe de, Le Rayonnement de Bayle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010. 20 Bizeul, Yves, « Pierre Bayle als Vordenker der modernen Toleranzidee » dans Wendel, Hans Jürgen (éd.), Toleranz im Wandel, Rostock, Universität Rostock/ Philosophische Fakultät, 2000, p. 67-112. son appartenance à la tradition sceptique académicienne. 17 De plus, Frédéric Brahami reprend la discussion du fidéisme chez Bayle ce que Edward James et Gianni Paganini ont évoqué dans leurs articles précédents. 18 Cette discussion s’impose pour la raison, qui prend son origine d’une tension contradictoire entre deux faits, à savoir que Bayle reste malgré son attitude sceptique profondément enraciné dans le protestantisme et défend par moment dans le DHC l’idée que la raison humaine est limitée, de sorte que la révélation divine est nécessaire pour la connaissance de la vérité. L’idée de la tolérance chez Bayle représente, dans cette suite de différents axes de recherche, un autre sujet qui a suscité de nombreuses réflexions de sorte qu’il existe une quantité considérable d’articles touchant cette thématique. Le recueil sous la direction de Philippe de Robert 19 en réunit plusieurs. Yves Bizeul, qui considère Bayle comme étant précurseur de la conception moderne de la tolérance, attache son attention à l’idée de l’acceptation passive des religions, à l’époque moderne, et à la façon dont Bayle développe cette idée. 20 Hans-Martin Kirn accentue davantage la tolérance religieuse en tenant compte des dimensions intraet interconfessionnelles ainsi 11 Introduction <?page no="12"?> 21 Kirn, Hans-Martin, « Das Thema »Toleranz« im Diskurs aufklärerischer Enzyklopä‐ dien - Pierre Bayles (1647-1706) »Dictionnaire historique et critique« » dans Beutel, Albrecht (et al., éds.), Aufgeklärtes Christentum - Beiträge zur Kirchen- und Theologie‐ geschichte des 18. Jahrhunderts, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2010, p. 163-181. 22 Gros, Jean-Michel, « Sens et limites de la théorie de la tolérance chez Bayle » dans Abel, Olivier et Moreau, Pierre-François (éds.), Pierre Bayle : la foi dans le doute, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 65-86 ; Gros, Jean-Michel, « Bayle - de la tolérance à la liberté de la conscience » dans Zarka, Yves Ch. (éd.), Les Fondements philosophiques de la tolérance en France et en Angleterre au XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2002a, p. 295-311 ; Gros, Jean-Michel, « Du Dictionnaire historique et critique de Bayle au Dictionnaire philosophique de Voltaire : les difficultés de la tolérance » dans Macé, Laurence (éd.), Lectures du Dictionnaire philosophique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 147-160. Son intention est de faire ressortir surtout les obstacles que rencontre la conception de la tolérance chez Bayle. 23 Waterlot, Ghislain, « La tolérance générale selon Pierre Bayle et son rapport à la liberté de conscience » dans Robert, Philippe de (éd.), Le Rayonnement de Bayle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010, p. 153-164. 24 Voir aussi van der Lugt, Mara, Bayle, Jurieu, and the Dictionnaire Historique et Critique, Oxford, Oxford University Press, 2016, surtout le chapitre sur le fanatisme et l’intolé‐ rance (p. 117-156) où elle aborde la problématique qui surgit quand on fait preuve de trop d’indulgence en tant que personne tolérante face à une personne intolérante. 25 Balázs, Peter, « La tolérance. Conviction philosophique ou produit culturel ?  » dans McKenna, Antony et Moreau, Pierre-François (éds.), Libertinage et philosophie à l’époque classique (XVIe-XVIIe siècle), vol. 14, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 203-220. 26 Voir entre autres Bost, Hubert, Pierre Bayle et la religion, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, et la réédition d’un choix de ses articles dans Bost, Hubert, Pierre Bayle historien, critique et moraliste, Turnhout, Brepols, 2006d. qu’interreligieuses. 21 Jean-Michel Gros 22 et Ghislain Waterlot 23 portent leur attention sur la notion de la tolérance chez Bayle et la mettent en relation avec la liberté de conscience. 24 Le récent travail de Peter Balázs sur la tolérance chez Bayle et deux de ses contemporains inclut des aspects sociologiques. Il s’interroge sur la question de savoir quel impact les conceptualisations philosophiques ont sur les processus historiques et donc sur la vie quotidienne du peuple. 25 Protestant sous l’absolutisme, converti au catholicisme pendant sa jeunesse pour une courte période, afin de pouvoir poursuivre les études, avant de se re‐ convertir au protestantisme, Pierre Bayle devient un personnage intéressant en ce qui concerne les problématiques interconfessionnelles des deux orientations chrétiennes. On s’est livré à des spéculations sur un éventuel athéisme baylien, un reproche que ses contemporains lui ont déjà adressé de son vivant. Hubert Bost a contribué, par de nombreux articles, à la recherche concernant l’influence du protestantisme chez Pierre Bayle. 26 Hans Bots se focalise, en collaboration avec Françoise Waquet, sur le rôle de Bayle dans la République des Lettres et 12 Introduction <?page no="13"?> 27 Bots, Hans et Waquet, Françoise, La communication dans la République des Lettres, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1994 ; Bots, Hans, « Le Dictionaire de Pierre Bayle : magasin et protocole de la République des Lettres » dans Bots, Hans (éd.), Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières - Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, 1647-1706, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1998b, p. 205-215. 28 McKenna, Antony, « La correspondance du jeune Bayle : Apprentissage et banc d’essai de son écriture » dans Revue d’histoire littéraire de France, vol. 103, n o 2, 2003, p. 287-300 ; McKenna, Antony, « La correspondance de Pierre Bayle » dans Berkvens-Stevelinck, Christiane, Bots, Hans et Häseler, Jens (éds.), Les grands intermédiaires culturels de la République des Lettres, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 307-338 ; McKenna, Antony et Leroux, Annie, « Les réseaux de correspondance de Pierre Bayle : réalité instable et représentation électronique » dans Beaurepaire, Pierre-Yves, Häseler, Jens et McKenna, Antony (éds.), Les réseaux de correspondance à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècle), Saint-Étienne, Publication de l’Université de Saint-Étienne, 2006, p. 89-107. 29 McKenna (2005) ; McKenna, Antony, « Une certaine idée de la République des Lettres : l’historiographie de Pierre Bayle » dans McKenna, Antony (éd.), Études sur Pierre Bayle, Paris, Honoré Champion, 2015b, p. 139-177 ; McKenna, Antony, « Du dictionnaire biographique à l’histoire critique : le travail d’équipe dans le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle » dans Mombert, Sarah et Rosellini, Michèle (éds.), Usages des vies, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2012a, p. 63-77. 30 McKenna, Antony et Moreau, Pierre-François, Libertinage et philosophie à l’époque classique (XVIe-XVIIe siècle) : La pensée de Pierre Bayle, vol. 14, Paris, Classiques Garnier, 2017. 31 Gengoux, Nicole, Girard, Pierre et Lærke, Morgens, Libertinage et philosophie à l’époque classique (XVIe-XVIIIe siècle) : Pierre Bayle et les libertins, vol 15, Paris, Classiques Garnier, 2018. montre comment la communication et l’échange intellectuel a fonctionné au XVII e siècle. 27 Antony McKenna s’est également interrogé sur la communication de Bayle avec ses collègues, ce riche échange intellectuel, et retrace le réseau de la correspondance baylienne. 28 Il examine, de plus, la place de Bayle dans la République des Lettres et démontre comment le travail de cette équipe est entré dans le DHC. 29 En tant qu’éditeur du périodique intitulé Libertinage et philosophie au XVII e siècle en collaboration avec Pierre-François Moreau depuis 1999, il a contribué à faire augmenter l’intérêt pour les nombreuses facettes de l’âge classique. Bien que les sujets ne se limitent pas à la recherche sur Bayle, on trouve d’habitude un article sur le philosophe de Rotterdam dans presque tous les volumes. En particulier, le volume N o 14, qui date de 2017, est entièrement dédié à Bayle et à sa pensée 30 , ainsi que le N o 15 de 2018 qui rassemble des articles sur Bayle et les libertins. 31 Enfin, dans le domaine de l’histoire, Jacques Solé a été parmi les premiers chercheurs à analyser le DHC en s’interrogeant sur la méthode critique chez Bayle en ce qui concerne la qualité historiographique dans son ouvrage. Il décrit comment Bayle présente les différents siècles ainsi que d’autres cultures et il 13 Introduction <?page no="14"?> 32 Solé, Jacques, « Religion et vision historiographique dans le « Dictionnaire » de Bayle » dans Gaiffier, Baudouin de (éd.), Religion, érudition et critique à la fin di XVIIe siècle et au début du XVIIIe, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 119-200. 33 Labrousse, Elisabeth, « La méthode critique chez Pierre Bayle et l’Histoire » dans Revue Internationale de Philosophie, vol. 11, n o 42/ 4, 1957, p. 450-466 ; Labrousse (1964). 34 Cook, Charles O., The problem of certitude in the historiography of Pierre Bayle and Voltaire, Ann Arbor (Michigan, USA) et al., University Microfilms International, 1977. 35 Yardeni, Myriam, « Pierre Bayle et l’histoire de France » dans Magdelaine, Michelle (et al., éds.), De l’humanisme aux lumières, Bayle et le protestantisme, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1996, p. 563-570 ; Yardeni, Myriam, « La France de Louis XIV après la Révocation dans le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle » dans Bots, Hans (éd.), Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières - Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, 1647-1706, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1998, p. 181-190. 36 Bost, Hubert, « L’historiographie des guerres de religion » dans Bost, Hubert (éd.), Pierre Bayle historien, critique et moraliste, Turnhout, Brepols, 2006c, p. 147-157 ; Bost, Hubert, « L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire » dans Bost, Hubert (éd.), Pierre Bayle historien, critique et moraliste, Turnhout, Brepols, 2006b, p. 159-176. développe surtout plusieurs sujets concernant la religion. Il aborde l’opposition entre catholiques et protestants, les démêlés entre jésuites et jansénistes, les rapports entre les musulmans et les chrétiens. 32 La problématique de la certitude des connaissances historiques et autres et de la vérité de fait est un élément récurrent chez Labrousse. Elle fait ressortir l’attitude de Bayle concernant les deux axes et retrace les principaux traits caractéristiques de sa méthodologie qui se développe suite à la problématique décrite. 33 Charles O. Cook reprend cet aspect de la certitude chez Bayle et le met en relation avec Voltaire. Il souligne que le but positif de Bayle consiste à établir un corps d’informations fiables sur l’histoire qui soit bien recherché et documenté sur la base de l’examen critique des sources. Le problème de la certitude en histoire s’aggrave, selon Cook, à cause du fait que l’histoire n’est pas une science indépendante parce qu’elle a toujours des points communs avec des disciplines voisines, telles que l’anthropologie et la sociologie, et doit aussi considérer les questions philosophiques et morales. 34 À part ces études de grande portée, il existe de nombreux articles qui travaillent plus en détail sur certains aspects particuliers. Myriam Yardeni se concentre sur l’histoire de France chez Bayle et analyse, par exemple, comment la Révocation de l’Édit de Nantes se fait sentir dans le DHC. 35 Le lien étroit entre l’histoire et les événements religieux est une des matières principales de Hubert Bost qui démontre comment le DHC présente l’histoire des guerres de religion et l’histoire de l’Église réformée. 36 De plus, l’historien Markus Völkel a travaillé sur la logique interne de l’article L I P S E du DHC ce qui 14 Introduction <?page no="15"?> 37 Völkel, Markus, « Zur ’Text-Logik’ im Dictionnaire von Pierre Bayle. Eine historisch‐ kritische Untersuchung des Artikels Lipsius (Lipse, Juste) » dans LIAS, vol. 20, n o 2, 1993, p. 193-226. Voir aussi Völkel, Markus, « Bayles Umgang mit seinen Quellen » dans Kreimendahl, Lothar (éd.), Die Philosophie in Pierre Bayles Dictionnaire historique et critique, Hamburg, Meiner, 2004, p. 37-48, où il examine comment Bayle travaille les sources, qui forment la base de ses écrits, et comment elles influencent les articles du DHC. Il évoque le fait qu’on trouve différentes structures dans les articles ce qui a motivé, entre autres, notre projet de recherche. 38 Whelan, Ruth, The Anatomy of superstition: a study of the historical practice of Pierre Bayle, Oxford, Voltaire Foundation, 1989. 39 Armstrong, Patricia J., The Textual Strategies of Pierre Bayle (1647-1706), New Haven, Yale University, 2000, thèse non publiée mais accessible à la Yale University en forme de microfiches numérisées. 40 van Lieshout, Helena H. M., The Making of Pierre Bayle’s Dictionaire historique et critique, Amsterdam, APA-Holland University Press, 2001. a révélé la structure argumentative et donc la façon baylienne de composer cet article. 37 Le présent projet de recherche a été notamment inspiré par les travaux de Ruth Whelan, Patricia J. Armstrong, Helena van Lieshout et Jacques Solé qui ont tous des approches très différentes, mais aussi très isolées de sorte que nous avons l’intention de réunir leurs principaux axes. Cette relation sert à travailler l’hypothèse que le rapport entre la forme et le contenu du DHC se qualifie par une influence mutuelle et essentielle des deux aspects qui permet à Bayle de mettre en œuvre ses buts particuliers, parfois même opposés. Whelan a traité la théorie et la pratique de l’historiographie chez Pierre Bayle. 38 Elle souligne le mérite de Bayle en tant qu’historiographe protestant qui s’engage pour une relativisation de l’historiographie catholique, en donnant la voix à la minorité opprimée de manière subversive et ironique. Elle se concentre sur le contenu exprimé dans le DHC sans s’interroger sur le genre littéraire. En second lieu, Armstrong a étudié dans sa thèse les stratégies textuelles que Bayle met en œuvre. 39 Elle analyse différents éléments structuraux dans les Nouvelles de la République des Lettres, dans le traité intitulé Ce que c’est que la France tout catholique, dans le Commentaire philosophique et dans le Dictionaire historique et critique. L’examen de ce dernier ouvrage se déroule surtout dans l’intention de montrer les stratégies intratextuelles, c’est-à-dire la façon de dresser la structure du texte dans différents écrits de Bayle. Cependant, Armstrong ne problématise pas non plus le rapport entre la forme ainsi que le genre littéraire et le contenu. Ensuite, il faut mentionner le travail de van Lieshout. Son ouvrage sur la réalisation du DHC de Bayle s’interroge sur le rapport entre l’auteur et son ouvrage. 40 Avec une grande précision, elle décrit 1 o le processus de la composition du Dictionaire dès les débuts jusqu’à la forme 15 Introduction <?page no="16"?> 41 Helena van Lieshout avait déjà publié un article sur la bibliothèque baylienne et d’autres moyens qu’il avait à sa disposition pour accéder aux sources littéraires nécessaires. Voir van Lieshout, Helena H. M., « The library of Pierre Bayle » dans Canone, Eugenio (éd.), Bibliothecae selectae - Da Cusano a Leopardi, Firenze, Leo S. Olschki Editore, 1993, p. 281-297. 42 Solé, Jacques, Bayle polémiste : Extraits du Dictionnaire historique et critique, Paris, Robert Laffont, 1972. 43 Voir ibid., p. 13. définitive, 2 o la manière de travailler de Bayle, 3 o les conditions de vie qui entourent l’auteur pendant cette période et 4 o sa bibliothèque respectivement son accès aux informations et aux sources qui nourrissent l’œuvre. 41 Bien qu’elle mentionne aussi brièvement la composition des articles et la mise en page, elle reste orientée vers le rapport entre l’auteur et son texte tout au long de la genèse de l’ouvrage. Enfin, il y a la piste importante de Solé qui démontre, avec son recueil d’un choix d’articles du DHC, le côté polémique de Bayle. 42 Il est pratiquement le seul à considérer ce trait de caractère de Bayle et fait ressortir ses grands efforts scientifiques et son combat personnel, surtout dans les domaines de la théologie et de la politique. Il souligne que Bayle a choisi pour ses démarches une forme qui est très accessible et donc aussi très utile à un grand public cultivé. 43 Mais étant donné que Solé ne s’intéresse principalement qu’au contenu des extraits d’articles qu’il édite dans son ouvrage, toute réflexion complémentaire sur la forme et le contenu manque. Tout compte fait, malgré la vaste recherche effectuée sur Bayle, il reste toujours des problématiques qui n’ont pas encore été abordés. Selon notre analyse de l’état de recherche, le manque le plus évident se fait sentir au niveau de l’analyse systématique du texte en ce qui concerne les liens entre le genre littéraire et le contenu. Le genre impose, sur la base de ses traits caractéristiques, une forme particulière au texte et donc au contenu. Cette corrélation représente une problématique pertinente dans le domaine des lettres tandis que la plupart des recherches sur Bayle proviennent de la philosophie, de la théologie, de l’histoire et aussi de la linguistique. Les approches scientifiques dans le domaine des recherches en littérature peuvent alors apporter une contribution précieuse en portant leur attention sur les ouvrages de Bayle. Le rapport entre la forme et le contenu, comme démontré auparavant, n’a pour l’instant pas été étudié d’une manière suffisamment exhaustive. Il ne suffit pas de s’interroger sur le rapport entre l’auteur et son ouvrage, comme van Lieshout l’a fait, mais il faut aussi discuter la relation entre la pensée de l’auteur et la forme qu’il choisit afin de la remanier pour les lecteurs. La question initiale était de savoir pourquoi Bayle décide de rédiger un dictionnaire. Certes, il voulait corriger le dictionnaire de Moréri et a, en conséquence, repris la forme du 16 Introduction <?page no="17"?> dictionnaire afin de répondre immédiatement à l’ouvrage de son prédécesseur. Mais comme Bayle ne fait rien sans arrière-pensée, il faut analyser cela plus profondément. Quels avantages ce genre littéraire apporte-t-il à l’auteur et à ses idées ? Bayle aurait pu continuer à écrire des traités philosophiques, des pamphlets, des commentaires, un journal dans la tradition des Nouvelles de la République des Lettres tels qu’il les a publiés avant le DHC. Mais apparemment, il croyait pouvoir profiter de ce genre. Armstrong touche cette thématique en examinant différents textes de Bayle afin de comprendre la stratégie du texte baylien. Cependant, une étude sur la corrélation entre le genre littéraire, que Bayle choisit afin de donner une forme spécifique et particulière à son texte, et le contenu, qu’il veut communiquer, manque dans le cas du DHC. De surcroît, il faut se poser la question de savoir quels buts l’auteur s’assigne par l’utilisation de ce genre. A-t-il l’intention de divertir ses lecteurs ou de les avertir d’une problématique complexe ? Qui est le public qu’il veut toucher ? Quels messages veut-il transmettre ? Très concrètement dans le contexte du DHC, il importe de comprendre les dimensions philosophiques, religieuses, politiques ou autres des messages de Bayle. Quels effets veut-il susciter auprès de son lecteur ? Le but du présent travail de recherche est donc d’examiner le rapport entre la forme extérieure et la structure intérieure du DHC afin de détecter ensuite les objectifs que Bayle a l’occasion de mettre en œuvre à cause de cette interdépendance. De manière transversale, il s’agira de démontrer que la structuration particulière des articles, à savoir la bipartition en corps d’article et en remarques ainsi que la composition argumentative des remarques mêmes, sert à des objectifs très différents, voire opposés. Quant à la démarche méthodologique, ce travail est composé de deux parties ; à savoir, une première partie plutôt théorique dans le chapitre 1 et une deuxième partie répartie sur les chapitres 2 et 3 qui représente l‘application de ce qui a été élaboré auparavant. Dans un premier temps, il importe alors de situer Bayle et son ouvrage dans le contexte lexicographique de son époque. Afin d’estimer la particularité et donc le caractère unique du DHC à sa juste valeur, cet ouvrage est présenté au vu des publications lexicographiques précédentes. La définition de ce genre littéraire en relation avec un aperçu historique des principaux dictionnaires du XVI e et surtout du XVII e siècle fournissent le cadre historico-culturel dans lequel Bayle s’insère. Il s’approprie des traits caractéristiques de ce type d’ouvrages tout en créant un style personnel unique qui diffère des autres. La description des éléments constitutifs du chef-d’œuvre de Bayle éclaire sa valeur et ses particularités, ce qui fait finalement comprendre pourquoi le DHC a eu autant de succès dès sa première édition et continue de fasciner le public au XXI e siècle. Dans un deuxième temps, les résultats de cette 17 Introduction <?page no="18"?> première partie seront appliqués et développés lors de l’analyse stylistique et structurale d’un choix d’articles du DHC. Cette suite se fait en deux grands axes : le scepticisme moderne et l’historiographie critique et polémique chez Bayle. La description des origines philosophiques du scepticisme antique, ainsi que de ses éléments constitutifs, sert de point de départ pour la discussion du scepticisme moderne tel qu’il s’est développé sous la plume de Michel de Montaigne, François La Mothe Le Vayer et René Descartes jusqu’à ce que Bayle se mêle du discours sceptique. L’analyse d’un choix d’articles du DHC illustre comment le scepticisme se manifeste chez Bayle au niveau de la structure de son texte. Comme la littérature de recherche s’est concentrée sur le contenu du DHC, sur les propos de Bayle, sur ce qu’il écrit noir sur blanc et entre les lignes, le présent travail propose une perspective originale sur son attitude sceptique, en dépassant les limites des extraits du texte cité et en révélant, dans la structure des articles, les traits typiques du scepticisme. Cette démarche fait ressortir une double idée du scepticisme baylien. D’un côté, Bayle apparaît comme un metteur en scène qui présente les acteurs principaux du scepticisme sur scène. De l’autre côté, Bayle met aussi en pratique la doctrine sceptique en créant une structure argumentative dans les remarques qui laisse la fin ouverte et donc en suspens. Les arguments élaborés au cours de cette analyse permettent de défendre l’hypothèse que le but du scepticisme chez Bayle consiste à propager son idée de la tolérance et de l’ouverture d’esprit. Le fait qu’il laisse la fin ouverte dans les articles sceptiques illustre qu’il n’est souvent pas possible de donner un jugement ou une conclusion définitive. Dans le contexte de l’historiographie, Bayle change la structure des articles et parvient à un effet tout à fait opposé. La description de l’image, que Bayle se fait de l’historiographe et de son travail, est suivie d’une réflexion sur les avantages que la rédaction d’un dictionnaire apporte à l’historien ainsi qu’à l’historiographe. Sur la base de ces prémisses s’effectue ensuite l’analyse struc‐ turale de certains articles choisis qui fera ressortir comment Bayle met en œuvre une historiographie critique et une historiographie polémique. L’élaboration des facettes de la critique montre comment elle est utile à Bayle lors de la comparaison de ses innombrables sources. Il y cherche le consensus, la version définitive d’un événement historique. Son but est de lutter contre les erreurs qu’il voyait circuler dans tant d’écrits d’historiens et d’historiographes. De plus, la critique ne se limite pas seulement à la méthode d’examen. Bayle critique aussi certains défauts et certains personnages, ce qui devient, en de nombreux cas, finalement polémique. Après une réflexion globale sur la polémique chez Bayle, il s’agit de démontrer les trois domaines où elle se manifeste de manière concrète en présentant la structure de certains articles, ainsi que de quelques 18 Introduction <?page no="19"?> extraits du texte. En premier lieu, c’est face aux religions chrétiennes et leurs représentants respectifs. En deuxième lieu, elle concerne les événements politiques qui marquent le XVI e et le XVII e siècle. Bayle polémique aussi contre des défauts sociaux et moraux, ce qui représente finalement le dernier domaine. Somme toute, les moments polémiques présentent le philosophe de Rotterdam comme étant un pessimiste désillusionné des abîmes de la nature humaine qui ne se lasse pourtant pas de lutter pour ses convictions philosophiques et ses valeurs morales. Personnage clé entre la Renaissance et les Lumières, Bayle s’insère, d’un côté, dans la tradition des érudits de l’Humanisme, de l’autre côté, il dépasse les limites de ce rôle et ouvre la voie au développement des valeurs, telles que l’égalité et la liberté en relation avec la tolérance. La formation philosophique a marqué profondément la pensée baylienne, de telle manière que la structure de son texte reflète la structure de ses pensées. Le présent travail s’assigne le but de faire ressortir que Bayle profite à un tel point du genre littéraire qu’il a l’occasion de réaliser des objectifs - parfois diamétralement - opposés. La forme du DHC et sa structure intérieure sont tellement flexibles que Bayle peut laisser la fin ouverte aux discussions philosophiques et sceptiques tandis qu’il cherche le consensus et la version définitive de l’histoire lors de ses efforts historiographiques. La flexibilité et la dynamique permettent de répandre des messages subversifs tout en les cachant dans les profondeurs des remarques. 19 Introduction <?page no="21"?> 1 Aristote, Physique, I-IV, Carteron, Henri (éd.), Paris, Société d’Édition Les Belles Lettres, 1966, p. 61. 2 Gerber, Uwe, Disputatio als Sprache des Glaubens, Zürich, EVZ-Verlag, 1970, p. 113. Chapitre 1 : La forme extérieure et la structure intérieure du Dictionaire historique et critique En un sens donc, on appelle ainsi nature la matière qui sert de sujet immédiat à chacune des choses qui ont en elles-mêmes un principe de mouvement et de changement. Mais, en un autre sens, c’est le type et la forme, la forme définissable. De même, en effet, qu’on appelle art dans les choses ce qu’elles ont de conforme à l’art et de technique, de même on appelle nature ce qu’elles ont de conforme à la nature et de naturel […]. 1 Le phénomène de considérer le rapport entre la forme et la matière remonte jusqu’à l’Antiquité et ses philosophes. Dans la pensée aristotélicienne, le rapport entre la substance et la forme, à savoir la matière ou bien le contenu et la forme, représente un des aspects clés pour comprendre la nature et la nature des choses. Uwe Gerber retient aussi cette idée centrale d’Aristote et l’applique au contexte de la langue de la façon suivante : In der Sprache selbst, im vorgegebenen Reden und Hören, ist der Begriff bereits enthalten, liegen doch forma und materia im Wirklichen ineinander ohne das «ideelle Urbild». Sprache ist durch den in ihr liegenden Begriff gerade bedeutsame Sprache. Der Begriff ist die substantielle Form des Seienden, d. h. in der Sprache liegt so viel an forma (Sinn) wie im Seienden selbst. 2 La notion est comprise dans la langue même, dans le parlé et dans l’écoute, étant donné que forma et materia forment en réalité une unité sans le « modèle d’origine idéelle ». Le langage est justement le langage significatif à cause de la notion qui y réside. La notion est la forme substantielle de l’être, c’est-à-dire que dans le langage se trouve autant de forma que dans l’être même. Cette approche s’applique également aux ouvrages littéraires. Il y a aussi une matière, un certain sujet traité, qui est inséparablement lié à la forme, c’est-à-dire au genre littéraire. De plus, Aristote introduit le personnage de l’artisan qui donne à la matière une forme extérieure. En ce qui concerne la littérature, l’auteur correspond à cette figure de l’artisan parce qu’il procure à sa matière le genre et en conséquence la forme extérieure définie. Les deux, l’artisan ainsi que l’auteur, sont poussés par la motivation d’atteindre un but précis qu’ils cherchent <?page no="22"?> 3 Dans les premières lignes de la Préface du Dictionnaire de Trévoux, l’auteur anonyme explique que « [c]’est un bien & un avantage pour le Public, qu’on s’attache à perfec‐ tionner de plus en plus cette partie de la Litterature qui en fait comme le fondement ; & qu’on luy fournisse toûjours de nouveaux secours pour écrire avec toute l’exactitude à réaliser dans leurs ouvrages. Afin de mieux comprendre les buts que Bayle tend à mettre en œuvre dans son Dictionaire historique et critique, le présent chapitre s’interroge sur le rapport entre la forme et le contenu. Il s’assigne le but de faire l’analyse formelle du dictionnaire en tant que genre littéraire d’érudition et de souligner, par cette démarche, sa littérarité, c’est-à-dire sa valeur littéraire. Pour aborder cette matière, il est d’abord indispensable de définir ce qu’est un dictionnaire à l’époque de Bayle. Après avoir présenté les caractéristiques constitutives du dictionnaire, un aperçu des dictionnaires importants au XVII e siècle permettra par la suite de situer l’œuvre de Bayle dans son contexte intellectuel. À partir de là, les particularités du DHC seront examinées de manière détaillée et systématique. Comme l’auteur le précise explicitement dans sa correspondance, dans la Préface de la première édition et dans le DHC même, il a l’intention de créer un ouvrage qui serait au goût de ses lecteurs. Avec cette idée centrale en tête, Bayle construit son texte et prend certaines décisions, entre autres au niveau de la mise en page, de la typographie, des remarques et des notes, des citations et des références bibliographiques, ce qui lui fournit un inventaire considérable d’outils de travail. Cette analyse détaillée vise à rendre cet inventaire visible pour comprendre ensuite l’usage que Bayle en fait lors de la mise en œuvre de son scepticisme moderne et personnel et de son historiographie critique et polémique. 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire D’habitude, ce sont les ouvrages épiques, lyriques et dramatiques qui font l’objet des études en lettres. La littérature savante, traitant des questions philosophiques, théologiques, éthiques, morales, sociales, juridiques etc., est, dans la plupart des cas, examinée dans le cadre des disciplines correspondantes. Les dictionnaires sont en conséquence étroitement liés à la linguistique, en particulier à la lexicographie et à la lexicologie. Néanmoins, il y a des exemplaires qui peuvent aussi intéresser des sciences voisines telles que les lettres. Et ce aussi parce que la tendance à définir le canon littéraire suivant les trois genres - épique, lyrique et dramatique - s’est formée au cours des derniers siècles tandis qu’au début du XVIII e , on a considéré les dictionnaires comme une partie de la littérature. 3 Leurs approches et donc les buts des dictionnaires diffèrent 22 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="23"?> & toute la pureté que demande un siecle aussi poli & aussi delicat que le nostre, sur tout en matiere de Langue, où aujourd’huy on ne pardonne rien. » (Dictionnaire universel françois et latin, Trévoux, Etienne Ganeau, 1704, p. I. (Suite à l’absence d’une numérotation des pages dans cette édition citée, on compte à partir de la page portant le titre Préface.)) 4 Matoré, Georges, Histoire des dictionnaires français, Paris, Librairie Larousse, 1968, p. 59 sq. 5 Cheminée, Pascale, « La naissance des dictionnaires » dans Cheminée, Pascale (éd.), Aux origines du Français, Paris, Édition Garnier, 2009c, p. 95-115, cit. p. 101. évidemment bien que la base, à savoir la langue, sa nature et son potentiel, leur soit commune. Les dictionnaires et les encyclopédies en tant que médium pour le transfert des connaissances humaines font l’objet de la présente étude. On s’interroge donc d’abord sur les caractéristiques de ce genre d’ouvrages afin de découvrir ensuite le monde des dictionnaires au XVII e siècle. 1.1.1 Typologie et caractéristiques des dictionnaires Le terme « dictionnaire » et ce qu’il désigne a subi une évolution au cours des derniers siècles. Dans son ouvrage intitulé Histoire des dictionnaires français, Georges Matoré retrace les étapes importantes de l’évolution des dictionnaires dès l’Antiquité jusqu’au XX e siècle et constate que « [d]ans le titre de l’ouvrage [Dictionaire français-latin, autrement dit les Mots français avec les manière d’user d’iceux, tournés en latin de Robert Estienne] apparaît pour la première fois dans notre langue le mot dictionnaire. » 4 Pascale Cheminée souligne également l’importance novatrice de cet ouvrage et explique, de plus, l’origine du mot « « dictionaire », avec un seul n, mot créé par son auteur, qui signifie recueil de « dictions », du latin médiéval dictio, « paroles », « manière de dire ». Ces dictions sont des gloses, de brefs commentaires explicatifs. » 5 Cet ouvrage paraît en 1539, une date-clé puisque c’est l’année où François I er édicte l’Ordonnance de Villers-Cotterêts qui accorde dès lors au français le statut de langue juridique et administrative. Cette nouvelle valeur est le déclencheur qui suscite le besoin de créer des recueils de mots français auprès des savants et des auteurs. Néanmoins, ce n’est qu’au cours du siècle suivant que les dictionnaires sont publiés plus largement. En même temps qu’évoluent les dictionnaires, la méthodologie et la structure de ce type d’ouvrage se concrétisent de plus en plus. Enfin, la définition fut retenue de la façon suivante dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie Françoise : D I C T I O N N A I R E . s.m. Vocabulaire, recueil par ordre de tous les mots d’une langue. Dic‐ tionnaire François. dictionnaire Latin. dictionnaire François-Latin. dictionnaire par ordre 23 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="24"?> 6 Le Dictionnaire de l’Académie Françoise, Paris, J.B. Coignard, 1694. 7 « D I C T I O N A I R E . s. m. Recueil fait en maniere de catalogue de tous les mots d’une Langue, ou d’une ou plusieurs sciences. » (Furetière, Antoine, Dictionaire Universel : Contenant generalement tous les Mots François tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les Sciences Et Des Arts, La Haye, Leers, 1690.) 8 Nicot, Jean, Thresor de la Langue Françoyse, tant Ancienne que Moderne, Paris, David Douceur, 1606. 9 Ménage, Gilles, Dictionnaire etymologique, ou Origines de la langue françoise, Paris, J. Anisson, 1694. 10 La distinction de dictionnaires biou plurilingues ne figure pas explicitement dans ces définitions mais dans la courte liste d’exemples dans Le Dictionnaire de l’Académie Françoise, on trouve un dictionnaire François-Latin ce qui donne lieu à supposer qu’on ne différenciait pas encore les dictionnaires de langues au XVII e siècle de façon détaillée. Étant donné que la lexicologie n’est qu’à son début, cette subdivision s’établira plus tard. alphabetique. dictionnaire par ordre des racines, par racines. bon dictionnaire. ample dictionnaire. On dit aussi, Dictionnaire Poëtique-historique, historique-Geographique &c.  6 Quatre années auparavant, Antoine Furetière a déjà rédigé une entrée plus longue et plus détaillée. À part la description 7 , il énumère des dictionnaires importants en remontant jusqu’à l’année 1409 et illustre ainsi la variété de ce genre d’ouvrages. Comparé à la définition de l’Académie Française, la sienne inclut explicitement, à côté des dictionnaires linguistique, ceux de nature encyclopédique. Certes, dans les deux dictionnaires cités, les auteurs complètent leurs articles par des exemples. Mais ceux de l’Académie ne concrétisent pas les ouvrages parce que l’idée est plutôt de donner des exemples généraux, sans référence à des ouvrages publiés. Le choix d’exemples de Furetière, par contre, est plus nombreux et plus concret, car il rajoute les noms des auteurs et les années de parution. D’ailleurs, le Thresor de la Langue Françoyse, tant Ancienne que Moderne de Nicot 8 et le Dictionnaire etymologique, ou Origines de la langue françoise de Ménage 9 ne retiennent même pas de lemme « dictionnaire ». La comparaison de ces approches, afin d’aborder et de comprendre ce qu’est un dictionnaire au XVII e siècle, mène à conclure qu’il faut voir le terme dans un sens large. 10 En général, il désigne un recueil de mots d’une langue, d’un art ou d’une science, classé par ordre alphabétique. Au début du XXI e siècle par contre, selon le Petit Robert de 2020, la définition du dictionnaire repose sur une compréhen‐ sion beaucoup plus restrictive et spécifique car elle s’appuie sur la distinction stricte entre le dictionnaire en tant que « [r]ecueil d’unités signifiantes de la langue (mots, termes, éléments…) rangées dans un ordre convenu, qui donne des 24 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="25"?> 11 Robert, Paul, Rey-Debove, Josette et Rey, Alain, Le Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 2020, dictionnaire, 1. (Par le terme en italique, nous indiquons le lemme auquel nous nous référons. Le numéro à la fin indique la numérotation des paragraphes correspondants.) 12 Ibid., encyclopédie, 2. 13 Matoré (1968), p. 57 sq. 14 Rey, Alain, « Les dictionnaires : forme et contenu » dans Cahier de lexicologie, vol. VII, n o 2, 1965, p. 65-102, cit. p. 65. 15 Bierbach, Mechtild, Grundzüge humanistischer Lexikographie in Frankreich, Tübingen, A. Francke Verlag, 1997, p. 34. définitions, des informations sur les signes » 11 et l’« [o]uvrage où l’on traite de toutes les connaissances humaines dans un ordre alphabétique ou méthodique […] Par extension : Ouvrage qui traite de toutes les matières d’une seule science, d’un seul art » 12 ce qui désigne l’encyclopédie. Bien que le terme encyclopédie date du XVI e siècle et « a été pourtant introduit en français par Rabelais en 1532 » 13 , il n’est pas très répandu et présent à l’esprit des gens jusqu’à l’arrivée de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. De toute manière, [l]e mot dictionnaire a d’abord été réservé aux ouvrages bilingues (Robert Estienne, 1539), alors que le thesaurus, consacré au latin ou au grec, était monolingue (R. Estienne, 1532 ; Henri Estienne, 1572). […] les trésors du début du XVII e siècle […] ne trouveront leur prolongement dans une suite régulière d’ouvrages monolingues que vers la fin du siècle. 14 Dans cette observation d’Alain Rey, il est important de souligner que le terme dictionnaire désignait au début de son introduction dans la langue française des ouvrages bilingues et qu’il a été progressivement utilisé pour les ouvrages monolingues et d’autres ouvrages qui se fixaient pour but de faire un recueil aussi complet et détaillé que possible d’un savoir appartenant à un domaine défini et délimité par des critères choisis par son auteur. Mechtild Bierbach parvient à une définition semblable. Elle examine les dictionnaires du temps de l’humanisme et réduit la bibliographie exhaustive de Bernard Quemada à son corpus de recherche dont elle déduit la définition suivante : Unter “Wörterbüchern” sind innerhalb humanistischer Lexikographie Sammlungen zu verstehen, die Elemente des Wortschatzes nach bestimmten Prinzipien geordnet als Stichwörter präsentieren; diese Stichwörter repräsentieren virtuelle Themen, deren programmgemäße Umsetzung in sprachlichen Ausdruck durch die Aussagen des zugeordneten Artikels sichergestellt werden soll. 15 On comprend par le terme « dictionnaire » dans la lexicographie humaniste des collections qui présentent des éléments du vocabulaire, rangés selon un principe particulier, en 25 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="26"?> 16 Quemada, Bernard, Les dictionnaires du français moderne 1539-1863 : Etude sur leur histoire, leurs types et leurs méthodes, Paris, Didier, 1967, p. 20. 17 Voir ibid., p. 21. tant que mots-clés ; ces mots-clés représentent des sujets virtuels dont l’application convenable dans l’expression linguistique doit être garantie par les déclarations de l’article correspondant. Les critères selon lesquels un auteur esquisse sa méthodologie et les contours de la matière traitée varient tant qu’il faut distinguer différents types de dictionnaires. Cette typologie constitue alors un vaste champ de recherche qui a occupé des générations de linguistes, lexicographes et lexicologues à cause de sa complexité. Pour le présent travail, il a également fallu définir un cadre adéquat qui problématise suffisamment les interrogations linguistiques, sans se perdre dans des questions détaillées qui vont trop loin pour une recherche comme celle développée ici. « C’est aux Encyclopédistes que nous devons le plus ancien essai de théorie lexicographique français fondé sur une catégorisation systématique des ré‐ pertoires, celui de d’Alembert dans l’article DI C TI O N NAI R E . » 16 C’est-à-dire que simultanément à la formation de la lexicographie et la lexicologie, en tant que disciplines autonomes, la typologie des dictionnaires a été l’objet d’une évolution qui a mené à une systématisation profonde. À part des ouvrages ayant pour objet la description d’une ou de plusieurs langues, on distingue aussi les dictionnaires historiques, les dictionnaires de sciences, les dictionnaires universels, les dictionnaires de poche, les dictionnaires descriptifs ou normatifs, généraux ou spécialisés, des dictionnaires de synonymes et de nombreux autres encore. La liste est longue et le fait qu’il existe d’innombrables critères selon lesquels on peut classer les dictionnaires ne contribue pas à rendre la tâche de la catégorisation plus facile. L’intention de créer un ouvrage qui recense le savoir d’une étendue définie préalablement et qui met en ordre ce savoir semble être le principal trait caractéristique commun à tous les dictionnaires. Revenant à Quemada et l’inventaire qu’il déduit de l’article DI C TI O N NAI R E S de l’Encyclopédie, trois grands axes se précisent pour une classification des ou‐ vrages : on y distingue les dictionnaires de langue, les dictionnaires historiques et les dictionnaires des sciences et des arts. 17 Les ouvrages, qui servaient de base pour cette systématisation de d’Alembert, datent surtout du XVI e et du XVII e , mais aussi de la première moitié du XVIII e siècle. Elmar Schafroth, deux siècles et demi après, nuance la classification un peu différemment en distinguant diction‐ naires, encyclopédies et dictionnaires encyclopédiques dans son introduction 26 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="27"?> 18 Voir Schafroth, Elmar, Französische Lexikographie: Einführung und Überblick, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 10 ss. 19 Ibid., p. 11 ; « Des dictionnaires […], qu’on appelle aussi dictionnaires de langue, inventorient donc une langue et non pas des descriptions encyclopédiques orientées à la description scientifique de la réalité. » 20 Une liste détaillée des dictionnaires parus entre 1539 et 1863 se trouve sur 67 pages dans l’étude exhaustive de Quemada (1967), p. 567-634. 21 Quemada retient de la catégorisation de d’Alembert le dictionnaire de langue, le dictionnaire historique et le dictionnaire des Sciences et des Arts ce qu’il détaille ensuite dans des sous-catégories ; voir le schéma dans ibid., p. 21. à la lexicographie française. 18 Cette distinction est soutenue par l’explication que les dictionnaires contiennent des informations concernant la signification, la grammaire, la prononciation, la flexion et d’autres domaines encore, tandis que les encyclopédies réunissent des informations concernant les choses et les faits. « Wörterbücher (fr. dictionnaires), auch Sprachwörterbücher genannt, inventarisieren also Sprache, keine enzyklopädischen - an der wissenschaftli‐ chen Beschreibung der Wirklichkeit orientierten - Beschreibungen. » 19 Mais il souligne aussi qu’on ne peut toujours pas séparer nettement les connaissances linguistiques des connaissances de faits, car elles sont imbriquées. Pour les cas où le côté linguistique se mêle avec le recensement des faits, Schafroth introduit alors le terme de dictionnaires encyclopédiques. Certes, les deux approches proposées réduisent considérablement la com‐ plexité de la typologie par leur façon de procéder. Néanmoins, une telle différentiation globale, qui ne fait ressortir que trois axes dans les deux cas respectifs, atténue la complexité d’une typologie très détaillée afin de garder une vue d’ensemble. Il importe de tenir compte du fait que la lexicographie et la lexicologie étaient encore des disciplines jeunes à l’époque de Bayle. En conséquence, les différents types et leur classification se préciseront en détail au cours des siècles suivants. De plus, le but de cette recherche était d’esquisser les contours de l’histoire des dictionnaires dans laquelle Bayle sera placé avec son DHC, parmi les ouvrages voisins. Cette réflexion explique aussi la sélection faite des dictionnaires pour les sous-chapitres suivants. Premièrement, ce sont des ouvrages que Bayle consultait lors de ses recherches et qu’il cite ensuite dans le DHC ; deuxièmement, d’autres dictionnaires qui ont attiré l’intérêt du public et qui ont été retenus fréquemment par la suite dans la littérature de recherche complètent la liste de l’aperçu historique ci-dessous. 20 En général, ce sont des ouvrages qui ont connu plusieurs éditions et qui sont parvenus à une notoriété et une diffusion considérables à l’époque de leur parution. Ce choix d’ouvrages impose une classification qui ressemble à la distinction de d’Alembert mentionnée ci-dessus. 21 C’est-à dire que les typologies exhaustives 27 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="28"?> 22 Sprachwörterbücher = littéralement « dictionnaire de langue ». 23 Sachwörterbücher/ Lexikon = littéralement « dictionnaire de choses ». 24 Voir Schafroth (2014), p. 11 et aussi Quemada (1967), p. 75 ss. Quemada distingue comme Schafroth ces deux types de dictionnaires dont il appelle ceux de contenu linguistique aussi les dictionnaires de mots. À part ce détail, Quemada utilise également cette tripartition de dictionnaire de langue, dictionnaire encyclopédique et encyclopédie. développées en linguistique au cours des siècles mènent trop loin et que la dé‐ finition de trois types de dictionnaires suffit pour dresser un aperçu de l’histoire de ce genre au XVII e siècle. D’un côté, il y a évidemment les dictionnaires de langue qui font l’inventaire d’une langue, la décrivent par de brèves définitions et ses caractéristiques grammaticales, donnent des traductions, synonymes, etc., et servent ainsi, par exemple, d’outil de travail pour des traductions ou pour la compréhension des significations en général. De l’autre côté, en ce qui concerne les dictionnaires des sciences et des arts, le terme dictionnaire encyclopédique, qu’Elmar Schafroth utilise, semble approprié dans le présent contexte puisqu’il réunit deux dimensions à la fois et représente ainsi un supplément explicatif. La classification d’ouvrages encyclopédiques vient du besoin de décrire un type de dictionnaire qui comporte quelques traits caractéristiques des diction‐ naires 22 et des encyclopédies 23 et se positionne alors entre ces deux pôles. 24 Il s’agit d’ouvrages qui ne sont ni tout à fait des dictionnaires, ni tout à fait des encyclopédies et représentent en conséquence une sorte de chaînon réunissant des caractéristiques des deux types respectifs. Il faut se rappeler que l’encyclopédisme, surtout au XVII e siècle, n’en était qu’à son début et en train de se développer, de sorte qu’il n’existait pas encore des normes prescriptives. Bien au contraire, la terminologie descriptive n’est développée qu’ultérieurement par les linguistes lexicologiques. L’auteur d’un tel ouvrage décide d’élargir son champ de travail au-delà des définitions et des descriptions linguistiques, tout en essayant de tenir compte de la complexité de la langue. Il répertorie des informations linguistiques et des explications plus détaillées afin de s’emparer de l’intégralité des significations et des nuances des mots pour la compréhension approfondie. De plus, cette désignation vise déjà la revendication que ce genre d’ouvrage soit universel et complet bien que Le Petit Robert précise, par extension, qu’une encyclopédie pourrait être tout ouvrage qui traite en intégralité les matières d’une seule science ou d’un seul art. Finalement, le troisième type de dictionnaire : les dictionnaires historiques qui sont, dans de nombreux cas, aussi des dictionnaires biographiques. Les lecteurs les consultent 28 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="29"?> 25 Certes, dans Wikipédia aujourd’hui, on trouve aussi des entrées de personnages qui sont encore en vie, tandis que dans les ouvrages imprimés, on a tendance à ne retenir que des personnages décédés. Cela s’explique par le fait qu’on n’a pas les mêmes intervalles d’actualisation dans les maisons d’éditions qui produisent encore des versions imprimées, alors que dans le monde virtuel et numérique, on peut actualiser quotidiennement les entrées. 26 Voir Robert, Rey-Debove et Rey (2020), dictionnaire. 27 Simon, Richard, Le Dictionnaire de la Bible, Lyon, Jean Certe, 1693. 28 Richelet, Pierre, Nouveau dictionnaire des rimes, Paris, Lovis Bilaine, 1667. 29 Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, Londres, 1764. 30 Flaubert, Gustave, Dictionnaire des idées reçues, Paris, Éditions du Boucher, 2002. 31 Dubois, Jean, Dictionnaire de linguistique et des sciences de langage, Paris, Larousse, 2012. 32 Le Fur, Dominique (éd.), Dictionnaire des synonymes, nuances et contraires, Paris, Le Robert, 2011. 33 Le Fur, Dominique (éd.), Dictionnaire des combinaisons des mots, Paris, Le Robert, 2007. pour s’informer sur des personnages historiques, leur vie, leur œuvre, et leurs actions. 25 Dans le Petit Robert, on trouve encore la différenciation des dictionnaires spéciaux ou dictionnaires thématiques. Ce terme s’applique à un dictionnaire des synonymes, antonymes, homonymes ainsi qu’à un dictionnaire analogique, étymologique ou orthographique. Les auteurs du Petit Robert continuent l’énumération avec les dictionnaires de locutions, de proverbes, de rimes, de prononciation. Un recueil de la terminologie spécifique d’une discipline, telle que la philosophie ou la médecine, peut également être désigné comme un dictionnaire thématique. 26 Cette classification serait alors valable pour les ouvrages qui représentent un recueil de savoir selon un certain sujet ou une science en particulier comme le Dictionnaire de la Bible  27 , par exemple, le Nouveau dictionnaire des rimes  28 , le Dictionnaire philosophique portatif  29 , le Dictionnaire des idées reçues  30 , le Dictionnaire de linguistique et des sciences de langage  31 , le Dictionnaire des synonymes, nuances et contraires  32 et le Dictionnaire des combinaisons des mots  33 . Néanmoins, la catégorie des dictionnaires spéciaux ou thématiques a été introduite après le XVIII e siècle, de sorte que se tenir à la typologie chronologiquement correcte concernant l’époque de Bayle est justifié ce qui permet l’inventaire des dictionnaires de langue, des dictionnaires encyclopédiques et des sciences et des arts et des dictionnaires biographiques et historiques dans les sous-chapitres suivants. Le trait de caractère, probablement le plus important et le plus pertinent qui est propre à la majorité des dictionnaires, est l’ordre alphabétique. Rey observe que 29 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="30"?> 34 Rey (1965), p. 71. 35 Didier, Béatrice, Alphabet et raison : Le paradoxe des dictionnaires au XVIIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 151. [l]’ordre alphabétique, en particulier, symbole même du dictionnaire pour l’immense majorité des lecteurs, ne peut devoir son succès qu’à son efficacité pratique, puisque son absurdité logique et linguistique est universellement reconnue. C’est qu’il con‐ stitue […] un programme de « mise en mémoire » commun à tous les usagers. D’autres conventions sont difficiles à justifier, comme le choix de l’infinitif, forme semi-nominale, pour les adresses de verbes. 34 Il est donc possible pour tout lecteur de s’orienter sans initiation, sans table des matières séparée ou bien sans introduction particulière, dans un dictionnaire qui suit l’ordre alphabétique. Certes, Rey a raison de pointer du doigt que cet ordre est absurde du point de vue logique et linguistique. Néanmoins, il faut être conscient du fait que plus l’utilisation est simple, plus un lecteur se sert d’un dictionnaire. En général, le lecteur, qui est le destinataire final de toute produc‐ tion lexicographique, n’a que rarement envie d’investir beaucoup de temps à apprendre la logique et le fonctionnement intérieurs de l’ouvrage qu’il consulte. Ce livre doit tout simplement répondre à ses besoins. Le lecteur doit pouvoir, en conséquence, s’y orienter - jusqu’à un certain degré - sans trop d’effort. La simplicité de l’ordre alphabétique semble alors une solution pratique et efficace à la fois. Ce système de classement réduit les mots à leur orthographe et n’en considère aucune autre dimension telle que la signification, la grammaire, la sémantique ou la morphologie, par exemple. Cette réduction des mots à leur forme extérieure dans un premier temps permet ensuite de les relier au contenu exprimé. C’est le rapport entre signifiant et signifié qui constitue la question et donc la réflexion centrale de tout travail lexicographique. De plus, les articles introduits par des lemmes représentent un trait caractéris‐ tique qui est commun à tous les dictionnaires. « Chaque article, constituant une totalité, ne souffre guère si on lui adjoint d’autres articles. L’article lui-même est susceptible d’ajouts, de refontes. » 35 Comme chaque langue est sujette à une évolution permanente, ainsi que le savoir humain en général, les auteurs et lexicographes sont confrontés à l’immense tâche d’actualiser régulièrement leurs ouvrages. Cela produit l’effet que le dictionnaire est un genre très mobile parce qu’il est possible d’ajouter un article entier ou une précision à un article déjà établi sans détruire l’ordre logique. D’autres genres savants, tels que le traité, l’essai ou le pamphlet, par exemple, constituent des unités de texte et suivent un fil logique dont la cohérence souffre facilement quand on tente d’ajouter un aspect supplémentaire. Les entrées d’un dictionnaire, par contre, peuvent être modifiées, 30 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="31"?> 36 Ibid., p. 151 sq. 37 Le terme « mots » est la source de nombreuses problématiques, débats et études en linguistique tandis que pour un locuteur ou pour un lecteur qui n’est pas spécialiste de cette discipline, il pose beaucoup moins de problèmes. Suivant l’exemple de Matoré, cette distinction proposée d’unité linguistique et d’unité sémantique nous semble appropriée pour la définition de ce qu’est un dictionnaire, car elle permet de compter séparément, par exemple, les articles et les prépositions en tant qu’unités linguistiques isolées. Par contre, dans le cas où la signification repose sur l’ensemble de plusieurs unités linguistiques, telles que pomme de terre, salle de bain ou bien marché aux puces, il faut considérer cet ensemble comme une unité sémantique. Pour cette raison, la définition telle que Matoré la formule au début de son étude (voir Matoré (1968), p. 9 ss.), semble valable pour la présente recherche. Dans la terminologie de Rey, on trouve aussi le terme « unité lexique » qu’il distingue de l’« unité graphique ». Il met par ce moyen davantage l’accent sur la distinction entre signifié et signifiant ; voir Rey (1965), p. 72 ss. prolongées ou raccourcies sans que cette retouche bouleverse la construction de l’ouvrage. Béatrice Didier observe aussi que « [l]’architecture d’ensemble n’en souffrira pas, puisqu’il n’y a pas d’architecture évidente. » 36 Le seul cadre archi‐ tectural est imposé par l’ordre alphabétique et en conséquence par l’orthographe. D’un côté, l’alphabet délimite la flexibilité de l’auteur pour choisir à quel endroit il positionne une certaine information ; de l’autre, comme l’orthographe n’était pas encore aussi stable et définitive qu’aujourd’hui, différents auteurs ont pu choisir différentes orthographes pour un même mot. Le dictionnaire évolue alors entre les deux pôles de l’immobilité et de la mobilité. Et il ne faut pas oublier qu’un tel ouvrage est conçu pour une consultation ponctuelle, quand le lecteur veut s’informer sur la traduction ou la signification d’un mot, sur la vie d’un personnage ou d’autres aspects concernant un sujet. Le fait de découper les informations en morceaux les rend maniables. Cependant, le lecteur est obligé de consulter encore d’autres entrées au cas où il cherchait plus de détails, de nuances ou de précisions. Le processus de la lecture devient par conséquent plus complexe, car dynamique, pour autant que la structure alphabétique garantisse un cadre simple, bien qu’arbitraire. De surcroît, les relations au niveau de la signification, des synonymies et des antonymies, relient les entrées entre elles. Dans les dictionnaires encyclopédiques, il existe aussi des liens thématiques qui renouent quelques articles et créent par ce moyen un réseau. Finalement, un dictionnaire représente en général un recueil de mots et de noms propres, classés d’habitude par ordre alphabétique et accompagnés soit d’une traduction, soit d’une définition, soit d’informations biographiques et historiques. De surcroît, le terme « mots » comprend, dans le contexte du présent travail, les unités linguistiques et les unités sémantiques 37 , mais en particulier aussi les noms propres qui marquent les dictionnaires biographiques. De plus, 31 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="32"?> 38 Quemada (1967), p. 20. 39 Wooldridge, Terence R., Les débuts de la lexicographie française : Estienne, Nicot et le Thresor de la langue françoyse, Toronto, University of Toronto Press, 1978, p. 5. 40 Ibid., p. 5. 41 Ibid., p. 5. le but de ce type d’ouvrages consiste à recueillir le savoir d’une science en particulier ce qui motive aussi la distinction de différents types de dictionnaires. Quemada observe : « Toute théorie des dictionnaires implique une analyse typologique préalable. » 38 Mais une typologie préalable n’est pas seulement utile et nécessaire pour l’élaboration d’une théorie des dictionnaires. Dans le sous-chapitre suivant, elle structurera le résumé de l’histoire des dictionnaires au XVII e siècle et permettra ainsi de regrouper systématiquement les ouvrages. 1.1.2 Le monde des dictionnaires au XVII e siècle : un aperçu historique Cette problématisation et l’élaboration d’une typologie appropriée conduisent à porter par la suite un regard sur les premiers dictionnaires et à en composer un bref aperçu historique. Terence R. Wooldridge décrit le XVI e et le début du XVII e siècle comme « la première période de la lexicographie française qui soulèvera le plus grand nombre de critiques ». 39 Faute d’une méthodologie concrète, les auteurs de dictionnaires compilaient aveuglément tout le matériel qu’ils trouvaient pour saisir les connaissances de leur temps, pour se saisir du monde même. Wooldridge parle d’une véritable « manie de compiler, faute d’une méthode scientifique. » 40 De plus, il est évident qu’un seul auteur ne pouvait pas réaliser un ouvrage contenant l’intégralité du savoir et ceci est surtout dû au fait que le XVI e siècle est marqué par « [l]a “variation continuelle” de la langue ». 41 L’époque de la Renaissance symbolise un temps en mouvement où les langues nationales prennent de plus en plus forme tandis que le latin va encore longtemps garder son statut de lingua franca. L’orthographe, la grammaire et la syntaxe des langues vernaculaires doivent encore être apprivoisées, tâche qui comporte un défi de taille puisque les dialectes sont la cause de frappantes variations, ce qui complique la systématisation descriptive ainsi que normative. Les premiers dictionnaires, certainement lacunaires, servaient en consé‐ quence de modèles positifs ainsi que de modèles négatifs pour les auteurs suivants. Modèles positifs parce qu’ils ont posé la première pierre de ce nouveau genre qui était sur le point de naître et d’évoluer ; modèles négatifs parce que les premières tentatives manquaient parfois encore de rigueur ou de précision, de structure ou de système. Mais ce manque a mené les successeurs à améliorer 32 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="33"?> 42 Pour l’origine des deux termes voir ci-dessus le sous-chapitre 1.1.1 Typologie et caractéristiques des dictionnaires. 43 Voir le sous-chapitre 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique. L’intérêt du présent aperçu sert de dépeindre l’image du temps de Bayle afin de placer l’auteur dans son entourage érudit et littéraire. Ainsi seuls les dictionnaires parus au XVII e siècle sont utilisés tout en retenant l’ouvrage d’Estienne qui fut le précurseur de Nicot. Une étude exhaustive sur les débuts des dictionnaires français a été réalisée par Lindemann, Margarete, Die französischen Wörterbücher von den Anfängen bis 1600: Entstehung und typologische Beschreibung, Tübingen, Max Niemeyer, 1994. 44 En général, on distingue surtout deux types de dictionnaires de langue, à savoir monolingue et bilingue. Afin de simplifier la typologie pour le contexte de cette étude, cette subdivision n’est pas retenue et les ouvrages monolingues et bilingues sont regroupés dans un seul chapitre. 45 Estienne, Robert, Dictionarium Latinogallicum, Paris, Robert Estienne, 1538. 46 Quemada (1967), p. 12. au fur et à mesure la forme extérieure, ainsi que la structure intérieure, afin de mieux répondre aux besoins et aux exigences des utilisateurs. En corrigeant les fautes trouvées dans d’autres dictionnaires et en décrivant ce qui n’a pas encore été retenu par ses prédécesseurs, Bayle rentre aussi dans ce courant intellectuel de continuateur. Poussé par la volonté de corriger les innombrables fautes, surtout dans l’œuvre de Moréri, mais pas exclusivement, il a pris part à l’évolution du genre. Il est même possible de pousser cette pensée jusqu’au point de dire que Bayle a posé, en collaboration avec ses collègues et ses rivaux, les jalons de la différentiation entre les dictionnaires et les encyclopédies. Bien que les deux termes aient existé depuis la première moitié du XVI e siècle 42 , cette différentiation ne prend sa forme définitive qu’après plus de deux cents ans, quand l’un des ouvrages clés du siècle des Lumières parut, à savoir l’Encyclopédie. Bien loin de vouloir et de pouvoir donner un catalogue complet des dictionnaires, ce sous-chapitre poursuit le but de retracer l’axe central de l’évolution des dictionnaires qui ont paru au cours du XVII e siècle. Par ce moyen, on trace le cadre culturel dans lequel Bayle a étudié et vécu. Cela permettra, dans un deuxième temps, de faire ressortir les particularités de son œuvre par rapport aux autres ouvrages mentionnés. 43 1.1.2.1 Dictionnaires de langue Dans le présent aperçu de l’histoire des dictionnaires en relation avec leur typologie, il est intéressant de commencer par les dictionnaires de langue car ceux-ci ont été les premiers ouvrages importants de ce genre. 44 Après la publication de son Dictionarium Latinogallicum  45 en 1538, Robert Estienne « en publie une version inverse [en 1539], la chose, comme le nom, se trouve définitivement acquise au français. » 46 Estienne est alors l’inventeur de ce 33 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="34"?> 47 Cheminée, Pascale, « Introduction » dans Cheminée, Pascale (éd.), Aux origines du Français, Paris, Édition Garnier, 2009b, p. 7-11, cit. p. 9. 48 Ibid., p. 9. 49 Estienne, Robert, Dictionaire Francoislatin, contenant les motz & manieres de parler Francois, tournez en Latin, Paris, Robert Estienne, 1539. 50 Matoré (1968), p. 55. 51 Cheminée (2009b), p. 9. nouveau genre puisqu’il « a su trouver l’idée qui allait donner naissance aux dictionnaires. » 47 Cheminée admet aussi que [d]epuis l’Antiquité, bien sûr, il existait des répertoires bilingues et des lexiques plurilingues […] [m]ais que l’on soit obligé d’expliquer les mots que l’on utilise dans sa propre langue était quelque chose de parfaitement inconcevable : leur sens relevait de l’évidence, puisqu’on les employait ! 48 Ce Dictionaire Francoislatin, contenant les motz & manieres de parler Francois, tournez en Latin  49 est alors un des premiers ouvrages dans lequel la langue française se place en première position, avant le latin. Ainsi, les rôles s’inversent : le français ne passe plus après le latin, mais représente la langue de référence qui précède le latin. Le statut de la langue nationale évolue alors visiblement et est en train d’établir son autonomie, notamment grâce à l’Ordonnance de Villers-Cotterêts qui a paru - comme l’ouvrage d’Estienne - en 1539. Pour expliquer le manque et l’absence des dictionnaires au XVI e siècle, Matoré souligne que, pendant ce temps, « ni Bacon ni Descartes n’ont encore posé les fondations de la science moderne. […] C’est la naissance de l’« esprit de système » […] des méthodes efficaces commençaient à se répandre ». 50 Estienne est alors un des premiers à s’interroger plus ou moins explicitement sur une méthodologie qui permettrait de systématiser les recueils de mots et de poser la première pierre pour tout un genre. Des ambitions philologiques et, de plus en plus, des exigences scientifiques poussent ses successeurs à développer la méthode. Comme le français rentre dans pratiquement tous les domaines de la vie, les personnes lettrées, à savoir les érudits, ainsi que le grand public, avaient besoin d’élargir leur vocabulaire afin d’être capable d’exprimer leurs pensées dans la langue nationale ; il fallait créer, en conséquence, des ouvrages expliquant les significations des mots afin d’en garantir la compréhension. Cheminée souligne qu’un grand nombre de facteurs sont ainsi réunis [p]our aboutir à cette conception absolument nouvelle de la langue […]. Parmi les plus évidents, […] il a d’abord fallu que le français, d’une part commence à s’écrire, et d’autre part se reconnaisse comme une langue autonome du latin […]. 51 34 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="35"?> 52 Voir ibid., p. 9. 53 Voir ibid., p. 9. 54 Voir Fumaroli, Marc, Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1994, p. 234 sq. 55 Nicot (1606). 56 Wooldridge (1978), p. 8. 57 Estienne, Robert, Dictionarium seu Latinae linguae Thesaurus. Cum Gallica fere inter‐ pretatione, Paris, Robert Estienne, 1531. 58 Voir Lindemann, Margarete, « Robert Estienne, Dictionarium (1531) und die Entwic‐ klung der Lexikographie » dans Leonhard, Joachim-Felix (et al., éds.), Medienwissen‐ schaft, Berlin, Walter de Gruyter, 1999, p. 711-725, cit. p. 712 ; « Als Folge dieser Kritik spaltet er sein lexikographisches Werk mit der nächsten Auflage in einen rein lateinischen Zweig und in einen Zweig, der französische Verständnishilfen in den Wörterbüchern anbietet. » De plus, elle fait aussi ressortir que la période de l’affirmation de la monarchie absolue coïncide avec le temps de la naissance des premiers dictionnaires. 52 Rappelant dans ce contexte l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, on constate par conséquent une simultanéité entre les événements politiques et l’évolution des dictionnaires. Ces ouvrages possèdent alors un pouvoir non négligeable puisqu’ils contribuent à la formation de l’identité nationale, ce que Cheminée exprime en comparant le dictionnaire à « un miroir dans lequel un peuple se regarde. » 53 François I er érige la langue vernaculaire par cette Ordonnance en langue royale afin que le peuple, ignorant du latin, puisse pourtant comprendre les documents administratifs et judiciaires ce qui renforce, en revanche, son pouvoir royal. 54 Le prochain dictionnaire qui acquit une place remarquable parmi les premiers ouvrages de ce genre a été le Thresor de la Langue Françoyse, tant Ancienne que Moderne  55 de 1606. Il est « issu du Dictionaire françois-latin de Robert Estienne dont il est la cinquième édition » 56 et garde logiquement la primauté accordée au français. La genèse du Thresor telle que Wooldridge la saisit dans le schéma joint au chapitre sur les éditions d’Estienne, montre clairement l’évolution qui va du latin au français. Après le Dictionarium seu Latinae linguae Thesaurus. Cum Gallica fere interpretatione  57 qui date de 1531 et où se trouve déjà des traces du français, Estienne continue son travail en réalisant une deuxième édition en 1536 et ensuite le Dictionarium Latinogallicum en 1538. Comme l’ouvrage de 1531 a été fortement critiqué à cause des éléments en français, il divise son ouvrage lexicographique en deux parties pour la prochaine édition : une partie purement latine, une partie avec les explications françaises pour faciliter la compréhension. 58 Pour cette dernière partie, il s’investit en faveur du français et publie en 1538 le Dictionarium Latinogallicum suivi, seulement un an après, du Dictionaire Francoislatin dans lequel il privilégie sans équivoque 35 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="36"?> 59 Voir ibid., p. 713. 60 Cheminée (2009c), p. 103. 61 Monet, Philibert, Abregé du Parallele des langues françoise, et latine, Genève, Estienne Gamonet, 1635. L’orthographe du titre change selon les éditions de sorte que, dans les premières éditions, le terme Abregé s’écrivait encore avec deux b. Pour le présent travail, on a choisi l’édition de 1635 comme celle-ci est, avec celle de 1637, certainement la plus répandue. 62 Voir Wooldridge (1978), p. 9. la langue française. 59 Toutes ces étapes ouvrent le chemin que Jean Nicot va suivre en publiant le Thresor de la Langue Françoyse en 1606 et s’insère donc dans la tradition d’Estienne. De plus, en comparant l’ouvrage de Nicot avec celui d’Estienne, on réalise tout de suite que la façon de construire la mise en page, ainsi que sa façon de construire les entrées, se ressemblent énormément dans les deux dictionnaires. Ils tiennent tous les deux à donner, dans un premier temps, la traduction latine du mot en question. Puis, dans un deuxième temps, ils enchaînent en énumérant plusieurs combinaisons courantes du lemme avec d’autres mots et traduisent ces collocations aussi en latin. Par ce moyen, ils cherchent à capturer les nuances et les connotations des mots selon leur contexte et expliquent implicitement leurs significations. Cependant, Nicot ne copie pas seulement ce que son prédécesseur a créé presque soixante-dix ans auparavant. Il achève plutôt une augmentation monolingue et prolonge ainsi les efforts de son prédécesseur. Cheminée accorde encore plus d’importance au travail de Nicot en disant qu’il améliorait le dictionnaire « en accordant de plus en plus de place aux gloses, ancêtres de nos définitions actuelles. » 60 Les explications et les phrases d’exemples que Nicot rajoute sont beaucoup plus exhaustives que celles d’Estienne. Au niveau de la mise en page, les deux ouvrages partagent, à part deux colonnes, les en-têtes qui indiquent en deux ou trois lettres les initiales de la partie de l’alphabet retenue dans la colonne en-dessous. Par ce détail, ils fournissent un point de repère aux utilisateurs, ce qui les aide à s’orienter plus facilement sur les pages. Philibert Monet se joint aux premiers lexicographes en publiant son Abregé du Parallele des langues françoise, et latine  61 entre 1620 et 1637 en plusieurs éditions. Ce dictionnaire s’inspire des deux ouvrages précédents bien que Monet ne l’admette pas officiellement. 62 Les lemmes et collocations en italiques marquent le début de chaque entrée et sont complétés par les traductions en latin. Comparé à Estienne et à Nicot, Monet imite ainsi la mise en page sauf qu’Estienne a séparé plus clairement les lemmes par des interlignes. Dans ces interlignes, il regroupe le champ lexical correspondant au lemme, choisit une taille de caractère plus grande par rapport au texte et décrit la signification dans le paragraphe suivant. Cette façon d’aménager les articles augmente la lisibilité et 36 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="37"?> 63 Rey, Alain, Antoine Furetière : Un précurseur des Lumières sous Louis XIV, Paris, Fayard, 2006, p. 84 sq. 64 Ibid., p. 85. 65 Quemada (1967), p. 165 sq. facilite en conséquence l’orientation pour le lecteur. Monet, au contraire, saute seulement une ligne quand il enchaîne avec une nouvelle entrée ce qui rend l’image globale des pages plus dense et plus monotone. L’utilisateur a plus de mal à s’orienter et prend plus de temps à chercher le lemme qui l’intéresse. Le style de Nicot ressemble plus à celui d’Estienne. Comme ce dernier, il tend à expliciter le lemme en lui choisissant une taille de caractère plus grande que le reste du texte sauf qu’il ne le situe pas en interligne, mais au début de la première ligne de l’article. De plus, Nicot et Estienne exposent la première ligne de chaque article en mettant les lignes du paragraphe suivant en retrait. Chez Monet, cette manière d’agencer les articles est inversée : il préfère mettre la première ligne en retrait tandis que le reste du texte en bloc remplit toute la largeur des deux colonnes. Malgré ces différences, on découvre aussi deux aspects communs entre ces trois dictionnaires. Premièrement, les mots et collocations français sont partout en italiques, les traductions latines toujours en caractère romain. Deuxièmement, les auteurs prennent le français comme point de départ et font suivre la traduction latine correspondante. Cette observation montre que le français a clairement la priorité par rapport au latin. « Mais on ne peut négliger, dans la lignée du père Monet […] ces recueils pédagogiques qui conduisent du français au latin, mais ne sont pas de véritables dictionnaires bilingues. » 63 Rey souligne que ce genre de dictionnaires était conçu et rédigé par des jésuites qui poursuivaient leur programme pédagogique. Ils ne se sont pas souciés d’aspects tels que la question de savoir si, par exemple, le français doit être pur ou de bon usage : « D’une certaine manière, ce programme est l’inverse de celui de l’Académie, mais rappelle, par son ouverture, ceux de Richelet et de Furetière. » 64 Au cours des années, les dictionnaires ainsi que les ambitions des lexicographes évoluent. [I]l faut savoir que le mouvement d’ampliation, issu des dictionnaires de langue, s’étendit à tous les types de recueils lexicographiques. Les dictionnaires des sciences et des arts, puis les répertoires spécialisés postérieurs, furent particulièrement touchés, la limitation du domaine concerné n’étant pas incompatible avec l’extension. […] Les dictionnaires de langue n’ont pas seulement été les promoteurs du mouvement d’extension qui va s’accentuer avec le temps, ils ont aussi participé à son évolution. 65 Comme chaque auteur ne s’est pas contenté d’être le simple copiste des ouvrages précédents, il fallait relever le défi de trouver les lacunes des autres et les 37 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="38"?> 66 Matoré (1968), p. 66. 67 Monet, Philibert, Inventaire des deus Langues, Françoise, et Latine : assorti des plus utiles curiositez de l’un et l’autre idiome, Lyon, Claude Obert, 1636. 68 Cheminée (2009c), p. 105. 69 Ibid., p. 105. 70 Ibid., p. 104. 71 Matoré (1968), p. 65. Le titre complet de l’ouvrage de César Oudin que Matoré indique dans cette citation est le suivant : Oudin, César, Tesoro de las dos lenguas francesa y española - Thresor des deux langues françoise et espagnole, Paris, Marc Orry, 1607. Matoré utilise l’orthographe modernisé Trésor tandis que nous préférons celui du frontispice original. combler par la suite. Matoré parvient à de semblables observations et remarque qu’on « trouve de nombreux mots que les autres lexicographes du XVII e siècle […] ont omis dans leurs dictionnaires. » 66 Cependant, le Père Monet s’assure encore par d’autres ouvrages une place incontestable parmi les lexicographes influents de cette époque. Cheminée appelle même l’Inventaire des deus Langues, Françoise, et Latine : assorti des plus utiles curiositez de l’un et l’autre idiome  67 « publié en 1636, […] le plus important répertoire de mots français de ce début de siècle ». 68 De plus, elle valorise une particularité propre à Monet, à savoir qu’il « introduit systématiquement, entre le mot français et le mot latin, un équivalent français, mot ou morceau de phrase permettant de distinguer les différentes acceptions et les homographes. » 69 Monet ne s’arrête alors pas aux traductions mot par mot, mais prend déjà les premières mesures pour contextualiser les mots afin de différencier leurs significations. Comme il y a toujours un manque de méthodologie cohérente à cette époque, les lexicographes ont une certaine liberté de composer leur ouvrage selon leurs idées, puisque le genre des dictionnaires est à peine en train de se former. Contemporains du Père Monet, César et Antoine Oudin s’introduisent sur le marché des dictionnaires. La famille Oudin (1575-1781) qui, depuis César Oudin en 1575, s’est fait une spécia‐ lité des dictionnaires de traduction plurilingues, publie des ouvrages tels que Les Recherches italiennes et françoises, dictionnaire italien-français, français-italien, […] ou encore le Thresor des trois langves, répertoire italien-français-espagnol […]. 70 Le travail du père sera continué par le fils de sorte que César et Antoine Oudin s’assurent une place dans la tradition de dictionnaires biet plurilingues de la première moitié du XVII e siècle. César, le père, est plutôt grammairien et traducteur, « mais il a composé aussi un dictionnaire intitulé Trésor des deux langues espagnole et française, dont le fils de César, Antoine […] donna des rééditions complétées et corrigées. » 71 De plus, le Thresor des trois langues, 38 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="39"?> 72 Oudin, César, Nicot, Jean et La Crusca, Thresor des trois langues, Espagnoles, Françoise, et Italienne, Cologny, Samuel Crespin, 1617. 73 Oudin, Antoine, Recherches italiennes et francoises ou Dictionnaire : contenant Outre les mots ordinaires, une quantité ed Proverbes & de Phrases, pour l’intelligence de l’une & l’autre langue. Avec un abregé de Grammaire Italienne, Paris, Antoine de Sommaville, 1640. 74 Oudin, César, Grammaire Italienne mise et expliquee en François, Paris, Jean Gesselin, 1610. 75 Oudin, César, Grammaire Espagnolle, mise et expliquee en François, Paris, Estienne Orry, 1612. Espagnoles, Françoise, et Italienne  72 et les Recherches italiennes et françoises  73 représentent des jalons de l’évolution des dictionnaires. Les auteurs n’utilisent plus le latin, mais les langues vivantes, à savoir le français, l’espagnol et l’italien. Le français en tant que langue nationale et surtout en tant que langue de traduction est mis en relation avec une autre langue nationale. On ne passe plus par le latin mais un lien direct se crée entre les langues vulgaires et élargit le champ de travail pour les dictionnaires. Ce premier pas franchi, le latin gardera néanmoins sa place centrale jusqu’à la fin du XVIII e siècle dans les cercles savants. Bien que parmi les novateurs au niveau du sujet en réalisant un dictionnaire biet même multilingue, César et Antoine Oudin imitent le style des prédécesseurs nommés ci-dessus en ce qui concerne la présentation visuelle de l’ouvrage, à savoir la répartition en deux colonnes, les lemmes en italiques et l’indication des deux premières lettres des lemmes en haut de chaque colonne. De surcroît, César Oudin s’est fait une réputation en tant que grammairien et les ouvrages qui ont paru suite à cette occupation ont augmenté considérablement sa liste de publications. On y trouve, par exemple, une Grammaire Italienne mise et expliquee en François  74 qui date de 1610 et il existe une Grammaire Espagnolle, mise et expliquee en François  75 , paru à Paris en 1612. Les deux ouvrages ont connu, de sa plume ainsi que de celle de son fils Antoine, plusieurs rééditions au cours des décennies ultérieures. Curieusement, il y a quelques tableaux en deux colonnes qui donnent des traductions ce qui fait déjà penser à un dictionnaire, mais ce sont des phrases entières et Oudin passe par le latin pour présenter ces traductions. Ce cas de la famille Oudin fait comprendre le rapport étroit entre le travail de lexicographe et l’activité de grammairien qui s’influencent réciproquement. Cette double activité marque aussi la vie de Pierre Richelet, le prochain personnage important et incontournable dans le contexte des dictionnaires du XVII e siècle. Son Nouveau dictionnaire des rimes de 1667 fut son premier pas en tant que lexicographe, occupation qui aboutira « [au] principal titre 39 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="40"?> 76 Matoré (1968), p. 75. Comme ce Dictionnaire François, contenant les Mots et les Choses, plusieurs Nouvelles Remarques sur la Langue Françoise de Richelet s’insère davantage dans la catégorie des dictionnaires encyclopédiques, on se concentre d’abord sur le Dictionnaire des rimes. En ce qui concerne le Dictionnaire françois, on regardera plus en détail cet ouvrage dans le sous-chapitre 1.1.2.2 Dictionnaires encyclopédiques et dictionnaires des sciences et des arts. 77 Cheminée (2009c), p. 105. 78 Quemada (1967), p. 58. de gloire […] son Dictionnaire. » 76 Après une réflexion dans la Préface sur les rimes depuis l’Antiquité grecque et latine et afin de procurer un soutien aux poètes modernes, Richelet liste les mots de son choix par leur fin et les regroupe ainsi selon l’orthographe de leur dernière syllabe. Il classe les lemmes aussi par ordre alphabétique. La seule différence réside dans le fait qu’il doit logiquement réaliser cet ordre à rebours, c’est-à-dire en considérant les dernières lettres des mots, comme pour les rimes, ce qui influence la mise en page. Beaucoup plus petit en taille au niveau du livre, de la quantité des pages et du contenu par rapport aux autres dictionnaires, les pages sont divisées en deux colonnes que les lemmes coupent en paragraphes. Les deux ou trois dernières lettres des mots constituent un lemme suivi par une liste des mots se terminant par ces lettres. Sans explication, sans traduction, ce Nouveau Dictionnaire de rimes est un recueil de mots tout simple mis en ordre selon leurs dernières syllabes. Le dictionnaire en général sert donc non seulement à des traductions, mais se réoriente vers la standardisation du bon usage et fixe au fur et à mesure « une norme socioculturelle en montrant « comment il faut dire ». » 77 Et au-delà de cette fonction, ce genre, et surtout ses auteurs, vont, de plus en plus, se donner pour but la systématisation et la transmission du savoir. Bien qu’il y ait des tendances novatrices, le latin continue de jouer un rôle important dans la lexicographie. L’importance […] et son maintien quasi général dans les dictionnaires français jusqu’à la fin du XVIII e siècle est un sujet qui provoqua de longues discussions entre lexicographes et qui s’est même trouvé mêlé à des querelles passionnées. […] Plus habile, l’abbé Danet s’était, quant à lui, mis à l’abri de toutes poursuites en publiant un Dictionnaire Français-Latin […]. 78 Comme en est la tradition de l’époque, ce dictionnaire imite la présentation des ouvrages précédents avec ses deux colonnes, avec les lemmes en majuscules ainsi que les trois lettres indiquant en haut de chaque colonne ce qui s’y trouve. À part cela, Pierre Danet donne à presque chaque lemme une ou plusieurs phrases contenant le mot en question, afin de le contextualiser et d’expliciter les différentes nuances de signification que peuvent avoir les mots. De plus, 40 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="41"?> 79 Danet, Pierre, Nouveau Dictionnaire françois et latin, enrichi des meilleures façons de parler en l’une et l’autre langue, Paris, La veuve de Claude Thiboust et P. Esclassan, 1683, p. IV. 80 Ménage, Gilles, Les Origines de la Langue Françoise, Paris, Augustin Courbé, 1650. 81 Ménage (1694). 82 Ibid., p. 30. il ne traduit pas seulement les mots français en latin, mais également toutes ses phrases d’exemple dans leur intégralité. Par ce moyen, son ouvrage devient une aide précieuse pour l’apprentissage du latin, afin de comprendre les textes des grands auteurs. Dans l’Epistre dédicatoire, Danet explique avoir composé ce dictionnaire pour les études de Monseigneur le Dauphin, afin de lui former l’esprit & les mœurs, & à entreprendre le dessein de rendre vostre [celle du Dauphin] éducation utile à toute la France, afin qu’il n’y eut aucun temps où les peuples de ce grand Royaume, ne Vous regardassent comme la source de leur bonheur, & du progrez qu’ils feront tous les jours dans les lettres. 79 De surcroît, il vante le statut et la reconnaissance dont le français jouit dans les pays étrangers. Cette remarque laisse supposer qu’un tel ouvrage pourrait leur être aussi utile lors de l’apprentissage du français bien qu’il ne le dise pas explicitement. En général, on peut dire que ce genre de dictionnaires français et latin pouvait être consulté par un grand public, vu qu’à l’époque le latin était la langue des cercles érudits partout en Europe. Enfin, Gilles Ménage devient, grâce au travail étymologique effectué dans Les Origines de la Langue Françoise  80 de 1650, une figure importante pour la lexicographie, discipline qui, à l’époque, n’était pas encore nommée ainsi. Le Dictionnaire etymologique, ou Origines de la langue françoise  81 paraît à titre posthume à Paris en 1694, deux ans après la mort de l’auteur. En tant que dictionnaire monolingue, sa particularité consiste en deux aspects : d’un côté, Ménage explique les significations des mots comme l’ont fait ses prédécesseurs ; de l’autre côté, à chaque lemme, le lecteur découvre des informations concernant l’origine du mot. Mais pourquoi s’intéresser à l’étymologie d’une langue ? Le Père Besnier introduit l’ouvrage de Ménage par un Discours sur la Science des Étymologies et fait comprendre dans ce texte qui sert de Préface que toute nation, anglaise, arabe, hébraïque, et d’innombrables autres avant, ont voulu connaître l’origine de leur langue et que « c’est une fausse délicatesse, que de vouloir se distinguer du reste du monde, en condamnant la France seule à ignorer son origine, & celle des termes dont elle se sert ». 82 Le fait de vouloir mieux connaître la langue et son origine est étroitement lié au développement d’une identité nationale, enracinée dans l’histoire propre du peuple. Le dictionnaire 41 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="42"?> étymologique s’insère en conséquence dans l’idée et dans l’intention initiées par François I er et l’Ordonnance de Villers-Cotterêts. De plus, le rôle du latin dans les dictionnaires de l’époque est d’une importance pratique. Pour continuer l’idée mentionnée dans le paragraphe sur Danet ci-dessus, il faut souligner que le latin était la langue des érudits dans de nombreux pays et représentait en conséquence leur langue commune. Pour l’apprentissage d’une nouvelle langue, ils pouvaient passer par le latin en tant que lingua franca et accéder ainsi au vocabulaire et ensuite aux nuances des mots. Revenant à Ménage, la structure s’impose déjà au niveau de la mise en page dès que l’on ouvre le livre. À la Préface en bloc avec quelques indications dans les marges s’ajoute une Liste des noms de Saints qui paroissent éloignez de leur origine, & qui s’expriment diversement selon la diversité des Lieux par l’abbé Chastelain. Enfin, le corps principal du dictionnaire qui est réparti sur deux colonnes. Les trois premières lettres des lemmes traités figurent en haut de chaque colonne, ce qui facilite l’orientation et surtout la recherche. De surcroît, cet effet est renforcé par la typographie des lemmes. Mis en majuscules, ils se détachent des explications de sorte que le lecteur les repère plus rapidement. Comparé à Estienne où la première ligne de chaque lemme est avancée par rapport aux explications suivantes et mise en italique, la première ligne chez Ménage est mise en retrait et le texte remplit les deux colonnes en bloc. Par ce moyen, l’image globale des pages est beaucoup plus claire. Certes, cette comparaison est contestable, car on confronte un dictionnaire monolingue, à savoir étymologique, à un dictionnaire bilingue où l’auteur ne fait qu’une liste de mots et leurs traductions, ce qui ne remplit pas des paragraphes entiers dans les colonnes. Néanmoins, il est intéressant de voir quelle impression se dégage pour le lecteur de la mise en page utilisée. Le Dictionnaire d’Estienne et les deux Thresors cités d’Oudin, par exemple, paraissent plus brouillés à cause du fait que les lignes ont toutes une longueur différente, tandis que les deux colonnes en bloc chez Ménage sont plus équilibrées et stables au premier coup d’œil. 1.1.2.2 Dictionnaires encyclopédiques et dictionnaires des sciences et des arts Le deuxième des trois grands axes dans cette vue d’ensemble sur la typologie des dictionnaires se consacre aux dictionnaires encyclopédiques et aux dictionnaires des sciences et des arts. Ce genre d’ouvrages se caractérise principalement par l’intention des auteurs de rassembler non seulement des mots et d’en faire l’explication linguistique, mais d’aller plus loin dans les descriptions. Ils essaient de se saisir des mots au niveau de leur dimension linguistique ainsi qu’au niveau de leur contenu, de sorte que leurs ouvrages sont des dictionnaires de langue 42 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="43"?> 83 Voir la typologie préliminaire selon Schafroth, présentée dans le sous-chapitre 1.1.1 Typologie et caractéristiques des dictionnaires, à partir de la p. 28. 84 Richelet, Pierre, Dictionnaire François, contenant les Mots et les Choses, plusieurs Nou‐ velles Remarques sur la Langue Françoise, Genève, J.-H. Widerhold, 1680. 85 Voir Klare, Johannes, Französische Sprachgeschichte, Stuttgart, ibidem Verlag, 2011, p. 132. 86 Cheminée, Pascale, « Chronologie de la langue française et des dictionnaires » dans Cheminée, Pascale (éd.), Aux origines du Français, Paris, Édition Garnier, 2009a, p. 15-27, cit. p. 21. 87 L’orthographe de ce titre est reprise du frontispice de l’édition citée auparavant. Les deux passages imprimés en majuscules sur ce frontispice sont transformés en minuscules avec des majuscules au début de certains mots choisis en cohérence avec le modèle du passage en écriture minuscule dans l’original. De plus, les espaces autour des deux-points et des virgules sont copiés à la lettre. et de choses à la fois. 83 Les auteurs visent à atteindre un inventaire du savoir existant. Le but en est de retenir la plus grande quantité possible du savoir et d’en faire un recueil maniable et consultable, ce que les titres des dictionnaires indiquent déjà : Dictionnaire général et curieux, Essai d’un dictionnaire universel, Dictionnaire universel. Le premier représentant important des dictionnaires encyclopédiques est le Dictionnaire françois  84 de Richelet qui a paru à Genève en 1680. Le lieu de publication devait être hors de la France puisque le privilège royal de publier des dictionnaires appartenait à l’Académie. 85 Cette circonstance n’empêche pas que Cheminée qualifie cet ouvrage de « [p]remier dictionnaire monolingue en français » et elle accorde le titre de « premier dictionnaire à caractère encyclopédique » 86 au Dictionnaire universel de Furetière. Étant donné que Richelet fournit un travail plus exhaustif qui dépasse le cadre des dictionnaires de langue examinés ci-dessus, il est néanmoins sensé de lui accorder une place parmi les dictionnaires encyclopédiques. Le titre complet, Dictionnaire François, contenant les Mots et les Choses, plusieurs Nouvelles Remarques sur la Langue Françoise : Ses Expreßions Propres , Figurées & Burlesques, la Prononciation des Mots les plus difficiles, le Genre des Noms,le Régime des Verbes : Avec Les Termes les plus connus des Arts & des Sciences. Le Tout tiré de l’Usage et des Bons Auteurs de la Langue Françoise  87 fait déjà comprendre que le dessein de l’auteur est ambitieux. Il tend à valoriser la langue française, en considérant les particularités et les nuances et surtout le bon usage selon les grands auteurs du royaume. Il indique explicitement dans le titre vouloir fournir un ouvrage « contenant les mots et les choses » ce qui correspond à la définition du dictionnaire encyclopédique utilisée dans le contexte de cette étude. Au niveau de la mise en page, il n’y a pas de différences 43 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="44"?> 88 Danet (1683). 89 Rey (2006), p. 91. 90 Rochefort, César de, Dictionnaire general et curieux contenant les principaux mots et les plus usitez en la langue françoise, leurs definitions, divisions, & etymologies, Lyon, Pierre Guillimin, 1685, p. IV. par rapport aux dictionnaires de langue. Les deux colonnes dominent les pages et comme dans le dictionnaire de Danet ou celui de l’Académie Française la première ligne de chaque entrée est avancée. Les lemmes principaux sont mis en petites capitales, tandis que les lemmes subordonnés et donc appartenant à un autre lemme figurent en italique. Au niveau visuel, le Dictionnaire François de Richelet ressemble au Nouveau dictionnaire françois et latin  88 de Danet. Les deux auteurs travaillent avec une structuration et une subdivision qui regroupent visuellement les lemmes, leurs différentes significations et leurs usages. Cependant, ils diffèrent beaucoup au niveau du contenu puisque Danet donne un dictionnaire bilingue qui ne contient que les traductions latines des mots français et Richelet choisit la voie monolingue. Il se sert uniquement du français pour définir le vocabulaire de cette langue. Au début des entrées, il livre des informations grammaticales concernant la catégorie des mots, le genre des substantifs, la conjugaison des verbes etc., avant de donner une définition qui est suivie d’un ou de plusieurs exemples illustrant l’usage correct et la collocation courante. Rey souligne que [l]’ouvrage de Richelet était un recueil de format pratique, une sorte d’usuel au texte très dense. Pour la première fois, une conception relativement homogène du lexique français et une description ne devant plus rien au bilinguisme s’y faisait jour. 89 Cinq ans après, César de Rochefort publie son Dictionnaire général et curieux et entre par ce moyen dans la tradition des lexicographes. Comme Richelet, il exprime son projet ambitieux dans le sous-titre et explique ce qu’il entend par général et curieux : contenant les Principaux Mots, et les plus usitez en la Langue Françoise, leurs Defini‐ tions , Divisions, & Etymologies ; enrichies d’eloquens Discours , soutenus de quelques Histoires,de Passages des Peres de l’Eglise, des Autheurs & des Poëtes les plus Celebres Anciens & Modernes: avec des Demonstrations Catholiques sur tous les Points qui sont contestez entre ceux de l’Eglise Romaine , & les Gens de la Religion Pretendue Reformée : Ouvrage tres-utile , et tres-necessaire, à toutes sortes de Personnes, & particulierement à ceux qui veulent Composer, Parler en Public , & Diriger les Ames ; qui trouveront dans ce Volume une riche Bibliotheque, & une Table tres-fidele des Matieres, capable de satisfaire l’esprit des Lecteurs , par la grande diversité des Sujets dont il traite.  90 44 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="45"?> 91 Ibid., p. IV. 92 Furetière, Antoine, Essais d’un dictionaire universel, Amsterdam, Henry Desbordes, 1685, p. V. Un sous-titre de cette longueur suffirait même de préface, préface à laquelle Rochefort ne renonce pourtant pas. Après la dédicace en forme de lettre dans laquelle il chante les louanges du doyen de l’église et comte de Lyon, Roger Joseph-Damas de Marillat, il adresse la parole au lecteur. Il lui explique que la publication de ce dictionnaire n’était pas son intention, mais que d’autres gens l’ont poussé à publier ses notes qu’ils trouvaient très utiles. Néanmoins, il estime son ouvrage « capable de tenir lieu de bibliotheque à ceux qui n’ont pas les moyens de se fournir de quantité de livres. » 91 Ces deux aspects le lient à Moréri, d’un côté, qui lui non plus n’avait pas l’intention de publier un dictionnaire, mais était également poussé par son entourage. De l’autre, la volonté de servir de bibliothèque aux gens modestes ressemble à ce que Bayle décrit et projette dans sa Préface, comme on le verra plus bas. Néanmoins, la différence réside dans le fait que Rochefort compose un dictionnaire encyclopédique dans lequel les définitions, les explications et les significations des mots de la langue française font l’objet de son travail, tandis que Moréri et Bayle réunissent des biographies, des sources et des événements historiques afin de composer un recueil de savoir. Ainsi, l’importance est plus attachée à la documentation fiable de l’héritage culturel tout au long des siècles passés. Rochefort enchaîne assez souvent plusieurs paragraphes dans les articles pour déployer les dimensions des significations. Il enrichit ses explications par des citations latines qu’il fait ressortir en italiques. Finalement, le Dictionnaire général et curieux suit l’exemple de la plupart de ses prédécesseurs au niveau de la répartition en deux colonnes par page ce qui devient de plus en plus la caractéristique significative des ouvrages lexicographiques. En haut de chaque colonne trônent deux majuscules qui indiquent dans quelle partie de l’alphabet on se trouve. Les lemmes sont également en majuscules ce qui les fait ressortir du texte courant. Membre de l’Académie Française, l’abbé Antoine Furetière s’insère dans cette tradition de plus en plus établie de la mise en page et de la typographie : colonnes, majuscules, italiques, paragraphes etc. On est tenté de croire qu’il n’y a plus d’éléments à rajouter. Cependant, Furetière a sa propre façon d’aborder son projet qu’il annonce en 1685 par l’ouvrage avant-coureur, l’Essais d’un dictio‐ naire universel, paru à Amsterdam. Comme les autres auteurs, il a l’intention de « rendre service au Public. » 92 Vu qu’il est membre de l’Académie Française, qui est en pleine rédaction de son propre dictionnaire, il avertit le lecteur au début de son livre de taille modeste « qu’elle [l’Académie Française] n’a pas compris dans son Ouvrage les mots des Arts & des Sciences ; ainsi j’ay crû qu’elle ne 45 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="46"?> 93 Ibid., p. V. 94 Wooldridge (1978), p. 9. En même temps, Wooldridge signale que Furetière a également démontré la dette du Dictionnaire de L’Académie (1694) envers Nicot. (Voir ibid.) 95 Rey (2006), p. 94. 96 Ibid., p. 94. 97 Ibid., p. 131. trouveroit point mauvais que quelqu’un en fit le Supplément. » 93 De plus, il veut satisfaire l’impatience de plusieurs personnes qui attendent la parution de ce chef-d’œuvre et souligne par ce moyen le caractère provisoire de son travail individuel. Son Dictionaire universel - Contenant généralement tous les mots françois, Tant vieux que modernes, et les termes de toutes les Sciences et des Arts paraît finalement en trois tomes à La Haye et Rotterdam chez Arnout et Reinier Leers en 1690 et Furetière avoue sa dette envers Nicot et le Thrésor de la langue françoise. 94 Dans ce contexte géographique et culturel des Provinces Unies, c’était Pierre Bayle qui a rédigé anonymement la préface de la première édition qui a été achevée de façon posthume, car Furetière décéda en 1688. Bien que Bayle n’ait pas encore commencé son propre projet d’un dictionnaire critique à ce moment précis, il était pourtant bien établi dans le réseau érudit et aussi en contact étroit avec Reinier Leers. Comme Rochefort, Furetière montre aussi son exigence d’atteindre une valeur universelle en choisissant le qualificatif de « gé‐ néral » dans son titre. Sa façon de répondre à cette exigence est de commencer chaque entrée par l’indication de la catégorie grammaticale. Puis il décrit la signification du mot en question et termine l’article dans la plupart des cas avec soit un exemple, soit avec une référence au mot latin correspondant pour faire ressortir le lien étymologique. Pour lui, « la description exacte des « choses » désignées par les mots » 95 avait la priorité sur « la sélection des « meilleurs » mots français en vue d’un discours noble, brillant et illustrant la grandeur de la France louisquartorzienne » 96 à laquelle travaillaient ses collègues académiciens, opposition qui a provoqué une polémique entre les deux partis. Cet ouvrage est donc un exemple emblématique du genre des dictionnaires encyclopédiques, car il réunit véritablement le côté linguistique des dictionnaires de langue et le côté explicatif des encyclopédies. La mise en page suit la tradition des deux colonnes, les premières lignes des entrées sont avancées et les lemmes sont mis en majuscules. L’apparence visuelle est alors caractéristique des dictionnaires de l’époque. Rey souligne le mérite de l’ouvrage de Furetière en expliquant que « le Dictionnaire universel, en passant par la Hollande, va devenir pour la France du XVIII e siècle, avec le Dictionnaire critique de Pierre Bayle […], et avant l’Encyclopédie, l’ouvrage de référence le plus apprécié. » 97 Ce passage par la Hollande s’effectue grâce à Henri Basnage de Beauval en 1701. Les rajouts 46 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="47"?> 98 Voir le frontispice de cette édition ; Furetière, Antoine et Basnage de Beauval, Henri, Dictionnaire universel : Contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes des Sciences et des Arts, Rotterdam et La Haye, Arnoud et Reinier Leers, 1701. 99 Voir Matoré (1968), p. 80. 100 Cheminée (2009a), p. 21. Matoré ajoute l’anecdote que les Académiciens peu motivés ont proposé à Richelieu de charger Vaugelas de ce travail, que ce dernier a accepté, après avoir négocié une pension (voir Matoré (1968), p. 80). 101 Ulrich Ricken souligne que l’Académie Française fut fondée en 1634 afin de définir des normes obligatoires pour le français et de veiller à ce qu’elles soient respectées et propagées (voir Ricken, Ulrich, Französische Lexikologie: Eine Einführung, Leipzig, VEB Verlag Enzyklopädie Leipzig, 1983, p. 10). de ce protestant ont incité par la suite les jésuites à rééditer son ouvrage, ce qui a abouti au Dictionnaire de Trévoux, qui a paru en 1704. Quatre ans plus tard, il paraît une troisième édition du Dictionnaire universel chez Reinier Leers à Rotterdam dont Furetière était l’auteur initial. Cette troisième édition est à nouveau « [r]evuë, corrigée & augmentée par Monsieur Basnage de Bauval ». 98 C’est-à-dire que c’était une réaction supplémentaire de Basnage à l’ouvrage de Trévoux. Les protestants, et surtout Leers, ne voulaient donc pas lâcher l’ouvrage et le laisser aux catholiques, à savoir aux jésuites. L’épreuve de force continue. En 1694 paraît finalement la première édition du Dictionnaire de l’Académie Française, longtemps annoncé et attendu. Malgré le peu d’enthousiasme de la part des Académiciens pour ce travail non rémunéré 99 , cet ouvrage représente néanmoins un point culminant de la lexicographie française du XVII e siècle. « Le grammairien et écrivain Vaugelas, chargé par Richelieu, depuis 1639, de la direction du Dictionnaire de l’Académie, publie ses Remarques sur la langue françoise » 100 en 1647 et témoigne de ses compétences de défenseur du bon usage de la langue longtemps avant la parution du Dictionnaire. Instrument pour la propagation de l’absolutisme, ce dictionnaire monolingue prescrit le bon usage de la langue française surtout littéraire et est désormais l’ouvrage de référence pour les auteurs mais aussi pour les courtisans. Il est en conséquence l’ouvrage normatif qui cherche à fixer et ensuite à préserver l’état de la langue française telle qu’elle devrait être écrite et parlée. 101 Comme les autres dictionnaires, celui de l’Académie Française suit l’exemple des ouvrages précédents au niveau de la mise en page. Respectant la répartition typique en deux colonnes, les entrées se composent de trois éléments constitutifs. Le lemme en majuscules introduit l’entrée et est un peu avancé par rapport au reste du texte. Ensuite, une définition en caractère droit éclaire la signification du mot. L’entrée se termine avec des exemples en italiques qui illustrent les explications précédentes. Cette mise 47 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="48"?> 102 Comme Corneille était membre de l’Académie Française, il lui était permis de publier son dictionnaire en France ; voir Klare (2011), p. 132. 103 Corneille, Thomas, Dictionnaire des Arts et des Sciences, Paris, Jean Baptiste Coignard, 1694, p. I. 104 Ibid., p. II. en page combinée avec une typographie bien choisie facilite l’orientation et augmente en conséquence aussi la lisibilité. Thomas Corneille passa trois ans à l’Académie Française avec Antoine Furetière avant que ce dernier ne décède. En conséquence, les deux hommes de lettres étaient inclus dans le processus de la rédaction du dictionnaire de l’Académie ce qui explique leur penchant pour la lexicographie. Cependant, la Préface du Dictionnaire des Arts et des Sciences qui paraît à Paris 102 également en 1694 mais après le Dictionnaire de l’Académie Françoise fait comprendre que Corneille ou mieux quelques Particuliers de l’Académie Françoise n’ont pû souffrir ce que publioient les partisans de l’Auteur [Furetière] […], il seroit tousjours moins recherché, parce qu’il ne contient que les mots de l’usage ordinaire de la langue, au lieu que l’autre est universel. 103 De plus, il constate qu’il y a quantité de fautes & quantité de matieres traittées imparfaitement, ayant fait connoistre l’avantage que le Public pourroit recevoir d’un Dictionnaire des Arts & des Sciences qui fust & plus ample & plus correct, on resolut de s’appliquer sans aucun relâche à ramasser tout ce qui en a esté écrit jusqu’icy de plus curieux, afin que ceux qui souhaiteroient cette sorte de supplément à l’Ouvrage de l’Académie, eussent sujet d’estre satisfaits. C’est dans cette veuë qu’on a travaillé […] en y ajoûtant une infinité d’articles nouveaux qu’on ne trouve point dans le Dictionnaire, pretendu Universel. 104 Corneille définit alors un but plus humble, car il laisse de côté toute ambition d’universalité et positionne son ouvrage entre le Dictionnaire universel dont il veut corriger les fautes et le Dictionnaire de l’Académie auquel il veut servir de supplément. Il est d’autant moins étonnant que le Dictionnaire des Arts et des Sciences ressemble énormément aux deux autres au niveau de la mise en page de sorte qu’on les distingue difficilement si on les met ouverts l’un à côté de l’autre. Finalement, le Dictionnaire Universel françois et latin rédigé par les jésuites de Trévoux occupe une place importante dans l’histoire des dictionnaires et a paru avant la mort de Bayle, mais après la parution de la deuxième édition du DHC. Le dessein des jésuites était de recatholiciser le dictionnaire de Furetière, 48 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="49"?> 105 Extrait d’un « Avis » qui annonce le Dictionnaire de Trévoux dans la première livraison des Mémoires de Trévoux cité par Michel Le Guern (Le Guern, Michel, « Le « Diction‐ naire » de Trévoux (1704) » dans Cahiers de l’Association internationale des études francaises, vol. 35, 1983, p. 51-68, cit p. 52). 106 Le Guern (1983), p. 55. 107 Voir ibid., p. 54. 108 Voir ibid., p. 55. 109 Ibid., p. 64. réédité par le protestant Basnage de Beauval en 1701 à La Haye chez Arnoud et à Rotterdam chez Leers. Cette réaction catholique à Basnage de Beauval s’est mise pour but de purger l’ouvrage original de Furetière de « tout ce qu’on y a introduit de contraire à la Religion Catholique. » 105 Cette affaire fait comprendre que les dictionnaires constituent le genre littéraire central qui représente le champ de bataille intellectuel et surtout confessionnel au XVII e puis au XVIII e siècle. L’exemple du Dictionnaire de Trévoux illustre comment l’ouvrage d’un abbé catholique, à savoir Furetière, fut continué et adapté par le protestant Basnage de Beauval, avant que les jésuites aient entrepris de remettre le Dictionnaire universel dans son cadre original du catholicisme. Cette chaîne de publications suscite un parallèle par rapport aux événements politico-religieux des siècles précédents quand la Réforme protestante propageait une nouvelle vision de la foi chrétienne, ce qui a provoqué par la suite la Contre-Réforme qu’on appelle aussi la Réforme catholique. Ignace de Loyola prend une part prépondérante à cette Contre-Réforme en fondant la Compagnie de Jésus qui forme une élite importante pour la lutte contre l’influence croissante du protestantisme et pour la propagation de la foi catholique dans les nouvelles conquêtes d’outre-mer. Plus d’un siècle et demi plus tard, l’histoire se répète avec les dictionnaires. Bien que la ressemblance soit frappante entre les trois ouvrages en question, « l’identité n’est pas aussi totale qu’on l’admet le plus souvent. […] La différence la plus visible est l’introduction des équivalents latins : c’est moins une innova‐ tion que le retour à la pratique ancienne, celle de Nicot. » 106 La motivation de rajouter un dictionnaire latin-français s’est formée à cause de la volonté du duc de Maine à qui la lettre dédicatoire du Dictionnaire de Trévoux attribue la paternité de l’ouvrage. 107 La traduction en français du poème latin du cardinal de Polignac était une occupation du duc, ce qui explique son désir d’avoir un dictionnaire latin-français actuel à sa disposition lors de ce travail. 108 Néanmoins, le Dictionnaire de Trévoux ne représente pas un simple dictionnaire de langue ; « [l]es additions au Dictionnaire universel de 1701 accentuent la tendance à la transformation d’un dictionnaire de langue en dictionnaire encyclopédique. » 109 Les dictionnaires deviennent alors à ce moment historique une épreuve de force entre les catholiques et les protestants de sorte que les ouvrages deviennent, à 49 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="50"?> 110 Ibid., p. 67 sq. 111 La Petite archéologie des dictionnaires : Richelet, Furetière, Littré réunit aussi quelques-uns des ouvrages retenus ci-dessus. Dans le bref Avertissement de l’éditeur, Damade désigne le dictionnaire en tant que ‹ genre infini › ce qui semble approprié puisque la passion de la collection pousse les auteurs de dictionnaire toujours à la prochaine édition pour améliorer, continuer et amplifier leur ouvrage. De plus, il attache une importance à la personne de l’auteur d’un dictionnaire et au statut de citation. « Le dictionnaire, c’est le livre de sable, l’ouvrage infini. L’approcher suppose des précautions ; s’en tenir à quelques points sensibles et ne pas aller au-delà… Nous en avons retenu quatre : la résistance au bon usage, le statut de citation, l’espace de la poésie et la figure de l’auteur de dictionnaire. » (Damade, Jacques, Petite archéologie des dictionnaires : Richelet, Furetière, Littré, Paris, Éditions La Biliothèque, 1997, p. 5 sq.) Comme les dictionnaires d’aujourd’hui sont des projets d’une équipe, le statut des auteurs de dictionnaire des tous débuts jusqu’au XVIII e siècle (avant les grands projets d’un groupe de divers auteurs, tels que l’Encyclopédie, par exemple, se sont établis au fur et à mesure) a eu une autre valeur et a reflété les efforts d’une personne. leur tour, les outils de propagande. Et nous partageons la pensée récapitulative de Le Guern qui souligne que « [l]’idée de se servir de la forme du dictionnaire pour diffuser des idées nouvelles et pour agir sur l’idéologie triomphera trop évidemment dans la suite du XVIII e siècle » et que « le Dictionnaire de Trévoux de 1704 est un chaînon essentiel entre le Dictionnaire universel de Furetière et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. » 110 Le DHC sert également à la diffusion et à la propagation des idées et participe, comme sera développé dans le deuxième et troisième chapitre, dans les combats intellectuels de l’âge classique à la veille des Lumières. La considération des cinq ouvrages ci-dessus permet une brève conclusion de trois aspects. Premièrement, on remarque bien la prédominance des diction‐ naires de langue. Les ouvrages encyclopédiques sont moins nombreux. À cause de leur caractère hybride, réunissant les marques des dictionnaires de langue ainsi que les marques des dictionnaires de choses, ce type oscille entre les deux pôles, et est en conséquence moins bien maniable. Cependant, la valeur des dictionnaires encyclopédiques du XVII e siècle n’est pas à sous-estimer puisqu’ils ouvrent la voie et développent la méthodologie des ouvrages pure‐ ment encyclopédiques qui suivent aux XVIII e et XIX e siècle. Deuxièmement, les dictionnaires encyclopédiques tendent à inventorier d’un côté les connaissances propres à un certain domaine, de l’autre le savoir de l’homme en général. La volonté de s’approprier le savoir et de le fixer à l’écrit poussent les auteurs des dictionnaires à ramasser tous les mots, les termes techniques ou les noms propres. Cette passion de la collection suggère que le savoir peut être enregistré et perd par ce moyen son caractère éphémère. 111 Troisièmement, il se trouve un élément dans les ouvrages lexicographiques qui n’est pas courant dans les autres 50 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="51"?> 112 Le phénomène des renvois et de leur utilité sera analysé en détail dans le chapitre sur les particularités du DHC. 113 Moréri, Louis, Le Grand Dictionaire Historique, ou Le Mélange Curieux de l’Histoire sainte et profane, Lyon, Jean Girin et Barthelemy Rivière, 1674, p. VIII. genres littéraires : les renvois. Or, chaque mot est conditionné par les contextes particuliers où on peut l’utiliser. On s’approprie la signification grâce à une définition, qui est la description d’un mot par d’autres mots. En conséquence, les auteurs renvoient lorsque l’occasion s’y prête, les références d’une entrée à une autre pour retracer les relations au niveau de la signification. Une autre fonction des renvois consiste à compenser le manque d’uniformité de l’orthographe. Supposant l’éventuel problème d’un lecteur cherchant un mot ou un nom propre à un certain endroit à cause de l’orthographe à laquelle il est habitué, tandis que l’auteur a suivi une autre orthographe, il est possible que le lecteur puisse être dirigé vers l’article qu’il cherche, mais qu’il attendait ailleurs. 112 1.1.2.3 Dictionnaires historiques et dictionnaires biographiques Afin d’approcher du Dictionaire historique et critique de Bayle, ce présent sous-cha‐ pitre traite des dictionnaires historiques et des dictionnaires biographiques. Selon la distinction entre dictionnaires de langues (= dictionnaires) et dictionnaires de choses (= encyclopédies), les ouvrages qui ont pour but de retenir des événements historiques et les biographies des personnages appartiennent clairement aux dictionnaires de choses, car ils ne contiennent pas de définitions, d’informations linguistiques ou bien de traductions. Il s’agit d’autant plus de recueils de savoir qui connaissent une spécificité particulière parce que leurs auteurs se prescrivent un champ thématique bien ciblé. En se sacrifiant à la documentation historique et biographique, ils effectuent la transition des recueils de savoir plutôt globaux, c’est-à-dire des connaissances générales des choses, à des recueils de savoir spécifiés historiques ou biographiques. Le fait que quelques livres portent dans leur titre le mot dictionnaire cache la vraie nature des ouvrages. Il est d’autant moins étonnant que Louis Ellies du Pin ou Bartelemy D’Herbelot décident d’intituler leurs écrits bibliothèque. Ce terme reflète et illustre métaphoriquement mieux le contenu, à savoir un grand recueil de connaissances et de savoir qui se présente comme une bibliothèque, une grande collection de livres, symboles du savoir et de sa conservation à travers les siècles. Un des premiers qui s’est mis à composer un tel dictionnaire historique était Louis Moréri. Il avoue dans la préface que « [c]e sont mes Amis seuls qui l’ont voulu absolument, qui m’y ont forcé, & qui ont eû assés bonne opinion de moy, pour croire que je pourrois reüssir dans cette sorte de travail. » 113 Et il continue l’explication de la façon suivante : 51 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="52"?> 114 Ibid., p. VIII. 115 The ARTFL Project, Dictionnaire de Moréri, https: / / artfl-project.uchicago.edu/ content/ d ictionnaire-de-moréri, consulté le 21/ 07/ 2021 ; « avant qu’il a succombé à l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des metiers. » 116 Ibid. 117 Le Grand Dictionaire Historique a connu de nombreuses éditions au cours des décennies suivant la parution initiale. Afin de le rendre attirant au public, les éditeurs l’ont fait augmenter et l’ont aussi « enrichi de Remarques,de Dissertations & de Recherches curieuses, pour l’éclaircissement des difficultez de l’Histoire , de la Chronologie & de la Géographie , tirées de differens Auteurs , & sur tout du Dictionaire Critique de M. B A Y L E  » ce qui en témoigne le frontispice de l’édition de 1718 (dont l’orthographe a été ayant vû des Remarques de l’Histoire que j’avois faite pour mon usage, ils s’imagine‐ rent que je n’aurois pas bien de la peine à les ranger par ordre alphabetique, & en former le Livre que vous voyés. L’inclination particuliere que j’ay toûjours euë […] persuadoit encore à mes amis qu’il me seroit facile de composer un Dictionaire, qu’un d’eux nommoit l’Encyclopedie de l’Histoire […]. 114 La première édition du Grand Dictionaire Historique, ou Le Mélange Curieux de l’Histoire sainte et profane date de 1674 et est suivie, un an après la mort de l’auteur, d’une deuxième en 1681 et d’une troisième en 1683. Jusqu’au milieu du siècle suivant, le dictionnaire a connu vingt éditions « before it finally succumbed to the Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des metiers. » 115 Les créateurs et responsables de The ARTFL Project donnent un bref texte introductif sur le site des dictionnaires numérisés où ils expliquent que Moreri designed his encyclopedic work partly as a defense of the worldview of the Roman Catholic Church, and that editorial approach prompted competition from a rival encyclopedia, Pierre Bayle’s Dictionnaire Historique et Critique. Moreri’s work is noteworthy for its emphasis on historical and biographical entries […]. 116 Moréri a créé son ouvrage encyclopédique entre autre en tant que défense de la vision du monde transmise par l’Église catholique romaine et l’approche éditoriale a suscité la compétition d’une encyclopédie rivale, à savoir le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle. L’œuvre de Moréri est remarquable pour l’accent qu’elle met sur les entrées historiques et biographiques […]. Cette remarque est centrale, car Bayle reprend cette structure de Moréri dans son propre ouvrage, comme il se donne pour but de corriger les fautes qu’il voyait partout dans Le Grand Dictionaire Historique de son prédécesseur. En même temps, cette façon de procéder lui permettait de relativiser l’image de l’histoire qu’a peint Moréri - prêtre et docteur en théologie catholique. 117 De plus, Bayle 52 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="53"?> fidèlement copiée ci-dessus). Dans l’édition de 1740, on signale également que l’ouvrage a été augmenté et enrichi, mais le nom de Bayle n’y figure plus. 118 Simon (1693), p. I. dépasse les limites textuelles qu’imposent les côtés historiques et biographiques en rajoutant ses fameuses remarques critiques. Moréri, par contre, reste dans les limites du genre. Les abrégés biographiques qu’il assemble dans son ouvrage sont strictement répartis en deux colonnes et chaque article est marqué par le nom du personnage en majuscule et par la première ligne mise en retrait. La mise en page rappelle en conséquence celle des autres dictionnaires examinés auparavant. Une différence est néanmoins immédiatement visible, à savoir la longueur des articles. Il va de soi que la description de la vie d’un personnage prend plus d’espace que la traduction ou la définition d’un mot dans la plupart des cas, ce qui fait que, chez Moréri et les autres lexicographes de dictionnaires biographiques, les entrées sont beaucoup plus longues que dans les dictionnaires de langue. Cependant, il faut souligner qu’il existe aussi de nombreux articles dans Le Grand Dictionaire Historique qui ne contiennent que quelques lignes, comme par exemple A B R O LH O S , A L C I S TH E N E , B E NI B E S S E R A , B E R G E N , pour n’en énumérer que quelques-uns. La brièveté des articles est un phénomène qui est abordé directement à la première page du Dictionnaire de la Bible. L’avis du libraire au lecteur au début de l’ouvrage fait comprendre que bien que ce ne soit pas l’employ d’un Dictionnaire de traiter les Histoires au long, comme elles le sont dans les Auteurs qui n’ont pris à tâche qu’une seule matiere, l’esprit du Lecteur trouve ici de quoy s’y former une idée suffisante de chaque chose, & s’instruit aßés pour en parler raisonnablement […]. 118 Certes, Simon fournit dans son ouvrage, dont la première édition date de 1693, des articles qui sont relativement longs. A B R AHAM , par exemple, ou plus encore A DAM , B E N J AMIN , G A B A et G A B R I E L entre autres dépassent la longueur d’une page. Mais la plus grande partie des articles est effectivement d’une ampleur réduite de sorte que le lecteur trouve tout juste les informations qui suffisent pour qu’il puisse se faire une idée globale de la matière traitée. Simon partage avec Moréri le dessein de vouloir informer les lecteurs de façon concise et il indique dans la plupart des cas à la fin des paragraphes les références bibliographiques de la Bible. Son ouvrage suit également le modèle des deux colonnes et des lemmes en majuscules, mais il profite de l’espace des marges. Elles lui sont utiles pour marquer l’année qui va avec l’événement décrit dans le texte. Il arrive aussi que Simon y mette les références bibliographiques, ainsi que des renvois à d’autres 53 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="54"?> 119 Voyez par exemple l’article G A R I S I M  : « Montagne très haute dans la Tribu d’Ephraim » d’où il renvoie à l’article H E B A L ce qui est également une « montagne de la tribu d’Ephraim [et qui se trouve] vis à vis de celle de garizim ». 120 Voir le document supplémentaire contenant l’inventaire bibliothèque du DHC que van Lieshout joint en forme numérisée sur le CD-Rom qui accompagne son ouvrage (van Lieshout (2001)). 121 Simon, Richard, Historie Critique du Vieux Testament, Rotterdam, Reinier Leers, 1685. 122 Simon, Richard, Histoire Critique du Texte du Nouveau Testament, Rotterdam, Reinier Leers, 1689. 123 Du Pin, Louis Ellies, Bibliotheque des Auteurs Ecclesiastiques, Paris, André Pralard, 1686-1714. 124 Selon l’inventaire bibliographique de van Lieshout, Bayle a travaillé avec la Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques de Louis Ellies du Pin. articles qui sont en lien avec le sujet. 119 Beaucoup plus récurrents sont les cas où Simon reporte un article à un autre endroit pour des raisons d’orthographe et utilise par conséquent des renvois. Le lecteur qui cherche par exemple l’entrée H A G G ITH découvre qu’il faut feuilleter à la lettre A car l’information qu’il veut trouver est traitée sous le lemme de A G G ITH . De même en est-il avec J O AZA R qui s’écrit G O ZA R ou avec M E MMI U S ce que Simon retient dans M AN LI U S , ou encore M ANILI U S , vu qu’il propose les deux graphies. Cette observation montre que le dictionnaire n’est pas seulement une compilation ou une simple suite d’articles qui se suivent par ordre alphabétique, mais aussi que ces articles se caractérisent également par leurs interrelations. De plus, il est intéressant de voir que le Dictionnaire de la Bible est un des dictionnaires que Bayle a consulté et qu’il cite selon la liste de van Lieshout dans les articles A A R O N , A B R AHAM , D AVID , J O NA S ( P R O P H .), M A R I E ( S O E U R ) et S AM S O N . 120 En général, Bayle a apprécié les écrits de Simon, car il ne cite pas seulement son Dictionnaire de la Bible, mais aussi ses autres ouvrages, comme par exemple l’Historie Critique du Vieux Testament  121 ou l’Histoire Critique du Texte du Nouveau Testament  122 . Un autre auteur qui a choisi le domaine religieux, Louis Ellies du Pin, rédige parmi d’autres écrits la Bibliotheque des Auteurs Ecclesiastiques  123 entre 1686 et 1715. Cet ouvrage en plusieurs tomes est d’autant plus intéressant que Bayle le cite dans le DHC et l’indique en tant que référence. 124 Il y a donc de clairs liens entre les deux dictionnaires ce qui permet de retracer les sources qui ont nourri le travail baylien. Cependant, l’approche et aussi l’intention de du Pin sont très différentes de celles de Bayle. Les listes qu’il compose sont enrichies de quelques brefs commentaires pour donner une idée très globale. La Bibliotheque des Auteurs Ecclesiastiques est une énumération alphabétique des personnages qui est répartie en deux colonnes. Il n’y a pas de longs articles, ce qui illustre l’observation selon laquelle les informations amples et les détails 54 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="55"?> 125 Du Pin, Louis Ellies, Bibliotheque Universelle des Historiens, contenant leurs Vies, l’Abregé, la Chronologie, la Geographie, et la Critique de leurs Histoires, Paris, Pierre Giffart, 1708. 126 Chappuzeau, Samuel, Dessein D’un Nouveau Dictionaire Historique, Geographique, Chronologique & Philologique, Cell, André Holwein, 1694, p. III sq. jouent un rôle réduit. Dans sa Bibliothèque Universelle des Historiens  125 , par contre, qui date de 1708, il se produit l’effet tout à fait opposé. Il abandonne le style des listes et répartit le texte en chapitres qui sont assemblés en deux livres. Chaque livre représente un tome. Dans les chapitres, on découvre des paragraphes qui rappellent les articles d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie. Cet effet est renforcé par la typographie, car les noms des personnages sont mis en majuscules, ce qui rappelle les lemmes des dictionnaires. La longueur des paragraphes varie, bien qu’il faille remarquer qu’ils couvrent assez souvent plus de la moitié d’une colonne, parfois plus, parfois moins. Il y a aussi de nombreux paragraphes qui ne contiennent qu’une dizaine de lignes. Par conséquent, l’aspect visuel paraît homogène au niveau de la mise en page et de la typographie. Pour faciliter l’orientation, les noms des personnages figurent en italiques sur les marges. Du Pin réalise alors deux ouvrages très différents tandis qu’ils ont un trait caractéristique en commun. Le choix du terme « bibliothèque » dans le titre de ces deux ouvrages marque le dessein de vouloir recueillir un inventaire de livres. Ce titre est d’autant plus parlant quand on réalise que les personnages qu’il réunit dans ses ouvrages ne sont que des auteurs et des écrivains. Par ce moyen, du Pin construit une véritable bibliothèque virtuelle en collectant dans ses pages les livres d’autres auteurs, en les rangeant par ordre alphabétique et en imposant un classement par sujet. Samuel Chappuzeau est une figure clé, d’origine protestante, qui a déclaré son ambition lexicographique en 1694. Il annonce, dans le Dessein D’un Nouveau Dictionaire Historique, Geographique, Chronologique & Philologique, qu’il se donne pour but de créer un ouvrage alternatif à celui de Moréri. Étant donné que le Grand Dictionaire Historique s’est bien vendu en Europe malgré le grand nombre de fautes qui s’y trouvent, Chappuzeau souligne dans l’Epitre qu’ il est visible qu’il [Le Grand Dictionaire Historique de Moréri] n’a êté fait principale‐ ment qu’en faveur de la France & de la Communion de Rome, les autres Nations & Religions Chrêtiennes semblant n’y avoir de part que pour s’y voir maltraitées par des injures & par des mépris. N’est il donc pas fort à propos & fort juste […] [que] l’Eglise Protestante, qui est toûjours tres considérable dans la Chretienté, ait aussi bien que celle qui luy est opposée, un Dictionaire Historique à son usage, dont on se puisse servir sans dégoût, & dans les Colleges, & dans les Familles […] ? 126 55 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="56"?> 127 Ibid., p. 4. 128 Ibid., p. 16. 129 Klinkenberg, Michael F., Das Orientbild in der französischen Literatur und Malerei vom 17. Jahrhundert bis zum fin de siècle, Heidelberg, Winter, 2009, p. 105. De plus, Chappuzeau explique qu’il s’est mis au travail « il y a plus de quinze ans ; ce qui a été suivi de longues & frequentes interruptions ». 127 Dans ce qui suit, il explique le but de son ouvrage à paraître, dans quelle tradition lexicographique il veut insérer son nouveau dictionnaire historique. Et plus important encore, il énumère une liste de dix différences qu’il a l’intention de réaliser par rapport à l’ouvrage de Moréri. La différence centrale consiste à adoucir les récits très favorables à la communion catholique et très défavorables à la communion protestante, afin de donner des portraits justes « qui ne flate[nt], ni ne défigure[nt] l’original ; qui n’en cache[nt] pas indulgemment les defauts, mais aussi qui n’en cache[nt] pas malicieusement les avantages. » 128 Néanmoins, le projet ne voit pas le jour. Le dictionnaire qui devait être un contrepoids à l’ouvrage catholique reste inachevé. Cependant, cette circonstance n’empêche pas Bayle de se référer au Dessein une fois dans la rem. M de l’article F R ANÇO I S I er . Au-delà de l’Europe, la Bibliothèque orientale, ou, Dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connoissance des peuples de l’Orient de Bartelemy d’Herbelot porte le regard encore plus loin. Pour faire comprendre l’objectif de d’Herbelot et son collaborateur Antoine Galland, qui a finalement veillé et achevé l’impression de la Bibliothèque orientale après la mort du premier, Michael F. Klinkenberg décrit que les deux érudits ont travaillé avec des textes originaux afin de satisfaire aux exigences pour créer une image réaliste de l’Orient, de ses peuples, de ses cultures et de ses langues. Anders als die bisherigen vor allem theologisch oder linguistisch motivierten wis‐ senschaftlichen Interessen am Orient war es d’Herbelots Ziel, eine allumfassende enzyklopädische Darstellung des gesammelten Wissens über den Orient zu kompi‐ lieren und dies ausschließlich auf der Grundlage orientalischer Quellentexte, die allein eine unvoreingenommene, wahrhaftige und authentische Darstellung des Orients ermöglichen sollten. 129 Différent des intérêts scientifiques qu’on avait porté jusqu’à ce moment-là à l’Orient et qui étaient surtout animés par des motivations théologiques et linguistiques, le but d’Herbelot était de compiler et de présenter de façon encyclopédique et universelle le savoir recueilli concernant l’Orient et de le réaliser exclusivement à base des sources orientales qui seules doivent permettre la présentation authentique et véritable de l’Orient sans préjugé. 56 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="57"?> 130 Racine, Jean, Bajazet, Delams, Christian (éd.), Paris, Gallimard, 1995, p. 31. 131 Laurens, Henry, Aux sources de l’Orientalisme - La Bibliothèque orientale de Barthélemi d’Herbelot, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, 1978, p. 2. 132 Voir ibid., p. 12. 133 Laurens détecte au total huit catégories d’articles, à savoir 1 o Bibliographie - titre, 2 o Bibliographie - auteur, 3 o Culture, 4 o Linguistique, 5 o Civilisation, 6 o Religion, 7 o Histoire, 8 o Géographie. Il avoue que cette division est arbitraire et subjective et contient des doublons puisque parfois des articles rentrent dans plusieurs domaines. (Voir ibid, p. 37.) Mais à part l’éventuelle problématique que son classement pourrait susciter, son idée générale soutient notre observation que d’Herbelot ne se limite pas aux biographies des personnages mais puise dans d’autres domaines, ce qui élargit le champ de recherche. 134 Ibid., p. 16. Racine a déjà observé dans la Préface de sa tragédie Bajazet qu’il était difficile d’approcher l’Orient, ses peuples et coutumes puisque [l]’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui est à mille lieues. […] Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. 130 « Les origines de l’orientalisme comme discipline autonome se trouvent donc dans cet ouvrage qui fut aussi connu et utilisé par le public cultivé du XVIII e et d’une partie du XIX e siècle. » 131 Bien qu’il n’ait jamais fait de voyage en Orient à l’inverse de Galland 132 , d’Herbelot réussit à peindre une image éloquente par le biais de ses sources littéraires qu’il a soigneusement collectionnées. Par conséquent, le choix du titre s’impose et fait que l’auteur renonce au terme dic‐ tionnaire et l’appelle « Bibliothèque orientale ». Ce titre rappelle la Bibliothèque des Auteurs Ecclesiastiques et la Bibliothèque Universelle des Historiens de du Pin et fait ressortir un parallèle important qui relie ces dictionnaires encyclopédiques entre eux. De plus, d’Herbelot ne se borne pas aux abrégés biographiques, mais développe également des explications de certains mots-clés des langues orientales dans les colonnes de son ouvrage in-folio ainsi que des particularités culturelles. 133 Par ce moyen, il fait le portrait des personnages et de leur culture en relation avec leur langue, ce qui produit un ensemble à plusieurs facettes. « Son projet était triple : la Bibliothèque elle-même, une anthologie de textes orientaux, un dictionnaire turc, persan, arabe et latin. » 134 Mais il n’y a que la bibliothèque qui sera imprimée. L’apparence physique de l’ouvrage se conforme aux conventions qui se sont de plus en plus établies. Séparés par des interlignes et introduit comme dans la plupart des autres dictionnaires par les lemmes et 57 1.1 Le dictionnaire - un genre littéraire <?page no="58"?> 135 Ibid., p. 15. 136 Voir ibid., p. 15 sq. 137 Matoré (1968), p. 86. 138 Le Relevé chronologique de répertoires lexicographiques français de Quemada (voir Quemada (1967), p. 567-634) sert de base pour le présent examen des chiffres. Cette noms en majuscules, les entrées se distinguent visuellement, ce qui permet une orientation rapide. Comme la Bibliothèque orientale paraît, ainsi que l’ouvrage de Bayle, en 1697, toutes les citations et références qu’on y trouve par la suite dans le DHC ont nécessairement été rajoutées dans la deuxième édition augmentée. Van Lieshout énumère neuf articles où Bayle a recours au travail de son collègue. D’autres institutions ont également exploité le travail clé de d’Herbelot bien qu’il ait d’après eux un grand défaut : « L’Église s’intéressait [aussi] à l’orientalisme pour l’usage dont ses missionnaires pouvaient profiter, mais elle s’inquiétait de toute présentation favorable de l’Islam. » 135 Néanmoins, l’auteur ne devait pas craindre la censure étant donné que Louis XIV et Colbert lui étaient favorables et que l’abbé Renaudot était son meilleur ami. 136 1.1.2.4 Conclusion sur la lexicographie au XVII e siècle Nous avons vu se dégager […] une doctrine de l’usage qui s’est imposée […]. [S]i nous nous limitons à l’examen des faits de lexique, nous constatons qu’un ordre nouveau naît à la fin du XVII e siècle, ordre lent à s’affirmer et longtemps sujet à contestation, mais qui constitue la base sur laquelle seront édifiés les travaux lexicographiques du siècle suivant. 137 Le XVII e siècle, et plus encore sa fin, représente une période charnière dans la lexicographie, car les dictionnaires se sont établis en tant que genre littéraire, de sorte que les successeurs au XVIII e siècle peuvent continuer le travail et porter leur attention sur d’autres aspects comme, par exemple, sur le contenu en ajoutant des informations grammaticales, au niveau de l’utilisation en adaptant le registre, ou les couleurs, ou au niveau des dimensions, en élargissant les champs thématiques. Cette doctrine dont parle Matoré s’est alors développée, d’un côté, suite au besoin des auteurs qui ont cherché à mettre en ordre l’inven‐ taire soit d’une ou de plusieurs langues, soit des connaissances spécifiques. D’un autre côté, il y a le public des lecteurs qui consultent ce genre d’ouvrage et qui ont des attentes et des besoins quand ils utilisent un dictionnaire ou une encyclopédie. Comme ce genre permet à un plus grand public d’accéder aux connaissances et en conséquence à une formation intellectuelle plus vaste, il est dans l’air du temps et annonce le siècle des Lumières. Si on regarde les chiffres des dictionnaires publiés entre 1700 et 1800 138 , on constate une augmentation 58 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="59"?> liste énumère de nouveaux dictionnaires ainsi que les nouvelles éditions d’ouvrages auxquels l’auteur a recourt régulièrement. Certes, il faut souligner que cet « aperçu historique de la production lexicographique » - comme Quemada l’appelle - risque de ne pas être complet. Quelques-uns des ouvrages examinés auparavant n’y figurent pas. Néanmoins, il permet de donner une idée globale de l’évolution des dictionnaires du XVI e au XIX e siècle. 139 Matoré (1968), p. 87. importante au milieu du siècle, entre 1750 et 1770, où le nombre des ouvrages lexicographiques quadruple. C’est la période de la publication de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et cette hausse fulgurante montre le grand intérêt qui s’est développé pour les ouvrages lexicographiques ainsi qu’encyclopédiques. Cependant, le siècle du classicisme pose les jalons pour l’évolution suivante. Les efforts de structuration, de réglementation et d’organisation que la France a vécu sous le Cardinal de Richelieu ont laissé leurs traces dans tous les domaines : « Qu’ils consignent l’usage ou qu’ils se réfèrent à la raison, les dictionnaires de l’époque classique sont, suivant l’expression de Richelet, l’« ouvrage de tout le monde ». » 139 Et Matoré ne manque pas de remarquer dans ce même contexte qu’au temps de la vie courtoise, avec son idéal d’honnêteté et son dégoût du pédantisme, les dictionnaires deviennent entre autres intéressants pour un public noble qui cherche à s’instruire superficiellement. 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique Avec cet aperçu des dictionnaires de langue, des dictionnaires encyclopédiques et des sciences et des arts ainsi que des dictionnaires historiques et biographi‐ ques, on a dressé le panorama d’un jeune genre littéraire qui prend sa forme caractéristique au XVI e et surtout au XVII e pour s’imposer encore davantage au XVIII e siècle. Dans ce monde des dictionnaires, celui de Bayle va jouer un rôle important et combler une lacune. D’un côté, le contenu et en particulier la critique représentent les piliers principaux du chef-d’œuvre baylien ; de l’autre, la forme extérieure et la structure intérieure sont composées avec une telle adresse et avec une telle finesse qu’elles apportent une valeur non négligeable à l’ouvrage. Par le choix du dictionnaire en tant que genre littéraire, Bayle se munit de certains outils de travail qui lui permettent de poursuivre plusieurs buts et de provoquer certains effets auprès des lecteurs. La forme extérieure inclut à la fois les aspects déterminant le dictionnaire en tant qu’objet artisanal ainsi que les conditions pratiques de sa production. Certes, l’imprimeur a la priorité lors des décisions concernant les composantes, 59 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="60"?> 140 Il mentionne trois aspects centraux de la relation des deux hommes. « Premièrement, Leers entretenait de bonnes relations avec la France […]. Deuxièmement, Leers aidait Bayle à satisfaire son besoin de livres, tant anciens que modernes. […] Enfin, troisiè‐ mement, Leers aidait directement Bayle sur le plan financier. […] Naturellement, la contribution la plus importante de Bayle à la réussite de l’officine de Leers, a été la production du Dictionaire historique » ce qui a aidé Leers à établir sa position parmi les libraires hollandais. (Lankhorst, Otto S., « Naissance typographique du Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle » dans Bots, Hans (éd.), Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières - Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, 1647-1706, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1998, p. 3-16, cit. p. 8 ss.). 141 Voir Nedergaard, Leif, « La genèse du « Dictionnaire historique et critique » de Pierre Bayle » dans Orbis litterarum, vol. 13, 1958, p. 210-227. 142 Rey, Alain, Encyclopédies et dictionnaires, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 90 sq. telles que la mise en page et la typographie. Néanmoins, l’auteur exerce une influence perceptible sur ces composantes par l’agencement de son texte. De plus, il est évident que Bayle et Leers ont eu en commun la motivation de publier le DHC. Chacun des deux était évidemment poussé par d’autres raisons, mais cela n’a pas nui au processus de travail. Otto S. Lankhorst s’est interrogé sur l’importance de Reinier Leers pour Bayle dans le contexte de la naissance du style typographique du DHC. 140 Il en est de même pour l’article de Leif Nedergaard qui se concentre sur la genèse du DHC. 141 L’analyse de la fonction des remarques et des renvois ainsi que l’analyse de l’ordre alphabétique, de la bibliothèque interne du DHC, du rôle que jouent les citations et de la rhétorique baylienne montreront au fur et à mesure les éléments qui contribuent à la structure intérieure de l’ouvrage. Cette démarche rend visibles les différents composants du texte et fait ressortir les rapports entre eux. Rey décrit que Bayle applique un double discours [à la description des faits et événements singuliers] : essentiellement narratif dans le corps de l’article ; critique et philologique dans l’impressionnant corpus de notes - elles-mêmes assorties d’un troisième niveau de références -, qui forme l’essentiel de sa novation. 142 De plus, Bayle se dote par le choix de la forme encyclopédique pour son texte, découpé en articles et remarques, non seulement d’outils de travail afin d’exprimer sa pensée et sa critique, mais aussi d’outils de débat intellectuel. Les aspects analysés dans ce sous-chapitre formeront donc la base pour la suite quand il s’agira, dans les chapitres 2 et 3, d’examiner l’interdépendance entre les aspects formels et le fond du texte baylien. Dans l’ensemble, le but est alors de faire un examen détaillé de la forme extérieure ce qui sert par la suite à mettre en relief son interrelation avec le contenu dans le cadre d’un scepticisme et d’une historiographie à la Bayle. 60 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="61"?> 143 Les renvois seront examinés plus en détail dans le sous-chapitre 1.2.4 Les renvois afin de montrer toute l’étendue de leur importance dans l’ensemble de l’œuvre. 144 Voir le sous-chapitre 1.1.2 Le monde des dictionnaires au XVIIe siècle : un aperçu historique. 1.2.1 La mise en page En ouvrant les tomes des trois premières éditions du DHC et en survolant les pages pour obtenir une première impression de l’ouvrage, le lecteur s’aperçoit tout de suite qu’il y a trois parties qui divisent le texte. Premièrement, en haut et en bloc, se trouve le corps d’article. Il contient les abrégés biographiques des personnages et les descriptions des lieux géographiques dont traitent les articles. En tant qu’auteur et en tant que lecteur, on est généralement habitué à ce que le texte en haut des pages en bloc représente la partie principale. Dans le DHC, cette partie semble également être la partie principale au premier coup d’œil et elle repose, deuxièmement, sur deux colonnes que Bayle remplit de remarques accompagnant, complétant et commentant le texte en haut. Sur d’innombrables pages, les remarques occupent la majeure partie de l’espace, de sorte que leur quantité dépasse celle du texte en bloc et qu’il devient évident qu’elles sont la véritable partie principale où se déroule la vraie discussion. Troisièmement, les marges jouent un rôle décisif lors de la mise en page, car elles entourent le texte en bloc et en colonnes. Les notes qui s’y trouvent ornent, comme des arabesques, les deux autres parties. La plupart de ces notes sont des références bibliographiques, enrichies de brefs commentaires et de renvois 143 avec lesquels Bayle guide son lecteur à travers tout son ouvrage. Les questions qui s’imposent, en contemplant cette mise en page, sont de savoir pourquoi l’auteur l’a choisie. Quelle motivation l’amène à segmenter son texte de cette manière ? A-t-elle été dictée par l’éditeur ? Y a-t-il eu des conditions techniques d’imprimerie auxquelles le texte fut assujetti après la rédaction ? Pour aborder ces questions, il est bon de regarder la mise en page réalisée dans les autres dictionnaires déjà mentionnés ci-dessus. 144 Regardant Le Grand Dictionaire Historique de Moréri, par exemple, les deux colonnes de texte dominent intégralement les pages. Seulement, la dédicace au roi et la préface sont mises en bloc et occupent toute la largeur des pages. De plus, les marges sont vides, car l’auteur joint les références bibliographiques à la fin de chaque article dans les colonnes et ne donne pas d’information supplémentaire comme Bayle a l’habitude de le faire. La composition de la Bibliothèque orientale de d’Herbelot ressemble à celle de l’ouvrage de Moréri, car on y met également le texte entier en deux colonnes. La seule différence qui saute aux yeux consiste en un interligne séparant les articles. Cet espace améliore déjà l’orientation 61 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="62"?> 145 Chauffepié (1750-56). 146 Bonnegarde, Abbé de, Dictionnaire historique et critique, ou recherches sur la vie, le caractère, les moeurs et les opinions de plusieurs hommes célèbres : Tirées des dictionnaires de Mrs. Bayle et Chaufepié, La Haye, van Duren, 1773. parmi les articles sur la page in-folio et rend ainsi la lecture plus agréable. Comme Moréri, d’Herbelot n’a pas besoin des marges parce qu’il indique les références bibliographiques à la fin de chaque entrée et n’ajoute pas non plus de commentaires. Simon suit dans son Dictionnaire de la Bible l’exemple de Moréri en répartissant les articles en deux colonnes sans interligne et en mettant les titres des articles en majuscules. De rares notes les ornent sur quelques-unes des pages. Pour terminer ce bref aperçu de la mise en page dans quelques autres dictionnaires, on peut résumer que Rochefort, lui aussi, ainsi que la plupart des autres lexicographes restent enfermés dans le même agencement des pages. Cette observation laisse supposer qu’au niveau de la technique de l’imprimerie à l’époque, il n’était pas possible d’aménager les pages différemment. Mais comparé à ses prédécesseurs, Bayle crée son propre style. Il combine les biographies en bloc avec les deux colonnes sans interligne et y rajoute encore d’innombrables notes en marges. Cette manière de procéder est novatrice pour son époque, car personne avant lui n’a mis en pratique cette combinaison de deux styles différents de mise en page. Elle restera même unique pendant les siècles suivants parce qu’il n’y a pratiquement pas d’écrivain qui ose l’imiter ou qui aurait besoin d’imiter une mise en page aussi particulière que celle de Bayle. Néanmoins, Chauffepié est l’imitateur qui suit le modèle. Dans son Nouveau Dictionnaire Historique et Critique  145 , il s’insère dans l’héritage baylien et essaie de continuer le travail de son prédécesseur. Par contre, l’Abbé de Bonnegarde mettra le texte intégralement en bloc bien qu’il se voie lui aussi dans la suite de Bayle. Mais son but diffère de celui de Bayle et de Chauffepié. Comme le sous-titre complet le laisse supposer, et la Préface le précise 146 , de Bonnegarde a seulement l’intention de donner un supplément aux ouvrages des deux autres et non pas un nouveau dictionnaire. L’aspect qui rappelle néanmoins encore les dictionnaires est l’ordre alphabétique qu’il garde pour ressembler aux ouvrages précédents. Finalement, la mise en page de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert gardera les deux colonnes et s’insèrera ainsi dans la pratique qui est devenue au fur et à mesure l’habitude, voire la norme en ce qui concerne la mise en page des dictionnaires. La mise en page particulière dont se sert Bayle représente apparemment un besoin qu’il éprouve, lui, mais pas ses collègues. Cette observation entraîne la question de savoir d’où vient ce besoin individuel. Lors de la rédaction, Bayle est obligé de trouver une solution afin de classer tout ce déferlement d’informations 62 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="63"?> 147 Völkel (1993), p. 210 ; « une suite d’aspects soit déjà réalisés, soit potentiellement réalisable ». 148 Ibid., p. 210. qu’il veut regrouper dans un seul ouvrage. Hélas, il faut considérer trop d’aspects et trop de points de vue, de sorte qu’il est impossible de traiter un sujet complexe dans toute son étendue dans un seul article. Certes, quelques aspects peuvent être traités assez rapidement, pourtant il existe des questions qui ont déjà occupé des générations d’érudits et sont toujours d’actualité à l’époque de Bayle, comme par exemple les querelles en théologie sur la question de la trinité et de l’eucharistie. Il faut donc leur accorder plus d’espace. Le titre même du DHC indique que son contenu serait divisé en deux parties : une première partie, le corps d’article, traitant les données historiques et une deuxième partie, les remarques, prolongeant la première par des réflexions critiques. Ainsi, Bayle réalise une distinction entre deux types d’informations. Völkel décrit dans ce contexte le corps d’article en tant que « eine Abfolge bereits realisierter oder potentiell realisierbarer Gesichtspunkte » 147 et marqué par son caractère d’inventaire. Il continue son examen de la façon suivante : Ein Leser, der den Anmerkungsbuchstaben folgt, findet den Satz, von dem er ab‐ zweigte, kursiv vor der Remarque wieder. Im Führtext hatte er nur hinweisende Funktion; als Einleitung zur Remarque wird er Bestandteil des rhetorisch-dialekti‐ schen Schlusses oder von Kombinationen solcher Schlüsse. […] Die Anmerkungen begründen die Behauptung des Führtextes, dies aber nicht einfach durch Belege und Exempla, d. h. durch passive topische Anordnungen, sondern durch Schlußverfahren und den Aufbau argumentativer Felder, die der Leser, so er es möchte oder vermag, zur Überprüfung des Schlusses heranziehen kann. 148 Un lecteur, qui suit les lettres des remarques, retrouve la phrase, d’où il venait, en italique devant la remarque. Dans le corps d’article, elle [la phrase] n’avait qu’une fonction référentielle ; en tant qu’introduction à la remarque, elle devient une partie de la conclusion rhétorico-dialectique ou de combinaisons de telles conclusions. […] Les remarques justifient l’affirmation du corps d’article, non seulement par des preuves et par des exemples, c’est-à-dire par des arrangements topiques passifs, mais aussi par des méthodes de conclusions et par la construction de champs argumentatifs que le lecteur, au cas où il le souhaite ou est à même de le faire, peut alléguer afin de vérifier la conclusion. Ce classement explique pourquoi Bayle décide d’appliquer à chaque partie du texte une forme différente. Elle permet de détecter dès le premier coup d’œil le côté historique et le côté critique, soit le côté informatif et le côté réflexif. Le texte des remarques contenant cette critique est mis en deux colonnes. Bien 63 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="64"?> 149 Perrousseaux, Yves, Histoire de l’écriture typographique de Gutenberg au XVIIe siècle, Méolans-Revel, Atelier Perrousseaux éditeurs, 2005, p. 378. loin d’être fait sur un coup de tête, le choix des colonnes se fait consciemment afin de garantir la lisibilité globale des remarques. Vu la taille des caractères, par rapport à la taille des pages in-folio, les lignes seraient beaucoup trop fines, trop longues et trop chargées de sorte que l’enjambement pour continuer la lecture dans la nouvelle ligne deviendrait difficile pour le lecteur. De plus, Bayle met d’innombrables notes aux marges qui ornent le corps et les colonnes. Cette troisième partie du texte, qui se distingue au niveau de la typographie, comporte les références bibliographiques des citations dans les deux autres parties, les renvois, et quelques petites remarques. Les références bibliographiques se trouvent par ce moyen directement à côté de la ligne où la citation est énoncée dans le texte, ce qui représente aussi un confort pour le lecteur, car il ne doit pas feuilleter et chercher ailleurs les références pour la citation qu’il vient de lire. À la différence de Moréri qui ajoute ces indications bibliographiques à la fin de chaque article concerné, Bayle décharge son texte en utilisant les marges comme bibliothèque des ouvrages cités. Vu la longueur du corps et des remarques des articles, la solution de mettre les références bibliographiques dans les marges présente l’avantage que le texte ne soit pas trop lourd pour le lecteur à cause des informations supplémentaires qu’il faut nécessairement indiquer, mais qui sont en même temps moins importantes que le contenu du texte principal. De surcroît, en incluant les marges, cette mise en page engendre un effet particulier sur la visibilité et en conséquence sur la lisibilité. Au cas où le lecteur souhaiterait s’informer sur les sources auxquelles Bayle se réfère, il peut le faire à tout moment par un simple glissement horizontal des yeux vers les marges. Il n’est pas obligé de chercher longtemps dans les colonnes, par exemple à la fin d’une remarque, ce qui lui ferait perdre le fil de sa lecture et nuirait à la concentration. En même temps, il est de plus en plus à la mode de « placer les notes sur la page même où se trouvent les appels de notes, et non plus regroupées en fin d’ouvrage, ce qui est bien plus pratique pour le lecteur. » 149 Par ce glissement des yeux à l’horizontale sur la page même, sans devoir feuilleter jusqu’à la fin du livre pour y chercher les notes, il est beaucoup plus facile de reprendre l’endroit dans le texte qu’on a laissé pour trouver l’information supplémentaire. Afin de conclure cette question à savoir pourquoi il est pratique de mettre les notes en marges d’un ouvrage in-folio, on peut ajouter encore un dernier aspect. Pour des raisons de facilité, il est plus probable que le lecteur consulte les notes en marges au lieu de devoir les trouver ailleurs. Car il se pourrait qu’il abandonne 64 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="65"?> 150 Völkel (1993), p. 210 ; « Le matériel fructueux mène à la construction du corps d’article qui, certes, contient les problèmes, mais qui n’est pas obligé de les développer, c’est-à-dire qu’il peut se passer de tout jugement provocant. » 151 van Lieshout (2001), p. 63. la recherche des notes si elle lui coûtait trop d’efforts tandis que le confort de les avoir pratiquement sous les yeux l’animerait à s’intéresser aussi aux sources de référence. Par contre, l’habitude de lecture, que le lecteur doit prendre, afin de pouvoir suivre les argumentations et les idées de Bayle, ne s’effectue pas à l’horizontale, mais à la verticale. Le corps d’article en bloc est parsemé de lettres en majuscules qui indiquent les remarques en-dessous. En conséquence, pour lire ces remarques, il faut que le lecteur saute des lignes jusqu’à ce qu’il arrive au bon endroit plus bas sur la page. Ce mouvement à la verticale découpe le flot de lecture du texte en bloc. En même temps, ce corps d’articles ne constitue pas un texte cohérent. Völkel observe que « [e]rgiebige Materialien führen zum Ausbau des Führtextes, der die Probleme zwar enthält, aber nicht entwickeln muß, d. h. fast ganz ohne provokative Wertungen auskommt » 150 ce qui produit un caractère d’inventaire. Van Lieshout partage ce point de vue en soulignant que Bayle mettait par écrit le flot d’idées que lui passait dans la tête. [O]ne subject gave him an idea for another subject, which in turn would lead him on to something else, until even he would look back in some astonishment at how far he had departed from his original starting point. And this was not just the way he thought, but also the way he wrote, simply because he allowed himself barely a moment of reflection between getting an idea and working on it, between cause and effect. He collected his thoughts not in his head but on paper. 151 [U]n sujet lui donna une idée pour un autre sujet qui, en revanche, le mènerait à autre chose jusqu’à ce qu’il regarde en arrière, tout étonné du chemin parcouru qui l’a éloigné de son point de départ. Et cela n’était pas seulement sa façon de penser, mais aussi sa façon d’écrire tout simplement parce qu’il se permettait rarement un moment de réflexion entre le fait d’avoir une idée et de la méditer/ travailler, entre cause et effet. Il rassemblait ses pensées non pas dans sa tête mais sur du papier. Ce fait oblige le lecteur à développer une nouvelle habitude de lecture. D’un côté, on rentre dans le cours du texte du corps d’article et on suit les aspects que l’auteur enchaîne ; de l’autre, on peut sans problème quitter cette partie du texte, vu qu’il s’agit plutôt d’une collection de faits, pour continuer avec la remarque correspondante plus bas sur la page et reprendre le fil du texte en haut. Pour garantir la fluidité à cette lecture verticale, il est évidemment important que les remarques figurent sur la même page que la partie du texte à laquelle elles se 65 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="66"?> 152 Avec l’édition de 1820, les éditeurs ont radicalement changé la mise en page de sorte que l’intégralité du texte - le corps de texte, les remarques, les références bibliographiques - se retrouve répartie en deux colonnes. Ce changement a pour conséquence d’obliger le lecteur à feuilleter afin de pouvoir lire les remarques auxquelles renvoie le corps d’article, action qui coupe sa lecture. Au niveau de l’image que cette nouvelle mise en page impose, on se rend compte de la monotonie qui domine les pages et qui cause une lecture plus fatigante. L’apparition visuelle des premières éditions est en conséquence plus confortable pour le lecteur. Certes, il y a aussi un inconvénient : dans des articles tels que S P I N O Z A et M A H O M E T où les remarques sont extrêmement longues car exhaustives, ces dernières occupent, en colonnes, pratiquement toute l’étendue de la page. Ainsi, un lecteur voulant lire le corps d’un seul trait ne lira que la première ligne de ces pages et les tournera rapidement. réfèrent. Cette mise en page se trouve dans les éditions successives du DHC jusqu’en 1820. 152 Tout compte fait, il faut remarquer que la mise en page du DHC ressemble à une mise en scène. Comme le décor au théâtre, elle suscite un effet visuel et une impression saisissante. Les différentes parties du texte sont faciles à distinguer ce qui simplifie l’orientation et la navigation sur les pages. En comparant la mise en page des éditions successives, il saute aux yeux qu’à partir de l’édition de 1720, les éditeurs abandonnent la mise en page originale que Bayle avait choisie pour son ouvrage. Ils gardent encore le corps en bloc, les remarques en deux colonnes et les références bibliographiques aux marges, mais séparent plus nettement les articles, en séparant les corps d’articles l’un de l’autre. D’abord, les corps des articles se suivaient dans la partie en bloc en haut de la page et l’ensemble des remarques accompagnant plusieurs articles différents était en-dessous. Puis, dans l’édition Marchand de 1720, les remarques de chaque article accompagnent celui-ci directement, ce qui donne plusieurs paragraphes en bloc sur une seule page et découpe les colonnes - avant continues - en morceaux. Ensuite, dans l’édition de 1767, les marges et les références bibliographiques ont été abandonnées, tandis que les éditeurs ont repris la stricte séparation de l’ensemble du corps en haut et les remarques en bas. En 1820, les références bibliographiques sont réintroduites, mais en bas de page et ce qui est encore plus frappant : l’intégralité du texte, c’est-à-dire le corps d’articles, ainsi que les remarques et les notes, est mise en deux colonnes. Au niveau de la typographie, il est toujours possible de distinguer ces trois parties textuelles, mais plus au niveau de la mise en page. 66 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="67"?> 153 Rodenberg (1959), p. 68. 154 Nedergaard (1958), p. 217. 1.2.2 La typographie des différentes parties du texte La typographie représente, après la mise en page, le deuxième effet visuel qui s’impose immédiatement au lecteur dès que celui-ci ouvre un livre. Elle influence la lecture parfois de façon subtile, ce dont le lecteur ne se rend pas toujours compte : Aber auch der Eindruck, den das geistige Produkt des Autors - abgesehen von seinem Inhalt - in seiner typographischen Gestalt […] auf den urteilsfähigen Leser macht, ist größer als man glaubt. Es ist jetzt nicht die Rede von besonders schönen, mit bibliophilem Geschmack ausgestatteten Büchern, sondern gerade das schlichte, ge‐ schmackvoll hergestellte, zum Lesen bestimmte ›Gebrauchs‹buch wird das Urteil des Lesers unbewußt, selbst wenn er wenig oder, wie meist, nichts von typographischen Dingen versteht, in einer dem Verfasser günstigen Weise beeinflussen. 153 Mais aussi l’influence, que le produit intellectuel de l’auteur - à part son contenu - dans sa forme typographique […] exerce sur le lecteur capable de discernement, est plus grand qu’on ne le croit. Il n’est pas question de livres exceptionnellement beaux, créés avec un goût bibliophile, mais surtout de livre simple, fabriqué avec goût, destiné à l’usage, donc à la lecture qui influencera de façon favorable pour l’auteur le jugement du lecteur inconsciemment, même si celui-ci ne comprend que peu ou, comme dans la plupart des cas, rien du tout à la typographie. Cependant, on constate parfois aussi un impact plus évident, comme par exemple dans le cas des lettrines marquant le début d’un texte ou d’une nouvelle partie, des bandeaux situés en tête d’une page ou d’un livre et plusieurs autres types d’ornements. À part l’aspect artistique et esthétique, ces ornements typo‐ graphiques aident à structurer le texte. Ils se distinguent visiblement du reste de sorte qu’ils sautent facilement aux yeux. De plus, la rapidité et la fluidité avec lesquelles on parcourt un texte dépendent entre autres de la police de caractère et de leur taille, au point que le texte semble lourd ou reste même inaccessible pour un lecteur à cause de la composition typographique. Nedergaard partage ce point de vue concernant l’importance et surtout la particularité de la typographie du DHC. Il avertit que « [c]elui qui lit attentivement les lettres de Bayle peut suivre l’élaboration et l’impression de cette œuvre qui, aussi au point de vue typographique, est une action d’éclat qui ne pourrait pas trouver son pareil de nos jours. » 154 67 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="68"?> 155 Rodenberg (1959), p. 3 ; les règles « s’adaptent à la typographie de chaque simple im‐ primé parce que chaque imprimé confronte le typographe avec de nouvelles solutions, avec de nouveaux problèmes. » 156 Jubert, Roxane, Graphisme, typographie, histoire, Paris, Éditions Flammarion, 2005, p. 64. Dans ce sous-chapitre, les traits caractéristiques qui sont propres à la typo‐ graphie du DHC sont au centre de l’intérêt. Leur point commun consiste dans le fait qu’ils marquent les différentes parties du texte. Rodenberg remarque que les règles « passen sich also der Typographie jedes einzelnen Druckes an, da jeder Druck den Typographen vor neue Lösungen, neue Probleme stellt. » 155 Cette observation est également valable pour le DHC où l’auteur, l’éditeur et les imprimeurs ont créé un style typographique qui leur sert de solution, afin de bien distinguer les différentes parties du texte et afin de rendre la lecture agréable en même temps. Roxane Jubert partage ce point de vue et explique que « [l]a typographie reste largement au service de la lecture ». 156 Les lemmes, c’est-à-dire les noms propres des personnages, introduisant les articles dans le DHC, sont mis en majuscules de sorte qu’ils se distinguent du texte courant et que le lecteur les perçoit même en feuilletant les pages. Ces majuscules semblent plus grandes que le texte bien qu’elles aient la même taille que les majuscules dans le corps d’articles. À cela s’ajoute qu’on a légèrement agrandi l’écart entre les lettres de ces noms propres ce qui les fait contraster encore davantage avec leur entourage. Par ce moyen, Bayle et son éditeur font ressortir les mots-clés comme c’était l’habitude dans les nombreux dictionnaires de l’époque, tandis qu’aujourd’hui, il est de plus en plus à la mode de mettre les lemmes en minuscules ou bien en caractère gras. De plus, les en-têtes répètent sur chaque page les articles traités directement en-dessous et elles sont également en majuscules. Cette pratique facilite dans les deux cas l’orientation. Comme la lecture ne se fait pas forcément de façon continue, mais selon les intérêts personnels et particuliers, il est important que l’auteur procure des points de repères aux lecteurs. Certes, d’un côté, l’ordre alphabétique structure le texte, mais de l’autre, cet aspect typographique apporte une structure supplémentaire sur l’apparence visuelle et physiologique. Dans les remarques, les lettres majuscules italiques, en ordre alphabétique, numérotent les paragraphes. Elles font le lien entre le corps d’articles où elles figurent pour renvoyer le lecteur aux remarques correspondantes, et les commentaires en bas où on trouve finalement les informations supplémentaires détaillées, les réflexions et les approfondissements concernant un certain sujet. L’italique représente un autre moyen qui permet de varier l’aspect extérieur des caractères. Bayle s’en sert pour faire une différence entre les citations et sa propre production. Ces passages atteignent parfois une longueur considérable 68 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="69"?> 157 La question de savoir pourquoi Bayle travaille autant avec des citations et quels avantages elles lui fournissent est envisagée en détail dans le sous-chapitre 1.2.7 Les citations et les références bibliographiques. 158 Rodenberg (1959), p. 4 ; « Les buts de toute typographie reposent essentiellement sur des réflexions pratiques et utiles […]. » 159 Ibid., p. 4 ; « Pour cette raison, toute production typographique n’est pas bien qui, par une motivation quelconque, distrait le lecteur de sa lecture. » 160 Par contre, dans l’édition de 1820-1824, on constate une différence entre les tailles des remarques et des notes tandis que les responsables de cette édition abandonnent complètement le bloc en faveur de la mise en colonne du texte intégral et n’utilisent plus les marges, mais attachent les notes à la fin des colonnes. Ils ne distinguent les parties du texte qu’au niveau de la taille des caractères. et ont plusieurs fonctions. Tout d’abord, les citations sont mises en italiques afin de les faire contraster avec le texte. 157 Bayle marque alors clairement ce qu’il reprend d’autres auteurs. Vu qu’il dénonce à maintes reprises le plagiarisme de nombreux auteurs, il note avec méticulosité tous les ouvrages dont il copie un passage. Cet effet visuel autorise le lecteur à sauter toute une citation au cas où il ne veut pas la lire. Mais il se peut aussi qu’il ne puisse pas la lire parce qu’il n’a pas assez de connaissances en grec ou en latin. Par ce moyen, il peut continuer sa lecture rapidement en sautant les lignes qui ne le concernent pas. De plus, quelques citations ne sont pas mises en italique mais entre guillemets, de sorte que toutes les lignes qui appartiennent à cette citation commencent par des guillemets. L’utilité pour le lecteur est la même, car cette marque lui signale la longueur et, en conséquence, aussi la fin de la citation sans qu’il soit obligé de la lire. Il lui suffit de survoler le texte. Rodenberg souligne également cet aspect : « Zweck und Ziel jeder Typographie beruhen im wesentlichen auf praktisch-nützlichen Erwägungen […]. » 158 Et il ajoute que « [d]aher ist jedes typographische Erzeugnis nicht gut, das, in welcher Absicht auch immer, den Leser von der Lektüre ablenkt. » 159 Ainsi, il montre la relation étroite et l’influence réciproque entre le sujet qui lit et l’objet qui est lu. Reprenant l’italique, il y a deux autres parties du texte qui sont également mises dans ce type de caractère. Premièrement, chaque phrase introductive des remarques est exposée ainsi. Cette phrase est la répétition de ce que Bayle a écrit dans le corps d’article et il la copie pour que le lien entre la remarque et l’idée correspondante, qu’elle commente, soit clair. Cette ligne en italique marque le début de chaque paragraphe ce qui aide le lecteur à trouver plus rapidement la remarque en question. Deuxièmement, les notes bibliographiques en marge, où se trouvent aussi quelques renvois, figurent aussi en italiques. La taille des caractères est aussi grande que celle des remarques que les notes accompagnent. 160 De plus, l’italique paraît plus fin que le caractère normal ce qui 69 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="70"?> allège l’aspect visuel. Plus fines, Bayle accorde aux notes bibliographiques leur statut et leur importance d’un côté par l’emplacement aux marges, de l’autre, par le choix de la typographie qui pourrait suggérer une infériorité par rapport aux articles et aux remarques, tous les deux en caractère droit. Cependant, cette classification des différentes parties du texte ne l’empêche pas de semer des détails importants aussi parmi ces notes marginales. Cette infériorité n’est en conséquence qu’apparente et provoquée au niveau de la typographie. Si on considère encore plus en détail la taille des caractères, il semble évident que le corps d’article qui repose sur les deux colonnes de remarques représente la partie principale. Plus grand que le reste, il est plus facile à lire et on est conditionné - en tant que lecteur - à ce que le texte en bloc, et en particulier les articles, constitue le centre d’un ouvrage. De plus, les remarques sont un supplément aux articles et d’habitude on leur accorde une importance inférieure. Cet effet est renforcé par l’aspect extérieur, puisque la taille de caractère des remarques est plus petite que celle du corps. Finalement, les notes en marge qu’on vient d’évoquer dans le paragraphe précédent se distinguent aussi par leur taille, qui correspond à celle des remarques. Mais Bayle les sépare nettement en les mettant les unes en colonnes et les autres dans les marges. Dans l’édition de 1820-1824 de Paris, on abandonne finalement toute la mise en page et la typographie typiques du DHC. Dès lors, le texte intégral - c’est-à-dire corps, remarques et notes - est réparti en deux colonnes. À partir de ce moment, il devient encore plus important de trouver un moyen de distinguer visuellement ces trois types de textes. La typographie fournit la solution adéquate. Trois tailles différentes de caractère signalent la partie du texte qu’on est en train de lire. Le corps, plus grand que le reste, est suivi des remarques qui sont réduites d’une taille. On imprime les notes bibliographiques et les annotations d’une taille encore plus petite en bas de chaque colonne à laquelle elles appartiennent. Au cas où un article et ses remarques terminent au milieu d’une colonne, les notes se trouvent à la fin de cet article, au milieu, avant que le prochain commence. Cette solution typographique suggère une hiérarchisation du texte de sorte que le corps contient les informations de premier rang, les remarques rajoutent un supplément du deuxième rang et les notes terminent l’entrée au troisième rang. Néanmoins, cette hiérarchie n’existe qu’au niveau formel parce que le contenu est organisé d’une manière différente. Il ne suit pas cette hiérarchie puisque les discussions importantes se déroulent en vérité dans les remarques et non pas dans le corps des articles. Un phénomène typographique, que les différents éditeurs du DHC ont toujours gardé à travers les siècles, se trouve dans l’en-tête. Sur toutes les pages, les lemmes ne figurent pas seulement au début des articles et marquent chaque 70 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="71"?> nouvelle entrée, on les répète aussi en haut des pages en tant qu’indicateurs de ce qui sera traité sur la page en question. Dans les en-têtes, ils servent d’orientation, semblables à un titre du chapitre qui apparaît à la ligne au-dessus du texte courant et soit aident le lecteur à localiser plus rapidement l’endroit du texte qu’il cherche, soit lui rappellent dans quel chapitre il se trouve. En général, les en-têtes font sans exception partie de ce type d’ouvrages, sauf que dans le DHC, comme dans d’autres dictionnaires biographiques, tels que la Bibliothèque orientale d’Herbelot, Bayle ne se contente pas seulement des deux ou trois premières lettres des lemmes mais les fait imprimer intégralement. Cette façon de procéder s’explique par le fait que les entrées biographiques sont plus longues que celles des dictionnaires de langue. En conséquence, il y a moins d’articles sur une page et l’espace de l’en-tête suffit pour l’énumération de tous les articles traités sur la page. Finalement, on découvre des caractères qui varient selon les différentes éditions. Dans les deux premières, Bayle utilise, pour les notes en marge accompagnant le corps d’article, des symboles tels qu’un astérisque, une croix simple ou double ou bien quelques lettres de l’alphabet grec. Par ce moyen, il peut nettement distinguer les références bibliographiques et les annotations qui ornent les remarques et qui sont numérotées par des minuscules en italiques. En général, cette différenciation est respectée entre les annotations du corps et celles des remarques qui sont beaucoup plus nombreuses que les premières. Seulement l’attribution de symboles, de chiffres et de minuscules aux notes du corps et aux notes des remarques est différente d’une édition à l’autre. De surcroît, on introduit à partir de la deuxième édition le symbole d’une petite main qui indique les articles que Bayle a ajouté à cette nouvelle édition. Dans la quatrième, qui date de 1720, en utilisant aussi cette petite main, les éditeurs vont encore plus loin et signalent par une arabesque les articles qui ont été rajoutés après la mort de Bayle. Tous ces moyens - les symboles, les chiffres et les minuscules italiques - servent alors à la liaison horizontale des parties de textes tandis que les majuscules lient le corps avec les remarques à la verticale. Völkel pousse cette observation encore plus loin et différencie quatre niveaux : Auf diese Weise macht die Typographie des Dictionnaire dem Leser durchgängig Angebote auf vier Ebenen: 1. Führtext als durchlaufende Schiene, mit den Großbuch‐ staben als Weichen für die Anmerkungen - er betont die Horizontale für das Auge; 2. die kursiv mit dem (oft umformulierten) Satz aus dem Führtext beginnenden Anmerkungen - Betonung der Vertikale; 3. die unterbrechenden kursiven Textzitate; 4. das Gewimmel der Fußnoten auf den Rändern, in denen sich horizontale und 71 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="72"?> 161 Völkel (1993), p. 199. 162 Rétat, Pierre, « La remarque baylienne » dans Bots, Hans (éd.), Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières - Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, 1647-1706, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1998, p. 27-39, cit. p. 27. vertikale Leserichtung überschneiden. Schon nach wenigen Minuten kann sich auch ein ungeübter Leser zwanglos in diesem System zurechtfinden. 161 De cette manière, la typographie du Dictionnaire fait sans cesse des offres au lecteur à quatre niveaux : 1 o le corps d’article en rail continu avec des majuscules comme aiguillage pour les remarques - il accentue la vision horizontale ; 2 o les remarques en italique qui commencent avec la phrase du corps d’article assez souvent reformulée - accentuation verticale ; 3 o les citations de texte en italique qui interrompent [la lecture] ; 4 o le grouillement de notes aux marges où se chevauchent la direction horizontale et verticale de la lecture. Après quelques minutes déjà, même un lecteur qui manque d’expérience peut s’orienter librement dans ce système. Il souligne alors également l’importance et l’impact considérable que la typo‐ graphie effectue sur la lisibilité et, par conséquent, sur la lecture en général. À part ces quatre niveaux que Völkel classifie, il faut aussi avoir en vue les trois dimensions auxquelles on est confronté dans le DHC. Tout d’abord, l’horizontale est la dimension principale de tout texte et elle nous est imposée par la composition des textes en lignes qui se lisent par conséquent de façon continue. Ensuite, la verticale se manifeste dès lors que le lecteur quitte le corps d’article afin de passer aux remarques et pour reprendre le fil rouge en haut, après avoir lu les commentaires critiques. Ces deux dimensions sont données par la typographie, mais aussi par la mise en page, de sorte qu’ensemble, elles rendent cette division visible. Enfin, la troisième dimension est plus cachée que les autres, car elle est plutôt creusée dans le texte et ne se montre ni au niveau de la typographie, ni au niveau de la mise en page. Il est question des renvois qui font sauter une distance plus ou moins importante selon le cas, entre plusieurs pages, voire même entre différents tomes. 1.2.3 Les remarques ou l’art de commenter « La remarque baylienne », la relation verticale du DHC, a été examinée soi‐ gneusement par Rétat qui commence son article par la définition de ce qu’est une remarque selon Furetière et selon l’Encyclopédie et commente que « [l]e mot désigne donc toujours un commentaire succinct, de caractère explicatif, normatif ou critique, et dont la loi paraît être la relative rareté. » 162 Ce début sert de contraste puisque Rétat continue en précisant qu’ « [a]insi comprise, et 72 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="73"?> 163 Ibid., p. 27. 164 Pfersmann, Andréas, Séditions infrapaginales : Poétique historique de l’annotation litté‐ raire (XVIIe-XXIe siècles), Genève, Droz, 2011, p. 61. 165 Ibid., p. 61. rien n’en a modifié jusqu’à nos jours le sens habituel, la remarque ne répond nullement à l’usage qu’en fait Bayle dans son Dictionnaire ». 163 Certes, l’usage que Bayle fait de ses remarques dépasse les limites de ces définitions exposées par Rétat ; pourtant, les remarques remplissent aussi la fonction de commentaire, d’explication et de critique dans le DHC. En général, une remarque sert de supplément au texte principal. L’auteur joint une explication, une précision ou quelques informations supplémentaires à sa production qui ne peuvent pas s’insérer dans le corps du texte, en haut. Bayle utilise ses remarques aussi dans cet objectif d’explication et de précision, sauf qu’il va encore plus loin jusqu’à ce que son usage des remarques ne corresponde plus à l’habitude de la plupart des autres auteurs, ce qui mène logiquement à l’observation de Rétat. Andréas Pfersmann, quant à lui, s’interroge sur ce qu’est une note et reprend entre autres la pensée d’Adolf von Harnack. Ce dernier « sait que l’écrit scientifique moderne ne peut plus se passer d’un apparat critique » 164 , ce qui est également le cas de Bayle qui ne peut pas se passer des remarques en tant que lieu pour le débat critique, « mais il est parfaitement conscient de la lassitude provoquée par une annotation lourde et, plus généralement, du désagrément que provoquent les interruptions répétées de la lecture. » 165 Selon von Harnack, Bayle doit être un auteur illisible au plus haut point. Il prescrit un décalogue de commandements pour l’usage des notes de bas de page dont nous reprenons les sept commandements suivants : Zehn Gebote für Schriftsteller, die mit Anmerkungen umgehen: 1. Fasse deinen Text so, daß er auch ohne die Anmerkungen gelesen werden kann. […] 3. Sei sehr sparsam mit Anmerkungen und wisse, daß du deinem Leser Rechenschaft geben mußt für jede unnütze Anmerkung; er will in deinen Anmerkungen ein Schatzhaus sehen, aber keine Rumpelkammer. 4. Halte dich nicht für zu vornehm, um Anmerkungen zu machen, und wisse, daß du niemals so berühmt bist, um dir Beweise ersparen zu können. […] 6. Schreibe nichts in die Anmerkung, was den Text in Frage stellt, und schreibe auch nichts hinein, was wichtiger ist als der Text. […] 8. Mache die Anmerkungen nicht ohne Not zum Kampfplatz; tust du es, so stelle deinen Gegner so günstig auf wie dich selbst. 73 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="74"?> 166 von Harnack, Adolf, Aus Wissenschaft und Leben. Erster Band, Giessen, Alfred Töpel‐ mann, 1911, p. 161 sq., traduit dans le présent contexte par E.R. ; cité aussi par Pfersmann (2011), p. 62. Ce décalogue fournit un cadre efficace pour l’analyse de la remarque baylienne. Les trois commandements omis dans ce contexte n’ont pas de rapport direct avec les remarques telles que Bayle les utilise. 9. Versuche es, die Kunst zu lernen, durch Anmerkungen die lineare Form der Darstellung zuergänzen, Akkorde anzuschlagen und Obertöne zu bringen; aber spiele kein Instrument, das du nicht verstehst, und spiele dieses Instrument nur, wenn es nötig ist. 10. Stelle die Anmerkungen stets dorthin, wohin sie gehören, also nicht an den Schluß des Buchs - es sei denn, daß du eine Rede drucken läßt -, und scheue dich nicht, zwei Gattungen von Anmerkungen zu bieten und im Drucke zu unterscheiden, wenn der Stoff das verlangt. 166 Dix commandements pour des écrivains qui utilisent des notes de bas de page : 1. Rédige ton texte de manière qu’il puisse également être lu sans les notes. […] 3. Sois très économe avec les notes et sache que tu dois rendre des comptes à ton lecteur pour chaque note inutile ; il veut voir dans tes notes une trésorerie, mais pas un débarras. 4. Ne te crois pas trop bien pour faire des notes et sache que tu n’es jamais assez célèbre pour pouvoir t’épargner des preuves. […] 6. N’écris rien dans la note qui remette le texte en cause et n’y écris aussi rien qui soit plus important que le texte. […] 8. Ne crée pas, sans nécessité, un champ de bataille des notes ; si tu le fais, positionne ton adversaire aussi favorablement que toi-même. 9. Tente d’apprendre l’art de compléter avec des notes la forme linéaire de la présentation, de frapper des accords et d’apporter des sons harmoniques ; mais ne joue pas d’un instrument que tu ne maîtrises pas et ne le joue que si c’est nécessaire. 10. Place les notes constamment à l’endroit où elles appartiennent, c’est-à-dire pas à la fin du livre - sauf si tu fais imprimer un discours - et ne crains pas de proposer et de les différencier dans l’imprimé deux genres de notes, si la matière l’exige. Mesurée à cette échelle, la particularité de la remarque baylienne devient encore plus évidente. En théorie, il est possible de lire le corps des articles sans les notes, mais on se priverait du plaisir des commentaires et de la critique, qui est la partie principale du texte. Certes, le lecteur est libre de décider s’il se concentre sur la partie historique du DHC et ne lit que le corps des articles. Étant donné que Bayle transfère volontairement un grand nombre de détails dans les remarques et le signale au lecteur, il est néanmoins très peu probable que ce dernier les ignore complètement. D’autant plus qu’il s’aperçoit, sur de nombreuses pages, de leur immensité puisqu’elles en dominent la surface. 74 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="75"?> 167 Le sous-chapitre 1.2.7 Les citations et les références bibliographiques examinera plus en détail cet aspect. Cet aspect conduit au troisième point de la liste de von Harnack qui exhorte les auteurs à utiliser leurs notes de façon économe. En ce qui concerne les notes marginales, on peut noter une certaine économie, car Bayle n’y recourt pas inutilement en indiquant les références bibliographiques et des renvois nécessaires. Par contre, les nombreuses remarques qui remplissent les colonnes posent plutôt problème à l’égard de cet appel à l’économie. Qu’un lecteur juge de manière positive les abondants commentaires, compilations et critiques comme « une maison aux trésors » ou de manière négative comme « un débarras », cela dépend du goût, des attentes et des exigences de tout un chacun. Ceux qui cherchent des informations concernant l’Antiquité romaine seront enchantés de trouver des explications et des détails sur les personnages de cette époque de manière qu’ils apprécieront les nombreuses notes dans ce contexte. Par contre, il y a certainement des lecteurs qui ne s’intéressent pas à l’Antiquité et s’attachent davantage aux articles des XVI e et XVII e siècles ou aux articles traitant de certaines femmes célèbres. En conséquence, chaque lecteur jugera différemment les annotations et leur utilité. Le quatrième commandement de von Harnack pourrait également provenir de la plume de Bayle. Grand dénonciateur du plagiarisme sous toutes ses facettes, il ne se lasse pas de critiquer ceux parmi ses collègues et prédécesseurs qui se montrent négligents et peu exacts dans leurs travaux ou copient sans références bibliographiques. 167 Vu les longues citations qu’il rajoute à son propre texte et qu’il prend comme point de départ pour ses réflexions, il montre sans cesse qu’il ne fait pas l’économie des preuves. Autant Bayle satisfait cette exigence formulée deux cents ans après la parution de son ouvrage, autant il rompt avec le sixième point qui conseille de ne rien écrire dans les notes qui remette en question le texte et de ne rien écrire non plus qui serait plus important que le texte. Bien au contraire, Bayle profite des remarques pour déclencher des débats et discussions afin d’examiner de façon critique les informations transmises par d’autres auteurs, historiens, érudits, penseurs et théologiens. Pour lui, les remarques représentent l’outil principal pour remettre en question des aspects énoncés dans la partie historique, de sorte qu’elles sont, de fait, beaucoup plus importantes que le texte. Mais cette inversion des rôles entre texte et remarques est provoquée consciemment puisque Bayle conçoit et compose le DHC de cette manière, dès le début. Il semble ainsi rejeter le huitième aspect de von Harnack qui exige de ne pas transformer les notes sans nécessité en terrain de combat. Cependant, dans la conception du DHC, il est hors de question que 75 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="76"?> 168 Voir ci-dessus le huitième commandement selon von Harnack à la p. 73. 169 P A U L I C I E N S , rem. F. 170 Cette problématique sera reprise et traitée de façon approfondie dans les chapitres 2 et 3. L’objectif sera de faire ressortir qui, comment et pourquoi Bayle cite dans les remarques et quel impact cette façon de procéder a sur le contenu et le message transmis. 171 Et pire encore : grâce aux renvois (voir le sous-chapitre suivant), Bayle force le lecteur à sauter entre les articles, d’une page et d’un tome à l’autre et abandonne toute linéarité en faveur de la création d’un réseau relationnel du savoir. les remarques servent explicitement de terrain de combat et que ceci est d’une nécessité vitale pour Bayle. Étant donné qu’il ne perd pas de vue son premier but, à savoir l’élimination des fautes, il lui faut un endroit où il puisse examiner scrupuleusement les différentes sources et argumenter sa propre cause. Le corps des articles ne remplit alors pas d’autre fonction que de servir de suite horizontale, et donc linéaire, de points de départ pour l’approfondissement vertical des réflexions. En ce qui concerne la présentation de son adversaire sous un jour aussi favorable que soi-même 168 , il n’y a pas de réponse claire ou simple parce que Bayle a différentes habitudes pour présenter ses adversaires. Cela dépend de la situation. Le Grand Dictionaire Historique de Moréri, par exemple, est le négatif dont Bayle tire ensuite le positif, ce qui a pour conséquence que Moréri apparaît toujours sous un aspect très peu favorable, vu que Bayle critique constamment son inexactitude. Une grande partie des articles contient au moins une remarque destinée à la correction explicite de Moréri. Plus caché, Bayle lance quelques pointes contre Jurieu. Il cite les écrits de Jurieu de sorte que celui-ci est présent dans de nombreux articles et discussions. Des querelles ont brouillé les deux anciens amis protestants. Par contre, Bayle évite assez souvent de l’appeler explicitement par son nom et préfère le désigner, par exemple, par le « professeur en Theologie encore vivant » 169 ce qui n’em‐ pêche pas qu’il le critique sur certains aspects de ses écrits, sauf qu’il anonymise un peu le débat. Ces deux exemples montrent que Bayle n’avantage pas a priori le confrère protestant. Bien au contraire, il présente les deux adversaires de façon défavorable, peu importe qu’ils appartiennent à la confession catholique (Moréri) ou protestante ( Jurieu). 170 Reprenant l’observation que le corps d’article se lit à l’horizontale, donc linéaire, et que les remarques y sont liées à la verticale, le neuvième comman‐ dement de von Harnack, s’applique et, en même temps, ne s’applique pas dans le DHC. 171 D’un côté, les annotations suivent la ligne qu’impose l’article. Étant donné que les abrégés biographiques sont plus ou moins linéaires - à part quelques sauts en avant ou en arrière - les remarques suivent forcément cet enchaînement de sorte qu’on soutient qu’elles complètent la présentation linéaire. Dans de nombreux cas, on trouve aussi le phénomène que la pensée 76 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="77"?> 172 Voir par exemple P O R T U G A L , rem. G, H et I ; D A I L L E T , rem. K, L et M ; P Y R R H O N , rem. B et C ainsi que rem. D, H et I. 173 Voir le dixième commandement de von Harnack de la citation p. 74, cité ici selon Pfersmann (2011), p. 62. 174 Pfersmann résume que les commandements du professeur allemand sont surtout négatifs. « Une économie maximale est la condition pour qu’elles puissent déployer des tonalités complémentaires et ouvrir des réflexions latérales. » (Pfersmann (2011), p. 63) De plus, Pfersmann signale que les consignes de von Harnack n’ont pas eu d’échos en dehors des pays germanophones. Cependant, cette échelle rend service dans les réflexions sur les caractéristiques particulières des remarques dans le DHC. d’une remarque continue encore dans la suivante, soit dans la même perspective, soit sous un autre angle. 172 De l’autre côté, les relations d’un grand nombre de remarques avec d’autres articles et remarques créent une discontinuité. Le fait de reporter, par exemple, une pensée de la remarque B d’un article à la remarque E du même article amène déjà le lecteur à feuilleter un peu en avant pour voir la suite indiquée. La discontinuité apparaît d’autant plus frappante quand un aspect est repris dans un autre article que le lecteur n’associe pas forcément. Néanmoins, Bayle reste le maître de son texte et de ses remarques par sa méticulosité et par la précision grâce auxquelles les relations sont claires et traçables. La mise en page apporte sa contribution à la netteté qui facilite l’orientation par la suite. Dans les éditions du DHC avant 1820, les remarques figurent toujours sur la même page que la partie du texte correspondant. Il ne faut pas les chercher longtemps parce qu’elles sont placées « là où elles doivent figurer, donc jamais à la fin de l’ouvrage […] et [de plus Bayle] n’hésite pas à proposer deux types de notes et à les distinguer lors de l’impression, lorsque la matière l’exige. » 173 Ce dernier point de la liste de von Harnack est réalisé sans compromis dans le DHC. Les remarques dans leur fonction de commentaire et de critique se distinguent visuellement par la mise en colonnes des autres notes, à savoir celles qui sont transférées sur les marges et qui contiennent les références bibliographiques, ainsi que quelques renvois. De plus, il est important de séparer ces deux types de notes puisque les unes servent de notes aux autres. La différence de typographie, l’italique et la taille des caractères, renforce visiblement la distinction et réduit autant que possible l’irritation du lecteur. Suite à cet examen des remarques bayliennes selon les critères que von Harnack propose au début du XX e siècle pour le bon usage des notes 174 , il faut souligner que - d’un point de vue chronologique - Bayle ne peut pas satisfaire aux exigences à la mode deux cents ans plus tard. Par contre, ce détour permet de s’approcher des particularités de Bayle et de mieux comprendre sa tradition et sa pratique. Mais, même situé en son temps, Bayle rompt à maintes reprises avec l’emploi habituel des annotations. 77 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="78"?> 175 Ibid., p. 64. 176 Rétat (1998), p. 28. 177 Voir Pfersmann (2011), p. 141. 178 Rétat (1998), p. 30. Pour Bayle, les remarques représentent bien au contraire le terrain de combat intellectuel qui est destiné à initier aussi des réflexions approfondies et à contempler des faits sous plusieurs angles. Néanmoins, [c]onscient que les digressions érudites sur les sources, longuement citées en version originale, et la discussion des erreurs sans nombre de la transmission ne seraient pas du goût de tous les lecteurs […] Bayle avait annoncé, dès son « Projet d’un dictionnaire critique », qu’il en réserverait la substance à ses remarques […]. 175 Il décharge par ce moyen le corps d’article en déplaçant en bas les parties du texte dont il peut se passer. De plus, il laisse le choix - et donc la responsabilité - au lecteur de décider librement quelle remarque il veut lire. La force, et donc la dynamique, du DHC viennent de cet usage intensif de remarques et de notes. Le fait de dépasser les limites de la linéarité produit le suspens qui attire et fascine en conséquence le public parce qu’il représente une caractéristique unique. Rétat partage ce point de vue et souligne que les remarques symbolisent une des principales originalités du Dictionnaire : par leur forme, leur volume, leur contenu, leur ton, elles constituent un immense texte de mélanges, libre, imprévu, fascinant. Comme l’écrit Labrousse, « paradoxalement, Bayle fait d’un Dictionnaire, le plus anonyme des ouvrages, une œuvre riche de cette saveur personnelle qu’ont les livres écrits avec joie ». Cette saveur, nous savons qu’elle se trouve essentiellement dans les remarques. Ce sont elles qui procurent ce plaisir si particulier qu’on éprouve à lire Bayle, qui pour une large part a assuré le succès du Dictionnaire […]. 176 Les remarques représentent effectivement le trésor du DHC. Depuis le Moyen Âge, la littérature savante a été marquée par l’usage des marges par les glossateurs qui y mettaient des explications accompagnant le texte. La pratique persiste au cours des siècles et Pfersmann explique que les écrivains du XVIII e siècle étaient de véritables adeptes de l’écriture marginale. 177 Bayle considère ses remarques comme un grand commentaire. Rétat qualifie l’utilisation de ce commentaire dans la tradition des humanistes d’« explication, interprétation des auteurs anciens obscurs et difficiles, exercice d’intelligence savante du livre et de la tradition » et précise ensuite qu’il « prend chez Bayle une dimension nouvelle et fort différente, et devient l’infinie profusion et variété d’un texte critique et digressif. » 178 De plus, Rétat parvient également à la question de la mise en page et son rapport avec le contenu présenté : 78 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="79"?> 179 Ibid., p. 30 sq. 180 Cette observation sera développée plus en détail lors de l’analyse de la composition des articles dans les deux chapitres sur le scepticisme et sur l’historiographie. 181 Grafton, Anthony, The footnote: A curious history, London, Faber and Faber, 2003, p. 191. Du commentaire textuel à la critique historique et philosophique, on peut donc supposer qu’on passe aussi de la « page glosée », où le texte central est entouré de ses commentaires avec les notes en marge, à la page baylienne par un processus où s’allient la permanence de la page pleine et complexe, le double colonnage et la forme du « dictionnaire historique » par articles. Ce composé est l’expression propre, originale, d’un moment et d’un tournant de l’art critique. La méthode de Bayle consiste à construire un texte à plusieurs étages ou à plusieurs entrées, dépendants les uns des autres, mais aussi largement autonomes, composant un espace à la fois hiérarchisé, contraint et libre, dans lequel la remarque acquiert de fait, par sa masse, sa nature et sa destination, une position centrale, bien qu’elle soit typographiquement et juridiquement en sous-ordre. 179 Cette observation décrit précisément la corrélation entre le texte et sa mise en page ainsi que sa typographie, ce qui devient paradoxal chez Bayle à cause de l’inversion des rôles et de leur importance. C’est-à-dire que le corps des articles, habituellement la partie principale du texte, semble régner sur les remarques puisqu’il repose sur elles en taille de caractères plus grande. Cependant, au niveau de l’importance et de la pertinence, elles sont supérieures aux abrégés biographiques parce qu’elles contiennent les véritables réflexions et donc le véritable message de l’auteur, bien qu’elles paraissent typographiquement inférieures. Considéré sous cet angle, on peut aussi décrire le corps d’article en tant que chaîne plus ou moins chronologique d’informations biographiques qui ne sert de fil rouge que pour l’enchaînement des remarques. 180 Antony Grafton souligne également la qualité des remarques bayliennes en expliquant que one of the grandest and most influential works of late seventeenth-century histori‐ ography not only has footnotes, but largely consists of footnotes, and even footnotes to footnotes. The vast pages of that unlikely best-seller, Pierre Bayle’s Historical and Critical Dictionary, offer the reader only a thin and fragile crust of text on which to cross the deep, dark swamp of commentary. 181 un des ouvrages les plus magnifiques et les plus influents de l’historiographie de la fin du XVIIe siècle n’a pas seulement des notes de bas de pages, mais consiste en grande partie de notes de bas de page et a même des notes pour les notes. Les vastes pages de ce best-seller inhabituel, à savoir le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, n’offrent au 79 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="80"?> 182 N A V A R R E (M A R G U E R I T E D E V A L O I S , R E I N E D E , ( B R U D E L A P R É C É D E N T E )), corps. 183 N A V A R R E (M A R G U E R I T E D E V A L O I S , R E I N E D E , ( B R U D E L A P R É C É D E N T E )), corps, note (⸸). 184 B A T H Y L L U S ( J E U N E H O M M E ), rem. D. lecteur qu’une croûte fragile et peu épaisse de texte d’où on passe au marécage profond et sombre des commentaires. Mais l’ouvrage de Bayle ne se borne pas seulement à la bidimensionnalité. Les remarques sont aussi importantes et uniques que les renvois qu’il met en œuvre. Ils rajoutent en conséquence la troisième dimension, qui fait sauter le lecteur d’une page à l’autre, d’un article au suivant. 1.2.4 Les renvois Outils constitutifs et indispensables du DHC, les renvois font partie de la plupart des articles. En général, on peut constater que plus un article est long, plus il comporte de renvois. La motivation de travailler avec des renvois et d’en exploiter les avantages semble intrinsèque car aucun auteur avant Bayle ne s’en est servi autant que lui de sorte qu’ils représentent une novation et ainsi une particularité. Ils seront repris et imités plusieurs années plus tard par les auteurs de l’Encyclopédie. En considérant la longueur de certains articles et des remarques jointes, il est évident que grâce à un ou plusieurs renvois, Bayle décharge ses articles. Il commente ce fait, par exemple, dans l’article N AVA R R E (M A R G U E R IT E D E V AL O I S , R E IN E D E , B R U D E LA P R É C ÉD E N T E ) : « C’est ce que j’examinerai dans un autre (⸸) endroit, cet article n’étant dejà que trop long. » 182 Dans cette note de bas de page (⸸), Bayle explique qu’il « rassemble plusieurs choses qui ont été dites des mauvaises mœurs de cette Reine [dans l’article U S S O N ]. » 183 Il reporte alors des détails, des aspects supplémentaires et des discussions à un autre endroit afin de pouvoir continuer avec l’argumentation qu’il est en train de mener sans devoir l’interrompre. En même temps, il peut leur laisser plus d’espace que dans les articles qui ont déjà une certaine longueur : C’est ici que j’executerai la parole que j’ai donnée dans la remarque G de l’article Anacreon. Il vaut mieux qu’on trouve ces choses ici : elles auroient donné trop de longueur à l’article de ce Poëte, & n’en donneront pas trop à l’article de Bathyllus. 184 Par ce moyen, il a aussi l’occasion de rentrer plus en détail et de poursuivre une réflexion, un fil argumentatif ou bien un aspect dans toute son envergure. Cette façon de procéder entraîne deux autres effets. D’un côté, la reprise de la discussion concernant une question théologique, politique, philosophique etc., 80 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="81"?> 185 A R I S T A N D R E , rem. B. en plusieurs endroits, montre la variété des points de vue qu’on peut avoir envers cette question. Il est donc possible de tenir compte de la complexité d’un certain sujet en le coupant en plusieurs morceaux répartis dans l’ouvrage de Bayle. En ce qui concerne l’opposition entre la longueur et le découpage, il explique que [s]i quelcun trouve ces remarques trop longues, qu’il sache que j’ai eu mes raisons. J’ai voulu decharger d’autant un article où la matiere n’étoit que trop abondante [celui d’Alexandre-le-Grand]. On lit plutôt quatre choses qu’une, encore que cette une soit plus courte que les quatre autres. C’est ce qui m’oblige à repandre deçà & delà bien des choses qui appartiennent naturellement à un seul sujet. Que ne faut-il pas faire, pour s’accommoder à un siecle degoûté ? 185 Selon Bayle et sa vision des habitudes de lecture des gens, le lecteur préfère plutôt un texte quand celui-ci est découpé en pièces. Dans ce sens, le texte devient beaucoup plus lisible, car la densité est réduite et les informations sup‐ plémentaires figurent ailleurs. Cependant, si le lecteur en a besoin ou parce qu’il est poussé par sa curiosité pour un détail ou s’intéresse à l’approfondissement de ses connaissances, il peut à tout moment sauter des pages afin de consulter ce qui appartient thématiquement au sujet en question. De l’autre côté, cette stratégie de reporter des détails et des discussions à un autre endroit permet aussi de cacher des informations délicates et sensibles. Bayle emballe ainsi la polémique et la critique dans un contexte inhabituel et donc inattendu de sorte qu’il crée un véritable labyrinthe. Comme dans un vrai labyrinthe avec des coins et des carrefours, le lecteur doit décider à chaque renvoi qu’il découvre, à quel endroit il continue sa lecture, dans l’article actuel ou dans l’article indiqué. En conséquence, il n’est pas passif ou forcé de suivre le texte du début à la fin. Bien au contraire, il est amené à participer activement au déroulement de l’ouvrage en choisissant son chemin de lecture personnel. Certes, l’auteur possède toujours le rôle de guide et influence sans doute son lecteur par ce qu’il lui met à disposition. Pourtant, le fait d’inclure le lecteur, de lui laisser jusqu’à un certain degré le choix, en lui transférant la responsabilité pour le développement de sa lecture, symbolise une dynamisation et une ouverture qui rompent avec l’habitude. Lire est de moins en moins une action linéaire mais devient pluridimensionnel dans le DHC. A cela s’ajoute le fait que Bayle peut décharger non seulement les articles, mais aussi quelques lettres de l’alphabet. Dans l’édition de 1820, par exemple, ceci devient visible. On compte 16 tomes et le premier tome va de A à AM, le deuxième débute à AN et termine à AZ. Un huitième de l’ouvrage est alors 81 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="82"?> 186 Bayle, Pierre, Dictionaire historique et critique, Rotterdam, Reinier Leers, 1702, Préface, p. IX. 187 Didier (1996), p. 88. 188 Ibid., p. 88. 189 Il est possible d’élargir la perspective dans ce contexte si on ne se borne pas seulement à suivre de près le renvoi à la rem. C de P E R E I R A , mais de le considérer comme un renvoi plus global à l’article P E R E I R A dans son intégralité. Dans ce mode de perspective, on trouve alors quatre autres renvois dans P E R E I R A , à savoir L U C R È C E ( P H I L O S O P H E ), rem. R, D I O G È N E ( D ’A P O L L O N I E ), rem. D, deux fois de suite R O R A R I U S et P A U L I C I E N S , rem. L. occupé par une seule lettre. Afin de lutter contre ce déséquilibre et vu que le temps pressait puisque le DHC devait paraître, Bayle se sert des renvois afin de décharger quelques lettres en classant des articles là où c’était possible sous une autre lettre. Bayle fait part de cette pratique dans la Préface en écrivant que « [l]a proportion que j’ai gardée entre les lettres de l’Alphabet a été cause que j’ai renvoié quelques articles d’une lettre à l’autre. » 186 Didier reprend cet aveu de Bayle et observe à juste titre que « [l]es renvois vont donc permettre de tricher, de faire une façade architecturale bien symétrique, alors que l’univers du langage, mais aussi de l’histoire, de la réalité passée et présente, est fait de dissymétries. » 187 La volonté de décharger quelques lettres n’est pas appliquée avec rigueur. De surcroît, elle n’est qu’une excuse qui sert de façade lors de la lutte contre une asymétrie qui trouve son origine dans l’alphabet même. Étant donné que quelques lettres sont plus fréquentes que d’autres, il est évident que la lettre Q, par exemple, ne pourrait pas remplir tout un tome tandis que L, M et S sont des initiales plus courantes de sorte que les tomes 9, 10 et 13 de l’édition de 1820 ne contiennent que des articles commençant par ces trois initiales. Il y a alors un décalage entre ce que Bayle veut réaliser suite à une aspiration à l’ordre et à l’équilibre et ce qui est réaliste et possible au niveau de la faisabilité et de l’ordre alphabétique. Didier conclut que « [c]e souci doit être mis sur le compte d’un désir d’ordre qui pourrait être un aspect de l’activité rationnelle, et qui aboutit à l’irrationnel classement par lettres. » 188 Prenons l’article P Y R R H O N en tant que premier exemple pour l’observation suivante. On y trouve deux renvois dont l’un - dans le corps d’article - conduit à l’E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S et l’autre - dans la rem. E - mène à la rem. C de Pereira. Ces renvois de premier ordre, parce qu’ils sont les premiers dans l’article de départ, renvoient pour leur part à d’autres articles, ce que nous appelons des renvois de deuxième ordre. En ce qui concerne les renvois à partir de l’E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S , on en compte trois : M AL D O NAT , rem. L et Z E N O N D ’E LÉ E , rem. E et G. Précisément dans la rem. C de P E R E I R A , il n’y a pas de renvois de sorte que ceux-ci y trouvent leur fin. 189 Cet exemple fait ressortir qu’un lecteur peut arriver à différents 82 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="83"?> Poursuivant ces traces, on parvient alors aussi à des renvois de troisième ordre, au total dix-huit si on compte aussi les renvois redondants menant au même endroit. En guise d’illustration, veuillez consulter les figures 1, p. 210, et 2, p. 211. 190 Voir Robert, Rey-Debove et Rey (2020), 2. savoir, 1. 191 L’influence qu’exerce la forme sur le contenu sera analysée en détail dans les chapitres 2 et 3 où seront appliqués les résultats de la présente analyse. endroits et à différents articles selon le chemin qu’il décide de suivre. Plus l’article de départ est complexe et long, plus le nombre de renvois auxquels on est confronté est élevé. Dans le deuxième exemple, S P IN O ZA , on compte déjà vingt-et-un renvois de premier ordre qui redirigent vers cent dix-huit autres articles et remarques. Les deux cas montrent la façon dont Bayle met en réseau les informations, les connaissances et les sujets isolés comme on le voit de nos jours chez Wikipédia et d’autres systèmes d’hypertexte. Cette mise en réseau fait également comprendre qu’une information n’est jamais linéaire et isolée. Bien au contraire, elle fait toujours partie d’un contexte plus vaste et donc de tout un réseau d’informations qui la conditionnent et qui s’entre-conditionnent. Bayle tient en conséquence compte de la complexité propre de tout sujet traité et l’imite en dressant ce réseau intratextuel. Le premier pas vers l’acquisition du savoir, compris en tant qu’ensemble cohérent de connaissances acquises, plus ou moins systématisées 190 , consiste alors à la mise en réseau de différentes informations afin de comprendre les relations et de s’emparer au fur et à mesure de toute l’étendue de ce savoir. Cette mise en réseau est accompagnée d’un effet supplémentaire, à savoir une mise en relation. Créer un réseau implique la construction de liens entre diffé‐ rentes parties ce qui signifie la (re)construction de relations soit préexistantes, soit nouvelles. Un fait ou une chose qui existe en relation avec un/ une autre est en conséquence relatif/ -ve à ce/ cette autre. L’acte de mettre une information en réseau symbolise alors qu’on la relie et qu’on la met en perspective. Appliquée au présent contexte, cette observation mène à la réflexion que Bayle met en relief les informations et les discussions dans son DHC sur plusieurs niveaux. Comme présenté dans le sous-chapitre précédent portant sur les citations, Bayle relate dans un premier temps les propos d’un auteur ou d’une source en rassemblant plusieurs citations qui concernent le même sujet. Dans un deuxième temps, il agrandit la portée de cette relation et l’étend à l’ensemble de son ouvrage par les renvois. C’est donc grâce à cet outil qu’il réalise, au niveau de la forme extérieure, un effet qui a un impact indéniable sur le contenu. 191 Cependant, il faut que l’auteur ait toujours en vue le tout que constitue son ouvrage afin d’être capable de créer et d’établir ce genre de connexions et de relations entre ses entrées. Au moment de la conception, il est obligé d’anticiper et de prévoir le plan des 83 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="84"?> 192 Voir van Lieshout (2001), p. 65. 193 Ibid., p. 67 sq. articles qu’il a l’intention de rédiger, et d’avoir une structure claire en tête. Sinon, il serait impossible d’attribuer si finement aux sujets, discussions et questions traités leurs places fixes dans le dictionnaire tout en garantissant la liberté de pouvoir traiter n’importe quel sujet à n’importe quel endroit grâce aux renvois. Vu que Bayle était un auteur qui travaillait directement, spontanément et qui se laissait guider par ses associations 192 , la remarque sur la prévision du plan et de la structure semble contradictoire. Van Lieshout signale que la structure était assez vague au début, mais se développa au cours de la rédaction : The creative process that governed the work on the Dictionaire was an ad hoc creativity, in segments. Bayle started to write with a plan in mind that was in reality still very vague even when Projet et Fragmens was conceived and the change in the concept after Projet et Fragmens certainly did nothing to make it any clearer. Time after time, as he wrote, he tried to discover the structure of the work in practice ; in fact the structure only took shape in practice. 193 Le processus créatif qui gouvernait le travail sur le Dictionaire était une créativité ad hoc en segments. Bayle commença avec un plan en tête qui était en réalité toujours très vague, même quand Projet et Fragmens fut conçu et le changement du concept après Projet et Fragmens ne contribuait en rien à le rendre plus clair. Sans cesse, en écrivant, il essaya de découvrir la structure de son travail au cours de la pratique ; en fait, la structure ne prit forme qu’en pratique. Cela soutient l’argument que Bayle doit avoir un plan plus ou moins précis afin d’être capable de relier les articles qu’il a l’intention de rédiger. S’il ne s’était pas muni d’une structure globale, il n’aurait pas été capable de répandre les arguments, les pensées et les débats autant qu’il l’a fait. En ce qui concerne le vaste sujet des manichéens, par exemple, on en trouve des traces dans beaucoup d’articles et non seulement dans celui sur les M ANI C HÉ E N S et ceux qui y sont associés, comme P A U LI C I E N S , M A R C I O NIT E S et Z O R O A S T R E . Dans le sens inverse, il y a de nombreux articles tels qu’O R I G ÈN E , S P IN O ZA et X E N O P HAN E S qui renvoient aussi aux M ANI C HÉ E N S . En même temps, il est évident que Bayle peut à tout moment décider d’ajouter encore une entrée, à tel point que le plan, la structure et ainsi la « Table des articles et des matieres contenus » se trouve en évolution permanente. En parlant d’une dynamique étonnante, Völkel précise : « Die Dynamik dieser Verbindungen ist also eine zweifache: Variation des dialektisch-rhetorischen Schlusses, formal wie material, Durchlaufen einer 84 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="85"?> 194 Völkel (1993), p. 201 ; « La dynamique de ces relations est alors une double : varier de la conclusion dialectique rhétorique, au niveau formel ainsi que matériel, parcourir le plus grand nombre possible d’aspects manifestes dans la littérature. » möglichst großen Anzahl von literarisch manifesten Gesichtspunkten. » 194 Pour terminer cet aspect sur les relations, la relativité et leurs effets sur la conception du DHC par rapport aux renvois, il est important de souligner que Bayle relie par ce moyen les différentes parties dont il compose son ouvrage et en scelle l’unité, ce qui est un phénomène rare dans le genre encyclopédique où chaque lemme et chaque article constitue d’habitude une unité autonome. De surcroît, les renvois bayliens s’acquittent d’une fonction supplémentaire en produisant un effet didactique. Comme de nombreux sujets, que Bayle aborde, sont très complexes et exhaustifs à la fois, l’auteur risque soit de fatiguer le lecteur, soit d’abuser des capacités intellectuelles et de la concentration de ce dernier, s’il traite un sujet dans toute son ampleur en un seul article. Bayle procède de manière contraire : en même temps qu’il décharge les articles d’informations et transfère certaines idées et aspects concernant le même sujet à un autre endroit, il soulage le lecteur. En reprenant le fil thématique en différents endroits marqués et donc liés par des renvois, il entoure l’idée centrale et l’éclaire de tous les angles possibles. Il agrandit donc le cercle à chaque fois qu’il y retourne et approfondit au fur et à mesure les connaissances qu’on peut acquérir concernant un certain sujet. Auprès du lecteur, cette façon de procéder a deux effets. Premièrement, celui-ci a l’occasion de découvrir un aspect après l’autre, de sorte que même un public non-érudit qui n’a pas l’habitude de se plonger dans de longues réflexions peut accéder à des questions complexes de théologie, de philosophie, d’histoire et autres, étape par étape. On suit le courant du texte et on tombe de temps en temps sur un nouvel aspect reprenant un sujet qu’on avait vu plusieurs pages auparavant. Deuxièmement, si un lecteur s’intéresse à suivre tout un débat de façon suivie et pas de façon segmentée, il lui faut simplement se laisser guider par les renvois, les nœuds reliant les différents fils dans ce réseau d’informations. Ainsi, Bayle procure au lecteur l’option d’adapter la lecture à ses propres besoins et intérêts. En même temps, on évite des répétitions et les redoublements en usant des renvois. Il y a de nombreux cas où Bayle travaille sur la vie de personnages liés par quelque rapport familial. Inutile alors de redire chaque fois les aspects qui ont déjà été exposés dans un autre article. Ce qui est décrit dans A L C MÈN E , par exemple, ne figure plus dans l’article portant sur son mari Amphytrion et inversement, bien que le sujet commun soit l’histoire mythologique marquant leur vie conjugale. Et des deux articles, Bayle renvoie à T ÉLÉ B O E S où on trouve en revanche quatre renvois, à savoir A M P HIT R Y O N , L E U C AD E , A L C MÈN E 85 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="86"?> 195 Ibid., p. 204. 196 Voir B A T H Y L L U S , début rem. D. et G O R G O P H O N E . Cet exemple fait ressortir le fait que les renvois fonctionnent assez souvent dans les deux sens. C’est-à-dire qu’il y a des articles ou bien des remarques qui mènent à un (ou une) autre qui renvoie lui-même aux premiers. Par ce moyen, le lecteur n’est pas obligé de suivre linéairement un fil simple, une voie à sens unique, mais il peut avancer ou retourner, prendre une autre direction et continuer dans plusieurs sens de sorte que la lecture devient pluridimensionnelle et fait l’objet d’une dynamisation. Il ne faut plus seulement lire ligne par ligne, mais il est possible de suivre lien par lien, donc renvoi par renvoi, ce qui fait sauter des pages, voire des tomes. Völkel exprime cette observation de la façon suivante : Bayles Vorgänger verlangen lineares, kontinuierliches Lesen; das Dictionnaire da‐ gegen zieht vergleichbare Textmassen zum sofortigen Überblick zusammen, setzt sie optisch voneinander ab und erlaubt das “Springen” zwischen den Remarques und dem Führtext bzw. zwischen den Anmerkungen oder gar anderen Artikeln. 195 Les prédécesseurs de Bayle exigeaient une lecture linéaire, continue ; par contre, le Dic‐ tionnaire regroupe une masse de texte comparable afin de donner un aperçu immédiat, les contraste optiquement et permet de “sauter” entre les remarques et le corps d’article respectivement les annotations ou même d’autres articles. Ainsi, Bayle disperse, d’une part, le savoir à travers plusieurs articles et crée en même temps, de l’autre, un lien stable entre eux. Le savoir est donc dynamisé parce qu’il est réparti en plusieurs endroits et relié par un réseau élaboré. Toutes les informations concernant un certain sujet ne sont pas aveuglément accumulées dans un seul chapitre ou dans un seul article, mais bien au contraire placées volontairement à un endroit approprié selon les critères choisis par l’auteur. 196 Tout compte fait, il reste un dernier aspect à mentionner concernant les renvois. Tout ce qu’on vient d’expliquer ci-dessus concerne les renvois intra‐ textuels qui lient des passages de texte dans le DHC. On trouve de rares exemples de renvois intertextuels qui dirigent vers d’autres livres et vers d’autres auteurs. On pourrait également classer ce genre de renvois comme information bibliographique supplémentaire pour donner au lecteur l’occasion d’approfondir sa lecture concernant tel sujet et de faciliter ainsi sa recherche de textes. La rem. H de l’article A R I S T O T E est un bon exemple parce qu’à la fin, Bayle énumère plusieurs titres qui pourraient éventuellement intéresser le lecteur. Dans ce contexte, il faut se poser la question de savoir s’il est pertinent 86 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="87"?> 197 Voir le sous-chapitre 1.2.6 La bibliothèque dans le livre. 198 D’Alembert dans le Discours préliminaire dans Diderot, Denis et d’Alembert, Jean-Bap‐ tiste le Rond, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, t. 1, Paris, Briasson et al., 1751, p. xxxiv. 199 Quemada (1967), p. 323. 200 Ibid., p. 322 sq. d’étiqueter ce phénomène comme renvoi intertextuel ou s’il serait mieux de le classer comme référence bibliographique. Comme développé ci-dessous 197 , les références bibliographiques que Bayle indique en marges afin de documenter ses sources et qui accompagnent les citations diffèrent de ces renvois intertextuels par leur fonction. Vu qu’ils servent à conduire le lecteur à des titres que Bayle ne cite pas, mais qui représentent une prolongation et un approfondissement d’un sujet, tandis que les indications bibliographiques marginales spécifient l’endroit exact que Bayle copie dans son texte, il semble logique de maintenir cette différentiation et d’établir la distinction entre renvois intratextuels et renvois intertextuels. 1.2.5 L’ordre alphabétique Après la mise en page et les questions concernant la typographie, l’ordre alphabétique joue un rôle non négligeable dans la plupart des dictionnaires. Certes, il empêche la lecture suivie du texte, ce que d’Alembert remarque dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie : Ces sortes de collections peuvent tout au plus servir à donner quelques lumieres à ceux qui sans ce secours n’auroient pas eu le courage de s’en procurer : mais elles ne tiendront jamais lieu de Livres à ceux qui chercheront à s’instruire ; les Dictionnaires par leur forme même ne sont propres qu’à être consultés & se refusent à toute lecture suivie. 198 Néanmoins, ce classement par ordre alphabétique s’est imposé pour ce genre d’ouvrage. Quemada souligne que le mérite pour « l’initiative d’avoir mis en œuvre plus systématiquement « les mots francoys selon l’ordre des lettres » » 199 revient à Estienne. Au Moyen Âge, les regroupements alphabétiques des mots structuraient déjà les glossaires et les lexiques, mais la forme systématique et rigoureuse fut instaurée par les lexicographes humanistes. 200 Bayle, en conséquence, n’est pas un novateur au niveau du classement des mots vedettes dans son dictionnaire. Cependant, l’ordre alphabétique représente un atout dont il profite. 87 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="88"?> 201 Menant, Sylvain, Littérature par alphabet : Le Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire, Paris, Champion, 1994, p. 43. 202 Ibid., p. 43. 203 Ibid., p. 42. 204 Didier signale aussi que « ce classement n’a rien de logique non plus » (Didier (1996), p. 5) et ajoute que Bayle aurait pu utiliser également des chiffres au lieu des lettres. Sylvain Menant explique que « [c]e qui vaut à l’Encyclopédie son prestige, c’est le sentiment qu’elle fait naître d’un livre complet sur tous les domaines du savoir et des interrogations humaines. » 201 Il relie cette observation, sur l’ensemble de l’ouvrage, ensuite à l’alphabet : Cette extension universelle se reflète dans l’ordre alphabétique, qui depuis des siècles exprime la totalité ("Je suis l’alpha et l’oméga", la première et la dernière lettre de l’alphabet, dit Dieu, symbolique constamment reprise sur les ornements liturgiques) ; la suite alphabétique suggère qu’aucun aspect de la réalité n’échappe à l’enquête et à la réflexion. Mais cet ordre qui est donné, et non choisi par l’auteur ou le directeur du dictionnaire, suggère aussi que le dictionnaire privilégie les données plutôt que les interprétations personnelles ; il suggère que l’auteur, ou les auteurs, n’ont nullement cherché à organiser les faits selon leur système. L’ordre alphabétique représente de ce point de vue le triomphe de la pensée empirique sur toutes les tentations métaphysiques. 202 Cette description sur la portée de l’alphabet que Menant accorde à l’Encyclopédie afin d’en souligner ensuite l’importance pour le Dictionnaire philosophique de Voltaire est également valable pour le DHC. Bien que Menant fasse allusion à la perspective de rigueur chrétienne dont Bayle témoigne, il fait ressortir son mérite d’avoir défendu « la liberté de conscience en dénonçant l’oppression catholique […], [mis] à la disposition du lecteur des informations savantes éten‐ dues et diverses » 203 et d’avoir une portée subversive. Avec l’ordre alphabétique, Bayle renonce alors à une hiérarchisation du savoir. Il n’accorde pas aux articles une valeur correspondant à son opinion privée ou à son jugement personnel, mais ils sont tout d’abord classés selon un critère qui est tout à fait arbitraire, et donc neutre. 204 Cette façon de procéder évite les effets de position parce que le lecteur consulte un article qui attire son attention, et qu’il veut se renseigner sur le sujet. Ensuite, il y a plusieurs possibilités de continuer : si ce n’est que pour une consultation ponctuelle, il termine sa lecture quand il a trouvé ce qu’il a cherché ; s’il souhaite encore plus de détails ou s’il aime découvrir le texte, il continue à lire encore d’autres articles qui lui paraissent intéressants et pertinents ; s’il s’intéresse à un sujet en particulier que Bayle traite à plusieurs reprises et par conséquent en plusieurs endroits, le lecteur peut approfondir sa 88 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="89"?> 205 Ibid., p. 87. 206 Ibid., p. 4. 207 Ibid., p. 4 sq. lecture en suivant le réseau des renvois. Les possibilités sont multiples de sorte qu’on peut aussi s’imaginer le cas où un lecteur commence au début de l’ouvrage et s’en tient à sa lecture habituelle, à savoir linéaire et continue. Cependant, ce cas semble plutôt moins probable car, dès que les premiers renvois dans un article signalent que la suite du sujet qu’on est en train de lire se trouve ailleurs, on est tenté de feuilleter, au moins vite fait, à l’endroit indiqué, juste pour y jeter un coup d’œil. Dans la plupart de ces cas, l’ordre alphabétique apporte au lecteur une valeur non-négligeable parce que l’orientation dans le livre devient, par ce moyen, beaucoup plus facile. Mais ce n’est pas seulement le lecteur qui en profite puisque « l’auteur ou le groupe d’auteurs qui travaillent à un dictionnaire se réjouiront d’avoir à leur disposition le bienheureux ordre alphabétique. Encore faudra-t-il le gérer pour le mieux. » 205 Et Bayle exploite ce système parfaitement sur trois niveaux. Il ne se contente pas seulement de ranger les articles dans l’ordre alphabétique, mais il indique dans le corps d’article les remarques par les lettres de l’alphabet en majuscules qui figurent ensuite à nouveau dans les deux colonnes en-dessous. C’est-à-dire que les remarques sont rangées selon le même ordre que les articles. Par les lettres de l’alphabet en minuscules, Bayle désigne les notes et les références bibliographiques qui ornent, sur les marges, les remarques aux colonnes. Didier attire également l’attention sur cette triple utilisation en observant que « les lettres de l’alphabet vont encore intervenir pour le classement des notes, et en un double système. » 206 Elle précise que la partie historique, à savoir le corps d’article qui est composé de données historiques, est liée à la partie critique que représentent les remarques. [C]’est grâce à l’alphabet que ces notes sont rattachées au texte. Et à un double niveau : des lettres majuscules […] dans le texte, renvoient aux notes en bas de page, où s’exprime l’essentiel de la pensée critique de Bayle. Mais ces notes elles-mêmes sont chargées de références qui se greffent à leur tour sur le texte des notes, en utilisant les minuscules […]. La page apparaît donc truffée par des minuscules dans les marges. 207 Le grand service que l’alphabet rend au DHC est la liaison indispensable qu’il établit entre les deux parties clairement séparées. Elle noue la relation entre les informations historiques et l’examen critique afin de remettre en question certains aspects ou de rentrer dans la discussion. Ce lien représente la ligne verticale entre l’article même et les colonnes. En ce qui concerne les liaisons entre les remarques et les références bibliographiques, on constate le même 89 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="90"?> 208 Ibid., p. 7. 209 Menant (1994), p. 43. effet : ces dernières sont attachées par les minuscules à la partie du texte qu’elles soutiennent ce qui trace une ligne horizontale. Étant donné que quelques notes dans les marges contiennent un renvoi à un autre article ou une autre remarque, on découvre l’existence d’une troisième dimension qui va au-delà des verticales et des horizontales. De surcroît, cette dimension supplémentaire va assez souvent dans plusieurs directions puisque les cas sont nombreux où Bayle utilise plusieurs renvois dans un contexte. Le réseau pluridimensionnel qu’il construit ainsi correspond à un véritable bâtiment dont le toit composé d’articles abrite les colonnes de la critique qui - à leur tour - sont soutenues par les marges remplies des notes bibliographiques. En utilisant l’ordre de l’alphabet, Bayle recourt à un système d’organisation assez neutre. Toutes les entrées du DHC sont ainsi traitées de la même manière, de par leurs positions dans l’ouvrage, puisqu’il n’y en a aucune qui ait une posi‐ tion supérieure à une autre, ce qui crée un effet d’égalité. Elles ont formellement la même valeur ce qui donne un effet d’égalité entre elles. Cette égalité va de pair avec la démocratisation des connaissances et donc du savoir. Le classement par ordre alphabétique représente le seul critère qui est pourtant valable pour tous les articles sans exception de sorte qu’ils apportent tous leur part à l’ensemble de l’ouvrage. C’est alors le développement d’une relation démocratique entre les entrées par le nivellement de la hiérarchie par l’ordre alphabétique. Certes, la longueur, la gravité et l’impact des articles varient et par consé‐ quent leur importance dans l’ouvrage diffère. Mais comme dans une société démocratique où chaque individu apporte sa propre valeur et est traité selon les mêmes droits, les simples articles apportent leur part à l’ouvrage et sont également traités selon le même critère. Didier s’exprime d’une autre manière en parlant de l’Encyclopédie quand elle remarque que l’ordre alphabétique s’adresse à la multitude des lecteurs et que « [l]e dictionnaire est un moyen de choix pour vulgariser - au meilleur sens du terme - le savoir, pour faire pénétrer la Philosophie dans le grand public. » 208 Ainsi la démocratisation du savoir agit au niveau du contenu et de l’arrangement des sujets, tandis que la vulgarisation établit le rapport entre les connaissances et leur accessibilité, ou mieux, leur reformulation pour le public. « Ce qui vaut à l’Encyclopédie son prestige, c’est le sentiment qu’elle fait naître d’un livre complet sur tous les domaines du savoir et des interrogations humaines ». 209 On peut trouver des traces de ce caractère complet également dans le DHC, même s’il se présente autrement. Considérant le choix d’articles 90 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="91"?> 210 Bayle (1702), Préface, p. I. 211 Ibid., p. II. 212 Didier (1996), p. 91. que Bayle fait, on réalise que de nombreux personnages manquent. Par exemple, on cherche en vain Socrate, Platon, Montaigne, Richelieu, Mazarin, Descartes, Corneilles, Racine et d’autres encore ce qui éloigne le DHC de l’ambition de vouloir être universel et complet. Bayle fait part dans la Préface qu’il avait « dessein de composer un Dictionaire de fautes » 210 , mais qu’il a adapté ce premier dessein au goût du public qui ne témoigne pas une aussi profonde passion pour la chasse à l’erreur que Bayle. Il s’attache alors un peu moins à la correction des fautes, sans l’abandonner entièrement. Il explique ensuite : Je me fis d’abord une loi de ne rien dire de ce qui se trouve dejà dans les autres Dictionaires, ou d’éviter pour le moins le plus qu’il seroit possible, la repetition des faits qu’ils ont raportez. Je me privois par là de tous les materiaux les plus faciles à rassembler, & et à mettre en œuvre. 211 C’est-à-dire qu’il se donne pour but de corriger quelques fautes et de remplir surtout les lacunes de ce que ses prédécesseurs n’ont pas retenu dans leurs dictionnaires. Sa contribution à la mise à l’écrit intégrale du savoir consiste à compléter ce qui a été écrit auparavant. Par conséquent, le DHC n’est pas complet en tant qu’ouvrage individuel, mais il l’est en relation avec les ouvrages qu’il cherche à compléter et avec les ouvrages qui sont cités. Un dernier effet pratique de l’ordre alphabétique reste à mentionner. Comme le dictionnaire est en général un ouvrage conçu pour une consultation ponc‐ tuelle et dont la lecture est discontinue, l’alphabet procure un cadre stable et fixe qui permet la lecture pluridimensionnelle et dynamique du DHC. L’effet de la discontinuité et de la dynamique est encore renforcé par les renvois que Bayle utilise dans la plupart des articles. D’autant plus qu’il est important que le lecteur ait des points de repère à sa disposition afin de ne pas se perdre. La structure interne qui place ces points fixes est mise en œuvre grâce à l’alphabet. En ce qui concerne la discontinuité, Didier cite Dom Calmet qui se plaint dans l’Avertissement qui précède son Nouveau dictionnaire historique ou Histoire abrégée de tous les hommes que « L’ordre alphabétique a des inconvénients ; il sépare les faits, les isole ; il peut jeter de la confusion dans l’esprit et dans la mémoire. » 212 Cette plainte paraît d’autant plus paradoxale quand on considère que Bayle se sert avec plaisir de ce moyen pour pouvoir segmenter les faits afin de les disperser et de les traiter de façon isolée. Il profite de la discontinuité et l’exploite, mais n’oublie pas son lecteur dont il veut attirer l’attention et garder la bienveillance. Mais au cas où le lecteur se perd, c’est en revanche Bayle qui perd 91 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="92"?> 213 La Mothe Le Vayer, François de, De la Vertu des Payens, Paris, François Targa, 1642. 214 La Mothe Le Vayer, François de, Hexameron rustique, Paris, Louis Billaine, 1670. 215 La Mothe Le Vayer, François de, Cinq Dialogues faits à l’imitation des Anciens, Mons, Paul de la Fleche, 1671. 216 Guez de Balzac, Jean-Louis, Socrate Chrestien, Paris, Augustin Courbé, 1661. 217 Arnauld, Antoine et Nicole, Pierre, La Logique ou L’Art de Penser, Paris, Charles Savreux, 1662. certainement le lecteur à son tour. Il a en conséquence intérêt à bien l’encadrer et le soutenir avec des outils simples, comme l’ordre alphabétique. En fait, il faut avouer que l’ordre alphabétique est une caractéristique commune aux dictionnaires en général. Néanmoins, sa dimension, et donc son importance, dans le DHC sont beaucoup plus élevées parce qu’il figure sur trois niveaux : d’abord, en tant que système de rangement pour les articles, ensuite pour relier les articles et les remarques et finalement, pour doter les remarques de références bibliographiques et parfois aussi de renvois. De plus, Bayle ne doit pas inventer son propre système comme d’autres auteurs qui se retrouvent dans la situation habituelle de devoir créer une suite de chapitres logique et continue. François La Mothe Le Vayer, par exemple, est obligé de suivre un fil logique lors de la rédaction de De la Vertu des Payens  213 , de l’Hexameron rustique  214 et des Cinq Dialogues faits à l’imitation des Anciens  215 . Le choix du genre entraîne un mode de construction du texte différent puisqu’il est destiné à une lecture linéaire. Il en est de même pour de nombreux contemporains comme Jean-Louis Guez de Balzac et son Socrate Chrestien  216 , Antoine Arnauld et la longue liste de ses écrits, ainsi que La Logique ou L’Art de Penser  217 de la plume d’Antoine Arnauld et Pierre Nicole et les nombreux écrits d’autres auteurs encore. La composition en articles cause un apparent désordre thématique dans le DHC, mais ce défaut est étouffé et donc géré grâce à l’ordre alphabétique qui garantit les liens intratextuels et contient quelques renvois qui, de leur côté, entament les relations thématiques entre les différentes entrées. 1.2.6 La bibliothèque dans le livre A maintes reprises, Bayle se heurte au problème de ne pas avoir à sa disposition tous les outils de travail nécessaires dont il aurait besoin lors de la rédaction des articles du DHC. Réfugié à Rotterdam, l’écrivain protestant éprouve à ses dépens que l’accessibilité à de nombreux livres n’est pas évidente. Raison pour laquelle il est convaincu que ses futurs lecteurs se retrouvent dans la même pénurie et fait en conséquence tout son possible pour y remédier. Il explique dans la Préface cette motivation qui le pousse à suivre le goût des lecteurs : 92 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="93"?> 218 Bayle (1702), Préface, t. I, p. VI. 219 Voir van Lieshout (2001), p. 180. 220 Ibid., p. 177 ; « Au total, le Dictionaire contient 10 350 notes marginales accompagnant le corps narratif [des articles] et 44 100 notes marginales accompagnant les remarques. » J’ai consideré qu’un ouvrage comme celui-ci doit tenir lieu de Bibliotheque à un grand nombre de gens. Plusieurs personnes qui aiment les sciences, n’ont pas le moien d’acheter les livres ; d’autres n’ont pas le loisir de consulter la cinquantiéme partie des volumes qu’ils achetent. Ceux qui en ont le loisir seroient bien fâchez de se lever à tout moment, pour aller chercher les instructions qu’on leur indique. Ils aiment mieux rencontrer dans le livre même qu’ils ont sous les yeux, les propres paroles des auteurs qu’on prend pour temoin. Si l’on n’a pas l’édition citée, on se detourne pour long tems ; car il n’est pas toûjours aisé de trouver dans son édition la page qu’un auteur cite de la sienne. Ainsi pour m’accommoder aux interêts des lecteurs qui n’ont point de livres, & aux occupations ou à la paresse de ceux qui ont des Bibliotheques, j’ai fait ensorte qu’ils vissent en même tems les faits historiques, & les preuves de ces faits, avec un assortiment de discussions & de circonstances qui ne laissât pas à moitié chemin la curiosité. Et parce qu’il s’est commis beaucoup de supercheries dans les citations des auteurs, & que ceux qui abregent de bonne foi un passage, n’en savent pas conserver toûjours toute la force, on ne sauroit croire combien les personnes judicieuses sont devenuës défiantes. 218 En écrivant, Bayle pense alors à l’utilité que son ouvrage doit avoir pour les lecteurs. Bien qu’il dispose lui-même d’une bibliothèque considérable, il se voit assez souvent confronté, en tant que lecteur insatiable, érudit et critique, au fait que d’autres auteurs ne donnaient pas de références correctes et détaillées et laissaient ainsi leurs lecteurs dans l’ombre. 219 Grâce à un large réseau de correspondance, des collègues et confrères répondent à ses questions et lui fournissent ainsi les informations et les passages des textes dont il avait besoin. De cette manière, Bayle se met à la place de son futur lecteur. Il s’identifie avec lui au moment où il rédige le DHC parce qu’il a déjà trop connu la pénurie de livres, et se voit toujours réduit aux problèmes de ne pas avoir les textes nécessaires sous les yeux. Van Lieshout a documenté tous les livres auxquels Bayle fait référence et dont il reprend les citations dans son texte. La bibliographie qu’elle a pu reconstruire est impressionnante. Toutes les références bibliographiques que Bayle indique se retrouvent dans les notes marginales. « In total, the Dictionaire contains 10,350 marginal notes to the narrative corpus and 44,100 marginal notes to the remarques. » 220 Les marges représentent le lieu où se trouvent les sources citées et peuvent, de fait, être comparées aux étagères d’une bibliothèque sur lesquelles 93 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="94"?> 221 Les deux documents, à savoir la bibliotèque du DHC ainsi que la liste des renvois, sont joints en format numérique sur CD-Rom à l’ouvrage imprimé de van Lieshout. 222 On trouve 21 renvois dans S P I N O Z A dont un est dans le corps tandis que les autres sont disséminés dans 15 notes marginales des remarques. reposent, comme dans une bibliothèque réelle, les livres. Une fois de plus, la mise en page apporte un avantage puisque le lecteur peut rapidement consulter les marges et s’informer de la source citée. De plus, il faut noter que van Lieshout n’a pas seulement reconstruit la création du DHC, mais aussi la gestion de l’ouvrage au cours des années de sa rédaction. Elle a géré en même temps une liste exhaustive, comportant tous les renvois et les références des articles entre eux, et « The Dictionaire’s Library », un document comprenant 412 pages. 221 Cette bibliothèque, ou mieux bibliographie, recense de plus toutes les références que Bayle fait à chaque titre. Par ce moyen, elle note pour chaque ouvrage dans quels articles Bayle en fait mention. Le DHC représente alors l’immense recueil des ouvrages qui ont marqué et influencé le XVII e siècle ainsi que le siècle précédent, même les siècles précédents puisque l’auteur ne prête pas seulement attention aux écrits de ses contemporains, mais aussi aux ouvrages d’une portée considérable des grands philosophes grecs et romains, des ecclésiastiques et des érudits de tous les siècles précédents. Le besoin de tracer une bibliothèque est intrinsèque et émerge auprès de l’auteur afin de dompter et de gérer lui-même les nombreux ouvrages sur et avec lesquels il travaille. La pratique de dresser des bibliographies détaillées est devenue une habitude dans les sciences de plus en plus importante au cours du XX e siècle. À l’époque de Bayle, une bibliographie n’était pas une partie essentielle ou nécessaire d’un ouvrage de sorte que notre auteur se procure par les notes marginales son propre système d’ordre afin de ranger et de classer les titres auxquels il se réfère. Certes, ces titres ne sont pas dans l’ordre alphabétique mais ils sont regroupés dans un cadre thématique selon les articles et leurs sujets. 20 notes accompagnent, par exemple, le corps de l’article S P IN O ZA et apportent des précisions, des renvois aux remarques suivantes et des titres d’ouvrages. Aux remarques, Bayle ajoute 176 notes où il documente successivement les ouvrages qui traitent soit directement de Spinoza et de sa doctrine, soit un sujet qui est en rapport avec lui et ses écrits. Une première partie de ces notes - 15 au total - contient une vingtaine de renvois à d’autres articles. 222 La deuxième partie, beaucoup plus grande que la première, représente la bibliographie thématique des ouvrages concernant Spinoza. Bayle cite une bonne centaine d’ouvrages ou se réfère au moins à ces livres sans en reprendre de citation. De plus, l’écrivain exploite certains ouvrages plusieurs fois dans ce même article, car ils lui sont utiles sous de multiples aspects qu’il utilise au fil de son texte. Il est sûr qu’ainsi 94 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="95"?> 223 Voir le sous-chapitre 1.2.1 La mise en page. 224 Völkel (1993), p. 199. le nombre des notes marginales augmente tandis que le nombre des ouvrages reste inférieur. La position locale des références bibliographiques sur les marges est aussi intéressante à étudier, car elle offre un confort supplémentaire au lecteur. L’examen de la mise en page 223 a déjà montré que la lecture du texte courant - soit du corps, soit des remarques - peut être interrompue au cas où on veut consulter les informations sur les marges, sans que cela dérange gravement le cours de la lecture. Le grand atout de cette pratique est que le lecteur n’est pas obligé de feuilleter tout le livre et de chercher le titre de référence ou l’information complémentaire ailleurs. Un simple glissement des yeux sur les marges suffit et il accède directement aux renseignements. Les références bibliographiques ornent de cette façon le texte comme des arabesques et contribuent à une lecture agréable. Face aux grandes pages des volumes in-folio, le lecteur a donc la possibilité de lire rapidement la remarque ou la note sans perdre le fil parce que toutes les informations nécessaires figurent sur la même page. Par ce moyen, les chemins à franchir sont d’une courte distance ce qui incite à consulter les notes. Völkel parvient à la même observation et explique [dass] die Folioseiten des Artikels Lipsius für problemlose optische Orientierung ausgelegt [sind]. […] Die Anmerkungen sind inhaltlich nach Absätzen gegliedert und mit dem Kursiv der Zitate optisch aufgelockert, so daß sie ermüdungsfrei gelesen werden können. Der fast immer parallel angeordnete Verweis auf der Marge erlaubt blitzartiges Erfassen der Quelle, wobei man oft noch nicht einmal die Zeile wechseln muß! 224 [que] les pages in-folio de l’article Lipsius sont agencées pour l’orientation visuelle sans problèmes. […] Les remarques sont divisées en paragraphes selon le contenu et allégées visuellement par les citations en italique de manière qu’elles peuvent être lues sans qu’on se fatigue. La référence qui est presque toujours arrangée de façon parallèle à la marge permet de saisir rapidement la source même sans qu’il faille changer de ligne ! Cette observation concerne bien tout le DHC vu que la mise en page est valable pour l’intégralité de l’ouvrage. Jusqu’ici, l’accent a été mis sur la bibliothèque, respectivement la bibliogra‐ phie implicite du DHC. Elle se caractérise par le rassemblement de deux types d’auteurs et d’écrivains. D’un côté, ce sont des personnages directement présents dans le DHC et immortalisés grâce à un article, mais dont Bayle cite de surcroît un ou plusieurs ouvrages et dont le nom figure en conséquence aussi sur 95 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="96"?> 225 Voir par exemple A N T O N I A N O , rem. E, M A R O T , rem. R ou N I H U S I U S , rem. A. 226 Parfois le nom ou le prénom d’un écrivain est écrit différemment ce qui a causé des malentendus et des confusions. Bayle s’investit dans les cas où il l’estime nécessaire pour donner la bonne version du nom en comparant les différentes orthographes qui circulaient. les marges ; de l’autre, il s’agit de personnages absents qui n’ont pas été retenus explicitement dans un article et ne figurent que sur les marges. Montaigne, Descartes et Perrault, entre autres, n’apparaissent pas sous la forme d’un aperçu biographique ; néanmoins, ils sont omniprésents grâce aux innombrables citations que Bayle glisse dans le texte et qu’il commente. À côté, il y a aussi des bibliographies explicites. Celles-ci apparaissent dans les remarques. Aux articles traitant d’écrivains ou de penseurs de différentes disciplines, Bayle ajoute assez souvent toute une remarque à la chronologie de leurs ouvrages publiés. Néanmoins, il ne poursuit pas cette habitude de donner une liste bibliographique pour tous les écrivains ou hommes de lettres auxquels il consacre un article. En considérant les cas où lesdites listes sont réalisées, on peut constater que ce type de remarque se trouve surtout dans les articles concernant des auteurs moins connus ou dont le statut d’auteur est contestable et ambigu. 225 Bayle essaie alors de clarifier la production littéraire de ses collègues et de leur accorder le mérite qui va de pair avec leur exploit intellectuel. De surcroît, il assume son ambition de corriger des fautes, de sorte qu’il précise les noms et prénoms des auteurs si nécessaire 226 , l’année de parution ou bien l’orthographe des titres. Pour les écrivains plus populaires et plus connus, Bayle ne se donne pas la peine de regrouper leurs ouvrages dans une liste à part. Tout d’abord, ce serait un travail superflu du fait qu’ils étaient lus et donc connus auprès d’un large public plus ou moins cultivé et de plus, ils se trouvent de toute façon dans le DHC, soit sur les marges, soit dans le texte courant. Comme van Lieshout l’a montré, il est possible de transformer la bibliographie implicite en bibliographie explicite, ce qui lui a permis de reconstruire la bibliothèque baylienne et encore d’autres aspects qui auront leur importance dans la suite de cette étude. Ce recueil en format de bibliothèque de van Lieshout présente en même temps la documentation des sources auxquelles l’auteur se réfère. La forme moderne des bibliographies à la fin des ouvrages scientifiques se développe davantage au XIX e et au XX e siècle et suit aujourd’hui des normes spécifiques selon les différentes disciplines. Bayle s’en est déjà fait une habitude au XVII e siècle, d’une part à cause de sa conscience professionnelle et d’autre part, à cause de sa méticulosité. Mais le besoin pratique qui y est lié n’est pas à sous-estimer, car l’importance de cette documentation va encore plus loin. Elle montre sa vaste érudition, le grand savoir qu’il a accumulé pendant toute sa vie. Plus il lit, plus 96 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="97"?> 227 N A V A R R E (M A R G U E R I T E D E V A L O I S , R E I N E D E ( B R U )), rem. A. il rentre dans le détail et absorbe toutes les informations disponibles, comme une éponge. Il devient donc nécessaire de trouver une solution pour gérer cette affluence de savoir et essentiel de se procurer une bibliographie en tant que système d’ordre. Et il est encore plus indispensable de réaliser ces deux premiers buts si on a l’intention de rendre son savoir accessible à d’autres, à un public de lecteurs divers. Pour autant, il n’est pas soumis à des normes et peut donc créer une bibliographie à son goût. À l’écoute des futurs lecteurs, il choisit une solution très pratique en mettant les références des ouvrages directement à côté de la ligne où il en parle. En faisant l’inventaire du DHC, afin de faire ressortir quels types de textes sont utilisés et retenus, il devient évident que l’auteur y accueille pratiquement tous les genres de texte qui circulent. On y trouve des traités scientifiques, des études philosophiques ainsi que théologiques, des vers à côté de périodiques, tout cela mélangé avec des revues, des recueils et des épitaphes. Comme Bayle reste toujours l’auteur critique et le guide de ses lecteurs, il n’oublie pas de faire part de son opinion envers les sources consultées. Les Mémoires de la reine Marguerite, par exemple, ont servi de source à une grande partie des remarques de l’article traitant de la reine Marguerite de Navarre où Bayle laisse échapper quelques brèves phrases entre les citations pour marquer qu’il faut garder, malgré l’authenticité des Mémoires, une discrète attitude de méfiance lors de la lecture de cette source qui est rédigée par une reine qui voulait faire part de ses expériences et créer ainsi une certaine image d’elle-même. Quand Bayle entame le sujet de la date de naissance de cette reine dans la première remarque, il décrit que plusieurs auteurs indiquaient le 14 mai 1552 tandis que la reine se rajeunit de deux ans dans son écrit. Des Princesses dont le jour natal est marqué dans les almanachs, dans les tailles douces qui se vendent chez les imagers, & dans une infinité de livres vulgaires, peuvent-elles ignorer ce que personne ignore ; ou osent-elles se faire plus jeunes qu’elles ne sont ? […] Il semble neanmoins que nôtre Reine de Navarre s’étoit si fort accoutumée à diminuer son âge, que par habitude elle suivit ce style-là en composant ses memoires. 227 Par cette observation dans la toute première des remarques, Bayle semble suggérer au lecteur d’être en éveil, de bien examiner et d’être prudent avec les informations que divulgue la reine. Cependant, cela ne l’empêche pas d’enrichir son texte de longues citations reprises des Mémoires de la reine Marguerite qu’il commente au fur et à mesure. Continuant de s’interroger sur l’attitude de Bayle 97 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="98"?> 228 N I D H A R D , rem. C. 229 Voir van Lieshout (2001), p. 186-197. 230 Ibid., p. 186 ; « Il [Bayle] avait très peu de temps pour le mélange de fait et fiction qui fut rendu populaire par des auteurs tels que Marie-Cathérine Desjardins et Marie-Ca‐ envers ses sources, les rares prises en compte des ouvrages de genre lyrique, dramatique ou épique et ainsi le peu d’estime qu’il semble en avoir paraissent peut-être surprenant au premier coup d’œil. Certes, ils figurent çà et là, mais jouent un rôle marginal comparé à la littérature érudite et savante qui constitue la partie essentielle de la bibliothèque baylienne. Son choix d’utiliser rarement des textes lyriques, dramatiques ou épiques, est motivé par la poursuite de son idéal : la vérité ou au moins la vraisemblance. Tout ce qui appartient au domaine de la fiction ne peut pas lui fournir les faits et les arguments logiques et raisonnables qu’il cherche perpétuellement. Les romans ainsi que les contes racontent des histoires fictives de sorte qu’ils ne peuvent pas apporter des informations exactes et valables à la grande entreprise du DHC en tant que recueil de savoir véritable. Ils ne peuvent pas servir de sources pour un ouvrage tel que le DHC. Dans la rem. C de l’article N IDHA R D , Bayle s’écrie : On s’est laissé prevenir de la pensée que ses ouvrages ne sont qu’un mélange de fictions & de veritez, moitié Roman, moitié Histoire ; & l’on n’a point d’autre voie de discerner ce qui est fiction d’avec les faits veritables, que de savoir par d’autres livres si ce qu’elle narre est vrai. C’est un inconvenient qui s’augmente tous les jours par la liberté qu’on prend de publier les amours secrettes, l’histoire secrette &c., de tels & de tels Seigneurs, fameux dans l’histoire. Les libraires & les auteurs font tout ce qu’ils peuvent, pour faire accroire que ces histoires secrettes ont été puisées dans des manuscrits anecdotes : ils savent bien que les intrigues d’amour & telles autres aventures plaisent davantage quand on croit qu’elles sont réelles, que quand on se persuade que ce ne sont que des inventions. De là vient que l’on s’éloigne autant que l’on peut de l’air romanesque dans les nouveaux Romans ; mais par là on repand mille tenebres sur l’histoire veritable, & je croi qu’enfin on contraindra les Puissances à donner ordre que ces nouveaux Romanistes aient à opter ; qu’ils fassent, ou des histoires toutes pures, ou des Romans tout purs ; ou qu’au moins ils se servent de crochets pour separer l’une de l’autre, la verité & la fausseté. 228 Van Lieshout récapitule dans un sous-chapitre sur environ onze page les « dubious sources » 229 de Bayle. Dans la section « Reality and fiction », la cher‐ cheuse avance que « [h]e had little time for the concoctions of fact and fiction popularized by authors like Marie Cathérine Desjardins and Marie-Cathérine d’Aulnoy, because the reader no longer knew what to believe even when it was true. » 230 Bayle, toujours à la recherche de la vérité et tout à fait conscient 98 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="99"?> thérine d’Aulnoy parce que le lecteur ne savait plus ce qu’il fallait croire même si cela était vrai. » 231 Les informations et les chiffres dans les lignes suivantes proviennent du sous-chapitre g) Bayle’s reference library du chapitre générique IV. A scholar’s library, a library for learned Europe dans ibid., p. 228-247. 232 Ces dix auteurs classiques sont les plus cités du DHC. Les chiffres entre parenthèses indiquent dans combien d’articles l’auteur en question est mentionné selon l’étude de van Lieshout, voir ibid., p. 244 : 1) Plutarque (272) ; 2) Cicéron (228); 3) Horace (220); 4) Pline l’Ancien (184); 5) Virgile (163); 6) Strabon (132); 7) Athénée (125); 8) Tacite (111); 9) Juvénal (109); 10) Pausanias (108). 233 Les ouvrages suivants d’auteurs modernes (au sens de contemporains de Bayle) sont les plus fréquents du DHC. Les chiffres entre parenthèses indiquent dans combien d’articles cet ouvrage servait de référence (voir ibid., p. 240 sq.) : 1) Jacques-Auguste de Thou, Historia sui temporis (196) ; 2) Adrien Baillet, Jugemens des Savans (113) ; 3) François Eudes de Mézeray, Histoire de France (113) ; 4) Gilles Ménage, Ménagiana (84); 5) Henri de Sponde, Continuatio Baronii (80) ; 6) Erasme, Epistolae (62); 7) Josephe Juste Scaliger, Scaligerana (58); 8) Sethus Calvisius, Chronologia (58); 9) Théodore de Bèze, Histoire ecclésiastique des Eglises réformées (55) ; 10) François de la Mothe le Vayer, Œuvres (49) ; 11) Michel de Montaigne, Essais (49). 234 Bayle (1702), Préface, p. II. qu’elle représente un idéal inatteignable, s’intéresse donc, avec beaucoup plus d’ardeur, à tout ouvrage d’historiographe et d’historien. Ils figurent en grand nombre dans le DHC, ainsi que des biographies, des bibliographies et d’autres dictionnaires. Ce sont donc les écrits de ses collègues et prédécesseurs érudits qui lui fournissent le matériau pour sa collection de livres. Les auteurs classiques obtiennent les premières places au palmarès des écrivains auxquels Bayle fait référence. 231 Plutarque, Cicéron et Horace sont les plus importants parmi les 10 auteurs qui figurent dans plus de 100 articles du DHC. 232 En ce qui concerne les écrivains de l’époque moderne, François Auguste de Thou, Adrien Baillet et François Eudes de Mézeray ont servi dans beaucoup de références - et au total plus de 100 fois chacun. 233 Mais le manque d’estime ne s’étend pas seulement aux ouvrages de la belle littérature qui sont sous-représentés par rapport à la littérature érudite ; Bayle n’a pas plus d’estime pour des gazettes qui, à son avis, répétaient les informations déjà imprimées dans d’autres journaux. Dans sa Préface il explique qu’« [il se fit] d’abord une loi de ne rien dire de ce qui se trouve dejà dans les autres Dictionaires, ou d’éviter pour le moins le plus qu’il seroit possible, la repetition des faits qu’ils ont rapportez. » 234 Par conséquent, il est évident que des répétitions dans les gazettes et journaux ont dû le gêner vu son ambitieux projet pour une telle règle méthodologique. Cela ne l’empêche pas de recourir au Mercure Galant pour en extraire des informations sur des biographies ou 99 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="100"?> 235 Voir van Lieshout (2001), p. 189. 236 B O R E , corps et puis rem. L. 237 B O R E , rem. L. 238 P Y R R H O N , rem. B. des généalogies. 235 Il fait un usage approprié de tout outil disponible selon son potentiel plus ou moins exploitable et selon le contexte concret du DHC. De même, il copie à plusieurs endroits des écrits inédits et contribue ainsi à leur publication. Dans la rem. L de l’article B O R E , il fait imprimer toute une lettre qui « avoit été écrite par (L) Erasme avant qu’il fût desabusé du faux bruit qui avoit couru que Catherine de Bore étoit acouchée peu de tems après ses noces. » 236 Et Bayle continue de préciser afin de bien introduire la lettre : « J’ai cru qu’on ne seroit pas faché de la trouver imprimée dans cet endroit de mon Dictionaire, puis que personne ne l’avoit encore donnée au public. » 237 Mais il ne s’arrête pas aux lettres qu’il fait imprimer dans son texte. Il y a beaucoup d’endroits où Bayle couche sur le papier ce qu’il a appris par ouï-dire. Ce genre d’informations et d’histoires circulaient parmi les érudits, soit à l’oral ou bien dans leur correspondance. Prenons l’exemple de l’entretien de deux abbés que Bayle documente dans l’article portant sur P Y R R H O N . D’abord, il avertit le lecteur : Il y a environ deux mois qu’un habile homme me parla fort amplement d’une conference où il avoit assisté. Deux Abbez dont l’un ne sçavoit que sa routine, l’autre étoit bon Philosophe, s’échaufferent peu-à-peu de telle sorte dans la dispute, qu’ils penserent se quereller tout de bon. 238 Ensuite, il retrace ladite dispute et rentre, lui aussi, successivement dans la discussion philosophique et théologique. Évidemment, Bayle ne recourt pas seulement aux sources écrites, mais aussi aux bruits et aux bavardages, bref aux traditions orales qui courraient dans les rues et dans les cercles érudits, bien qu’il reste toujours attaché et fidèle aux textes imprimés. En somme, tout peut servir de source ; la logique est la seule preuve à laquelle il faut les soumettre pour garantir qu’elles comportent de la crédibilité, de l’authenticité et de la vraisemblance. Le fait, si un texte ou une personne sert de source, joue un rôle secondaire ; les deux doivent subir pareillement l’examen de la raison et de la logique bayliennes. Après avoir démontré les deux types de bibliothèques, implicite et explicite, et les types d’ouvrages et de sources dont la bibliothèque est composée, une dernière question se pose : Qui sont alors ses lecteurs qui fréquentent cette bibliothèque que Bayle construit dans son œuvre ? Qui y cherche des informations ? Tout d’abord, ce sont les érudits qui disposent déjà de beaucoup de connaissances et trouveront ce dont ils ont besoin dans les détails que Bayle 100 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="101"?> 239 Voir van Lieshout (2001), p. 183. remanie avec méticulosité et dans les discussions profondes qu’il mène à maintes reprises. Comme il n’est pas évident qu’ils aient accès aux ouvrages chers ou rares, un problème auquel Bayle a été confronté également assez souvent, l’auteur partage le texte en extraits avec eux et veille ainsi à une plus large diffusion de ces textes. Le même Dictionaire s’adresse également aux gens moins privilégiés, car moins cultivés qui sont néanmoins curieux et veulent s’informer sur certains sujets. Pour leur permettre d’accéder aussi aux textes latins ou grecs, Bayle ajoute assez souvent après une citation en une des deux langues un bref résumé du contenu en français. Par ce moyen, il balaye les obstacles de la langue, il ouvre la porte aux moins privilégiés et les aide à acquérir malgré la bassesse de leur condition sociale quelques connaissances. Van Lieshout souligne aussi que c’était surtout important pour les lecteurs qui habitaient des régions soumises à la stricte censure. Par l’acquisition du DHC, ils avaient un accès indirect aux livres qui étaient officiellement mis à l’index. 239 Et pour captiver encore davantage de lecteurs, Bayle se sert d’une ruse ingénieuse. En insérant de temps à autre quelques histoires obscènes, il attire l’intérêt et l’attention du public comme un aimant. Certains articles sur des aventures amoureuses, sur des courtisanes et maîtresses ont donc contribué à faire du DHC un best-seller. Certes, les obscénités ont allumé de fortes controverses, mais loin de nuire à la vente, elles ont piqué la curiosité du public. La polyvalence de l’ouvrage favorise donc sa vente et garantit que chaque lecteur y trouvera au moins quelques articles selon son goût personnel. Le DHC suscite une fascination à laquelle, une fois qu’on y a succombé, plus personne ne se dérobe, de sorte qu’on a envie de continuer la lecture. Vu la diversité du public, il n’est pas étonnant que les sources que Bayle consulte ne soient pas moins variées et qu’il accueille tous les genres de texte qui circulent, écrits ou oraux. 1.2.7 Les citations et les références bibliographiques La bibliothèque baylienne, décrite dans le sous-chapitre précédent, représente le grand trésor du savoir érudit de l’époque. Mais cette bibliothèque ne sert pas seulement à faire l’inventaire des ouvrages qui circulent au XVII e siècle ni à commenter différentes éditions d’un livre. Beaucoup plus que de recueillir et de cataloguer des livres, Bayle en extrait des citations avec lesquelles il enrichit son texte d’ouvrages référencés. Les citations s’intègrent directement dans l’image métaphorique du DHC en tant que bibliothèque puisqu’elles sont comparables aux feuilles des livres que Bayle parcourt et qu’il copie pour 101 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="102"?> 240 Negroni, Barbara de, « Le rôle de la citation de Bayle à Voltaire » dans Artigas-Menant, Geneviève, McKenna, Antony (éds.), La lettre clandestine - Anonymat et clandestinité aux XVIIe et XVIIIe siècle, vol. 8, 1999, p. 35-54, cit. p. 37. 241 B A U D I U S , rem. N. 242 Lennon, Thomas M., Reading Bayle, Toronto, University of Toronto Press, 1999, p. 29. illustrer et pour justifier son propre texte. Comme il suit constamment ses idéaux d’exactitude et de précision, il ne lésine pas sur la critique qui prend pour cible les écrivains et collègues peu soigneux qui ne donnent pas les références correctes et détaillées et qui falsifient même les citations afin de transformer le message transporté. Quelle motivation pousse un auteur à procéder de cette manière ? Quelle motivation pousse Bayle à citer scrupuleusement les textes originaux ? Et surtout quelles sont les raisons pour lesquelles il recourt aux citations si fréquemment ? Ces questions constitueront le fil rouge de ce sous-chapitre qui essaiera d’expliquer pourquoi un auteur, en général, utilise des citations, et pourquoi Bayle, en particulier, travaille souvent avec des passages de texte qu’il copie, et surtout comment il manie, traite et coud ces citations dans son texte. « La citation sert de masque dans la mesure où elle confère à ce qui est cité une évidence factuelle : l’érudition dispense de justifier la présence de la citation qui trouve sa raison d’être dans sa seule existence. » 240 Negroni décrit précisément les motivations qui amènent un auteur - Bayle en particulier et quelques-uns de ses successeurs aussi - à se servir de cette pratique littéraire. Prenant ce caractère de masque comme point de départ, cette comparaison imagée renferme plusieurs aspects en elle. La tâche principale d’un masque est de cacher. Derrière la citation, l’auteur peut cacher tout d’abord sa propre opinion de sorte qu’il puisse rejeter tout reproche d’un adversaire ou censeur quelconque en soulignant que les paroles citées viennent d’autrui. « Voici ses paroles ; je les raporte, de peur qu’on ne se figure que j’exprime sous son nom mes sentimens. Je ne suis ici & en cent mille autres endroits que Copiste » 241 . Ce jeu de cache-cache permet donc à un auteur - et surtout à Bayle - d’avancer même les pensées et les convictions les plus sensibles et les plus délicates tout en s’excusant d’avoir seulement rapporté l’opinion d’un autre, tout en prenant la posture de l’humble auteur-copiste. Ainsi, il a l’occasion de rejeter toute responsabilité qu’il devrait sinon prendre sur lui. Thomas M. Lennon introduit pour cette démarche méthodologique de Bayle les deux catégories de l’anonymat et de l’impartialité. Il explique que [f]or Bayle’s penchant for anonymity reflects his overriding concern with impartiality and, especially in the Dictionnaire, with the accurate and thorough representation, or rather presentation, of others’ views. This is a concern that appears to make Bayle himself disappear entirely from his own text. 242 102 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="103"?> 243 Negroni (1999), p. 38. 244 Ibid., p. 37. 245 Ibid., p. 41. Le penchant de Bayle pour l’anonymat reflète sa principale préoccupation d’impartialité et, surtout dans le Dictionnaire, de représentation ou plutôt de présentation précise et soigneuse de points de vue des autres. Cela est une préoccupation qui paraît faire disparaître Bayle entièrement de son propre texte. La forte tendance à utiliser des citations produit effectivement l’illusion d’un auteur absent et donc anonyme. Néanmoins, l’impartialité ne se trouve pas dans le DHC parce que Bayle se prononce davantage sur les affaires qu’il est en train de traiter que ce qu’on voit à première vue. Le choix des citations - comme ultérieurement détaillé - est éloquent puisqu’il permet de reconstruire à un autre niveau du texte l’opinion de l’auteur. A part la fonction de masque, la citation fait assez souvent office d’alibi, effet que Negroni souligne également en ajoutant encore une deuxième dimension : L’érudition permet ainsi de jouer à la fois sur deux tableaux : le travail de copie de la citation fournit à l’auteur un alibi face à la censure, il peut toujours se justifier en attestant son droit à donner ses sources ; le travail de collage et de montage, lui permet de conduire une stratégie offensive et de mener des polémiques efficaces. 243 Comme un soldat qui se munit de différentes armes et d’une stratégie, un auteur travaillant avec des citations s’équipe de certains outils afin d’être capable de mener des combats intellectuels et, dans le cas de Bayle, de lancer des polémiques acerbes. De plus, Negroni commente que « [l]a citation entretient alors un rapport essentiel à l’érudition. Loin d’être pure exhibition d’un savoir, l’érudition est une arme critique dans la tradition du libertinage érudit ». 244 Il faut distinguer dans ce contexte deux types de citations selon leur utilisation : premièrement, le cas où l’auteur utilise un passage d’autrui directement en tant qu’argument pour étayer son propre discours et, deuxièmement, celui où Bayle cite un paragraphe afin d’attaquer le contenu en en démontrant le défaut. Cette distinction souligne que Bayle oscille entre les deux pôles opposés de la défensive et de l’offensive. Negroni explique aussi que « [l]e statut très précis du Dictionnaire historique et critique fournit un alibi à toute épreuve pour autoriser n’importe quelle citation et fonder ainsi une stratégie défensive imparable. » 245 et elle continue en disant que [c]opier apparaît toujours comme une activité innocente fournissant un alibi parfait contre tous les censeurs. En même temps, on voit bien qu’il est possible de mener grâce aux citations de lourdes offensives, et que par derrière leurs masques historiques, il 103 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="104"?> 246 Ibid., p. 42. 247 Voir les figures 5 et 6 de Völkel dans l’Annexe à la p. 385 et à la p. 386. faut étudier leur fonction critique. Le lecteur du Dictionnaire qui repère article après article les effets des citations, et qui apprend à les travailler, reçoit une véritable formation continue en matière d’exégèse qui doit le conduire à pratiquer une nouvelle forme d’interprétation des textes. 246 Cette observation sur le travail intense et consciencieux des citations conduit directement au prochain aspect : la fonction éducative des citations. Bien loin de servir seulement de masque, le choix des passages cités révèle beaucoup sur l’intention et sur les objectifs de l’auteur. Certes, Bayle semble disparaître de plus en plus derrière les lignes du texte à mesure qu’il avance ses citations. Néanmoins, il faut souligner que c’est lui qui choisit précisément les citations pour certaines raisons. Ce choix ainsi que la façon de le présenter ensuite trahissent l’auteur et la motivation qui le poussent à suivre cette stratégie. On doit creuser sous la surface des citations pour arriver à l’arrière-plan où se passe le véritable jeu intellectuel. La véritable formation continue en matière d’exégèse dont parle Negroni consiste exactement en l’apprentissage d’une stratégie permettant d’enlever la poussière pour être en mesure d’interpréter le texte baylien. La double lecture et l’examen critique des citations devient indispensable. Völkel propose une méthode efficace qui permet d’examiner la structure des articles et les relations nouant les remarques entre elles, ainsi que les citations. À titre d’exemple, il applique sa méthode à l’article L I P S E et réussit par ce moyen à en dresser deux illustrations graphiques. 247 La première éclaircit les différentes couches et références du texte, ce qu’on a examiné en détail dans le chapitre 1.2.1 sur la mise en page du DHC. Sur le deuxième tableau, Völkel démontre la répartition des remarques selon leurs sujets et illustre, par des flèches, les rapports rattachant les remarques. Grâce aux flèches, les relations deviennent visibles et montrent les appartenances et les interdépendances. Cette façon de procéder fait ressortir que les remarques sont tissées ensemble et sont en même temps de nouveaux points de départ pour rattacher d’autres articles. Les grandes lignes et fils principaux du réseau que Bayle noue dans son ouvrage se trouvent déjà à petite échelle dans les remarques, de sorte que la lecture et notamment l’examen des citations revêtent une importance non-négligeable. À la fin, cette tâche incombe au lecteur, s’il veut comprendre le texte et le message de l’auteur, et l’incite à l’étude approfondie. Cette éducation du lecteur fait indubitablement partie des effets que produisent les citations. Le prochain aspect s’insère également dans le contexte de la double orienta‐ tion des citations, d’un côté la défensive, de l’autre, l’offensive. La question 104 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="105"?> 248 van Lieshout (2001), p. 177. d’examiner les motifs qui poussent un auteur à travailler avec des citations, mène au constat que le fait d’avancer les paroles d’autrui sert à donner une preuve. Ce caractère de preuve de la citation est étroitement lié à l’autorité d’un témoin à l’abri de laquelle un auteur peut se retirer. Suivant cette observation, il est évident qu’on se retrouve à nouveau du côté défensif. En faisant référence à un texte de Descartes, Montaigne ou Pascal, par exemple, dont les ouvrages sont largement diffusés, qui jouissent d’une certaine reconnaissance et réputation publique, on s’insère dans leur tradition. Van Lieshout partage ce point de vue et explique que Bayle is very careful to show precisely who is responsible for the veracity or otherwise of his pronouncements ; he cites authorities, sometimes illustrated by quotations, and states where and from whom he has taken the quotations he has used in his text. 248 Bayle est très prudent afin de montrer précisément qui est responsable ou pas de la véracité de ses propos ; il donne les noms d’autorités, qu’il illustre de temps en temps par des citations, et spécifie où et à qui il a emprunté les citations qu’il utilise dans son texte. Et pareillement si ce sont des auteurs moins connus ou moins célèbres auxquels il a recours, l’autorité de leurs textes, c’est-à-dire l’autorité du mot écrit et imprimé noir sur blanc garde toujours un certain statut et une certaine valeur. Car même s’il s’agit d’un ouvrage truffé de fautes et d’erreurs - ce que Bayle démontre dès que possible à l’exemple du Grand Dictionaire Historique de Moréri - il reste toujours un document publié et donc publiquement accessible. Ce fait accorde le statut d’autorité à l’ouvrage et à l’auteur et on ne se soucie assez souvent pas de l’étendue concrète de ce statut. Par contre, citer un passage renfermant un propos problématique, car faux, laisse supposer encore une autre motivation. L’ambition de vouloir corriger les fautes des autres pousse Bayle à les constater et à les documenter afin de pouvoir en dénoncer et en attaquer les points faibles ainsi que les défauts rédhibitoires. À ce moment-là, Bayle se positionne clairement dans l’offensive. La rem. Q de L ’ A R TI C L E N AVA R R E (J E AN N E D ’A L B R E T , R E IN E D E ) illustre un cas typique de critique baylienne : Pour refuter invinciblement ce conte, il ne faut que prendre garde à ces deux points de chronologie […] Il y a dans le Mercure galant du mois de Septembre 1688 une genealogie des d’Aubigné. Consultez la, vous n’y verrez ni ombre ni trace de la pretenduë extraction raportée par l’Auteur que je refute. Si pour l’excuser on disoit qu’au lieu de Jeanne il devoit dire Marguerite, on ne se tromperoit pas moins grossierement ; car Marguerite, Reine de Navarre, mere de Jeanne, mourut avant le 105 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="106"?> 249 N A V A R R E ( J E A N N E D ’A L B R E T ( R E I N E D E )), rem. Q. 250 Il ne faut pas oublier que cette habitude de guider le lecteur renferme deux intentions : premièrement, Bayle tient véritablement à amener le lecteur à déduire les conclusions qu’il estime lui-même pertinentes ; deuxièmement, c’est son côté didactique qui le pousse à enseigner aux lecteurs à être assidûment critiques et à se méfier toujours de ce qui est écrit dans les livres. Roi son mari, & avant que d’Aubigné vint au monde. […] Après avoir refuté les mensonges qu’on a inserez dans les galanteries des Rois de France, il faut que je dise un mot touchant je ne sçai quelle tradition, qui porte que Jeanne d’Albret se remaria clandestinement, mais non pas sans l’aprobation de ses Ministres, ausquels elle confessa, dit-on, qu’elle ne pouvoit se contenir. Je n’ai ouï dire cela qu’à des gens qui n’avoient aucune sorte de preuve à m’alleguer : cela fit que je demandai un jour à un Avocat […]. Je lui repondis que s’il n’avoit point d’autres raisons à m’alleguer, il ne me tireroit pas de mes doutes […]. Je n’ai trouvé depuis ce tems-là aucun éclaircissement, & j’avouë que je n’ai pu consulter, en composant cet article, aucun ouvrage où les actions de Jeanne d’Albret soient critiquées. Quoi qu’il en soit, je doute fort de la tradition, ou pour mieux dire je la crois fausse. Je n’en ai trouvé aucun vestige dans Mr. le Laboureur, qui est l’un des historiographes de France le mieux instruit de cette espece de particularitez. […] Au reste je ne doute point que le quatrain, & la lettre qu’il a inserez dans son livre, n’aient été cause que Mr. Moreri a dit que Jeanne d’Albret composa diverses pieces en prose & en vers. C’est nous la donner pour un Auteur, & c’est nous tromper ; car les lettres qu’un Prince écrit, quelque belles qu’elles soient, ne passent pas pour une composition d’Auteur, à moins qu’elles ne reçoivent la forme d’un livre destiné à la Republique des lettres. 249 Malgré son ton parfois anecdotique, Bayle examine à toute occasion possible subtilement les textes de ses collègues et expose aux yeux du lecteur les aspects divers, positifs ainsi que négatifs, qui se trouvent dans le contenu, augmente en même temps sa propre crédibilité et fait en sorte que son lecteur lui fasse confiance et se laisse guider. 250 La citation se situe ainsi dans un contexte d’influences réciproques entre autorité et crédibilité, car elle fournit des preuves, justificatifs ou même assurances contre les attaques d’autres critiques et permet de souligner et d’ajuster la validité de certains arguments. De surcroît, elle atteste et renforce les hypothèses, convictions ou argumentations. Les attaques auxquelles tout auteur se voit plus ou moins exposé enferment un autre point de vue qui n’est pas à sous-estimer. En réduisant l’attaque d’un critique à une réaction écrite on peut considérer cette démarche simplement comme le fait d’entamer un dialogue intellectuel et virtuel, car c’est un dialogue qui se déroule par écrit à travers des références et des citations. Au moment où un auteur cite un confrère, il transfère une ou plusieurs idées de ce dernier 106 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="107"?> 251 A N D L O , corps. 252 A N D L O , corps ; de plus, Petrus ab Andlo n’était que le pseudonyme derrière lequel Bayle suppose Renier de Mansveld, professeur en philosophie à Utrecht, ce qu’il explique dans la rem. C. 253 B L A N D R A T A , rem. I. dans un autre contexte et y tisse ses commentaires, pensées, détails et additions. Dans le cas précis de Bayle, il faut ajouter à cette énumération les corrections de fautes qui représentent certainement une de ses occupations intellectuelles préférées. De plus, il reprend de nombreuses querelles dans son ouvrage entre les érudits de son temps et en retrace les aspects centraux. Dans le corps de l’article A N D L O , par exemple, il rapporte la dispute qui a eu lieu entre Petrus ab Andlo et Samuel des Marets. Ce dernier « avoit publiée en 1670, [une dissertation] pour representer aux Eglises Protestantes les grans maux qu’on avoit à craindre, si l’on souffroit que les opinions de Mr. Des-Cartes passassent des Ecoles de Philosophie en celles de Theologie. » 251 et Petrus ab Andlo y répondait également avec une dissertation. Après deux réactions par écrit, [l]’Auteur [des Marets] declara qu’il n’écriroit plus contre (AΔ) cet homme de neant, mais qu’il seroit toûjours prêt d’entrer en lice pour la verité avec un adversaire savant & honnête qui n’auroit point honte de se nommer. Il tint sa parole, car il laissa sans repartie le troisiéme Ecrit de Petrus ab Andlo […]. Ainsi finit une dispute qui verifia le proverbe, nullum violentum durabile, d’ailleurs faux (A) assez souvent dans les guerres d’érudition. Mr. Des-Marets ne put jamais deterrer le veritable (B) nom de son adversaire. 252 Finalement, Bayle entre aussi en dialogue tout en le retraçant au début et en le commentant par la suite. Plus ou moins explicite et polémique selon le cas donné, il prend parti et fait part de son opinion personnelle. De plus, Bayle déclenche, à toute occasion possible, une pointe polémique contre Moréri. Il ne se lasse pas de le critiquer et de démontrer scrupuleusement toutes les fautes que cet auteur a rassemblé dans son Grand Dictionaire Historique. Les citations servent d’arme afin de combattre les arguments de l’adversaire. Bayle l’exprime de la façon suivante : J’aurois pu ne rapporter qu’une partie du premier passage, mais j’ai eu mes raisons pour faire ce que j’ai fait. Les paroles que j’ai citées qui ne servent de rien à la preuve de la question, servent à refuter Mr. Moreri sur ce qu’il n’a pas bien caracterisé l’heresie de Blandrata. 253 Afin de démasquer les fautes et les inexactitudes de Moréri, Bayle fournit le passage en question et révèle ainsi comme faux ce que le premier avait 107 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="108"?> 254 Un des exemples les plus emblématiques d’un auteur qui a recourt sans cesse aux textes précédents et canoniques est Michel de Montaigne. Néanmoins, ses Essais restent beaucoup plus énigmatiques pour un lecteur sans éducation humaniste ou bien sans éducation en lettres en général, car il ne fait allusion et référence à d’autres ouvrages qu’implicitement. Ce sont des éditions telles que celle d’Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, par exemple, qui expliquent grâce à l’apparat critique représentant 350 pages, ainsi qu’une soixantaine de pages d’Index des noms et des principaux thèmes les références bibliographiques, voir Montaigne, Michel de, Essais, Naya, Emmanuel, Reguig, Delphine et Tarrête, Alexandre (éds.), Paris, Gallimard, 2009. prétendu. Cette façon de communiquer avec l’autre sur le papier entretient l’habitude de citer. Une autre question qui s’impose dans ce contexte est de savoir pourquoi Bayle poursuit avec ardeur cette forme de dialogue intellectuel. Tout d’abord, l’art de la disputatio faisait partie de l’éducation depuis l’antiquité et était une pratique qui durait depuis des siècles. Même aujourd’hui et peut-être plus que jamais, il est indispensable, dans les discours scientifiques modernes, de prendre en compte tous les points de vue possibles, de les comparer et d’en déduire de nouvelles synthèses pour faire avancer la science. Bayle et sa manière de procéder s’insèrent alors directement dans ce monde scientifique. En général, la citation était déjà une pratique centrale en littérature 254 , mais étayer scrupuleusement les citations avec les références bibliographiques correctes et complètes est certainement un des mérites de Bayle. En conséquence, on peut conclure l’idée centrale de ce paragraphe par la remarque que l’habitude de citer crée encore un deuxième effet à côté du dialogue intellectuel. La ténacité de Bayle qui le pousse à corriger les fautes de ses collègues et confrères aboutit à ce qu’il crée, par ses discussions avec eux, un système de savoir de plus en plus stable et fiable, car il se fonde sur plusieurs sources et opinions dont est extrait, après l’examen critique, le résultat nécessaire et logique. Ce dialogue avec les collègues se distingue surtout par sa polyphonie. En règle générale, Bayle cite plus d’un seul auteur dans les remarques et va par ce moyen au-delà d’un dialogue typique en mettant en scène un véritable polylogue. D’un côté, il confronte les écrits de plusieurs auteurs et crée donc un entretien virtuel entre eux ; de l’autre, il participe également aux débats qu’il entame dans son texte. Cet aspect de dialogue, où de nombreux interlocuteurs participent par écrit, dégage une autre dimension essentielle de la citation, à savoir la fonction de commentaire. Comme souligné dans le paragraphe ci-dessus, Bayle laisse d’une part la parole aux deux opposants qui se confrontent sur un certain sujet. Les citations font donc entre elles office de commentaires. Par cette compilation de passages de textes, l’auteur se retire, se tient en dehors et laisse aux citations le travail de commentatrices. Völkel décrit ce phénomène de la façon suivante : « Dieser kommentierenden Literatur bleibt die verweisende Tendenz auch dann 108 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="109"?> 255 Völkel (1993), p. 206 sq. ; « Cette littérature commentatrice garde la tendance de référence, même si on la démonte complètement en citant. En tant que citations, elles se commentent mutuellement dans presque tout classement. » 256 B A R O N (P I E R R E ), rem. A. Cette remarque ne figure que dans l’édition augmentée de 1720, qui est encore suffisamment fidèle à la pensée de Bayle en ce qui concerne les rajouts de sorte qu’on peut justifier ici le recours exceptionnel à cette édition. 257 van Lieshout (2001), p. 186-224, voir chapitre IV. A scholar’s library, a library for learned Europe. erhalten, wenn man sie zitierend in ihre Einzelbestandteile auflöst. Als Zitate kommentieren sie sich gegenseitig in fast jeder Anordnung. » 255 De l’autre part, Bayle participe activement au débat. Il utilise la citation pour donner un commentaire qu’il voit déjà réalisé par un collègue de manière qu’il serait superflu de répéter les propos de l’autre. Dans la rem. A de l’article B A R O N (P I E R R E ), Bayle décrit explicitement que « [l]es extraits que M. des Maizeaux a eu la bonté de m’envoyer d’un livre de Thomas Fuller, feront ici tout mon Commentaire. » 256 Inutile de reproduire une pensée qui a déjà été élaborée, il suffit de citer le passage correspondant pour faire passer son opinion sous forme de commentaire. A cela s’ajoute aussi que Bayle, réfugié à Rotterdam, n’avait pas accès à tous les ouvrages nécessaires à ses articles. Grâce à l’échange par écrit dans la République des Lettres, Bayle reçut des informations et des précisions qu’il demandait à ses collègues érudits. Cette communication rentre directement dans les articles en de nombreux endroits. Par gratitude, méticulosité, précision et probablement encore d’autres motivations, Bayle attribue beaucoup de citations à ses confrères qui lui ont rendu service en répondant à ses questions et qui l’ont averti par lettre de ce dont il avait besoin pour la rédaction de son dictionnaire. Bien entendu, il faut, pour de telles entreprises, des correspondants fiables et bienveillants qui consacrent également beaucoup d’attention aux détails et à l’exactitude des informations transmises. Bayle indiquait les noms de ses informateurs afin de leur témoigner sa reconnaissance, en leur accordant une place dans son ouvrage. Il faut souligner ici que Bayle recevait par ce biais des passages de textes inaccessibles pour lui qu’il pouvait employer directement dans le DHC. De plus, van Lieshout démontre les différentes dimensions de la correspondance de Bayle. Tout au long du chapitre portant sur le côté « bibliothèque » du DHC 257 , elle examine l’une après l’autre les sources qui ont nourri le travail baylien. Dans les sous-chapitres d) Special categories in the library: dubious sources et e) A second series of exceptional categories: information from special sources, elle met en évidence que « Bayle was not particularly discriminating in the choice of his sources : he scanned everything he could 109 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="110"?> 258 Ibid., p. 191 ; « Bayle n’était pas particulièrement exigeant lors du choix de ses sources : il scannait tout ce sur quoi il pouvait mettre sa main pour l’information éventuelle qui se cacherait à l’intérieur. » 259 Ibid., p. 193. 260 Voir le paragraphe sur la fonction de preuve des citations, à partir de la p. 105. 261 van Lieshout (2001), p. 196. get his hands on for the information it might conceal. » 258 Ce constat se fonde sur le fait que Bayle copie de temps en temps les épitaphes des personnages ou des inscriptions accompagnant une statue et met en écrit ce qu’il a appris par ouï-dire. Most of it, however, is information that was generally circulating everywhere in scholarly circles - information about people, issues and events in the Republic of Letters and about all the political and religious news of the day. […] The items in the Dictionaire are as varied as they must have been in conversations and letters : they might be serious biographical and other family details, they might relate to bibliography or be typical of the views of one particular person or another ; often they are anecdotes or bons mots, or they may even be no more than a report of rumours or gossip. 259 La plupart sont cependant des informations qui circulaient en général partout dans les cercles savants - informations sur des gens, questions et événements dans la République des Lettres et sur toutes les nouvelles politiques et religieuses d’actualité. […] Les aspects dans le Dictionaire sont aussi variés qu’ils ont dû l’être dans des conversations et dans des lettres : ils pourraient être des détails soit sérieux et biographiques, soit d’une autre nature familiale, ils pourraient se rapporter à une bibliographie ou être typiques pour le point de vue d’une certaine personne ou d’une autre ; assez souvent ce sont des anecdotes ou des bons mots, ou ce ne sont que le rapport de rumeurs ou de potins. Il n’y a pas seulement des citations et des références écrites, mais aussi des anecdotes qui circulaient à l’oral. L’aspect de l’autorité liée aux mots écrits, examiné ci-dessus 260 , ne suffit pas entièrement lors de la description des raisons pour lesquelles Bayle travaille continuellement avec de nombreuses citations. Il faut élargir encore sur d’autres sources qui sont dotées d’une véritable autorité. Van Lieshout continue ses observations de la façon suivante : Even a book of unquestioned probity - a biography, for instance - is based to a significant extent on information that rests solely on the verbal testimony of others : putting this information down on paper does not add any value to its contents. And taking this a step further, every piece of evidence that was originally written or printed has no greater value in itself than any other piece of information ; the form likewise adds no value. 261 110 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="111"?> 262 Negroni (1999), p. 47. Même un livre d’une probité incontestée - une biographie, par exemple - se fonde en grande partie sur des informations qui reposent uniquement sur le témoignage d’autres [gens] : le fait de coucher ces informations sur papier n’ajoute aucune valeur au contenu. Et si on pousse cela encore plus loin, il devient clair que toute pièce d’évidence qui était à l’origine écrite ou imprimée ne renferme pas de valeur plus grande en elle que toute autre pièce d’information ; la forme n’ajoute pas non plus de valeur. On peut conclure nécessairement à partir de cette remarque que Bayle recueille et cite tout ce qui lui tombe sous la main, lui semble intéressant et surtout digne de confiance. Du moment qu’il se fie à sa source, la forme écrite ou orale n’a plus d’impact sur la crédibilité. A part cette question concernant les citations de différentes sources, il y a aussi la longueur des passages copiés qui est assez particulière dans le DHC. De rares citations n’occupent que quelques mots ou lignes ; dans la plupart des cas, Bayle reprend une partie beaucoup plus longue d’un autre texte. Afin de trouver la réponse à la question de savoir pourquoi il est approprié d’inclure de longues citations, il faut savoir qu’en citant on découpe une partie du texte et qu’on risque par conséquent d’arracher une phrase ou un paragraphe à son contexte et de falsifier son sens premier. D’une part, cet effet peut se produire inconsciemment si un auteur ne travaille pas assez soigneusement avec d’autres textes. D’autre part, par malveillance envers un adversaire, il est également possible de se procurer un outil d’attaque et de médisance en coupant le texte original en morceaux et en le défigurant ainsi. Finalement, pour pousser cette pratique encore à son extrême négatif, un adversaire peut renoncer à indiquer l’endroit qu’il cite et peut donc faire circuler de nombreux mensonges concernant une autre personne. Negroni attire l’attention en particulier sur les théologiens et le vaste travail de sape pour discréditer leurs techniques de citations employées. Elle explique que « Bayle nous montre comment la volonté de monopoliser le pouvoir conduit à la malhonnêteté intellectuelle, c’est-à-dire que le pouvoir politique de l’Église ne peut être fondé sur la vérité des textes. » 262 En ce qui concerne Bayle, si on laisse l’aspect théologique et politique de côté, il est à noter que lui justement lutte contre cette malhonnêteté, en indiquant conséquemment les sources et ainsi chaque lecteur peut en vérifier directement l’exactitude, grâce aux longues citations qui fournissent un contexte beaucoup plus large et plus compréhensible. Par ce moyen, Bayle, comme tout auteur, s’expose au danger du contrôle, mais rend ses écrits transparents et fiables. Grâce à la longueur des citations bayliennes, celles-ci ne sont pas enlevées de leur contexte et sont ainsi moins propices aux malentendus. En outre, le texte 111 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="112"?> 263 B E R E N G E R , rem. A. 264 Voir la citation à la p. 93. 265 A R I S T A R Q U E ( G R A M M A I R I E N ), rem. A. 266 Après s’être plaint, que « [j]usqu’ici aucun des Auteurs que j’ai consultez ne m’a conduit à la source ; mes recherches ont été encore plus inutiles qu’à l’égard de la prophetie d’Aristarque », Bayle continue à expliquer qu’il a « de la peine à croire qu’un Comte de Guiche par exemple eût été fâché de savoir où l’on trouve qu’Aristarque a dit ce bon mot, & qu’on l’a traité de Prophete. Toute Dame qui aime l’erudition seroit encore plus aise de savoir si Plutarque, ou Aristote raportent un fait, que de savoir en general qu’on l’a raporté. » (A R I S T A R Q U E ( G R A M M A I R I E N ), rem. F). Par ce propos, Bayle rappelle aussi que, si un lecteur - lui inclus - veut consulter l’original pour relire la citation dans son contexte, il est indispensable que l’auteur indique concrètement et surtout correctement la source. original est muni d’une force authentique qui est souvent difficile à imiter et qui se perd facilement, et forcément, dans le résumé. Bayle l’avoue lui-même en disant que « [l]es termes de Berenger ont plus de force que les miens : qu’il me soit donc permis de les raporter. » 263 Ces longues citations profitent aux lecteurs. Deux aspects de la citation ci-dessus de la Préface  264 représentent le nœud central pour comprendre pour‐ quoi Bayle utilise de longs passages de texte. Premièrement, il veut fournir le texte en question pour ceux qui n’ont pas de livres, pour ceux qui n’ont pas les moyens d’en acheter et ne peuvent donc pas chercher l’endroit cité. Cela est aussi valable pour des textes qui sont inaccessibles ou du moins difficilement consultables pour le public. L’appel à « se défaire de la coutume de ne point citer » 265 a l’air d’être l’appel à la collaboration intellectuelle où l’on ne travaille pas seulement pour son propre avantage, mais plutôt pour s’aider l’un l’autre à avancer et pour éviter ainsi de devoir faire de longues recherches. Deuxièmement, Bayle veut aussi atteindre les lecteurs qui n’ont pas envie de chercher une page dans le cinquantième volume, de se lever tout le temps lors de la lecture ou qui auraient une autre édition d’un ouvrage. En copiant de longues parties, il épargne au lecteur la parfois pénible démarche d’aller consulter les originaux afin de mieux comprendre le contexte ou d’approfondir les connaissances du sujet traité. Comme Bayle généralise son cas et suppose que tout le monde est aussi curieux que lui et ressent ce désir de vouloir savoir tous les détails possibles concernant un sujet, il prend l’habitude de donner des informations supplémentaires aux lecteurs, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. 266 Ils se trouvent alors dans la confortable situation de pouvoir rester assis avec leur exemplaire du DHC et d’obtenir pourtant tout ce qu’il leur faut pour leur lecture. Par contre, on pourrait soupçonner l’auteur de paresse s’il ne fait que copier ce qu’a écrit un autre. Mais il semble plus approprié de parler de pragmatisme. 112 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="113"?> 267 P O M P O N A C E , rem. G. 268 Voir la citation de B O R E , rem. L à la p. 100. 269 Voir Völkel (1993), p. 208. 270 Ibid., p. 212 ; « Poursuivre de manière autonome des conclusions présuppose un lecteur versé en dialectique. À des théologiens chevronnés en dispute, cette déduction de conséquences ne devrait pas avoir coûté beaucoup d’effort. » Pourquoi refaire le travail que quelqu’un d’autre a déjà effectué en mettant par écrit une pensée ? Mieux vaut le citer directement et Bayle évite ainsi avec ses longues citations de redire ce qu’un autre auteur avait dit ou écrit auparavant. Bayle introduit une très longue citation d’Arnauld dans la rem. G de l’article P O M P O NA C E de la façon suivante : « Ce que j’ai à dire ici ne sçauroit être exprimé ni plus clairement, ni plus noblement que par les paroles d’un Theologien sectateur de Mr. Descartes. C’est pourquoi je n’emploie point d’autre commentaire. » 267 Par ce moyen, il contourne la redondance et ne se pare pas des plumes du paon. Néanmoins, il n’est pas simplement copiste, car il fournit à la fin de la plupart des citations ses commentaires critiques. Ce pragmatisme qui paraît plutôt superficiel et désinvolte est suivi de près d’une autre motivation bien plus sérieuse. Bayle dépendait des livres et des ouvrages qu’il possédait lui-même ou qu’il pouvait consulter directement dans sa ville et des informations qui lui furent envoyées par ses collègues savants sous forme d’extraits copiés des textes originaux. Pour lui, l’habitude de citer signifie certainement rendre accessible ce qui ne l’est pas. Enfin, les longues citations ne sont pas seulement utiles au lecteur, il se facilite aussi la vie en établissant un grand recueil de citations qui sont dès lors à sa disposition. De plus, reprenant l’exemple de la lettre d’Érasme à Nicolas Éverard 268 , celle-ci était publiée pour la première fois dans le DHC et était ainsi rendue accessible au public. Citer est donc aussi un moyen de publier des documents rares, non-publiés, non-imprimés ou difficiles à retrouver. Völkel compare la suite des citations à une intrigue à suspens. 269 Cette obser‐ vation pose la question de savoir quel gain ce suspens entraîne concrètement. La réponse suivante fait ressortir l’efficacité avec laquelle Bayle mène son lecteur. Vu le fait que le suspens joue sur et vise à maintenir l’attention du lecteur, celui-ci est capté par ce qu’il est en train de lire. Il suit le fil que Bayle lui propose - ou même impose par le choix des citations qu’il effectue - et est par ce moyen amené à déduire des conclusions vraisemblables, car logiques, des propos énoncés. Le lecteur acquiert à lui seul ses connaissances et peut alors parvenir à d’autres conclusions et Völkel précise que « [d]erart selbständig weiter zu folgern, setzt einen dialektisch wendigen Leser voraus. Streiterprobten Theologen dürfte diese Konsequenzbildung freilich geringe Mühe gekostet haben. » 270 La tâche de l’auteur consiste donc à donner la première impulsion pour stimuler les 113 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="114"?> 271 van Lieshout (2001), p. 57 sq. réflexions du lecteur afin de l’éduquer, d’en faire une personne critique, capable de raisonner de façon autonome. Ainsi, Bayle apporte sa contribution à ce qui deviendra un des grands idéaux du XVIII e siècle, à savoir l’éducation à la responsabilité et à l’émancipation de l’être humain, ce qui a contribué à sa réputation de prédécesseur des Lumières. Cependant, il ne s’abstient pas de donner sa propre opinion. Certes, il y a des remarques où il se tait et laisse interagir les citations entre elles. Néanmoins, il fait déjà part de son attitude - par le choix des passages à citer - et dirige le lecteur, qui suit le fil des phrases, à trouver des déductions logiques et des syllogismes. Bayle crée une polarisation, par le choix des citations, ce qui trahit son opinion et son intention. En même temps, cette façon de procéder illustre implicitement ce qu’il ne veut pas dire explicitement. Tout en se retirant derrière le texte, il ne laisse pas au lecteur la moindre occasion de s’échapper. Mais il y a aussi beaucoup d’endroits où il ne mâche pas ses mots et prend concrètement position sur le sujet en question. Cela se manifeste dans les commentaires qu’il ne manque pas d’introduire au moment donné. À part l’utilité des citations et des références bibliographiques qui les ac‐ compagnent, pour l’auteur et pour le lecteur, il ne faut pas oublier un côté particulièrement pratique lors de la rédaction du manuscrit et aussi pour l’impression de l’ouvrage. If parts of a letter had to be incorporated in the text, the original letter was given to the typesetters. Thanks to a remark in a letter to Van Almeloveen and the scrupulous care taken by Prosper Marchand, we know that the same method was used where books were concerned, so that the many long quotes about which Bayle’s critics had been so scornful had indeed cost him very little effort. In this letter Bayle impressed upon Van Almeloveen that there was absolutely no need to copy out quotes in full : all he should do was begin them and then give a reference to the book, the page and the line on which they continued and leave the rest to the typesetters. 271 Si des parties d’une lettre devaient être intégrées dans le texte, la lettre originale fut donnée aux compositeurs. Grâce à une remarque dans une lettre à Van Almeloveen et grâce au soin scrupuleux de Prosper Marchand, nous savons que la même méthode était utilisée quand des livres étaient concernés, de sorte que les nombreuses et longues citations, sur lesquelles la critique de Bayle était si méprisante, lui ont en effet coûté très peu d’effort. Dans cette lettre, Bayle a fait comprendre à Van Almeloveen qu’il ne fallait absolument pas copier les citations entièrement : tout ce qu’il devait faire était d’en donner le début 114 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="115"?> 272 Voir ibid., p. 58. 273 Ibid., p. 136. et puis une référence au livre, à la page et à la ligne sur lesquelles elles continuaient et de laisser le reste aux compositeurs. Cette observation fournit une raison de plus pour comprendre la motivation qui a poussé Bayle à mettre en détail les références bibliographiques. Elles lui ont épargné beaucoup de temps, car il n’a pas eu besoin de copier tout le passage en question. En même temps, cela diminue le risque de faire des fautes. Comme les compositeurs recourent directement aux originaux, les citations ne sont copiées qu’une seule fois. Si Bayle les avait repris dans toute leur longueur dans son manuscrit et si ensuite les compositeurs les avaient composées dans l’atelier cela aurait été deux étapes de reproduction où on aurait couru le risque de commettre des fautes d’orthographe ou des fautes d’omission etc. Bien loin d’être un auteur paresseux, cette façon de procéder permet à Bayle et à ses compositeurs de travailler de manière beaucoup plus efficace, tout en évitant une source de fautes fréquente. Van Lieshout précise dans ce contexte qu’il y a eu pourtant de rares cas où Bayle a dû faire le travail du copiste, à savoir quand les livres étaient empruntés et n’étaient en conséquence pas disponibles pour longtemps. 272 Les références bibliographiques représentent pour Bayle encore un autre avantage important. À nouveau, c’est van Lieshout qui souligne que ces réfé‐ rences servent aussi à l’orientation du lecteur. Par les citations, Bayle rend son texte et les différents contextes transparents. He constantly showed what he was basing his statements on - at the very least by providing references to his sources, but preferably by quoting the most relevant and interesting details from his sources directly, in full and in the original language (usually with a paraphrase in French). 273 Il montrait constamment sur quoi il fondait son énoncé - tout au moins en fournissant des références à ses sources, mais de préférence en citant directement de ses sources les détails les plus importants et les plus intéressants, intégralement et dans la langue originale (d’habitude avec une paraphrase en français). La continuité, la persévérance et la transparence permettent une lecture égale‐ ment continue et simple, même quand Bayle traite des sujets complexes comme en philosophie ou en théologie. De surcroît, Bayle mentionne ailleurs avec une comparaison imagée que 115 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="116"?> 274 Ibid., p. 136. Cette comparaison se trouve dans la Réponse aux questions d’un provincial à laquelle van Lieshout se réfère et que nous reprenons ici : « Vous m’avez écrit plus d’une fois que lorsqu’un Auteur avance des choses un peu singulieres sans marquer d’où il les a prises, il vous fait marcher dans les tenebres ; mais que lorsqu’il cite vous croyez que s’il vous fait marcher de nuit, c’est à la clarté de la lune, ou pour le moins à celle d’une lanterne. Je m’accommoderai facilement à votre goût, je vous donnerai des autoritez. » (Bayle, Pierre, Œuvres diverses, La Haye, Husson et.al., 1727, p. 905.) 275 Voir van Lieshout (2001), p. 200. 276 « […] [c]e qu’en dit un (A) connoisseur qui l’avoit ouï chanter. » (B A R O N I , corps ; cette phrase est de plus copiée en bas de la page pour marquer le début en italique de la rem. A.) 277 Les auteurs de l’Encyclopédie procéderont presque de la même façon : le spécialiste d’un certain domaine sera chargé des parties de l’ouvrage correspondant à sa profession. 278 B R U S C H I U S , rem. A. an author who did not state his sources forced his readers to take a walk in the dark, but that an author who listed his sources did not send his readers on their way without granting them the light of the moon - or at least the light of a lantern. 274 […] un auteur qui ne déclarait pas ses sources forçait son lecteur de se promener dans l’ombre, mais qu’un auteur qui fait la liste de ses sources n’envoyait pas ses lecteurs dehors sans leur garantir la lumière de la lune - ou au moins la lumière d’une lanterne. Une fois de plus, le lecteur est le centre d’intérêt - comme nous l’avons souligné plusieurs fois au cours de ce chapitre - et l’auteur tient compte de ses besoins. Et van Lieshout explicite que le lecteur profite ainsi de l’occasion de regarder par-dessus l’épaule de Bayle et de lire avec lui ses sources. 275 Finalement, il reste encore deux points à évoquer. Premièrement, dans l’article B A R O NI par exemple, la rem. B n’est qu’une citation, du premier au dernier mot. Ainsi, Bayle laisse la parole complètement à Monsieur Maugars, un connaisseur en musique et fameux par sa viole, bref à un expert. 276 Comme Bayle ne s’y connaît pas en musique, ni en chant, il est par ce moyen possible de combler ses lacunes. 277 Deuxièmement, les citations font ressentir l’esprit de l’auteur. Bayle explique qu’il va « copier plusieurs de ses vers : cela servira à deux choses, à commenter mon texte, & à donner un échantillon de la Muse de cet Auteur ». 278 Le ton des citations produit donc un effet supplémentaire. C’est un ornement qui enrichit et qui rend le texte plus vivant, varié et intéressant, car, ainsi, les styles et les tons différents de plusieurs auteurs marquent le texte. Comme une mosaïque, Bayle arrange ces petites pièces et en forme une unité par ses commentaires, ses explications et ses remarques qui mettent en relation lesdites pièces. En guise de résumé, l’on peut souligner que comparées aux normes et styles de citations qu’il faut respecter aujourd’hui, les références et indications bibliographiques de Bayle ne sont pas toujours complètes bien que l’auteur 116 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="117"?> 279 Voir van Lieshout (2001), p. 178, qui évoque aussi que la minutie de Bayle ne peut pas être décrite comme impeccable selon les normes modernes. 280 Voir Grafton (2003), p. 211 ; « True, his practice did not live up to his principles. Bayle, like his enemies, silently abridged and consciously or unconsciously misread the texts he instructed his printers to excerpt […]. » 281 H E R A C L I U S , note (b) à la rem. B ; cité aussi dans van Lieshout (2001), p. 178 sq. Grafton parvient à la même explication concernant les détails bibliographiques incomplets dans les références de Bayle et souligne que l’auteur du DHC « insisted that scholars should give the exact titles and editions of the works they cited, he often gave incomplete bibliographical details in his own references. He regularly found himself forced to cite books no longer in his hands from memory or from notes that he could not verify. » (Grafton (2003), p. 211 ; « Bien qu’il insistât que les érudits devraient donner les titres et éditions exacts des ouvrages qu’ils citaient, il donnait souvent des détails bibliographiques incomplets dans ses propres références. Il était régulièrement forcé de citer des livres, qu’il n’avait plus sous la main, sur la base de sa mémoire et de notes qu’il ne pouvait pas vérifier. ») accable ses collègues peu consciencieux et peu scrupuleux en ce qui concerne l’exactitude de leurs références bibliographiques. Il ne se lasse pas de les accuser de plagiat. Certes, il n’est pas possible de reprocher à Bayle de copier aveuglément un collègue sans penser à indiquer l’endroit d’où il extrait un passage du texte. Mais trop souvent, il omet le lieu, l’année et la page. 279 Ce raccourcissement ne dérange pas trop le simple lecteur qui n’a pas le savoir et la curiosité nécessaires pour éprouver le désir de vouloir consulter exactement la source que l’auteur cite. Cependant, pour un lecteur savant, les informations raccourcies peuvent être gênantes quand il a l’intention de rechercher l’endroit exact. Grafton reproche également à Bayle que sa propre pratique n’était pas à la hauteur de ses principes et qu’il a silencieusement abrégé et mal lu, comme ses ennemis, les textes desquels il faisait retirer des extraits par ses imprimeurs. 280 Entre autres raisons, que l’on pourrait imaginer pour cette omission, il y en a une très importante qui vient du fait que Bayle s’était réfugié à Rotterdam lors de la rédaction. En conséquence, il n’avait pas accès à de nombreux ouvrages et dépendait donc de sa mémoire et des extraits qu’il avait notés auparavant. Ainsi, il est bien compréhensible que Bayle ne pouvait pas, assez souvent, fournir toutes les indications, malgré son assiduité et son exactitude dans le travail. Parfois, il donne un bref commentaire, ce qui permet d’un côté au lecteur de se faire une idée des conditions de travail et sert de l’autre côté de justification pour expliquer pourquoi il ne peut pas répondre à ses propres exigences. Dans l’article H E R A C LI U S , par exemple, Bayle explique que : « Je raporte ceci selon la copie que j’en fis il y a long tems. Je crains de n’avoir pas toûjours observé l’orthographe du livre imprimé, & je ne l’ai plus pour m’y conformer entierement. » 281 117 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="118"?> 282 Comme van Lieshout décrit, Bayle travaillait certainement avec des notes qu’il faisait sur du papier : « He collected his thoughts not in his head but on paper. It seems that he had to see them in black and white to be able to put them in order, and if there was no pen to hand he probably had to speak them aloud so as to get a grip on them. » (Ceci est la suite de la citation de van Lieshout (2001), p. 63 qui se trouve ci-dessus à la p. 65. « Il ne recueillit pas ses pensées dans sa tête mais sur du papier. Il semble qu’il devait les voir noir sur blanc afin d’être capable de les mettre en ordre et s’il n’y avait pas de crayon à sa disposition il est probable qu’il devait les prononcer à haute voix afin de pouvoir s’en saisir. ») 283 Berkvens-Stevelinck, Christiane, « La cabale de l’édition 1720 du Dictionnaire de Bayle » dans De gulden passer, vol. 57, 1979, p. 1-55, cit. p. 35. Cette observation renvoie à un aspect déjà formulé dans le sous-chapitre sur la bibliothèque, à savoir au besoin de l’auteur de réunir une bibliothèque afin de dompter et de gérer lui-même les nombreux ouvrages sur et avec lesquels il travaille. Les extraits sur un bout de papier se perdent très facilement. 282 De plus, ce ne sont assez souvent que des brouillons esquissés à la hâte qui sont par conséquent erronés. Par contre, au moment où les extraits de texte sont introduits directement dans un autre écrit sous forme de citation, l’écrivain leur attribue une place concrète et les range ainsi. 1.2.8 La rhétorique baylienne Après avoir montré comment Bayle fait parler et dialoguer différents auteurs, érudits et collègues en travaillant avec des citations souvent très exhaustives, on change de perspective et l’on porte l’attention sur l’auteur du DHC et sa façon de s’exprimer. Sa rhétorique développe une dynamique propre ainsi qu’une force, de sorte que des successeurs tels que Prosper Marchand, Jean-Pierre Nicéron et Jacques-Georges de Chauffepié ne réussissent pas à imiter son style. Christiane Berkvens-Stevelinck commente ce fait de la façon suivante : […] les envolées philosophiques qui faisaient la grandeur et la beauté du style de Bayle font totalement défaut chez Marchand. Ce même défaut, on le relève également chez Chaufepié, si bien que Voltaire dira très justement à notre avis : ‘les continuateurs ont cru qu’il ne s’agissait que de compiler. Il fallait avoir le génie et la dialectique de Bayle pour oser travailler dans le même genre’. 283 Ce « génie » dont parle Voltaire est une des causes du très grand succès qu’a connu le DHC. La ruse de Bayle pour composer son texte est unique. Il se sert de la rhétorique afin de produire une atmosphère de suspense, de convivialité, d’indécence, de critique et de dialogue. 118 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="119"?> 284 D A V I D , rem. D ; caractères en italiques ajoutés par E.R. 285 D A V I D , rem. H ; caractères en italiques ajoutés par E.R. Les questions rhétoriques représentent un trait caractéristique pertinent et récurrent. Conçue en général comme une interrogation qui n’exige pas obliga‐ toirement de réponse parce que l’interlocuteur suggère déjà plus ou moins directement cette réponse dans l’énoncé ou à l’avance, ce genre de question a, dans la plupart des cas, une valeur d’affirmation bien qu’elle soit souvent formulée de façon négative. La portée de cette construction n’est pas à sous-estimer. Dans les écrits de Platon, par exemple, elle est un élément constitutif des dialogues entre Socrate et ses interlocuteurs. Il anime, par cette façon de procéder, la réflexion commune et instruit en même temps les interlocuteurs aux conclusions nécessaires et logiques. Cet art de faire naître ses propres idées était désigné par Socrate même de maïeutique, l’art de faire accoucher les esprits. Les questions rhétoriques de Bayle vont dans la même direction. Il s’en sert dans un objectif didactique tout en menant son lecteur, c’est-à-dire son interlocuteur virtuel, dans un certain endroit et en prenant par ce moyen une direction très claire dans son argumentation. L’article D AVID a valeur d’exemple emblématique car Bayle recourt dans deux remarques à un enchaînement de questions rhétoriques. Dans la rem. D, il s’exprime de la façon suivante : Que dirions-nous aujourd’hui d’un prince du sang de France qui, étant disgracié à la cour, se sauverait où il pourrait avec les amis qui voudraient bien être les compagnons de sa fortune ? Quel jugement, dis-je, en ferait-on, s’il s’avisait d’établir des contributions dans les pays où il se cantonnerait, et de passer tout au fil de l’épée dans les paroisses qui refuseraient de payer ses taxes ? Que dirions-nous si ce prince équipait quelques vaisseaux, et courait les mers pour s’emparer de tous les navires marchands qu’il pourrait prendre ? En bonne foi, David était-il plus autorisé pour exiger des contributions de Nabal, et pour massacrer tous les hommes et toutes les femmes au pays des Amalécites, etc., et pour enlever tous les bestiaux qu’il y trouvait ? 284 Et quelques remarques après, dans la rem. H, on trouve à nouveau un enchaî‐ nement de quelques questions : Peut-on nier que cette manière de guerre ne soit blâmable ? Les Turcs et les Tartares n’ont ils pas un peu plus d’humanité ? Et si une infinité de petits livrets crient tous les jours contre les exécutions militaires de notre temps, dures à la vérité et fort blâmables, mais douces comparées à celles de David, que ne diraient pas aujourd’hui les auteurs, de ces petits livres, s’ils avaient à reprocher les scies, les herses, les fourneaux de David, et la tuerie de tous les mâles grands et petits ? 285 119 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="120"?> 286 F R O N T O N , rem. F ; caractères en italiques ajoutés par E.R. à la formule N’étoient-ce pas tandis que le dicton latin est déjà dans l’original en italique. 287 H É R A C L É O T E S , rem. C ; caractères en italiques ajoutés par E.R. Au moment où le lecteur parcourt ce passage, les réponses jaillissent immédia‐ tement et inconsciemment sans qu’il les formule explicitement dans sa tête. La suite des questions est composée de façon à ce qu’elle emmène le lecteur à suivre la pensée de l’auteur et à exécuter avec lui sa réflexion. Cet effet est renforcé par les termes choisis qui introduisent les questions et qui disposent d’un potentiel suggestif, de sorte que le lecteur affirme intuitivement l’énoncé de l’auteur. À part le « que dirions-nous […] ?  », la formule introductive « n’était-il pas […] ?  » qui varie selon le contexte, est également très efficace pour guider le lecteur, comme les deux exemples suivants le démontrent. Dans la rem. F de F R O NT O N , Bayle lance un appel et une critique hardie en s’exclamant : Jugeons de ces siecles-là par le XVI. & par le XVII. Où les gens qui repandent plus furieusement les accusations les plus fausses & les plus atroces contre le parti contraire, que ceux qui possedent le roiaume de la declamation ? N’étoient-ce pas eux qui dans le XVI. siecle calomnioient le plus hardiment les Protestans ? Que cet exemple tienne lieu de tous les autres : Sit unum instar omnium. 286 Un semblable ton se trouve ensuite dans H É R A C LÉ O T E S à la rem. C : Cette objection peut embarasser ceux des Protestans modernes, qui soutiennent que les veritez de l’Evangile n’entrent point dans nôtre esprit par la voie de l’évidence, mais par celle de sentiment ; car que diront-ils si on leur montre des Chretiens qui changent de religion, & qui à l’exemple de nôtre Denys d’Heraclée embrassent pendant long tems avec une ardeur incroiable les mêmes dogmes, qu’ils rejettent dans la suite avec une ardeur pareille ? Le sentiment de la fausseté, demandera-t-on, ne s’imprime-t-il point dans l’ame avec tous les mêmes caracteres que le sentiment de la verité ? 287 Certes, il faut bien évidemment distinguer différents types de lecteurs et être conscient du fait qu’il existe aussi ceux qui examinent un texte de façon analytique et critique dès le début. Ils se tiennent plus sur leurs gardes et ne se laissent pas guider simplement par les propos de l’auteur. Avec leur esprit critique, ils remettent en question ce qu’ils ont sous les yeux. De plus, il est possible de se figurer le cas d’un lecteur qui reprend un certain passage afin de réfléchir plus profondément au débat présenté. Sa relecture est aussi d’une autre qualité que la première lecture et de cette manière il examine plus en détail et plus librement le texte. Cette suggestivité qui vise à obtenir l’affirmation de la part du lecteur peut prendre encore une tournure plus forte. Parfois, il arrive que Bayle change de 120 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="121"?> 288 M A H O M E T II, rem. Q ; caractères en italiques ajoutés par E.R. 289 J O N A S (A N G R I M U S ), rem. C. registre et durcisse le ton quand il traite un sujet dont l’absurdité heurte son esprit logique. Dans l’article M AH O M E T II, par exemple, il s’emporte au cours de la chaîne des quatre questions rhétoriques et produit par cette suite un climax qui lance une accusation grave au christianisme : Il ne semble pas possible de repliquer quelque chose de bien fort aux remarques de Rivet, & il semble au contraire qu’il soit très-possible de les rendre plus victorieuses ; car qu’y a-t-il de plus horrible, & de plus honteux à la Religion Chretienne, que de voir que Mahomet II. l’un des plus grans criminels qui aient jamais vêcu, un homme qui avoit repandu tant de sang, & qui avoit depouillé de leurs biens tant de personnes par une suite continuelle de cruautez, & d’injustices, devienne possesseur legitime de toutes ses usurpations, pourvu qu’il se fasse baptiser ? Que deviendra cette loi inviolable de la morale Chretienne, que le premier pas d’une repentance expiatoire du vol, est la restitution du bien mal aquis ? Que diroit-on si un Juif coupable d’une banqueroute frauduleuse de trois millions, obtenoit par la simple ceremonie du baptême, & sans être obligé à restituer quoi que ce soit, une pleine absolution de ses crimes, & le droit de posseder ces trois millions ? Les infideles n’auroient-ils pas une raison très-valable de decrier le Christianisme, comme la peste de l’équité, & de la morale naturelle ? 288 Il juge si sévèrement le christianisme dans ce passage, ce qui fait presque oublier qu’il y appartient lui-même. Le choix des mots change aussi et renforce l’effet dénonciateur que Bayle crée dans cette remarque. Les exemples qu’il donne sont, de plus, extrêmes et donc provocateurs. Il n’est donc pas étonnant qu’il se soit fait de nombreux ennemis par ce genre de propos qui lance des attaques dans diverses directions : Où est donc, demanderoit-on, cette impression naturelle, qui fait discerner à tous les hommes le bien & le mal ? Voilà des nations Chretiennes qui non seulement ne font aucun compte de la chasteté dans la pratique, mais qui en ont même perdu la theorie : d’où il s’ensuit qu’à cet égard leur conscience est destituée du sentiment du droit naturel. N’est-ce pas une marque que les idées de la vertu dependent de l’éducation & de la coutume, & non pas d’une impression naturelle ? Et comment guerir ces gens-là, puis que leur conscience est morte ? Car s’il est possible, qu’avec les notions du bien & du mal la conscience jouïsse d’une malheureuse securité, cela n’est-il pas immanquable où ces notions sont éteintes ? Il n’est pas necessaire de repondre à cette objection, puis qu’Angrinus Jonas nie le fait. 289 121 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="122"?> 290 von Treskow, Isabella, « Die Entstehung der Kritik aus dem Verfahren der Disputation. Pierre Bayles Dictionnaire historique et critique und die akademische Refutationspraxis » dans Eggert, Elmar, Gramatzki, Susanne et Mayer, Christoph Oliver (éds.), Scientia valescit - Zur Institutionalisierung von kulturellem Wissen in romanischem Mittelalter und Früher Neuzeit, München, Martin Meidenbauer, 2009, p. 353-378, cit. p. 353 ; « Mais l’échafaudage dans lequel s’est déroulée cette révolution scientifique est accroché aux pierres angulaires de l’ancienne méthode, à savoir la disputatio strictement structurée à laquelle appartient aussi une instance qui met en ordre et qui juge ». 291 Voir ibid., p. 359 ss. 292 Gerber (1970), p. 62 ; « […] de réfuter les objections formulées et éventuellement de formuler par des chaînes des conclusions de façon à ce qu’aucun argument concluant ne puisse plus être formulé. » Pour plus de détails concernant le schéma de la disputatio voir aussi ibid., p. 110-115. Un autre phénomène rhétorique représente l’art de la disputatio qui prend son origine au Moyen Âge dans la tradition scolastique. Isabella von Treskow remarque que les innovations pour lesquelles Bayle a toujours été loué et qualifié de « précurseur des Lumières » ne s’effectuent que dans les bornes des méthodes traditionnelles. « Das Gerüst aber, in dem dieser Paradigmenwechsel geschah, hängt an den Eckpfeilern der alten Methode, der der durchstrukturierten Disputation, zu der auch eine ordnende und richtende Instanz gehört ». 290 En général, la disputatio est composée d’éléments fixes qui se suivent dans l’ordre prescrit. Le maître, aussi magister, préside la disputatio en tant qu’arbitre et formule la quaestio, et dans un état avancé, la propositio, ce qui constitue le début de ce schéma dialectique. Une première réponse suit de la part de l’opponens à laquelle le respondens oppose une suite d’objections-types, c’est-à-dire des contre-arguments, quand il accepte l’argument, et demande la preuve des répliques. C’est à nouveau à l’opponens qui doit défendre sa proposition. Quand ces restrictions de la part du respondens ne suffisent pas à l’opponens, celui-ci peut dans un troisième temps se référer directement aux restrictions, et a l’occasion de les critiquer. Dans toute cette démarche, il faut faire attention à ce que le respondens n’avance pas de nouveaux arguments, mais fournisse seulement les preuves demandées. Avec cette façon de procéder, on crée un débat d’arguments et de preuves à la fin duquel le maître peut avancer une solution, appelée la determinatio, mais elle n’est pas obligatoire. 291 Le but principal était « die dagegen erhobenen und zu erhebenden Einwände durch Schlußketten so zu widerlegen, daß kein schlüssiges Argument mehr erhoben werden kann. » 292 Ce schéma dialectique est un modèle argumentatif dont Bayle se sert à maintes occasions. Deux exemples serviront d’illustration à cette observation. Premièrement, dans l’article M ANI C HÉ E N S , Bayle introduit la discussion qu’il a l’intention de mener au milieu de la rem. D par les mots « feignons ici une 122 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="123"?> 293 M A N I C H É E N S , rem. D. 294 M A N I C H É E N S , rem. D. 295 M A N I C H É E N S , rem. D. 296 M A N I C H É E N S , rem. D. dispute entre Mélissus & Zoroastre » 293 . Il la met en scène en s’érigeant en maître virtuel de ce débat hypothétique et en lançant l’hypothèse qu’il veut faire réfuter et qui déclare l’existence des deux principes éternels, & indépendans l’un de l’autre, dont l’un n’ait aucune bonté, & puisse arrêter les desseins de l’autre. Voilà ce que j’appelle raisons à priori. Elles nous conduisent necessairement à rejetter cette hypothese, & à n’admettre qu’un principe de toutes choses. 294 Afin de réfuter par la suite cette position, il donne d’abord la parole à Mélissus, philosophe païen qui sera alors d’abord dans le rôle de l’opponens puisqu’il ne reconnaît qu’un seul principe. Quand il termine son argument, Zoroastre reprend dans le rôle du respondens l’aspect central et le développe tout en tenant sa position. Il prie Mélissus d’expliquer encore quelques détails de son hypothèse, mais ne lui laisse ensuite pas la parole et continue sa réflexion qui tourne finalement autour de la question, à savoir comment Dieu, étant donné sa souveraine sainteté et sa bonté infinie, a pu permettre que l’homme soit méchant. Bien que Mélissus ne dise plus aucun mot, il reste toujours présent dans la scène comme Bayle insiste dans le registre d’un dialogue virtuel et hypothétique : Cette reponse, la plus raisonnable que Melissus puisse faire, est au fond belle & solide ; mais elle peut être combatuë par des raisons qui ont quelque chose de plus specieux, & de plus éblouïssant : car Zoroastre ne manqueroit pas de representer, que […]. 295 Bayle abandonne tout discours direct et passe à un niveau hypothétique qui lui permet de réfléchir et d’examiner les différents arguments des deux parties. Pour satisfaire à son statut d’arbitre, il glisse de temps en temps des phrases telles que « Voilà à quoi nous conduisent les idées claires & distinctes de l’ordre, quand nous suivons pied-à-pied ce que doit faire un principe infiniment bon. » 296 Ceci afin de structurer la disputatio. À la fin, il ne manque pas de donner une determinatio. Après avoir remarqué que la raison humaine est trop faible pour ramener ce philosophe (Zoroastre) au point de la vérité et qu’il faut une autre révélation, à savoir l’Écriture, pour réfuter invinciblement l’hypothèse des deux principes, Bayle conclut de la façon suivante : 123 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="124"?> 297 M A N I C H É E N S , rem. D. Il s’agit de l’article P A U L I C I E N S auquel Bayle renvoie, concrètement aux remarques E, G et H. 298 P Y R R H O N , rem. B. 299 P Y R R H O N , rem. B. 300 P Y R R H O N , rem. B. 301 P Y R R H O N , rem. B. Arcésilas de Pitane était un philosophe grec, né vers 315 av. J.-C. et mort en 241 av. J.-C. ; « l’un des plus celebres Philosophes de l’antiquité, nâquit à (A) Pitane, dans l’Æolide. […] Il succeda à Crates (D) dans la regence de l’Ecole Platonique, & il s’y rendit innovateur, car il fonda une secte qu’on nomma la seconde Academie pour la distinguer de celle de Platon. Il étoit fort oposé aux Dogmatiques, il n’affirmoit rien, il doutoit de tout, il discouroit du pour & du contre, & suspendoit son jugement. C’est parce, disoit-il, qu’il n’y a rien de certain. » (A R C E S I L A S , corps.) 302 P Y R R H O N , rem. B. 303 P Y R R H O N , rem. B. Or, puisque c’est l’Écriture qui nous fournit les meilleures solutions, je n’ai pas eu tort de dire qu’un Philosophe Paien seroit mal aisé à vaincre sur cette matiere. C’est le texte de cette remarque. Quelque longue qu’elle soit, je ne la finirai pas sans avertir mon lecteur qu’il me reste encore 3 observations à faire, que je renvoie à un autre article. 297 Deuxièmement, il y a l’entretien de « [d]eux Abbez dont l’un ne sçavoit que sa routine, l’autre étoit bon Philosophe, s’échaufferent peu-à-peu de telle sorte dans la dispute, qu’ils penserent se quereller tout de bon. » 298 Ce passage de l’article P Y R R H O N , rem. B, est assez connu, car souvent cité dans la littéra‐ ture de recherche. Pour le présent contexte, il est intéressant de voir que Bayle y met également en scène une dispute en laissant la parole à deux interlocuteurs inventés. La quaestio est donnée par le premier abbé qui « ne pouvoit comprendre que sous la lumiere de l’Evangile il se trouvât encore de misérables Pyrrhoniens » 299 tandis qu’« il pardonnoit aux Philosophes du Paganisme d’avoir flotté dans l’incertitude des opinions » 300 . Ensuite, l’opponens incarné par l’abbé philosophe expose son raisonnement en soutenant que « la Theologie Chretienne lui [à Arcésilas] fourniroit des argumens insolubles. » 301 Il mène par la suite un monologue d’une longueur considérable en réunissant les aspects centraux des anciens pyrrhoniens et ceux que le cartésianisme a amenés. « Voilà les avantages que ces nouveaux Philosophes procureroient aux Pyrrhoniens, & à quoi je veux renoncer. » 302 Puis, il se met à démontrer que « la verité est certainement reconnoissable à quelques marques. On les appelle ordinairement criterium veritatis » 303 et à cela s’ajoute aussi l’évidence en tant que caractère sûr de la vérité. Après une argumentation abondante en sa fonction de respondens, regroupant des preuves pour souligner sa position, l’opponens, c’est-à-dire le premier abbé, se met en colère contre les pyrrhoniens et l’abbé 124 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="125"?> 304 P Y R R H O N , rem. B. 305 P Y R R H O N , rem. B. philosophe reprend le fil de sa réflexion : « Je vais vous montrer que vous n’avez point de bonne raison d’en être certain. J’argumente sur les principes de nôtre Theologie. » 304 Tout à la fin, il conclut « qu’il faloit avant toutes choses leur faire sentir l’infirmité de la raison, afin que ce sentiment les porte à recourir à un meilleur guide qui est la foi. » 305 La composition de cette rem. B présente donc visiblement le schéma traditionnel de la disputatio. Dans la remarque suivante, Bayle reprend cette conclusion, la transforme en une nouvelle thèse qu’il déploie à travers les écrits de François La Mothe Le Vayer ce qui change le ton et la démarche. Pour conclure cette thématique de la disputatio, il reste encore deux re‐ marques à faire. En premier lieu, ce schéma permet de peser les arguments des parties concernées en les confrontant jusqu’à ce qu’on parvienne à une conclusion. Il est également possible de laisser la fin ouverte comme le magister n’est pas obligé de formuler une determinatio. En deuxième lieu, le fait de faire discuter deux personnes (deux philosophes de l’Antiquité dans le cas de Mélissus et de Zoroastre, deux abbés, etc.) produit l’effet d’une mise en scène. Bayle s’érige en dramaturge en faisant interagir les personnages sur le papier et quitte le terrain de la documentation et de l’examen des sources pour passer à un niveau fictionnel où il peut se pencher sur des sujets complexes par des entretiens et débats virtuels. Cette mise en scène a plusieurs fonctions. D’abord, on découvre un effet didactique. Comme dans les dialogues de Platon entre Socrate et ses disciples, le but est d’amener l’élève ou bien le lecteur à poursuivre une certaine réflexion. Cette forme dialogique facilite l’identification du lecteur avec la situation et rend la prise en compte du sujet plus facile, surtout dans un contexte de discours théologiques ou philosophiques qui sont dans la plupart des cas très abstraits et complexes. Cependant, cette observation reste problématique étant donné les cas comme la rem. B de P Y R R H O N où l’abbé philosophe poursuit sa réflexion de façon monologique. Cela étant, cette mise en scène permet à l’auteur de se retirer - une fois de plus - et de disparaître derrière les personnes virtuelles qui agissent à sa place. Bayle devient le dramaturge et présente alors un sujet, choisit le décor, les acteurs, les coulisses, mais ne monte pas sur scène. Au lieu de prendre la parole, il fait interagir les autres et tient les rênes en veillant au déroulement et en gardant la vue d’ensemble. La présentation d’une certaine attitude ou de plusieurs points de vue concernant un sujet devient sous la plume de Bayle en quelque sorte une mise en scène du savoir. 125 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="126"?> 306 P A S C A L , rem. F. 307 O C T A V I E ( P E T I T E - N I È C E ), rem. D. 308 B R O D E A U , rem. D. 309 A M P H I A R A U S , rem. H. 310 La formule suggestive du titre de ce sous-chapitre est extrait de la rem. D. de l’article B E N S E R A D E et fait partie d’un contexte où Bayle explique pourquoi il fera suivre une assez longue citation ; voir la citation entière à la p. 127. 311 Voir la citation auparavant à la p. 93. 312 Bayle, Pierre, Projet et Fragmens d’un Dictionaire critique, Rotterdam, Reinier Leers, 1692. Finalement, on découvre un phénomène qui est propre à Bayle. Il rentre directement en dialogue avec son lecteur et lui adresse à maintes reprises la parole. De brèves tournures introductives, telle que « Vous voiez qu’on ne justifie pas Mr. Pascal à l’égard de Mr. Descartes » 306 , « Vous voyez bien qu’il suppose que […] » 307 , « […] vous en verrez l’analyse avec de très-grands éloges, dans le Mercure galant […] » 308 ou bien « Vôtre vigilance suffiroit-elle jamais à renverser ce que leur malignité bâtit » 309 , crée un ton convivial et Bayle implique le lecteur virtuel dans le texte. Mais quel est le but de ce vouvoiement ? Pourquoi décide-t-il d’inclure le lecteur de cette manière ? Le prochain sous-chapitre s’interroge plus en détail sur la question de savoir quel rôle le lecteur joue dans le DHC. 1.2.9 « Plusieurs de mes lecteurs seront bien aises de voir ici … » - Le rôle du lecteur Dans les sous-chapitres précédents, le lecteur figure à maintes occasions. Ce fait pose la question de savoir qui est ce lecteur auquel Bayle adresse la parole 310 et pourquoi il le fait. L’intention de l’analyse suivante est de regrouper les aspects qu’on a évoqués ci-dessus afin de caractériser le lecteur et comprendre pourquoi Bayle l’inclut de manière explicite dans son ouvrage. Ce qu’on appelle dans le domaine de l’économie moderne orienté vers le client était déjà au XVII e siècle important et intéressant, surtout pour les éditeurs qui cherchaient les profits financiers, mais aussi pour les auteurs qui voulaient être lus. Pour cette raison, Bayle se met au service du lecteur et essaie de répondre aux besoins et aux goûts de ses contemporains. Dans la Préface  311 , Bayle explique qu’il s’adapte aux intérêts de ses lecteurs et même à leur paresse. Des nombreux moments de manque de livres pour ses études et ses recherches, de sa condition et de la dépendance qui y est liée, il a déduit, à partir de ses propres exigences et besoins, ce que son lecteur imaginaire pourrait souhaiter trouver dans un ouvrage comme le DHC. À part cette projection suggestive, le Projet et Fragmens d’un Dictionaire critique  312 de 1692 a servi de sondage afin de recevoir quelques 126 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="127"?> 313 B E N S E R A D E , rem. D. En ce qui concerne les réflexions sur la longueur des citations voir à partir de la p. 111 dans le sous-chapitre 1.2.7 Les citations et les références bibliographiques. 314 M O L S A (F R A N Ç O I S -M A R I E ), rem. B∆. 315 M A H O M E T II, rem. G. réactions du public plus ou moins érudit. Elles ont ensuite permis d’adapter les idées propres à son projet, ce qui a abouti en 1697 avec la première édition. Les exemples dans le texte sont nombreux dans lesquels Bayle annonce qu’il rajoute une citation d’une longueur considérable pour son lecteur : Qu’il me soit permis d’inserer ici un long passage d’une piece d’un titre assez surprenant. Plusieurs de mes lecteurs seront bien aises de voir ici ce que c’est sans avoir la peine de changer de livre ; outre que quelques-uns pourroient bien n’avoir pas dans leur Cabinet l’Arliquiniana. 313 Le fait d’avoir le passage du texte correspondant immédiatement sous les yeux augmente le confort du lecteur. Et comme Bayle veut noter dans son ouvrage ce qu’on ne trouve pas chez ses collègues, il pense faire plaisir à son lecteur en retenant des singularités non-publiées, « & pour cet effet je m’adressai à Mr. de la Monnoie, qui eut la bonté de m’écrire tant de particularitez touchant le Molsa, que ce sera faire un très-grand plaisir à mon lecteur, que de les produire ici. » 314 Vu que Bayle se trouvait assez souvent en manque de livres, surtout à partir du moment où il s’installa à Rotterdam, il connaissait suffisamment le problème de ne pas avoir le texte original sous les yeux. Il part de sa propre expérience et s’attend à ce que le lecteur ressente les mêmes problèmes : « Je m’assure que mon lecteur sera bien aise de trouver ici un petit detail, sur un fait aussi curieux que celui-là. » 315 De plus, le fait de marquer les citations en les mettant en italiques ou entre guillemets rend la lecture plus facile. D’une part, ces marques signalent les paragraphes copiés aux lecteurs qui s’intéressent en détail aux sources et aux originaux cités. Comme Bayle s’investit à découvrir des erreurs et à démontrer des malentendus lors de la transmission des faits historiques, il essaie de prendre en considération le contexte en entier et de consulter autant de sources que possible. Ces démarches sont assorties du fait que le sens original d’une phrase ou d’un paragraphe n’est pas falsifié parce qu’il est détaché du reste. D’autre part, le fait de marquer visiblement les citations peut être utile pour les lecteurs moins éduqués qui n’ont pas de connaissances en latin ou en grec et ne tirent pas profit des citations en langues érudites. Ils étaient sans doute reconnaissants de sauter facilement les lignes et de pouvoir continuer leur lecture. 127 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="128"?> 316 M A R C I O N I T E S , rem. B. 317 M A R C I O N I T E S , rem. E. 318 Voir le chapitre 1.2.8 La rhétorique baylienne. En même temps, l’argument de s’orienter vers les besoins des lecteurs ressemble parfois à une excuse. À de nombreuses questions ou reproches qu’on pourrait adresser à Bayle - à savoir, entre autres, pourquoi il cite un certain passage, pourquoi il fait de très longues citations, pourquoi il décrit en détail un événement, parfois trop en détail, ses commentaires sur un certain sujet - il peut à tout moment répondre qu’il procède ainsi pour ne pas abandonner son lecteur. Je tromperois mes lecteurs, si je laissois ces paroles sans commentaire ; & j’aurois beau dire que Saint Epiphane les aiant trompez tout le premier, je ne m’en devois pas faire un grand scrupule, on ne se paieroit pas d’une si mauvaise apologie. Faisons donc voir en quoi consiste le defaut de la narration de St. Epiphane. 316 Il fait passer ses commentaires pour des points d’orientation pour celui qui lit la compilation des différents aspects concernant un sujet. Par ce moyen, Bayle crée une complexité qui sert tout d’abord à bien informer son public dans tous les détails. Ensuite, il exploite cette situation de confusion qu’il a provoquée afin de promouvoir son opinion tout en se mettant en scène : Mes lecteurs ont là le procés aussi instruit qu’il le peut être, car les parties ont produit tout ce qu’elles pouvoient dire : ils n’ont donc qu’à prononcer sur le tort & sur le droit, & ils trouveront bon sans doute que je donne ici mon petit avis. 317 En anticipant les reproches éventuels par ce genre de formulations suggestives, Bayle tente d’influencer la bienveillance du lecteur et de manipuler de façon subtile son attitude envers les commentaires personnels qu’il sème de temps en temps. À part ces parties du texte où il signale clairement son opinion, on dé‐ couvre de nombreux passages où il semble disparaître et remet la responsabilité de l’interprétation à son public. Cependant, Bayle ne laisse rien au hasard et influence par sa rhétorique. 318 Par une suite de questions rhétoriques - qui ont aussi un caractère fort suggestif - il pousse le lecteur à déduire des conclusions nécessaires jusqu’à ce que ce dernier parvienne inductivement au même point de vue que Bayle, sans que celui-ci le prononce à haute voix. Dans ce cas, Bayle peut argumenter que ce ne sont que les interprétations de la part du lecteur et qu’elles ne correspondent aucunement à ce qu’il avait écrit ou eu l’intention de dire. Cette façon de procéder était surtout pratique dans le cas où les critiques auraient reproché à Bayle d’avoir un certain avis et auraient attaqué différents aspects. Il pouvait s’excuser en répondant que ce dont ils l’accusaient ne correspondait 128 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="129"?> 319 Feuerbach, Ludwig, Gesammelte Werke: Pierre Bayle. Ein Beitrag zur Geschichte der Philosophie und Menschheit, tome 4, Berlin, Akademie-Verlag, 1989, p. 163 ; « Ainsi les doutes et remarques de Bayle volettent comme de petits oiseaux diurnes - offensifs, mais aussitôt se réfugiant en arrière, hardis et craintifs à la fois - l’oiseau de nuit de l’orthodoxie. » 320 Voir la citation de la Préface dans le sous-chapitre sur la bibliothèque, p. 93. 321 A R E T I N (F R A N Ç O I S ), rem.C. 322 I P R E S , corps. pas à son texte. C’est la raison pour laquelle Ludwig Feuerbach employait la comparaison suivante : « So umflattern die Zweifel und Einwürfe Bayles wie kleine Tagvögel, angreifend, aber sogleich wieder zurückfliehend, keck und furchtsam zugleich, die Nachteule der Orthodoxie. » 319 De plus, un éventuel reproche portant sur la longueur ou la quantité des citations peut être également balayé par l’argument qu’elles sont rajoutées pour le lecteur. Dans la Préface  320 , Bayle explique qu’il cite autant pour satisfaire l’intérêt du lecteur, pour servir les gens qui n’ont pas de livres ou ceux qui en ont mais sont trop paresseux pour interrompre la lecture afin d’aller les chercher à tout moment. De surcroît, il fait comprendre qu’en abrégeant un passage, on réduit la force du texte. En conséquence, si on suit cette pensée, le risque de falsifier une source augmente en ce sens qu’une partie est décontextualisée et ne porte plus correctement l’idée centrale du contenu. C’est la raison pour laquelle Bayle préfère citer mot pour mot de longs passages afin de bien informer son lecteur et, en outre, afin de rendre des textes, qui sont difficiles à trouver, accessibles. Ceci est surtout le cas lors qu’il s’agit de correspondances qui ont été écrites avec des destinations privées et que Bayle copie et fait imprimer dans son DHC puisqu’elles ne sont d’habitude pas publiées ailleurs. Dans la rem. C de l’article A R E TIN , (F R ANÇO I S ), par exemple, Bayle cite une remarque manuscrite qui s’étend sur deux colonnes et qu’il introduit très simplement par : « Puis voions ce que Mr. de la Monnoie m’a écrit sur ce doute-là. » 321 Un autre exemple se trouve dans I P R E S où Bayle écrit : La relation entre cette ville-là, & les demêlez des Jansenistes avec les Jesuïtes s’est fait conoître par ce moien à tout le monde ; & de là vint sans doute le jeu d’esprit qui fit forger une pretenduë (A) lettre du Roi de France à Mr. Arnaud datée du camp devant Ipres en 1678. Il courut beaucoup de copies de cette lettre, & je me souviens que plusieurs personnes qui passoient pour avoir le goût fort bon, la trouvoient ingenieuse, on l’attribuoit à Mr. Roze Secretaire du Cabinet. Je ne croi pas qu’elle ait été imprimée, & cela m’oblige à la publier. 322 Après l’avoir annoncée, il ne manque pas à la copier en version intégrale dans la rem. A en la présentant de la manière suivante : « (A) Une pretenduë lettre 129 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="130"?> 323 I P R E S , rem. A. 324 Völkel (1993), p. 210. du Roi . . . .à Mr. Arnaud.] La voici selon la copie que j’en fis au tems qu’on la debitoit comme une piece toute nouvelle. » 323 Cette instrumentalisation occasionnelle du lecteur, c’est-à-dire de l’utiliser pour justifier de longues citations, n’est pas seulement une simple excuse pour sa façon de procéder. Bien au contraire, son rôle dans le DHC est plus complexe parce qu’il a l’occasion de s’émanciper jusqu’au point d’être tout à fait autonome. Effectivement, le lecteur décide de ce qu’il lit, dans quel ordre et avec quelle intensité. Tout d’abord, il choisit l’article qui l’intéresse. Soit il se concentre sur le corps, soit il saute aux remarques que Bayle lui propose, soit il feuillette les tomes afin de suivre les renvois, soit il poursuit une lecture linéaire, soit il se laisse emporter par un fil rouge circulaire autour d’un certain sujet en particulier : Welchen Grad von Aktivität ein Leser dabei entfaltet, das kann er selbst bestimmen, d. h., analog zu der den gesamten Text durchziehenden Zweisprachigkeit, ergibt sich eine doppelte Lesbarkeit, nämlich im Sinn von linearer Informationsgewinnung oder zirkulärem dialektischen Abtasten. Ein Benutzer muß über die Fakten, die “für sich sprechen”, nicht hinausgehen, er kann aber auch die Dynamik ihrer Anordnung aufgreifen. 324 Le lecteur décide lui-même du degré d’activité qu’il déploie, c’est-à-dire qu’en parallèle avec la diglossie, qui traverse tout le texte, se développe une double lisibilité dans le sens d’une acquisition linéaire du savoir ou d’un sondage dialectique circulaire. Un utilisateur n’est pas obligé de dépasser les faits qui “parlent pour eux”, mais il peut aussi reprendre la dynamique de leur arrangement. Völkel introduit dans ce paragraphe le terme clé de la dynamique qui représente une caractéristique importante en plus du lecteur et de sa lecture. Tandis qu’un texte est habituellement fait pour une lecture linéaire, Bayle offre dans le DHC de nombreuses petites parties de textes qu’on peut lier et combiner selon différents intérêts. À cause des renvois et des remarques, le lecteur peut sauter entre les articles ainsi qu’entre le corps et ses remarques. Il ne suit pas une seule ligne de lecture, mais peut poursuivre plusieurs fils, ce qui rend le processus de lecture dynamique et pluridimensionnel. Le lecteur a alors l’occasion de construire sa lecture lui-même comme une mosaïque qui diffère plus ou moins d’un lecteur à l’autre. L’ordre alphabétique contribue, dans ce contexte, à l’orientation qui joue un rôle important lors de la dynamisation de la lecture. Sans point de repère et sans classement conséquent des articles, il ne serait pas possible de sauter aussi rapidement entre les différentes parties du texte. Mais cette navigation 130 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="131"?> 325 Whelan (1986), p. 41. 326 Voir le chapitre 1.2.6 La bibliothèque dans le livre. 327 P A D I L L A (M A R I E D E ), rem. E. fonctionne grâce à plusieurs points de repère. La mise en page et la typographie, comme nous l’avons vu au-dessus, constituent les éléments qui donnent une structure visible, extérieure et formelle, au texte. Lire le texte à l’horizontale est aussi bien réalisable qu’à la verticale au cas où on quitte le corps du texte afin de reprendre une pensée dans les remarques plus bas sur la page. Et même pour la lecture interpaginale, c’est-à-dire les sauts en avant et en arrière selon les renvois entre les articles, la visualisation des parties textuelles permet de trouver rapidement le passage qu’on cherche. Whelan désigne le rôle du lecteur comme « touriste à partir du moment qu’il commence à lire. » 325 Elle compare la lecture du DHC à une promenade lors de laquelle l’auteur promène le lecteur d’un lieu à un autre, mais elle souligne aussi la qualité de bibliothèque du DHC ce que nous avons déjà élaboré ci-dessus. 326 Cette observation sur l’autonomie des lecteurs entraîne une question supplé‐ mentaire, à savoir à quel niveau d’éducation le DHC s’adresse. Bayle peint une image variée de son lecteur imaginaire : Ceux qui lisent ces sortes de choses en sont moins scandalisez que la plupart des personnes qui les voient. Mais prenez garde que j’établis mon oposition entre ceux qui lisent beaucoup, & ceux qui ne lisent presque rien. Ceux-ci se figurent que la corruption de leur tems est quelque chose d’extraordinaire. Ils s’imaginent que les autres païs n’y sont pas sujets, & que les autres siècles en ont été garantis. C’est ce qui les fait le plus murmurer ; mais ceux qui savent par la lecture de l’histoire que les desordres de leur tems sont communs à tous les siecles, & à toutes les nations plus ou moins, ceux-là, dis-je, prenent patience, ils sont faits à la fatigue, ils s’endurcissent aux matieres de scandale. C’est pour eux que la domination des concubines des Princes n’est pas un sujet d’indignation, ils en connoissent trop d’exemples. Mais ceux qui ne lisent pas se scandalisent furieusement de voir qu’une favorite impudique soit idolatrée des courtisans, parce qu’elle est la distributrice de toutes les charges. 327 Il fait donc bien la différence entre la culture de ceux qui lisent beaucoup et ont donc des connaissances plus riches et variées, et ceux qui sont moins lettrés et s’étonnent de tout ce qu’ils apprennent. La conscience de ce clivage permet à Bayle de manier son texte de sorte que tout lecteur y trouve ce qu’il cherche, ce dont il a besoin, ce qui correspond à sa disposition intellectuelle et son savoir personnel. Ainsi Bayle réunit un grand lectorat et augmente certainement les chiffres de vente. Cependant, il ne faut pas exagérer en prétendant que la grande masse de la population a lu ce type d’ouvrage. Il faut un minimum 131 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="132"?> 328 P A Y S , rem. I. 329 M A R I E ( L ’ E G Y P T I E N N E ), rem. C. 330 M O N T G A I L L A R D , rem. E. de culture et d’éducation, au moins une curiosité pour les sujets traités pour qu’un lecteur consulte un dictionnaire historique ou encyclopédique. Les petites histoires d’amour et les anecdotes obscènes attirent malgré tout un public plus large qui ne serait sinon pas intéressé par un ouvrage purement philosophique, historique ou théologique. Bayle cherche alors l’équilibre entre transmettre du savoir, remplir les lacunes qu’avant lui personne n’avait encore traitées, et le divertissement de son lecteur pour attirer son attention. Quel que soit le niveau d’érudition de son lecteur, Bayle rentre en dialogue avec lui. « Vous ne prouvez pas, me dira-t-on, ce qu’il faut prouver. Un peu de patience ; on sera bientôt à la preuve. » 328 Dans ces dialogues virtuels, le lecteur n’est pas seulement muet, mais comme on peut voir dans la citation, il prend aussi la parole. Cette façon de procéder n’est pas nouvelle, mais elle produit un effet particulier dans le DHC. Vu qu’il s’agit d’un ouvrage érudit et scientifique, on s’attend plutôt à un ton neutre à la troisième personne et à des argumentations continues qu’il faut suivre avec concentration. De plus, dans les autres dictionnaires présentés ci-dessus, aucun auteur ne se livre à un dialogue avec le lecteur. Il arrive qu’il lui adresse la parole dans la préface, mais pas dans le texte où l’auteur veut émettre ses idées et réflexions. De surcroît, le dialogue a un côté didactique car Bayle a l’occasion, en tant que professeur, de guider son lecteur : Cela doit aprendre aux lecteurs, que pour bien s’instruire dans la controverse, il ne faut consulter ni les satires, ni les Ouvrages burlesques ; ce seroit s’asseoir au banc des moqueurs ; action condamnée dans le premier Pseaume. Ces gens-là, quand il s’agit de se divertir, n’épargnent pas leurs meilleurs amis, mais ils épargnent la verité. 329 Il ne lui impose pas une opinion préconçue mais l’incite à développer son esprit critique. Par conséquent, le DHC n’est pas seulement un grand recueil de savoir statique et immobile que les lecteurs absorbent et apprennent par cœur. Bien au contraire, son auteur le construit d’une telle manière qu’il apprend implicitement à l’intéressé l’art de penser et la capacité à réfléchir dans le but de former aussi la faculté du jugement. Bayle explique que « [p]ar ces morceaux mon lecteur pourra juger aisément, que nôtre panegyriste n’a point dementi son caractere. » 330 En incluant le lecteur et en lui ouvrant la voie vers ses propres réflexions, le texte prend une texture souple qui rend différentes interprétations possibles. L’interaction entre auteur et lecteur stimule ce dernier pour une lecture active en rapportant, par exemple, « un fait si singulier que 132 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="133"?> 331 M E L A N C H T O N , rem. A. 332 Voir van Lieshout (2001), p. 63. 333 Grafton (2003), p. 213 sq. 334 G O V E A , rem. E. je le raporte ici, afin d’exciter mes lecteurs à en deterrer les circonstances » 331 , ce qui nous ramène au concept de l’autonomie esquissé ci-dessus. En même temps, par des ruses rhétoriques et par l’arrangement de citations, de remarques et d’arguments, Bayle tient pourtant les rênes. Il reste guide et maître de son ouvrage bien qu’il disparaisse assez souvent derrière la façade des citations. Le choix des citations, ainsi que les relations et les renvois qu’il établit entre elles, revêtent une importance particulière. Comme une surface mi-transparente, elles laissent transpercer ses propres idées. Cette observation s’accorde avec la description de van Lieshout concernant l’immédiateté de la rédaction de Bayle. Elle fait ressortir que Bayle pensait de manière associative. Il commençait par un sujet qui l’emmenait à un autre jusqu’à ce qu’il réalise au bout d’un moment combien il s’était éloigné de son point de départ. 332 Et cet enchaînement, de sujet en sujet, d’idée en idée, se reflète dans tout son ouvrage de sorte qu’on peut suivre de près le courant de ses pensées. Grafton qualifie cette habitude d’écrire rapidement de manque d’économie puisque dans les versions suivantes des articles, Bayle wrote his articles rapidly, and in later versions of them added new information not to the text but to the commentary. This became so complex-and sometimes so self-contradictory-that readers found themselves trapped in a sort of morass of erudition. 333 Bayle a écrit ses articles rapidement et a rajouté, dans leurs versions postérieures, de nouvelles informations non pas au texte mais au commentaire. Ceci est devenu si complexe - et parfois si contradictoire en soi - de manière que les lecteurs se sont retrouvés piégés dans une sorte de marécage d’érudition. En guise de conclusion à cette analyse de la personne du lecteur et de son rôle, il est utile de reprendre la remarque suivante : En tout cas mes incertitudes determineront quelques lecteurs à chercher la decision. Je repete ici cette remarque avec d’autant moins de scrupule, que je suis persuadé qu’on ne lira ce Dictionaire que par morceaux. Ainsi un avertissement qui ne seroit donné qu’une fois, courroit risque de demeurer inconu. 334 Dans un premier temps, Bayle est conscient de sa propre incertitude qui laisserait en conséquence également le lecteur dans le doute. Ce dernier est 133 1.2 Les particularités du Dictionaire historique et critique <?page no="134"?> 335 Voir van der Lugt (2016), p. 67 ; « […] the recurring problem is that they [the methods] are in danger of functioning as self-fulfilling prophecies, since, if we choose from the onset to read Bayle in a certain way, we set ourselves up to find whatever version of Bayle fits best with our expectations. » 336 Voir ibid., p. 67 ; « […] les voix et le dialogue dont Bayle fait usage sont un élément essentiel de la mise en pratique de la philosophie dans le Dictionnaire […]. » alors responsable de la recherche de sa propre réponse et est obligé d’agir. L’activité de l’auteur est transmise au lecteur puisque le premier arrête la chaîne des réflexions de sorte que le second doit l’achever de façon autonome. Cette autonomie permet divers modes de lecture qui dépendent du choix de chaque lecteur, c’est-à-dire des « morceaux » qu’il décide de lire. Forcément, la lecture varie d’une personne à l’autre. Van der Lugt sensibilise aux dangers d’avoir tendance à chercher les parties de texte qui conviennent le mieux à ses attentes, ce qu’elle appelle une prophétie autoréalisatrice. 335 Il faudrait alors lire le DHC en entier afin d’éviter qu’un détail nous échappe. Mais déjà Bayle s’attendait à ce que le DHC ne soit lu que par morceaux. Une certaine interprétation dépend à la fin des morceaux dont la lecture de chaque personne est composée. Au niveau herméneutique, cette capacité du texte - de permettre des variations en ce qui concerne l’interprétation - contribue à ce que, d’une part, le DHC ne perde pas son actualité à travers les siècles et, de l’autre, qu’un lecteur du XXI e siècle puisse toujours y trouver des sujets qui le concernent. Dans un deuxième temps, la citation ci-dessus fait comprendre pourquoi Bayle prend soin de répéter certains aspects. Dans le cas probable où le DHC n’est lu que par morceaux, le lecteur risque de rater un avertissement qui ne serait donné qu’une fois. Afin de prévenir ce risque, Bayle reprend une certaine idée ou un certain sujet plusieurs fois et augmente par ce moyen la possibilité que son lecteur la trouve au moins une fois. Une fois de plus, il faut remarquer que Bayle maîtrise son métier de lexicographe. Il décide consciemment de sa façon de composer le texte afin de répondre au mieux aux attentes de son futur lecteur, en s’interrogeant à l’avance sur ses habitudes de lecture. Le dialogue que Bayle entretient avec le lecteur est un élément constitutif du DHC et marque les discussions philosophiques, éthiques et morales. Comme van der Lugt s’est également interrogée sur le rôle du lecteur, mais en mettant l’accent sur les voix de Bayle, elle parvient à une conclusion semblable : « Bayle’s use of voices and dialogue is an integral part of the way in which he practises philosophy in the Dictionnaire ». 336 Depuis l’Antiquité, le dialogue était utilisé pour pratiquer la philosophie, comme le témoignent les dialogues de Socrate dans les écrits de Platon. Cet aspect de la pratique philosophique est la base pour le chapitre suivant sur le scepticisme. 134 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="135"?> 337 Cassirer, Ernst, Die Philosophie der Aufklärung, Rosenkranz, Claus (et al., éd.), Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2007, p. 211. 1.3 Conclusion intermédiaire : les outils de travail et le système d’organisation du savoir Es ist kein Zufall, daß er [Bayle] für seine kritische Arbeit die Form des »Dictionnaire historique et critique«, die Form des Wörterbuchs gewählt hat. Denn das Wörterbuch läßt, entgegen dem Geist der Über- und Unterordnung, der die rationalen Systeme beherrscht, den Geist der bloßen Nebenordnung am reinsten hervortreten. In ihm gibt es keine Hierarchie der Begriffe, keine deduktive Ableitung des einen aus dem anderen; sondern in ihm gibt es nur noch ein einfaches Beisammen von Materien, deren jede der anderen gleichbedeutend ist […]. 337 Ce n’est pas par hasard qu’il [Bayle] a choisi pour son ouvrage critique la forme du « Dictionnaire historique et critique », la forme d’un dictionnaire. Car, à l’inverse de l’esprit de l’hiérarchisation, qui règne dans les systèmes rationnels, le dictionnaire laisse ressortir, de manière la plus pure possible, l’esprit de la simple juxtaposition. On n’y trouve jamais une hiérarchie de termes, pas de déduction de l’un à l’autre ; mais il n’y a plus qu’une simple collection de matières dont chacune a la même valeur que l’autre […]. Pour clore ce premier chapitre, on peut constater que l’étude du dictionnaire en tant que genre littéraire a démontré que ce type d’ouvrage ne doit pas seulement faire objet de recherche en linguistique, mais fournit également des pistes révélatrices au domaine des Lettres ce que nous avons l’intention de souligner lors de cette brève conclusion intermédiaire. L’observation ci-dessus d’Ernst Cassirer fait comprendre l’idée centrale des dictionnaires en général et du Dictionaire historique et critique en particulier. L’ordre alphabétique dirige les ouvrages qui recueillent le savoir de l’époque correspondante et libère les auteurs érudits du strict enchaînement chronolo‐ gique, hiérarchique ou logique qui est propre à d’autres genres savants, tels que les traités, les méditations, les contes philosophiques et d’autres encore. À cela s’ajoute que les dictionnaires représentent le champ de bataille intellectuel du XVII e siècle où les auteurs cherchent à s’approprier le terrain du savoir. Ina U. Paul fait ressortir, dans son article sur les encyclopédies en langue vernaculaire en Europe au siècle des Lumières, que le DHC a rempli une fonction clé lors de la circulation du savoir à cette époque et avec lui le Grand Dictionaire Historique de Moréri et le Dessein D’un Nouveau Dictionaire Historique, Geographique, Chronologique & Philologique de Chappuzeau bien que ce projet encyclopédique 135 1.3 Conclusion intermédiaire : outils de travail & système d’organisation du savoir <?page no="136"?> 338 Paul, Ina U., « Enzyklopädien der Aufklärung in europäischen Vernakularsprachen und der Wissenstransfer über „Modell, Imitation und Kopie“ » dans Cahier d’Études Germaniques, vol. 72, 2017, p. 23-34, cit. p. 27. « nombreuses erreurs de fond et sa vision du monde fermement catholique ». 339 Cet effet est renforcé par le privilège royal qui a accordé le droit exclusif de publier des dictionnaires à l’Académie Française (voir le paragraphe qui porte sur le Dictionnaire François de Richelet à la p. 43). 340 Matoré (1968), p. 97 sq. ne se soit jamais réalisé comme annoncé. C’était surtout à cause des « vielen sachlichen Fehler und seiner dezidiert katholischen Weltsicht » 338 que Moréri s’est fait critiquer par Bayle à Rotterdam et aussi par Chappuzeau à Genève - les deux protestants. À cela s’ajoute encore un autre aspect. Les Pays-Bas à l’époque de Bayle ont dans ce contexte un atout de plus pour les auteurs huguenots français qui devaient s’exiler : l’esprit tolérant et ouvert leur accorde la liberté de conscience, ce qui encourage leur production écrite. En revanche, cette productivité fait prospérer les éditeurs des Provinces Unies et en fait de sévères concurrents des éditeurs français. 339 D’un côté, l’élite huguenote réfugiée profite alors d’une indépendance envers les autorités royales et envers la censure ; de l’autre côté, la dépendance de l’éditeur, d’autres auteurs et collaborateurs représente pourtant un paramètre non négligeable. En ce qui concerne Bayle, Matoré remarque que [c]e qui importe, en effet, pour lui [Bayle], c’est le dépistage des erreurs et l’établis‐ sement d’une critique inattaquable qui remonte aux sources et n’admet ni renseigne‐ ment altéré ni citations inexactes. C’est par ses qualités d’analyste et par sa sévérité à l’égard des préjugés que Bayle a imposé ses vues au Siècle des lumières : « Je ne suis ni au service de l’Empereur ni au service du Roi de France, écrivait-il, mais au service de la vérité ; c’est ma seule Reine, je n’ai prêté qu’à elle le serment d’obéissance. » 340 Au-delà de son statut dans la République des Lettres, Bayle se positionne en tant que philosophe au service de la vérité qu’il reconnaît comme sa seule autorité. La soumission à cette autorité détermine sa pensée et par conséquent son travail et ses écrits. Pour la rédaction du Dictionaire historique et critique, sa boîte à outils contient alors des éléments - tels que les remarques, les renvois, les citations et quelques astuces rhétoriques - qui lui permettent d’inventorier le savoir et de s’approcher autant que possible de la vérité. La mise en page et la typographie fournissent le cadre extérieur fixe et mettent ce savoir en scène. La forme et le contenu se conditionnent mutuellement et ont un impact sur le lecteur, son approche du texte et son activité personnelle. Un aspect pas considéré explicitement jusqu’à présent est celui du rôle des conditions techniques. Grafton précise qu’« [a]s footnotes came to be not only 136 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="137"?> 341 Grafton (2003), p. 221 ; « Comme les remarques en bas de pages ne sont pas seulement devenues à la mode intellectuelle, mais aussi praticables au niveau typographique, elles pouvaient être trouvées dans la boîte à outils littéraire des historiens. » 342 Ibid., p. 222 ; « […] qui ont trouvé un refuge de l’intolérance religieuse de Louis XIV aux Pays-Bas, un refuge de l’oppression de l’orthodoxie théologique à l’éducation et un refuge du dogmatisme intellectuel de Descartes aux remarques de bas de page. » Pour contextualiser davantage, voici la partie correspondante du texte de Grafton : « Hume’s new sense of how history should be read went together with a new sense of how it should be written-and that, in turn, with a new sense of what the author could expect of his publisher. For all of this, he […] owed a considerable debt to those French thinkers of the late seventeenth century who found in Holland a refuge from the religious intolerance of Louis XIV, in learning a refuge from the oppression of theological orthodoxies, and in footnotes a refuge from the intellectual dogmatism of Descartes. » 343 Voir les schémas dans Quemada (1967). Quemada distingue les dictionnaires généraux et les dictionnaires spécialisés qui peuvent être dissociés selon des aspects sémantiques, formels, morphogrammaticaux, segmentaux (p. 90). À la p. 38, il rentre en détail sur les dictionnaires monolingues et les dictionnaires plurilingues et pour ces derniers, il introduit les catégories hétéroglosses et homoglosses qui peuvent être classées, à leur tour, dans des sous-catégories, et à la p. 158 où les dictionnaires se repartissent en extensifs, abrégés et restrictifs. 344 Voir Klare (2011), p. 139. intellectually fashionable but also typographically practical, they came to be found in the historian’s normal literary toolbox. » 341 Et il porte ensuite le regard sur Hume qui a été marqué par les penseurs français de la fin du XVII e siècle « who found in Holland a refuge from the religious intolerance of Louis XIV, in learning a refuge from the oppression of theological orthodoxies, and in footnotes a refuge from the intellectual dogmatism of Descartes. » 342 Cette description fait comprendre que le XVII e siècle a eu un impact important sur le siècle suivant et a ouvert successivement la voie aux penseurs des Lumières et au grand projet de l’Encyclopédie. Comme nous l’avons mentionné dans le sous-chapitre sur la typologie des dictionnaires, la production lexicographique se développe au XVIII e siècle et se différencie de plus en plus, ce qui anime les lexicographes et les lexicologues à introduire d’innombrables types de dictionnaires. 343 Cette productivité est étroitement liée à l’intérêt du public et aux ambitions des lexicographes qui travaillent au perfectionnement de ces ouvrages. De plus, les développements et les découvertes des sciences et des technologies exigent une systématisation ainsi que la fixation des bases des connaissances. 344 Dans cette mentalité avide de connaissances qui prend son origine dans le XVI e siècle, qui trouve sa forme au XVII e siècle et qui a son point culminant au XVIII e siècle, Bayle s’insère avec son chef-d’œuvre et sert d’exemple pour de nombreux successeurs. Sa méthode qui 137 1.3 Conclusion intermédiaire : outils de travail & système d’organisation du savoir <?page no="138"?> 345 Voir entre autres Mason, Haydn T., Pierre Bayle and Voltaire, London, Oxford University Press, 1963 ; Cook (1977) ; Borghero, Carlo, Conoscenza e metodo della storia da Cartesio a Voltaire, Torino, Loescher Editore, 1990 ; Negroni (1999) ; Menant (1994) ; Gros (2008). 346 Voir les nombreuses publications de Gros, Jean-Michel, « Pierre Bayle et la République des Lettres » dans McKenna, Antony et Moreau, Pierre-François (éds.), Libertinage et philosophie, vol. 6, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002b, p. 131-138 ; Bots, Hans, « Le réfugié Pierre Bayle dans sa recherche d’une nouvelle patrie : La République des Lettres » dans McKenna, Antony et Paganini, Gianni (éds.), Pierre Bayle dans la République des Lettres. Philosophie, religion, critique, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 19-33 ; McKenna, Antony et Paganini, Gianni, Pierre Bayle dans la République des Lettres. Philosophie, religion, critique, Paris, Honoré Champion, 2004 ; Beaurepaire, Pierre-Yves, Häseler, Jens et McKenna, Antony, Les réseaux de correspon‐ dance à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècle), Saint-Étienne, Publication de l’Université de Saint-Étienne, 2006 ; McKenna, Antony, « Les réseaux au service de l’érudition et l’érudition au service de la vérité de fait : Le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle » dans Artigas-Menant, Geneviève, McKenna, Antony et Bloch, Olivier (éds.), La lettre clandestine - L'érudition et la littérature philosophique clandestine, vol. 20, Paris, Presses de l’Universitaires de Paris-Sorbonne, 2012b, p. 201-211 ; McKenna, Antony, Études sur Pierre Bayle, Paris, Honoré Champion, 2015a. examine soigneusement les sources historiques et les pèse afin de s’approcher autant que possible de la vérité, marque la génération suivante. Voltaire, par exemple, a beaucoup estimé le travail de Bayle et la recherche a étudié les rapports entre Bayle et Voltaire. 345 La position d’érudit au changement de siècle est surtout importante à deux points de vue. Premièrement, Bayle est un membre très actif de la République des Lettres. 346 Il apporte sa part à l’échange épistolaire de cette élite intellectuelle européenne et en profite en revanche lors de la rédaction du DHC puisque ses confrères lui fournissent les informations et les passages de textes qu’il lui faut. Deuxièmement, le philosophe de Rotterdam crée un ouvrage unique en rédigeant ce dictionnaire dont deux tiers sont des remarques. Les ouvrages lexicographiques qui circulaient à l’époque de Bayle suivent, dans leur compo‐ sition, plus ou moins une structure semblable. L’ordre alphabétique, mais aussi la mise en page et des éléments typographiques, ainsi que l’usage sporadique de renvois, leur sont communs. La particularité des articles bayliens, cependant, réside dans quatre composants. Dans un premier temps, la mise en page est réfléchie et donc élaborée à un tel point que sa fonctionnalité a un impact à la fois sur l’auteur, qui peut trier soigneusement et ensuite ranger toutes les parties de son texte, ainsi que sur le lecteur, qui peut distinguer facilement au niveau visuel les différentes parties du texte ce qui aide à l’orientation sur les pages. Dans un deuxième temps, l’usage excessif des remarques et aussi des renvois n’est pas aussi répandu dans les autres ouvrages de l’époque. Par ce moyen, Bayle dépasse les limites de l’ordre alphabétique qui suggère un 138 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="139"?> système de classement arbitraire. La structure cachée dans les couches du texte correspond à la complexité de nombreux sujets et débats théologiques et surtout philosophiques. Dans un troisième temps, l’usage d’abondantes citations n’était pas fait par d’autres auteurs. De plus, Bayle dénonce à maintes reprises la mauvaise habitude de ses contemporains de ne pas citer et y réagit en copiant beaucoup de passages d’autres livres. Cette façon de procéder provoque l’effet que le DHC représente aussi une large bibliothèque. Dans un quatrième temps, le ton amusé et amusant de Bayle accompagne le lecteur tout au long des pages ainsi que l’influence de la rhétorique. Tous ces éléments ont une influence sur le lecteur et sa lecture. Tous ces éléments décrits contribuent dans leur ensemble à la haute littérarité de l’ouvrage de Bayle. Sa manière de s’exprimer contribue une valeur rhétorique à son texte ce qu’on pourrait décrire comme une poétique de la littérature érudite ou mieux encore comme une véritable poétique érudite. Il est capable de moduler le ton de son texte, de changer d’intonation et de transporter ainsi sa gratitude ou son mécontentement, son estime profonde ou sa colère envers des collègues. Par moment, il arrive qu’il se transforme en romancier quand il rapporte de petites anecdotes ou historiettes d’aventures amoureuses d’un personnage historique ; par moment, il devient dramaturge quand il fait entrer en dialogue différents auteurs en faisant interagir leurs textes en forme de citations. En tant que scientifique, il a toujours en vue ses ambitions philosophiques et historiographiques qui demandent de la clarté et de la précision ce qu’il garantit par un langage littéraire et érudit bien compréhensible malgré une dimension bien abstraite selon les sujets abordés. Par ce moyen, la lisibilité pour le lecteur est également garantie. Cependant, il réussit en même temps à être suffisamment cryptique dans ses propos à maintes reprises que sa critique ciblée, pointue et pointée ne s’avère pas immédiatement telle quelle. Et cet effet est surtout provoqué grâce à l’exhaustif usage de renvois et donc d’hypertextualité. Le morcellement des sujets en articles, qui sont à leur tour coupés en morceaux, reportés dans leurs propres remarques et exportés à celles d’autres articles, ne tient ensemble qu’à cause de la texture volatile mais reliante, que Bayle maîtrise à disperser dans son ouvrage, à savoir des liens hypertextuels que sont les renvois. Bien que le DHC ne soit pas conçu en tant qu’ouvrage littéraire dans un sens restreint traditionnel du terme, qui définirait les trois genres dramatique, lyrique et épique en tant que littérature, il se distingue pourtant d’un caractère littéraire à cause de sa texture textuelle et rhétorique ce qui nécessite l’ouverture du terme ‹ littérature ›. Et c’est bien dans la reconnaissance de la valeur littéraire et de la poétique érudite que réside un potentiel que la recherche dans le domaine des Lettres peut creuser et apporter aux études sur Bayle et son DHC. 139 1.3 Conclusion intermédiaire : outils de travail & système d’organisation du savoir <?page no="140"?> Les deux chapitres suivants se donnent donc pour but de s’interroger sur les objectifs que le philosophe de Rotterdam poursuit et ceci en étroite liaison avec la composition structurale de son texte. Il semble que la lecture pluridimension‐ nelle est étroitement liée à deux objectifs principaux complètement opposés. D’un côté, Bayle rentre dans la tradition sceptique en démontrant l’impossibilité de toute décision ou conclusion définitive, ce qui laisse la fin ouverte et anime en conséquence la capacité de réflexion des lecteurs. De l’autre, il développe une méthode d’historiographie qui devrait l’amener à un consensus valable et fiable après avoir examiné, comparé et pesé toutes les sources disponibles et tous les arguments possibles. En ce qui concerne l’historiographie de son époque, il glisse en de nombreuses occasions dans la polémique acerbe qui accompagne son esprit critique. 140 1. La forme extérieure et la structure intérieure du DHC <?page no="141"?> 1 Voir dans l’Annexe les schémas de Völkel, qui ont inspiré notre analyse des articles. Il s’y trouve, d’un côté, le schéma qui imite la mise en page de l’article L I P S E de la première édition de 1697 (voir p. 385) ce qui fait ressortir les couches du texte et les références à d’autres auteurs ; de l’autre côté, le schéma des relations internes primaires des remarques de cet article entre elles (voir p. 386). 2 van Lieshout (2001), p. 63. Voir aussi le sous-chapitre 1.2.9 « Plusieurs de mes lecteurs seront bien aises de voir ici… » - Le rôle du lecteur à la p. 133 où on a brièvement fait allusion à cette partie de son texte. Chapitre 2 : Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien Ce chapitre a pour but d’appliquer les résultats de l’analyse précédente et de démontrer ensuite la corrélation entre la forme extérieure du DHC et la structure interne. Völkel a démontré de façon exemplaire comment Bayle compose l’article L I P S E dans son intégralité et les remarques en particulier. 1 Par ce moyen, il a fait ressortir les relations des remarques entre elles, ainsi que les relations qui existent entre cet article et d’autres dans le DHC. Cette structuration permet de découvrir la pensée baylienne sous un nouvel angle et fournit l’occasion de supposer qu’une telle structure se construit soigneusement de la part de son créateur. Van Lieshout conçoit le travail baylien bien différent, pour ne pas dire, de manière opposée. Elle explique : Bayle essentially thought associatively and would go off at a tangent; one subject gave him an idea for another subject, which in turn would lead him on to something else, until even he would look back in some astonishment at how far he had departed from his original starting point. And this was not just the way he thought, but also the way he wrote, simply because he allowed himself barely a moment of reflection between getting an idea and working on it, between cause and effect. He collected his thoughts not in his head but on paper. 2 Bayle a pensé essentiellement par associations et s’est écarté soudainement d’un sujet ; un sujet lui a donné une idée pour un autre sujet ce qui en revanche l’a mené encore à autre chose jusqu’à un tel point que s’il regarderait en arrière, il serait tout étonné de réaliser combien il s’était éloigné de son point de départ. Et ce n’était même pas seulement sa façon de penser, mais aussi sa façon d’écrire tout simplement parce qu’il s’est rarement permis un moment de réflexion entre l’apparition d’une idée et le processus d’y travailler, entre cause et effet. Ce n’était pas dans sa tête qu’il a assemblé ses pensées, mais sur du papier. <?page no="142"?> Il s’agit donc de se pencher sur la question de savoir jusqu’à quel point Bayle a laissé aller sa pensée et a ainsi été guidé d’association en association et jusqu’à quel point il a - bien au contraire - consciencieusement construit ses articles du DHC. Étant donné qu’il était pendant des années professeur en philosophie, il était muni d’une culture d’érudit et entièrement habitué aux argumentations suivant des structures particulières, comme celle de la disputatio. De plus, le DHC a contribué à sa réputation de philosophe sceptique ce dont la vaste littérature de recherche témoigne. Et les règles d’art du scepticisme nécessitent également une rigueur argumentative, peu importe s’il s’agit des arguments des académiciens ou des pyrrhoniens. Les questions, que l’on peut déduire des points de vue opposés de Völkel et van Lieshout, s’ouvrent donc aussi au champ de réflexions philosophiques liées au scepticisme baylien. En examinant et en analysant la composition des articles choisis pour ce contexte, nous poursuivons l’objectif de rendre visible leur structure textuelle. Celle-ci donnera des éclaircissements sur deux axes centraux. Premièrement, cette approche fait comprendre comment Bayle utilise ses outils de travail décrits dans le chapitre précédent. Deuxièmement, on tentera, par conséquent, de savoir si Bayle met simplement le scepticisme en scène ou s’il le met en pratique. Se comporte-t-il plutôt comme un dramaturge qui fait jouer sur scène une pièce ? C’est-à-dire : construit-il l’image d’un scepticisme apparent sans que cette façade extérieure rentre dans le fond ? Ou bien Bayle témoigne-t-il, tel un pratiquant, d’un véritable scepticisme qu’il applique et vit réellement - et ceci aussi au niveau du contenu ? Les résultats de l’analyse des articles permettront, soit de parvenir à la conclusion que l’on peut soutenir l’une des deux observations mentionnées ci-dessus, soit qu’il faut les développer et les élargir au cas où leur composition ne se montrerait pas aussi fortuite et associative que le suppose van Lieshout ou pas aussi construite que le suggère Völkel. 2.1 Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes à l’époque de Bayle Depuis la première édition du DHC et même avant, des polémiques concernant son éventuelle attitude sceptique, même pyrrhonienne, ont accompagné Bayle. Il n’est, en conséquence, pas étonnant que Bayle rajoute à la fin de la deuxième édition, entre autres, l‘E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S . Cette réaction à la critique du consistoire wallon a pour but de le confronter « with the inescapable paradoxes involved in giving a rational account of beliefs which are founded on 142 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="143"?> 3 James, Edward, « Pierre Bayle’s Eclaircissement sur les Pyrrhoniens » dans Mallinson, Jonathan (éd.), Correspondence - Images of the eighteenth century - Polemic - Style and aesthetics, Oxford, Voltaire Foundation, 2004, p. 159-172, cit. p. 159 ; « […] avec les paradoxes inéluctables qui sont liés à l’essai de donner un récit rationnel de la foi qui est fondé sur la base de principes qui sont au-dessus de la raison, paradoxes qu’il n’arrive pas lui-même à résoudre et qu’il ne prétendrait pas à résoudre. » 4 Empiricus, Sextus, Esquisses pyrrhoniennes, Pellegrin, Pierre (éd.), Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 9. 5 Ibid., p. 19. 6 Voir ibid., p. 53. 7 Ibid., p. 57 ; les caractères en italiques sont rajoutés de notre part pour faire ressortir ces mots clés. principles raised above the reason, paradoxes which he himself inevitably fails to resolve, and would not claim to resolve. » 3 Afin de faire ressortir les traits que Bayle partage avec le scepticisme antique, notamment pyrrhonien, et les aspects qui l’en distinguent, il est d’abord nécessaire de s’interroger sur les éléments constitutifs de leur doctrine et le but de leurs démarches. 2.1.1 Éléments constitutifs de la Skepsis pyrrhonienne - relativité, isostheneia, epokhê, ataraxia Revenant à l’origine du scepticisme antique, Pyrrhon d’Élis est le personnage de référence de la pensée sceptique et de sa mise en pratique. Comme Pyrrhon n’a pas laissé d’écrit, la tradition sceptique fut transmise d’abord à l’oral et ne fut mise par écrit que quelques siècles après la mort du fondateur par Sextus Empiricus. En ce qui concerne ses dates de vie, « [i]l est vraisemblable que Sextus Empiricus a vécu vers les II e et III e siècles de l’ère chrétienne. » 4 Par contre, « Pyrrhon d’Élis serait né vers 365 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire approximativement vingt ans après Aristote et trente ans avant Zénon de Citium, le fondateur du stoïcisme. » 5 Ce détail est intéressant parce que ce décalage temporel motive Sextus à donner une introduction à la tradition sceptique au début de ses Esquisses pyrrhoniennes. Il distingue trois courants de l’époque : dogmatique, académique et sceptique. 6 Cette distinction s’impose, étant donné que depuis la mort de Pyrrhon, sa doctrine a été continuée et donc modifiée par ses successeurs. Ensuite, Sextus explique ce qu’est le scepticisme tel qu’il l’entend : Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité. 7 143 2.1 Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes <?page no="144"?> 8 Lévy, Carlos, Les scepticismes, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 19. 9 Empiricus (1997), p. 59. 10 Hossenfelder choisit pour la traduction allemande la « Seelenruhe » qu’il décrit comme « Ungestörtheit und Meeresstille der Seele » - ce qui correspond encore davantage au terme grec. (Voir Empiricus, Sextus, Grundriß der pyrrhonischen Skepsis, Hossenfelder, Malte (éd.), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1985, p. 95.) 11 Empiricus (1997), p. 69. 12 Voir ibid., p. 69/ 71 ; « Et pour celui qui avait suspendu son assentiment, la tranquillité en matière d’opinions s’ensuivit fortuitement. » En ce qui concerne les contradictions, le vis-à-vis des choses, Carlos Lévy décrit que « [l]a parole pyrrhonienne peut prendre la forme d’une révélation parce qu’elle n’est pas le reflet partiel de la contradiction des phénomènes, mais la proclamation qu’il n’existe rien d’autre que des phénomènes contradic‐ toires. » 8 De plus, Sextus précise ce qu’il comprend par les termes clés de la citation ci-dessus, ce qui sera également important pour nous pour confronter ensuite la tradition sceptique avec l’approche baylienne. La force égale, en grec isostheneia, désigne l’égalité et l’équivalence des arguments ou des positions, de sorte qu’aucun des raisonnements avancés ne prévaut sur l’autre comme plus convaincant. L’epokhê, c’est-à-dire la suspension de l’assentiment « est l’arrêt de la pensée du fait duquel nous ne rejetons ni nous ne posons une chose. » 9 Il termine sa précision en expliquant que la tranquillité de l’âme, en grec ataraxia, est l’absence de toute perturbation et le calme de l’âme. 10 Sextus revient sur ce calme lorsqu’il explique le but du scepticisme. « [L]a tranquillité en matière d’opinions et la modération des affects dans les choses qui s’imposent à nous » est la motivation qui pousse un sceptique « à philosopher en vue de décider entre les impressions et de saisir lesquelles sont vraies et lesquelles sont fausses ». 11 Dans cette démarche, le sceptique se retrouve piégé entre les partis qui sont égaux au niveau de leur force, de sorte qu’il est incapable de se décider pour un parti. Suite à cette prise de conscience, il s’abstient consciemment d’un jugement et prend ainsi de la distance. Au moment où il arrive véritablement à l’état de la suspension intentionnelle de son assentiment, son âme arrête de chercher et rentre en tranquillité, il atteint l’ataraxia. 12 À cela s’ajoute la question de savoir pourquoi on cherche à atteindre cette tranquillité. Étant donné que l’être humain dépend de ses passions et ses pensées, qu’elles soient positives ou négatives, il souffre du fait de ne pas être libre. Il aspire à la liberté et donc au bonheur en essayant de distinguer et de choisir de façon permanente entre le bien et le mal. Par ce moyen, il reste pourtant dans la contrainte et dans sa dépendance. Afin d’y remédier, il faut - selon les sceptiques - suspendre le jugement et l’assentiment au moment où l’être humain comprend l’impossibilité de la décision. Cette façon de procéder permet, par la suite, de 144 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="145"?> 13 Pellegrin traduit le terme tropos par mode et explique que les modes dans la pensée sceptique représentent dans la plupart des cas des procédés qui sont employés afin d’amener à la suspension de l’assentiment. Il mentionne de plus dans cette explication qu’il est également possible de traduire tropos par « argument », « type » et « manière » ce qui ne change pas le noyau de la signification, à savoir que ce sont des procédés pour la suspension de l’assentiment. (Voir ibid., p. 549.) 14 Ibid., p. 141/ 143. 15 Ces mots clés du langage pyrrhonien ont des significations spécifiques, de sorte que nous citons les définitions telles que Sextus les donne. Le mode « qui part du désaccord est celui par lequel nous découvrons qu’à propos de la chose examinée il s’est trouvé, aussi bien dans la vie quotidienne que parmi les philosophes, une dissension indécidable qui nous empêche de choisir quelque chose ou de le rejeter […]. Celui qui s’appuie sur la régression à l’infini est celui dans lequel nous disons que ce qui est fourni en vue d’emporter la conviction sur la chose proposée à l’examen a besoin d’une autre garantie, et celle-ci d’une autre, et cela à l’infini, de sorte que, n’ayant rien à partir de quoi nous pourrons commencer d’établir quelque chose, la suspension de l’assentiment s’ensuit. […] Nous avons le mode qui part d’une hypothèse quand les dogmatiques étant renvoyés à l’infini, ils partent de quelque chose qu’ils n’établissent pas mais jugent bon de prendre simplement et sans démonstration, par simple consentement. Le mode du diallèle arrive quand ce qui sert à prendre des distances et de se libérer ainsi de la contrainte permanente et de la dépendance. Au cours de son argumentation, Sextus revient en plusieurs endroits au tropos de la relativité. 13 La relativité est le mode auquel on peut ramener tous les autres modes que le sceptique distingue en détail. En résumé, il faut retenir que « [l]e mode selon le relatif […] est celui dans lequel l’objet réel apparaît tel ou tel relativement à ce qui le juge et à ce qui est observé conjointement, et sur ce qu’il est selon la [véritable] nature nous suspendons notre assentiment. » 14 Cela veut dire que tout ce qu’un individu aperçoit, soit concrètement dans son entourage et dans le monde matériel, soit abstraitement dans ses réflexions, est relatif à sa perception personnelle à travers ses sens et sa pensée. En conséquence, ces idées ne peuvent pas servir à décrire la nature et la vérité (absolue) des choses en elles-mêmes. Elles sont donc relatives dans deux sens. D’un côté, elles le sont entre elles : une idée est toujours en relation avec au moins une autre. De l’autre, elles sont relatives à l’être humain qui les contemple. Il faut alors comprendre à percevoir cette relativité afin d’abandonner la position apparemment supérieure et absolue et arrêter de juger les choses, ce qui signifie la réalisation de la suspension de l’assentiment, à savoir l’epokhê. Par cette façon de procéder, les sceptiques fournissent une argumentation qui permet de démonter les arguments que d’autres partis pourraient avancer. À part le mode du relatif, Sextus Empiricus en énumère encore quatre autres : celui qui part du désaccord, celui qui s’appuie sur la régression à l’infini, celui qui part d’une hypothèse et celui représente le diallèle. 15 Sans rentrer explicitement en 145 2.1 Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes <?page no="146"?> assurer la chose sur laquelle porte la recherche a besoin de cette chose pour emporter la conviction ; alors n’étant pas capables de prendre l’un pour établir l’autre, nous suspendons notre assentiment sur les deux. » (Ibid., p. 141/ 143.) 16 Lévy accorde également une valeur centrale à l’epokhê - epochè en orthographe modernisé que Lévy utilise - en décrivant que le scepticisme tel que Sextus l’expose est construit sur ce concept. (Voir Lévy (2008), p. 70.) 17 Le mot grec est composé de philo, qui vient de philein et signifie aimer, et de sophia ce qui veut dire sagesse ou savoir. 18 Voir Hossenfelder, Malte, « Antiker und baylescher Skeptizismus » dans Kreimendahl, Lothar (éd.), Die Philosophie in Pierre Bayles Dictionnaire historique et critique, Ham‐ burg, Meiner, 2004, p. 21-35. détail sur la signification de ces quatre modes, on peut les résumer en exposant l’aspect central qu’ils ont en commun. Une structure argumentative, quelle qu’elle soit, correspond toujours à un désaccord, à une régression à l’infini, à une hypothèse ou à un diallèle. Dans les quatre cas, il est impossible de préférer de façon justifiée un parti et de se décider pour un argument à la fin. Cette observation amène alors au constat de l’égalité des forces parmi les arguments de sorte qu’elle démontre leur indécidabilité. Il faut nécessairement s’abstenir de juger des choses qui appartiennent au sensible et à l’intelligible. Cette suspension de l’assentiment, l’epokhê  16 , rend l’être humain tranquille, puisqu’il se retire du courant des pensées, et le met dans l’état de la parfaite tranquillité de l’âme. Le but de la vraie philosophie dont il ne faut pas oublier la signification, à savoir l’amour de la sagesse, a toujours été d’atteindre le bonheur. La philosophie en tant qu’amour de la sagesse 17 représente alors le chemin qui conduit l’homme à cet état de bonheur, où il reste dans la quiétude profonde. La tranquillité de l’âme, l’ataraxia, résulte en conséquence de la modération et de l’harmonie de l’existence suite à la suspension de l’assentiment. En conséquence, elle ne représente pas l’objectif final de la démarche sceptique ou philosophique en général. Elle devient, de son côté, le principe du bonheur, à savoir l’eudaimonia, puisqu’elle signifie l’absence de tout ce qui pourrait troubler l’âme et tout ce qui pourrait empêcher la liberté de l’âme. Elle provient d’un état de profonde quiétude, découlant de l’absence de tout trouble ou douleur, état du parfait bonheur. Dans la comparaison des scepticismes pyrrhonien et baylien, Hossenfelder 18 déclare que les deux scepticismes défendent chacun à sa façon des dogmatismes. En ce qui concerne un éventuel dogmatisme sceptique dans le DHC, les chapitres suivants auront pour objectif de relever plus en détail comment ce scepticisme baylien se manifeste et quelle intention y est jointe. Quant au dogmatisme voilé dans la doctrine sceptique des pyrrhoniens, il faut examiner de plus près l’argumentation de Hossenfelder. Il cite l’anecdote du peintre Apelle qui n’a réussi à réaliser sur son tableau l’écume à la bouche d’un cheval qu’au moment 146 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="147"?> 19 Empiricus (1997), p. 71. 20 Hossenfelder (2004), p. 22. 21 Lévy (2008), p. 72. 22 Hossenfelder (2004), p. 23 ; « Au contraire, il [le scepticisme] avait dès le début l’intention de renforcer le problème de la prise de conscience et de le rendre ainsi où il s’en est éloigné de quelques pas et y a jeté son éponge qui a laissé des traces de couleurs sur le tableau produisant l’effet d’écume. Cette anecdote sert de comparaison métaphorique. Comme Apelle, le sceptique prend du recul face à une problématique insoluble et indécidable et, suite à cette action de prendre de la distance et à l’abstention active du jugement, la tranquillité survient. 19 Dans un premier temps, Hossenfelder commente la comparaison de la façon suivante : Nach dieser Darstellung wäre also der Pyrrhoneer ein am Erkenntnisproblem geschei‐ terter Dogmatiker, der durch ein zufälliges Grunderlebnis erfahren hätte, daß die erstrebte Seelenruhe, die Ataraxie, gerade durch das Verharren in der Unwissenheit zu erreichen sei. 20 Selon cette présentation, le pyrrhonien serait alors un dogmatique qui a échoué face au problème de la prise de conscience et qui aurait appris à travers une expérience fortuite que la tranquillité à laquelle il aspire, l’ataraxie, était justement à atteindre par le fait de persister dans l’ignorance. Lévy retient également cette anecdote métaphorique mais l’interprète bien différemment. Le but d’un tel propos est clair : la liaison que le sceptique établit entre la suspension du jugement et l’ataraxie ne relève pas d’un jugement dogmatique. Elle est elle-même un produit de l’apparence, si bien que le sceptique ne se contredit pas en élaborant une construction conceptuelle qui, vue de l’extérieur, ne semble pas fondamentalement différente des autres doctrines philosophiques. 21 Il rejette un dogmatisme sceptique puisqu’il attire l’attention sur le fait que le lien entre la suspension du jugement et l’ataraxie n’est qu’une apparence, de sorte qu’elle n’est pas considérée comme une vérité fondamentale et incontes‐ table, ce qui devrait être le cas si on voulait qualifier cette liaison de dogme. Hos‐ senfelder reprend son premier jugement quelques lignes plus tard et parvient aussi, dans un deuxième temps, à la conclusion que le scepticisme ne peut pas être expliqué seulement par la difficulté de la prise de conscience, « [v]ielmehr hat er von vornherein nichts anderes im Sinne gehabt, als das Problem der Erkenntnis zu forcieren und unlösbar zu machen, weil er ein ethisches Interesse an der Unerkennbarkeit der Wahrheit hatte. » 22 Malheureusement, il n’explique 147 2.1 Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes <?page no="148"?> insoluble parce qu’il était intéressé, pour des raisons d’éthique, par l’impossibilité de la connaissance de la vérité. » 23 Ibid., p. 23 ; « die Verwirklichung aller vorgesetzten Zwecke ». 24 Voir Lévy (2008). 25 Voir Hossenfelder (2004), p. 21 sq. pas en toutes lettres quelle éthique les sceptiques essaient de propager par ce moyen. Le rapport entre les réflexions sceptiques et l’éthique - comprise en tant que doctrine dont les réflexions servent ensuite de fondement à la morale - n’est pas clair. Comparé au but de la philosophie, cette interprétation de Hossenfelder paraît problématique puisque ce n’est pas la réalisation d’une doctrine éthique que les sceptiques cherchent à mettre en œuvre. Leur but est de décrire un chemin avec des démarches spécifiques pour atteindre le bonheur, la véritable fin qui les fait philosopher. Certes, la suspension de l’assentiment relève aussi d’une portée éthique, bien que celle-ci soit un peu paradoxale. Comme l’éthique est la discipline qui s’interroge sur la théorie de la morale et donc sur les catégories du bien et du mal, le fait de démontrer l’incapacité humaine à atteindre une certitude absolue par le mode de la relativité entraîne la conséquence logique qu’il n’est pas possible de juger une action d’une autre personne ou d’un autre groupe culturel selon ces deux catégories. Les sceptiques tendent à sensibiliser les gens au fait qu’un jugement et ensuite un comportement éthique est toujours relatif à l’acculturation de chacun. Ils ne prescrivent pas une certaine doctrine éthique, mais en soulignent, par les dix modes, la relativité. Leurs réflexions ne se déroulent pas à un niveau concret d’une élaboration de ce qui est bien ou mal, mais à un niveau plus abstrait où ils s’interrogent sur la possibilité d’une telle élaboration en général. Hossenfelder reprend aussi le therme de l’eudaimonia et la définit en tant que « réalisation de tous les objectifs imposés » 23 . Mais ce nuancement de sa définition et donc la base de ses réflexions sont problématiques. Au lieu de différencier plus explicitement les courants sceptiques, tels que Lévy les présente par exemple 24 , Hossenfelder mélange les différentes accentuations de divers courants de sorte qu’il les déclare toutes dogmatiques bien que ce ne soit pas le cas. De plus, les sceptiques dogmatiques représentent un groupe spécifique dans l’ensemble de tous les courants sceptiques. Le fait de désigner le pyrrhonisme comme dogmatique pose problème. Tout au début de l’article, il fait un parallèle entre les orientations sceptiques pyrrhoniennes et bayliennes, en expliquant que les deux scepticismes ne portent pas leur fin en eux-mêmes, mais poursuivent des objectifs dogmatiques qui sont évidents chez Bayle, mais cachés chez les pyrrhoniens. 25 Après son examen du pyrrhonisme il conclut que 148 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="149"?> 26 Ibid., p. 26. 27 Voir Robert, Rey-Debove et Rey (2020), indifférence, I.1. 28 Ibid., indifférence, I. die Pyrrhoneer den Skeptizismus nicht um seiner selbst willen vertreten, sondern im Interesse ihrer dogmatischen Überzeugung, daß das Glück des Menschen in einer allumfassenden Gleichgültigkeit bestehe. Daher mußten sie bestrebt sein, keinerlei Gewißheit, welcher Art auch immer, aufkommen zu lassen. Auch Bayle funktiona‐ lisiert den Skeptizismus […]. Und er verfolgt eine geradewegs entgegengesetzte Absicht, nämlich den religiösen Glauben als einzigen gewissen Führer zur Wahrheit zu etablieren. 26 les pyrrhoniens ne soutiennent pas le scepticisme en tant que fin en soi, mais dans l’intérêt de leur conviction dogmatique que le bonheur des êtres humains consiste en une indifférence universelle. C’est la raison pour laquelle ils devaient s’efforcer de ne pas laisser s’introduire de la certitude, quelle que soit sa nature. Bayle fonctionnalise aussi le scepticisme […] et poursuit un but complètement inverse, à savoir établir la foi religieuse en tant que seul guide certain pour atteindre la vérité. Il serait intéressant de savoir à quelle partie du texte des Esquisses pyrrhoniennes Hossenfelder se réfère pour parvenir à cette notion qu’il accorde au terme indifférence. D’un côté, il y a la signification qui décrit l’état d’une personne qui n’éprouve ni douleur, ni plaisir, ni crainte, ni désir. 27 C’est-à-dire un état où on ne ressent plus de différence entre les états d’âme, un niveau de conscience où les états d’âme ont une valeur égale et sont logiquement équivalents. Cette notion est étroitement liée au « [d]étachement à l’égard d’une chose, d’un évènement (exprimé ou sous-entendu) » 28 , sauf que cette définition rend encore plus claire l’indépendance et la distance des personnes envers les choses. De l’autre côté, l’indifférence signifie l’absence d’intérêt ce qui a une nuance péjorative et suggère une attitude sans engagement puisque sans intérêt. Pour la compréhension correcte de l’article de Hossenfelder, il serait en conséquence important de savoir comment il utilise ce terme. En tout cas, il faut souligner que dans la doctrine sceptique, le bonheur des hommes ne consiste pas dans l’indifférence. C’est à travers l’indifférence que le bonheur se manifeste puisqu’il est l’état d’âme qui se fait sentir suite à la tranquillité et l’absence de toute perturbation. Des différences au niveau des perceptions que d’autres auteurs se font des termes constitutifs de la skepsis pyrrhonienne se montrent aussi dans l’exemple suivant. Maia Neto argumente en faveur d’une interprétation de Bayle en tant que sceptique académicien en se référant à quelques passages du 149 2.1 Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes <?page no="150"?> 29 Voir Maia Neto (1999). 30 Ibid., p. 274 ; « Bayle rejette la notion de l’évidence en tant que critère de la vérité dans la remarque B de “Pyrrhon”. » 31 Voir ibid., p. 274. 32 Lévy (2008), p. 22. 33 Ibid., p. 22. 34 Empiricus (1997), p. 185. 35 Lévy (2008), p. 24. DHC, ainsi qu’à d’autres écrits de Bayle. 29 Il s’appuie surtout sur l’absence de l’ataraxia chez les académiciens qui est la fin constitutive chez les pyrrhoniens. Mais il problématise aussi cette interprétation de Bayle en tant que sceptique académicien pour deux raisons. D’un côté, « Bayle rejects the notion of evidence as a criterion of truth in remark B of “Pyrrho”. » 30  ; de l’autre, il développe une méthode rigoureuse et semblable à celle de Descartes, malgré le rejet de la pensée cartésienne, pour établir la certitude et donc la vérité dans le champ de l’historiographie, ce qui va, dans cette argumentation, à l’encontre de toute attitude sceptique. 31 Mais ces difficultés surgissent en général lorsqu’on aborde le scepticisme chez Bayle et ne problématisent pas en particulier la distinction des scepticismes pyrrhonien et académicien. Le problème d’une telle distinction a son origine dans l’Antiquité bien que l’histoire du scepticisme soit difficile à retracer. On a donc trouvé « une distinction aussi rassurante qu’infondée : la Nouvelle Académie aurait affirmé dogmatiquement l’incapacité de savoir, tandis que le pyrrhonisme, lui, aurait rejeté jusqu’à cette affirmation. » 32 Et Lévy explique qu’« Arcésilas et Carnéade [les deux représentants centraux des académiciens] ont affirmé avec la plus grande fermeté qu’ils n’avaient pas la certitude de l’ignorance universelle. » 33 Cependant, la systématisation de l’argu‐ mentation dialectique et la construction d’arguments opposés à force égale sont pourtant différentes chez les académiciens. À cela s’ajoute l’institutionnalisation de l’Académie sous Platon auquel Arcésilas et Carnéade ont succédé. Environ trois siècles plus tard, Sextus Empiricus décrira pourtant que le trait distinctif entre les pyrrhoniens et les académiciens est que ces derniers, même s’ils disent que toutes les choses sont insaisissables, diffèrent sans doute des sceptiques [pyrrhoniens] d’abord justement en disant que toutes les choses sont insaisissables (en effet ils assurent cela, alors que le sceptique [pyrrhonien] s’attend à ce qu’il soit possible que telle chose soit saisissable), ensuite, de manière obvie, dans la distinction des biens et des maux. 34 Et Lévy cite Cicéron qui a affirmé « qu’Arcésilas avait trouvé l’idée de l’im‐ possibilité de la connaissance [dans les dialogues socratiques]. » 35 Dans cette perspective, Arcésilas et les académiciens suivant sa doctrine ont alors promu 150 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="151"?> 36 Ibid., p. 24. 37 Brunschwig, Jacques, « Skeptizismus » dans Brunschwig, Jacques et Lloyd, Geoffrey (éds.), Das Wissen der Griechen, München, Wilhelm Fink Verlag, 2000, p. 847-862, cit. p. 848. 38 Lévy (2008), p. 24. le passage de la seule certitude, à savoir l’incapacité de connaître, « à un doute auquel rien, absolument rien ne peut échapper, pas même la certitude de l’ignorance. » 36 Ou pour le dire avec les mots de Jacques Brunschwig qui se réfère, pour écrire sur les académiciens, à Sextus Empiricus et sa distinction des différents groupes de philosophes : Die zweite Gruppe ist die der Philosophen, die an der Suche verzweifeln und die Wahrheit für unerreichbar halten. Dieser „negative Metadogmatismus“ ( Jonathan Barnes) besteht darin, dogmatische Behauptungen zweiten Grades (die nicht direkt das Wirkliche, sondern die Möglichkeit seiner Erkenntnis betreffen) sowie negative Behauptungen vorzubringen (das Wirkliche ist nicht erkennbar). 37 Le deuxième groupe est celui des philosophes qui désespèrent lors de la recherche et qui estiment la vérité comme inatteignable. Ce „métadogmatisme négatif “ ( Jonathan Barnes) consiste en l’apport d’affirmations dogmatiques de deuxième degré (qui ne concernent pas directement le réel mais la possibilité de sa connaissance) et d’affirmations négatives (le réel n’est pas reconnaissable). Ce doute catégorique rend l’argumentation différente de celle des pyrrhoniens puisqu’elle est beaucoup plus inspirée par la dialectique que par les modes de ces derniers. De surcroît, l’ataraxia manque. Les académiciens doutent pour douter et déclarent la connaissance de la vérité impossible, ce processus est donc une fin en soi tandis que les pyrrhoniens étaient à la recherche de la tranquillité de l’âme. Et pour conclure cette différenciation des deux scepticismes, pyrrhonien et académicien, on peut dire encore une fois avec Lévy : En réalité, il y a une différence de fond entre, d’une part, la pensée qui affirme n’avoir d’autre certitude que celle de son incapacité à connaître, et, d’autre part, le passage à un doute auquel rien, absolument rien ne peut échapper, pas même la certitude de l’ignorance. 38 2.1.2 La formation d’un scepticisme moderne Le scepticisme, tel que les modernes l’ont soutenu par la suite, était sujet à des adaptations selon les besoins particuliers de l’époque et a, en conséquence, différé des courants sceptiques de l’Antiquité. Brahami accorde le premier 151 2.1 Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes <?page no="152"?> 39 Brahami (2001), p. 19-31. 40 Voir Popkin (1979), p. 18 ss. On trouve d’ailleurs également le titre Les vies des plus illustres philosophes de l’antiquité de cet ouvrage de Diogène Laërce. 41 Voir ibid., p. 19. 42 Voir ibid., p. 25 ss. sous-chapitre de son ouvrage à un aperçu historique du scepticisme qui couvre aussi tous les siècles entre l’ère grecque et le XVII e siècle. 39 Il ne s’agit pas ici de répéter en détail cet aperçu historique, mais de focaliser l’attention sur les aspects qui sont pertinents dans le contexte du présent projet de recherche. Le but en est de pouvoir ensuite faire ressortir les éléments originairement sceptiques dans certains articles du DHC, de sorte que l’évolution du scepticisme à travers les siècles ne joue pas de rôle prépondérant. Cependant, il y a une question centrale qu’il faut évoquer : d’où vient l’intérêt croissant pour la pensée sceptique au XVII e siècle ? La Renaissance et surtout la Réforme ont provoqué une crise intellectuelle dans de nombreux pays européens. Les activités des érudits et des artistes de cette époque ont fleuri. Les traductions de la Bible dans les langues vernaculaires ont stimulé les débats religieux et ont même causé de graves polémiques entre les membres de l’élite intellectuelle. Dans ce climat de confrontation, d’envie de renouvellement et de remise en question d’anciennes valeurs, l’ancien scepticisme devient accessible surtout grâce à trois sources : les écrits de Sextus Empiricus, les travaux sceptiques de Cicéron et le compte rendu des courants sceptiques de l’Antiquité dans l’ouvrage intitulé Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce. 40 Popkin souligne que les écrits de Sextus Empiricus étaient pratiquement inconnus au Moyen Âge et que c’était enfin Henri Estienne qui a publié l’édition latine des Hypotyposes en 1562. 41 Et il montre que le scepticisme de la Nouvelle Académie, tel que Cicéron le présente dans son Academica, s’est surtout développé parmi ceux qui se sont intéressés à la théologie fidéiste au XVI e siècle. 42 L’approche de la présente recherche - confronter les scepticismes antique et baylien - s’impose alors, même s’il y a quelques points problématiques. Cette comparaison permet de tracer l’image de ce qu’est le scepticisme chez Bayle. La description des origines sceptiques est nécessaire afin de comprendre comment Bayle s’insère dans la longue tradition philosophique, ce qu’il en reprend et ce qu’il modifie selon ses propres intérêts. Des prédécesseurs comme Michel de Montaigne et François La Mothe Le Vayer occupent, comme Bayle, des places importantes dans le scepticisme moderne. Les deux représentants catholiques se sont identifiés différemment aux origines antiques. Montaigne réalise, dans les Essais et surtout dans l’Apologie de Raimond Sebond, sa propre accentuation du scepticisme. Markus 152 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="153"?> 43 Wild, Markus, « Montaigne als pyrrhonischer Skeptiker » dans Spoerhase, Carlos, Werle, Dirk et Wild, Markus (éds.), Unsicheres Wissen, Berlin, De Gruyter, 2009, p. 109-133, cit. p. 109 ; « […] que Montaigne, le sceptique, se qualifie par deux caracté‐ ristiques, à savoir par la méthode de la confrontation d’énoncés contradictoires et par la subjectivité. » 44 Ibid., p. 111 ; « La forme littéraire de l’essai créée par Montaigne peut ainsi être considérée en tant que forme véritablement sceptique. » 45 Pour plus de détails concernant la comparaison entre Montaigne et Bayle veuillez consulter Brush, Craig B., Montaigne and Bayle: Variations on the theme of skepticism, The Hague, Nijhoff, 1966, qui examine les accentuations sceptiques des deux érudits au cours de leur vie. 46 Voir Wild (2009), p. 117. 47 Brahami (2001), p. 12. 48 Paganini (2008), p. 61. 49 Voir ibid., p. 64. Wild remarque « dass sich Montaigne, der Skeptiker, durch zwei Merkmale auszeichnet, nämlich durch die Methode der Entgegensetzung von sich widers‐ prechenden Aussagen und durch Subjektivität. » 43 La confrontation joue un rôle central dans la nature même des Essais. « Die durch Montaigne erschaffene literarische Form des Essays kann so durchaus als eine genuin skeptische Form betrachtet werden. » 44 Le fait de composer son texte par des allusions plus ou moins explicites, mais aussi par des références concrètes, marque cette forme littéraire. Cette façon de rédiger le texte ressemble à celle du DHC de Bayle qui laisse également interagir les différents points de vue dans le texte grâce aux citations. 45 Le but du pyrrhonisme chez Montaigne, explique Wild, était de soigner les dogmatiques, les fantaisistes et les fanatiques. 46 Et Brahami voit dans « [l]es Essais […] le premier fruit d’une pensée sceptique qui, ne se satisfaisant plus de la critique, produit les schèmes de l’anthropologie moderne. » 47 Dans les écrits de La Mothe Le Vayer, le scepticisme se présente autrement. [I]l confronte ensuite les usages, les coutumes, les croyances, les systèmes moraux et politiques des différentes époques, pour soutenir la conclusion sceptique de l’incapacité de la raison à mettre de l’ordre et à découvrir des vérités incontestables dans un domaine si chaotique et de plus gâté par un grand nombre de préjugés […]. Le libertin étend ensuite aux croyances religieuses la méthode de cette phénoménologie sceptique […]. 48 Dans ses Dialogues fait à l’imitation des Anciens, par exemple, La Mothe Le Vayer fait comprendre que « philosopher à l’antique » signifie pour lui rentrer complètement dans la façon originale de penser et redécouvrir ainsi le véritable visage de la sagesse antique, à savoir a-chrétienne et aussi anti-chrétienne puisqu’elle est issue de l’époque préchrétienne. 49 Par le biais de l’Antiquité et 153 2.1 Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes <?page no="154"?> 50 Ibid, p. 67. 51 Popkin (1979), p. 85 ; « La Mothe Le Vayer a considéré toute recherche scientifique comme une forme d’arrogance et d’impiété humaine, qui devrait être abandonnée en faveur du doute complet et du pur fidéisme. » 52 Voir ibid., p. 87 sq. 53 Ibid., p. 95 ; « ‘incroyant épicurien‘, soit de ‘sceptique chrétien‘. » donc de l’inspiration authentique, il parvient à une combinaison particulière d’éléments antiques et d’aspects modernes. Paganini souligne « la relation étroite entre scepticisme et libertinage » chez Le Vayer, et la retrouver dans une « pratique du jugement » qui produit une véritable « libération » du sujet au fur et à mesure que « la flexibilité de la réflexion », le jeu de bascule entre le pour et le contre, le « maintien de l’extravagance intellectuelle », la contestation du « sens commun » et la subversion de la « tyrannique opiniâtreté des opinions communes » deviennent des fins en soi, que le libertin apprécie dans toute leur valeur. 50 Chez La Mothe Le Vayer, le scepticisme fait alors l’objet d’une adaptation moderne en interaction avec le libertinage qu’il conditionne en même temps. On observe une interdépendance entre plusieurs aspects ce qui aboutit finalement à la pensée typique de La Mothe Le Vayer. Représentant du nouveau pyrrhonisme, il « regarded any and all scientific research as a form of human arrogance and impiety, which ought to be abandoned for complete doubt and pure fideism. » 51 Mais la place de La Mothe Le Vayer et de ses contemporains érudits libertins est beaucoup plus complexe. Ils ont une fonction charnière entre la pensée de Montaigne, c’est-à-dire l’air de la Renaissance, et les précurseurs des Lumières, tels que Pierre Bayle et Charles de Saint-Évremond, et Voltaire par la suite. Popkin décrit leur engagement comme une sorte de conspiration qui s’est donné pour but de saper l’orthodoxie et l’autorité traditionnelle intellectuelle. 52 Une question centrale ressort en conséquence dans les travaux de La Mothe Le Vayer : savons-nous véritablement quelque chose ? Cela rappelle la relativité puis que tout est relatif au sens et à l’entendement de l’être humain. Après avoir considéré plusieurs facettes de La Mothe Le Vayer, Popkin accentue pourtant la dimension chrétienne du scepticisme dans la pensée de l’érudit et le qualifie soit d’« ‘epicurean unbeliever‘ or as a ‘Christian sceptic‘. » 53 Paganini accentue différemment la pensée du sceptique libertin : Si, à l’intérieur de la tradition sceptique, on peut distinguer un courant phénoméniste, plus orienté vers la connaissance scientifique, d’une part, et, d’autre part, un courant pyrrhonien qui tend à la finalité pratique de l’ataraxie, il est indéniable que c’est plutôt de ce côté-ci que se place La Mothe Le Vayer : Ephéstion, le porte-parole du douteur dans les Dialogues, ne se contente pas de répondre à l’accusation coutumière 154 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="155"?> 54 Paganini (2008), p. 63. 55 La Mothe Le Vayer (1671). 56 Salazar, Philippe-Joseph, ‚La Divine Sceptique‘ - Ethique et Rhétorique au 17e siècle : Autour de La Mothe Le Vayer, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2000, p. 118. 57 Pour approfondir la thématique de la divine sceptique, l’étude de Salazar sur La Mothe Le Vayer examine la pensée de l’érudit libertin sceptique et le contextualise dans le XVII e siècle en lui accordant une importance charnière lors de la préparation du chemin pour les hommes philosophes du siècle suivant, à savoir Montesquieu et Voltaire (voir ibid.). De plus, Pintard est la référence principale pour toute étude concernant le phénomène du libertinage au XVII e siècle (voir Pintard (1943)). d’apraxie, adressée aux pyrrhoniens, en démontrant qu’en se tenant aux phénomènes, le sceptique trouve un guide fiable dans la vie quotidienne ; il s’applique aussi à convaincre son interlocuteur Eudoxe que l’épochè représente le moyen le plus sûr pour obtenir la tranquillité de l’esprit et la modération des affections, tandis que les dogmes des écoles, avec leur suite d’opinions s’étendant à la vie morale, provoquent dans l’âme des troubles et des perturbations dont la philosophie devrait bien au contraire nous délivrer. 54 L’epokhê représente l’aspect clé que La Mothe Le Vayer développe au fur et à mesure dans les Cinq Dialogues faits à l’imitation des Anciens  55 . A cela s’ajoute encore une facette de La Mothe Le Vayer qu’il faut considérer. Précepteur du frère de Louis XIV, Philippe d’Orléans, il est un remarquable professeur grâce à sa rhétorique et son éloquence, deux composantes qui sont en étroite relation avec la pensée sceptique de l’époque moderne. Et cette éloquence sert de voile pour masquer en souriant la violente critique dont il est capable. Philippe-Joseph Salazar décrit La Mothe Le Vayer de la façon suivante : « Le plaisir de l’intellectuel sceptique se detérmine [sic.] et se déploie dans le ravissement à considérer ce renversement de perspective. » 56 Ce renversement de perspective fonctionne comme une sorte de gymnastique de la raison. Il entraîne la souplesse de la réflexion et ouvre la voie à l’autonomie intellectuelle, à l’indépendance d’esprit critique. 57 Comme La Mothe Le Vayer est cité 70 fois par Bayle dans le DHC, dont 49 citations extraites des Œuvres, il figure parmi les auteurs les plus cités du DHC. C’est la raison pour laquelle il faut considérer ce personnage dans le contexte du scepticisme moderne où Bayle s’introduit aussi. Bayle fait également 49 fois référence aux Essais de Montaigne, de sorte que cet érudit joue aussi un rôle non négligeable dans le texte de Bayle. Mais la façon de présenter ces deux personnages est différente. Montaigne ne figure dans le DHC qu’indirectement, à travers les citations, tandis que La Mothe Le Vayer est présent grâce à l’article V A Y E R et les citations reprises de ses écrits qui sont beaucoup plus nombreuses que celles des écrits de Montaigne. 155 2.1 Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes <?page no="156"?> 58 Descartes, René, Discours de la méthode, Moreau, Denis (éd.), Paris, Librairie Générale Française, 2000, p. 88ss. 59 Ibid., p. 102. 60 Voir Popkin (1979), p. 129-150. Dans ce sous-chapitre, Popkin examine en détail le rôle de Descartes et la dimension de sa pensée sur le scepticisme, surtout par rapport à ses contemporains pyrrhoniens, mais il revient aussi plusieurs autres endroits à Descartes lors de son étude sur l’histoire du scepticisme moderne. 61 Descartes (2000), p. 104. Contemporain de La Mothe Le Vayer, René Descartes s’approprie le doute et l’érige en méthode. Il se prescrit quatre préceptes selon lesquels il a l’intention de conduire sa raison lors de la recherche de la vérité. 58 Il tend à analyser les choses jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune possibilité de les mettre en doute à la fin. La certitude et la vérité des choses le motivent à mener prudemment et consciemment ses réflexions afin d’éliminer au fur et à mesure tous les doutes possibles. Par conséquent, le doute est ainsi rapproché de l’incertitude et ces deux éléments représentent ensemble le point de départ de Descartes. Il met systématiquement en doute les choses sur lesquelles il s’interroge jusqu’à ce qu’il obtienne finalement des connaissances approfondies de sorte qu’il ne reste plus aucun doute. Il explique vouloir « employer toute [s]a vie à cultiver [s]a raison, et [s]’avancer autant qu[’il] pourrai[t] en la connaissance de la vérité suivant la méthode qu[’il s]’étai[t] prescrite. » 59 Descartes représente alors un exemple important pour illustrer la nécessité de distinguer très clairement un véritable scepticisme moderne - inspiré par les courants sceptiques antiques - d’une doctrine méthodologique. Popkin cite Descartes pour cette raison, dans un premier temps, dans son chapitre sur le scepticisme constructif ou mitigé, quand il décrit cette orientation. 60 De plus, Descartes se distancie explicitement des sceptiques et de leur façon de douter puisqu’il déclare : je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant. Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d’être toujours irrésolus : car au contraire tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile. 61 Ce passage de Descartes recèle à nouveau l’aspect central de sa pensée, à savoir le doute qu’il transforme en méthode. Dans la brève esquisse du pyrrhonisme ancien, l’idée clé de la conviction sceptique a été consciemment extraite et le doute n’y figure pas parmi les mots clé du pyrrhonisme. Il n’est pas thématisé explicitement dans les Esquisses pyrrhoniennes et Sextus ne le développe pas en tant que méthode ou façon de procéder. Afin de décrire ce phénomène, qui 156 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="157"?> 62 Empiricus (1997), p. 185. 63 Lévy (2008), p. 105. 64 Paganini (2008), p. 229. 65 Voir ibid., p. 231. Curley a réalisé un examen plus détaillé des ouvrages de Descartes en s’interrogeant sur l’attitude de ce philosophe envers les sceptiques. Cet ouvrage examine successivement les points communs et les aspects divergents et fait ressortir la position opposée de Descartes face aux pensées sceptiques lors de la recherche de la vérité. (Voir Curley, Edwin M., Descartes against the skeptics, Oxford, Basil Blackwell, 1978.) 66 Popkin (1979), p. 212. sera désigner plus tard par le verbe douter, il est important de souligner que ce doute est étroitement lié à l’action de relativiser ou mieux encore de s’apercevoir de la relativité de tout ce qui touche nos sens et notre réflexion. Le doute est un état d’incertitude où le philosophe sceptique pyrrhonien se retrouve lors de sa recherche de la vérité. C’est le moment où il s’aperçoit de l’égalité et de l’équivalence des différentes positions et s’abstient ensuite du jugement. Par contre, pour les philosophes académiques, le doute était un élément beaucoup plus essentiel puisque [l]es membres de la nouvelle Académie, même s’ils disent que toutes les choses sont insaisissables, diffèrent sans doute des sceptiques d’abord justement en disant que toutes les choses sont insaisissables (en effet ils assurent cela, alors que le sceptique s’attend à ce qu’il soit possible que telle chose soit saisissable) […]. 62 La remarque de Descartes sur les sceptiques « qui ne doutent que pour douter » doit alors être lue et interprétée avec prudence. En général, Lévy fait ressortir que la pensée cartésienne est marquée par le paradoxe « que, pour se libérer du doute, Descartes doit passer par la forme la plus extrême, hyperbolique, de celui-ci, supposant que tout ce qu’il perçoit est faux, que sa mémoire est remplie de mensonges ». 63 Paganini introduit son chapitre sur Descartes par la remarque suivante : « Descartes ne fut pas sceptique, au contraire, il se présenta comme seul capable de vaincre le scepticisme. » 64 Le scepticisme et plus encore le doute sont donc à la fois l’ennemi, qu’il faut abattre, et l’allié, dont on a besoin. 65 Popkin inclut encore les Méditations métaphysiques de Descartes, qui ont paru quatre ans après le Discours de la méthode. Il parvient à la conclusion suivante : The victory of the Second Meditation required the super-Pyrrhonism of the First. But this then renders success impossible. To abandon the initial doubts, however, transforms Descartes from a conqueror of scepticism to just another dogmatist to be destroyed by the sceptics of the second half of the seventeenth century - Huet, Foucher, Bayle and Glanvill. 66 157 2.1 Skepsis - l’origine antique et les accentuations modernes <?page no="158"?> 67 Labrousse (1964), p. 39. 68 Ibid., p. 50 ss. Cette méthode en historiographie sera traitée plus amplement dans le troisième chapitre. La victoire de la Seconde Méditation avait besoin du super-pyrrhonisme de la Première. Mais cela a rendu le succès impossible. Le fait d’abandonner le doute initial transforme Descartes d’un conquérant du scepticisme en un simple dogmatique qui sera détruit par les sceptiques de la deuxième moitié du XVIIe siècle - Huet, Foucher, Bayle et Glanvill. Étant donné que ces deux ouvrages ne figurent pas dans la bibliographie du DHC, que d’autres écrits de Descartes ne sont cités que sept fois au total et qu’il n’existe pas d’article sur Descartes, il est évident que l’impact de ce personnage est marginal pour la pensée baylienne. Labrousse donne une preuve du mépris de Bayle pour Descartes. Elle cite une lettre de Bayle à son frère qui date du 29 mai 1681 : Le Cartésianisme ne faira pas une affaire, je le regarde simplement comme une hypothèse ingénieuse qui peut servir à expliquer certains effets naturels, mais du reste, j’en suis si peu entêté que je ne risquerois pas la moindre chose pour soutenir que la nature se règle et se gouverne selon ces Principes-là. Plus j’étudie la Philosophie, plus j’y trouve d’incertitude : la différence entre les Sectes ne va qu’à quelque probabilité de plus ou de moins ; il n’y en a point encore qui ait frappé au but, et jamais on n’y frappera apparemment tant sont grandes les profondeurs de Dieu dans les œuvres de la nature aussi bien que dans celles de la grâce. Ainsi vous pourrez dire … que je suis un Philosophe sans entêtement et qui regarde Aristote, Epicure, Des Cartes comme des inventeurs de conjectures que l’on suit ou que l’on quitte, selon que l’on veut chercher plutôt un tel qu’un tel amusement à l’esprit. 67 Dans les pages suivantes, Labrousse déploie plus en détail comment la méthode cartésienne influence pourtant le travail de l’historiographie et démontre comment Bayle réalise « une transposition réfléchie de la méthode cartésienne dans le domaine de l’histoire. » 68 Ce bref aperçu du scepticisme moderne, marqué par des érudits influents catholiques, mène ensuite à l’examen de l’orientation du scepticisme baylien. L’analyse d’un choix d’articles du DHC donnera des explications sur l’attitude sceptique de Bayle. 158 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="159"?> 69 Hossenfelder (2004), p. 34. 70 Brahami (2001), p. 2. 71 Ibid., p. 3. 2.2 Le scepticisme baylien - La composition des articles et leur structure interne La conclusion décourageante de Hossenfelder à la fin de son article cité ci-dessus semble rendre au premier coup d’œil ce chapitre inutile. Dans un ton sobre, il explique que [m]an kann nicht sagen, daß Bayle eine eigenständige skeptische Position vertritt: Inhaltlich bringt er nichts bemerkenswert Neues und in der Funktionalisierung der Skepsis für den religiösen Glauben ist ihm bereits Montaigne vorausgegangen. 69 [o]n ne peut pas dire que Bayle soutient une position autonome sceptique : en ce qui concerne le contenu, il n’apporte rien de nouveau, digne d’attention, et en ce qui concerne la fonctionnalisation du scepticisme pour la foi religieuse, Montaigne l’a déjà précédé. Cependant, il faut insister sur le fait que le scepticisme chez Bayle prend une forme et une marque individuelles, donc bien différente de Montaigne, et qu’il se manifeste non seulement au niveau du contenu, mais dans la structure même des articles. Cette hypothèse motive les questions suivantes qui accompagneront l’analyse des articles. Quels aspects de la composition des articles sont en rapport avec la pensée sceptique ? Parallèlement, quelles informations du texte expriment une attitude sceptique de Bayle ? La combinaison de la structure et du contenu, que relève-t-elle sur un prétendu scepticisme baylien ? Et quel est le but de Bayle lorsqu’il s’insère dans ce courant philosophique ? Plusieurs chercheurs soulignent la dimension fidéiste, mais Brahami en découvre encore une autre : « Il existe à l’époque moderne un courant de pensée qui se situe apparemment dans les marges de la philosophie, mais dont le rôle dans l’émergence de l’anthropologie est fondamental : le scepticisme. » 70 Cependant, il ne manque pas de souligner que ce rapport est paradoxal : d’une part en effet, les auteurs sceptiques, mettant sur un pied d’égalité toutes les cultures, s’interdisent tout jugement de valeur et déconstruisent les schémas ethnocentriques, ce qui entraîne l’éclosion d’une « sensibilité » ethnologique. Or, la prise en compte de la diversité humaine semble être une condition de la science de l’homme. Mais d’autre part, les caractères les plus élémentaires du scepticisme interdisent de le considérer comme l’un des fondements de l’anthropologie : les sceptiques dénoncent dans la science une crédulité qui s’ignore ; […] ils refusent d’ailleurs toute validité à l’idée de nature humaine. 71 159 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="160"?> 72 Wild (2009), p. 113. 73 Nous avons déjà présenté ces mots clé au début du présent chapitre et les reprenons encore une fois ici puisqu’ils nous serviront également de base et de point de repère pour notre analyse. (Voir ci-dessus le sous-chapitre 2.1.1 Éléments constitutifs de la Skepsis pyrrhonienne - relativité, isostheneia, epokhê, ataraxia.) Le mérite de ce que le scepticisme provoque suite à cette relation avec les sciences de l’homme se trouve donc ailleurs, ce qu’on verra dans ce qui suit. Le corpus des articles qui traite explicitement du scepticisme est assez restreint et en même temps difficile à délimiter de manière complète parce que quelques remarques sceptiques se trouvent aussi cachées dans des articles historiques. Dans le présent contexte seront analysés, à titre d’exemples, P Y R ‐ R H O N , l’E C LAI R C I S S E M E N T S U R L E S P Y R R H O NI E N S , Z E N O N D ’E LÉ E , A R C E S ILA S , C A R N E AD E , C HA R R O N , V A Y E R , M AH O M E T ainsi que S O MM O NA -C O D O M , J A P O N , G Y MN O S O P HI S T E S et B R A C HMAN E S . Ce choix de corpus est, d’un côté, très réduit parce que l’analyse effectuée selon le modèle de Völkel est très détaillée. De l’autre côté, les articles choisis sont des modèles adéquats et clairs pour l’illustration des éléments constitutifs, malgré la complexité de certaines remarques. Wild a résumé l’activité sceptique et met ainsi le doigt sur sa véritable nature : Der Skeptiker stellt auf alle mögliche Weise sich widersprechende Meinungen, Argu‐ mente und Sachverhalte einander gegenüber. Es handelt sich um eine fortwährende Tätigkeit der Entgegensetzung, denn stets können ja neue Meinungen, Argumente und Sachverhalte auftreten. Montaigne akzentuiert dieses dynamische Moment der pyrrhonischen Tätigkeit […]. 72 Le sceptique confronte par tous les moyens possibles des opinions, arguments et faits qui se contredisent entre eux. Il s’agit d’une activité perpétuelle d’opposition comme de nouvelles opinions, arguments et faits peuvent apparaître constamment. Montaigne accentue cet élément dynamique de l’activité pyrrhonienne […]. Cette dynamique se trouve aussi dans le DHC et est même essentielle pour Bayle et toute la création de son ouvrage. De plus, Wild énumère, de façon concise, plusieurs aspects qui constituent les traits caractéristiques centraux du scepticisme pyrrhonien. 73 Premièrement, la perspective anti-dogmatique, c’est-à-dire le but thérapeutique et intersubjectif pour lutter contre le parti pris des dogmatiques. Deuxièmement, la technique de l’opposition qui mène à l’isostheneia et ensuite à la suspension du jugement face à l’équivalence des opinions (epokhê). Troisièmement, le but thérapeutique subjectif de la sérénité, à savoir l’ataraxia, ainsi que l’orientation vers les apparences subjectives. Et 160 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="161"?> 74 Voir Wild (2009), p. 114 ; au total, il énumère six aspects : 1 o l’orientation généralement anti-dogmatique ; concrètement : l’objectif thérapeutique intersubjective de la lutte contre le parti pris des dogmatiques (die grundsätzlich antidogmatische Stoßrichtung; genauer: das intersubjektive therapeutische Ziel der Bekämpfung der Voreingenom‐ menheit des Dogmatikers) ; 2 o la technique philosophique de la confrontation (die philosophische Technik der Entgegensetzung) (isostheneia) ; 3 o la suspension du juge‐ ment face à des opinions équivalentes (die Urteilsenthaltung angesichts gleichwertiger Meinungen) (epokhê) ; 4 o l’objectif thérapeutique subjectif de la tranquillité (das subjek‐ tive therapeutische Ziel der Seelenruhe) (ataraxia) ; 5 o l’orientation aux apparences subjectives et aux quatre critères pratiques (die Orientierung an den subjektiven Erscheinungen und an den vier praktischen Kriterien) ; 6 o l’utilisation des modes (der Einsatz der Tropen). 75 Voir ce schéma de Völkel à la p. 385. 76 Völkel (1993), p. 199 ; « En dépit du grand nombre, différence et […] mode d’emploi complexe de ces composants textuels, les pages in-folio de l’article Lipse sont conçues pour une orientation visuelle sans problème. » 77 Voir notre schéma dans l’Annexe à la p. 387 quatrièmement, l’utilisation des modes joue un rôle central. 74 Bien que Wild ait formulé ces éléments pour la présentation de Montaigne en tant que sceptique pyrrhonien, ils sont également incontournables pour situer Bayle dans le scepticisme. De surcroît, la méthodologie que Völkel développe, de façon exemplaire dans son article sur la logique textuelle de Bayle, sert de modèle pour la suivante étude de la structure textuelle des articles du DHC. Völkel inventorie toutes les sources que Bayle cite dans l’article L I P S E au début de son article. Il fait ressortir par cette démarche les différentes couches du texte et en même temps, les références aux sources et textes cités, tout en imitant la mise en page baylienne des premières éditions. 75 Il classifie de cette manière les sources et les localise sur la page. « Ungeachtet der großen Anzahl, Verschiedenheit und […] komplexen Verwendungsweise dieser Textbausteine, sind die Folioseiten des Artikels Lipsius für problemlose optische Orientierung ausgelegt. » 76 Ces informations fournissent ensuite la base pour la compréhension approfondie du texte, de sa structure et de son message. 2.2.1 P YRRHON et l’E CLAIRCISSEMENT SUR LES PYRRHONIENS En appliquant cette grille à l’article P Y R R H O N , on obtient un schéma semblable qui fait découvrir que les auteurs auxquels Bayle fait le plus souvent référence dans cet article sont Diogène Laërce et La Mothe Le Vayer. 77 Chacun des deux est cité une dizaine de fois tandis que les autres auteurs ne figurent que deux - tels que Gassendi et Plutarque - ou même une seule fois, comme Aulu-Gelle, 161 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="162"?> 78 P Y R R H O N , rem. A. 79 P Y R R H O N , rem. B. Malebranche, Pascal, Calvin, La Placette, Vossius, Cicéron, Aristoclès et autres encore. Cet inventaire de références illustre que Bayle compose son article sur Pyrrhon sur la base de deux groupes d’auteurs. D’un côté, il y a les savants de l’Antiquité, témoins plus ou moins authentiques puisqu’il y a aussi un décalage non négligeable entre les dates de vie de Pyrrhon (environ III e siècle av. J.-C.) et Plutarque (environ I e siècle ap. J.-C.), Aristoclès (environ II e siècle ap. J.-C.) et Diogène Laërce (environ III e siècle ap. J.-C.), par exemple. De l’autre côté, les contemporains et collègues de Bayle du XVI e et du XVII e siècles qui représentent le deuxième groupe d’auteurs cités. Bayle lie par ce moyen la pensée et les sources antiques avec ce que les modernes ont écrit concernant le même sujet et montre comment ils ont ainsi perpétué la tradition sceptique. Cette observation laisse supposer qu’il existe des sujets et des questions intemporels et pertinents qui occupent l’homme depuis toujours et que chaque époque, chaque siècle doit relever le défi de trouver ses propres réponses à ces questions et de redéfinir en conséquence certaines valeurs. C’est entre autres pour cette raison qu’il faut distinguer correctement le skepsis dans sa signification originale antique par rapport au scepticisme qui désigne les courants sceptiques modernes depuis Montaigne. En examinant l’enchaînement des remarques de P Y R R H O N , on dégage, dans cette couche du texte, une structure particulière. La rem. A introduit l’aspect central de la doctrine pyrrhonienne, à savoir que « la nature des choses étoit incomprehensible : or c’étoit le dogme d’Arcesilas. […] Tout cela montre qu’ils suposoient qu’il étoit possible de trouver la verité, & qu’ils ne decidaoient pas qu’elle étoit incomprehensible. » 78 Le fameux débat des deux abbés, l’un traditionnel et l’autre philosophe, remet en question, dans la rem. B, la relation entre le pyrrhonisme et la théologie et explique pourquoi il pourrait être suspect aux yeux des ecclésiastiques et des théologiens. Cette présentation des arguments sceptiques sert à la préparation de la rem. C. Bayle laisse la conclusion de la rem. B à l’abbé philosophe qui conclut qu’il ne faloit point s’amuser à la dispute avec les Pyrrhoniens, ni s’imaginer que leurs sophismes puissent être commodément éludez par les seules forces de la raison ; qu’il faloit avant toutes choses leur faire sentir l’infirmité de la raison, afin que ce sentiment les porte à recourir à un meilleur guide qui est la foi. 79 La Mothe Le Vayer sert de référence principale dans la remarque suivante, à cause de sa propre attitude sceptique et libertine, et Bayle le cite pour présenter 162 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="163"?> 80 P Y R R H O N , rem. C. 81 P Y R R H O N , rem. C. 82 P Y R R H O N , rem. C. 83 McKenna, Antony, « L’Éclaircissement sur les pyrrhoniens, 1702 » dans Bots, Hans (éd.), Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières - Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, 1647-1706, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1998, p. 297-320, cit. p. 301. l’opinion selon laquelle le scepticisme est le parti philosophique le moins contraire au christianisme. Bayle reprend aussi la pensée de Pascal et de Calvin qui étaient convaincus de l’insuffisance de la raison humaine. Ils partagent cette conviction avec les pyrrhoniens et poussent la pensée plus loin en concluant que ce défaut conduit l’homme nécessairement à la foi. Comme la raison ne suffit pas, [l]a suite naturelle de cela doit être de renoncer à ce guide, & d’en demander un meilleur […]. C’est un grand pas vers la religion Chretienne, car elle veut que nous attendions de Dieu la conoissance de ce que nous devons croire, & de ce que nous devons faire : elle veut que nous captivions nôtre entendement à l’obeïssance de la foi. 80 Mais cette position favorable au scepticisme n’est que le revers de la médaille. Jean de la Placette et Pierre Gassendi sont les porte-paroles du point de vue opposé et soulignent que « le Pyrrhonisme & l’Epicureïsme sont fort contraires à la religion Chretienne. » 81 La remarque termine sur ce ton négatif et, curieu‐ sement, Bayle cite à nouveau La Mothe Le Vayer qui s’est montré préalablement plutôt favorable aux pyrrhoniens tandis qu’il change de ton en exprimant qu’il « ne voi[t] nulle apparence de croire qu’aucun Sceptique ou Pyrrhonien de cette trempe ait pu éviter le chemin de l’Enfer. » 82 Ensemble, les rem. B et C visent donc une direction ambiguë : d’une part, le pyrrhonisme est présenté comme une menace, d’autre part, il ne menace pas la religion selon la présentation de l’abbé « bon philosophe » qui apporte plusieurs arguments à la problématique. McKenna se réfère aux mêmes passages du texte que nous et souligne que ce courant philosophique, au lieu d’écarter les croyants de la foi, les y prépare. En effet, la foi est réduite par le pyrrhonien à quelques formules incompréhensibles, qu’on peut répéter mais qu’on ne saurait rattacher à aucune idée précise - ni de personne, ni de substance. En d’autres termes, notre abbé « bon philosophe » a démontré à son collègue « qui ne sait que sa routine » que sa foi est une formule creuse à laquelle il croit ou croit croire. Le pyrrhonisme a servi à révéler la véritable nature de la foi - non pas de la seule foi populaire, mais de toute foi fondée sur le mystère. 83 163 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="164"?> 84 P Y R R H O N , rem. D. 85 Voir P Y R R H O N , rem. E. 86 Voir P Y R R H O N , rem. F, le passage qui est accompagné de la référence bibliographique (o). La note est formulée de façon assez cryptique ce qui produit un éventuel effet de con‐ fusion qu’il pourrait être également possible de l’interpréter comme une pointe visant contre Basnage de Beauval. Mais, premièrement, Bayle estime ce dernier beaucoup plus que son adversaire Jurieu. Et deuxièmement, si on décrypte correctement la note, on comprend que Bayle fait référence à un extrait du livre d’Elie Saurin intitulé Examen de la Théologie de Mr. Jurieu qui date de 1694 et qui est cité dans l’Histoire des Ouvrages des Savans, journal publié en octobre 1694 par Basnage de Beauval. Reliant cette référence bibliographique au choix des mots (« un certain docteur » et « son adversaire »), il devient évident que la critique cible Jurieu. (Voir la deuxième citation de la rem. F ci-dessous.) 87 P Y R R H O N , rem. F. Ceci deviendra plus explicite quand Bayle rajoute lors de la deuxième édition du DHC en 1702 les E C LAI R C I S S E M E N S et notamment l’E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S . Ce troisième éclaircissement sert à l’explication et donc à l’ampli‐ fication du sujet pyrrhonien. Pour l’instant, c’est-à-dire jusqu’au présent point de l’analyse de l’article P Y R R H O N , il faut juste retenir que, selon la présentation des arguments, la religion chrétienne est contraire à la logique humaine, étant donné l’opposition que la révélation divine est nécessaire pour parvenir à la vérité. Ensuite, Bayle exploite le texte de La Mothe Le Vayer, De la Vertu des Payens, et en copie un long passage qui constitue l’intégralité de la rem. D. Cette citation montre une fois de plus l’attitude positive puisqu’il appelle le lecteur à considérer Pyrrhon « comme Fondateur d’une grande Compagnie, & par consequent qui etoit sans doute recommandable en beaucoup de façons. » 84 Par une note, il reporte la correction d’un détail à plus tard, à savoir dans la rem. H, après avoir traité les aspects positifs. La rem. E garde un ton respectueux et donc positif et fait ressortir un aspect élémentaire, à savoir l’indifférence de Pyrrhon face à des situations dangereuses qui ne le déstabilisent pas parce que, pour lui, il n’y a pas de différence entre la vie et la mort. Par le biais d’une brève citation de l’abbé César-Vichard de Saint-Réal, Bayle fait passer de façon cachée le commentaire que le fait de faire bien peu de cas de la philosophie représente en lui-même ce qu’on appelle philosopher. 85 A cette insensibilité s’ajoute la conviction de la vanité de toutes choses, ce que Bayle traite dans la remarque suivante. Il reprend par ce moyen un aspect pyrrhonien supplémentaire qu’il met en valeur pour lancer une pointe contre Jurieu. 86 En citant Homère, qui compare la nature humaine à « des feuilles au gré dans les vents » 87 , et Gassendi, qui estimait beaucoup ce parallèle métaphorique, 164 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="165"?> 88 P Y R R H O N , rem. F. 89 P Y R R H O N , rem. G. 90 Voir P Y R R H O N , rem. H. Bayle interprète la sentence d’Homère de la façon suivante et l’applique à un débat actuel : Elle signifie que l’esprit des hommes est journalier, & que Dieu leur donne leur pro‐ vision de raison comme une espece de pain quotidien, qu’il renouvelle chaque matin. Cela quadre merveilleusement avec l’hypothese des Pyrrhoniens : ils cherchoient toûjours ; ils ne faisoient ferme nulle part ; à toute heure ils se sentoient prêts de raisonner d’une nouvelle maniere, selon les variations des occurrences. Un certain Docteur en Theologie en fait autant, si l’on en croit son adversaire : sur tout il ne lui pardonne point ses variations, & ses contradictions perpetuelles. 88 L’adversaire est en conséquence Elie Saurin qui critique un certain docteur, à savoir Jurieu. Sans prendre la parole pour prononcer sa propre opinion, Bayle disparaît derrière les propos des auteurs cités et se présente seulement comme un narrateur hétérodiégétique qui ne fait que reporter ce qui s’est passé. Il semble s’abstenir de prendre parti, mais sa façon d’enchaîner et de formuler les phrases sont traîtres, d’autant plus si on est conscient de la querelle qui opposait Bayle et Jurieu, anciens amis et collègues. La rem. F est donc particulièrement intéressante parce que Bayle a recours à des traits de caractère de l’homme qui sont intemporels et qui étaient déjà méprisés pendant l’Antiquité, à savoir la vanité et l’inconstance, et les relie à une affaire actuelle. Par ce moyen, il la rapporte sous un angle spécifique, ce qui fait qu’il ne prend pas explicitement position. Les anecdotes de la rem. G ramènent le lecteur dans l’Antiquité. Ce pa‐ ragraphe est composé de citations que Bayle choisit chez Diogène Laërce, historiographe de référence pour tout historien qui travaille sur l’Antiquité grecque, et chez Eusèbe de Césarée, historien, apologiste et exégète que Bayle cite assez souvent dans le DHC. Les deux auteurs fournissent les anecdotes que Bayle expose tout simplement. Il se contente de glisser un petit commentaire afin de faire remarquer que « [l]a cause de sa colere étoit fort indigne d’un Philosophe, & principalement d’un tel Philosophe » 89 . Relativement courte, la rem. H reste dans le contexte historique et se donne pour but de corriger un mensonge qui s’est produit à cause de la ressemblance entre les noms Pyrrhon et Python, un disciple de Platon. 90 Il n’est pas possible de qualifier ces deux rem. G et H puisqu’elles ne sont ni tout à fait favorables, ni tout à fait défavorables au pyrrhonisme. Elles servent plutôt à étayer le cadre historique et à fournir des informations supplémentaires et relativisent, en même temps, une éventuelle 165 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="166"?> 91 P Y R R H O N , rem. I. Dans de nombreux articles précédents, il s’est attaqué plus agressive‐ ment aux fautes de Moréri, ce qui donne un air presque doux et conciliateur à cette remarque. 92 P Y R R H O N , rem. I d’où il renvoie à la rem. D tout en reprenant le sujet de la rem. H qu’il vient de corriger. Les relations des remarques entre elles se complexifient par ce moyen et créent un rapport triangulaire. 93 P Y R R H O N , rem. K. Même si cette remarque n’était rajoutée que dans l’édition de 1720 nous la citons à cet endroit pour compléter la présentation de l’article P Y R R H O N . louange. Cependant, la rem. H prépare la rem. I où Bayle continue de corriger, cette fois-ci, son contemporain décédé Moréri. Il repasse donc une fois de plus de l’Antiquité à son siècle. Le philosophe de Rotterdam avait déjà annoncé dans le corps de cet article qu’il n’a « pas beaucoup de fautes à reprocher à Mr. Moreri », à savoir « [c]inq seulement. » 91 Néanmoins, Bayle affronte clairement les points problématiques. Il fait ressortir tout ce que Moréri a mal compris dans les textes de Diogène Laërce et précise, par cette façon de procéder, les aspects du scepticisme qui posent problème, non seulement pour Moréri, mais aussi pour un plus grand public de lecteurs. Lors de cette occasion, Bayle révèle qu’« [o]n a copié cette faute [concernant la prétendue bourgeoisie athénienne de Pyrrhon] de la Mothe le Vayer ». 92 La critique de Moréri devient dans cette remarque le correctif des quelques malentendus. De ce point de vue, on serait tenté de classifier ce paragraphe parmi les remarques de ton plutôt négatif. Mais ce ton négatif est dirigé contre le contemporain et non pas contre Pyrrhon ou le scepticisme. Bien au contraire, l’effet de cette remarque est implicitement positif puisque Bayle essaie d’y présenter le scepticisme sous son véritable jour. Afin de conclure l’article sur P Y R R H O N , Bayle se sert une fois de plus d’une citation. Dans la Vie d’Épictète de Gilles Boileau, il trouve un passage qui dit que « [l]’égalité qu’il [Pyrrhon] mettait entre la vie et la mort, a été loué par Épictète, qui d’ailleurs méprisait extrêmement le pyrrhonisme. » 93 Et Bayle reprend l’anecdote d’une ruse qu’Épictète a inventé afin de se moquer des pyrrhoniens. L’ambiguïté de cette remarque se présente dans sa première ligne introductive. D’un côté, elle suscite l’attente auprès du lecteur qu’on va lui faire découvrir la louange de Pyrrhon. Mais le fait de signaler le mépris général de la part d’Épictète pour les pyrrhoniens relativise, de l’autre côté, une attente trop positive et incite certainement quelques lecteurs à être vigilants. Effectivement, la citation réunit brève louange et mépris moqueur. Dans cette fin d’article, une conclusion cohérente n’est pas formulée. La dernière prise de position manque et, ainsi, le lecteur reste abandonné à lui-même. Bayle ne contextualise pas cette dernière citation et ce manque de phrase introductive ou de remarque conclusive produit l’effet qu’il semble tout à fait absent et disparaît derrière le texte. Il 166 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="167"?> 94 McKenna, Antony, « Bayle et le scepticisme. Un écran de fumée » dans McKenna, Antony et Moreau, Pierre-François (éds.), Libertinage et philosophie à l’époque classique (XVIe-XVIIe siècle), vol. 14, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 147-159, cit. p. 155. 95 Cette divergence nous occupera encore une fois plus bas lors de l’analyse de l’article M A H O M E T , voir p. 232. transmet la responsabilité au lecteur qui est obligé de se faire tout seul une idée de Pyrrhon et du pyrrhonisme. Mais est-ce vraiment le seul scénario de lecture qu’on peut imaginer concer‐ nant cette dernière remarque ? Y-a-t-il une autre interprétation possible ? En supposant que Bayle se sert des citations pour faire passer sa propre opinion et qu’il ne se donne pas la peine de reformuler ce qu’un autre a déjà exprimé auparavant, il est possible de soupçonner Bayle de partager l’estime qu’éprouve Épictète pour l’indifférence de Pyrrhon envers la mort. En même temps, Bayle continue encore la citation de sorte qu’elle se termine sur le ton moqueur d’Épictète et de ses railleries envers les pyrrhoniens. Il est donc possible de supposer, soit que Bayle partage la polémique avec l’Ancien et s’amuserait aussi à jouer un tour semblable à un pyrrhonien, soit qu’il veut contraster le mépris d’Épictète avec le seul aspect qu’il trouve louable. Dans ce dernier cas, Bayle insisterait davantage sur l’égalité que les pyrrhoniens mettent entre la vie et la mort puisque le contraste avec les railleries est frappant. Comme il n’est pas possible de lire et donc d’interpréter la fin de l’article P Y R R H O N d’une seule manière, cela reste ouvert. Cette ouverture laisse le lecteur plutôt insatisfait, car il attend une prise de position plus claire et plus décisive concernant la question de savoir si Bayle partage une attitude favorable ou défavorable envers le scepticisme. On peut alors lire l’article dans les deux sens et l’interpréter à un niveau encore plus abstrait. Pourquoi la discussion de la rem. B se déroule-t-elle entre deux abbés, un conservateur et un bon philosophe ? McKenna résume l’intention centrale de Bayle dans l’article P Y R R H O N en incluant encore la morale : il [Bayle] démontre que la religion chrétienne est incompatible avec nos conceptions logiques, non seulement dans le domaine de l’ontologie […] mais aussi sur le plan de la logique (le tiers exclu) et, surtout, sur le plan de la morale : il est de la nature même de la foi - « la folie de la croix » - de ne pas s’accorder avec notre conception de la morale. 94 Comment peut-on prêcher la paix et faire la guerre au nom de la paix ? La divergence entre la doctrine et le comportement est frappante pour de nombreux chrétiens, catholiques ou protestants. 95 De surcroît, en séparant la foi de la morale, Bayle pose les jalons pour l’argumentation en faveur des athées puisqu’il devient possible d’établir une conception de la morale sur la base de la logique, 167 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="168"?> 96 McKenna (2017), p. 156. Voir aussi l’article McKenna, Antony, « Pierre Bayle : Le pyrrhonisme et la foi » dans Archives de Philosophie, vol. 81, n° 4, 2018, p. 729-748. McKenna y continue de s’interroger sur cette problématique embrouillée relative à la cause des contradictions qu’on trouve dans les prises de positions de Bayle en ce qui concerne le rapport entre raison et foi, entre pyrrhonisme et la foi religieuse. 97 Gros étudie également la composition des E C L A I R C I S S E M E N T S du DHC et se concentre sur la maîtrise de l’art d’écrire de la part de Bayle en soulignant « les techniques de l’écriture cryptée ». (Gros, Jean-Michel, « L’art d’écrire dans les « Éclaircissements » du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle », dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 195, n° 1, 2005, p. 21-37, cit. 22) De plus, il explique l’habitude de Bayle de donner « des conseils de lecture au futur lecteur » (ibid., p. 24) afin que celui-ci puisse faire son chemin lors de cette « lecture labyrinthique » (ibid., p. 26) dûe à l’écriture cryptée. sans recours à Dieu et à sa grâce. Il va de soi que les autorités ecclésiastiques et quelques contemporains ont senti le danger d’une telle pensée. On trouve là une raison pour laquelle Bayle a été attaqué suite à la parution de la première édition et qu’on lui a reproché d’être sceptique et même d’être athée. Comme les sceptiques étaient suspects pour les autorités catholiques et religieuses en général, cela suffisait à le qualifier d’ennemi du christianisme. Selon McKenna, la doctrine chrétienne nous pousse au pyrrhonisme à cause de la faille que ce dernier fait constater entre la lumière naturelle et la morale chrétienne - ce qui implique également une faille interne à la doctrine chrétienne, puisque, en mettant en cause nos idées fondamentales de la morale, ces mystères contredisent notre lecture de la morale évangélique. Autrement dit, cette philosophie nous réduit au non-sens : tout discours rationnel devient impossible, et c’est en ce sens, affirme Bayle [dans P Y R R H O N , rem. C], qu’elle nous prépare à la foi […]. 96 Cette observation est tout à fait pertinente. Il serait pourtant souhaitable de garder l’usage de la terminologie de l’isostheneia, qui mène dans le meilleur des cas à la suspension du jugement à cause de l’égalité de forces parmi les arguments, donc l’epokhê, au lieu d’utiliser ‹ non-sens › comme McKenna dans la citation ci-dessus et qui n’a rien à voir avec la doctrine pyrrhonienne et crée, à cause de sa connotation péjorative et sa banalité, une fausse impression. Cependant, il est vrai que tout discours rationnel touche à ses limites et prépare la voie fidéiste dans la pensée baylienne. La réaction de Bayle à la critique de son pyrrhonisme, suite à la publication de la première édition, a été publiée à la fin du dernier tome de la deuxième édition. Il a fait joindre, en plus de cinq dissertations, quatre E C LAI R C I S S E M E N S , dont le troisième est l’E C LAI R C I S S E M E N T S U R L E S P Y R R H O NI E N S . La structure de ce rajout diffère clairement de la structure des articles. 97 Bayle ne continue 168 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="169"?> 98 Voir p.ex. P Y R R H O N , Z E N O N D ’ E L É E , É P I C U R E , C A L V I N , E R A S M E et S P I N O Z A . 99 III e E C L A I R C I S S E M E N T , I. 100 III e E C L A I R C I S S E M E N T , II. 101 III e E C L A I R C I S S E M E N T , II. 102 III e E C L A I R C I S S E M E N T , IV. 103 James (2004), p. 159 ; « […] l’autorité suprême de la vérité révélée sur et contre eux [les principes du pyrrhonisme] et contre tout argument philosophique en général. » plus d’écrire un corps de texte qu’il enrichit par des remarques. Au contraire, il enchaîne huit parties et compose une chaîne argumentative. Dans de très longues remarques, Bayle a déjà utilisé un enchaînement semblable d’arguments et d’aspects. 98 Au début, il introduit le sujet, à savoir la relation problématique entre les chrétiens et les philosophes et il remet les deux disciplines à leurs places en soulignant « l’incompetence du tribunal de la philosophie pour le jugement des controverses des Chretiens, vu qu’elles ne doivent être portées qu’au tribunal de la revelation. » 99 Ensuite, il présente la secte des pyrrhoniens sous un jour défavorable puisqu’il les juge indignes d’être écoutés à cause de leur doctrine qui n’admet aucun critère qui pourrait distinguer le vrai du faux. Par ce moyen, il réagit au reproche qu’on lui a fait concernant l’absence d’une réfutation claire de l’aveu que l’abbé philosophe de la rem. B de P Y R R H O N a prononcé. Il tourne ce reproche en contre-attaque puisqu’il remet en question la compétence de ces personnes. « [C]ela ne peut donner du scandale qu’à des personnes qui n’ont pas assez examiné le caractere du Christianisme. » 100 Quelques lignes après, Bayle explique que l’intention de Jésus-Christ était de positionner « ses disciples & les sages de ce monde […] si diametralement oposez, qu’ils se traitassent reciproquement de fous » 101 ce qu’il étaye par une longue citation du Nouveau Testament. Ceci analyse en même temps la nature de la foi des apôtres. La troisième partie explicite encore cette séparation des philosophes et des chrétiens afin de conclure que chaque croyant qui se laisse ébranler par des arguments philosophiques montre l’infirmité de sa foi. Bayle fait suivre la description d’« [u]n veritable fidele » 102 et souligne une fois de plus, l’incompatibilité de la religion chrétienne et de la philosophie. Dans cette première moitié, Bayle résume les traits caractéristiques du pyrrhonisme et souligne en même temps la suprématie de la révélation divine sur toute connaissance philosophique, pyrrhonienne ou autre. James parvient à la même observation et précise qu’il s’agit de « the supreme authority of revealed truth over and against these [principles of Pyrrhonism] and against philosophical argument generally. » 103 A partir de la cinquième partie, le ton change et une question s’impose, à savoir pourquoi on se donne la peine de chercher la confrontation avec les 169 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="170"?> 104 Ibid., p. 159 ; « La réponse est que cela sert à illustrer la valeur suprême de la foi et des exemples d’esprits sceptiques sont donnés qui ont malgré tout foi en la vérité révélée. » 105 Voir III e E C L A I R C I S S E M E N T , V. 106 III e E C L A I R C I S S E M E N T , V. 107 III e E C L A I R C I S S E M E N T , V. 108 Empiricus (1997), p. 171. Pour comprendre cette citation de Sextus, il faut savoir que les sceptiques décrivent leurs perceptions sensuelles par des formules rhétoriquement stylisées. Comme ils défendent qu’on ne puisse rien savoir et que chaque perception est subjective, ils préfèrent alors de parler d’apparences du monde qui les entoure. Ils ne les considèrent pas comme vraies et incontestables. Pour cette raison, ils utilisent des étoffements qui marquent la subjectivité. arguments pyrrhoniens. « The reply is that it served to illustrate the supreme value of faith, and examples are offered of sceptical minds who nonetheless put their faith in revealed truth. » 104 Une attitude sceptique et la foi religieuse paraissent donc conciliables et ne s’excluent pas l’une de l’autre. Dans la cinquième partie, Bayle explore qu’il est possible d’accéder à la vérité révélée par la voie de la méditation, mais explique que cet accès reste orthodoxe sans l’autorité de Dieu. Cette instance reste indispensable dans sa pensée. Il ne peut pas abandonner cette autorité extérieure et se confier à une voie de révélation uniquement humaine qui se manifesterait dans les méditations. 105 De plus, « le merite de la foi devient plus grand, à proportion que la verité revelée qui en est l’objet surpasse toutes les forces de nôtre esprit ». 106 Par l’intervention de Dieu, l’homme devient en conséquence capable de surpasser les limites que sa raison lui impose. Mais l’argumentation baylienne prend un tour inattendu et même paradoxal à cause de la citation qu’il copie de Charles Cotolendi qui se réfère à Saint-Evremond : La raison s’afoiblit, où la foy se fortifie : la raison succombe, afin que la foy soit plus meritoire : cependant, ajoûte ce Pere [Saint-Évremond], ne croyez point que la raison envie la superiorité de la foy ; au contraire elle se soûmet à elle librement, & avec humilité. Elle reprendra ses lumieres dans le Ciel où la foy ne sera point, alors la raison moissonnera ce que la foy seme dans la vie presente […]. 107 Implicitement cela explique que la foi sert de moyen de transport dont on n’a plus besoin, une fois arrivé au but. Une semblable comparaison se trouve dans les Esquisses pyrrhoniennes où Sextus explique que nous [les sceptiques] n’assurons pas qu’elles [les expressions sceptiques utilisées pour exprimer ce qui leur paraît] sont dans tous les cas vraies, puisque nous disons qu’elles peuvent être annulées par elles-mêmes, étant supprimées en même temps que ce à propos de quoi elles sont dites, comme les remèdes purgatifs non seulement éliminent des humeurs du corps, mais sont eux-mêmes expulsés avec les humeurs. 108 170 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="171"?> 109 III e E C L A I R C I S S E M E N T , VI. 110 III e E C L A I R C I S S E M E N T , VII. 111 III e E C L A I R C I S S E M E N T , VII. 112 III e E C L A I R C I S S E M E N T , VIII. La sixième et la septième partie forment une unité et ciblent davantage le fait que la foi et la raison s’excluent. D’abord, Bayle cite un livre du médecin Thomas Browne, protestant qui a vécu en Angleterre au XVII e siècle et qui a publié de nombreux livres concernant la médecine, mais aussi des réflexions religieuses. Bayle résume la conviction de cet Anglais concernant la foi dans les miracles et explique qu’ « [i]l se fait une haute idée de la foi de ceux qui vivoient avant J E S U S -C H R I S T  ; car quoi qu’ils n’eussent que des ombres & des types, & quelques oracles obscurs, ils attendoient des choses qui paroissoient impossibles. » 109 La foi est présentée en tant que moyen pour accéder aux sphères qui dépassent l’entendement rationnel et sont donc mystiques et obscures, incompréhensibles et insaisissables pour la raison. Dans une phrase, Bayle indique brièvement la réaction condescendante du parti catholique, à savoir de Guy Patin. Ensuite, Bayle se réfère à John Craig, mathématicien protestant écossais qui prétend « que les principes de la religion Chretienne ne sont que probables, & il reduit à des calculs geometriques les degrez de leur probabilité ». 110 Et il reformule l’aspect central de Craig en deux questions rhétoriques : D’où viennent, dit-il [ John Craig], tant d’éloges qui sont donnez à cette vertu dans l’Ecriture, & tant de recompenses qui lui sont promises ? N’est-ce point à cause qu’elle fait marcher les hommes dans le bon chemin, malgré les pierres d’achopement & les entraves qu’ils y rencontrent ? 111 Cette observation a dû paraître très provocatrice pour les contemporains puisqu’elle démonte l’autorité et démystifie la Sainte Écriture en la réduisant à un livre éthique qui incite l’homme à un bon comportement. Ces deux positions que Bayle décrit posent la question de savoir pourquoi il les place à cet endroit. La réponse : parce qu’ [i]l y a tant de gens qui examinent si peu la nature de la foi divine, & qui reflechissent si rarement sur cet acte de leur esprit, qu’ils ont besoin d’être retirez de leur indolence par de longues listes des dificultez qui environnent les dogmes de la religion Chretienne. 112 La confrontation de la raison avec les difficultés, qui surpassent la capacité de cette première, domptent alors l’orgueil, parce qu’on apprend qu’il faut se méfier de la raison et, en revanche, apprécier l’excellence de la foi. À cela Bayle fait suivre encore une citation du Père Rapin et une de Saint-Evremond ; l’un jésuite, l’autre élevé dans un collège jésuite, puis libertin. En reliant les deux érudits 171 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="172"?> 113 James (2004), p. 171 ; « Malgré la logique apparemment intransigeante de sa séparation formelle des domaines de la philosophie et de la foi […], Bayle finit par les présenter capables de soutien mutuel. » 114 Kenshur, Oscar, « Sincérité oblique chez Bayle : le scepticisme et la foi dans le Dicion‐ naire » dans Abel, Olivier et Moreau, Pierre-François (éds.), Pierre Bayle : la foi dans le doute, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 31-47, cit. p. 35. 115 Kenshur (1995), p. 45. 116 Voir la citation à la p. 162. 117 Kenshur (1995), p. 37. 118 Voir la citation à la p. 170. protestants avec les deux catholiques, Bayle se sert de réflexions chrétiennes afin de montrer la suprématie de la foi sur la raison. Dans cette deuxième moitié de l’E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S , les pyrrhoniens et les philosophes ne figurent plus. Bayle semble quitter les démêlés disciplinaires de la théologie et de la philosophie et continuer les réflexions en examinant le rapport entre la raison et la foi. En réalité, il reste constamment fidèle à l’ambition de montrer la prépondérance de la foi, ce qui était son objectif pour calmer les critiques. Si on regarde de plus près, on parvient à la conclusion de James : « Despite the apparently uncompromising logic of his formal separation of the domains of philosophy and faith […], Bayle ends by presenting them as capable of mutual support. » 113 Et Kenshur résume deux affirmations qui soutiennent également ce qu’on vient d’observer. La première est l’affirmation […] que le scepticisme favorise la religion en nous portant à abandonner la raison et à nous en remettre à la foi. […] La seconde sorte d’affirmation, qui semble être un corollaire de la première, se classe sous la rubrique […] « éloge de l’excellence de la foi ». 114 Le fait de citer un médecin et un mathématicien devient révélateur pour la compréhension de cet E C LAI R C I S S E M E NT et de l’attitude complexe, et même paradoxale, de Bayle. Browne et Craig représentent le type d’homme de science qui examine les données à l’aide de la raison. En même temps, les deux se sont prononcés sur les « vertus de la foi sans renoncer aux affirmations de la raison. » 115 Leur orientation scientifique n’empêche donc pas qu’ils aient un penchant pour la quête religieuse. La foi et la raison sont en conséquence présentées comme compatibles et réconciliables. Kenshur fait aussi référence à la rem. A de l’article P Y R R H O N116 et explique que Bayle y « définit le scepticisme non pas comme destructeur de la raison, mais comme l’application la plus rigoureuse de la raison dans la recherche de la vérité. » 117 En rapprochant cela du passage cité concernant les lumières que la raison reprendra au ciel 118 , on pourrait conclure que le 172 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="173"?> 119 Kenshur (1995), p. 43. 120 Ibid., p. 43. 121 James (2004), p. 170 ; « Le compte rendu que Bayle donne de la relation entre la raison, l’examen philosophique et les mystères chrétiens nous laisse dans un état d’incertitude et de jugement suspendu, une incertitude à laquelle seulement la grâce ou l’éducation peut offrir une issue. » scepticisme ne nuit pas à la foi mais peut, au contraire, lui tracer la voie. Cependant, au lieu de clarifier nettement la problématique, Bayle aggrave la complexité du sujet et le rend plus paradoxal en s’appuyant sur le mérite de la foi et en assemblant des aspects contradictoires. D’une part, la foi est méritoire tandis que le savoir ne demande pas trop d’efforts, étant donné que la foi exige la « soumission face à une évidence qui est faible ou absente. » 119 Endurer cet état d’incertitude est, dans ce contexte, considéré comme un plus grand effort et donc lié à un plus grand mérite. Cependant, d’une autre part, « dans sa discussion du scepticisme, dans l’article « Pyrrhon » et à d’autres endroits du Dictionnaire, et dans sa pratique des procédés sceptiques, Bayle traite le savoir en tant que chose difficile à acquérir. » 120 La recherche de la vérité est accompagnée de difficultés auxquelles la raison se heurte et qui rendent la démarche pénible. Bayle oscille donc perpétuellement entre de nombreux critères et positions tout en en faisant ressortir les différentes facettes jusqu’à un tel point que sa propre attitude envers le scepticisme devient furtive de sorte qu’on n’est plus capable de s’en saisir. C’est finalement un état d’incertitude auquel on parvient suite à la confrontation des arguments, l’isostheneia, qui devrait aboutir à la suspension du jugement à cause de l’égalité des forces parmi les arguments, l’epokhê. Le philosophe de Rotterdam applique alors des éléments sceptiques, décrits au début de ce deuxième chapitre, et met en scène le scepticisme dont il traite en maintes reprises dans le DHC. James s’exprime d’une façon semblable : « Bayle’s account of the relation between reason, philosophical scrutiny and the Christian Mysteries leaves us in a state of uncertainty and suspended judgement, an uncertainty from which only grace or upbringing can provide escape. » 121 La différence consiste en ce qu’il propose deux échappatoires au dilemme de l’incertitude, que l’on peut considérer comme plutôt problématiques. Il n’est pas clair de quelle grâce James parle dans ce contexte. Est-ce la grâce divine qui devrait mettre fin à l’incertitude qu’un lecteur éprouve lors de la lecture du DHC ? La grâce divine, mais pourquoi devrait-elle être accordée pour la compréhension d’un texte non biblique ? Et comment l’éducation pourrait-elle offrir, selon James, une issue à cette incertitude ? Des précisions de sa part seraient utiles. Il semble plus logique de suivre les éléments constitutifs du 173 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="174"?> 122 Voir l’énumération des modes utilisés dans le scepticisme citée selon Wild (2009) dans la note de bas de page à la p. 161. 123 Kenshur (1995), p. 45. 124 Voir les éléments développés à ce sujet dans le sous-chapitre 1.2.7 Les citations et les références bibliographiques. 125 Kenshur (1995), p. 47. 126 McKenna (1998), p. 308 sq. pyrrhonisme que Wild énumère. 122 A part l’isostheneia et l’epokhê, l’orientation vers les apparences subjectives et la lutte contre le parti pris des dogmatiques sont des critères qui permettent de supporter l’incertitude où Bayle laisse les lecteurs et où il s’est éventuellement trouvé lui-même. En citant de nombreux auteurs, de l’antiquité romaine, dans la première moitié de l’E C LAI R C I S S E M E N T , jusqu’à l’époque de Bayle, il réunit leurs arguments de sorte qu’il se réfère aux différentes apparences subjectives. Et il procède de cette manière afin de lutter contre le parti pris des critiques orthodoxes qui l’ont accusé de présenter trop favorablement les pyrrhoniens et ont vu le christianisme en danger. Une pensée de Kenshur à ce sujet va dans la même direction et rajoute encore un aspect : le soutien et la défense dont Bayle fait preuve pour d’autres personnes douteuses. Kenshur précise que le fait de faire paraître Browne et Craig sur scène dans l’E C LAI R C I S S E M E NT « a pour but, en apparence, non pas de les défendre, mais de faire appel à eux afin de se défendre lui-même. Mais dans l’utilisation d’alter ego que fait Bayle, la distinction entre la défense des autres et sa propre défense se brouille. » 123 Le fait de travailler avec des citations 124 représente alors un élément constitutif dans ce contexte délicat où Bayle pare les attaques des critiques en traçant des parallèles et en se référant à d’autres cas semblables. La défense est mutuelle. D’un côté, Bayle présente deux hommes de science qui témoignent leur penchant pour le savoir rationnel tout en restant croyants. Les suspects envers lesquels il est bien disposé ne sont pas des personnes qui ont tout à fait abandonné la raison ou le scepticisme en faveur de la foi, mais plutôt des personnes qui, comme Bayle lui-même, incarnent des situations de conflit entre les engagements religieux et les engagements qui les poussent à rechercher la vérité. 125 En rendant leur position conflictuelle saisissable, il rend également la sienne saisissable même si elle ne devient pas entièrement compréhensible. Par ce moyen, ces personnages lui servent, d’un autre côté, de défense. McKenna décrit lors de son examen de l’E C LAI R C I S S E M E N T S U R L E S P Y R R H O NI E N S comment Bayle oscille entre « l’impression qu’il a donnée dans la remarque B de l’article « Pyrrhon » que la doctrine chrétienne renforce le pyrrhonisme » 126 , ce qu’il répète encore dans l’E C LAI R C I S S E M E N T , et la conclusion complètement opposée 174 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="175"?> 127 Ibid., p. 309. 128 N A V A R R E (M A R G U E R I T E D E ( S ŒU R )), rem. N. 129 N A V A R R E (M A R G U E R I T E D E ( S ŒU R )), rem. P. 130 N A V A R R E (M A R G U E R I T E D E ( S ŒU R )), rem. P. 131 N A V A R R E (M A R G U E R I T E D E ( S ŒU R )), rem. P. 132 N A V A R R E (M A R G U E R I T E D E ( S ŒU R )), rem. P. - suite à une citation de Guez de Balzac - que le « pyrrhonisme apparaît ainsi comme la philosophie la plus éloignée de la vérité chrétienne. » 127 Ces réflexions contradictoires réussissent à créer une impression paradoxale, ce qui déstabilise le lecteur. Un cas semblable à ce dilemme se trouve dans l’article sur Maguerite de Valois, reine de N AVA R R E et sœur de François I er . La composition de la structure de cet article rappelle celle qui est utilisée dans l’E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S . Les citations d’auteurs catholiques ainsi que protestants ont pour but de comparer les différents points de vue concernant la reine de Navarre qui était suspecte aux catholiques à cause de son penchant pour le protestantisme. Dans les dernières remarques, Bayle continue de faire l’éloge de la reine. En examinant ses ouvrages et surtout l’Heptaméron, il souligne qu’elle est une « Reine sage, très-vertueuse, très-pieuse, qui compose neanmoins un livre de contes assez libres, & assez gras, & qui veut bien que l’on sçache qu’elle en est l’Auteur. » 128 Il la défend alors pour avoir eu le courage de toucher des matières obscènes avant de louer, dans la rem. P, sa générosité extraordinaire envers « des personnes persecutées pour des opinions qu’elle croit fausses ». 129 Au niveau rhétorique, Bayle enchaîne un climax de six aspects où il ne réalise pas seulement l’éloge de la reine mais s’engage en faveur de ses confrères protestants et de leur identité confessionnelle. Il parle de leur « fidelité qu’ils ont pour les instincts de leur conscience » 130 , de leurs bonnes intentions et du zèle qu’ils ont en général pour la vérité, de leur conformisme au « loix immuables & éternelles de l’ordre qui veulent que l’on aime la verité ». 131 Le dernier aspect, le point culminant, résume les précédents et en déduit la capacité d’un discernement fin et détaillé que Bayle accorde à Marguerite, c’est en un mot savoir distinguer dans un même homme son oposition à des veritez particulieres qu’il ne conoît pas, & son amour pour la verité en general, amour qu’il fait éclater par son grand attachement aux doctrines qu’il croit veritables. 132 Cela fait comprendre comment Bayle perçoit l’homme en général en tant qu’être croyant et raisonnable. Cette bipartition s’est déjà montrée dans l’E C LAI R C I S S E ‐ M E NT ci-dessus examiné où Bayle fait la distinction entre la foi et la raison. La différence est que dans le présent contexte, la bipartition ne constitue pas une 175 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="176"?> 133 La présence de ces deux auteurs est d’autant plus surprenante et donc intéressante qu’ils figurent aussi dans l’article M A H O M E T , examiné dans un sous-chapitre suivant. 134 N A V A R R E (M A R G U E R I T E D E ( S ŒU R )), rem. P. 135 La problématique du fidéisme sera traitée en plus de détail dans le sous-chapitre 2.3.1.2 La tendance fidéiste de Bayle et l’abstraction structurale. 136 McKenna (1998), p. 298. Le terme « arbitrarisme » désigne dans la terminologie de McKenna « un raisonnement que Bayle exploite […] comme un indice d’ironie. » (Ibid., p. 297.) 137 Ibid., p. 299. problématique. Elle est un fait donné qu’il faut reconnaître et puis réagir de façon appropriée, à savoir d’une manière ouverte et tolérante, en acceptant l’altérité. En considérant les sources que Bayle cite dans cette remarque, on découvre Lucretius et Claudien, qui figurent dans la quatrième partie de l’E C LAI R C I S S E M E NT , lors de la description du véritable fidèle qui est au-dessus des bouleversements, dans la parfaite tranquillité. 133 La conclusion de l’article sur Marguerite de Navarre reprend également ce qu’on a découvert dans cet E C LAI R C I S S E M E NT  : On n’a guere moins de besoin d’être au dessus des passions pour bien conoître un certain genre de veritez, que pour agir vertueusement. Or nous savons que cette montagne est l’emblème d’un homme de bien, qu’aucune passion ne tire du chemin de la justice. 134 Ces phrases rappellent cet état d’âme, la parfaite tranquillité, à savoir l’ataraxia dans la terminologie sceptique antique, où l’homme atteint un autre niveau de savoir, où il voit la vérité. La différence par rapport à l’E C LAI R C I S S E M E N T est que Bayle ne mentionne pas explicitement la foi ou la révélation divine qui fraie le chemin pour passer à ce niveau bien que le sujet central de l’article N AVA R R E , (M A R G U E R IT E D E ( SŒU R )), tourne autour des orientations religieuses et confessionnelles. La composante fidéiste n’y est pas thématisée plus concrète‐ ment. 135 McKenna remarque dans son article sur l’E C LAI R C I S S E M E N T S U R L E S P Y R R H O NI E N S que « Bayle se garde bien de tirer toutes les conséquences du fidéisme et de l’arbitrarisme qu’il définit et qu’il s’attribue. » 136 Bien que l’analyse de McKenna sur la composition de cet E C LAI R C I S S E M E N T accentue d’autres aspects, la conclusion est similaire à ce que le présent contexte conduit à conclure. Ce texte de Bayle est riche en ironie et McKenna fait soigneusement ressortir ces indices d’ironie. Le lecteur reste alors dans un état de suspens puisqu’il faut se méfier de l’auteur et de son texte. Par ce moyen, Bayle crée une atmosphère d’incertitude et manifeste une fois de plus qu’il est le maître du jeu sceptique. McKenna souligne que « Bayle évite ainsi d’aborder la cohérence logique d’une foi fondée sur le mystère, se contentant de formuler un principe de tolérance. » 137 176 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="177"?> 138 Ibid., p. 312. 139 Ibid., p. 315. A cela, il fait suivre l’observation que l’incohérence dans la réflexion, « la référence implicite à ses propres œuvres qui fournit l’indice de l’antiphrase et de l’ironie, et, enfin, les références aux auteurs les plus sulfureux et les plus farfelus, tout cela nous suggère que Bayle s’amuse ici ». 138 C’est surtout l’incohérence qui frappe dans la pensée baylienne puisqu’il s’appuie autant sur la raison en tant que philosophe, « [m]ais, précisément, « l’arbitrarisme » affiché par Bayle dans les Éclaircissements a mis le bon sens hors de cause. Il ne peut plus servir de guide dans ce domaine. » 139 Bayle flotte entre des argumentations rationnelles et morales, par lesquelles il commence, et son recours aux explications fidéistes quand les paradoxes de la foi chrétienne deviennent inexplicables. En conséquence, il rentre dans un cercle vicieux. Comme un de ses efforts consiste à lutter contre la superstition, il lui faut un outil pour la distinguer de la vraie foi. En général, la raison sert d’outil pour ce genre de distinction, mais elle touche à ses limites en ce qui concerne les questions de religion. C’est finalement cette configuration d’aspects chez Bayle qui sème la confusion et qui poussent le lecteur à la suspension définitive du jugement. Considéré sous cet angle, Bayle aboutit alors au but sceptique en construisant l’égalité des forces entre deux positions, à savoir l’isostheneia, dans sa propre pensée, de sorte que les lecteurs de son ouvrage doivent suspendre leur jugement. 2.2.2 L’argumentation sceptique de Z ENON D ’E LÉE Afin de remonter à la source et pour comprendre les influences qui ont frayé le chemin à Pyrrhon, il faut passer par Zénon d’Élée, un des philosophes clés de l’Antiquité grecque. Ce philosophe présocratique, élève de Parménide, reçoit d’Aristote le titre d’inventeur de la dialectique et est surtout connu pour les paradoxes qui forment le centre de ses réflexions. Bayle lui accorde une place importante dans le DHC. L’intégralité de l’article occupe plusieurs pages - bien qu’on ne compte que dix remarques - sur lesquelles les réflexions philosophiques de Zénon, d’autres philosophes et érudits, ainsi que celles de Bayle se mêlent. De plus, l’article Z E N O N D ’E LÉ E est souvent cité dans le contexte du scepticisme baylien dans la littérature de recherche. Ce fait est dû à la complexité et à la richesse des sujets abordés. Finalement, il y a deux renvois dans Z E N O N D ’E LÉ E qui créent le lien avec P Y R R H O N , rem. B et C, ainsi qu’un renvoi à l’E C LAI R C I S S E M E N T S U R L E S P Y R R H O NI E N S . Dans l’autre sens, Bayle ne crée 177 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="178"?> 140 Z E N O N D ’ E L É E , rem. B. 141 Z E N O N D ’ E L É E , rem. B. 142 Voir les explications des termes grecs ci-dessus à la p. 144. 143 Henri Valois était philologue et historien et a édité entre autres les écrits historiogra‐ phiques latins d’Ammien Marcellin et d’Eusèbe. (Voir Du Pin (1711), t. XVIII, p. 131 ss.) Gilles Ménage était également historien et un érudit connu (voir la présentation du Dictionnaire etymologique, ou Origines de la langue françoise à partir de la p. 41). Bayle a beaucoup d’estime pour lui et le cite très souvent, de sorte qu’il est un des érudits les plus cités dans le DHC. Jacobus Perizonius était un érudit néerlandais (voir Hoche, Richard, « Perizonius, Jakob » dans Allgemeine deutsche Biographie, Leipzig, Duncker & Humblot, 1887, p. 378-379) et ne figure que dans une dizaine de remarques. pas de lien direct entre P Y R R H O N et Z E N O N D ’E LÉ E tandis que l’E C LAI R C I S S E M E NT renvoie vers deux remarques de l’article du philosophe dialectique. C’est-à-dire que par le biais de ce troisième E C LAI R C I S S E M E N T , P Y R R H O N est indirectement lié à Z E N O N . Tandis que la première remarque reste purement historique, la rem. B aborde la thématique sceptique. Bayle explique que le but de la dialectique, dont Zénon est l’inventeur, consiste « à brouiller tout, & non pas à éclaircir quelque chose. Il [Zénon] ne s’en servoit que pour disputer contre tout venant, & pour reduire ses adversaires au silence ». 140 Quelques lignes plus bas suit la description de ce qu’est l’art de rendre le pour et le contre probable : « que les mêmes choses se ressembloient, & ne se ressembloient pas, qu’elles n’étoient qu’une & qu’elles étoient diverses, qu’elles étoient en repos & en mouvement. » 141 Cette égalité de forces entre deux positions correspond au terme grec de l’isostheneia. 142 Ensuite, Bayle applique dans la rem. C la méthode dialectique qu’il vient de décrire en confrontant divers auteurs, anciens et modernes, dont les uns confirment ce que les autres nient. L’examen des sources contemporaines fait ressortir des imprécisions qui datent soit de l’Antiquité, soit de l’époque contemporaine, et montre que les auteurs commentent et corrigent mutuellement leurs textes. Bayle se réfère dans ce contexte surtout à Henri de Valois, à Gilles Ménage et à Jacob Perizonius 143 et compare leurs écrits avec les originaux de Diogène Laërce et Valère Maxime. La composition éclectique de cette remarque nécessite une lecture attentive parce que Bayle mêle plusieurs aspects et on risque de perdre le fil conducteur. Après un commentaire sur Sénèque, la fiabilité de tous les auteurs cités est en général remise en question. L’effet est en conséquence la déstabilisation du lecteur qui comprend la nécessité de se méfier. La remarque suivante va dans le même sens parce que Bayle rajoute, à sa manière habituelle, la correction de deux fautes de Moréri. La mise en doute de la fiabilité de Sénèque continue dans la rem. E. Bayle déclare nettement qu’il se méfie, comme Juste Lipse le fait, du philosophe 178 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="179"?> 144 Z E N O N D ’ E L É E , rem. D∆. 145 Z E N O N D ’ E L É E , rem. D∆. 146 Z E N O N D ’ E L É E , rem. E. 147 Paganini (2008), p. 297. 148 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. romain stoïcien en ce qui concerne l’affirmation que Zénon défendait « qu’il n’y a rien dans l’univers. » 144 Par une citation tirée des écrits de Sénèque, Bayle veut « qu’on y vît tous les degrez du scepticisme, entre lesquels il n’y a rien d’aussi outré que le sentiment de nôtre Zenon. » 145 Après avoir démontré trois motivations possibles qui ont pu faire parvenir Zénon à une telle affirmation, le philosophe de Rotterdam émet ses propres réflexions concernant une argu‐ mentation probable du philosophe grec ce qui débouche sur la discussion de quatre paradoxes conservés. Bayle les rapporte de la Physique d’Aristote et commente les objections de ce philosophe à Zénon. Le schéma des quatre paragraphes est identique : d’abord une brève description du paradoxe, ensuite la présentation de l’objection aristotélicienne. Le choix des mots trahit la critique baylienne : « Aristote se contente de […] », « [l]a réponse d’Aristote est pitoyable », « [d]isons donc que sa distinction est nulle, et que l’objection de Zénon conserve toute sa force. » 146 Par ce moyen, Bayle ébranle aussi l’autorité de ce philosophe qui a pourtant exercé une influence centrale dans la tradition occidentale. Par cette critique envers Aristote, Bayle s’inscrit dans la philosophie moderne. Paganini décrit la situation d’Aristote au temps moderne de la façon suivante : Le dogmatisme, et dirions-nous, l’impérialisme philosophique d’Aristote avaient été la cible habituelle de toutes les polémiques de la philosophie nouvelle, dès la période de l’Humanisme et de la Renaissance ; on ne sera donc pas surpris que Le Vayer accuse la domination aristotélicienne au Moyen Âge d’être l’effet négatif du grand « naufrage » intellectuel qui avait fait suite à la perte d’une culture classique beaucoup plus vaste et riche, avec la chute de l’Empire romain et l’irruption des peuples barbares. 147 Bayle est alors très proche de l’attitude du libertin, François La Mothe Le Vayer, quand il s’exprime de manière désobligeante sur Aristote. Ensuite, Bayle rentre encore plus dans l’argumentation philosophique zéno‐ nienne. La rem. F constitue l’examen détaillé de six objections que Bayle discute en consultant différentes sources. La discussion de la première objection, à savoir qu’ « [i]l n’y a point d’étenduë, donc il n’y a point de mouvement » 148 , est la plus exhaustive. La première partie réunit des arguments, pour montrer que l’étendue n’existe pas, et des réflexions méthodologiques sur la question de 179 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="180"?> 149 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. 150 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. 151 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. 152 Voir Empiricus (1997), p. 75-141. 153 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. savoir comment il faudrait composer ces arguments correctement. Une fois de plus, Bayle fait part de son attitude critique envers Aristote en expliquant que [l]a divisibilité à l’infini est l’hypothese qu’Aristote a embrassée ; & c’est celle de presque tous les professeurs en philosophie, dans toutes les Universitez depuis plusieurs siecles. Ce n’est pas qu’on la comprenne, ou que l’on puisse repondre aux objections ; mais c’est qu’[…] on n’a trouvé que ce seul parti à prendre. Outre que cette hypothese fournit de grandes commoditez ; car lors qu’on a épuisé ses distinctions, sans avoir pu rendre comprehensible cette doctrine, on se sauve dans la nature même du sujet, & l’on allegue que nôtre esprit étant borné, personne ne doit trouver étrange que l’on ne puisse resoudre ce qui concerne l’infini […]. 149 Il prend alors ses distances avec Aristote et à son argumentation dont il découvre l’incompréhensibilité, ce qui n’empêche pas qu’elle soit très répandue. Mais il se met à distance aussi de manière subliminale des nombreux professeurs de philosophie, de la commodité de se résigner à son sort, de l’insuffisance de l’esprit humain parce que ce n’est pas dans son caractère de se contenter d’une circonstance par la seule raison de la commodité. Plus bas, Bayle aborde encore une autre hypothèse de Zénon qu’Aristote ne partage pas. Cette façon de procéder produit finalement une incompatibilité avec la divisibilité à l’infini qu’Aristote a enseignée. Dans une deuxième partie, Bayle réunit des arguments apparemment opposés, « [o]bjectons presentement tout le contraire. » 150 Mais en réalité, il continue de confronter diverses hypothèses pour montrer qu’« il n’est donc pas vrai que l’etenduë puisse exister. » 151 Ensuite, Bayle utilise l’argumentation pyrrhonienne qui renverse la réalité des qualités corporelles afin de renverser la réalité de l’étendue. Il se sert d’un mélange de plusieurs modes, que Sextus Empiricus décrit dans le chapitre sur les dix modes 152 , qui tendent à démontrer la relativité de toute perception sensuelle de l’homme face aux objets. Bayle transmet ce mode de la relativité au débat concernant l’étendue et applique la méthode sceptique. À la fin de cette partie, Bayle cite encore Pierre Nicole qui répète et prouve en conséquence le raisonnement de Bayle. Et d’autres autorités sont énoncées à la fin, à savoir Nicolas Malebranche et Bernard Lamy, qui « vous donneront sur tout ceci un admirable detail, & fort capable de porter mon objection à un haut degré de force. » 153 Un dernier paragraphe argumentatif conclut la réflexion philosophique exhaustive sur l’inexistence de 180 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="181"?> 154 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. 155 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. 156 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. 157 Jacques Rohault et Pierre Sylvain Régis sont deux érudits et scientifiques de la tradition cartésienne et ont notamment apporté leur contribution à la propagation du cartésia‐ nisme. (Voir Nolan, Lawrence, The Cambridge Descartes lexicon, New York, Cambridge University Press, 2016, p. 657 ss. pour le premier et p. 639 ss. pour le deuxième. Et voir Le Bouyer de Fontenelle, Bernard, « Éloge de Monsieur Régis » dans Histoire Royale de l’Académie des Sciences, Paris, Gabriel Martin, 1707, p. 157-164.) 158 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F ; caractères en italiques rajoutés par E.R. l’étendue. Cette fois-ci, il se base sur « les demonstrations geometriques que l’on étale si subtilement, pour prouver que la matiere est divisible à l’infini. [Il] soutien[t] qu’elles ne sont propres qu’à faire voir que l’étenduë n’existe que dans nôtre entendement. » 154 Bayle termine cette première objection en expliquant que la preuve est faite à la manière qu’il suppose que Zénon aurait fait. Il est vrai que la structure est dialectique parce que Bayle joint à chaque argument une réflexion qu’on pourrait y opposer. De plus, cette façon de procéder rappelle la composition d’une chaîne argumentative selon les règles de la disputatio. Et notre philosophe la parachève avec une conclusio. La combinaison des éléments dialectiques avec des aspects sceptiques montre que Bayle maîtrise les méthodes philosophiques et en compose une réflexion extrêmement complexe à l’imitation de Zénon. Les objections suivantes sont basées sur la première, ce qui explique sa précision, sa longueur et son exhaustivité. Lors de la deuxième objection, Bayle s’interroge sur le rapport entre la matière et le mouvement. La particularité de ce paragraphe sont les questions rhétoriques qui constituent la moitié du texte. Cet enchaînement de questions aboutit finalement à une conclusion fidéiste puisque Bayle suppose, « avec les Cartesiens que Dieu est la cause unique & immediate du mouvement. » 155 La troisième objection aborde le phénomène qu’on « ne sçauroit dire ce que c’est que le mouvement » 156 , et vise à nouveau de nombreuses autorités de la philosophie. La définition du mouvement d’Aristote est absurde, celle de Descartes pitoyable, celles de Jacques Rohault et Pierre Sylvain Régis 157 déficitaires. Bayle résume donc à la fin du paragraphe dans la terminologie pyrrhonienne que [t]out ce donc qu’ils [ces messieurs, à savoir les cartésiens] peuvent dire aboutit à expliquer le mouvement apparent, c’est-à-dire, à expliquer les circonstances qui nous font juger qu’un corps se meut, & qu’un autre ne se meut pas. Cette peine est inutile, chacun est capable de juger des aparences. La question est d’expliquer la nature même des choses qui sont hors de nous ; & puis qu’à cet égard le mouvement est inexplicable, autant vaudroit-il dire qu’il n’existe pas hors de nôtre esprit. 158 181 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="182"?> 159 Les rajouts entre crochets sont les éléments du langange pyrrhonien qui seraient typiques dans un propos semblable. 160 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. 161 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F. 162 Empiricus (1997), p. 63. Ces paroles font allusion à la terminologie de Sextus Empiricus. Parlant des apparences et de la nature même des choses, Bayle s’insère dans cette tradition. Une seule différence se trouve dans la conclusion. Si on reformulait la dernière phrase de la citation en langage pyrrhonien, on parviendrait à la phrase suivante : « à cet égard [en général] le mouvement est inexplicable, autant vaudroit-il dire qu’il n’existe pas hors de nôtre esprit [et nous suspendons notre assentiment]. » 159 En ce qui concerne la fin de la phrase de Bayle, on y découvre plutôt quelque chose des sceptiques académiciens puisqu’ils sont moins radicaux que les pyrrhoniens et postulent clairement l’impossibilité de savoir ou d’atteindre la certitude définitive. Les quatrième, cinquième et sixième objections traitent toujours du mouvement et de son inexistence et rajoutent chacune un argument pour le prouver. Il est curieux de voir que Bayle renvoie le lecteur, tout à la fin de l’argumentation, à Sextus Empiricus où il pourrait trouver « quelques autre[s] objections assez subtiles ». 160 Par rapport à la façon de juger d’Aristote, de Descartes et des cartésiens, on découvre une estime pour Sextus Empiricus bien que le paragraphe final de la rem. F garde d’abord le ton sceptique. Bayle remarque encore une fois que cette chaîne d’arguments est composée à la manière de philosopher de Zénon. En attribuant les objections, de façon supposée, au philosophe grec, il diminue sa propre responsabilité. La prise de position, rare, reste d’abord hypothétique : Si je jugeois de lui par moi-même, j’assurerois qu’il croioit tout comme les autres le mouvement de l’étenduë ; car encore que je me sente très-incapable de resoudre toutes les difficultez qu’on vient de voir, & qu’il me semble que les reponses philosophiques qu’on y peut faire sont peu solides, je ne laisse pas de suivre l’opinion commune. Je suis même persuadé que l’exposition de ces argumens peut avoir de grans usages par raport à la religion […]. 161 Suivre l’opinion commune est la solution pyrrhonienne pour gérer la vie quotidienne. Face à la suspension du jugement, l’interaction avec l’entourage semble problématique, même impossible. Mais Sextus décrit la façon de vivre des sceptiques et explique qu’ils suivent « un raisonnement déterminé qui [leur] montre, en accord avec l’apparence, comment vivre selon les coutumes traditionnelles, les lois, les modes de vie et [leurs] affects propres. » 162 Le sceptique se laisse guider par ce qui lui paraît communément sans en affirmer 182 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="183"?> 163 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F∆. 164 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F∆. 165 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F∆. la véritable nature. À ce point, Bayle se dirige dans une autre direction, à savoir vers la religion. À cette fin, il cite Nicole qui conclut que de telles problématiques démontrent l’insuffisance de l’esprit humain tandis que l’église propose des vérités et la révélation d’un Dieu tout-puissant. Par cette citation, Bayle ouvre la perspective fidéiste et prépare ainsi la prochaine remarque. Après avoir rassemblé les arguments contre l’existence du mouvement, Bayle s’attaque aux réflexions concernant l’existence de la matière tout en laissant la parole surtout à Malebranche et à Arnauld. La rem. F∆ est donc le résumé de leur polémique concernant l’existence de la matière et le rôle de Dieu en tant que source de connaissances. Un aspect révélateur est à observer sur cette polémique des deux érudits. Elle n’est aucunement liée à l’article A R NA U L D , bien que celui-ci existe dans le DHC. Comme Malebranche est mort dix ans après Bayle, il n’y a pas d’article sur lui. Seulement à la fin de la rem. F∆, Bayle place un renvoi à la fameuse rem. B de P Y R R H O N , ce qui ne concerne pas directement les deux théologiens, mais la thématique plus globalement. Comment pourrait-on alors trouver ce débat dans Z E N O N  ? Pour un public plus lettré le lien entre les réflexions de Zénon et les argumentations d’Arnauld et de Malebranche doit être évident à l’époque et l’explication de Bayle renforce cette hypothèse : Plusieurs raisons exigeoient que je raportasse quelques morceaux de la dispute de ces deux illustres auteurs, & que j’inserasse en general dans cette remarque tout ce qu’on y trouve. […] En 2. lieu il convenoit à l’article de Zenon d’Elée, que l’on y trouvât une extension des dificultez, que ce philosophe a pu proposer contre l’hypothese du mouvement. 163 Pour le lecteur moins lettré, il faut supposer que le fait de trouver cette dispute est plutôt lié au hasard. La première et la troisième raison énoncée à la fin de cette remarque soulignent l’orientation fidéiste qui semble incontournable, et logique, dans la pensée baylienne. Étant donné que de nombreuses contradictions et impossibilités se trouvent dans les hypothèses de l’étendue et du mouvement, « il seroit absolument necessaire de recourir à la foi pour se convaincre qu’il y a des corps. » 164 En même temps, [c]ela doit aprendre à mes lecteurs, qu’il ne faut pas qu’ils trouvent étrange que je fasse voir quelquefois, que sur les matieres les plus mysterieuses de l’Evangile la raison nous met à bout, & qu’alors nous devons nous contenter pleinement des lumieres de la foi. 165 183 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="184"?> 166 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F∆∆. 167 Voir Z E N O N D ’ E L É E , rem. F∆∆. 168 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F∆∆. En passant par le détour de démontrer l’insuffisance de la raison humaine par rapport aux apories et aux paradoxes qui datent de l’Antiquité, Bayle transmet cette insuffisance aux mystères de la religion chrétienne, inexplicables et insaisissables par les voies de la raison. Il faut en conséquence quitter cette piste et recourir à la foi qui fournit une sortie provisoire pour contourner les problèmes et les limites de la raison. Bayle reste fidèle au sujet qu’il a choisi et reprend encore une autre argu‐ mentation des philosophes grecs concernant l’hypothèse du mouvement dans la remarque suivante. Mélissus, comme Zénon disciple de Parménide, discute la nécessité du vide si on suppose le mouvement. D’une structure semblable à celle que nous avons vu dans la rem. F, Bayle en aborde l’argumentation en retraçant les positions des deux condisciples. Ensuite, il mentionne que les arguments d’Anaxagoras, d’Aristote et de Gassendi ne sont pas très forts, mais il signale que le savoir des mathématiciens contemporains, tels que Christian Huygens et Isaac Newton, aurait été très utile à Zénon, « il auroit pu faire de grans ravages, & se donner des airs de triomphe. » 166 Puis Bayle prend la parole et réfléchit de manière dialectique sur les conséquences des preuves des mathématiciens concernant le vide. Il réussit si bien à créer des contradictions en confrontant des positions opposées qu’il réalise lui-même à un moment donné la confusion provoquée par l’argumentation. Dans ce contexte, on découvre que Bayle a beaucoup d’estime pour Arnauld et John Locke ce qui s’exprime notamment au niveau du vocabulaire. Il apprécie les réfutations solides d’Arnauld et les lumières d’un aussi grand métaphysicien que Locke qui empêchent des fautes argumentatives. 167 Dans ce mélange de ses propres réflexions et d’arguments de ses collègues érudits contemporains, Bayle s’interroge comment Zénon discuterait à l’époque classique. Une fois de plus, il se met dans la peau du philosophe grec et le fait apprendre à un public virtuel qu’il faut nécessairement conclure - suite aux réflexions précédentes - « qu’il n’y a point de mouvement, c’est-à-dire, de mouvement réel, mais tout au plus une aparence de mouvement, ou un mouvement ideal, & intelligible. » 168 Le mot apparence rappelle directement les sceptiques et la nette différenciation entre ce qui paraît aux sens humains et à la raison et la vraie nature des choses. Bayle poursuit cette piste et recueille trois corollaires qui défendent tous une attitude sceptique. Le premier déduit de tous les aspects élaborés auparavant l’acatalepsie, à savoir l’incompréhensibilité de toutes choses. Étant donné la divergence des positions, 184 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="185"?> 169 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F∆∆. 170 Z E N O N D ’ E L É E , rem. F∆∆. 171 Maia Neto (1999), p. 273 ; « La fin du pyrrhonisme est l’ataraxia, la tranquillité de l’âme. Les académiciens ne réclament pas de poursuivre une telle fin […]. » on disputera si l’on sçait, ou si l’on ignore la nature de la substance, & celle de la matiere, ce sera un signe qu’on ne comprend rien, & qu’on ne peut être jamais assûré qu’on frape au but, ou que les objets de nôtre esprit soient semblables à l’idée que nous en avons. 169 Cette phrase s’accorde avec la doctrine pyrrhonienne, sauf qu’il faudrait rajouter la prochaine conséquence, à savoir la suspension du jugement, ce qui manque chez Bayle à cet endroit. Le deuxième corollaire est une brève remarque que l’hypothèse du vide est apte à renverser le système de Spinoza. Le troisième, finalement, « est que les disputes du vuide ont fourni une raison specieuse de nier, que l’étenduë ait une existence réelle hors de nôtre entendement. » 170 Les idées qu’on se fait de l’étendue n’existent alors que dans l’esprit humain mais il n’est pas possible de saisir sa véritable nature. Et à nouveau, la dernière consé‐ quence pyrrhonienne qu’il faudrait déduire de cet état de prise de conscience, de cette isostheneia, manque : l’epokhê et l’ataraxia. Ce blanc rend l’interprétation possible d’associer Bayle au scepticisme académicien puisque cette doctrine postule l’incompréhensibilité des choses, tandis que les pyrrhoniens éliminent même cette prise de position. Maia Neto souligne également cette différence entre les deux scepticismes. « The end of Pyrrhonism is ataraxia, the tranquility of the soul. The Academics do not claim to pursue such an end ». 171 Selon les différents aspects, soulignés au fur et à mesure ci-dessus, il faut constater qu’une attribution claire et nette de Bayle à une orientation sceptique concrète n’est pas tout à fait possible. Il paraît que Bayle n’est ni tout à fait pyrrhonien, ni tout à fait académicien puisqu’on trouve des éléments constitutifs des deux courants philosophiques. Il utilise des arguments pyrrhoniens, ainsi que des éléments académiciens. Selon les passages du DHC qu’on prend pour base d’analyse, on peut défendre les deux positions de sorte qu’une conclusion finale semble rester ouverte. Passant à la dernière remarque de Z E N O N , on constate qu’en général, elle est plutôt historiographique et essaie de ranger des imprécisions chronologiques. Bayle introduit le philosophe Diogène le cynique, également connu par le surnom « de Sinope » qui est né environ deux décennies après la mort de Zénon, et précise qu’il s’agit d’une faute inexcusable de chronologie de rapprocher ces deux philosophes. Il ajoute encore un autre détail avant d’enchaîner avec des observations sur un sophisme de Diogène concernant l’hypothèse du mou‐ 185 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="186"?> 172 Z E N O N D ’ E L É E , rem. G. 173 Voir Z E N O N D ’ E L É E , rem. G. vement. Ce détour ramène à Zénon et Bayle compare les traditions de Plutarque avec celles d’Aristote concernant l’influence de Parménide et de Mélissus sur la pensée zénonienne. Il renvoie dans ce contexte à l’article X ÉN O P HAN E S où il reprend l’Art de penser de Nicole et Arnauld et le lien qu’on a essayé de créer entre la doctrine des deux philosophes grecs et la nature de Dieu. Nous soulignons cet aspect parce qu’il montre la mesure dans laquelle on a exploité la philosophie des anciens grecs afin de justifier des phénomènes religieux. Sans rentrer trop dans le détail, Bayle indique seulement que « c’étoit tout de bon, & par doctrine de systême, & non pas par jeu d’esprit qu’ils nioient le mouvement, & qu’ils soutenoient que son existence n’étoit que mentale. » 172 Dans le dernier paragraphe, Bayle raconte l’anecdote du sophiste Diodore qui argumentait contre l’existence du mouvement et qui s’était démis l’épaule. Il a ensuite dû souffrir les moqueries du médecin Hérophile qui lui a fait faire la réflexion, à savoir comment son épaule aurait pu se disloquer si le mouvement n’existait pas. 173 Le parallèle à la structure de l’article P Y R R H O N est frappant. Bayle y a également conclu la dernière remarque par une anecdote moqueuse ce qui a remis les débats précédents encore une fois en question. Le même effet se produit tout à la fin de Z E N O N D ’E LÉ E . Après avoir défendu à partir de la rem. G tous les arguments pour prouver l’inexistence du mouvement, Bayle remet l’ensemble des réflexions en question par un exemple pratique de la vie quotidienne. Le maintien de ce qu’on a développé philosophiquement est en conséquence ébranlé. Bon pyrrhonien, Bayle ne manque pas, tout à la fin, de créer encore une isostheneia entre deux positions opposées et s’abstient de donner une conclusion, de sorte que le lecteur est livré à lui-même. Finalement, on constate que la composition de l’article Z E N O N D ’E LÉ E , à savoir l’enchaînement des aspects, des arguments et des réflexions produit, après une première lecture et même après plusieurs relectures consécutives, un chaos auprès du lecteur à cause de sa complexité. Certains passages deviennent moins cryptiques et on réussit de mieux en mieux à suivre la chaîne logique argumentative. Cependant, une impression confuse persiste. La discussion des paradoxes de Zénon montre une fois de plus dans la longue histoire de la philosophie qu’ils ne peuvent pas être résolus au niveau de la réflexion. Mais en les érigeant en sujet de cet article, Bayle se sert d’un autre effet que cette longue réflexion abstraite engendre en sa faveur. Il construit une argumentation selon les règles de la dialectique et pousse cette argumentation jusqu’à la conclusion nécessaire que l’homme n’a aucune certitude concernant sa conception de 186 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="187"?> 174 McKenna (2017), p. 147. 175 Voir le sous-chapitre 3.3.2 La polémique baylienne face aux religions chrétiennes à la p. 337 et à la p. 354. 176 Voir McKenna (2017), p. 154. 177 Voir ibid., p. 155. l’espace et du temps. Cette démonstration rend évident qu’à défaut de certitude, on ne peut qu’avoir une notion relative - à savoir relative à l’entendement humain - du temps et de l’espace. On est donc de retour dans la terminologie pyrrhonienne, à savoir le manque de critère pour atteindre la certitude, ce qui montre la relativité et l’impossibilité d’une prise de position définitive ou absolue de sorte que nous devons nécessairement suspendre le jugement (epokhê). McKenna commence son article sur Bayle et le scepticisme par cette même observation : « Ce ne sont pas des arguments nouveaux, mais Bayle réussit à les formuler et à les agencer de telle sorte qu’il donne une force formidable à la philosophie pyrrhonienne de l’incertitude. » 174 Grâce à la structuration de l’article et l’agencement des remarques, Bayle propage alors la pensée sceptique pyrrhonienne en se servant des atouts de l’incertitude et de la relativité. Cette conclusion ouvre la voie à une réflexion qui jouera un rôle dans le troisième chapitre sur le côté polémique du philosophe de Rotterdam 175 , mais qui rentre aussi dans la logique du présent contexte. Reprenant McKenna, ce chercheur fait découvrir qu’il y avait un développement de l’attitude sceptique baylienne suite à deux événements bouleversants pour Bayle. Il montre par une analyse chronologique que la dimension sceptique ne surgit qu’après la mort d’Adriaan Paets en 1685, auquel Bayle était lié par une alliance intellectuelle profonde, et après la Glorieuse Révolution en Angleterre en 1688, où les huguenots soutiennent l’invasion des troupes protestantes de Guillaume III contre le catho‐ lique Jacques II. 176 A partir de ces événements traumatisants, les réformés n’ont plus aucun des avantages d’une église minoritaire par rapport aux catholiques et leur morale se montre aussi corrompue que celle de l’église romaine. 177 La vision du monde est ébranlée et les huguenots, les anciennes victimes de la persécution politique catholique qui devraient savoir faire mieux que leurs ennemis, témoignent qu’ils n’ont pas appris la leçon de leur passé douloureux et perdent leur intégrité morale. Le développement d’un scepticisme de plus en plus profond est alors lié à des expériences personnelles de Bayle et laisse logiquement des traces dans sa pensée ce qui le marque également en tant qu’historiographe. Paradoxalement, ce côté sceptique permettra par la suite que Bayle se donne des critères très clairs et stricts pour la reconstruction des événements historiques et donc pour la construction de l’idéal d’une certitude historique. 187 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="188"?> 178 Lévy (2008), p. 24. 179 Ibid., p. 24. 180 A R C E S I L A S , corps. 181 A R C E S I L A S , corps. 2.2.3 Les sceptiques de l’Académie : A RCESILAS et C ARNEADE A côté de Pyrrhon et du courant sceptique qui s’est formé suite à sa pensée, d’autres philosophes grecs ont également témoigné d’une attitude sceptique. Arcésilas de Pitane et Carnéade ont notamment contribué à la formation du scepticisme de l’Académie. Depuis la création de l’Académie par Platon, plu‐ sieurs disciples et successeurs ont continué ce qu’il avait enseigné et ce qui était en conséquence sujet à des modifications, selon les réflexions philosophiques de la nouvelle génération. Lévy mentionne que la grande différence de fond entre, d’une part, la pensée qui affirme n’avoir d’autre certitude que celle de son incapacité à connaître, et, d’autre part, le passage à un doute auquel rien, absolument rien ne peut échapper, pas même la certitude de l’ignorance. 178 Cette problématique de base en association avec Arcésilas et ses successeurs, qui cherchaient à s’insérer dans la tradition de Socrate et surtout dans la tradition de Platon, a ensuite rendu la tâche des historiens difficile depuis l’Antiquité. La solution était de distinguer plusieurs académies : « l’Ancienne, celle de Platon et de ses successeurs immédiats ; la Moyenne, celle d’Arcésilas ; la Nouvelle, celle de Carnéade et de Clitomaque. » 179 Après l’analyse de l’article P Y R R H O N , la présentation des deux sceptiques académiciens A R C E S ILA S et C A R N E AD E nous permettra de comprendre encore mieux les priorités de Bayle et aussi de faire ressortir des éléments récurrents. A R C E S ILA S de Pitane est présenté dans le corps de l’article comme un innova‐ teur, fondateur de la Seconde Académie. « Il étoit fort oposé aux Dogmatiques, il n’affirmoit rien, il doutoit de tout, il discouroit du pour & du contre, & suspendoit son jugement. » 180 Bayle décrit son éloquence par laquelle il a attiré un grand nombre de disciples qu’il a éprouvés en prenant la position sceptique. La plupart des informations concerne surtout la biographie du philosophe et moins sa pensée. Mais Bayle mentionne aussi que « [s]es dogmes tendoient au renversement de tous les preceptes de la Morale, & neanmoins on remarqua qu’il la pratiquoit. » 181 Les remarques de cet article sont critiques dans le sens où elles corrigent les imperfections de quelques auteurs, et moins dans le sens où Bayle rentre dans la discussion d’un sujet concret. Son intention est de bien examiner les sources et de contribuer à ajuster l’image d’Arcésilas. Saint Augustin ainsi que le jésuite René Rapin, Cicéron et Jean Savaron sont accusés d’inexactitude. 188 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="189"?> 182 A R C E S I L A S , rem. B. 183 A R C E S I L A S , rem. E. 184 A R C E S I L A S , rem. E. 185 A R C E S I L A S , rem. E. Les anciens Pères d’Église ainsi que des contemporains sont en proie à la critique baylienne. La rem. B inventorie et détaille les maîtres d’Arcésilas et un commentaire de Bayle illustre sa perception des académiciens : Arcésilas « se fixa dans l’inconstance Pyrrhonienne, il ne lui manquoit que le nom de Pyrrhonien ; il n’avoit que le nom d’Academicien, & il ne garda ce nom que par respect pour le Philosophe Crantor son maître & son amant ». 182 Le « ne que » trahit la hiérarchisation parmi les sceptiques. Les pyrrhoniens sont au-dessus des académiciens puisqu’ils les dépassent en rigueur et ciblent l’epokhê pendant que ces derniers n’y aspirent pas aussi explicitement. La méthode d’Arcésilas de soutenir le pour et le contre est éclairée dans la rem. E. Selon Cicéron, cette méthode de tout contester remonte à Socrate et il explique que les livres de Platon ont instruit Arcésilas. Il ne fit que rendre plus contentieuse la methode Platonique […]. On a pu neanmoins dire qu’il fut le premier perturbateur du repos public des Philosophes, car outre qu’il ressuscita une mode dont on ne se souvenoit guere, il poussa le principe de Socrate avec plus d’ardeur qu’on n’avoit fait auparavant, & il se montra plus vif, plus opiniâtre, plus inquiet que les premiers inventeurs. 183 Bayle contextualise ce philosophe alors dans la tradition, tout en soulignant ses accents personnels. Dans le deuxième paragraphe de cette remarque, Bayle retrace la dispute entre Arcésilas et Zénon de Kition, son condisciple sous Polémon, ce qui fait ressortir encore plus l’idée centrale d’Arcésilas. Pour mieux combattre Zénon, le dogmatique et le fondateur des stoïciens, il a argumenté de sorte à « renverser tous les fondemens des sciences, & [à] reduire toutes choses à l’incertitude. » 184 Bayle documente l’enchaînement des arguments des deux philosophes sur lequel Arcésilas s’appuie : l’impossibilité de discerner le vrai du faux et l’obscurité des choses. Cela sert de point de départ pour le troisième paragraphe où Bayle poursuit encore la piste du développement de l’incertitude socratique : car il ne voulut pas même avouër comme Socrate qu’il savoit qu’il ne savoit rien. Il se tint dans la suspension generalement sur toutes choses, & il ne disputa que pour se convaincre que les raisons d’affirmer n’étoient pas meilleures que les raisons de nier. 185 189 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="190"?> 186 A R C E S I L A S , rem. E. 187 A R C E S I L A S , rem. F. 188 A R C E S I L A S , rem. I. 189 A R C E S I L A S , rem. K. 190 A R C E S I L A S , rem. K. 191 Traduction française par Bayle de la citation grecque tirée de Diogène Laërce, A R C E S I L A S , rem. K. Il a donc enseigné l’acatalepsie, l’incompréhensibilité (de la véritable nature) des choses. Sur ce point, Bayle signale que Carnéade aurait pu mieux la soutenir qu’Arcésilas et renvoie à l’article correspondant. Cependant, en se référant aux grands maîtres philosophes, Arcésilas attaque les dogmatiques et remet leur dogmatisme en question. En guise de conclusion de la rem. E, Bayle remarque qu’« il reconoissoit le doigt de Dieu dans l’ignorance de l’homme » 186 ce qui semble, au premier coup d’œil, être une phrase sans trop de poids, mais dans l’image plus globale du DHC, elle pointe la problématique fidéiste du rapport complexe entre la raison et la foi, problématique autour de laquelle Bayle tourne à maintes reprises et qu’il complexifie tant que le lecteur a du mal à se l’approprier. Ensuite, Bayle fait une remarque sur Lactance, rhéteur et auteur romain dont plusieurs écrits religieux sont conservés qui prétend, dans le III e livre de ses Divina Institutiones, « ruïner toute la Philosophie en établissant avec Socrate que l’on ne peut rien savoir, & avec Zenon qu’il ne faut croire que ce que l’on sait ». 187 Après avoir cité quelques passages de Lactance, Bayle avance cinq aspects qui démontrent des contradictions dans la réflexion du romain chrétien et qualifie les exemples d’insuffisants. L’éloge d’Arcésilas dans la rem. G sonne d’autant mieux après le ton pontifiant et critique envers Lactance. Bayle continue cet éloge dans la rem. I lors d’une anecdote sur la générosité du philosophe grec dont il dit que « [c]’étoit pratiquer l’Evangile avant qu’il eût été annoncé ». 188 Et plus encore dans rem. K quand Cléanthe, un antagoniste d’une orientation philosophique opposée à celle d’Arcésilas, prend sa défense face aux adversaires lui reprochant « [d’]inspirer l’indiference pour le bien honnête, & pour tous les devoirs de la vie. » 189 Ce reproche s’est formé suite aux arguments que rien n’est certain et que tout est incompréhensible puisqu’« on declare [implicitement] qu’il n’est pas certain qu’il y ait des vices & des vertus. » 190 Cléanthe ne justifie pas l’argumentation, mais il souligne qu’il y a une divergence entre ce qu’Arcésilas enseigne par ses paroles et ce qu’il pratique par ses actions : « ne blâmez point Arcesilas, il renverse les devoirs par ses paroles, mais il les établit par ses actions. » 191 Normalement, on ressent de l’abomination pour ce genre de divergence entre les paroles et les actions des gens mais, selon Bayle, Cléanthe loue la bonne vie d’Arcésilas et insiste de la 190 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="191"?> 192 A R C E S I L A S , rem. K. 193 Voir A R C E S I L A S , rem. L. 194 Voir A R C E S I L A S , rem. M. 195 Lévy (2008), p. 39. façon suivante - pendant que notre érudit ne peut pas s’abstenir d’une pointe contre les hypocrites : Notez que dans la doctrine des plus grans Pyrrhoniens il y avoit une theorie favorable à la vertu ; car, quelle que fût selon eux l’essence même des choses, ils enseignoient que pour la pratique de la vie il faloit se conformer aux aparences. Quoi qu’il en soit, le vrai principe de nos mœurs est si peu dans les jugemens speculatifs que nous formons sur la nature des choses, qu’il n’est rien de plus ordinaire que des Chretiens orthodoxes qui vivent mal, & que des libertins d’esprit qui vivent bien. 192 Cependant, ce portrait très favorable d’Arcésilas est obscurci par les excès honteux avec des prostituées et la corruption sexuelle des jeunes. 193 Mais ce vice est tout de suite atténué par le prochain aspect, son endurance pendant les douleurs de la goutte. 194 Les rem. N et O marquent la fin de l’article et Bayle y corrige encore des fautes du Père Rapin et de Sidoine Apollinaire. C’est-à-dire que la fin suit la motivation d’historien et d’historiographe de Bayle et son ambition correctrice. D’un point de vue général, A R C E S ILA S est un article plus historique que sceptique. Il traite d’un philosophe de la tradition sceptique académicienne, mais les sujets abordés ne rentrent pas dans les détails d’une doctrine ou réflexion philosophique. Le philosophe de Rotterdam ne construit pas d’argumentation pour prouver ou pour réfuter ce qu’Arcésilas a enseigné. Il peint plutôt une image positive du philosophe - de sorte qu’on peut dire qu'il s’agit d’un article écrit sur le scepticisme et non pas écrit de manière sceptique - et reporte la discussion approfondie dans l’article C A R N E AD E . Lévy explique que la pensée de Carnéade présente un double aspect : elle constitue le moment où la théorie de l’epochè atteignit sa perfection, mais aussi celui où les interrogations qu’elle provoquait entraînèrent l’évolution qui devait conduire à l’atténuation du doute systématique. 195 Cette perspective ressemble à celle de Bayle. Le personnage qu’il présente, surtout dans les remarques de l’article C A R N E AD E , s’insère dans la tradition du scepticisme académique et il paraît être encore plus rigoureux dans la réflexion qu’Arcésilas. Ce dernier avait déjà enseigné qu’il n’y avait rien de certain et qu’on ne pouvait rien comprendre, ce que Carnéade pousse encore plus loin, et ce que Bayle résume de la façon suivante : 191 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="192"?> 196 C A R N E A D E , rem. B. 197 Numénius d’Apamée vivait au II e siècle et était un philosophe grec qui s’est inspiré de la pensée pythagoricienne et platonicienne et était un des prédécesseurs de Plotin. À part les platoniciens, les théologiens chrétiens ont également lu les écrits de Numénius puisqu’ils y ont découvert des parallèles à leur propre doctrine. (Voir Frede, Michael, « Numenius » dans Haase, Wolfgang (éd.), Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, Berlin, New York, De Gruyter, 1987, p. 1034-1075.) 198 C A R N E A D E , rem. B. 199 Les rem. C, D et F sont purement historiographiques ce qui n’est pas pertinent en détail pour le présent contexte. Dans la conclusion de l’analyse de C A R N E A D E , les remarques historiographiques seront prises en compte. 200 C A R N E A D E , rem. E. Vous voiez qu’il enseignoit que ceux qui disent que l’on ne peut rien comprendre, & qu’il n’y a rien de certain, doivent dire par une consequence necessaire que cette proposition même, il n’y a rien de certain, nous ne pouvons rien comprendre, est incertaine, incomprehensible. 196 Toute la remarque tourne autour des deux philosophes sceptiques académiciens et compare les marques spécifiques de leurs argumentations. En général, Carnéade passe pour un innovateur et pour plus rigoureux, mais Bayle signale aussi ses points faibles, ainsi que les aspects forts d’Arcésilas. Le dernier tiers de la rem. B est composé de plusieurs citations à travers lesquelles Bayle démontre les oppositions entre les textes de Saint Augustin et de Numénius 197 et entre ceux de Numénius et de Cicéron en affirmant sa position de simple copiste « pour l’utilité de ceux qui sans sortir de leur place sont bien aises de s’éclaircir historiquement des opinions des anciens, & de voir les originaux des preuves ». 198 Par cette explication, Bayle se tire d’affaire et rejette la responsabilité pour ce qui a été écrit au-dessus. De plus, il ne commente pas ce qui a été dit des trois auteurs anciens, de sorte que le lecteur doit parvenir lui-même à la conclusion nécessaire face à l’état des sources citées. C’est alors, une fois de plus, un exemple qui illustre l’implication active du lecteur au moment où Bayle s’abstient d’un commentaire final. Bien que la rem. E soit plutôt historique, et donc descriptive, on y trouve l’élé‐ ment de l’égalité des forces. 199 Lors de la description de sa façon de s’appliquer à l’étude, Bayle rapporte l’anecdote selon laquelle Carnéade aurait consommé de l’ellébore pour avoir l’esprit plus libre afin de mieux combattre Chrysippe. Bayle compare différents auteurs qui retiennent cette histoire, mais l’état de ces sources est assez confus et contradictoire. À la fin du premier paragraphe, il explique, d’un côté, ne relever « ces minuties que dans la vuë d’accoutumer les Auteurs à l’exactitude la plus severe, car pour peu qu’ils se relâchent ils font commettre des bevuës à plusieurs autres de main en main. » 200 De l’autre côté, il 192 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="193"?> 201 C A R N E A D E , rem. E. 202 Cette dimension de l’historiographie chez Bayle dans le DHC sera traitée dans le troisième chapitre ci-dessous. 203 C A R N E A D E , rem. G. 204 C A R N E A D E , rem. G. 205 C A R N E A D E , rem. G. remarque, quelques lignes après, qu’autant d’auteurs se sont exprimés en faveur de Carnéade et de Chrysippe, de sorte qu’on ne peut pas décider définitivement quelle source est digne de confiance. Bayle laisse au moins entendre qu’il a une préférence. « Dans ce partage de sentimens j’aimerois mieux suivre ceux qui donnent tout ceci à Carneade, mais peut-être que Chrysippe avoit aussi avalé de l’ellebore pour se rafiner l’esprit. » 201 Dans cette remarque, la méthode sceptique est alors appliquée pour l’analyse historique de l’état des informations et pour la comparaison des sources. Elle est transmise par un contexte historiographique plutôt que philosophique. L’ancienne théorie philosophique de la connaissance est transformée en une pratique méthodologique qui apporte une valeur non négligeable à l’historiographe. 202 La description de la façon typique de penser et d’argumenter de Carnéade devient encore plus claire dans la remarque suivante. Bayle explique qu’il aimait défaire son propre ouvrage de telle manière qu’un jour, il a plaidé pour la justice, le lendemain contre elle. Cette démarche servoit à son grand principe, qu’il n’y a que des probabilitez ou de vraisemblances dans l’esprit de l’homme : ce qui fait qu’entre deux choses oposées on peut choisir indiferemment celle-ci, ou celle-là, pour le sujet d’un discours tantôt negatif, tantôt affirmatif. 203 Lactance est la source de Bayle dans ce contexte et plusieurs passages de l’auteur romain sont cités. En passant, Bayle mentionne que selon Lactance la solution réside dans les lumières de la foi, avant que d’enchaîner avec la divergence entre le raisonnement et la pratique des académiciens. « C’étoit l’ordinaire des Academiciens : leur speculation étoit suspenduë entre deux contraires, mais leur pratique se fixoit à l’un des deux. » 204 À partir de cette description, Bayle résume finalement que « [t]out le monde en est logé-là : on ne vit pas selon ses principes. » 205 Ce commentaire dévalorise l’autorité du philosophe grec parce que Bayle montre l’inconséquence entre ce qu’il défendait dans ses réflexions et ce qu’il appliquait dans la vie pratique. L’image de l’académicien est alors peu cohérente et donc ambiguë et très humaine à la fois puisque tout le monde en est logé-là. 193 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="194"?> 206 Voir van Lieshout (2001), document numérique The Dictionaire’s Library. 207 Voir Lévy (2008), p. 81. Lévy souligne le mérite de Cicéron d’avoir traduit plusieurs dialogues de Platon en latin ce qui était un pas important pour le développement d’un langage philosophique latin. 208 C A R N E A D E , rem. H. 209 Voir C A R N E A D E , rem. I. 210 Lévy (2008), p. 45. 211 C A R N E A D E , rem. I. Comme Bayle n’a pas mis d’article sur Cicéron, il l’inclut dans le DHC quand l’occasion s’y prête. C’est un des personnages qui est indirectement présent dans l’ouvrage à cause des citations. Selon le comptage de van Lieshout, il y a 228 références à Cicéron et ses ouvrages ce qui le met au deuxième rang des auteurs anciens les plus cités après Plutarque avec 272 références. 206 La rem. H s’interroge sur le rapport entre Carnéade et Cicéron qui est aussi placé parmi les académiciens et se considère comme un disciple de la Nouvelle Académie. 207 Mais Cicéron paraît dans la description baylienne inférieur à Carnéade et à Arcésilas. Bayle loue le De Legibus comme « [l]’un des meilleurs Ouvrages de cet illustre Romain » 208 tout en remarquant que Cicéron craignait les deux philosophes et leur effet destructeur sur son édifice argumentatif. Bayle apprécie Cicéron mais sans le surestimer. Et la véritable valeur de l’auteur latin consiste en la richesse de ses écrits qui réunissent de nombreux textes d’auteurs et de philosophes grecs. Lors de la discussion de la question de savoir si Carnéade mettait ses réflexions par écrit ou pas, Bayle fait comprendre que Cicéron transmet quelques dogmes de Carnéade grâce aux livres de Clitomaque de Car‐ thage qui était un des plus fidèles disciples de Carnéade. 209 La tradition d’oralité était le moyen de transmission du savoir constitutif. Les vrais philosophes n’écrivaient jamais et tous les textes qui ont été conservés proviennent de la plume de leurs disciples. En ce qui concerne Clitomaque, Lévy souligne qu’un changement important accompagne sa fidélité envers son maître, à savoir « une rupture dans la tradition d’oralité, inaugurée par Arcésilas et maintenue par Carnéade. » 210 Pour Bayle, ainsi que pour la tradition de la philosophie, Cicéron est un auteur incontournable puisqu’il rendait les textes grecs accessibles. Après avoir consulté plusieurs sources où les uns soutiennent que Carnéade a laissé des livres, ce que d’autres démentent, Bayle conclut la rem. I plutôt en faveur de la version que le sceptique n’a pas laissé d’écrits, même s’il ne l’exprime pas de manière apodictique, mais par une conclusion négative suite à une citation de Cicéron : « cela ne demontre point qu’elles [les raisons fortes et subtiles dont Carneade se servit en combattant la divination] subsistassent dans quelque livre de ce Philosophe. » 211 194 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="195"?> 212 C A R N E A D E , rem. K. 213 C A R N E A D E , rem. K. 214 C A R N E A D E , rem. L. 215 C A R N E A D E , rem. L. Ensuite, Bayle fait découvrir un aspect qui explique la pertinence des anciens philosophes grecs pour le contexte moderne. La phrase introductive devance toute critique hypothétique parce que Bayle déclare qu’il n’est que copiste de Simon Foucher, chanoine de Dijon, et de ce qu’il écrit, « afin qu’on ne dise pas que si j’étois Theologien, je ne parlerois pas ainsi des opinions d’un Philosophe qui refuta invinciblement la religion des Paiens ». 212 Foucher se réfère à une réflexion de Carnéade et la commente de la façon suivante : « Cette doctrine est admirable & sans doute elle est bien digne du Christianisme, car qu’y-a t-il de plus digne du Christianisme que de faire du bien à son ennemi, & de le faire sans esperance d’en estre recompensé en ce monde. » 213 Cela indique en général que les doctrines éthiques et morales de la philosophie ont assez souvent servi par la suite de source à de nombreux dogmes chrétiens. De plus, Bayle thématise l’idée que Carnéade s’est fait de la nature du souverain bien et le présente comme plus rigoureux que les stoïciens et les péripatéticiens. Par la rem. K, Bayle fraie le chemin à la discussion de la prédestination de la rem. L. Il présente les deux positions possibles en suivant l’exemple d’Apollon. D’un côté, si cette divinité savait prédire les choses futures, il faudrait nécessairement qu’elles soient toutes des causes nécessaires et donc efficientes d’une action. Dans un tel enchaînement, la liberté est parfaitement inexistante. De l’autre côté, « les actes du franc arbitre de l’homme romp[e]nt cette chaine » 214 parce que la liberté lui permet de considérer mille réactions à une action ce qui élimine la loi de la nécessité et de la logique. Et l’arbitraire de l’homme est imprévisible de sorte qu’une prédiction devient impossible. Ensuite, Bayle retrace comment Carnéade réfute les doctrines qui défendent la prédestination en montrant la problématique de l’extinction de la liberté. Sans rentrer dans les détails de l’argumentation, il reprend l’idée du déterminisme tout pur et y joint une citation latine de Cicéron. Le dernier paragraphe reporte la thématique au temps moderne et Bayle attire l’attention du lecteur sur le fait que « les disputes des Augustiniens avec les Jesuïtes, & avec les Remontrans sur les suites de la predestination, avoient lieu parmi les anciens Philosophes. » 215 L’enjeu de ce détour par la philosophie antique est de fouiller les anciens textes à la recherche d’arguments pour éclairer les débats contemporains théologiques qui portent sur la grâce. Ces sources intéressent les réformés ainsi que les catholiques, les jésuites ainsi que les jansénistes. Étant donné que de telles réflexions ont leur 195 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="196"?> 216 C A R N E A D E , rem. L. 217 C A R N E A D E , rem. M. 218 Simon Foucher (1644-1696) est considéré comme sceptique qui a contribué au criticisme épistémologique ce qui a représenté un coup fatal pour le système cartésien. (Watson, Richard A., The downfall of Cartesiamism 1673-1712, The Hague, Martinus Nijhoff, 1966, p. 13.) Jean-Baptiste Lantin (1620-1695) était un juriste dijonnais et un ami de Foucher. De plus, il est probable que c’était grâce à Lantin que Foucher a fait la connaissance de Leibnitz. (Voir ibid., p. 15, et aussi Bayle, Pierre, Correspondance de Pierre Bayle, Labrousse, Elisabeth (éd.), Oxford, Voltaire Foundation, 1999, tome 1, lettre 28, note 9, p. 149.) Cet exemple montre une fois de plus la mise en réseau des érudits à travers les frontières nationales. origine dans l’Antiquité, il n’est pas étonnant que la pensée de Carnéade mette des arguments à la disposition des modernes. Selon Bayle, il a fourni la tablature aux Theologiens predestinateurs pour objecter à leurs adversaires, que Dieu ne preverroit point l’avenir s’il dependoit d’une cause indiferente. Il n’y a que les Sociniens qui aient eu la bonne foi de reconoître la force évidente de cette objection ; mais dans quel abyme ne se sont-ils pas jettez par cet acte d’ingenuité. Il leur en coute la prescience de Dieu, & que peut-on dire de plus monstrueux que d’admettre un Dieu qui ne conoisse les actions des hommes qu’à mesure qu’elles se font ? 216 Ce qui commence d’un ton bienveillant tourne très vite en un ton dédaigneux envers les sociniens avant de terminer par un ton indigné en forme de question rhétorique. Bayle est obligé de s’indigner parce que la conséquence nécessaire de la réflexion est qu’un Dieu qui ne sait pas prévoir les actions futures de l’homme perd son statut de Dieu omniscient et donc son omnipotence. Ce serait la fin de toute religion qui est fondée sur un Dieu omnipotent et Bayle se positionne dans ce paragraphe clairement contre les sociniens et reste bon chrétien. À partir de la rem. M, les remarques sont plutôt historiographiques. Bayle rapporte la rupture de Carnéade avec son premier disciple Mentor qui a eu une histoire amoureuse avec la maîtresse de son maître. L’aversion de Bayle pour ce genre de débauches amoureuses se fait sentir à travers ses expressions. On ne peut assez deplorer les dereglemens de l’amour. C’est une passion brutale qui étoufe tous les sentimens de la gratitude & de la generosité. […] Il n’y a point d’amitié qui tienne contre le demon de l’impureté : tout lui paroît de bonne prise. 217 La rem. N tourne autour de la question de savoir si Épicure et Carnéade vivaient en même temps. D’un côté, Bayle documente la polémique qui s’est produite entre Simon Foucher et Jean-Baptiste Lantin 218 concernant cette question ; de l’autre, il examine minutieusement les sources antiques pour être capable de 196 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="197"?> 219 C A R N E A D E , rem. N. 220 Voir C A R N E A D E , rem. N. 221 Son nom latinisé, que Bayle utilise, est Guilielmus Saldenus. Il était ministre dans plusieurs églises en Hollande et est mort en 1694. (Voir Chalmers, Alexander, The General Biographical Dictionary, London, Nochols, Son, and Bentley, 1812-1817, vol. 27, p. 63, article ‹ Salden ›) prendre position lors de cette polémique. Les quatre aspects énumérés par Bayle démontrent que les deux philosophes n’ont certainement pas vécu en même temps. Vers la fin de cette remarque, Bayle justifie sa rigueur et surtout sa minutie en expliquant qu’il aurait « mauvaise grace de faire le delicat par raport à des recherches qu’un illustre Conseiller au Parlement de Bourgogne, & un illustre Chanoine de la Capitale de la même Province, n’ont pas jugées indignes de leur attention » 219 puisque les deux personnages ont prêté attention à cette question et ont publié leurs recherches sous les auspices de Louis Cousin, auteur du Journal des Savans à l’époque. 220 Cette justification prépare implicitement aux deux remarques suivantes où Bayle assume ses propres obligations de corriger les fautes d’autrui. Une correction à Willem Salden 221 et onze à Moréri. En guise de conclusion à cette analyse structurale des articles A R C E S ILA S et C A R N E AD E , il y a surtout un aspect central à résumer. Bayle prend plutôt le rôle du rapporteur dans ces deux articles concernant les philosophes académiciens. Il décrit et cite ce qui lui semble intéressant à savoir et corrige d’autres auteurs. Ils produisent alors un contraste aux articles P Y R R H O N et Z E N O N D ’E L E É E où Bayle s’est engagé dans les réflexions philosophiques en construisant de propres argumentations. Cet engagement change en conséquence la présenta‐ tion des sceptiques académiciens parce que Bayle y reste plutôt descriptif. Il démontre leur art de la réfutation académicienne et fait ressortir par ce moyen la méthodologie derrière les argumentations typiques. Mais il s’abstient complètement de vérifier l’exactitude de ces arguments qu’il présente de façon exemplaire. L’image du scepticisme pyrrhonien est alors très différente de celui du scepticisme académicien. Le pyrrhonisme est plutôt considéré comme un véritable danger envers le christianisme et pourrait ébranler les fondements tandis que les académiciens ont plutôt une orientation dialectique et réfutent par principe une position positive. Cette pratique paraît moins dangereuse parce qu’au fond, les académiciens témoignent pourtant d’un penchant pour un parti à la fin malgré leur déclaration explicite qu’on ne peut rien savoir. Les pyrrhoniens restent indécis envers cette position et argumentent qu’on ne peut pas savoir s’il est possible ou impossible de savoir quelque chose. Les pyrrhoniens passent alors pour plus radicaux, tandis que la description d’Arcésilas et de Carnéade donne l’impression que la pratique des académiciens est un enjeu intellectuel et 197 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="198"?> 222 C A R N E A D E , rem. G. 223 C H A R R O N , corps. qu’ils composent une réfutation seulement par principe. Cela se montre lorsque Bayle cite Quintilien qui dit que Carneade ne laissoit pas de se conduire selon la justice quoi qu’il raisonnât pour l’injustice. C’étoit l’ordinaire des Academiciens : leur speculation étoit suspenduë entre deux contraires, mais leur pratique se fixoit à l’un des deux. 222 2.2.4 La pensée sceptique de Pierre C HARRON et de François de La Mothe Le V AYER Après l’examen des articles qui présentent les origines du scepticisme, il y a de très rares articles dans le DHC qui traitent des érudits sceptiques modernes. Étant donné que le scepticisme a vécu une renaissance à partir du moment où les écrits de Sextus Empiricus ont été découverts, au XVI e siècle, plusieurs contemporains de Bayle se sont inspirés des idées sceptiques. Cependant, il y a seulement très peu d’articles sur des sceptiques modernes. Montaigne n’y figure pas explicitement, P A S C AL n’est pas présenté comme sceptique non plus que S P IN O ZA . Mais Bayle explore le côté sceptique de Pierre C HA R R O N et François de La Mothe Le V A Y E R ce qui nécessite un regard plus précis de ces deux articles. Né en 1541, Charron a d’abord fait sa carrière comme avocat au parlement avant de faire des études en théologie. Plusieurs écrits ont contribué à sa réputation d’athéiste ce qui n’était pourtant pas le cas. Le jésuite François Garasse l’a gravement critiqué, ce que Bayle critique à son tour : Il [Garasse] étoit trop penetré des preventions les plus basses, pour avoir la force de conoître qu’il faut faire une grande diference entre ce qu’un homme croit par l’efficace de la foi, & ce qu’il avouë ingenûment que la raison lui suggere sur les dogmes de la Religion. 223 Comme d’habitude, Bayle rentrera plus en détail dans les remarques. Mais avant de discuter des sujets concrets, Bayle décrit la raison pour laquelle Charron n’a plus été accepté pour une carrière ecclésiastique (rem. A et E), l’amitié qu’il entretenait avec Montaigne (rem. B) et l’histoire des publications de ses ouvrages (rem. C, D et F). Copiée de l’Éloge de Pierre Charron que George Michel de Rochemaillet a écrit pour l’édition de 1607 du traité De la Sagesse de Charron, la citation de la rem. G prépare la suite. Rochemaillet signale que Charron avait déjà le pressentiment que les esprits faibles et superstitieux s’offusqueraient de cet ouvrage. Ensuite, Bayle cite un passage de Garasse, dans la rem. H, pour 198 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="199"?> 224 Voir C H A R R O N , rem. H. 225 C H A R R O N , rem. I. 226 C H A R R O N , rem. I. 227 C H A R R O N , rem. K. discuter l’acharnement furieux de Garasse qui a accusé Charron d’athéisme. Lors de la description d’un autre ouvrage, intitulé Les Trois Vérités, Bayle s’est montré assez neutre envers Charron qui défend la religion catholique comme la vraie Église. Le ton envers Garasse est bien différent. En rapportant la défense de Charron, écrite par Jean Duvergier de Hauranne, l’abbé de Saint Cyran, qui se positionne contre Garasse, Bayle fait comprendre qu’il ne supporte pas le côté pédantesque de ce dernier. 224 Dans la remarque suivante, Bayle rentre dans les détails de la critique de Garasse. Il polémique contre trois défauts de celui-ci, démonte par ce moyen sa réfutation de Charron et défend cet érudit contre l’attaque du jésuite. Mais pour se tirer d’affaire, Bayle cite un passage de Garasse, résume que c’est ainsi qu’il raisonne et préfère « laisse[r] à juger à tout esprit équitable si c’est agir de bonne foi » 225 de la part du jésuite. À cela, Bayle fait suivre douze questions rhétoriques et se donne ainsi des allures socratiques de la maïeutique parce qu’il conduit le lecteur à poursuivre une chaîne argumentative précise. Il le guide afin de le faire parvenir à de spécifiques conclusions, tout en s’abstenant de formuler un propre jugement. La deuxième moitié de cette remarque continue une pensée de Charron sur la force et la faiblesse de l’âme des athées et Bayle y joint sa propre réflexion. Il « remarque toutes ces choses afin de concilier Pierre Charron avec Mr. de la Bruyere. […] Ils ont tous deux raison : & leur diference ne roule que sur les divers raports du mot de force ». 226 La bipartition de la remarque permet alors de réfuter Garasse en défendant Charron et de réconcilier Charron et la Bruyère qui partagent leur opinion à la base et n’ont qu’une différente notion d’un terme. Ensuite, Bayle se focalise plus sur la Préface du traité De la Sagesse et critique les censeurs de Charron de ne pas avoir lu ce texte. Il cite alors une partie et la commente de la façon suivante : Ce qu’il venoit de dire est trop beau pour ne devoir pas être inseré dans cette remarque : une infinité de lecteurs y aprendront leur devoir ; ils y verront de quel esprit il faut être revetu lors qu’on veut juger d’un livre qui n’est point bâti selon le goût general, ou selon les prejugez de la multitude, c’est-à-dire où l’Auteur étale sans dogmatiser, ni chercher à faire secte, les pensées qui lui viennent. 227 Bayle guide le lecteur doucement par de tels propos, mais laisse surtout parler les citations de Charron qui s’exprime dans un deuxième passage sur la liberté et l’autorité de la sagesse qui n’est pas commune ou populaire à tout le monde. 199 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="200"?> 228 C H A R R O N , rem. K. 229 C H A R R O N , rem. L. 230 C H A R R O N , rem. L. 231 C H A R R O N , rem. O. Les caractères en italiques se trouvent dans l’original du DHC de 1702. 232 C H A R R O N , rem. O. 233 C H A R R O N , rem. O. 234 C H A R R O N , rem. O. Il explique aussi qu’il ne se met pas en colère contre ceux qui ne le croient pas comme un pédant aurait pu le faire. Tout au long de la citation, Bayle fait découvrir l’ouverture d’esprit de Charron et « exhorte tous [s]es Lecteurs à mediter profondement sur ces deux passages. » 228 De manière implicite, il le présente comme modèle, ce qui continue encore dans la remarque suivante. Une fois de plus, Bayle combine des citations favorables à Charron et souligne sa croyance religieuse afin de rejeter les reproches d’athéisme. Certes, il faut expliquer dans ce contexte un propos de Charron, à savoir « que tous les hommes se vantent d’avoir une religion qui vient de Dieu ». 229 Mais Bayle éclaire cette affaire par une citation suffisamment longue du traité de Charron qui contextualise le propos d’avant et peut « servir de bouclier contre tous les traits de ses ennemis ». 230 Après une brève correction de Moréri dans la rem. M, Bayle cite dans la rem. N la description de la figure allégorique au frontispice du traité De la Sagesse qu’on considère comme favorable aux pyrrhoniens. C’est la préparation à la remarque suivante où Bayle poursuit la pensée de Charles Sorel, qui indique dans sa Bibliothèque française qu’il y a des gens qui asseurent que Charon est plus dangereux que Montagne qui estoit un Cavalier, parce que pour lui estant Docteur en Theologie & predicateur, on lit son livre comme une piece recevable pour l’instruction Chretienne, & que cependant il a de trés mauvais sentimens de la religion. 231 La structure de cette remarque diffère de celles des précédentes. Elle est composée de deux parties. Dans la première partie, Bayle fait une brève comparaison entre Montaigne et Charron, en ce qui concerne leurs niveaux d’éducation. Bayle explique que l’auteur laïque a plus de « liberté de dire tout ce qu’il pense » 232 qu’un théologien ou un prédicateur « car on presume que de telles gens n’avancent rien que sur le pied de leçon, & qu’ils souhaitent de persuader leurs sentiments. » 233 Au dernier, on attache communément plus d’autorité qu’au premier, de sorte que ses paroles pèsent plus, tandis que le laïque n’ébranle pas autant les esprits des gens « & par consequent son pyrrhonisme ne tire pas à consequence. » 234 De cette réflexion, Bayle déduit que la pensée 200 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="201"?> 235 C H A R R O N , rem. O. 236 Voir C H A R R O N , rem. P. 237 C H A R R O N , rem. P. 238 C H A R R O N , rem. P. 239 C H A R R O N , rem. P. sceptique de Montaigne est moins dangereuse que le scepticisme de Charron à cause de la profession et de la formation différentes. Cet aspect contribue aussi à comprendre l’attitude de Bayle envers Montaigne qu’il estime, dans cette logique, inférieur à Charron en ce qui concerne la portée de leurs écrits. Dans la deuxième partie de cette remarque, Bayle examine la pensée de Charron suivant le texte original qui a été raccourci et donc déformé par Sorel et par ce moyen, il ajuste la réputation de Charron face à Sorel. En citant deux passages de Charron, Bayle démontre que, dans certains cas, c’est à cause de la manière dont on s’exprime qu’on passe pour hérétique. Et inversement, si on échange certains mots trop crus en d’autres « qui sont moins brusques, vous passerez de la reputation d’heretique à celle d’un vrai fidele ». 235 Bayle termine ensuite la remarque en décrivant l’attitude des libertins sur les preuves de l’immortalité de l’âme. Il observe qu’ils connaissent bien les hypothèses d’Aristote concernant cette problématique et restent également coincés dans les argumentations de la philosophie moderne. Sa façon de traiter les libertins montre que Bayle leur accorde respectueusement leur rang dans les courants philosophiques du XVI e et XVII e siècle, sans juger en particulier leur doctrine. D’un point de vue plus global, le fait de défendre Charron et, comme développé ci-dessous, François La Mothe Le Vayer témoigne pourtant de son ouverture d’esprit pour leurs idées. La dernière remarque est également composée de deux parties. D’abord, Bayle cite un long passage du traité Des trois Vérités de Charron où il déploie les actions effroyables et sanglantes que la division du christianisme a produites. 236 Ce contexte sert encore une fois à réfuter le Père Garasse qui a attaqué Charron sur ce sujet. Bayle argumente explicitement contre le propos de Garasse en élaborant que ni les auteurs vulgaires, ni les grands auteurs apprécient la façon de procéder de Charron qui « après avoir proposé fidelement les objections des Athées, […] les refute avec beaucoup d’aplication, & avec beaucoup de solidité. » 237 Bayle polémique contre ces auteurs qui selon lui, « voudroient que l’on fit toûjours paroître sous un équipage languissant & ridicule les ennemis de la bonne cause ». 238 Face à ce goût, il loue Charron et fait ressortir sa sincérité parce qu’« il s’expliquoit ingenûment, & n’emploioit point la ruse pour vaincre. Mal lui en prit, car le monde ne s’accommode point de cette candeur. » 239 Tout compte fait, on découvre dans l’article C HA R R O N une structure très différente par rapport aux articles sur les philosophes grecs. Bayle discute moins 201 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="202"?> 240 Voir le document numérique The Dictionaire’s Library joint à l’ouvrage de van Lieshout (2001). 241 V A Y E R , corps. 242 V A Y E R , corps. 243 V A Y E R , corps. 244 Voir V A Y E R , rem. A. les arguments philosophiques, mais construit en conséquence une structure qui produit une certaine impression et dépeint une certaine image des personnages traités dans l’article. Il n’y a plus de fin ouverte, mais une prise de position claire de la part de Bayle à la fin. Certes, il continue toujours de cacher quelques aspects de son opinion, ce qui n’empêche pas d’interpréter plus facilement son attitude envers Charron dans cet article. Un semblable cas se trouve dans l’article V A Y E R où Bayle fait l’éloge du libertin et sceptique qui était embauché par la reine mère, Anne d’Autriche, et Mazarin en tant que précepteur de Philippe d’Anjou, frère de Louis XIV. La Mothe Le Vayer incarne un personnage important du DHC ce qui se reflète par sa double présence. D’une part, Bayle lui dédie un article ; de l’autre, La Mothe Le Vayer est un des savants les plus cités de sorte qu’il est virtuellement présent dans une soixante-dizaine d’articles et de remarques. 240 La composition de l’article V A Y E R trahit Bayle et témoigne de la profonde estime qu’il éprouvait pour son confrère sceptique. Cet article est riche à plusieurs égards. Le corps d’article fournit une image valorisante de l’érudit et de ses mérites et prépare les dix remarques suivantes. Contre son habitude, Bayle retient déjà dans le corps de l’article des arguments en faveur du libertin, ce qu’il réserve normalement pour les remarques. L’objection de Bayle va surtout à l’encontre du reproche que La Mothe Le Vayer « n’avoit nulle religion », à cause du fait qu’« il faisoit paroître dans ses ouvrages trop de prevention pour la Sceptique, ou pour les principes des Pyrrhoniens. » 241 Il qualifie un tel jugement téméraire et souligne qu’« il y a une grande difference entre écrire librement ce qui se peut dire contre la foi, & le croire très-véritable. » 242 Et contre ceux qui débitent que ses écrits dialogiques l’ont empêché d’obtenir le poste de précepteur de sa majesté, Bayle conclut, a contrario, que « [c]ela est peu aparent, puis que si la Reine & le Cardinal Mazarin eussent été ébranlez par cette raison, ils ne lui eussent point confié le frere unique du Roi. » 243 Après avoir informé le lecteur que La Mothe Le Vayer était membre de l’Académie Française 244 , Bayle reprend le reproche d’athéisme dans la rem. B ce qu’il traite plus amplement dans la rem. C. Enrichi avec des citations d’autres écrivains, Bayle répète son argument qu’on ne donnerait pas au frère du roi un précepteur qu’on soupçonnerait d’impiété. De plus, il s’appuie sur la raison d’un 202 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="203"?> 245 V A Y E R , rem. C. 246 V A Y E R , rem. C. De surcroît, dans l’édition posthume de 1720, on trouve, rajoutée à la fin de cette remarque, une référence aux ouvrages de Moréri, Paul Pellisson et Pierre de Saint-Romuald qui assurent que La Mothe Le Vayer a eu la charge de précepteur du roi pendant un an. Ces références à la fin de la rem. C servent de confirmation de ce que Bayle avait décrit auparavant. 247 V A Y E R , rem. D. 248 V A Y E R , rem. D. 249 V A Y E R , rem. D. 250 Voir Chalmers (1812-1817), vol. 8, p. 349. tel précepteur, « philosophe qui se laisse aller au Pyrrhonisme de religion […] s’il ressemble d’ailleurs à la Mothe le Vayer ». 245 Et selon Bayle, un tel philosophe « a toûjours la discretion d’en éloigner la jeunesse, & à plus forte raison un Prince dont la solide pieté peut contribuer extremement au bonheur public. » 246 Par la suite, la défense du libertin continue et devient une véritable apologie dans les rem. D et E qui forment une suite. L’Hexaméron rustique, un ouvrage de La Mothe Le Vayer qui a paru sous son pseudonyme Orasio Tubéro, s’est fait critiquer pour les matières obscènes qu’il y traitait trop librement. En rappelant que des auteurs tels que Sénèque ou Saint Augustin « ont mis dans leurs livres certaines choses si sales & si vilaines, qu’il n’y a presque personne qui n’en soit choqué » 247 ce qui n’a pas nui à leur réputation, Bayle devance les critiques. Son deuxième argument est conçu plus amplement et il traite la maxime de La Mothe Le Vayer selon laquelle « les livres d’un homme sont de fort mauvais garans de ses inclinations, & qu’on ne peut former un bon jugement des mœurs d’une personne par ses écrits. » 248 Il mentionne de nombreux écrivains grecs et latins qui servent d’autorités pour soutenir cette maxime. Afin de relier toutes les citations dans cette remarque, Bayle observe entre autres : La maxime de la Mothe le Vayer considerée en general est très-veritable : le jugement que l’on voudroit faire de l’interieur d’un homme par ses écrits seroit faux en mille rencontres. […] Le monde a toûjours été plein, & l’est encore de gens qui declament contre le vice, & qui sont fort corrompus ; qui sont grave & severes dans leurs écrits, & fort relâchez dans leur conduite. On seroit donc bien dupe si l’on jugeoit de leurs mœurs par leurs ouvrages. 249 Bayle considère la problématique sous plusieurs angles et réussit au cours de cette démarche à faire valoir la vertu et la sincérité de La Mothe Le Vayer en dépit des sujets obscènes dans ses écrits. Dans la rem. E, Bayle écrit sur la poésie lascive de Jean de la Casa, poète pendant sa jeunesse et puis archevêque de Benevento. 250 L’histoire de cet ecclésiastique représente un exemple pire que La Mothe Le Vayer et toute l’énumération d’autres mauvais exemples dans cette 203 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="204"?> 251 V A Y E R , rem. F. 252 Le contenu de cette remarque nous intéressera encore une fois dans le sous-chapitre 3.3.2.1 Les Catholiques dans le Dictionaire historique et critique dont ce libertin fait également partie ; voir le paragraphe à la p. 340. 253 Voir V A Y E R , rem. H. remarque ne fait que présenter le libertin sous un meilleur jour. Le contraste devient encore plus frappant par la rem. F. La description de tout ce qui s’est passé de bien dans la vie de La Mothe Le Vayer est l’éloge de sa vie et Bayle réussit à tourner même ses moments sombres en un aspect louable. Il s’étoit un peu égaré après les plaisirs illegitimes, pendant les feux de sa premiere jeunesse ; mais il s’en delivra bientôt, & depuis il mena très-constamment une vie pure, & qui le fit regarder comme un sectateur rigide de la plus belle morale, de sorte qu’il aquit par là une estime singuiliere. C’est une plus grande perfection d’être toûjours sage, que de le devenir par la voie de l’amendement ; mais il est plus difficile de se convertir à la sagesse, que de ne s’en écarter jamais. Il y avoit donc dans cette partie du rôle de la Mothe le Vayer une espece d’agrément. Elle faisoit souvenir de la force que l’on avoit euë de renoncer à un bien conu : force plus grande, se peut-on dire à soi-même, que celle de s’abstenir des voluptez que l’on n’a jamais goûtées. 251 Selon Bayle, le parcours du collègue était difficile et il doit - en conséquence - être estimé plus pour cette raison. À cela, Bayle fait suivre une remarque biographique sur la mort d’un fils de La Mothe Le Vayer et sur son deuxième mariage, alors qu’il était âgé de plus de soixante-dix ans, ce qui sert de point de départ pour la rem. H qui examine en détail les femmes mariées et le mariage, le libertinage et la coquetterie. La façon de procéder de Bayle se déroule comme d’habitude. L’association de citations avec des transitions pleines d’estime pour le libertin conduit le lecteur à travers les différents types de relations amoureuses. 252 Au niveau de la structure, il faut remarquer que Bayle cite plusieurs longs passages d’une lettre de La Mothe Le Vayer ce qui lui permet d’aborder le sujet plus largement. En relation avec une citation de Sénèque qui indique que le mariage facilite l’impudicité, Bayle attaque le célibat, les débauches entre les religieux et les religieuses, la longue liste des bâtards et des avortements. 253 Il fait clairement ressortir l’hypocrisie du célibat et observe que la fidélité conjugale n’est guère mieux respectée. Après une histoire qui illustre ce qu’il vient de décrire, Bayle rajoute encore une réflexion : Generalement parlant on peut assûrer que la part des hommes dans tous ces desor‐ dres, est infiniment plus grande que celle des femmes. Ils sont les instigateurs, les 204 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="205"?> 254 V A Y E R , rem. H. 255 V A Y E R , rem. I. 256 Simon Foucher est assez souvent cité, avec La Mothe Le Vayer et Charron, en tant que sceptique moderne et libertin. Bayle ne lui dédie pas d’article, mais il figure pourtant dans le contexte des articles sceptiques puisque Bayle le cite dans les articles P Y R R H O N , A R C E S I L A S et C A R N E A D E . Watson le décrit comme sceptique qui a développé un criticisme épistémologique ce qui est fatal pour la pensée et les idées cartésiennes. (Voir Watson (1966), p. 13.) solliciteurs, les seducteurs. C’est ce qu’un auteur du XVI. siecle expose très-bien pour la justification du beau sexe. 254 Bayle se réfère dans cette citation à Claude de Taillemont, poète lyonnais selon sa note en bas de page, et plus bas, il reprend encore un autre livre afin de renforcer sa défense de l’honnêteté des femmes. En général, c’est le débat d’une pensée de La Mothe Le Vayer, même si Bayle ne le cite pas dans cette remarque. On n’y trouve pas de traces sceptiques, bien au contraire, l’argumentation est bien ciblée et conduit à un objectif concret. La rem. I conclut le sujet et examine encore un aspect de la relation entre hommes et femmes sur la base d’une citation de La Mothe Le Vayer. La dernière remarque ramène finalement au scepticisme parce que Bayle considère les éditions des écrits du libertin et loue les belles pensées et les solides raisonnements. Nôtre le Vayer se proposoit une autre chose ; il ne cherchoit que des argumens de Pyrrhonisme. La diversité prodigieuse qu’il rencontroit entre les mœurs & les usages de differens peuples le charmoit : il ne peut cacher la joie avec laquelle il met en œuvre ces materiaux, & il ne cache pas trop les consequences qu’il voudroit que l’on en tirât ; c’est qu’il ne faut pas être aussi decisif qu’on l’est à condamner comme mauvais & deraisonnable, ce qui ne se trouve pas conforme à nos opinions & à nos coutumes. 255 Le dernier paragraphe réfute les critiques qui se sont exprimées de manière négative sur les ouvrages de La Mothe Le Vayer, de sorte qu’une conclusion sur l’article V A Y E R est très claire. Le résultat de l’analyse de la structure permet de constater qu’il n’y a pas de structure sceptique qui confronte différents opinions et aspects afin de démontrer des problématiques insolubles sur lesquelles il faudrait suspendre l’assentiment. Bien au contraire, il s’agit d’une présentation positive du début à la fin et Bayle fait l’éloge de La Mothe Le Vayer en réfutant tous les reproches auxquelles il a été exposé. C’est, en conséquence, plus une présentation du côté du libertin que du côté sceptique. Ce genre de structure qualifie cet article plutôt dans la catégorie de l’historiographie. 256 Cependant, La Mothe Le Vayer a sa place bien établie parmi les sceptiques moderne de 205 2.2 Scepticisme baylien - Composition des articles & structure interne <?page no="206"?> sorte qu’il semble sensé de lui accorder aussi sa place dans ce chapitre sur le scepticisme à cause du contenu de son article. De surcroît, cet exemple permet de démontrer que Bayle peut créer différents mélanges d’éléments structuraux. Cela veut dire qu’il présente dans l’article V A Y E R un contenu à dimension sceptique dans une structure historiographique. En général, il faut conclure que la composition des deux articles est visi‐ blement différente de celle des articles sur les philosophes grecs ce qui fait ressortir deux aspects. Premièrement, les deux personnages sont des érudits du temps moderne et Bayle rédige leurs articles en tant qu’historien, dans le cas de Charron, et en tant qu’historiographe, dans le cas de La Mothe Le Vayer. Il rapporte leurs biographies et corrige l’image que d’autres écrivains ont fait d’eux. Son objectif est de souligner leur valeur et leur mérite. De plus, il commente ce qu’ils ont écrit, mais il ne rentre pourtant pas dans le mode de discussion, d’examen et de réflexion philosophique tel que nous l’avons vu dans les articles sur les philosophes sceptiques grecs. Deuxièmement, c’est à travers l’Antiquité que Bayle discute des problématiques philosophiques et intègre de manière translucide son attitude sceptique tandis qu’il reste dans la documentation de la vie et de l’œuvre des sceptiques modernes. Ce dernier aspect motive l’idée de considérer Bayle comme un metteur en scène. Dans ce rôle, Bayle peut faire passer sur scène de nombreuses pensées avec lesquelles il ne doit pas nécessairement s’identifier. Comme un réalisateur, il fait représenter par les acteurs - ce sont, dans ce cas-ci, les personnages des articles et les auteurs cités qui tous interagissent - sa vision d’une thématique, tout en se retirant et en disparaissant derrière l’action visible. Il dirige ce qui se passe, mais devient, en même temps, invisible. 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? La question qui s’impose nécessairement à cet endroit, suite à ces observations variées effectuées sur le scepticisme baylien, est de savoir si Bayle en tant que metteur en scène présente de manière subtile et sous-jacente son jugement tout en utilisant les méthodes du scepticisme, ou s’il pratique le scepticisme pour offrir au lecteur un éventail de questions et de réponses sans pour autant prendre parti et ainsi laisser une fin ouverte. Afin d’examiner plus en détail cette problématique, ce sous-chapitre s’occupe, dans un premier temps, des aspects qui soutiennent la perception du scepticisme baylien en tant que mise en scène, pour enchaîner, dans un deuxième temps, avec les aspects qui présentent le philosophe de Rotterdam en tant que sceptique pratiquant. 206 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="207"?> 257 Voir Popkin, Richard H., « For a revised history of scepticism » dans Paganini, Gianni (éd.), The return of scepticism, Dordrecht, Kluwert Academic Publishers, 2003, p. xxi-xxviii, cit. p. xxiv. 258 Paganini (2008), p. 349. 259 Didier (1996), p. 147. 2.3.1 Mise en scène du scepticisme L’analyse des articles ci-dessus a fait découvrir quels points Bayle partage avec la tradition sceptique de l’Antiquité. Néanmoins, une définition en quelques mots de ce qu’est le scepticisme baylien ne peut pas satisfaire à la complexité qu’on est obligé d’envisager chez le philosophe de Rotterdam. Paganini fait aussi comprendre - dans les premières lignes du chapitre sur le scepticisme, la véracité et l’omnipotence divines chez Bayle, en se référant à Popkin 257 - qu’une pratique ou attitude sceptique ne s’effectuerait pas sur un seul niveau : Richard H. Popkin attira l’attention des chercheurs sur l’existence, à l’âge moderne, de deux genres différents de scepticisme : un scepticisme pyrrhonien, qui naît et s’épanouit sur terre, et un scepticisme qui, pour sa part, vient du ciel et résulte de ce qu’implique l’idée d’omnipotence divine. Le premier possède surtout un caractère scientifique et est souvent enclin au phénoménisme. […] Le second genre […] revient à des préoccupations théologiques. Il tend à relativiser la valeur et la portée de la raison par rapport à la transcendance et se place dans une perspective qui lie le scepticisme et foi. En réalité, ces deux aspects sont étroitement liés et, tout particulièrement dans le cas de Pierre Bayle, ils doivent être abordés de manière conjointe, même s’ils se développent sur des niveaux différents. 258 La composition de certains articles du DHC présente une structure qui rappelle la dialectique et en conséquence une méthode sceptique de confronter un argu‐ ment à d’autres afin de les relativiser. De plus, cette confrontation se trouve aussi au niveau des articles, de sorte que quelques-uns, comme P E R E I R A et R O R A R I U S par exemple, se conditionnent mutuellement. Le caractère de compilation propre au dictionnaire, la structuration du texte en articles et l’utilisation de trois parties textuelles distinctes - un corps d’article, des remarques et des notes - deviennent des composants structurants bien pratiques pour Bayle puisqu’il a l’occasion de mettre en scène des oppositions soit d’affilée dans une seule remarque, soit dans des remarques qui se suivent, soit dans des remarques appartenant à différents articles. Didier observe d’un point de vue global que « [l]e scepticisme aboutit plus volontiers au morcellement de la forme. » 259 Cette brève remarque reprend l’idée que le dictionnaire est un genre qui permet en effet de couper en morceaux un sujet complexe et vaste. Et ce morcellement 207 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="208"?> 260 Voir le premier chapitre de l’ouvrage de van der Lugt qui porte sur la genèse, le style et la structure du DHC ; van der Lugt (2016), p. 15-69. 261 Voir van Lieshout (2001), p. 63. d’un sujet en petits aspects plus faciles à développer et à assimiler conduit aussi au morcellement de la forme, ce qui se manifeste dans le dictionnaire au niveau de l’agencement des articles. Cette réflexion nous motive de désigner Bayle de sceptique de forme puisqu’il exploite au niveau de la forme, c’est-à-dire au niveau de l’aménagement et de la composition des articles, les traits caractéristiques du scepticisme originairement pyrrhonien. En confrontant plusieurs aspects concernant un sujet, il finit par démontrer leur égalité de force (l’isostheneia). Théoriquement, on se retrouve ensuite dans l’état où toute décision devient impossible et où on doit, en conséquence, s’abstenir de jugement ce qui est dans la tradition sceptique l’epokhê, la suspension de l’assentiment. Mais la nette différenciation entre ces deux étapes s’estompe dans le scepticisme moderne. La grande différence entre Bayle et les pyrrhoniens consiste dans le fait que la suspension de l’assentiment entraîne, selon les pyrrhoniens, nécessairement l’ataraxia, la parfaite tranquillité de l’âme, l’état de bonheur. En ce qui concerne Bayle, l’examen des articles ci-dessus met en évidence que l’application de la doctrine sceptique n’est pas conçue pour atteindre le bonheur profond de l’âme. Il oriente ses réflexions sceptiques vers d’autres buts. On en peut distinguer deux axes : la mise en scène du scepticisme, qui se manifeste au niveau du contenu, et la mise en pratique au niveau de la forme. 2.3.1.1 Bayle - le metteur en scène Étant donné l’apparence éclectique de remarques, d’articles, de sujets, d’argu‐ ments et de réflexions, l’organisation par ordre alphabétique ainsi que la mise en page et la typographie fixent le cadre immobile dans lequel s’insère le contenu collectionné. Et plus encore, les renvois garantissent l’orientation du lecteur en montrant comme des panneaux quel chemin suivre, bien qu’ils ne préviennent pas l’éparpillement des arguments. Van der Lugt a illustré les multiples rapports dans le réseau manichéen du triptyque des articles M ANI C HÉ E N S , M A R C I O NIT E S et P AU LI C I E N S260 et a démontré par son approche surtout deux aspects centraux. Premièrement, sa reconstruction du réseau manichéen fait ressortir la dimen‐ sion de la mise en relation élaborée que Bayle effectue dans l’ouvrage. Van Lieshout a souligné que Bayle rédigeait son texte de façon associative ce qui l’a souvent écarté de son point de départ initial. 261 Van der Lugt reprend également cet aspect en se référant à la Préface du DHC et explique que 208 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="209"?> 262 van der Lugt (2016), p. 23. 263 Ibid., p. 23 ; « un réseau qui montre en effet une cohérence surprenante et une continuité thématique. » 264 Voir Nedergaard (1958), p. 217 ss. Bayle is at liberty to follow his own interests, inclinations, and associations, to stray from the topic at hand or pursue it into the darkest corners of the dictionary, to meander through literary history or to engage in rigorous logical argument. 262 Bayle est libre de suivre ses propres intérêts, inclinations et associations, de s’écarter du sujet qu’il est en train de traiter ou de le poursuivre jusque dans les coins les plus sombres du dictionnaire, de flâner dans l’histoire littéraire ou de s’engager dans un raisonnement rigoureusement logique. Cependant, elle fait aussi ressortir le complexe réseau des renvois concernant les M ANI C HÉ E N S avec lequel elle démontre que du chaos apparent surgit « a web that in fact shows surprising coherence and thematic continuity. » 263 Ce travail détaillé de van der Lugt, l’article de Völkel sur la logique textuelle, ainsi que l’analyse des articles ci-dessus permettent de considérer que Bayle a rédigé très consciemment la majeure partie de son ouvrage. Cette hypothèse repose de plus sur le fait que le premier tome du DHC était déjà parti à l’impression alors que Bayle était toujours en train de rédiger le deuxième. Nedergaard décrit à base de la correspondance de Bayle que l’impression du DHC s’est chevauchée avec la rédaction continue et avec la correction des premiers tirages du manuscrit baylien. 264 Ce détail revêt une importance non négligeable puisque l’érudit a travaillé de façon exhaustive avec des renvois, de sorte qu’il fallait prévoir le contenu du deuxième tome lors de la rédaction du premier, et inversement, réaliser dans le deuxième tome ce qu’il avait annoncé dans le premier. La rédaction du DHC a donc été marquée par les deux façons de procéder. D’un côté, la structure interne de nombreux articles, ainsi que leur mise en réseau, nécessite la construction consciente de l’ouvrage intégral. De l’autre côté, l’observation de van Lieshout paraît légitime et valable pour une quantité considérable d’articles où Bayle fait suivre des remarques sans que celles-ci soient liées par un fil rouge bien visible pour le lecteur et qui provoquent donc une impression d’éclectisme. Mais l’usage des renvois donne à l’auteur aussi la liberté de laisser aller la discussion dans diverses directions. Une observation centrale de van der Lugt, qui correspond à notre perception de la composition et de la structuration, est qu’il n’y a donc plus de limitations aux chemins qu’une discussion pourrait prendre. Suivant alors les deux réflexions de van der Lugt, on peut conclure que l’ouvrage et son agencement sont faits pour se laisser porter par les idées et les associations et permettent à chacun de poursuivre sa propre logique, pour 209 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="210"?> 265 Voir van der Lugt (2016), p. 34-44. Les schémas de van der Lugt se trouvent dans l’Annexe, aux p. 388 sq., Figures 8, 9 et 10. l’auteur lors de la rédaction, mais aussi pour le lecteur lors de la lecture, et ceci sans nuire à la cohérence intégrale de l’ouvrage. Deuxièmement, l’utilisation des remarques, et surtout des renvois, contri‐ buent à cette ouverture et donc à une délimitation des directions dans lesquelles les discussions peuvent aller. À l’aide de plusieurs schémas, van der Lugt retrace successivement le réseau qui s’ouvre au lecteur qui s’intéresse à un des articles du triptyque cité. 265 Cette triade des articles M ANI C HÉ E N S , M A R C I O NIT E S et P AU LI C I E N S ouvre la voie vers une trentaine d’autres articles, à savoir soit au corps d’un article, soit à une remarque précise. Van der Lugt imite par le style graphique de son schéma le réseau des interdépendances. Dans le présent contexte, l’attention se focalise différemment et il est le but de faire ressortir l’amplification des voies possibles que le lecteur peut suivre suite à la lecture d’un article. À l’exemple de P Y R R H O N , on découvre d’abord que Bayle renvoie seulement à deux autres articles, à savoir l’E C LAI R C I S S E M E N T S U R L E S P Y R R H O NI E N S et à P E R E I R A , rem. C. Ensuite, il y a deux cas possibles de continuer : soit le lecteur ne lit que le passage indiqué, soit il lit l’article intégral. Fig. 1 : Réseau des renvois à partir de l’article P Y R R H O N respectant strictement les renvois et leurs textes de références précis. Schéma développé par E.R. Dans le premier cas, le renvoi à P E R E I R A , rem. C, arrête directement le fil des renvois parce que cette remarque précise ne fait pas référence à un autre endroit. 210 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="211"?> Par contre, le renvoi à l’E C LAI R C I S S E M E N T S U R L E S P Y R R H O NI E N S conduit à trois renvois suivants (M AL D O NTA , rem. L ; Z E N O N D ’E LÉ E , rem. E et G). À partir de ces trois remarques, on compte sept renvois du 3 e ordre sauf que la rem. G de Z E N O N D ’E LÉ E utilise trois fois le même renvoi à Z E N O N D E S ID O N , rem. D. De plus, un renvoi ramène à P Y R R H O N , rem. C, et un autre à l’E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S . Ce réseau de références est alors assez restreint par rapport au deuxième cas où le lecteur ne s’accroche pas seulement à l’endroit indiqué mais considère l’article intégral. En prêtant attention à tout l’article Pereira, on compte - au lieu de trois - huit renvois de 2 e ordre qui conduisent à leur tour à 63 renvois du 3 e ordre, neuf fois plus de renvois qu’au premier cas. L’effet est alors immense. Fig. 2 : Réseau des renvois à partir de l’article P Y R R H O N considérant les articles intégraux. Schéma développé par E.R. Mais pourquoi des questions concernant le réseau des renvois et les relations des remarques entre elles sont intéressants dans un contexte qui tend à explorer le côté d’un metteur en scène de Bayle ? Un tel réseau visualise la manière baylienne de présenter le savoir en général et une thématique en particulier. Il contribue alors à comprendre comment Bayle associe certains aspects, comment il repousse des informations à d’autres articles, bref comment il remanie le 211 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="212"?> contenu de son ouvrage pour le présenter au public. C’est-à-dire qu’en tant qu’auteur, Bayle est le responsable de la représentation et ce rôle du metteur en scène comporte plusieurs tâches. Au sens concret d’une pièce jouée sur scène, il se chargerait des acteurs, du décor et des costumes, de la lumière sur scène et de l’interprétation de la pièce jouée. Au sens figuré, les acteurs sont, d’un côté, les personnages présentés dans les articles et de l’autre les auteurs, écrivains et érudits dans les remarques qui entrent en dialogue à travers leurs textes cités, associés et donc confrontés par Bayle. Le décor correspond à la mise en page et à l’agencement de l’ouvrage dans ses premières éditions ; les costumes représentent les habits que Bayle donne aux personnages dans les corps des articles décrivant, dans la plupart des cas la nationalité, la profession principale et les dates importantes. La lumière sur scène donne un impact captivant, mais aussi furtif. C’est la perspective, l’angle sous lequel Bayle illumine un certain côté des personnes et ce qui se passe sur scène. Il change de perspective comme on change de projecteurs qui éclairent différentes parties et espaces. Par ce moyen, il met un sujet en lumière sous plusieurs aspects et en fait ressortir les nombreuses facettes. Ce phénomène est renforcé, de surcroît, par sa rhétorique. L’association de ces composants énumérés amène finalement à notre proposition de considérer le texte baylien comme une pièce jouée sur scène. Comme l’analyse des articles ci-dessus l’a montré, Bayle a une manière particulière d’aborder et de présenter ses sujets. D’un côté, il peut être très direct en commentant explicitement les données examinées. De l’autre, il stimule la réflexion de son spectateur - c’est-à-dire son lecteur - de façon subtile, en créant une impression globale autour d’un sujet par des questions rhétoriques, par exemple. Il laisse de l’espace à l’interprétation du lecteur. Quelle est la pertinence de cette comparaison métaphorique pour le scepti‐ cisme ? Comment Bayle présente-t-il le scepticisme, les philosophes sceptiques et leurs pensées ? Pourquoi les présente-il de cette manière ? Quel effet est produit grâce à cette présentation et quel but est poursuivi par le philosophe de Rotterdam ? Premièrement, le pyrrhonisme est présenté comme une menace sérieuse pour le christianisme parce qu’il est capable d’ébranler les fondements de la religion par les argumentations dialectiques qui effacent le critère de l’évidence. Mais Bayle est suffisamment rusé et garde son attitude de croyant lorsqu’il contourne l’argumentation pyrrhonienne. Au lieu de poursuivre l’ataraxia, il souligne la 212 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="213"?> 266 Le sous-chapitre suivant va s’interroger plus en détail sur la question du fidéisme dans le DHC. 267 Voir la dernière citation de C A R N E A D E , rem G à la p. 193. nature déficitaire de la raison afin de préparer la voie pour une argumentation en faveur de la foi religieuse. 266 Par rapport aux pyrrhoniens, Bayle présente - deuxièmement - les académi‐ ciens comme des philosophes sceptiques qui s’amusent à réfuter par principe les réflexions d’autrui et qui s’entraînent à construire des arguments et des objections selon les règles de la dialectique. La façon de décrire A R C E S ILA S et C A R N E AD E est très différente de celle dans les articles P Y R R H O N et Z E N O N D ’E LÉ E . Dans le cas de ces derniers, Bayle se plonge plus dans la discussion et dans les réflexions abstraites philosophiques, tandis que les articles sur les deux académiciens restent plus descriptifs et plus documentaires. Cette différence suggère que les véritables sceptiques incitent plus au débat que les académiciens dont l’argumentation semble plus mécanique. Pourtant, Bayle ne manque pas de souligner leur mérite et témoigne son estime face à leur éloquence. De plus, ils ont un attrait tout à fait humain puisqu’ils ont quand même un penchant pour un côté quand deux positions sont à égalité, comme Bayle l’a signalé dans la rem. G de l’article C A R N E AD E . 267 Le fait de généraliser la pratique des académiciens et de parler de tout le monde crée le lien entre les philosophes et le peuple tandis que les pyrrhoniens restent plutôt insaisissables à la suite de l’abstraite suspension du jugement qui est plutôt difficile à suivre dans la vie pratique. Troisièmement, les articles sur les philosophes grecs donnent à la fois un aperçu historique de leurs doctrines et font comprendre la persistance et, par conséquent, l’impact des thématiques sur les temps modernes. Ils ont donc une valeur historiographique et philosophique. D’autres articles tels que C H R Y S I P P E et É P I C U R E , par exemple, rentrent également dans cette structure des articles examinés ci-dessus. Par contre, A R I S T O T E montre d’autres traits caractéristiques. Bayle y retrace, à maintes reprises, les liens de la doctrine aristotélicienne avec la tradition chrétienne et avec les érudits contemporains ce qui rend cet article informatif, mais moins philosophique. De plus, son aversion pour les écrits d’Aristote s’étale à nouveau dans plusieurs remarques. Ensemble, tous les articles concernant les philosophes grecs créent une image polyvalente qui réunit la variété des courants et des écoles. Un autre but de Bayle est de rentrer activement dans la discussion des sujets qu’il aborde, en se servant en de nombreux endroits d’éléments sceptiques. Il met entre autre le contenu sceptique en scène, comme dans le débat des deux abbés dans la rem. B de P Y R R H O N , par exemple. Au niveau de l’enchaînement des aspects qui laisse le lecteur dans un état de confusion, la structure sceptique sert en même temps 213 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="214"?> 268 Il faut préciser que le terme fidéisme date du XIX e siècle, mais que le phénomène a déjà existé avant. D’une part, il peut paraître anachronique d’utiliser cette terminologie dans le contexte du XVII e siècle ; d’autre part, l’application rétroactive de la terminologie permet de traiter un phénomène qui n’a pas eu de nom concret au moment où il a surgi. De plus, Brahami décrit que « [l]e fidéisme est donc le levier qui sépare la raison de la religion en les détruisant toutes les deux, pour qu’apparaisse dans tout son caractère d’outil pour mettre en scène un autre contenu et pour relativiser des points de vue trop canonisés. Étant donné l’ambition de corriger les fautes des autres auteurs, Bayle manifeste implicitement la volonté de relativiser l’ouvrage de Moréri qui propage le point de vue catholique des événements historiques. C’est-à-dire que la création d’un contrepoids protestant à un grand nombre d’ouvrages catholiques représente un acte de relativisation. C’est finalement le lecteur qui se retrouve face à une multitude de versions possibles qu’il doit trancher lui-même afin de parvenir à sa propre conclusion ou de s’abstenir de jugement s’il ne peut pas se décider. Dans ce cas décrit, Bayle agit alors comme le marionnettiste qui tient les fils en main. Cette façon de procéder renoue sa propre pensée sceptique - parfois perceptible - avec l’objectif de conduire le lecteur dans une certaine direction à un certain but comme ledit metteur en scène qui tend aussi à transmettre un certain message. La mise en scène se fait alors sentir à plusieurs niveaux. Finalement, Bayle fonctionnalise le scepticisme. Il se sert de quelques élé‐ ments argumentatifs afin de réaliser d’autres buts. D’une part, la méthode sceptique peut être appliquée comme méthode d’examen critique, ce qui sera traité plus en détail dans le troisième chapitre principal sur l’historiographie critique. De l’autre, les arguments sceptiques peuvent être exploités pour propager des idées fidéistes en contournant le but originaire des sceptiques pyrrhoniens. On pourrait aussi comparer ces arguments en mode sceptique à des costumes qui habillent un autre contenu de leur manière et lui donnent une apparence différente de sa véritable nature. Le sous-chapitre suivant étudiera en conséquence cet autre angle, à savoir la tendance fidéiste de Bayle par rapport à son origine argumentative dans la tradition sceptique. 2.3.1.2 La tendance fidéiste de Bayle et l’abstraction structurale Le lien entre l’attitude sceptique de Bayle et son argumentation en faveur de la foi apparaît en de nombreux endroits dans le DHC. Plusieurs chercheurs ont traité le phénomène du fidéisme chez Bayle, de sorte que nous nous interrogerons dans ce qui suit sur le rapport entre scepticisme et fidéisme, en cherchant les structures argumentatives sceptiques lors de la propagation de la foi. 268 La problématique réside déjà dans cette prémisse puisque les deux 214 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="215"?> profane cet élément de la vie ordinaire des hommes qu’est la croyance. » (Brahami (2001), p. 92.) Et il signale, suite à cette définition, que deux écrits de Pierre-Daniel Huet - érudit et contemporain de Bayle - en font la théorie de sorte qu’on peut dire que le concept du fidéisme date du XVII e siècle. 269 Kenshur (1995), p. 46. 270 Brahami (2001), p. 83. systèmes sont très peu compatibles, pour ne pas dire qu’ils s’excluent. Si Bayle avait été un pur philosophe sceptique, il aurait dû abandonner la religion et se libérer du besoin de la révélation divine pour atteindre la vérité et pour atteindre la tranquillité de l’âme. Mais comme démontré lors de l’analyse des textes ci-dessus, il ne réussit pas à se défaire entièrement de sa foi religieuse. Cela illustre une problématique assez souvent paradoxale et qu’il n’est pas possible de catégoriser Bayle dans un seul domaine. Les convictions et les arguments des deux courants s’embrouillent et se conditionnent les uns les autres. Concernant cette problématique, on peut partager le point de vue de Kenshur qui affirme que le fidéisme de Bayle « ne triomphe pas de son scepticisme. Au contraire, son fidéisme traduit son scepticisme d’une autre manière. » 269 Par cette astuce, Kenshur réunit les deux concepts au lieu de souligner leur opposition et il en réduit par ce moyen la complexité. En général, le scepticisme et le fidéisme sont diamétralement opposés. Néanmoins, cette opposition masque une relation beaucoup plus étroite puisque le « fidéisme en effet repose lui-même sur le scepticisme à l’égard de la raison ». 270 Ce rapport inspire la distinction de la mise en scène et de la pratique du scepticisme chez Bayle dans le DHC, c’est-à-dire la distinction d’une peinture extérieure sceptique et d’un noyau réel de convictions sceptiques. Dans l’E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S , Bayle a fait comprendre que la raison humaine est limitée dans ses capacités à atteindre la vérité et que, conséquence logique, la révélation est nécessaire pour les domaines qui dépassent ces limites. Dans de nombreux articles, il accentue cette faiblesse des lumières et donc la faillibilité de la connaissance humaine et transfère toute possibilité d’atteindre une connaissance supérieure à Dieu et à sa grâce accordée par la révélation. Lors du débat concernant l’immortalité de l’âme, par exemple, Bayle tourne en rond parmi les arguments de Perrot d’Ablancourt, de Descartes, de Locke et d’autres encore dans la rem. L de l’article P E R R O T (N I C O LA S ). Le but est de démontrer que les arguments pour défendre la foi en l’immortalité de l’âme, à partir de la révélation divine, surpassent ceux qui propagent le savoir de l’immortalité de l’âme, à partir des réflexions philosophiques. Bayle explique alors que [l]a persuasion fondée sur les lumieres de la nature, doit être considerée dans un Chretien comme l’éloquence dans un Philosophe, ou comme les agrémens dans une 215 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="216"?> 271 P E R R O T (N I C O L A S ), rem. L. histoire, ou comme la beauté dans un athlete. Ce sont des choses dont la privation n’est pas un grand mal, quoi qu’il ne soit pas desavantageuse de les posseder. […] C’est un avantage que de pouvoir concilier les veritez de la Religion Chretienne avec les principes des Philosophes, c’est un bien qu’on ne doit point negliger, & que l’on doit faire profiter autant que l’on peut ; mais il faut être toûjours très-resigné à le perdre sans regret, lors qu’on ne peut pas l’étendre jusqu’aux doctrines où il ne sçauroit atteindre, & qui par l’essence du mystere sont au-dessus de la portée de nôtre raison. Il faut être disposé à l’égard de ce bien-là, comme les personnes sages sont disposées à l’égard de la fortune. Si elle fixe ses faveurs, on en est bien aise, si elle s’enfuit on s’en console. Je la louë, disoit Horace, quand elle sejourne chez moi, mais dès que je la vois prête à m’abandonner je lui restituë ses presens, & je m’envelope de ma vertu. C’est ce que font les veritables Chretiens quand il s’agit des lumieres philosophiques. Si après avoir prouvé quelque dogme de Religion, elles le combatent, & vont rendre leurs services au dogme contraire, nous les laissons aller, disent-ils, & nous nous envelopons de nôtre foi. C’est un voile épais & impenetrable à toutes les injures de l’air, c’est-à-dire, à tous les assauts de la raison naturelle. Mr. d’Ablancourt en usoit ainsi. On ne peut rien voir de plus sensé ni de plus solide que ses reflexions sur la nature de la foi, & sur le bon usage qu’il faut faire des incertitudes de la raison : la certitude de la foi divine surpasse celle de la science. 271 Bayle distingue très nettement la philosophie et la théologie, le savoir et la foi. À la philosophie, il attribue la raison, en tant qu’outil d’examen qui permet d’atteindre un certain degré de vérité, mais qui est pourtant limité dans ses capacités. Par contre, la révélation et donc la grâce divine sont nécessaires pour accéder aux vérités de la foi parce que celles-ci sont au-dessus de la raison, de sorte que la raison serait le mauvais moyen pour y parvenir. Mais le problème persiste : la tentative de Bayle de réunir deux côtés opposés, à savoir son côté philosophe et son côté croyant protestant. Comment est-il possible de défendre des dogmes chrétiens dépourvus de tout fondement rationnel face à la philosophie et sa logique impitoyable guidée par la raison ? James argumente que l’ironie baylienne allège la situation qui est dans l’impasse. Baylian irony is in any case not necessarily exercised at the expense of the faith whose rationality it appears to impugn. It may reflect rather his embarrassed awareness of the incongruity of his situation as a sceptical thinker obliged by his religious faith to defend dogmatic certainties. His predicament might have seemed ridiculous had 216 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="217"?> 272 James (2004), p. 167. 273 Ibid., p. 167 sq. ; « Le but de Bayle est de montrer que les esprits rationnels et critiques peuvent parfaitement reconnaître le besoin de croire en ce qui est au-delà de la raison. » 274 Ibid., p. 170. it not been so mortifying. But Bayle is a wry humorist capable of contemplating his own plight with rueful irony. 272 Dans quelques cas, l’ironie baylienne n’est pas exercée forcément au détriment de la foi dont il paraît remettre en doute la rationalité. Elle reflète probablement plus la conscience embarrassante qu’il a de sa situation contradictoire en tant que penseur sceptique qui est en même temps obligé par sa foi religieuse de défendre des certitudes dogmatiques. Sa situation épineuse aurait eu l’air ridicule si elle n’avait pas été aussi humiliante. Mais Bayle a un humour sec et est capable de contempler sa propre situation misérable avec une ironie confuse. James souligne que « Bayle’s purpose is to show that rational and critical minds may perfectly well admit the need to believe in what lies above the reason. » 273 Cependant, il ne réussit pas entièrement à démontrer ce but puisqu’un esprit critique est capable de reconnaître la foi religieuse et d’éprouver le besoin de croire, mais l’esprit rationnel aspire à comprendre et à savoir, et rejette forcément tout ce qui est contraire à sa logique. James renoue finalement les différents fils en remarquant que [t]he interest of this passage [S I M O N I D E , rem. F] lies in Bayle’s confidently asserting both that reason requires us to recognise the hand of God in the sequence of events narrated in the Scriptures, and that that same reason is impotent to explain the divine nature coherently. Bayle’s account of the relation between reason, philosophical scrutiny and the Christian Mysteries leaves us in a state of uncertainty and suspended judgement, an uncertainty from which only grace or upbringing can provide escape. 274 [l]’intérêt de ce passage [S I M O N I D E , rem. F] réside dans le fait que Bayle assure de façon confiante que la raison nous demande de reconnaître la main de Dieu dans la séquence des événements qui est narrée dans l’Écriture et que cette même raison est incapable d’expliquer avec cohérence la nature divine. L’établissement dela relation entre la raison, l’examen philosophique minutieux et les mystères chrétiens que Bayle élabore nous laisse dans un état d’incertitude et de suspension du jugement, une incertitude à laquelle on ne peut échapper que par la grâce ou par l’éducation. Cette observation est d’autant plus importante qu’elle transmet la suspension du jugement de l’auteur philosophe au lecteur. Certes, Bayle recourt de temps en temps à des arguments pyrrhoniens et à la dialectique d’arguments, comme 217 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="218"?> 275 Voir la citation de Kenshur à la p. 215. 276 Kenshur (1995), p. 46 sq. l’analyse de la structure de certains articles l’a montré et le montrera encore ci-dessous. Cependant, sa conviction religieuse est présente. Le scepticisme sert dans l’ensemble du DHC à remettre en question le catholicisme et la transmission du savoir catholicisé des siècles écoulés. Bayle fonctionnalise alors l’ancienne doctrine afin de relativiser la perspective catholique qui s’est établie et imposée dans tous les domaines de la vie et que le protestantisme tend à remettre à sa place. Dans ce contexte, le scepticisme n’est donc plus doctrine avec fin en soi, mais sert à faire passer le fidéisme en décor et scénario sceptique. Cette observation nous ramène à l’hypothèse de Kenshur selon laquelle le fidéisme traduit le scepticisme différemment de chez Bayle. 275 En fait, le dialogue entre des positions opposées et incommensurables […] [- tels que le fidéisme et le scepticisme -] est en lui-même un dialogue sceptique entre deux chercheurs de vérité, deux chercheurs qui constituent deux aspects de la même personne. 276 C’est la réflexion de la structure sceptique à un niveau supérieur. Fig. 3 : Réflexion de la structure sceptique. Schéma développé par E.R. La confrontation des éléments fidéistes avec des éléments sceptiques représente alors le moment de l’égalité des forces qui contraint logiquement le lecteur de suspendre son jugement sur le scepticisme baylien. Il n’est pas saisissable de manière définitive ; nous ne pouvons faire que décrire ce qui nous apparaît. Cela rappelle les Esquisses pyrrhoniennes. Cette prise de conscience nous conduit ensuite à conclure que Bayle ne met pas seulement le scepticisme en scène en le présentant à la manière baylienne dans les articles analysés, mais il le pratique subtilement à un niveau supérieur et donc plutôt abstrait et bien caché. Lors de la question sur le type de scepticisme chez Bayle, Lennon déploie trois orientations sceptiques possibles : « Humean Pyrrhonism », « religious skep‐ 218 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="219"?> 277 Voir Lennon (2002), p. 258 sq. ; « scepticisme inspiré par Hume », « scepticisme religieux » et « scepticisme académicien ». 278 Voir ibid., p. 278. 279 Voir Maia Neto (1999), p. 265. 280 Ibid., p. 265 ; « Les fidéistes sceptiques revendiquent que le scepticisme est propédeu‐ tique à la foi, servant comme une sorte de preambulo fidei. » 281 Mori soutient également que Bayle rejette « le principe catholique de l’autorité de l’Église comme fondement de la foi chrétienne […] [et] attaque (à partir de 1685) le principe protestant de l’« examen ». » (Mori (1999), p. 239.) 282 III e E C L A I R C I S S E M E N T , V., voir p. 170 ci-dessus. ticism » et « Academic skepticism » 277 afin de défendre finalement ce dernier. Il examine de près surtout les travaux de Bracken, Mason, Mori et Maia Neto avant d’aborder le pyrrhonisme et de parvenir finalement à sa propre conclusion que Bayle doit être classé dans le scepticisme académicien. Lennon interprète alors le « pyrrhonisme historique » de Bayle comme un cas appartenant au scepticisme académicien. 278 La nature éclectique de cet article crée à la fin la confusion parce que le scepticisme en tant que méthode en historiographie est mélangé avec des aspects fidéistes et perd de vue le côté philosophique. Certes, la problématique d’une nette et claire séparation des domaines n’est pas réalisable à cause du fait qu’ils se chevauchent continuellement chez Bayle. Il est d’autant plus important de bien structurer les différents aspects. Si on rajoute à cet examen la perspective de Maia Neto sur le scepticisme baylien académique, la présente approche accordant Bayle une place dans la longue tradition sceptique pyrrhonienne se retrouve encore une fois face à une conceptualisation différente qui met en valeur d’autres composantes. Les sceptiques modernes - tels que Montaigne, Charron et La Mothe Le Vayer - étaient tous catholiques et ont défendu que le chemin conduisant à la foi était la prise de conscience du fait que le savoir rationnel est impossible. 279 Dans cette perspective, « Sceptical fideists claim scepticism is propadeutic [sic.] to faith, serving as a kind of preambulo fidei. » 280 Ceci est certainement valable pour des sceptiques catholiques. Pour un calviniste, l’examen personnel de l’Écriture représente un composant important de sa foi religieuse et donc son lien direct à Dieu, ce qui est une raison pour laquelle il n’y a pas d’autorité à suivre chez les protestants qui serait semblable à la hiérarchie ecclésiastique des catholiques orientée vers le pape. 281 Mori cite de nombreux passages de plusieurs écrits de Bayle qui défendent la suprématie de la foi sur la raison. Lors de l’analyse du V e paragraphe de l’E C LAI R C I S S E M E NT S U R L E S P Y R R H O NI E N S , nous avons mentionné la pensée de Saint-Évremond que la raison « reprendra ses lumières dans le ciel où la foi ne sera point ». 282 Dans cet exemple, la foi est bien nécessaire mais ne garde pas la supériorité sur la raison finalement et comme Bayle avance cette citation 219 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="220"?> 283 Mori (1999), p. 244. 284 Brahami (2001), p. 12 sq. en qualité de preuve pour renforcer sa défense de la foi, il se montre favorable à cette pensée de Saint-Évremond. Cependant, le poids d’une citation de cette nature par rapport au nombre plus élevé des passages ouvertement fidéistes est réduit. Un détail est remarquable en ce qui concerne la notion de la foi chez Bayle. Elle n’est pas forcément liée à la Bible puisque le texte sacré provoque des problèmes au niveau de questions rationnelles et surtout historiques. Bayle distingue nettement la mythologie grecque de l’histoire philosophique, ce qu’il répète dans le cas de la Bible et l’histoire culturelle. Et pour un érudit rationaliste tel que Bayle « la croyance en la divinité de la Bible ne pourra jamais atteindre le degré de certitude que possèdent les vérités historiques communément acceptées ». 283 Les vérités révélées doivent être révélées parce qu’elles résident dans l’obscure au-delà de la raison tandis que la certitude, dans le domaine de l’histoire, est beaucoup plus élevée grâce à l’examen rationnel et logique des sources. Mais le fait que la foi est indépendante de la Bible ouvre la possibilité que les musulmans, les Chinois, les Indiens et d’autres cultures encore, disposent de la foi sans être évangélisés. Ce fait démontre que la foi est une disposition psychologique et qu’elle est ancrée dans la nature même de l’homme. Si on considère la religiosité du genre humain de ce point de vue, l’hypothèse de Brahami devient problématique. Parmi toutes ces figures, celle de Bayle se détache, non seulement du fait de sa stature ou de son importance dans l’histoire des idées, non seulement même du fait de son influence directe sur la pensée de Hume, mais parce que sa théorie du scepticisme l’amène à refuser les catégories de l’âge classique. Il se situe dans une perspective qui le conduit, comme Montaigne et Hume, à faire de l’homme un animal qui croit. 284 Il est vrai que Bayle rentre très mal dans les catégories de son époque. Mais interpréter la religiosité innée comme un rajout à l’existence animalière est problématique. Les deux dispositions, à savoir la raison et la foi, accordent à l’homme un statut différent par rapport aux animaux puisqu’il a la capacité de la réflexion et la révélation pour atteindre la vérité. Pour terminer ce discours interminable sur le fidéisme chez Bayle, les idées principales de Mori et de Paganini apportent encore une perspective intéressante. Le premier constate que [p]aradox is the daily bread of Bayle’s readers […]. However, we should not be surprised at such a proliferation of paradoxes in Bayle’s writings, since he is commonly 220 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="221"?> 285 Mori (2003a), p. 393. 286 Mori (1999), p. 251-271. 287 Ibid., p. 251. 288 Ibid., p. 251. 289 Ibid., p. 255. 290 Ibid., p. 266. thought of as a sceptical writer. Nevertheless, what appears to be paradoxical in Bayle, before even looking at his specific doctrines, is his very position concerning scepticism, which also explains the multiplicity and variety of interpretations and readings proposed on this subject over recent decades. 285 [l]es lecteurs de Bayle ont à faire avec le paradoxal tous les jours […]. Cependant, nous ne devrions pas être surpris d’une telle prolifération de paradoxes dans les écrits de Bayle comme il est communément considéré comme un auteur sceptique. Néanmoins, ce qui paraît paradoxal chez Bayle, avant de regarder ses doctrines spécifiques, est sa position concrète concernant le scepticisme, ce qui explique aussi la multitude et la variété des interprétations et des lectures concernant ce sujet pendant les dernières décennies. Avant la publication de cet article, Mori retrace plus amplement dans un sous-chapitre de son étude sur Bayle philosophe - judicieusement intitulé Les labyrinthes du fidéiste  286 - l’ambiguïté profonde entre l’affirmation « [d]es dogmes de la théologie chrétienne et [d]es articles du credo » 287 et le fait qu’« il les vide en même temps de tout contenu positif ; il leur soustrait toute signification compréhensible aux hommes, toute épaisseur sémantique. » 288 Mori souligne le caractère radical du fidéisme parce qu’il « est un fidéisme dénué de tout fondement philosophique, moral, historique, qui implique non seulement la soumission et le silence, mais aussi la destruction de toute faculté critique et rationnelle. » 289 Au moment où la raison touche à ses limites lors de la recherche de la vérité, il faut abandonner ce véhicule et se fier à un autre, à savoir la révélation divine. C’est donc une très nette distinction des étapes de la prise de conscience. La conclusion de Mori résume de manière concise la problématique : la foi ne permet pas d’échapper aux difficultés de la théologie, et donc de la religion chrétienne ; au contraire, selon Bayle, elle condamne les hommes à vivre dans un monde encore plus sombre et ténébreux, car l’on ne pourra plus y invoquer le guide de la raison humaine : nous devrons au contraire « abandonner toutes nos manières ordinaires de juger des choses… ». 290 221 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="222"?> 291 III e E C L A I R C I S S E M E N T , IV. 292 Voir Paganini (1998), p. 394. 293 Ibid., p. 398. 294 Ibid., p. 400 sq. 295 Ibid., p. 403 sq. Suite à ce dualisme, on se retrouve alors à un carrefour où il faut décider de la direction. Soit on prend la voie de la religion, soit on prend la voie de la philosophie. Il faut necessairement opter entre la philosophie & l’Evangile : si vous ne voulez rien croire que ce qui est évident & conforme aux notions communes, prenez la philoso‐ phie, & quittez le Christianisme ; si vous voulez croire les mysteres incomprehensibles de la religion, prenez le Christianisme, & quittez la philosophie : car de posseder ensemble l’évidence & l’incomprehensibilité, c’est ce qui ne se peut ; la combinaison de ces deux choses n’est guere plus impossible que la combinaison des commoditez de la figure quarrée & de la figure ronde. 291 Paganini place Bayle dans la tradition érasmienne, tout en indiquant les liens entre lui et Arnauld, ainsi que Malebranche. Il souligne également la duplicité dans la pensée baylienne qui persiste malgré toute simplification. 292 Cependant, Paganini fait ressortir un esprit de modération chez Bayle. En « faisant l’apologie du pacifisme dans les disputes confessionnelles, en recon‐ stituant avec un fond d’équité tous les jalons de la tradition érasmienne, ce sont des accents nouveaux que Bayle laisse transparaître ». 293 L’analyse de l’article S Y N E R G I S T E S conduit à l’observation que Bayle conçoit la théologie comme simple hypothèse et fait valoir, d’un ton pyrrhonien, « le principe de la pluralité des doctrines possibles et donc de la tolérance réciproques entre les hypothèses différentes, qui seraient toutes également possibles par rapport à l’infinité de Dieu ». 294 Cette remarque tend à réconcilier le côté sceptique de Bayle, son engagement pour les protestants et la foi qui se manifeste individuellement dans les croyants de différentes confessions. Il plaide pour la reconnaissance de cette diversité et pour l’ouverture d’esprit. Et même entre la philosophie et la religion, cette tolérance peut avoir des effets enrichissants. Paganini explique que Bayle savait bien « qu’en éteignant l’envie de tout ‹ définir › et de ‹ subtiliser › sur des matières obscures comme les dogmes, on remontait à l’idée humaniste et érasmienne du Christianisme déthéologisé et antidogmatique. » 295 Ceci décrit l’aspiration à une foi libérée des institutions cléricales et des consignes théologiques. Et selon Paganini, tout ce qu’on vient de voir fait découvrir une préoccupation prioritaire de la part de Bayle 222 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="223"?> 296 Voir ibid., p. 405. 297 Ibid., p. 409. 298 Sturm, Hans P., Urteilsenthaltung oder Weisheitsliebe zwischen Welterklärung und Lebenskunst, Freiburg/ München, Verlag Karl Alber, 2002, p. 280sq. ; « […] que la fonctionnalisation fidéiste de la suspension du jugement ne s’est pas déroulée sans une déformation, voire un renversement (presque imperceptible et en grande partie inaperçue) de son sens originaire sceptique. » pour le bien de la paix religieuse et en conséquence aussi politique. 296 Cet aspect, finalement, ouvre la voie à une interprétation concluante. Toutes les ambiguïtés avec toutes les difficultés, qu’elles suscitent lors de la lecture du DHC, servent à mettre en scène la multitude de doctrines religieuses et d’attitudes philosophiques possibles. Au meilleur cas, cela force les lecteurs à développer la capacité d’admettre et de reconnaître aussi cette multitude, ce qui les élève donc à la tolérance. Pour Paganini, la démarche fidéiste de Bayle « traduit simplement l’exigence de sauvegarder le noyau éthique du christianisme, tout en escomptant les effets de la crise sceptique qui avait ravagé les prétensions [sic.] du savoir théologique. » 297 Toutes les positions présentées successivement ci-dessus montrent la di‐ mension du désaccord qui règne parmi les chercheurs suite aux accentuations très variées de leurs interprétations. Elles dépendent extrêmement des textes de Bayle et des passages du DHC qu’ils ont choisis et combinés. C’est la raison pour laquelle nous proposons de rajouter encore un élément d’analyse à une interprétation du scepticisme baylien qui s’accroche sinon uniquement à un examen du contenu. En regardant de près la structure textuelle et argumentative, on entre dans un niveau plus abstrait, car lié à des aspects formels du texte écrit, et peut découvrir les facettes du scepticisme tel qu’il se manifeste à l’époque moderne. Il porte certainement quelques traits de la tradition philosophique de l’Antiquité, pyrrhonienne et académicienne, mais il vise aussi d’autres buts. Sturm précise, à juste titre, en s’appuyant sur l’aspect du fidéisme, « daß die fideistische Funktionalisierung der Urteilsenthaltung nicht ohne eine (fast unmerkliche und großenteils unbemerkte) Verformung, ja Verkehrung ihres skeptischen Ursinns, vonstatten ging. » 298 L’introduction du qualificatif désignant le scepticisme comme mitigé aide à décrire l’évolution et donc l’adaptation aux besoins de l’âge classique. Le scepticisme est plus modéré qu’à l’époque des pyrrhoniens. Et dans le DHC, il ne faut pas seulement chercher ses traces dans les mots, mais plus encore dans la structure et dans l’ensemble de l’ouvrage. L’analyse des articles choisis, à titre d’exemple, a clairement démontré dans le contexte ci-dessus - et ceci sera davantage approfondi dans ce qui suit - qu’un 223 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="224"?> 299 Laursen, John Ch., « Scepticism against Reason in Pierre Bayle’s Theory of Toleration » dans Machuca, Diego E. (éd.), Pyrrhonism in Ancient, Modern and Contemporary Philosophy, Dordrecht, Springer, 2011, p. 131-144, cit. p. 131 ; « Il y a en effet au moins deux côtés de l’argument dans tout ce qu’il [Bayle] a écrit et on peut trouver ailleurs des réfutations de presque tout ce qu’il a affirmé en quelque autre endroit. » Dans cet article, Laursen examine surtout l’argumentation du Commentaire Philosophique Sur ces paroles de Jesus-Christ Contrain-les d’entrer de Bayle, paru en 1686. Le concept de la tolérance - surtout religieuse - y trouve son origine et continuerait plus tard dans le DHC. Le bref commentaire de Laursen concernant l’affirmation et la réfutation d’un même argument en différents endroits est alors tout à fait applicable et valable, non seulement pour le Commentaire, mais aussi pour tous les écrits bayliens suivants. certain nombre d’articles se distingue par une structure textuelle particulière, portant des traces caractéristiques d’une argumentation sceptique. Ce qu’on peut observer dans la microstructure d’un article, concrètement dans ses remar‐ ques, peut également être observé dans la macrostructure du DHC, c’est-à-dire une composition sceptique qui s’étend sur plusieurs articles et remarques. Il s’agit donc d’une façon de présenter un savoir ou des connaissances autour de la question comment le ou les présenter. La façon baylienne se fait remarquer par l’utilisation de réflexions sceptiques au niveau du contenu, d’un côté, et de surcroît, par l’arrangement sceptique de ces réflexions, de l’autre côté : présenter un contenu sceptique de manière sceptique représente donc la transition à un niveau méta-textuel ce qui peut être désigné, en un langage plus métaphorique, comme mise en scène du scepticisme. 2.3.2 Mise en pratique du scepticisme - un plaidoyer pour la tolérance À part ce côté d’un metteur en scène, Bayle a aussi un côté philosophe sceptique qui applique ce qu’il traite et développe théoriquement. Il est donc à certains égards le philosophe de Rotterdam sceptique qui pratique ce qu’il enseigne et ce dont il est convaincu. « There are indeed at least two sides of the argument in almost everything he wrote, and one can find refutations somewhere of almost everything he affirmed anywhere else. » 299 2.3.2.1 M AHOME T ou l’appel à la tolérance L’article sur le fondateur de la religion musulmane représente un article clé du DHC puisqu’il est un des articles les plus longs avec le plus grand nombre de remarques, à savoir quarante au total. Dix-huit renvois à d’autres articles accompagnent le texte et vingt-deux renvois internes augmentent la complexité du réseau relationnel dans les limites de l’article. De plus, M AH O M E T 224 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="225"?> 300 M A H O M E T , rem. G. 301 Voir M A H O M E T , rem. H. 302 M A H O M E T , rem. H. 303 M A H O M E T , rem. H. est également l’article avec le plus grand nombre de notes marginales, on en compte 329 qui accompagnent et complètent les remarques. L’enchaînement des remarques est marqué par des sujets récurrents. D’un côté, le lecteur trouve des informations biographiques sur la vie de Mahomet ; de l’autre, Bayle problématise la négligence professionnelle des quelques auteurs auxquels il se réfère, s’interroge sur les caractéristiques d’une vraie religion, sur la suprématie des religions entre elles et surtout sur la violence et la guerre liées au fanatisme, ainsi qu’à l’imposture. La première remarque évoque l’aspect auquel Bayle reviendra plusieurs fois par la suite, à savoir l’étendue de la foi mahométane dans le monde. Le triptyque des remarques suivantes porte sur la vie de Mahomet depuis sa naissance jusqu’à son mariage, et Bayle discute ses sources et fait le tri entre celles qui sont fausses et celles qui sont vraisemblables. Suit la description de l’attitude de Mahomet envers les femmes qui ont seulement la fonction de satisfaire les besoins sexuels du fondateur. À partir de la rem. F, Bayle rentre en détail dans le sujet du mahométisme. Il suit chronologiquement quelques événements. Au début, Bayle passe par les premiers « plaisans martyrs […] gens qui sont tuez au pillage d’une riche caravane, & en faisant le metier de Mikelet, & de Bandi » 300 avant de passer à l’activité thaumaturgique que Mahomet niait tandis que ses sectateurs la lui attribuait. 301 De surcroît, August Pfeiffer rappelle que ce ne sont pas seulement les sectateurs mais aussi « quelques Chretiens poussez d’un faux zêle contre Mahomet, l’accusent de s’être vanté de certains miracles que les Ecrivains Arabes ne lui ont jamais donnez. » 302 Cette observation incite Bayle à la question suivante : « Ne pourrions-nous pas representer à Mr. Pfeiffer que les Chretiens en ont usé à l’égard des Mahometans, comme ceux de la Religion en usent à l’égard des Catholiques ?  » 303 Il enrichit la réflexion à cet égard par une citation de Chevreau, auteur de l’Histoire du monde et qui lui fournit de nombreuses citations dans l’ensemble de l’article M AH O M E T , et argumente que s’ils [nos disputeurs zélés (c’est Bayle qui parle)] se servent des extravagances d’un Legendaire Mahometan, pour rendre odieux ou ridicule Mahomet même, ils violent l’équité que l’on doit à tout le monde, aux plus mechans comme aux gens de bien. Il ne faut jamais imputer aux gens ce qu’ils n’ont point fait, & par consequent il n’est 225 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="226"?> 304 M A H O M E T , rem. H. 305 M A H O M E T , rem. K. 306 M A H O M E T , rem. K. 307 M A H O M E T , rem. K. point permis d’argumenter contre Mahomet en vertu des rêveries que ses sectateurs content de lui […]. 304 Ce passage est d’autant plus important que Bayle défend Mahomet et fait nettement la différence entre ce que le fondateur témoigne de ses actions et ce que ses sectateurs assidus en transmettent. En même temps, il défend pour une fois les catholiques contre les trop zélés protestants qui falsifient ou vilipendent les miracles des saints catholiques. La rem. I continue avec les circonstances miraculeuses que les sectateurs de Mahomet ont raconté à propos de sa naissance. L’ensemble de ces deux rem. H et I présente alors les sectateurs de Mahomet sous une perspective obscure parce que Bayle décrit ce qu’ils ont inventé pour la gloire de leur fondateur tandis que ce dernier a réfuté ces contes. Cette façon de procéder les fait paraître douteux et Mahomet, dans ce cas, paraît plutôt fiable vu qu’il les rejette. Bayle met ainsi légèrement en perspective la première image dépeinte de Mahomet, avant d’enchaîner par un débat plus grave. Sans détour, Bayle en vient au fait : « Tous les Chretiens demeurent d’accord que le Diable est le vrai auteur du Mahometisme, & qu’il ne s’est servi de Mahomet que comme d’un instrument pour établir dans le monde une fausse religion. » 305 Les pensées de cette remarque amènent Bayle à deux aspects. Selon son opinion, Mahomet a été un imposteur « car […] ses manieres insinuantes, & son adresse à s’aquerir des amis, temoignent qu’il ne se servoit de la religion que comme d’un expedient de s’agrandir. » 306 De plus, il fait appel à une des caractéristiques qui permettent de distinguer la vraie prophétie de la fausse, à savoir la capacité à justifier la mission par des miracles. Étant donné que Mahomet n’en était apparemment pas capable, Bayle termine par une question rhétorique qui remet en question l’autocritique de Mahomet. « N’y avoit-il point là dequoi se convaincre soi-même, que l’on n’étoit pas apellé de Dieu extraordinairement pour fonder une nouvelle religion ?  » 307 Par ce moyen, l’auteur se positionne en tant que chrétien qui ne reconnaît pas le statut de prophète à Mahomet et le soupçonne d’imposture parce qu’il s’est servi de la religion comme d’un outil afin de servir ses propres intérêts. Un plaidoyer pour la morale établie par Mahomet se trouve, par contre, dans la rem. L. C’est en cet endroit que se trouve la relativisation de l’image négative que Bayle vient de peindre de l’imposteur Mahomet. La perspective change 226 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="227"?> 308 M A H O M E T , rem. L. 309 M A H O M E T , rem. L. Les caractères en italiques se trouvent déjà dans l’original de 1702. 310 M A H O M E T , rem. L. 311 M A H O M E T , rem. L. 312 M A H O M E T , rem. N. nettement dès le début de la rem. L quand Bayle explique ne pas voir « que ce faux prophete ait derogé à la morale de l’Evangile » 308 avant de décrire la doctrine de Mahomet. On pourrait supposer qu’en bon chrétien, Bayle ferait ressortir les aspects douteux et négatifs aux yeux des occidentaux. Mais bien au contraire, Bayle énumère entre autres l’abstinence de quelques viandes et du vin, l’importance des ablutions et le pèlerinage afin de conclure qu’ en un mot vous n’avez qu’à considerer les quarante aphorismes de sa morale, vous y trouverez tout ce qui s’opose le plus à la corruption du cœur ; le precepte de la patience dans l’adversité, celui de ne point medire de son prochain, celui d’être charitable, celui de renoncer à la vanité, celui de ne faire tort à personne, & enfin celui qui est l’abregé de la loi & des Prophetes, faites à vôtre prochain ce que vous voudriez qui vous fût fait. 309 Cette observation sert à ébranler le préjugé que la religion mahométane se serait répandue très rapidement à cause du fait que Mahomet « ôtoit à l’homme le joug des bonnes œuvres & des observances penibles, & qu’elle lui permettoit les mauvaises mœurs. » 310 Bien au contraire, il prescrit de nombreuses règles à ses partisans. Bayle souligne que le fondateur ne les abandonne qu’en ce qui concerne le mariage et la vengeance. De surcroît, il loue la morale mahométane en disant qu’« [o]n peut dire sans flater cette religion, que les plus excellens preceptes qu’on puisse donner à l’homme pour la pratique de la vertu, & pour la fuite du vice, sont contenus dans ces aphorismes. » 311 Dans la rem. M, Bayle explique ensuite pourquoi le paradis chrétien dépasse, à son avis, le paradis sensuel de Mahomet. Cette comparaison des deux paradis se déroule sur un ton assez neutre, vu que Bayle fait succéder un aspect après l’autre et ne dénigre pas, ni ne diffame la doctrine musulmane. À la fin de cette remarque, il devient clair que le paradis chrétien convainc certainement mieux les gens que le paradis musulman selon l’explication de Bayle, mais sans que l’auteur ait agressé le parti opposé. On constate alors la préférence pour la foi chrétienne par rapport à la musulmane, ce qui n’est pas étonnant. Par contre, ce qui est remarquable c’est que, directement dans la rem. N, Bayle ne manque pas de polémiquer contre les « dragons de France qui servirent à ce metier l’an 1685 » 312 , à savoir les catholiques qui ont chassé les huguenots suite à la révocation de l’Édit de Nantes et ont voulu les contraindre à entrer dans leur communion. Par ce moyen, Bayle met les catholiques au même niveau que les musulmans. Le changement 227 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="228"?> 313 Voir M A H O M E T , rem. O. 314 M A H O M E T , rem. O. 315 M A H O M E T , rem. O. 316 M A H O M E T , rem. O. de ton, le choix des mots et le fait de dénoncer les catholiques comme étant aussi agressifs et guerriers que les mahométans produisent un effet irritant et frappant pour le lecteur. Le christianisme n’est plus en position supérieure, mais souffre d’une relativisation qui diminue grandement sa gloire. Et Bayle continue dans ce ton dénonciateur. La rem. O démonte la conviction que le succès du christianisme est la preuve que cette religion est l’ouvrage de Dieu. Bayle rappelle que les trois premiers siècles du christianisme sous le règne des premiers empereurs romains chrétiens se sont déroulés d’une façon aussi violente que la propagation de l’islam. Il cite Jurieu qui liste les mesures des empereurs telles que la ruine des temples du paganisme, l’interdiction des cultes, la suppression des livres et l’installation des pasteurs à la place des faux prophètes. 313 Ensuite, Bayle passe aux rois de France qui « ont établi le Christianisme dans le païs des Frisons, & dans celui des Saxons par les voies Mahometanes. On s’est servi de la même violence pour l’établir dans le Nord. » 314 Et il pronostique le même destin aux Indes, ce qui l’amène à conclure que « de toute cette conduite il resulte manifestement, qu’on ne peut plus former une preuve au prejudice de Mahomet de ce qu’il a étendu sa religion par la contrainte ». 315 Afin de prévenir tout argument éventuel qu’on pourrait inventer pour avancer que le cas du christianisme était tout à fait autre, Bayle écrit en bon philosophe : si la contrainte étoit mauvaise de sa nature, on ne s’en pourroit jamais servir legitimement : or vous vous en êtes servis depuis le IV. siecle jusques à cette heure, & vous pretendez n’avoir rien fait en cela que de très-louable ; il faut donc que vous avouïez que cette voie n’est point mauvaise de sa nature, & par consequent j’ai pu m’en servir legitimement dès les premieres années de ma vocation : car il est absurde de pretendre qu’une chose qui seroit très-criminelle dans le premier siecle, devient juste dans le quatrième. […] 316 La contrainte décrite comme mauvaise par nature représente en soi une accusation qui s’adresse au christianisme des premiers siècles et des temps modernes. Elle est également valable pour les chrétiens, ainsi que pour les mahométans. Cette accusation paraît presque défendre les mahométans qui ne font qu’imiter le comportement des anciens chrétiens, ce qui crée un suspense inouï et intense parce qu’elle donne même l’impression d’une légitimation de la violence musulmane. En général, le ton dénonciateur de la rem. N continue dans la rem. O. Bayle semble prendre ses distances avec les citations de Jurieu, 228 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="229"?> 317 M A H O M E T , rem. P. 318 M A H O M E T , rem. P. 319 M A H O M E T , rem. P. les laisser parler d’elles-mêmes et il fait rentrer le lecteur dans la réflexion, en lui adressant directement la parole par le « vous ». L’association des citations et les directives pour le lecteur ressemblent à une mise en scène d’un réalisateur qui transmet l’action aux acteurs et se retire de la scène. Cependant, au moment où Bayle qualifie les paroles de Jurieu de « mémorables » son opinion sur le sujet de la remarque apparaît. Et Bayle insiste. Par la rem. P, il pousse l’aspect de l’étendue des religions dans une nouvelle direction. Il reprend l’argument, qui a été utilisé par les pères catholiques contre les protestants, selon lequel l’étendue est la marque de la vraie religion. Afin de battre les catholiques avec leurs propres armes, il explique que si l’étendue était véritablement la marque de la vraie religion, la religion de Mahomet dépasserait le christianisme puisqu’il « a beaucoup plus d’étenduë que n’en a le Christianisme ». 317 Il étaye cette observation avec la réflexion suivante : Que peut-on voir de plus admirable que l’Empire des Sarrazins, étendu depuis le detroit de Gibraltar jusques aux Indes ? Tombe-t-il ? […] Trouvez moi parmi les Princes Chretiens des Conquerans qui puissent tenir la balance contre les Saladins, les Gingis Chams, les Tamerlans, les Amurats, les Bajazeths, les Mahomets seconds, les Solimans ? […] Les ligues, & les Croisades des Princes Chretiens, ces grandes expeditions qui épuisoient d’hommes & d’argent l’Eglise Latine, ne doivent-elles pas être comparées à une mer qui pousse ses flots depuis l’Occident jusqu’à l’Orient, pour les briser à la rencontre des forces Mahometanes, comme à la rencontre d’un rivage bien escarpé ? 318 Ce passage remet en question le statut préconçu de suprématie de la religion chrétienne et relègue les conflits interconfessionnels au second plan puisqu’ils semblent moins importants, comparés à la confrontation du christianisme avec le mahométisme. Bayle réalise cette remise en question en utilisant six questions rhétoriques d’affilée. Bayle secoue par ce moyen des convictions fondamentales du christianisme en réduisant, par exemple, les croisades en une lamentable tentative des chrétiens de s’introduire en Orient et en déniant la capacité des rois chrétiens d’établir et de maintenir un empire de la foi d’une aussi grande étendue. Après une comparaison plus détaillée des deux religions, Bayle termine la rem. P en concluant qu’« il semble qu’on puisse assurer en general, que les Chretiens & les Infidelles n’ont rien à se reprocher » 319 puisque les uns et les autres ont des points forts et des points faibles. Il découvre par ce moyen l’égalité des forces des deux religions et démontre qu’il n’y a pas de suprématie d’une 229 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="230"?> 320 M A H O M E T , rem. T. des deux. Au niveau de l’argumentation, cette égalité correspond à l’isostheneia du scepticisme, le point où l’on doit suspendre le jugement suite au manque d’arguments. La différence entre Bayle et les pyrrhoniens se manifeste dans la conséquence que l’un et que les autres font suivre à l’isostheneia. En ce qui concerne la pensée des sceptiques pyrrhoniens, l’ataraxia suit nécessairement à l’isostheneia, tandis que Bayle va dans une autre direction. Pour lui, l’égalité des forces sert à la continuation de l’argumentation qui deviendra plus explicite dans ce qui suit. Le quadriptyque des rem. Q, R, S et T porte en général sur les femmes et leur position dans le mahométisme. Bayle thématise dans la rem. Q les droits des hommes en ce qui concerne la polygamie et l’accès au paradis ce qui est au même moment le négatif des droits - ou mieux des « non-droits » - des femmes qui ne peuvent ni épouser plusieurs hommes ni accéder au paradis. Dans la rem. R, il entre rapidement dans les détails sur les Persanes que Mahomet évitait en particulier à cause de leur beauté. Il continue dans la rem. S les histoires qui entourent la vigueur de Mahomet et le nombre de ses femmes avant de terminer dans la rem. T sur la polygamie et l’inceste qui étaient un privilège du « faux prophète ». L’énumération des sources que Bayle cite dans la rem. S est intéressante à cause de sa fin ouverte. Bayle compare, selon son habitude, autant de sources qu’il a à sa disposition, mais dans ce cas précis il ne les pèse pas et laisse la fin ouverte, de sorte que le lecteur ne sait pas à la fin le nombre exact des femmes de Mahomet. Et en considérant les auteurs cités, on constate qu’ils sont tous d’origine chrétienne. Chevreau était secrétaire de Christine de Suède, Bespier est le traducteur de Paul Ricaut, diplomate anglais, Michel Baudier était historiographe et orientaliste sous Louis XIII et Pierre Belon était un homme scientifique au XVII e siècle. Cela montre que la question du nombre des femmes ne peut pas être décidée par Bayle puisque les indications varient. En même temps, il est évident que Bayle dépend de ces auteurs et de leurs écrits sur l’Orient et le mahométisme, étant donné qu’il ne parlait pas l’arabe et ne pouvait donc pas consulter les originaux arabes. Bayle termine dans la rem. T le sujet des femmes et entame la présentation du côté suspect de Mahomet et le montre en tant que véritable « faux prophète ». Comme Mahomet était aussi attiré par les servantes, mais ne pouvait pas les épouser selon les lois existantes, « il eut besoin d’une nouvelle revelation en faveur de l’adultere ; il falut donc qu’il fît un article exprès touchant le concubi‐ nage des maris. » 320 Au lieu de recevoir une véritable révélation, Mahomet en 230 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="231"?> 321 M A H O M E T , rem. T. 322 van der Lugt (2016), p. 130 ; « […] qu’il [Mahomet] a seulement utilisé la religion en tant que méthode pour l’agrandissement personnel. » 323 M A H O M E T , rem. V. invente une, d’après Bayle, afin de pouvoir en déduire des lois qui lui sont utiles. Bayle explique de plus que pour conoitre si ceux qui se vantent d’inspirations, soit pour debiter de nouvelles propheties, soit pour expliquer les anciennes, […] y procedent de bonne foi, [la pierre de touche] est d’examiner si leur doctrine change de route à proportion que les tems changent, & que leur propre interêt n’est plus le même qu’auparavant. 321 Avec la rem. T, qui a un rapport à la rem. K, Bayle examine les indicateurs de la fausse et de la véritable prophétie ce qui lui permet de qualifier Mahomet d’imposteur. Et van der Lugt observe aussi que Mahomet « only used religion as a method for self-aggrandisement. » 322 L’anecdote de Gabriel Naudé sur Mahomet dans la remarque suivante montre encore une autre ruse dont Mahomet s’est servi pour confirmer son statut de prophète. Sa façon de procéder consiste en l’invention de quelques révélations et en la construction de situations qui montrent sa gloire et attestent de son statut de fondateur. Bayle montre aussi, dans ce contexte, que les sources chrétiennes sont assez souvent douteuses en ce qui concerne l’histoire de Mahomet. D’un côté, il n’est pas étonnant qu’une partie débite des mensonges concernant l’autre partie. De l’autre, cela donne une impression défavorable quant aux auteurs chrétiens et à leur crédibilité. Il faut aborder leurs écrits avec prudence, surtout dans les cas où il n’y a pas d’anecdote chez les auteurs arabes. Tout au long des rem. V, X, Y et Z, Bayle remet successivement en question de nombreuses sources chrétiennes qui portent sur Mahomet. Ce que les chrétiens écrivent sur Mahomet semble très douteux dans la présentation de Bayle : […] je dois dire que Pocock aiant lu ce conte [du pigeon qui mangeait des grains dans l’oreille de Mahomet et qu’il faisait croire à ses sectateurs être l’ange Gabriel] au 6. livre de Grotius de veritate Religionis Christiana, pria Grotius de lui marquer d’où il avoit pris une telle chose, qui ne se trouve dans aucun Auteur Arabe. On lui repondit qu’on ne l’avoit debitée que sur la foi des Auteurs Chretiens. 323 Et le philosophe de Rotterdam ne s’arrêtera pas là. L’anecdote de la rem. Z, qui rapporte que le corps de Mahomet a été mangé par des chiens, prépare la remarque suivante, à savoir le débat des auteurs chrétiens autour du testament de Mahomet. 231 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="232"?> 324 M A H O M E T , corps. 325 Voir M A H O M E T , rem. AA. 326 M A H O M E T , rem. AA. 327 Voir aussi van der Lugt (2016), p. 136 sq. La première moitié de la rem. AA traite du testament de Mahomet, « un traité de mutuelle tolerance, qui fut conclu, dit-on, entre lui & les Chretiens » 324 et qui a été publié en latin à Rostoch en 1638. 325 Mais Bayle change, dans la deuxième moitié de cette remarque, de sujet et compare la cruauté musulmane à la cruauté chrétienne, ce qui devient explosif. Les Mahometans, selon les principes de leur foi, sont obligez d’emploier la violence pour ruiner les autres religions, & neanmoins ils les tolerent depuis plusieurs siecles. Les Chretiens n’ont reçu ordre que de prêcher & d’instruire, & neanmoins de tems immemorial ils exterminent par le fer & par le feu ceux qui ne sont point de leur religion. 326 Bayle conserve alors d’abord l’image traditionnelle des musulmans belliqueux et des chrétiens pacifiques, en ce qui concerne leurs doctrines, tandis qu’il inverse cette image en son négatif, par la suite, en ce qui concerne leurs pratiques. Bien que la doctrine chrétienne prêche la paix, ils ont fait la guerre dès le III e siècle. Il en est de même pour les musulmans auxquels l’Alcoran enseigne de répandre l’islam par l’épée tandis qu’ils se sont comportés de manière pacifique envers d’autres cultures. Il existe une divergence entre les principes des doctrines et la pratique des croyants. 327 Bayle évoque l’Église grecque qui a souffert des Sarrasins et des Turcs pendant un certain temps. Cependant, il souligne que les ennuis étaient surtout causés par l’avarice des musulmans, plus que par leurs épées. Ce détail amène Bayle à la réflexion, certes osée, que si les chrétiens occidentaux avaient régné dans ces régions où l’Église grecque était répandue à l’époque, il n’y resterait plus aucune trace d’elle au XVII e siècle puisqu’ils ne l’auraient pas tolérée autant que les Sarrasins et les Turcs l’ont fait. Bayle étaye cette pensée par une citation de Jurieu, son ancien ami et collègue, qui est devenu un ennemi par la suite. Jurieu aborde également la cruauté des chrétiens et s’élève surtout contre les catholiques - le papisme - en rappelant leur cruauté envers les protestants. On peut dire avec verité qu’il n’y a point du tout de comparaison entre la cruauté des Sarrazins contre les Chretiens, & celle du Papisme contre les vrays fideles. En peu d’années de guerre contre les Vaudois, ou meime dans les seuls massacres de la Saint Barthelemy, on a respandu plus de sang pour cause de Religion, que les Sarrazins n’en ont respandu dans toutes leurs persecutions contre les Chretiens. Il est bon qu’on soit 232 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="233"?> 328 M A H O M E T , rem. AA. 329 M A H O M E T , rem. AA. 330 M A H O M E T , rem. AA. 331 M A H O M E T , rem. AA. 332 M A H O M E T , corps. desabusé de ce prejugé, que le Mahumetisme est une secte cruelle, qui s’est establie en donnant le choix de la mort ou de l’abjuration du Christianisme : cela n’est point, & la conduite des Sarrazins a esté une debonnaireté evangelique, en comparaison de celle du Papisme, qui a surpassé, la cruauté des Cannibales. 328 Bayle relève une petite imprécision de Jurieu, mais décide de passer outre afin de remarquer qu’« il nous enseigne clairement que les Sarrazins & les Turcs ont traité l’Eglise Chretienne avec plus de moderation, que les Chretiens n’en ont eu ou pour les Paiens, ou les uns envers les autres ». 329 Cela le conduit à l’observation que les empereurs chrétiens ont détruit le paganisme, ainsi que les princes réformés ont lutté contre le papisme. Le commentaire qui termine le paragraphe peut être lu comme une pointe contre Louis XIV et la révocation de l’Édit de Nantes. D’un ton général, Bayle conclut qu’ [i]l est visible que les Souverains qui interdisent tout d’un coup une religion, usent de plus de violence, que les Souverains qui lui laissent son exercice public, & qui se contentent de la tenir bas, selon les manieres des Turcs envers les Chretiens. 330 Étant donné que les protestants ont souffert beaucoup des persécutions catho‐ liques, ce commentaire pèse lourd tandis qu’il y a une partie qui irrite. Pourquoi Bayle choisit l’exemple des princes réformés qui « ont aboli le Papisme, en brûlant les images, en faisant enterrer les reliques, en interdisant tout culte idolâtre » 331  ? Il aurait eu l’occasion de choisir parmi de nombreux exemples catholiques pour démontrer la cruauté chrétienne comme il l’a fait avant. Cette petite phrase, rhétoriquement riche par son parallélisme et par l’énumération, rappelle que les protestants ne sont pas des saints non plus et qu’ils ont également commis des erreurs. Leur faillibilité déstabilise une position trop forte du protestantisme, ce qui fait ressortir que Bayle prend, dans des endroits choisis, une distance critique envers sa propre confession et ne manque pas de la critiquer quand il le considère nécessaire. Tout compte fait, Bayle répond à la question de savoir si ce testament de Mahomet, « qui a bien la mine d’être une piece suposée […] un traité de mutuelle tolerance » 332 , était véritable ou non dans la rem. AA∆. Après l’examen et la comparaison des sources citées, il extrait encore deux détails du document même ce qui témoigne de son imposture. Pour informer le lecteur de la relation entre Mahomet et les Juifs, Bayle explique dans 233 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="234"?> 333 M A H O M E T , rem. FF. 334 M A H O M E T , rem. GG. 335 Voir M A H O M E T , rem. GG ; « Or quand une fois on est prevenu de l’opinion qu’un certain homme est Prophete, ou un grand serviteur de Dieu, on croit plutôt que les crimes ne sont point crimes quand il les commet, que l’on ne se persuade qu’il fait un crime. C’est là l’effet de la sotte prevention de plusieurs petits esprits. » la rem. BB qu’il avait une aversion pour les Juifs et démontre que les auteurs se trompent quand ils avançaient que Mahomet a passé pour être le Messie des Juifs pendant un certain temps. Après avoir décrit quelques particularités de la pratique religieuse des musulmans, Bayle s’interroge dans la deuxième moitié de la rem. CC sur la conversion éventuelle des musulmans et des chrétiens et finit par conclure que chacun préfère à la fin de sa vie mourir dans la religion et dans la confession dans laquelle il a été élevé. Cette remarque s’insère alors dans la liste de celles qui servent à la description de la religion musulmane, mais elle n’a pas de rapport direct avec celle qui la précède et celle qui la suit. Par contre, les rem. DD et DD∆ forment une paire. Le sujet commun concerne le tombeau de Mahomet et les contes qui l’accompagnent, majoritairement écrits par des chrétiens. Bayle démontre systématiquement les points faibles des textes cités, de sorte que la fin de rem. DD reste indécise. Mais la rem. DD∆ fournit la réponse en expliquant l’impossibilité du conte concernant le sépulcre de Mahomet. À cela s’ajoute l’inventaire des prédications de plusieurs auteurs chrétiens menaçant le mahométisme. Le bilan pour toutes ces prédications de la rem. EE est pourtant misérable puisqu’elles ne se sont pas réalisées, ce qui remet en question la fiabilité desdits auteurs chrétiens. Mais l’histoire de la rem. FF « surpasse les plus absurdes visions des Legendaires Chretiens. » 333 Comme ce conte que Bayle copie, qui est donné par des sectateurs de Mahomet, la polémique envers les auteurs chrétiens de la remarque précédente est sujette à une modération : les croyants de chacune des deux religions possèdent un côté douteux dont il faut se méfier. Les chrétiens cherchent à discréditer le mahométisme ; les musulmans veulent propager la gloire de leur fondateur. Cela est encore renforcé par le cas d’« un Auteur grave parmi les Mahometans, qui raconte ces infamies de son prophete ». 334 Bayle reprend à cette occasion le débat d’un autre trait caractéristique qui distingue un véritable prophète d’un faux, et minimise encore plus le statut de Mahomet avant que de terminer par la réflexion sur la sévérité d’un crime commis par un prophète ou un grand serviteur de Dieu. 335 Ensuite, Bayle rapporte le phénomène récurrent que d’autres faux prophètes s’érigent suite à un premier, suscités par le diable. Il transfère cette observation à la situation et au rapport entre les catholiques et les protestants « dès qu[e 234 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="235"?> 336 M A H O M E T , rem. HH. 337 M A H O M E T , rem. LL. 338 Voir van der Lugt (2016), p. 130. ces premiers] verroient Luther, Zuingle, Muncer, Calvin marcher par diverses routes ». 336 Le mahométisme sert de détour afin de thématiser une problématique qui concerne aussi les catholiques et les protestants. Comme les Juifs et les païens méprisaient l’Évangile au début, les catholiques ont méprisé et insulté les protestants à leurs débuts. Et comme plusieurs faux prophètes se sont érigés dans le mahométisme, il est compréhensible que plusieurs docteurs et réformateurs ont figuré au premier siècle du protestantisme. Cela présente le protestantisme sous un jour plus positif. Le fait que plusieurs doctes personnes aient travaillé à la Réforme, en apportant leurs propres influences à l’établissement de la doctrine, justifie les variations sur certaines questions. Cependant, les divergences irritent facilement le grand public. Les deux remarques suivantes corrigent une source et rapportent que Ma‐ homet a déclaré que seulement un tiers de l’Alcoran était véritable. À cela s’ajoute la rem. LL qui reprend le sujet de la rem. T, à savoir que les variations de l’esprit prophétique de Mahomet correspondaient aux changements de ses intérêts personnels. Après une citation tirée de La Vie de Mahomet, de Humphrey Prideaux, Bayle quitte le contexte musulman et explique que certains exégètes de l’Apocalypse procèdent de la même façon : ceux qui changent leur système apocalyptique selon les nouvelles de la gazette, & toûjours conformement au but general de leurs écrits, debitent des faussetez ou sans le savoir, ou le sachant bien. Leur conduite est très-souvent une imposture, mais non pas toûjours. 337 Une fois de plus, un phénomène concernant Mahomet est transposé dans le monde occidental du vivant de Bayle ce qui produit l’effet que le lecteur découvre de nombreux parallèles entre ces aires culturelles différentes et éloignées. Van der Lugt classe les rem. O et AA parmi celles qui traitent de la tolérance et rajoute ensuite les rem. T, EE et LL où Bayle reprend ce sujet de façon plus rigoureuse, mais plus implicite à la fois. 338 Après tout ce que Bayle a déjà écrit sur Mahomet et les femmes, il voue une dernière remarque à la jalousie extrême qui poussait le prophète à quelques réglementations. Néanmoins, deux aspects témoignent de la tendresse avec laquelle Mahomet a aimé Ayesha, sa femme préférée, et dont il a même enduré son infidélité. Pour une fois, Bayle fait ressortir un côté doux et faible de Mahomet dans son comportement avec les femmes et le montre comme victime puisqu’il est, malgré toutes ses mesures, un mari trompé. L’effet de position 235 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="236"?> 339 M A H O M E T , rem. NN. 340 M A H O M E T , rem. NN. 341 M A H O M E T , rem. OO. 342 M A H O M E T , rem. OO. joue un rôle important dans ce cas. Comme cette remarque se trouve vers la fin de ce long article, elle adoucit légèrement l’image négative que Bayle a développée avec la relation entre Mahomet et les femmes tout au long des autres remarques. Et Bayle insiste encore là-dessus en attirant l’attention du lecteur sur cette femme préférée qui était considérée après la mort du prophète en tant qu’autorité. Il s’interroge en conséquence sur le statut des femmes de la façon suivante : Il y a quelque sujet de s’étonner que la religion Mahometane soit si peu avantageuse au sexe feminin, puis qu’elle a été fondée par un homme extraordinairement lascif ; & que ses loix furent mises en depôt entre les mains d’une femme, & qu’une autre femme leur pouvoit donner l’interpretation qu’elle vouloit. […] Elle eût donc dû mettre les choses sur un pied très-favorable à son sexe. D’où vient donc qu’elle ne le fit pas ? Etoit-elle de l’humeur de certaines femmes, qui sont les premieres & les plus ardentes à medire de leur sexe ? 339 Mais les questions restent sans réponse et Bayle appelle le lecteur à considérer « les influences du sexe sur la fondation du Musulmanisme, & comment les passions de femme y repandirent bientôt les semences de la discorde. » 340 Le rôle des femmes dans le présent contexte n’est donc pas tout à fait secondaire, mais plutôt moins sérieux et reste à la fin très ambigu, même paradoxal. Bayle garde ce ton dans la toute dernière remarque dans laquelle il copie un « conte fort ridicule touchant la credulité des Mahometans pour les miracles » 341 d’un bénédictin des Pays-Bas. Cette anecdote conduit Bayle à dire que les deux parties se moquent l’une de l’autre et que les mahométans sont certainement au courant de ce qui se dit de ridicule touchant les Moines […]. S’ils savoient le conte du Benedictin Flamand, ils diroient peut-être, ces bons forgerons de miracles nous en fabriquent de bien grossiers ; ce n’est pas qu’ils n’en sachent inventer de bien subtils ; mais ils les gardent pour eux ; ils boivent le vin, & nous envoient la lie. 342 Bayle termine l’article sur un ton hypothétique, et même moqueur, en supposant une pensée musulmane. Par ce moyen, il laisse virtuellement la parole aux musulmans et crée ainsi, encore une fois, une situation où les membres des deux religions se rencontrent à égalité. Chaque partie a l’habitude d’inventer des histoires concernant l’autre à tel point qu’il n’y en a pas une qui est meilleure que 236 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="237"?> l’autre. La fin reste en conséquence ouverte et le lecteur est obligé de parvenir à sa propre conclusion. Quelles connaissances apporte cette description exhaustive de l’article M A ‐ H O M E T des questions concernant le scepticisme baylien ? Tout d’abord, il faut noter que l’image de Mahomet, dépeinte par Bayle, est en général très négative. Son rapport et son attitude envers les femmes sont marqués par la suppression et la jouissance à cause de sa lubricité. Elles sont considérées comme des objets prêts à la servitude pour satisfaire les besoins sexuels des hommes. Néanmoins, Bayle ne manque pas de mentionner deux aspects qu’il ne faut pas imputer à Mahomet dans la rem. Q selon l’état des sources. Ainsi, il garde une distance suffisamment critique envers quelques erreurs transmises dans les écrits d’autres érudits. Et Bayle souligne deux exemples qui témoignent de la tendresse de Mahomet pour son épouse préférée dans la rem. MM et l’influence qu’elle a effectuée sur les sectateurs dans la remarque suivante. Un autre sujet récurrent concerne les informations qui proviennent des sources chrétiennes. Bayle démontre qu’elles sont assez souvent douteuses et donc à examiner avec beaucoup de prudence. La médisance du parti opposé est un comportement humain qui n’a pas d’âge. Pour cette raison, Bayle examine successivement des « contes » qu’on trouve chez quelques auteurs chrétiens et se fie de préférence aux auteurs arabes ce qui devient évident dès la rem. C où il critique l’inexactitude de Moréri et dit que les auteurs arabes sont fort vraisemblables. Ceci n’empêche pas que Bayle s’exprime aussi en tant qu’auteur chrétien et appelle Mahomet « faux prophète ». Cependant, Bayle ne parlait pas l’arabe et son accès aux textes arabes était en conséquence indirect. Il dépendait de traducteurs, de récits de voyages et de témoignages des premiers orientalistes avant la lettre. Sa méthode pour examiner ses sources lui est indispensable pour s’assurer de leur crédibilité et le met autant que possible en état de distinguer les vraies informations des fausses. Car, à part les chrétiens qui diffusent de fausses rumeurs sur leurs adversaires, les sectateurs fidèles au mahométisme ne manquent pas non plus d’inventer de nombreux contes pour la glorification du fondateur de leur religion. Il faut alors se méfier de tous les partis concernés puisque chacun poursuit ses propres intérêts. Bayle s’engage autant qu’il lui est possible afin d’ajuster l’image du mahométisme sans savoir l’arabe. L’apport central de l’article M AH O M E T est la comparaison polémique du mahométisme et du christianisme en ce qui concerne la violence par laquelle les deux religions ont été répandues. Après avoir décrit dans la rem. A que l’étendue de la religion musulmane est plus grande que celle du christianisme, Bayle reprend cette thématique dans le triptyque des rem. N, O et P. Il dénonce les deux religions en démontrant leurs cruautés et sa critique n’épargne pas 237 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="238"?> 343 Voir dans la rem. N l’allusion à l’Édit de Fontainebleau de 1685 qui a révoqué l’Édit de Nantes et a causé les suites fatales de la contrainte pour les protestants. 344 Van der Lugt se réfère également à l’article M A H O M E T , mais l’analyse dans une autre perspective. Lors de son étude du rapport entre Bayle et Jurieu dans le DHC, elle fait ressortir que l’ouvrage est basé sur l’intolérance de Jurieu et de sa théologie favorable à la guerre qui porte quelques traits fanatiques. L’imposture et le fanatisme démontré à l’exemple de Mahomet s’adressent alors implicitement à Jurieu qui, lui aussi, a changé son opinion sur plusieurs questions théologiques et politiques, quand c’était expédient pour lui ou quand les événements prenaient un autre tour, et il était motivé par un zèle assez souvent aveugle. (Voir van der Lugt (2016), p. 129-133.) 345 Brahami (2001), p. 3. 346 Joxe, Pierre, « Bayle, ‘Mahomet’ et l’islam » dans Robert, Philippe de (éd.), Le Rayonne‐ ment de Bayle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010, p. 165-172, cit. p. 165. 347 Ibid., p. 165. le christianisme. En quelques endroits, cette confrontation a une fonction de comparaison cachée et indirecte entre le catholicisme et le protestantisme. 343 En conséquence, de nombreux reproches faits aux musulmans figurent aussi dans l’histoire du christianisme. 344 La conclusion nécessaire est qu’il n’y a pas une religion qui soit meilleure que l’autre, bien au contraire ces remarques font découvrir des parallèles frappants dans l’histoire des deux religions. Cette observation les met sur un pied d’égalité et démontre leur relativité à cause de la différence entre la théorie et la pratique des deux religions. Transmis dans la terminologie sceptique, cela représente l’état de l’isostheneia. Cette équivalence mène également, dans le texte de Bayle, à l’epokhê, puis il fait taire l’orgueil des chrétiens et fait taire alors aussi le jugement du mahométisme pour ses cruautés. La différence réside dans le dernier pas qui suit. Pour Bayle, le but n’est pas l’ataraxia, mais la tolérance. Brahami parvient au même constat en faisant allusion à l’anthropologie. Il semble donc que le scepticisme n’ait fourni au mieux qu’une attitude tolérante ou accueillante vis-à-vis des valeurs et des normes des autres, et qu’il ait permis le développement du « regard éloigné » de l’anthropologue, sans que cet apport suffise pour autant à le considérer comme un élément fondateur. 345 Pierre Joxe identifie dans M AH O M E T ainsi que dans M E C Q U E un « éloge ou [une] réhabilitation masquée de l’islam » 346 par lequel « Bayle exploite magistralement l’impressionnant développement des sciences de l’orientalisme ». 347 L’analyse ci-dessus soutient cette observation de Joxe comme Bayle démontre plein de défauts du christianisme et critique de nombreux auteurs chrétiens et leurs écrits. Mais il oscille entre les deux religions et ne manque pas de montrer les points faibles des deux côtés. La rem. L de M AH O M E T revêt dans ce contexte une importance cruciale : Bayle « rapproche explicitement la morale de l’islam 238 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="239"?> 348 Ibid., p. 166 et voir nos explications et les diverses citations de la rem. L à la p. 227. 349 Ibid., p. 167. 350 Ibid., p. 168 sq. 351 Sturm, Hans P., Einleitung in die Strukturphilosophie der Re-flexion in transkulturaler Anwendung (Transkultural-Philosophie), Augsburg, Edition Verstehen, 2016, p. 142. 352 Joxe (2010), p. 169. de celle de l’Evangile ». 348 Par ce moyen et en « [r]ompant avec la longue tradition occidentale de dénigrement caricatural anti-islamique […], Bayle apporte une réponse moderne en utilisant tous les travaux orientalistes qui se multiplient à l’époque. » 349 La mosaïque des trente-neuf remarques provoque un effet de confusion et représente la raison pour laquelle Joxe parle d’une « apologie ’masquée’ de l’islam parce que, à son époque et non sans risque, Bayle a été un précurseur du dialogue interreligieux. » 350 Et on peut aller encore plus loin et considérer Bayle comme un précurseur de la pensée interculturelle et même transculturelle. Sturm qualifie l’érudit de Stifter der modernen kulturüberschreitenden Philosophie […]. Nicht nur führte er [Pierre Bayle] die Stränge des zu seiner Zeit verfügbaren Wissens über fremde Weltanschauungen zusammen und gründete so die vergleichende Philosophiewissen‐ schaft sozusagen in Vorwegnahme ihrer viel späteren akademischen Etablierung, durch seine Methode, Lehrgehalte in skeptische Gegen(über)stellung zu bringen, sie dieserart abzuwägen und gleichzeitig in ironische Distanz dazu zu treten, dabei die eigene kritische Position weitgehend im Hintergrund zu halten, erzeugte er eine echte, nicht nur eine zur Schau gestellte weltanschauliche Offenheit […]. 351 fondateur de la philosophie transculturelle moderne […]. Il [Pierre Bayle] n’a pas seulement réuni les faisceaux du savoir concernant les visions étrangères du monde qui étaient disponibles à son époque et fondé par ce moyen une science philosophique comparatiste en l’anticipant bien avant que celle-ci se soit établie beaucoup plus tard dans le monde académique. Par sa méthode de confronter différentes doctrines de façon sceptique, de les peser par cette façon de procéder et d’y garder en même temps une distance ironique tout en tenant la propre position critique dans les coulisses autant que possible, il produisait une véritable ouverture d’esprit qui n’était pas conçue pour l’étalage banal […]. Afin de conclure l’examen de M AH O M E T , il faut considérer encore la structure interne de l’article dans une perspective plus globale. D’un côté, il « débute par une démolition méthodique de l’imposteur » 352  ; de l’autre côté, les remarques se transforment, au fur et à mesure, en un plaidoyer ardent pour l’islam. Bayle sépare alors le personnage de Mahomet de la religion musulmane que le monde occidental voit arriver à ses portes au XVII e siècle puisque les Turcs ont pénétré 239 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="240"?> 353 M A H O M E T , corps. 354 van der Lugt (2016), p. 134 ; « D’où le dilemme de Bayle : si la tolérance est élargie aux fanatiques, elle va à son tour mener à une nouvelle intolérance. » 355 Jurieu, Pierre, Des Droits des deux Souverains en matière de Religion, la Conscience et le Prince. Pour détruire le dogme de l’indifférence des Religions & de la tolérance Universelle. Contre un livre intitulé Commentaire philosophique Sur ces paroles de la Parabole Contrains-les d’entrer, Rotterdam, Henri de Graef, 1687, p. 68 ; cité aussi dans van der Lugt (2016), p. 134. 356 Voir ibid., p. 134 sq. en Europe jusqu’en Autriche. La fin du corps de l’article est un véritable éloge de l’islam parce que Bayle avoue que Simon a été blamé […] de certaines choses qu’il a publiées qui tendent à extenuer l’infamie du Mahometisme. […] Mais s’il a raison quant au fond, il merite qu’on le louë ; car il ne faut point fomenter la haine du mal en le decrivant plus noir & plus haïssable qu’il ne l’est effectivement. 353 Par contre, les dernières remarques reprennent quelques aspects douteux par rapport à ce que Bayle a développé auparavant. Cela peut irriter le lecteur parce que les remarques finales contredisent quelques aspects développés ci-dessus. La fin des remarques reste en conséquence en suspens. Van der Lugt attire l’attention sur le dilemme qui surgit au moment où Bayle plaide pour la tolérance tout en travaillant sur le fanatisme et l’imposture : « Hence, Bayle’s dilemma : if toleration is extended to fanatics, it will in turn lead to new intolerance. » 354 Ce dilemme accompagne Bayle depuis son Commentaire philosophique où il thématise la possibilité de l’errance de la raison humaine. Cette possibilité que la raison se trompe justifierait, selon van der Lugt, la persécution tant que les persécuteurs agissent de bonne foi. Ils doivent, « entêtés de l’opinion qu’on doit brûler les hérétiques, […] à cette erreur habillée chez eux en vérité les hommages de l’obéissance. » 355 Suite à la réaction de Jurieu avec le livre intitulé Des Droits des deux Souverains en matière de Religion, la Conscience et le Prince, Bayle réalise que sa théorie de la tolérance ne fonctionne pas dans la pratique et essaie alors plus tard dans le DHC de mettre davantage l’accent sur la pratique et moins sur les principes. 356 Le DHC, grâce à son caractère de recueil éclectique, se prête alors à l’examen d’exemples variés afin de s’approcher d’un concept plus solide. De façon circulaire, Bayle a l’occasion de contempler à plusieurs reprises sa théorie de la tolérance. Dans la rem. K de l’article A R I S T O T E , par exemple, Bayle trace des parallèles entre la culture chrétienne et musulmane et montre que la philosophie d’Aristote donne des points d’accès généraux, car les deux communautés religieuses l’inclurent chacune dans sa doctrine malgré 240 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="241"?> 357 A R I S T O T E , rem. K. Dans la présente citation, ce n’est pas Bayle qui parle directement, mais il cite La Mothe Le Vayer (1642) et s’exprime donc à travers la citation. 358 Voir p. 161 au début de l’examen du scepticisme baylien ; voir aussi Wild (2009), p. 114. tous les combats sanglants. En fait, c’est un endroit où le lecteur ne s’attend pas explicitement à une référence aux musulmans : Celles [les universités chrétiennes] mêmes qui sont contraintes de recevoir les impostures de Mahomet, n’enseignent les sciences que conformément aux principes du Lycée, ausquels ils s’attachent si fort qu’Averroës, Alfarabius, Almubassar, & assez d’autres Philosophes Arabes se sont souvent éloignez des sentimens de leur Prophete, pour ne pas contredire ceux d’Aristote […]. 357 Il est possible d’interpréter ce paragraphe de deux manières : soit, on y découvre un ton respectueux ou bienveillant envers les Arabes en soulignant les parallèles entre les deux cultures ; soit, on soupçonne Bayle - à travers la citation de La Mothe Le Vayer - de lancer ici un commentaire satirique contre les penseurs arabes. Étant donné que Bayle polémique plutôt contre Aristote qu’il n’estime ses écrits, il est possible de lire la citation comme un propos où les deux sceptiques se moquent des arabes parce qu’ils suivent, comme les chrétiens, la doctrine d’Aristote. Et on trouve de nombreux cas semblables à celui-ci. Dans le sous-chapitre suivant, l’examen plus détaillé d’articles avec des sujets orientaux permettra d’illustrer davantage comment Bayle tourne autour de la thématique de la tolérance. En guise de conclusion de l’analyse de M AH O M E T , un rappel des éléments constituants du scepticisme pyrrhonien selon Wild présentés en haut vaut la peine. 358 L’orientation généralement anti-dogmatique, c’est-à-dire l’objectif thérapeutique intersubjectif de la lutte contre le parti pris des dogmatiques, se remarque dans M AH O M E T . La relativisation de l’image eurocentrique présente, d’un côté, l’ambivalence de cette image de soi trop positive face à l’histoire sanglante du christianisme, de l’autre, elle rappelle le fait qu’il existe toujours deux côtés d’une même médaille parce que la perception d’un événement diffère selon la perception des gens concernés. Et Bayle ne lutte pas seulement contre les préjugés des dogmatiques, mais surtout contre le parti pris des fanatiques. Il utilise, de plus, la technique philosophique de la confrontation ce qui mène à l’isostheneia. Certes, il ne poursuit pas d’argumentation philosophique au sens propre dans M AH O M E T , mais il transpose cette technique dans ce contexte, et utilise la confrontation des positions afin de créer cette égalité des forces. Concrètement, il confronte l’image traditionnelle des chrétiens, qui perçoivent le christianisme en tant que religion de la paix et l’islam en tant que religion de la guerre, avec les cruautés de l’Antiquité romaine, les croisades, l’inquisition et les 241 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="242"?> 359 Irwin (2017). 360 Ibid., p. 146. 361 Balázs (2017), p. 203. guerres de religion. Cet aperçu extrêmement négatif provoque l’état d’opinions équivalentes face auquel il faut nécessairement suspendre le jugement (epokhê), prochain aspect de la liste de Wild. Mais la prochaine étape n’a plus rien à voir avec le pyrrhonisme où l’ataraxia, la suprême tranquillité de l’âme, découle directement de l’epokhê. Chez Bayle, on arrive d’abord à une prise de conscience concernant l’égalité des opinions ce qui recèle en soi le potentiel argumentatif de mener à la tolérance puisqu’on ne peut plus trouver un critère justifiant la suprématie d’une des opinions concernées. Finalement, on découvre implicitement l’orientation aux apparences subjectives et l’utilisation des modes bien qu’il faille avouer que ces traces sont très légères. Selon nous, Bayle fait preuve d’une influence pyrrhonienne afin de construire l’idée de la tolérance, mais l’ancienne doctrine est adaptée au besoin de l’auteur et porte en conséquence des marques de l’esprit du temps. Cependant, il est également possible d’argumenter en faveur des académiciens. Irwin analyse comment le scepticisme académique chez Bayle influence sa construction de la morale. Elle base cette analyse sur la conception de la droite raison, de la lumière naturelle et de la conscience et parvient par ce moyen, comme nous dans ce contexte, à l’observation que Bayle tend à s’investir en faveur de la tolérance religieuse, tout en ayant conscience qu’il ne faut pas laisser de l’espace aux fanatiques. 359 Comme l’analyse de M AH O M E T a démontré, Bayle plaide pour la tolérance, mais pas jusqu’au point de tolérer les intolérants, c’est-à-dire les fanatiques. En considérant différents écrits de Bayle, Irwin donne un aperçu riche des réflexions du philosophe de Rotterdam et explique finalement que « [l]’action droite exige la droite raison, et la droite raison exige la tolérance. » 360 Comme nos réflexions sont uniquement basées sur le DHC, la lecture de l’article de Balázs rajoute encore une perspective. Son point de départ est l’objection de certains historien sociaux contre l’approche des historiens de la philosophie spécialistes des argumentations en faveur de la tolérance ou de la liberté de conscience : ils leur reprochent en premier lieu d’exagérer l’impact des idées philosophiques sur les processus historiques et, en second lieu, d’étudier leur problématique à un niveau d’abstraction trop élevé, trop éloigné des préoccupations pratiques et du contexte de la création des textes en question. 361 Il se réfère ensuite à Benjamin Kaplan et à sa thèse provocatrice qu’il faut abandonner l’illusion que les idées philosophiques joueraient un rôle décisif 242 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="243"?> 362 Ibid., p. 204. 363 Ibid., p. 208 sq. 364 Voir le sous-chapitre 1.2.9 « Plusieurs de mes lecteurs seront bien aises de voir ici … » - Le rôle du lecteur. 365 Balázs (2017), p. 212. « dans la formation des mentalités et dans le déroulement de la politique. » 362 L’argumentation est composée de façon pertinente et est basée sur la prémisse que de profonds changements politiques ou sociaux se déroulent pour des raisons pragmatiques et que des facteurs sociaux ont également un impact plus direct et déterminant que d’abstraites constructions théoriques philosophiques. Il s’agit donc de la divergence habituelle entre la théorie et la pratique. Dans ce contexte, il faut alors s’interroger sur la question de savoir comment le public des lecteurs est composé. En se référant à Jonathan Israel, Balázs explique que « les foules sont toujours orientées dans leurs actions par une élite intellectuelle sensible aux argumentations spéculatives. » 363 Mais comme les réflexions sur le rôle du lecteur 364 ont démontré Bayle cible un public plus vaste de sorte que les lecteurs moins cultivés ont en général le même accès à sa pensée que les lecteurs érudits. C’est-à-dire que la divergence entre la foule et l’élite peut être réduite jusqu’à un certain degré. Pourtant, la leçon que Balázs tire des Pensées diverses sur la Comète de Bayle est également valable pour le contexte du DHC : bien plus que les convictions théologico-philosophiques, ce sont le lien social et les facteurs psychologiques qui déterminent les comportements humains. L’éducation, les lois, les institutions forment ce que nous pourrions appeler une culture politique, et donnent un contenu à l’éthique de la coexistence humaine. 365 Afin d’obtenir alors un effet visible dans la vie pratique, il faut remanier les idées théologico-philosophiques d’une telle manière qu’elles soient compréhensibles et donc enseignables à un plus grand publique. Nous avons déjà souligné plusieurs fois le côté didactique de Bayle et son travail avec les articles du DHC, le morcellement et la dispersion des sujets sont tout à fait favorables pour éduquer le public. L’influence sur les lois et les institutions est problématique, mais au moins Bayle a trouvé un moyen - en écrivant un dictionnaire - de rendre des idées, telle que la tolérance, plus accessibles. L’analyse suivante de trois articles qui ont un rapport à l’Orient illustre davantage les réflexions sur la tolérance. 2.3.2.2 L’Orient dans le Dictionaire historique et critique Le fait de pouvoir découper un sujet en plusieurs morceaux et de les disperser ensuite dans différents endroits est essentiel pour Bayle et est certainement 243 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="244"?> 366 S O M M O N A -C O D O M , rem. A. 367 S O M M O N A -C O D O M , rem. A. 368 Voir S O M M O N A -C O D O M , rem. A. 369 S O M M O N A -C O D O M , rem. A. 370 S O M M O N A -C O D O M , rem. A. l’avantage le plus important que le genre lexicographique lui offre. L’article S O MM O NA -C O D O M est issu d’une objection que Jacques du Rondel a émise dans une lettre à Bayle. Dans la citation inaugurant la longue rem. A, du Rondel aborde deux aspects qui deviennent le sujet de la première remarque : d’un côté, il parle du phénomène que les peuples siamois prient et invoquent Som‐ mona-Codom, nom derrière lequel se cache Bouddha, tandis qu’il n’intervient pas dans la vie humaine et ne se mêle de rien dans son Nirvana ; de l’autre côté, il évoque le fait que, même sans une divinité, « il se trouveroit parmi les hommes force gens qui aspireroient à ce degré de gloire » 366 qu’ils essaient d’atteindre en imitant un beau modèle. Dans la première partie Bayle rentre dans la discussion de la providence et de l’arbitraire aveugle, c’est-à-dire le débat de la grâce suffisante et de la grâce efficace. Il décrit la conséquence problématique d’une argumentation chrétienne selon laquelle le salut se décide au seuil de la mort en relation avec l’attitude spirituelle de la personne mourante, quelle que que soit sa conduite durant sa vie. « De là peut venir sans doute que la crainte des jugemens de Dieu, ni l’espoir de ses recompenses ne fassent pas sur les mondains beaucoup d’impression. » 367 Ensuite, Bayle passe à l’examen des difficultés liées à l’efficacité de la prière 368 ce qui le fait revenir à l’éloge des Siamois. Malgré leur impiété, leur conviction les incite à se comporter correctement : Puis donc que les Siamois se persuadent qu’il y a une liaison fatale, immuable, necessaire entre la vertu & le bonheur, & entre le vice & le malheur, cette impieté devroit être plus efficace pour les porter à bien vivre, que la religion ne l’est en d’autres païs. 369 Cependant, Bayle considère que le problème d’un tel système de récompense n’empêche pas qu’un incident grave arrive à un bienfaiteur. Il conclut que « c’est seulement le dogme de leurs gens de lettres qui ont nié la providence, & qui ont vu neanmoins qu’il étoit utile de conserver l’opinion commune touchant les peines & les recompenses. » 370 Mais il ne s’arrête pas à cela et reprend le deuxième fil de l’objection de du Rondel et énonce la réflexion suivante : Mais quoi, dira-t-on, des hommes pleins d’admiration pour une nature excellente, sainte & heureuse, & honorée par toute la terre, ne pourront-ils pas se la proposer comme un modele de leur vie ; & dans le dessein de l’imiter, ne pourront-ils pas 244 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="245"?> 371 S O M M O N A -C O D O M , rem. A. 372 S O M M O N A -C O D O M , rem. A. 373 S O M M O N A -C O D O M , rem. C. combatre leurs mauvaises inclinations, & tendre vers la vertu avec des efforts extraordinaires ? Je repons qu’ils le pourront, pourvu qu’ils croient que cette penible imitation les rendra semblables à cette nature, ou leur procurera quelque autre gloire d’un très-grand prix. 371 Terrain glissant à cause du reproche d’athéisme que l’on peut formuler à la suite d’une telle réflexion. Pour cette raison, Bayle choisit un exemple de l’Antiquité en se référant à Alexandre le Grand, Jules César, Miltiade et Thémistocle. Par cet artifice, il minimise la base d’une éventuelle attaque de la part de ses adversaires chrétiens et explique par ce biais que « la foi de l’existence divine, sans celle de la providence, ne doit point passer pour un motif à la vertu, si tout ce qu’elle peut produire peut-être produit par la seule idée de l’honnête, & par la seule envie d’être loué ». 372 Bayle termine la remarque avec une brève phrase sur Épicure, mais ne commente pas en détail cette dernière réflexion. Le lecteur est livré à lui-même pour toute recherche de réponse à la discussion des trois possibilités différentes : 1 o l’existence d’une divinité qui ne se mêle pas du tout des affaires humaines, mais sert de modèle à l’imitation et donc de motif à la vertu, 2 o l’existence d’un dieu qui accorde la grâce en récompensant les bonnes actions et en punissant les mauvaises, 3 o l’existence d’un dieu qui accorde la grâce selon sa volonté, c’est-à-dire selon des raisons qui restent inconnues à l’homme et ce dernier ne peut pas influencer son destin. Dans la remarque suivante, Bayle cite un passage de Guy Tachard, prêtre jésuite qui a voyagé au Siam pour des affaires diplomatiques. Il montre ainsi que le culte des Siamois pour Sommona-Codom n’est pas une pure fin en soi, mais qu’il est plutôt considéré comme utile. À cela, Bayle fait suivre une autre citation de Tachard dans la rem. C où il traite du frère de Sommona-Codom, Thévathat. Il utilise la description de sa vie, de sa mort et de sa demeure dans l’enfer - ce qui ressemble beaucoup à la mort de Jésus Christ sur la croix d’ailleurs - pour démontrer que « leur culte n’est point detaché des motifs de l’interêt » 373 puisque Sommona-Codom propose pourtant des conditions qui pourraient sauver l’homme de l’enfer. En conséquence, il se mêle de la vie humaine. Cet article, que nous apprend-il ? Bayle construit dans la première remarque la possibilité d’agir vertueusement sans besoin d’une instance qui récompense ou qui punit, sans recourir à une autorité divine ou à la providence. La séparation de la divinité vénérée du culte religieux des Siamois sert de point de départ, tandis que les rem. B et C présentent des passages du récit de voyage de Tachard 245 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="246"?> 374 J A P O N , corps. 375 J A P O N , rem. A. Les caractères italiques se trouvent dans l’original de 1702. qui témoignent que cette séparation n’est pas la réalité du quotidien. Bayle travaille alors à deux niveaux. D’un côté, il sonde la valeur d’une argumentation éthique athée, de l’autre, en se référant au texte, il dit que les Siamois ne sont pas cohérents dans leur pratique religieuse. Dans le premier cas, il développe une pensée à un niveau de réflexion, dans le deuxième, il se réfère à un savoir transmis par un voyageur jésuite. Il confronte alors la théorie à la pratique ce qui montre que les deux ne coïcident pas forcément. De plus, rappelons un détail, à savoir que l’article sur S O MM O NA -C O D O M était la réaction de Bayle aux objections de du Rondel à l’article L U C R È C E , poète et philosophe, dans lequel Bayle avait déjà abordé le sujet de l’athéisme qui n’exclut pas la vie éthique et correcte. Cette observation illustre la façon de travailler de Bayle, c’est-à-dire de reprendre un sujet en différents endroits, et montre son ouverture d’esprit pour des réflexions philosophiques qui heurtent la pensée des contemporains chrétiens orthodoxes. La capacité de prendre de la distance face à un sujet délicat, mais aussi essentiel à l’époque de Bayle que les discussions concernant la grâce efficace et la grâce suffisante, qui échauffent les esprits des protestants ainsi que des catholiques, des jésuites ainsi que des jansénistes, rendent visible son attitude ouverte et tolérante. Un des rares articles géographiques traite du J A P O N et s’insère aussi dans cette réflexion sur l’ouverture d’esprit. Bayle consacre le corps de l’article à la description « de la Theologie de ces Insulaires » 374 , trace des parallèles avec le système hiérarchique chrétien en citant l’extrait de l’Histoire de l’église du Japon de Jean Crasset, retenu dans le Journal des Savans, et mentionne la courte présence du christianisme au Japon. La première remarque détaille davantage les parallèles entre les religieux orientaux et occidentaux : le celibat mal observé, les tromperies cachées sous les aparences d’une morale rigide, le profit des enterremens, le secours envoie aux ames separées du corps fourniroient beaucoup de comparaisons. Je suis persuadé que plusieurs personnes n’ont pu lire les extraits de Mr. Cousin sans s’écrier interieurement, c’est comme chez nous. 375 A cela Bayle ajoute une pensée sur la qualité des récits de voyage en remarquant que les missionnaires aux Indes publient dans leurs écrits les faussetez, & les fraudes qu’ils ont observées dans le culte de ces nations idolâtres. Ils s’en moquent, mais ils ont à craindre qu’on ne les fasse souvenir […] du reproche que 246 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="247"?> 376 J A P O N , rem. A. 377 J A P O N , rem. D. 378 J A P O N , rem. F. Selon l’explication de Bayle dans la rem. A, les bonzes ont le statut de moines chrétiens dans la hiérarchie de leur religion. meritent, & des represailles à quoi s’exposent ceux qui meconnoissent leurs defauts, & decouvrent avec la derniere sagacité les vices d’autrui. 376 Mais il suppose que les orientaux rendraient la pareille aux occidentaux lors de leurs voyages dans les villes d’Europe. De plus, Bayle démontre le parallèle entre la doctrine de Spinoza et celle d’une secte japonaise ce qu’il commente de façon ironique : On ne peut assez admirer qu’une idée si extravagante, & si remplie de contradictions absurdes ait pu se fourrer dans l’ame de tant de gens si éloignez les uns des autres, & si diferens entre eux en humeur, en éducation, en coutumes, & en genie. 377 Cette phrase implique aussi que les gens se ressemblent dans leurs pensées, malgré les frontières géographiques, politiques, idéologiques ou religieuses. Ils parviennent à de semblables réflexions, peu importe leur appartenance culturelle. Par ce moyen, Bayle renverse la conception habituelle. Il change de perspective, notamment dans la rem. E où il critique le christianisme du XVI e siècle qui n’avait plus rien à voir avec celui des trois premiers siècles. En évoquant par des mots-clés le passé sanguinaire du christianisme, il crée la base argumentative pour rendre compréhensible le fait que les Japonais se sont défendus contre les chrétiens et leur prosélytisme cruel tel qu’on l’a vécu aux Amériques, par exemple. La dernière remarque continue dans cet esprit, pour relativiser le point de vue chrétien. Bayle reprend Antonio Possevino et décrit à travers ce texte quatre ordonnances des moines japonais qui paraissent monstrueuses à l’oreille occidentale. Mais il relativise immédiatement le rapport du jésuite en rappelant au lecteur de ne pas se précipiter dans ses jugements : mais si l’on se hazarde de joindre le droit au fait, & de prononcer que la doctrine des Bonzes est toute telle que Possevin la represente, on peut craindre justement d’aller trop vite ; car enfin il ne faut jamais condamner les gens sur le temoignage de leurs ennemis ; il est bon de s’informer s’ils conviennent que l’on ait representé fidellement leur doctrine. 378 C’est un appel à toujours considérer les deux côtés de la médaille. Bayle signale encore trois aspects. Premièrement, il faut être conscient que les textes sacrés ne sont pas à prendre au sens littéral mais qu’ils doivent être interprétés. Deuxièmement, même si le rapport de Possevino était vrai en partie, il se peut 247 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="248"?> 379 Voir J A P O N , rem. F. 380 G Y M N O S O P H I S T E S , corps. 381 Voir G Y M N O S O P H I S T E S , rem. D. que les informations ne concernent qu’une secte et non pas la religion japonaise en entier, tel que le culte de la Sainte Vierge et des saints ne concerne pas toutes les confessions du christianisme. Et troisièmement, Bayle mentionne qu’il aimerait bien connaître la version des bonzes concernant ce que Possevino leur a imputé et concernant l’histoire du christianisme dans leurs îles. 379 L’ensemble des différents aspects de la rem. F sert finalement à remettre en question les textes des missionnaires jésuites qui ont une perception très particulière de ces religions et des cultes des peuples de pays lointains. La confrontation de ces textes avec la version du parti opposé est alors essentielle pour s’approcher de la réalité. Cette confrontation des divers points de vue et perceptions rappelle les dix modes de Sextus Empiricus par lesquels il démontre la relativité de la perception sensorielle. Dans le dixième mode, la relativité joue un rôle central quand Sextus explique que différentes cultures considèrent différemment les vertus et les vices, les habitudes ou les rites, par exemple. Bayle garde cette idée et fait allusion à cette relativité des formes culturelles dans l’article J A P O N . Implicitement, il appelle à la suspension d’un jugement précipité motivé par des préjugés, à l’examen critique des sources, en s’interrogeant sur l’origine et les motifs de l’auteur, et à la tolérance de ce qui est étranger à la propre pensée. Une fois de plus, il faut constater que le scepticisme et quelques-uns de ses éléments structuraux servent d’outils à un autre but, dans le cas présent, l’appel à la tolérance envers d’autres cultures. Dans ce courant de pensée s’insèrent les deux articles G Y MN O S O P HI S T E S et plus encore B R A C HMAN E S . La manière baylienne de choisir les mots pour décrire ces philosophes indiens est remplie d’estime et de respect : les maximes que les historiens leur attribuent, & les discours qu’on leur fait tenir, ne sentent point le barbare : on y voit au contraire bien des choses d’un grand sens, & d’une profonde meditation. On ne peut pas se plaindre qu’ils aient mal soutenu la majesté de la Philosophie […]. 380 On entend ici l’appel implicite à être prudent et à se méfier des rapports de certains auteurs. Les comparaisons que Bayle fait entre les anciens philosophes grecs, tels que Socrate, et les gymnosophistes, fait ressortir un parallèle qui rapproche les deux sphères culturelles. 381 Dans la rem. E, Bayle loue l’indiffé‐ rence des Indiens pour la vie et pour la mort en réprimandant « les Chretiens, à qui, generalement parlant, l’esperance prochaine du Paradis ne peut arracher 248 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="249"?> 382 G Y M N O S O P H I S T E S , rem. E. 383 B R A C H M A N E S , rem. G. Les caractères italiques se trouvent dans l’original de 1702. 384 B R A C H M A N E S , rem. I. 385 B R A C H M A N E S , rem. K. l’amour immense qu’ils ont pour la vie. » 382 Le rapport entre les Indiens et les Grecs devient également visible dans l’article sur les B R A C HMAN E S , un groupe de philosophes indiens. Bayle compare, dans les remarques, de nombreuses sources concernant le comportement de ces philosophes avec les femmes et plus encore concernant la question de savoir s’ils ont porté des habits ou non. La composition de la rem. F montre la divergence des auteurs sur les espèces de gymnosophistes et dégage ensuite la question des habits. Le fait que Bayle termine cette remarque avec une question ouverte, en s’interrogeant comment Juan Luis Vivès a pu parvenir à certaines conclusions, laisse donc l’information, et aussi le lecteur, en suspens. La rem. G reprend la question des habits et Bayle ne se lasse pas de continuer la collection des déclarations variées. Néarchus et Onésicrite comparés à Hiéroclès, Philostrate et Mégasthénes comparés à Cicéron, le bric-à-brac des propos ne conduit pas à un résultat satisfaisant à la fin, de sorte que le philosophe de Rotterdam tente une explication plutôt dérisoire : « peut-être n’ont-ils pas suivi dans tous les siecles le même Institut, & qu’avec le distingue tempora, on pourroit accorder ensemble quelques-unes des variations des Auteurs qui ont parlé d’eux. » 383 Lors de la comparaison des brahmanes avec les quiétistes, issus de la tradition mystique catholique, Bayle prend parti assez explicitement. Il présente d’abord le sujet à travers une citation du Père Charles le Gobien, qui évoque leur méthode pour parvenir au bonheur de l’homme qui consiste dans le « profond assoupissement de l’esprit, ce repos de toutes les puissances, cette continuelle suspension des sens ». 384 Il est intéressant de voir que Bayle n’associe pas le pyrrhonisme à la doctrine brahmane, mais à celle des quiétistes. Apparemment, il n’est pas tout à fait conscient du but de philosopher en sceptique pyrrhonien, d’atteindre l’état du bonheur, donc la parfaite quiétude de l’âme. Bien au contraire, il est d’avis qu’il faut réfuter ce monstre d’indifférence qu’est le dogme des quiétistes. Dans ce qui suit, il cite à nouveau plusieurs auteurs et crée une image négative de la conviction des quiétistes qu’il estime dangereuse aux bonnes mœurs. Une comparaison imagée des orientaux sert de sujet à la dernière remarque. Bayle retient une cosmogonie où l’araignée est utilisée de façon emblématique pour expliquer l’origine et le devenir de l’univers. Il la qualifie de « sotises que les Orientaux croient depuis tant de siecles » 385 et déclare « que l’on est fort excusable, lors qu’[…]on les attribuë à la colere celeste dont on s’étonne 249 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="250"?> 386 B R A C H M A N E S , rem. K. de la durée, & de la grandeur. » 386 Étant donné les observations ci-dessus sur l’appel à la tolérance, ce genre de commentaire peut irriter. Dans les exemples cités auparavant, on a découvert un côté respectueux de Bayle pour la pensée orientale. La proximité que Bayle voit dans la conviction centrale des brahmanes et des quiétistes a un impact plutôt nuisible sur son attitude ouverte et remplie d’estime pour les acquisitions intellectuelles et philosophiques des cultures de l’Est. En conséquence, il n’est pas possible de peindre une image homogène de la tolérance chez Bayle. Elle est, au contraire, très différenciée, très complexe et elle tient compte de la réalité. Jamais Bayle n’est catégoriquement pour ou contre et jamais il ne suit aveuglément une doctrine ou une argumentation sans la faire passer au banc d’essai. Cette façon de procéder est très caractéristique bien qu’elle rende une interprétation intégrale pratiquement impossible. Elle permet de découvrir d’innombrables facettes d’une affaire, mais complique les réponses simples. Il est alors tout à fait sensé de parler des mille et une lectures possibles du DHC puisque les articles sont tellement riches d’aspects et d’informations qu’on peut être certain de trouver quelque part ailleurs dans un autre article une contradiction à ce qu’on vient de lire. Selon la composition individuelle d’un choix d’articles que chaque lecteur construit à sa façon et selon ses intérêts, il crée une approche personnelle et kaléidoscopique. La direction que le lecteur choisit de suivre - guidé soit par sa curiosité, soit par les renvois, soit par le hasard - a un impact immédiat sur sa perspective. Pour cette raison, l’interprétation varie d’un lecteur à l’autre et aucun ne peut prétendre avoir la meilleure interprétation. Bien au contraire, les lecteurs de Bayle sont de plus en plus obligés de prendre conscience de la relativité de leur lecture du DHC. De façon inductive, le philosophe de Rotterdam nous fait prendre une attitude sceptique. En conséquence, ce n’est pas seulement dans les articles ou bien dans leur présentation et leur structure que Bayle passe pour un sceptique. Il faut considérer l’ouvrage intégral afin de détecter sa dimension sceptique. La mise en pratique du scepticisme s’effectue alors plus au niveau de la forme que du contenu. Quelle connaissance procure finalement l’analyse de ces articles orientaux ? Quelle réponse faut-il formuler dans ce contexte à la question de savoir si Bayle pratique et vit le scepticisme ? Les traces du pyrrhonisme se trouvent partout et la relativité représente la clé de voûte. Elle est l’argument polyvalent qui rend le plus grand service. En conséquence, l’ensemble des articles fait ressortir que Bayle fait preuve d’un relativisme important bien qu’il mène souvent à des réponses et à des conclusions logiques sans les formuler trop explicitement. De 250 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="251"?> 387 P A S C A L , corps. 388 F A R E L , corps. 389 A V E R R O E S , corps. 390 A V E R R O E S , corps. surcroît, il relativise mutuellement les religions de manière que ni les catholi‐ ques, ni les protestants, ni les musulmans, ni d’autres religions orientales passent pour tout à fait bons ou tout à fait méchants. Dans l’article P A S C AL , par exemple, Bayle présente « l’un des plus sublimes esprits du monde » 387 comme un bon catholique et exprime son estime pour ses mérites intellectuels. Ceci n’empêche pas que Bayle mentionne aussi les côtés négatifs de ce « grand philosophe » comme il l’appelle. Guillaume F A R E L , « l’un des principaux Ministres de l’Eglise Reformée » 388 est un de nombreux autres articles dans lesquels Bayle présente de manière favorable le personnage tout en montrant aussi des traits de caractère négatifs, un écrit ou un événement douteux. Et finalement, A V E R R O E S , « l’un des plus subtils Philosophes qui aient paru entre les Arabes » 389 dont on a critiqué « la religion […], car on veut que non seulement il ait meprisé le Judaïsme, & le Christianisme, mais aussi le Mahometisme qui étoit sa religion exterieure. » 390 Ces trois courts exemples illustrent que Bayle travaille attentivement à faire ressortir autant de facettes du personnage que possible, évite des descriptions trop simplistes et tient, au contraire, compte de la complexité. Pour donner suite à la brève analyse de la dimension orientale dans le DHC, en relation avec les réflexions sur la mise en scène et sur la pratique du scepticisme, on peut conclure que Bayle passe certes pour un sceptique. La composition des articles examinés ci-dessus montre ce schéma dialectique du pour et du contre qui alternent de sorte qu’au niveau de la structuration argumentative du texte baylien, on voit l’application du mode de la relativité. Et avec la fin ouverte sans conclusion définitive de la part de Bayle, on peut résumer qu’il pratique la skepsis sous réserve que tout scepticisme moderne ne soit plus entièrement doctrine à fin en soi, mais exerce également une fonction d’aide à réflexion qui cible des idées et buts intellectuels en dehors de la philosophie. Par la composition des articles de manière que Bayle relativise les différentes positions des érudits entre elles, il faut nécessairement conclure que la structure formellement sceptique effectue aussi un impact sur le contenu. En démontrant que tout propos peut être relativisé, Bayle montre la relativité des opinions et des visions que ses contemporains faisaient circuler dans leurs écrits - et tout ce qui est relatif ne peut pas réclamer un statut absolu lié à une supériorité. La conséquence logique est alors qu’elles ont toutes droit de coexister et qu’elles doivent se tolérer mutuellement. 251 2.3 Mise en scène ou véritable pratique ? <?page no="252"?> 391 Van Bunge trace un panorama semblable au nôtre en considérant les travaux scienti‐ fique sur Balye et le scepticisme. Et cette révision de la recherche sur le scepticisme baylien le conduit à conclure : « Nobody knows what Bayle believed by the end of his life, and it remains to be seen to what extend his writings allow us to reconstruct his intellectual and religious Werdegang, if only because of their volume. » (van Bunge, Wiep, « Bayle’s Skepticism Revisited », dans Spaans, Joke et Touber, Jetze (éds.), Enlightened Religion - From Confessional Churches to Polite Piety in the Dutch Republic, Leiden, Brill, 2019, p. 292-315, cit. p 313. « Personne ne sait ce que Bayle croyait à la fin de sa vie et il reste à voir, à quel point ses écrits nous permettent de reconstruire son parcours intéllectuel et religieux, déjà en raison de leur taille. ») 392 Nous reprenons ce terme de Didier que nous citons ci-dessous, voir p. 256. 393 McKenna (2017), p. 148. 394 Voir le sous-chapitre 1.2.9 « Plusieurs de mes lecteurs seront bien aises de voir ici … » - Le rôle du lecteur. 2.4 Conclusion intermédiaire : les parties et l’ensemble À la suite de ce que nous venons d’analyser, la conception de la mise en scène et de la pratique ont pour but de rajouter à la recherche une interprétation du scepticisme baylien, tel qu’il se manifeste dans le DHC, qui met en valeur la forme extérieure et la structure argumentative. Cependant, il faut réaliser que l’interprétation définitive du texte de Bayle à cet égard reste un idéal, étant donné que ce texte est très riche et dense en informations. 391 De plus, l’impact du genre se fait sentir considérablement dans ce contexte parce que le caractère éclectique de la collection du savoir motive Bayle, comme ses collègues lexico‐ graphes, à rassembler autant de connaissances que possibles. En y associant la méthode sceptique, Bayle cherche alors les arguments affirmatifs et ceux qui les réfutent. Et inversement, le morcellement 392 du texte, respectivement la forme en articles et en remarques aboutit chez Bayle à un scepticisme qui se manifeste à travers la forme. Elle sert d’échafaudage au texte et transmet le message sceptique tandis qu’au niveau du contenu ce message reste ambigu, parfois con‐ tradictoire ou même paradoxal, malgré d’innombrables commentaires explicites et implicites. McKenna remarque à propos de la méthodologie de Bayle qu’« il procède toujours systématiquement par l’examen des différentes réponses qui peuvent être apportées par son interlocuteur à telle ou telle question et par la démonstration implacable que ces réponses sont insatisfaisantes. » 393 Cet effet est encore renforcé par la technique de lecture individuelle de chaque lecteur. Lors du sous-chapitre sur le rôle du lecteur 394 , nous avons déjà souligné qu’il est un participant actif et inclus dans le dialogue mené dans le texte. La lecture pluridimensionnelle provoque alors le phénomène qu’il y a mille et une façon de lire le DHC et d’interpréter en conséquence l’attitude de Bayle envers les thématiques abordées. L’exhaustive littérature de recherche tient 252 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="253"?> 395 Dans d’autres textes de Bayle, on trouve également des passages qui propagent sa pensée sceptique. Notre étude se concentre sur le DHC afin de donner une image telle qu’elle se présente dans une publication. L’analyse de la structure textuelle de l’ouvrage De la tolérance : Commentaire philosophique ou des Pensées diverses sur la comète serait une piste intéressante à suivre pour rajouter encore d’autres pièces à la mosaïque du scepticisme baylien. 396 Laursen (2011), p. 140 ; « […] la raison est faible et pousse soi-même dans des paradoxes et nous sommes les produits de notre éducation. » 397 Voir en particulier le sous-chapitre 2.3.1.2 La tendance fidéiste de Bayle et l’abstraction structurale. compte de ces nombreuses façons de lire Bayle. 395 Cette observation a motivé notre réflexion de considérer l’ouvrage intégral, le dictionnaire, comme la manifestation du scepticisme baylien. Les nombreux petits commentaires de Bayle, découpés en morceaux et dispersés dans l’ouvrage, créent finalement, dans l’ensemble du DHC, une atmosphère sceptique. La corrélation entre les parties et l’ensemble provoque, dans ce cas, de la confusion. Une fois la lecture terminée, le lecteur s’est approprié beaucoup d’informations, il a suivi des changements de perspectives et la confrontation dialectique de divers arguments. Mais en ce qui concerne l’attitude concrète de Bayle, il reste plutôt confus. À cause de la fin ouverte, le lecteur se retrouve dans un état d’irritation où il est de moins en moins capable de juger concrètement les discussions, les débats et l’opinion de Bayle. Il peut envisager plusieurs possibilités : continuer la recherche d’arguments supplémentaires, soit dans d’autres articles du DHC, soit dans d’autres ouvrages, soit par ses propres réflexions qui lui permettraient par la suite de reprendre son autonomie de juger des sujets en question. Mais un premier effet nécessaire de la confusion créée par Bayle est donc la suspension du jugement qui anime par la suite ses propres réflexions. Laursen conclut en langage pyrrhonien après l’examen du Commentaire philosophique de Bayle que ce dernier est convaincu de la faiblesse de la raison humaine : « reason is weak and works itself into paradoxes, and we are products of our education. » 396 Comme nous l’avons vu dans le sous-chapitre sur la mise en scène, ce moment de prise de conscience de la faiblesse de la raison humaine figure également dans le DHC. 397 C’est le moment de l’isostheneia où Bayle recourt plusieurs fois à la foi et à la révélation divine dans l’argumentation fidéiste, afin de sortir de l’insuffisance de la raison humaine. Cependant, il est possible de continuer la réflexion dans un autre sens. La doctrine pyrrhonienne enseigne la relativité des objets par rapport à nos sens et à notre entendement, et aussi la relativité des coutumes et de l’éducation. Cela met à égalité la valeur de différentes attitudes de telle manière que - à cause de la faiblesse de la raison humaine - il n’y plus de prépondérance justifiable d’une seule conviction. 253 2.4 Conclusion intermédiaire : les parties et l’ensemble <?page no="254"?> 398 Laursen (2011), p. 140. 399 Voir Paganini (2008), p. 349-384. Comme Paganini l’indique dans le titre de son ouvrage, il se donne pour but d’étudier le débat des modernes sur le scepticisme. En conséquence, il faut nécessairement tolérer d’autres convictions à cause de l’égalité de leur force. Dans les deux cas décrits, l’isostheneia n’est plus suivie de l’epokhê comme c’est le cas dans la tradition sceptique de l’Antiquité. La transmission du scepticisme au XVII e siècle va alors de pair avec une adaptation au besoin du temps moderne. Bayle comme Montaigne ou La Mothe Le Vayer fonctionnalise l’argumentation sceptique afin de réaliser des buts idéologiques et donc autres que le bonheur et la tranquillité de l’homme. Si on mène la réflexion dans cette perspective, la tolérance surgit alors suite à la faiblesse ou à l’insuffisance de la raison. Laursen résume que Bayle may believe his reason has taught him some truths, but he also recognizes that other people’s reason teaches them different truths. This may be interpreted as a sort of suspension of judgment about the universal truth of moral ideas, and amount to following the traditional skeptical reliance on customs and education in determining how to live. 398 Bayle croit bien que sa raison lui a enseigné quelques vérités, mais il reconnaît aussi que la raison d’autres gens leur enseigne d’autres vérités. Cela peut être interprété comme une sorte de suspension de jugement concernant la vérité universelle d’idées morales et équivaut à suivre la dépendance traditionnelle sceptique des coutumes et de l’éducation en déterminant la façon de vivre. La relativité que Laursen aborde dans ce passage concernant la vérité person‐ nelle de chacun détermine finalement le mode de vie. L’attitude sceptique a donc un impact pratique. Cette observation montre que le scepticisme baylien n’est pas seulement un concept théorique, mais aussi une attitude pratique pour la vie au quotidien. Laursen confirme l’effet pratique du scepticisme à base du Commentaire philosophique et partage en conséquence l’interprétation selon laquelle cette doctrine philosophique constitue chez Bayle aussi une pratique. Paganini accentue d’autres aspects et insiste sur la modernisation du scepti‐ cisme. Dans son chapitre sur Bayle, il débat de l’interdépendance entre l’appel à la foi, les conflits de l’omnipotence et de la véracité divine, c’est-à-dire les multiples problématiques de la théodicée, et la garantie des connaissances humaines à partir de notions théologiques, mais aussi philosophiques. Il replace Bayle et son œuvre, par ce moyen, dans le contexte de la pensée cartésienne et du courant intellectuel de son temps, mais s’interroge moins sur la nature sceptique du philosophe de Rotterdam. 399 Francine Markovits prend, comme 254 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="255"?> 400 Markovits, Francine, « Bayle sur les traces de Sextus » dans Delpla, Isabelle et Robert, Philippe de (éds.), La raison corrosive, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 175-210, cit. p. 175 sq. 401 Ibid., p. 176. 402 Ibid., p. 182. 403 Kenshur, Oscar, « Pierre Bayle and the Structure of Doubt » dans Eighteenth-Century Studies, vol. 21, n o 3, 1988, p. 297-315, cit. p. 315. Paganini, les arguments cartésiens comme point de départ, mais poursuit une autre piste. Son approche insère Bayle dans la tradition pyrrhonienne, telle qu’elle était transmise par Sextus Empiricus, et caractérise « le scepticisme de Bayle comme philosophie du déplacement par opposition au cartésianisme, philosophie du point fixe. » 400 Le but de son article est de « déceler chez Bayle une philosophie des variations : un discours qui opère hors de sa place […]. » 401 Markovits souligne également le lien aux modes de Sextus Empiricus et explique que le public de lecteurs était, entre autres, constitué de demi-savants qui « n’ont pas le temps de lire. Il importe que ceux qui font des livres leur écrivent des abrégés. » 402 Les articles du DHC représentent les abrégés et les rapports. La pratique de les disperser dans le labyrinthe du DHC et ses renvois provoque l’effet du déplacement, ce que Marcovits a mentionné. Cela s’accorde avec nos observations et réflexions sur la fin ouverte. Kenshur l’exprime de la façon suivante : This procedure and this structure-the two are finally inseparable-is open-ended. In moving from article to remarques, from remarques to Eclaircissements, Bayle engenders doubt without reaching the fixity of equipollence. […] Bayle’s skepticism is a search for truth, and althourgh his encyclopedia, like all books, must ultimately stop, its form is emblematic of an inclusive procedure that cannot be enclosed in any book, a procedure that never stops. 403 Ce procédé et cette structure - les deux sont finalement inséparables - ont une fin ouverte. En bougeant de l’article aux remarques, des remarques aux Éclaircissements, Bayle entraîne le doute sans atteindre la fixité de l’équipollence. […] Le scepticisme baylien est la recherche de la vérité et bien que son encyclopédie, comme tous les livres, doive s’arrêter au bout du compte, sa forme est emblématique pour un procédé d’inclusion qui ne peut pas être enfermé dans un livre, un procédé qui n’a pas de fin. C’est-à-dire que les parties - à savoir les articles, les remarques et les notes - constituent l’ensemble de l’ouvrage. Elles sont les pierres, qui se diffèrent par rapport à leur forme, leur qualité et leur taille, et forment une mosaïque quand on les met ensemble. Et inversement, l’ensemble conditionne les parties. Le genre 255 2.4 Conclusion intermédiaire : les parties et l’ensemble <?page no="256"?> 404 Didier (1996), p. 147. littéraire impose des éléments constituants à l’ouvrage qu’il faut respecter afin de répondre aux exigences du genre correspondant. Tout compte fait, il reste pourtant la question de savoir comment il faut répondre aux questions formulées au début du chapitre. Comment faut-il interpréter alors la mise en scène et la mise en pratique ? Une réponse définitive à cette question ne tiendrait pas compte de la complexité du DHC puisque les mul‐ tiples aspects qui s’y trouvent forment un véritable labyrinthe. Par conséquent, Bayle ne peut pas être classé dans des catégories nettement séparées les unes des autres. Il incarne et représente son ouvrage qui est aussi pluridimensionnel et qui relie tout à tout. Il relie en soi les traits de caractère des anciens sceptiques avec des attitudes protestantes, il combine la philosophie avec la théologie et avec des attitudes fidéistes, il tisse les débats actuels par rapport aux questions qui ont occupé des générations de philosophes et d’hommes en général. Selon toute apparence, Bayle n’a pas de conviction sceptique cohérente. Il tourne les arguments en faveur de l’idée qu’il veut développer. La situation concrète conditionne l’usage de l’argument. Le rapport entre le genre littéraire, c’est-à-dire la forme extérieure que l’au‐ teur donne à son texte, et le contenu se caractérise sous l’angle du scepticisme par quatre aspects. Premièrement, le morcellement en articles est constitutif du dictionnaire, comme il est un recueil de mots-clés et de leurs significations, plus précisément un recueil de noms propres avec l’aperçu biographique correspon‐ dant. Ce morcellement du texte signifie aussi le morcellement des sujets jusqu’au point que l’étendue et la variété des aspects partiels provoquent la confusion auprès du lecteur et le poussent à la prise de conscience de la complexité d’un seul sujet. Il ne suffit pas alors de penser la chaîne de causalité dans laquelle « [l]e scepticisme aboutit plus volontiers au morcellement de la forme. » 404 En tournant cette chaîne dans l’autre sens, le morcellement de la forme peut également fonctionner en tant que cause qui provoque ou reflète l’attitude sceptique. Cette observation révèle une corrélation étroite entre le genre littéraire et le contenu que l’auteur veut présenter d’une certaine manière, afin de créer un certain effet. Les ouvrages de La Mothe Le Vayer ou, par exemple, l’Histoire ecclésiastique des églises réformées au Royaume de France de Théodore de Bèze, qui est un des ouvrages les plus cités du DHC, sont composés de façon logique, chronologique, subdivisés en livres selon les régences des rois depuis 1517 et écrits d’un trait cohérent, tandis que le DHC ressemble à un fatras chez un antiquaire, réunissant d’innombrables petits objets de différents siècles, sans fil rouge apparent. Le premier effet sur le lecteur est très différent quand il ouvre l’un ou l’autre 256 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="257"?> 405 Voir App, Urs, The cult of emptiness, Rorschach/ Kyoto, Universitymedia, 2012, p. 186, et voir Sturm (2016), p. 141-144. ouvrage. La collection de Bayle rappelle aussi quelques passages des Esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus où ce dernier réunit diverses perceptions d’un objet pour illustrer la variation des points de vue possibles. Bayle produit également cet effet et laisse agir la pluralité des aspects sur l’esprit des lecteurs. La structure du texte, imposée par le genre et ses traits caractéristiques formels, influence les attentes du lecteur, ainsi que la façon d’aborder le texte. C’est-à-dire que des aspects formels véhiculent déjà l’apparence sceptique bien avant qu’on ne plonge dans la profondeur des articles. Pour cette raison, il nous semble approprié d’appeler Bayle comme étant un sceptique formel ou de forme et aussi comme un metteur en scène du scepticisme moderne puisqu’il sait utiliser les apparences visuelles, et même physiologiques, du texte en sa faveur. Deuxièmement, la méthode sceptique de Bayle lui permet de relativiser, par la confrontation des arguments, un savoir que l’on considère certain et des convictions enracinées et assez souvent chargées idéologiquement. La manière dont Bayle aborde les cultures orientales, par exemple, est respectueuse et il ne les déclare pas inférieures comme l’ont fait dans la plupart des cas les missionnaires. Avec son ouverture d’esprit, il prête attention aux sources qui lui sont accessibles et les examine de manière approfondie, de sorte qu’il est capable de montrer la valeur des doctrines orientales. Cependant, l’effet secondaire de cette valorisation de l’héritage culturel et surtout spirituel est plus grave. En montrant les parallèles entre la pensée de Spinoza et la pensée des orientaux, il détruit sur le papier la base de toute position hégémonique des pays européens. Malheureusement, l’impact de cette argumentation reste plutôt inexistant dans la vie pratique et politique. Ce n’est que dans des publications récentes que la valeur interculturelle du DHC et de la pensée baylienne fait l’objet d’une prise de conscience. Urs App et avec lui Sturm honorent l’importance de Bayle et le considèrent comme le premier philosophe interculturel. 405 À cette attitude de philosophe interculturel s’ajoute, troisièmement, la lutte pour la tolérance. Elle représente un sujet central que Bayle tient à cœur et le DHC recèle également de nombreux passages à l’égard de ce vif engagement. De plus, la forme discontinue d’un dictionnaire permet à Bayle de répéter à maintes reprises la thématique de la tolérance. L’avantage est double. D’un côté, il se produit un effet didactique puisque le lecteur est plus implicitement qu’explicitement conduit à développer une attitude tolérante. Le processus éducatif se caractérise donc par sa circularité et sa concentricité parce que le lecteur tourne en de nombreux endroits autour du même sujet, à savoir la 257 2.4 Conclusion intermédiaire : les parties et l’ensemble <?page no="258"?> 406 Voir la citation de Sturm ci-dessus à la p. 223. 407 J A P O N , corps. tolérance dans le cas présent. De l’autre, Bayle augmente, par la répétition du sujet, les chances qu’un lecteur tombe dès la première fois qu’il consulte le DHC sur un passage correspondant. Si un lecteur n’est à la recherche que d’un seul article ou d’un passage précis, il est probable qu’il ne tombera pas sur un des sujets clés que l’auteur a l’intention de propager avec toute son ardeur. Afin de prévenir ce cas, la répétition et la dispersion représentent un moyen efficace pour atteindre aussi un lecteur passager qui n’a pas l’intention de lire plusieurs articles. Quatrièmement, Bayle se sert, selon ses besoins, du scepticisme comme d’un outil, ce n’est donc pas un but en soi. À cause de ce fait, le scepticisme baylien est clairement différent des scepticismes antiques. 406 Il l’utilise pour créer de la confusion, pour préparer son argumentation fidéiste et pour propager la tolérance, surtout dans les affaires religieuses et confessionnelles, mais aussi culturelles ce que les articles orientaux montrent. Membre engagé de la Répu‐ blique des Lettres, Bayle a vécu l’interculturalité avec ses confrères à travers les frontières de plusieurs pays européens. Il faut alors se poser la question de savoir à quoi cet outil sert concrètement. Le fait de démontrer la relativité de toute chose crée un effet d’égalité entre les personnages, entre les religions et les cultures, ainsi qu’entre les différentes opinions concernant un sujet. Personne n’est ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant. Bayle prend soin de montrer autant que possible la pluralité des traits de caractère et rappelle implicitement qu’il faut toujours considérer les deux côtés de la médaille. L’égalité des forces concernant différentes opinions nécessite la prise de conscience qu’il n’y a pas d’argument qui pourrait justifier de faire prévaloir une opinion par rapport à une autre. Ceci est pertinent pour le contexte des convictions religieuses parce que cette argumentation empêche qu’une autorité politique ou ecclésiastique puisse imposer une orientation religieuse. L’argumentation justifie la liberté de choix et démontre que la tolérance envers d’autres attitudes est nécessaire. Bayle cite l’Histoire de l’église au Japon de Jean Crasset dans le corps de l’article J A P O N  : On conte jusques à douze Sectes, ou douze Religions dans le Japon ; & chacun a la liberté de suivre celle qu’il lui plaist, ce qui ne cause point de division, par la raison, disent-ils, que les entendemens ne sont pas unis de parenté, comme les corps. 407 L’exemple illustre que la coexistence pacifique de plusieurs religions ou confes‐ sions est possible. La lutte pour la tolérance est alors étroitement liée à la lutte pour la liberté de choix. Reprenant la citation du début de ce chapitre de van 258 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="259"?> 408 Voir la citation ci-dessus à la p. 141. 409 Brahami (2001), p. 119. 410 Voir Charles, Sébastien, « Bayle au siècle des Lumières. Du pyrrhonisme radical au scepticisme mitigé » dans McKenna, Antony et Moreau, Pierre-François (éds.), Liberti‐ nage et philosophie à l’époque classique (XVIe-XVIIe siècle), vol. 14, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 189-202. 411 Voir Chalmers (1812-1817), vol. 7, p. 19-25. 412 Irwin (2017), p. 129. 413 Voir ibid., p. 131. Lieshout sur Bayle et sa façon associative de travailler 408 , il faut alors conclure que, lors de la composition des remarques, Bayle a néanmoins consciemment combiné les différentes citations et aspects de sorte qu’il a véritablement construit ses articles. Il ne laisse pas la suite logique de sa pensée au hasard. Bien au contraire, l’analyse des articles jusqu’ici montre qu’il choisit la direction vers où il veut pousser la réflexion. En guise de conclusion, on parvient, d’un côté, à la même conclusion que Brahami : « Bayle n’est pas pyrrhonien, parce que son scepticisme excède celui des Esquisses, ce qui procède de la médiation religieuse. Ce scepticisme porte en lui-même le renversement […] du rapport entre la théorie et la pratique. » 409 De l’autre côté, il existe des passages dans le texte des articles analysés ci-dessus qui nous font également parvenir à l’interprétation de Charles, à savoir de considérer Bayle comme un représentant radical du pyrrhonisme. 410 Charles examine la signification et l’évolution au cours du XVIII e siècle de Bayle en tant que sceptique. L’examen du cas de Jacques-Pierre Brissot de Warville, chef des Girondins pendant la Révolution Française 411 , montre la transformation d’un pyrrhonisme baylien radical en un scepticisme raisonnable ou bien un scepticisme mitigé au siècle des Lumières. Irwin, par contre, se réfère dans son article aussi aux travaux de Lennon et Maia Neto et précise que le « scep‐ ticisme académicien renvoie fondamentalement à un engagement d’intégrité intellectuelle comme celle de Cicéron : il faut manier le jugement. » 412 Ensuite, elle argumente que Bayle est disposé à changer sa position ce qui implique qu’il change de jugement et un changement n’est pas une suspension. 413 Ce fil argumentatif est concluant et les passages qu’elle cite, où Bayle désigne, par exemple, le pyrrhonisme comme exécrable, soulignent son interprétation du scepticisme baylien. Cependant, on trouve également des passages dans les écrits de Bayle qui témoignent du contraire. Il ne faut pas se laisser tenter d’accorder trop de poids à quelques phrases isolées, mais veiller à garder prudemment la vue sur leur contexte. De plus, il est possible d’interpréter les changements de positions de Bayle comme étant une caractéristique pyrrho‐ nienne puisque les pyrrhoniens prennent aussi différentes positions afin de 259 2.4 Conclusion intermédiaire : les parties et l’ensemble <?page no="260"?> 414 McKenna (2017), p. 159. réunir plusieurs perspectives. La différence importante est qu’ils ne postulent pas cette position comme définitive, mais comme provisoire sur la base de leur perception à un moment concret. Charles et Irwin défendent alors des positions opposées, en considérant le scepticisme baylien comme pyrrhonien aussi bien qu’académicien, comme radical aussi bien que modéré. Et cependant, chacune de leurs argumentations est logique et cohérente en elle-même. Il en est de même pour la conception de la mise en scène et de la véritable pratique du scepticisme développée au cours de ce chapitre. La conséquence nécessaire qui découle de cet état de données est qu’à cause de l’égalité des forces des arguments, il faut s’abstenir d’un jugement définitif. Nous, c’est-à-dire les lecteurs du DHC et la communauté des chercheurs, c’est-à-dire tous ceux qui lisent Bayle au XX e et au XXI e siècle, pouvons seulement décrire ce qui nous apparaît suite à la lecture du DHC. Reprenons la pensée de McKenna qui souligne qu’ [i]l y a donc des contradictions dans les prises de position de Bayle - tout particulière‐ ment sur les rapports entre raison et la foi, et donc sur le statut du pyrrhonisme - mais on peut dégager une cohérence qui se fonde sur les raisons de ces revirements. Ainsi, ou bien nous sommes face à une contradiction flagrante de la part d’un philosophe subtil, ou bien nous admettons que cet esprit subtil nous invite à creuser la cohérence secrète et dangereuse de sa pensée, qu’il y a une raison constante derrière la posture pyrrhonienne. 414 La cohérence consiste alors paradoxalement en la certitude qu’on va trouver, en tant que lecteur, quelque part ailleurs dans le DHC, un argument qui va contredire l’argument qu’on vient de lire. Et, probablement, il y a encore un troisième ou quatrième aspect dispersé dans un autre article. Ceci est le fil rouge de la pensée baylienne qui est omniprésent bien qu’il soit bien caché derrière la façade des arguments dialectiques, des confrontations d’aspects divers à la façon pyrrhonienne et des contradictions d’une remarque à l’autre. Ces observations ont également motivé les deux concepts de la mise en scène et de la mise en pratique. D’un côté, Bayle crée un lieu pour présenter la pensée sceptique et pyrrhonienne. Elle figure sous plusieurs angles, sous différentes lumières avec différents acteurs. Comme le marionnettiste, il tire les ficelles et décide de ce qui se passe sur scène en choisissant les citations et en en construisant un dialogue. De l’autre côté, Bayle est un sceptique pratiquant qui applique et réalise ce que l’attitude sceptique exige du philosophe. Cette pratique philosophique marque surtout le chemin vers la tolérance. Le scepticisme moderne, sous la plume de Bayle, prend donc une nouvelle tournure. L’ensemble des nuances fidéistes, des 260 2. Le rapport entre forme et contenu : le scepticisme baylien <?page no="261"?> passages dialectiques académiciens avec à la base une attitude pyrrhonienne en y ajoutant ses expériences personnelles, constitue le scepticisme baylien d’une manière complexe, mais pourtant cohérente. Et Bayle épuise les possibilités que le dictionnaire lui offre : il disperse les informations en plusieurs endroits, il les agence de façon dialectique et laisse, en de nombreux cas, la fin ouverte. Finalement, Bayle nous échappe et nous laisse dans le vide tout en nous faisant, par ce moyen, la leçon pyrrhonienne. 261 2.4 Conclusion intermédiaire : les parties et l’ensemble <?page no="263"?> 1 O R O S E , rem. G. 2 Voir Whelan (1989), p. 31-55. Chapitre 3 : Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique Le but du présent chapitre est de continuer à examiner les résultats des analyses précédentes et de démontrer par ce moyen un effet diamétralement opposé à la corrélation entre la forme extérieure du DHC et la structure interne telle qu’elle s’est présentée au cours du chapitre sur le scepticisme. Cette démarche tend à faire ressortir que la même méthode baylienne peut servir à la mise en œuvre d’un tout autre but. Au lieu de la fin ouverte, Bayle cherche le consensus et la version la plus probable des faits historiques. L’activité de ramasser autant d’informations et autant de sources que possibles est une fois de plus le moteur de Bayle. Mais sa perspective change. En tant qu’historien et, plus encore, historiographe, il peint l’image de son époque et du genre humain en général tout en faisant ressortir les mérites, ainsi que les abîmes insondables de l’être humain. L’histoire est le miroir de la vie humaine, or la condition de la vie humaine est que le nombre des mechans & des impies, tout de même que celui des fols soit infini ; l’histoire n’est autre chose que le portrait de la misere de l’homme. 1 Avec les outils divers, examiné en haut, Bayle se transforme sans problèmes en peintre de son époque afin d’esquisser ce « portrait de la misère de l’homme ». Au premier coup d’œil et en considérant la partie historique du DHC, c’est-à-dire les corps d’articles, ce portrait ne semble pas aussi misérable et sombre que la citation de Bayle le suggère. En y regardant de plus près, le portrait s’assombrit à cause des détails donnés dans les remarques de la partie critique. L’ensemble des discussions et des explications critiques fait surgir une critique et aussi une polémique qui ont pour but de participer vivement aux débats et querelles du XVII e siècle. De surcroît, Bayle ne se limite pas à son époque, mais s’investit également dans des discussions qui traversent les siècles et donnent toujours lieu à des réflexions nouvelles de la part des érudits. Whelan a analysé, par exemple, la prise de position de Bayle dans le cas de Nestorius, ce qui débouche sur une lutte pour la réhabilitation de ce patriarche de Constantinople du V e siècle. 2 <?page no="264"?> 3 Cook (1977), p. 139. Il est tout d’abord nécessaire de s’interroger sur la méthode de Bayle et l’image qu’il s’est fait d’un historiographe. Quelles sont ses tâches et à quelles exigences doit-il répondre ? De nombreuses recherches ont fait de ce rôle de Bayle un sujet de discussion que les réflexions suivantes ont l’intention d’enrichir avec leurs résultats d’analyse d’articles. Ensuite, en rentrant plus en détail et en déployant la variété des sujets que Bayle aborde, cette démarche est accompagnée de la question de savoir comment Bayle navigue entre la critique et la polémique. Y a-t-il des sujets qui restent clairement dans le domaine de la critique ? Que faut-il pour faire basculer le philosophe de Rotterdam dans la polémique ? Quels buts cherche-t-il à réaliser par les remarques critiques ? Se différencient-ils des buts qu’il a l’intention de mettre en œuvre par la polémique ? La définition du corpus pour cette étude s’est faite, au début, sur la base de deux critères. Dans un premier temps, ce sont les articles des personnages ayant vécu au XVII e siècle qui sont retenus. Comme ce critère s’est avéré problématique, surtout dans les cas où les personnages ont vécu le changement de siècle, nous avons ensuite suivi la logique de Bayle et rajouté au corpus les personnages qu’il a explicitement liés au XVII e siècle, de sorte que ceci constitue le deuxième critère. Cette approche permet de retenir alors également ces articles où Bayle traite, dans les remarques, un événement qui a eu lieu au XVII e siècle ou qui a un impact évident pour un sujet pertinent du vivant de Bayle. Ceci est surtout le cas dans certains articles qui traitent d’un personnage du XVI e siècle. Cette façon de procéder permet de tenir compte du morcellement des sujets dans le DHC. Étant donné que ce corpus est pourtant très exhaustif la structure de quelques articles sera analysée en détail de façon exemplaire pour finalement faire ressortir les grands axes thématiques. Les deux démarches ont pour but de faire ressortir l’image complexe et assez souvent ambiguë que Bayle peint du siècle classique. 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle The format of the Dictionnaire allows Bayle to introduce variety into his work but, more important, it abets his aim of refining true facts out of the mass of historical material: the remarks permit discussion and digression at length; the quotations allow an author to speak on his own behalf; the use of cross references permits the reader to compare opposing or complementary opinions in different parts of the book. 3 264 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="265"?> 4 C A M D E N , rem. D. Le format du Dictionnaire permet à Bayle d’introduire de la variété dans son travail mais, plus important, il favorise son objectif d’extraire de vrais faits de la masse de matériel historique : les remarques permettent la discussion et la digression en long et en large ; la citation permet à un auteur de parler dans son propre intérêt ; l’usage des renvois permet au lecteur de comparer des opinions opposées ou complémentaires dans différentes parties du livre. Cook réunit dans cette brève énumération trois aspects importants concernant le genre littéraire du dictionnaire et souligne leur pertinence pour l’ouvrage baylien. Bayle reflète le travail de rédiger un dictionnaire de la façon suivante au tout début de la rem. D de l’article C AMD E N  : (D) Que toutes les nouvelles éditions devenoient meilleures.] Il y a des matieres inépui‐ sables ; on y peut toûjours ajoûter, parce qu’on oublie toûjours certaines choses qu’on auroit pu dire. Voilà le destin des Dictionaires. Il y a d’autres sujets si difficiles, si obscurs, chargez de tant d’accessoires, que tout ce que l’on peut faire c’est de ne s’y tromper pas souvent. En un mot il y a beaucoup de raisons pour lesquelles un livre se perfectionne à force d’être imprimé & reimprimé. 4 Comme le travail de Sisyphe, la rédaction d’un dictionnaire n’a apparemment pas de fin. L’auteur aura toujours des rajouts à faire et des détails à joindre. À part un côté désespérant de cette tâche interminable, il y a aussi un côté passionnant puisque l’auteur a l’occasion de perfectionner au fur et à mesure son ouvrage qui cesse d’être statique et devient mobile et dynamique. C’est un potentiel énorme pour l’auteur en tant que créateur d’un recueil de savoir théoriquement illimité. Certes, ce genre de recueil ne représente qu’un idéal inaccessible puisque le savoir change au cours des siècles, c’est-à-dire qu’il est temporel. Néanmoins, la perspective de pourvoir toujours aller encore plus loin, de pouvoir mieux comprendre et connaître le monde motive l’homme et lui sert de moteur. Bayle intitule son dictionnaire « historique et critique ». En cela, il ne fait qu’édicter une loi des dictionnaires, loi plus ou moins bien observée par les auteurs, on en conviendra. Que des perspectives historiques viennent enrichir, préciser chaque entrée, c’est là une nécessité, à laquelle se soumettent d’ailleurs même les dictionnaires qui nous semblent manifester fort peu d’esprit critique. Cependant le pullulement d’informations qui découle presque inévitablement de la multiplication des articles devrait exiger de la part de l’auteur un certain tri, un choix, une « critique » au sens 265 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="266"?> 5 Didier (1996), p. 225. 6 Ces chiffres doivent être considérés prudemment puisque les articles des personnages qui ont vécu au changement du siècle sont parfois difficiles à classer. Le travail de Solé a été très précieux pour aborder la problématique et nous a servi d’orientation. Certes, on parvient à quelques différences dans les détails, mais les grandes tendances restent les mêmes de sorte que nous nous référons aux chiffres de Solé. (Voir Solé (1968), p. 120-127.) grec du terme krinein, passer au crible. En quoi Bayle va servir d’exemple à tout le XVIII e siècle, grâce d’ailleurs à un certain nombre de malentendus […]. 5 Et comme Bayle a marqué le XVIII e siècle et les engagements lexicographiques ainsi qu’encyclopédiques, le philosophe de Rotterdam était conscient du fait qu’un siècle est en quelques sorte le résultat du siècle précédent. Une chaîne de cause à effet lie les événements. Cette observation s’impose quand on classe les articles. Environ un tiers des articles du DHC appartiennent au XVI e et un quart au XVII e siècle. 6 La présence de personnages, qui ont vécu au siècle précédant celui de Bayle, est considérable de sorte que les sujets que Bayle traite par le biais de cette période montrent à la fin leur impact. D’un côté, il devient évident que l’on comprend l’actualité à travers le passé et qu’elle est donc le produit de l’interaction et de la corrélation de nombreux événements historiques. De l’autre côté, on découvre qu’il y a des sujets récurrents qui occupent l’histoire des idées depuis toujours. La prise de conscience du fait que certains sujets ne changent pas montre que ceux-ci se qualifient par une intemporalité pour la nature humaine, contrairement aux circonstances extérieures qui évoluent. Dans ce qui suit, il devient visible que Bayle défend bien l’idée d’une évolution de l’homme, mais qu’elle ne représente pas toujours une amélioration. L’apport de la religion chrétienne par rapport à l’Antiquité grecque, par exemple, le savoir religieux concernant la révélation divine, les découvertes scientifiques et donc l’accumulation du savoir en général n’est pas à sous-estimer, mais ne change pourtant pas l’âme de l’homme. A cela s’ajoute la circonstance que nous avons déjà mentionnée plusieurs fois, à savoir l’ambition de vouloir corriger les erreurs commises par d’autres auteurs et érudits contemporains. Bayle atteste à de nombreuses personnes une rigueur réduite en examinant inlassablement leurs textes jusqu’au moindre détail. Bien évidemment, Moréri est le personnage le plus explicitement corrigé. Mais la bibliographie du DHC est longue et de nombreuses sources y sont examinées pour démontrer leurs inexactitudes. Solé retrace les étapes principales de la biographie de Bayle et observe que la solitude, que le philosophe de Rotterdam a vécu suite à la rupture avec son ancien ami Jurieu, a renforcé la résolution « de dénoncer tous ceux qui, catholiques ou protestants, lui semblaient avoir 266 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="267"?> 7 Solé (1972), p. 18. 8 Labrousse (1964), p. 3. 9 Voir le paragraphe sur la longueur des passages copiés dans des citations dans le sous-chapitre 1.2.7 Les citations et les références bibliographiques à partir de la p. 111. 10 Il faut attentivement distinguer les deux termes d’historien et d’historiographe tandis que Bayle ne les utilise pas conséquemment selon leurs significations. L’historiographe est l’écrivain qui est officiellement chargé d’écrire l’histoire de son temps. Par contre, l’historien est celui qui rédige des ouvrages d’histoire et des travaux historiques. (Voir pour les définitions Robert, Rey-Debove et Rey (2020).) Il semble que les deux termes sont des synonymes dans le langage de Bayle, car il n’était pas possible de discerner une logique dans leur utilisation respective. trahi l’esprit du christianisme. » 7 Et c’est dans cette énergie et cette agitation que Bayle s’est mis à rédiger le DHC. 3.1.1 L’historien, l’historiographe et l’image de leur tâche Bayle a une idée claire de la responsabilité à assumer en tant qu’historien et historiographe. D’une part, il est poussé par sa curiosité intellectuelle qui provoque l’effet que tout et n’importe quoi peut devenir un sujet intéressant à recueillir dans un dictionnaire. Labrousse souligne que la curiosité est « l’une des manifestations les plus précoces et l’une des tendances maîtresses du tempérament intellectuel de Bayle. » 8 De l’autre part, Bayle ne supporte pas les négligences et la déformation d’une pensée. C’est une des raisons pour lesquelles il préfère citer un passage en entier. 9 Par ce moyen, il laisse suffisamment de contexte à un propos et réduit le risque de déformer l’idée de l’auteur cité. Mais il observe que cette pratique malveillante de modifier ce qu’un adversaire a dit ou écrit par la simple action d’isoler une phrase de son contexte est assez répandue auprès de nombreux collègues et érudits. Pendant le XVI e et XVII e siècle, une période agitée à cause des controverses, des querelles et des polémiques dans plusieurs domaines sociaux, mais surtout interet intraconfessionnelles, cette pratique diffamatoire était courante. Comme Bayle était protestant, religieux minoritaire, il a connu les conséquences de ce genre de déformation d’un contenu. Il s’est alors mis à corriger, dans la solitude de son refuge à Rotterdam, ce qui a été rapporté par certaines controverses. Avec sa manière d’aborder les textes, Bayle est capable de satisfaire deux rôles à la fois. Il agit en historien quand il précise des informations concernant des personnages de l’Antiquité et du Moyen Âge et se transforme en historiographe du temps de son vivant en tenant compte des événements du siècle précédent qui entraînent des conséquences à long terme. 10 267 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="268"?> 11 Labrousse (1964), p. 4. 12 B E Z E , rem. V. Le travail d’historien et celui d’historiographe se ressemblent. Les deux se mettent pour but de faire le portrait de la société à un certain moment historique, lointain ou plus récent. Ils rassemblent autant de sources que possibles, les documentent et les interprètent jusqu’à ce qu’ils semblent s’approcher de la vérité. Labrousse décrit ce travail de la façon suivante : Quoiqu’il en dise, par une modestie un peu coquette, Bayle n’a cure de compiler « bonnement, à l’Allemande … une grande quantité de choses » [cité d’une lettre à Marais, 02/ 10/ 1698] ; ses préoccupations, si scrupuleuses, de datation, à elles seules, suffiraient à lui donner la dignité d’historien. 11 Mais la méticulosité seule ne garantit pas que l’historien fait un travail précis. François Eudes de Mézeray représente selon Bayle un exemple négatif d’un historiographe. On pourroit citer peut-être deux cens Auteurs, qui se copiant les uns les autres ont parlé de ce procés [qu’on a fait à Théodore de Bèze]. Mezerai va beaucoup plus loin, il soutient la chose ; il s’en rend caution, & il n’en sauroit produire nulle preuve ; c’est ce qu’on peut apeller la conduite d’un Historien étourdi. Raportons ses paroles. „On peut bien sans prejudice d’aucune Religion le nommer un très-mechant homme, & une ame entierement corrompuë, qui comme une vilaine harpie gâtoit les choses les plus saintes avec ses railleries malignes, & dont le cœur ne couvoit que des desseins sanglans & tout-à-fait execrables. […].“ 12 Dans ce passage, Bayle fait comprendre qu’un bon historiographe est capable de donner des preuves pour ce qu’il est en train de rapporter. Comme Mé‐ zeray ne dispose pas de cette capacité, Bayle le traite d’historien étourdi. De plus, un historiographe devrait être désintéressé des affaires qu’il documente, c’est-à-dire garder une position neutre. Dans le cas décrit de Mézeray, ce dernier mêle ses propres intérêts infâmes dans les écrits, de sorte que leur qualité et donc la fiabilité deviennent douteuses puisqu’ils sont tendancieux et manquent d’objectivité professionnelle. Les motifs et le professionnalisme d’un historiographe sont centraux. La rem. B de l’article sur Samuel Frideric B R E N ZI U S , juif allemand converti au christianisme, souligne également que le zèle religieux est problématique puisqu’il trouble justement l’impartialité d’un historiographe. En general tous les nouveaux convertis sont presque contraints à dire du mal de leur ancienne Religion, car s’ils ne le faisoient pas, ils donneroient lieu de croire que leur cœur y est encore. […] Ceux qui parlent de la sorte ne font-ils pas naitre de justes 268 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="269"?> 13 B R E N Z I U S , rem. B. 14 Les questions concernant la méthodologie seront regardées de plus près dans le sous-chapitre 3.1.2 La méthode pyrrhonienne en historiographie. Dans le présent con‐ texte, l’article d’Isabelle Ledoux ajoute une perspective supplémentaire aux aspects autour de la problématique des tâches des historiens et historiographes. En démontrant l’influence de Spinoza sur le travail baylien, elle fait ressortir l’importance de la critique pour aller à l’encontre de toute partialité, la dépendance de l’historien/ historiographe par rapport à son propre tempérament et ses affects. Elle se réfère surtout à la Critique générale de l’Histoire du Calvinisme de Mr. Maimbourg et les Pensées diverses sur la comète de Bayle. (Ledoux, Isabelle, « Spinoza, Bayle et l’histoire. Portées et limites de l’interprétation », dans Gengoux, Nicole, Girard, Pierre et Lærke, Mogens, Libertinage et philosophie à l’époque classique (XVIe-XVIIIe siècle), vol. 17, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 211-228.) 15 Labrousse s’exprime de la façon suivante : « L’impartialité n’est pas un don, c’est une conquête persévérante, aussi Bayle dit de soi : « [Pour] moi qui combats autant qu’il m’est possible le poids de mes préjugez[, afin de voir les choses en elles-mêmes,] et qui n’ai peut-être pas toujours combatu [sic.] en vain[, j’avouë que j’ai de la peine à m’empêcher de condamner l’Eglise Romaine, sur la simple lecture d’un Conclave, & des Relations qui nous viennent des Intrigues de ce païs-là.] » (Labrousse (1964), p. 36.) Nous avons rajouté entre crochets à la citation de la Critique Générale dans le texte de Labrousse les parties de l’original (à base de l’édition de 1714) qu’elle a supprimées mais qui nous semblent pertinentes pour le présent contexte. (Voir Bayle, Pierre, Critique soupçons, qu’un Historien zêlé suprime tout ce qui peut nuire ? Comment donc se fiera-t-on à un Historiographe à qui le zêle de Religion fait prendre éternellement l’un après l’autre le caractere d’apologiste, & celui d’accusateur, & qui proprement convertit l’Histoire en un Ouvrage de controverse d’une nouvelle methode ? 13 Selon cette citation, il faut alors se méfier des convertis ainsi que des zélateurs engagés, aveuglés par leur religion. En général, les auteurs historiographiques, qui ont un intérêt particulier, ne sont pas aptes à documenter les événements puisqu’ils les présentent d’un point de vue spécifique, ce qui va à l’encontre de l’impartialité. Certes, cet idéal est problématique à cause du fait que chaque personne, quelle qu’elle soit, a tendance à prendre parti et amène sa perspective personnelle. Lors de l’examen des données, l’historiographe reconstruit les faits selon sa logique. Il n’est donc pas infaillible. Néanmoins, il est possible de réduire l’influence de la subjectivité et de s’approcher autant que possible de la neutralité, ainsi que de l’impartialité par la méthodologie choisie. 14 Labrousse revient sur l’impartialité dans le contexte de la Critique générale de l’Histoire du Calvinisme de Mr. Maimbourg et explique que Bayle a l’intention d’atteindre le vice d’esprit par ses coups de critique. Comme le penchant pour le parti-pris ou pour le faux zèle est inhérent à la nature humaine, Bayle tente de réparer ce défaut et d’initier l’effort vigilant qu’il faut exercer sur soi-même. 15 Bayle est 269 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="270"?> générale de l’Histoire du Calvinisme de Mr. Maimbourg, Amsterdam, David Mortier, 1714, t. II, lettre XXVIII, partie vii, p. 189 sq.) 16 U S S O N , rem. F. Les caractères en italiques se trouvent déjà dans l’original de 1702. conscient du fait qu’il n’est pas capable de se débarrasser de ses préjugés et ses penchants naturels, mais la prise de conscience de sa propre faillibilité le rend capable de gérer mieux ce problème et de faire mieux que les autres auteurs qu’il critique inlassablement. Dans la rem. F de l’article U S S O N - une petite ville en Auvergne où Marguerite de Valois, femme de Henri IV a passé un long séjour dans le château - Bayle décrit de façon détaillée et assez imagée les qualités dont un historien doit faire preuve. Tous ceux qui sçavent les loix de l’histoire tomberont d’accord qu’un historien, qui veut remplir fidelement ses fonctions, doit se depouiller de l’esprit de flaterie, & de l’esprit de medisance, & se mettre le plus qu’il lui est possible dans l’état d’un Stoïcien qui n’est agité d’aucune passion. Insensible à tout le reste, il ne doit être attentif qu’aux interêts de la verité, & il doit sacrifier à cela le ressentiment d’une injure, le souvenir d’un bienfait, & l’amour même de la patrie. Il doit oublier qu’il est d’un certain païs, qu’il a été élevé dans une certaine communion, qu’il est redevable de sa fortune à tels & à tels, & que tels & tels sont ses parens, ou ses amis. Un historien entant que tel est comme Melchisedec, sans pere, sans mere & sans genealogie. Si on lui demande d’où étes vous ? il faut qu’il reponde, je ne suis ni François, ni Allemand, ni Anglois, ni Espagnol, &c. je suis habitant du monde, je ne suis ni au service de l’Empereur, ni au service du Roi de France, mais seulement au service de la verité ; c’est ma seule Reine, je n’ai prêté qu’à elle le serment d’obeïissance : je suis son Chevalier voüé, & je porte pour colier de l’ordre le même ornement, que le Chef de la justice & du sacerdoce des Egyptiens. Tout ce qu’il donne à l’amour de la patrie est autant de pris sur les attributs de l’histoire, & il devient un mauvais historien à proportion qu’il se montre un bon sujet. 16 Ce passage est alors la défense de l’impartialité et de la neutralité. De surcroît, cet appel se déroule sur deux niveaux. D’un côté, c’est l’exigence que Bayle s’impose à lui-même. Il se met pour but de se libérer de ses propres préjugés et des influences de son origine. De l’autre, c’est la prise de conscience que le témoin, que l’on consulte et dont on examine le texte transmis, est également marqué par des préjugés, des influences socio-culturelles et des convictions personnelles et qu’il faut alors prendre une distance critique par rapport aux sources. Un autre article où Bayle se prononce sur le rôle de l’historiographe est B O N F ADI U S , nommé historiographe de la République de Gênes au XVI e siècle. Dans ses livres, il 270 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="271"?> 17 B O N F A D I U S , corps. 18 B O N F A D I U S , rem. D. 19 Grafton (2003), p. 196. 20 Voir ibid., p. 204 sq. parla trop librement, & trop satiriquement de quelques familles, & par là il se fit des ennemis qui resolurent sa perte. Ils le firent accuser du peché (B) contre nature, & comme il se trouva des temoins pour l’en convaincre, il fut condamné à être brûlé. 17 Dans la rem. D, Bayle reprend ensuite ce fil thématique. En se référant à un texte de Trajan Boccalin, il explique qu’ on lui representa qu’un historien judicieux imite les vendangeurs & les jardiniers ; il attend à parler des faits que le tems les ait meuris, c’est-à-dire que les personnes qui ont commis une action mauvaise soient mortes, & que leurs enfans ne puissent pas se venger de celui qui la publie. 18 Cet aspect est entièrement respecté par Bayle. Il n’y a que des personnages décédés dans le DHC. L’historiographe prend des risques quand il rapporte des affaires délicates et embarrassant les personnages concernés. Il oscille alors entre l’exigence de mettre les événements par écrit tels qu’ils se sont passés, avec autant de détails que nécessaires, et le risque de se faire des ennemis pour avoir trop librement parlé de quelqu’un. Bien que Bayle respecte cette maxime d’écrire uniquement sur un personnage décédé dans la partie historique du DHC, c’est-à-dire les corps d’articles, il déclenche des débats et des polémiques dans la partie critique, à savoir dans les remarques, avec les contemporains vivants. Grafton se réfère également à cette remarque de B O N F ADI U S et écrit que [m]any readers, accordingly, have seen Bayle as the sworn enemy of the notion that history could ever recover solid facts-and have interpreted the swarming irreverences of his footnotes as a massive effort to subvert all certainties. 19 [d]e nombreux lecteurs ont donc considéré Bayle comme l’ennemi juré de l’idée que l’histoire pourrait jamais récupérer des faits sûrs - et ont interprété les abondantes irrévérences de ses notes de bas de page comme étant un grand effort pour déstabiliser toute certitude. Quelques pages après, Grafton commente les conditions générales du XVII e siècle. Pour les auteurs qui traitaient des sujets historiques et philologiques, le meilleur moyen de se protéger contre des attaques était, selon Grafton, d’utiliser des notes de bas de page. 20 Les remarques et les notes représentent le lieu où l’historiographe a l’occasion de traiter des sujets sensibles. Bayle perfectionne ce 271 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="272"?> 21 C E R I S A N T E S , corps. 22 C H A M I E R , corps. 23 C H A T E L (T A N N E G U I D U ), rem. G. jeu de cache-cache en utilisant les renvois et prend par cette ruse des précautions contre d’éventuelles attaques. L’article C E R I S AN T E S ajoute le prochain aspect à l’image de l’historiographe selon Bayle. « Voilà comment la fortune exerce sa tyrannie capricieuse sur la memoire, & sur la reputation des gens, & combien il est dangereux de tomber entre les mains d’un historien qui veut divertir, & qui sait plaire. » 21 Dans les deux cas, la qualité du produit écrit est douteuse. Bayle retrace dans ce passage du corps de l’article la ligne d’auteurs qui se sont copiés l’un après l’autre et dont le point de départ est dans les Mémoires du Duc de Guise. Le fait que Bayle soit capable de retracer cette ligne montre qu’il connaît tous les textes par rapport aux auteurs qu’il énumère. Cette large lecture lui permet de comparer différentes sources et de discerner de mieux en mieux les bonnes informations des mauvaises. Cette citation explicite également que Bayle se méfie apparemment de la mémoire des gens. De plus, un historien qui veut divertir est prêt à adapter le contenu de manière qu’il plaise aux lecteurs. Il est donc prêt à abandonner la vérité en faveur du divertissement. Pour un historiographe comme Bayle un tel comportement est hors de question. De toute façon, il s’étonne par moment de certaines circonstances concernant l’état de la pratique professionnelle. On ne peut qu’être surpris de voir que personne n’ait fait sa vie. Il n’y a au monde que les François qui soient capables d’une telle negligence. Si Chamier étoit d’une autre nation, son histoire assez ample pour souffrir la reliure paroîtroit dans toutes les Bibliotheques. 22 Quelques articles après, il écrit : Les variations que l’on vient de lire peuvent faire comprendre à tous mes lecteurs, la negligence avec laquelle les Historiens circonstancient les choses. Le peu de conformité qui est entre eux va tout droit à nous empêcher de savoir au juste, quand Tannegui du Chatel se retira de la Cour de Charles VII. […]. On trouve une infinité de semblables variations sur la vie de tous les grans hommes ; & cela est surprenant, veu qu’il seroit très-facile de caracteriser de telle sorte les faits dont on parle dans une histoire, que même un lecteur peu penetrant pourroit éviter de les confondre les uns avec les autres. 23 La négligence est alors pour Bayle un vice inutile et incompréhensible puisqu’il considère même son lecteur comme étant en mesure de mieux différencier les 272 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="273"?> 24 Labrousse (1964), p. 6 sq. 25 Voir ibid., p. 9. 26 Ibid., p. 10. faits historiques. Un sens critique et l’esprit logique constituent alors les outils centraux dans la pensée baylienne et dans l’image qu’il a de l’historiographe, ainsi que de l’historien. Labrousse observe dans son examen du rapport entre la critique et l’historien que l’érudition d’un compilateur est pure affaire de vastes lectures, de talent à déterrer des textes oubliés et de consciencieuse copie, pour le savant véritable, la consultation des documents n’est pas une fin en soi et ne sert qu’à lui fournir sa matière première et son point de départ : le chemin qu’il parcourra dépend de la sagacité et de l’ingéniosité du critique, autrement dit, de son intelligence et de son jugement. 24 L’art de l’historien représente alors la capacité de garder la vue d’ensemble et de connaître les détails en même temps, afin d’être en mesure de découvrir les erreurs, les anachronismes et les sophismes trompeurs, ainsi que de connaître les pièges et les tentations. 25 La tâche de l’historien ressemble beaucoup à celle du criminologue. Les deux examinent des pièces à conviction, qu’ils ont minutieusement ramassées, de façon critique et cherchent la logique dans l’événement qu’ils se sont mis pour but de reconstruire. L’exactitude du texte historique, dans le cas de Bayle, est donc capitale, comme Labrousse continue de souligner. Elle mentionne que la question de l’exactitude se pose pratiquement dans tous les ouvrages. D’un côté, il faut traiter les textes qui ont été transmis et copiés pendant des siècles avec vigilance puisqu’ils sont plus susceptibles d’être entachées d’erreurs. Dans quelques remarques, Bayle montre des fautes qui ont dû se produire à cause des nombreuses copies qu’on en a fait pendant des siècles. De l’autre, ce problème peut également concerner des récits plus récents où les érudits se copient mutuellement et risquent de falsifier le contenu copié ou dépeignent l’événement de leur point de vue partial. « Bayle a consacré une part considérable de ses recherches à contester l’image que l’historiographie catholique donnait des Guerres de Religion ». 26 C’est donc à travers ce travail, qui tend à relativiser une image trop partiale, qu’on découvre une fois de plus la volonté de corriger. L’ambition est de corriger une image trop catholicisée. Cette démarche est accompagnée de l’examen critique des témoignages puisque leur qualité et leur véracité peuvent varier selon les circonstances de leur production. Le rôle de l’historiographe royal, par exemple, a consisté en la glorification du régent et la dépendance financière de ce mécène a influencé la rédaction. Suite aux aspects décrits ci-devant, l’essentiel pour l’historien, l’historio‐ graphe et leur travail est alors la collection de sources et l’examen critique. 273 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="274"?> 27 Grafton (2003), p. 210 ; « Bayle a [évidemment] considéré son dictionnaire comme lié à la défense de la science historique et le mode correct de la citation comme vital pour cette entreprise. » 28 F A U S T A , rem. A. 29 Voir le sous-chapitre 1.2.7 Les citations et les références bibliographiques. 30 P A T E R C U L U S , rem. G. 31 Labrousse (1957), p. 450. Selon Grafton, « [e]vidently, Bayle saw his dictionary as connected with the defense of the historical science, and the proper mode of citation as vital to that enterprise. » 27 Le rapport aux sources et donc l’interaction avec les textes constituent l’occupation principale de cet examen critique. Bayle explique sa motivation pour les citations, entre autres, de la façon suivante : J’ai raporté toutes ces autoritez afin qu’on voie les defauts, les variations, l’inexactitude des anciens historiens. […] Je ne veux point omettre la liberté que le Jesuïte Caussin s’est donnée, d’ajoûter beaucoup de choses de son invention au recit de cette avanture. Cela seroit suportable dans une piece de poësie, ou dans un Roman ; mais dans un Ouvrage serieux, & qu’on intitule La Cour Sainte, il ne faut point se permettre ces decorations de rhetorique. 28 Ce passage rappelle ce qui était élaboré dans le sous-chapitre sur les citations. 29 La référence aux autorités établies y était présentée comme la possibilité de se cacher derrière leurs propos mais la citation ci-dessus montre que Bayle n’hésite pas non plus à démontrer leurs points faibles et à ébranler en conséquence leur statut. Il impose impitoyablement l’idéal de l’exactitude aux collègues historiens anciens et modernes. De plus, il est nécessaire que l’historien sache manier les citations qu’il utilise. La simple copie ne suffit pas parce qu’on risque de tomber dans l’erreur. Mr. Doujat est tombé dans ces deux fautes de Mr. Moreri, c’est aparemment comme son copiste ; d’où nous pouvons recueillir qu’un Auteur de Dictionaire souvent l’honneur d’être consulté & copié par des personnes qui en savent plus que lui, tant on aime à ne point prendre la peine de rassembler des materiaux quand on en trouve des tas tous faits. 30 Il y a encore de nombreux passages dans le DHC qu’on pourrait énumérer pour étayer davantage ce que nous venons de démontrer, mais les idées principales restent les mêmes. Labrousse commence son article sur la méthode critique de Bayle par l’observation qu’il « n’a jamais exposé d’une manière systématique les principes de sa méthode » 31 et qu’on trouve de nombreuses remarques incidentes dans le DHC exprimant les règles à suivre pour un historien. En même temps, 274 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="275"?> 32 Ibid., p. 451. 33 Voir les réflexions au sous-chapitre 1.2.9 « Plusieurs de mes lecteurs seront bien aises de voir ici … » - Le rôle du lecteur. 34 R E M O N D , rem. D. 35 Labrousse (1964), p. 29. elle souligne que pour le lecteur érudit ces règles étaient familières tandis que « ce traitement pour ainsi dire homéopathique, il s’imprégnait presque à son insu des principes de la critique. » 32 La façon de procéder de Bayle contribue alors à atteindre un public beaucoup plus vaste que de semblables ouvrages attirent d’habitude. L’accessibilité est plus facile que pour les traités théologiques, philosophiques ou politiques à cause du fait que Bayle répète et reprend des idées plusieurs fois en différents endroits. 33 Du point de vue méthodologique, ces doses homéopathiques contribuent alors de façon circulaire à augmenter la chance que le lecteur acquiert des connaissances en histoire, elles l’initient sans cesse à ses propres réflexions selon ses capacités et lui donnent un esprit critique. Afin de résumer ces réflexions sur le travail de l’historien et de l’historio‐ graphe, la citation suivante illustre ce que Bayle esquisse comme définition. L’histoire generalement parlant est ou la plus difficile de toutes les compositions qu’un Auteur puisse entreprendre, ou l’une des plus dificiles. Elle demande un homme qui ait un grand jugement ; un style noble, clair, & serré ; une conscience droite, une probité achevée, beaucoup d’excellens materiaux, & l’art de les bien ranger, & sur toutes choses la force de resister aux instincts du zêle de Religion qui sollicitent à decrier ce qu’on juge faux, & à orner ce qu’on juge veritable. Par cette courte & très-juste description des talens qui forment le caractere d’un bon historien, il est aisé de conoître que Florimond de Remond ne pouvoit pas reüssir dans le dessein d’écrire l’histoire de la naissance & du progrés du Lutheranisme & du Calvinisme. 34 Bien que cette définition ait pour but de montrer que Florimond de Rémond n’était pas apte au travail d’un historiographe à cause de son orientation contre-réformateur, elle réunit pourtant les points essentiels ci-dessus évoqués. L’aspect du jugement devient un sujet de discussion plus explicite. Après avoir ramassé les matériaux et après les avoir mis en ordre, le jugement est la dernière étape qui interprète les données et en déduit les conclusions nécessaires. Labrousse se réfère également à cette citation, mais pour faire allusion au fait qu’ « [a]u XVII e siècle, l’Histoire est encore avant tout un genre littéraire et l’histo‐ rien tout autre chose qu’un érudit spécialisé. » 35 L’usage du terme auteur dans la citation de Bayle justifie son explication que la discipline historiographique n’est pas encore établie à l’âge classique. Elle précise, d’un côté, que « les « matériaux » 275 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="276"?> 36 Ibid., p. 31. 37 Ibid., p. 31. 38 Voir le sous-chapitre 1.2.6 La bibliothèque dans le livre. premiers de l’historien sont constitués par des documents explicitement rédigés dans le but de conserver pour la postérité la mémoire des événements » 36 tels que des annales, des chroniques et des textes juridiques ; de l’autre, qu’« on attend de l’historien beaucoup plus un récit chronologiquement ordonné qu’une interprétation explicative des événements. » 37 La question qui s’impose suite à cette remarque de Labrousse est de savoir comment il faut alors interpréter le travail de Bayle dans le DHC, en ce qui concerne les efforts et la méthodologie historiographiques, par rapport à cette définition des matériaux premiers. Le philosophe de Rotterdam a décidé de donner les qualificatifs historique et critique à son dictionnaire. De plus, il compose son texte en deux parties distinctes : les corps d’articles avec les biographies de personnages historiques et les remarques critiques. Il montre alors tout à fait l’ambition de documenter les informations correctes concernant les personnages et les événements qui les entourent. Ceci est associé au désir ardent de fournir un correctif à d’autres ouvrages historiographiques trop peu précis, trop tendancieux, trop partiaux. À cela s’ajoute que Bayle ne se réfère pas seulement aux types de documents nommés par Labrousse. Dans le sous-chapitre sur la bibliothèque dans le DHC 38 , nous avons déjà montré que pratiquement chaque livre peut servir de source à Bayle. Cependant, la littérature érudite garde un statut prépondérant. Van Lieshout l’a démontré et rend la bibliographie du DHC accessible en joignant ce document numérique à son ouvrage de 2001 déjà cité à plusieurs reprises. L’approche de Bayle est, en conséquence, plus large que Labrousse l’a considéré. En rapportant, par exemple, les polémiques entre deux érudits ou les controverses d’une plus grande envergure sociale et politique, Bayle documente autant qu’il lui est possible les différentes positions et prend la parole dans ces dialogues. En effet, Bayle écrit par ce biais l’histoire de son époque, mais grâce à la structure non chronologique du dictionnaire, il n’est pas obligé de rédiger un récit qui respecte la suite chronologique des événements. Il profite alors d’une liberté créative qui changera au fur et à mesure pour les futures générations d’historiographes et d’historiens quand la discipline sera de plus en plus établie et aura développé sa méthodologie. Cependant, ce processus créatif de la rédaction historiographique porte encore d’autres marques qui seront examinées dans ce qui suit. 276 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="277"?> 39 Sommer, Andreas U., « Historischer Pyrrhonismus und die Entstehung der speku‐ lativ-universalistischen Geschichtsphilosophie » dans Spoerhase, Carlos, Werle, Dirk et Wild, Markus (éds.), Unsicheres Wissen, Berlin, De Gruyter, 2009, p. 201-214, cit. p. 205. 3.1.2 La méthode pyrrhonienne en historiographie Im Übergang vom 17. zum 18. Jahrhundert gab es eine ganze Reihe historischer Pyrrhonismen, die die Möglichkeit und den Status historischer Erkenntnis problema‐ tisieren. Die Ursachen für die Konjunktur dieser historischen Pyrrhonismen werden im Aufkommen rationalistischer Entwürfe in der Metaphysik, die zunächst die Geschichte nicht integrieren konnten oder es doch erst zaghaft versuchten, ebenso zu vermuten sein wie in der Konkurrenz der jeweils mit absolutem Wahrheitsanspruch auftretenden Modelle konfessioneller Geschichtsschreibung, die keine Versöhnung zuzulassen schienen: Eine Art der Isosthenie musste sich da fast automatisch ein‐ stellen. 39 Pendant la période transitoire du XVII e au XVIII e siècle, il y avait toute une série de pyrrhonismes historiques, qui problématisent la possibilité et le statut des connaissances historiques. On suppose que les raisons pour l’intérêt croissant pour ces pyrrhonismes historiques ont leur origine dans l’apparition des modèles rationalistes dans le domaine de la métaphysique, qui n’ont pas pu intégrer l’histoire au début ou l’ont d’abord essayé de façon timide, ainsi que dans la concurrence des modèles historiographiques confessionnels qui apparaissent, réclament la vérité absolue et ne semblent tolérer aucune réconciliation : une sorte d’isosthénie devait se manifester presque automatiquement. L’observation de Sommer aborde deux aspects autour desquels se construira ce sous-chapitre. Les réflexions sur la possibilité et la valeur des connaissances historiques sont influencées par les réflexions philosophiques et métaphysiques qui marquent l’époque suite aux écrits de Descartes, Pascal, Gassendi, Leibniz, Spinoza et d’autres encore. En même temps, le scepticisme fait objet d’une réanimation et d’une instrumentalisation dont les érudits, tels que Bayle et ses collègues, utilisent les argumentations afin de réaliser leurs buts spécifiques. Il faut donc s’interroger sur la conception de la vérité et de la certitude quand on s’interroge sur l’histoire et son statut parmi les sciences jusque-là établies. De plus, la primauté de l’histoire sacrée est de plus en plus menacée par l’établisse‐ ment de l’histoire profane à cause de deux faits. D’un côté, on prend conscience du monde extra-européen et on prend au sérieux sa tradition culturelle avec la conception historique qui y est jointe. De l’autre, des disciplines telles que la numismatique et l’archéologie, par exemple, confirment les résultats des 277 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="278"?> 40 Voir ibid., p. 205 ss. 41 Goetinck, Jean F., Essai sur le rôle des Allemands dans le Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre Bayle, Ann Arbor (Michigan), Xerox University Microfilms, 1976, p. 103. 42 En ce qui concerne la valeur relative des témoignages voir aussi Labrousse (1957), p. 454 ss. 43 Labrousse (1964), p. 42. historiens. 40 La conclusion de Jean F. Goetinck à la fin de son examen du rôle des Allemands dans le DHC est qu’on trouve dans ces articles une continuation de ses tendances principales : recherche de la vérité à tout prix et démystification d’une part, besoin de ramasser, d’opposer et d’analyser tous les détails possibles pour n’importe quel fait d’autre part. Dans ce travail de « rationalisation » Bayle va plus loin que Descartes qui prétendait exclure la spéculation métaphysique de l’analyse intellectuelle. En effet, Bayle inclut tout afin de montrer la banqueroute de la raison. 41 Cette citation est riche en aspects qu’il faut aussi aborder sous un angle différent, à savoir sceptique, puisque le point de départ de Bayle est de ramasser, d’opposer et d’analyser tous les détails possibles pour n’importe quel fait afin de s’approcher autant que possible de la vérité ce qui entraîne, selon le sujet abordé par Bayle, probablement une démystification. En ce qui concerne l’intention de montrer la banqueroute de la raison, elle se fait remarquer surtout dans les articles traitant le scepticisme et ceux traitant d’un sujet qui fait polémiquer Bayle à cause d’une absurdité inhérente. Il souffre d’injustices, de fanatiques religieux, d’événements sanglants, de comportements et de réflexions absurdes et dénonce cette banqueroute de la raison humaine, comme Goetinck l’exprime. De plus, le fait d’analyser tous les détails possibles rappelle quelques aspects des dix modes des Esquisses pyrrhoniennes. Ils ont fait comprendre que toutes les perceptions de l’homme sont relatives. La perception d’un événement ou d’une situation est par conséquent également relative. Cependant, l’historien est à la recherche de la vérité et se met pour but de l’extraire des sources historiques sujettes à cette relativité. 42 Comment Bayle procède-t-il afin d’approcher de ce but ? Labrousse s’interroge dans ce contexte sur la transposition de la méthode cartésienne en histoire. Elle démontre que Bayle n’est certainement pas carté‐ sien ; « il faut le considérer comme un professeur en philosophie, et non comme le partisan opiniâtre d’une école quelconque. » 43 Il connaît tous les systèmes philosophiques, certes, mais en tant qu’historien, il suit son intérêt scientifique, à savoir éclectique, et refuse de se soumettre à un système particulier. Cependant, 278 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="279"?> 44 Descartes (2000), p. 88 sq. 45 Labrousse (1964), p. 57. il faut avouer qu’il y a des parallèles entre les deux premiers préceptes que Descartes s’est imposé pour bien mener sa raison : Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle […]. Le second, de diviser chacune des difficultés que j’exami‐ nerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. 44 Bayle ne se précipite pas non plus pour considérer un fait comme étant vrai avant d’en avoir examiné les détails. Mais sa façon de procéder n’est pas de découper une difficulté, c’est-à-dire un événement ou un fait historique, volontairement en petits morceaux, examiner et connaître ensuite la vérité de tous ces morceaux afin de déduire qu’ensemble, ils sont alors également vrais. Car une telle conclusion peut être délicate puisqu’il est possible que deux ou plusieurs idées, chacune vraie en soi, perdent ce statut au moment où on les met en relation à cause d’une erreur de catégorie, d’une contradiction surgissant de la mise en relation et d’autres encore. Et même si toutes ces idées s’accordent correctement, il se peut qu’un aspect, auquel on n’a pas pensé auparavant, fasse s’effondrer cette vérité, composée de plusieurs vérités partielles, comme un château de cartes. Labrousse parle du même effet dans le contexte de l’historiographe. « [L]a découverte d’un nouveau document peut suffire à invalider les hypothèses les plus satisfaisantes jusque-là » 45 . Bayle essaie de prévenir ce coup autant que possible, mais il ne peut jamais être certain qu’il n’y aura pas d’autres témoignages qu’il ignore. C’est la raison pour laquelle on peut détecter une certaine prudence avec les conclusions trop affirmatives et apodictiques dans le travail baylien. Sa façon de procéder est plutôt marquée par le scepticisme que par le cartésianisme. Il entame des recherches afin de s’approprier toutes les informations concernant un sujet. Après les avoir étudiées, pesées, comparées, vérifiées, il en déduit ce qui semble logique et donc vrai sur la base de ses données disponibles. Le sceptique pyrrhonien parle également de ce qui lui paraît vraisemblable à base de sa perception personnelle. De plus, Bayle ne se lasse pas de retenir de nombreux témoignages, même divergents. Il relativise par ce moyen chaque point de vue et l’insère dans un contexte plus large. Les différentes positions rentrent alors en dialogue et soit Bayle les commente, fait ressortir une erreur, parvient finalement à la version d’un fait historique, soit il signale que l’état des sources ne permet pas de juger de façon appropriée de leur degré de véracité ou de l’affaire en général. Il garde donc l’option de suspension 279 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="280"?> 46 Ibid., p. 57. 47 Ibid., p. 57. 48 Nous nous concentrons dans le présent contexte à l’aspect de la méthode cartésienne et baylienne ce qui a été étudié avec différentes accentuations. Mori, par exemple, examine plus en détail les rapports entre le cartésianisme et la pensée de Bayle dans son œuvre intégrale. (Voir Mori (1999), p. 69-81.) Ulrich Dierse s’interroge également sur ce rapport et considère, de plus, Spinoza. (Voir Dierse, Ulrich, « Bemerkungen über Bayles Verhältnis zu Descartes und Spinoza » dans Kreimendahl, Lothar (éd.), Die Philosophie in Pierre Bayles Dictionnaire historique et critique, Hamburg, Meiner, 2004, p. 177-189.) Michael Hickson retrace dans le bref article sur Bayle dans The Cambridge Descartes lexicon les positions divergentes concernant l’influence de Descartes sur Bayle. (Voir Hickson, Michael, « Bayle, Pierre » dans Nolan, Lawrence (éd.), The Cambridge Descartes lexicon, New York, Cambridge University Press, 2016, p. 55-56.) Et Paganini souligne que Bayle a contribué à remettre en question la métaphysique de Descartes de telle manière qu’elle a été ébranlée dans ses fondements. (Voir Paganini (2008), p. 359-371, et les articles R I M I N I , P Y R R H O N , Z E N O N D ’ E L É E .) du jugement, même si son but principal est de trouver le consensus et la vérité historiques des faits dans ses matériaux premiers. Labrousse avoue que Bayle transpose librement la méthode cartésienne […]. Bien entendu elle subit […] une modification profonde, mais cependant elle conserve quelque chose de sa physionomie originale, l’exigence d’une discrimination rigoureuse entre ce qui est authentiquement prouvé - ce qui est certain - et ce qui n’est que l’apport de l’historien. 46 A cela, elle ajoute que Bayle était obligé de « transformer radicalement la conception que Descartes se faisait de la vérité ». 47 Mais la conception de la vérité est tellement essentielle pour le contexte de l’historiographie qu’une transfor‐ mation de cet aspect transforme également des éléments méthodologiques et leur signification pour atteindre ce but. Le rapport à la méthode cartésienne semble en conséquence de plus en plus problématique bien que Bayle partage certainement quelques points avec Descartes. Il en partage aussi avec Aristote, Platon, Spinoza et d’autres encore ce qui ne le rend pas automatiquement aristotélicien, platonicien ou spinoziste. 48 Zarka renforce, comme Goetinck, l’argument que Bayle dépasse les limites que Descartes a imposé à sa méthode. Bayle part d’une dualité qu’on peut légitimement qualifier de cartésienne entre les connaissances authentiques qui comportent des vérités dont on ne saurait douter et les recherches historiques ou les débats concernant les faits humains qui nous laissent « toujours dans les ténèbres » et qui demeurent toujours sujets à quelque nouvelle contestation. Mais loin d’en rester à une opposition entre raison et fait, entre mathématiques et histoire, Bayle transgresse les interdits cartésiens et définit le statut 280 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="281"?> 49 Zarka, Yves Ch., « L’idée de critique chez Pierre Bayle » dans Revue de Métaphysique et de Morale, n o 4, 1999, p. 515-524, cit. p. 521. 50 Ibid., p. 521. 51 Voir Völkel, Markus, »Pyrrhonismus historicus« und »fides historica«: Die Entwicklung der deutschen historischen Methodologie unter dem Gesichtspunkt der historischen Skepsis, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1987, p. 95. 52 Ibid., p. 67 ; « Le vraisemblable prend son origine dans une sémiotique empirique qui interprète les phénomènes dans un réseau cohérent d’observation. » de la vérité historique par l’extension des notions de vérité et de certitude en dehors du champ où Descartes les avait confinées […]. 49 Bayle apporte alors sa contribution à la définition des conditions concernant la vérité et la certitude historique et introduit « dans l’histoire des critères de distinction entre le vrai, l’incertain et le faux ». 50 Völkel discute le pyrrhonisme historique par rapport au développement de la méthodologie historique allemande surtout entre 1670 et 1790 et décrit aussi le contexte historique de la tradition sceptique depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance et à l’Humanisme. Quelques aspects sont également pertinents pour le DHC. Völkel démontre que des arguments purement pyrrhoniens n’ont pas une grande influence jusqu’au milieu du XVII e siècle, mais la théorie de l’ars historica partage avec le scepticisme historique la conviction que la réalisation absolue de leur but n’est pas possible. 51 Pour le sceptique, la parfaite connaissance des choses n’est pas atteignable ce qui est la raison pour laquelle il cherche la tranquillité de l’âme dans la suspension du jugement. Pour l’historiographe, la connaissance de la vérité des événements historiques n’est pas atteignable puisqu’il ne peut jamais être sûr d’avoir considéré toutes les sources. Il est probable que d’autres documents existent qu’il ignore, auxquels il n’avait pas accès lors de sa recherche, qui détruisent alors sa reconstruction de l’histoire. La seule chose qu’il peut faire, est de consulter autant de sources que possibles. Grâce à sa méticulosité et sa rigueur, Bayle poursuit ses recherches consciencieusement. D’un côté, il a déjà une lecture considérable au moment où il écrit le DHC ; de l’autre, il possède de nombreux livres, en emprunte d’autres à ses collègues et reçoit des passages copiés par ses correspondants de la République des Lettres. Son accès aux sources est donc relativement large ce qui se reflète dans la bibliographie du DHC. Il compare ensuite différents témoignages et déduit ce qui lui semble nécessairement logique et vrai sur la base de ces témoignages. La vraisemblance devient dans ce procédé le critère central. Völkel souligne qu’elle acquiert une importance extraordinaire. Il explique : « Begründet ist das Wahrscheinliche in einer empirischen Zeichenlehre, die Phänomene innerhalb eines kohärenten Netzes von Beobachtung deutet. » 52 L’ensemble du DHC représente un tel réseau cohérent dans lequel Bayle relie ses 281 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="282"?> 53 Voir cette citation à la p. 270. 54 B E A U L I E U , rem. D. 55 Robert, Rey-Debove et Rey (2020), évidence, 1. observations et ses interprétations. Il crée un ouvrage qui satisfait aux exigences de la vraisemblance puisqu’il parvient, suite à ses argumentations logiques, à ce qui semble vrai à base des sources examinées. La vérité est certainement l’idéal auquel il aspire, mais il est conscient du fait qu’il n’est pas possible de s’en emparer entièrement. Nous avons déjà vu dans la citation de la rem. F d’U S S O N qu’en tant qu’historien, on aspire à l’idéal d’être seulement au service de la vérité. 53 Dans ce contexte, Bayle réfléchit la conception de la certitude. Louis le Blanc, sieur de Beaulieu, était ministre et professeur en théologie à Sedan. Dans la rem. F de son article, Bayle examine la querelle entre Beaulieu et son adversaire Saurin, tout en considérant le positionnement de Jurieu dans ce contexte. Après avoir retracé les idées que Jurieu s’était faites de la certitude et souligné les points problématiques Bayle suppose que [c]e qui trompoit peut-être Mr. Jurieu étoit de voir que la certitude & l’évidence avec laquelle nous connoissons qu’il y a eu un Jules Cesar, une Republique Romaine &c. ne passent pas pour une science, mais pour une foi humaine, pour une opinion […]. S’il a eu de telles pensées il n’a point sçu le fin des choses, car il n’est pas vrai que le fondement de la certitude & de l’évidence avec laquelle nous connoissons qu’il y a eu une Republique Romaine soit une simple demonstration morale, ni que nôtre persuasion à cet égard soit un acte de foi humaine, ou une opinion. C’est une science proprement dite, c’est la conclusion d’un syllogisme dont la majeure & la mineure sont des propositions clairement & necessairement veritables. 54 Bayle développe alors, à travers le mauvais exemple de Jurieu, l’argument que la certitude et l’évidence sont basées sur des conclusions qui suivent les règles de la logique et que, de plus, les deux sont également valables pour la science historique. On parle de l’évidence quand un fait ou un phénomène « s’impose à l’esprit avec une telle force qu’il n’est besoin d’aucune autre preuve ». 55 C’est alors la perception immédiate qui ne demande plus de réflexion par la suite. En ce qui concerne alors la République Romaine ou de Jules César, leur existence est évidente à travers les écrits des historiographes romains. Matytsin se réfère à l’abbé Claude Sallier pour aborder cette thématique et souligne que même si les historiens modernes n’avaient pas d’accès direct aux sources primaires, telles que des documents ou des découvertes archéologiques, ils pouvaient pourtant accéder à cette évidence 282 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="283"?> 56 Voir Matytsin, Anton, « Historical Pyrrhonism and Historical Certanty in the early Enlightenment » dans Argaud, Elodie (et al., éds.), Pour et contre le scepticisme, Oxford, Honoré Champion, 2015, p. 243-259, cit. p. 251. 57 Voir ibid., p. 251. 58 Robert, Rey-Debove et Rey (2020), certitude, 2. à travers l’autorité des historiens romains. 56 Cette réflexion semble paradoxale puisque l’immédiateté d’une évidence qui est communiquée par un intermédiaire ne correspond plus aux exigences que la signification concrète du terme demande. Afin de rendre ce genre d’évidence possible et ensuite fiable et surtout valable, il faut satisfaire deux conditions préalables. D’une part, la crédibilité d’un historien doit être contrôlée. Chez Bayle, cela se fait sentir dans les commentaires qu’il fait sur Moréri, par exemple. En association avec la permanente correction des erreurs de l’auteur du Grand Dictionaire Historique, Bayle démonte systématiquement la crédibilité de Moréri. De l’autre, la comparaison et l’évaluation des comptes-rendus historiques parfois conflictuels représentent un aspect méthodologique nécessaire qu’on rencontre en d’innombrables endroits dans le DHC. Les dates de vie de plusieurs personnages historiques sont rapportées diversement, de sorte que Bayle fait une remarque pour démontrer les informations contradictoires des historiens anciens et modernes. Matytsin explique que c’étaient surtout les défenseurs de la fides historica qui ont proposé plusieurs procédés pour l’évaluation de la crédibilité d’un historien et pour évaluer des comptes-rendus conflictuels. 57 Dans ce sens, Bayle peut être également compté parmi ses défenseurs puisqu’il applique ces méthodes dans son ouvrage et les exige aussi des collègues. De plus, ces méthodes ont un impact considérable sur l’évidence et sur la certitude. Si la crédibilité d’un historien est confirmée, le degré d’évidence auquel on peut accéder dans ses écrits est en conséquence plus élevée qu’au cas inverse. Il en est de même avec la certitude. Elle représente « [l’é]tat de l’esprit qui ne doute pas ». 58 L’élimination des doutes, c’est-à-dire des points faibles, contradictoires ou incomplets, contribue alors logiquement à l’augmentation de la certitude, concernant le sujet en question. La correction des erreurs représente l’effort de Bayle pour gérer les sources disponibles à son époque et pour contribuer à la qualité des informations qui circulent dans les livres érudits. En conséquence, le public des lecteurs peut faire confiance à ce qui a été examiné et prouvé par des historiens tels que Bayle et peut aussi faire confiance à la certitude exprimée dans leurs écrits sur l’histoire. Matytsin fait ressortir une conséquence productive de ces débats concernant la certitude historique, à savoir « a gradual development of rules and procedures for both analyzing primary sources and evaluating the reliability of ancient and modern 283 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="284"?> 59 Matytsin (2015), p. 257 ; « un développement progressif de règles et de procédés pour l’analyse des sources primaires ainsi que pour l’évaluation de la fiabilité des historiens anciens et modernes. » 60 Matytsin (2015), p. 257 ; « formaliser des techniques de recherche, créer une hiérarchie d’évidence fiable et fournir des moyens pour la réconciliation de témoignages conflictuels. » 61 La certitude absolue représente la conception abstraite d’un idéal, comme l’impartialité ou la vérité. Appliqué dans la vie pratique, l’historien comme le philosophe s’oriente vers ces étoiles fixes bien qu’elles restent inatteignables par leurs méthodes. 62 Voir surtout aux endroits suivants : dans le sous-chapitre 2.1.1 Éléments constitutifs de la Skepsis pyrrhonienne - relativité, isostheneia, epokhê, ataraxia, à la p. 145 ; vers la fin du sous-chapitre 2.3.2.2 L’Orient dans le Dictionaire historique et critique, à la p. 250 sq. ; dans le sous-chapitre 2.4 Conclusion intermédiaire : les parties et l’ensemble, à la p. 253 sq.. 63 Matytsin (2015), p. 254 ; « Des sceptiques et des érudits critiques ont indiqué qu’une suspension du jugement n’était pas seulement un résultat inévitable d’une grande partie d’études historiques, mais aussi un outil utile pour évaluer la certitude relative de nombreux événements. » historians. » 59 Implicitement, Bayle contribue aussi à établir ces règles et techniques, comme d’autre collègues érudits, afin de « formalize research techniques, to create a hierarchy of reliable evidence, and to provide the means by which conflicting testimonies could be reconciled. » 60 Cependant, il ne faut pas confondre la certitude relative avec la certitude absolue. 61 Le degré de certitude décrit ci-dessus est quadruplement relatif : 1° relatif par rapport aux sources primaires consultées parce qu’il est possible qu’il existe d’autres sources qu’on ignore ; 2° relatif par rapport à l’instant temporel parce que les connaissances évoluent et changent au cours des décennies et des siècles ; 3° relatif par rapport à la personne de l’historien puisque l’image qu’il reconstruit d’un événement porte inévitablement un trait personnel de sa perspective spécifique puisque l’idéal de l’impartialité est difficile à garantir ; 4° relatif par rapport à la personne du lecteur qui consulte un ouvrage historiogra‐ phique et qui apporte sa perspective - forcément différente de celle de l’historien -, son savoir et ses opinions. La relativité rappelle le scepticisme où ce mode a joué et joue toujours un rôle central, comme nous avons vu dans le deuxième chapitre. 62 S’y ajoute la suspension du jugement qui s’impose au moment où les informations concernant un fait sont contradictoires, à un tel degré qu’il n’est plus possible de parvenir à une version cohérente. Matytsin observe également que « [s]keptics and critical scholars suggested that a suspension of judgment was not only an inevitable outcome of the majority of historical investigations, but also a useful tool for evaluating the relative certainty of various events. » 63 Whelan remarque que [s]cepticism is universal, directed against sources both favourable and inimical to the subject matter and is only to be abandoned in exchange for a certainty based not on 284 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="285"?> 64 Whelan (1989), p. 92. 65 Les deux cas sont d’ailleurs également valables pour l’historiographe parce qu’il compose son ouvrage aussi à base des sources et des informations qu’il a à sa disposition et qui forment son savoir spécifique. La seule différence est qu’il s’intéresse à l’actualité et à sa documentation tandis que l’historien attache son attention au passé et sa reconstruction. 66 Voir Matytsin (2015), p. 255. an inner persuasion - often no more than prévention - but on a careful examination of factual data 64 [le] scepticisme est universel, dirigé contre les sources favorables, ainsi que défavorables au contenu et il doit seulement être abandonné en faveur d’une certitude qui ne se fonde pas sur une conviction intérieure - ce qui n’est assez souvent pas plus qu’une prévention - mais sur l’examen prudent des données relatives aux faits. Par ce moyen, elle crée également le lien entre le scepticisme et l’historiographie. Elle souligne l’importance du courant philosophique pour la discipline qui est en train de se former depuis la fin du XVI e siècle. Le côté du philosophe sceptique dont Bayle porte les traits caractéristiques marque alors aussi son côté historiographe. La méthode sceptique est simple, mais efficace dans ce contexte. En général, deux cas sont possibles. Soit la confrontation de deux ou plusieurs sources mène à une version du fait historique qui paraît logique et donc vraisemblable à l’historien ; soit la confrontation des sources fait ressortir des contradictions qui ne permettent plus d’explications cohérentes de l’événement historique de sorte que l’historien est obligé de s’abstenir de jugement. 65 Comme le sceptique, l’historien peut seulement rapporter ce qu’il perçoit et ce qui lui semble certain. Cependant, le jugement définitif n’est pas réalisable ce qui nécessite la suspension du jugement. Bien sûr, le but n’est pas que l’historien se transforme en sceptique, mais qu’il adopte une certaine attitude sceptique mitigée. Matytsin parvient à une semblable observation en se référant au Commentatio de pyrrhonismo historico de l’historien Friedrich Wilhelm Bierling de 1724. Il en résume quatre aspects méthodologiques sceptiques qui devraient inspirer l’historien : 1 o l’examen prudent des faits, 2 o le jugement de tous les comptes-rendus avec circonspection, 3 o peser l’évidence intéressante et pertinente avec méticulosité et 4 o la compréhension des limites de ce qui est connaissable. 66 D’après les réflexions développées ci-dessus, ces aspects s’accordent à la description de la méthode historiographique de Bayle. Sommer s’est également interrogé sur le pyrrhonisme historique chez Bayle et cite un passage de l’article H O R A C E , rem. A : 285 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="286"?> 67 H O R A C E , rem. A ; caractères en italiques ajoutés par E.R. 68 Voir Sommer, Andreas U., « Triumph der Episode über die Universalhistorie? Pierre Bayles Geschichtsverflüssigungen » dans Saeculum, vol. 52, n o 1, 2001, p. 1-39, cit. p. 32. 69 Ibid., p. 32. S’il y a lieu de s’étonner que sur un évenement aussi remarquable que celui d’Horace la tradition qu’il avoit été blessé, & la tradition qu’il n’avoit pas été blessé aient eu chacune leurs partisans & leurs sectateurs parmi même les Ecrivains les plus celebres, que dirons-nous de Polybe qui supose que ce brave & intrepide Romain perdit la vie dans le Tibre ? Dirons-nous qu’il y avoit sur cela aussi une tradition ? en conclurons-nous que l’ancienne histoire est si tenebreuse, qu’on ne sçait le plus souvent quel parti prendre parmi ceux qui nient & ceux qui afirment les mêmes choses ; & que le ouï & le non paroissant authorisez autant l’un que l’autre, dans des matieres où il étoit le plus facile du monde de fixer le fait, l’on a tout à craindre à l’égard des évenemens moins insignes dont les historiens ont parlé ; tirerons-nous, dis-je, de semblables conclusions ? Je conseillerois plutôt de faire servir ces remarques à fortifier son jugement contre la coutume que l’on a de lire sans attention, & de croire sans examen. Notez que la diference des opinions sur le visage d’Horace n’est pas si digne d’étonnement ; elle est neanmoins une marque de l’incertitude historique. Les uns assûrent qu’Horace étoit parfaitement beau, d’autres disent qu’il avoit eu le surnom de Cocles […]. 67 Sommer voit dans ce passage la conclusion d’un pyrrhonisme historique qui remet en question la possibilité d’un savoir historique en général. De plus, il fait ressortir que l’action de nier toute connaissance historique vérifiée à cause de quelques comptes rendus qui manquent de fiabilité va trop loin pour Bayle. 68 En ce qui concerne la possibilité d’un savoir historique fiable, on peut constater que la fameuse correction des erreurs est le souci de réaliser une historiographie qui fournit des connaissances fiables et certaines suites aux épreuves selon la logique, la vraisemblance et la certitude. C’est-à-dire que Bayle fait preuve de ses propres exigences. Il documente méticuleusement les sources et les informations, les faits et les événements, et les relativise ailleurs. Sommer a raison que Bayle n’est pas partisan de l’idée du rejet général de la connaissance définitive de l’histoire et que cette incertitude historique devrait alors motiver à l’examen attentif des sources. Unter Bayles Hand wird das Abwägen, welchem Bericht der Vorzug zu geben sei, zu einer universalen Methode der Quellenkritik, die den Wert einer Quelle nicht mehr an der Autorität des Bürgeleistenden, sondern an der Übereinstimmung mit anderen Quellen und mit dem Plausiblen bemisst. 69 286 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="287"?> 70 Reprise de la citation de la page précédente, H O R A C E , rem. A ; caractères en italiques ajoutés par E.R. 71 Grell, Chantal, « Introduction » dans Grell, Chantal (éd.), Les historiographes en Europe de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2006a, p. 9-17, cit. p. 9. 72 Sous le règne de Philippe Auguste (né en 1180, décédé en 1223), il y avait déjà des religieux qui ont mené des recherches historiques. (Voir Grell, Chantal, « Les historio‐ graphes en France XVIe-XVIIIe siècles » dans Grell, Chantal (éd.), Les historiographes en Europe de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2006b, p. 127-156, cit. p. 127.) 73 Voir Grell (2006a), p. 9. 74 Ibid., p. 12. Sous la main de Bayle, l’acte de peser à quel rapport il faut donner préférence devient une méthode universelle de critique de sources, qui ne mesure pas la valeur d’une source selon l’autorité du garant [c’est-à-dire celui qui se porte garant en tant qu’auteur de son écrit] mais l’oriente à l’accord avec d’autres sources et avec ce qui est plausible. De surcroît, il faut lire attentivement toute la citation afin de découvrir l’ambi‐ tion didactique que Bayle y exprime : « Je conseillerois plutôt de faire servir ces remarques à fortifier son jugement contre la coutume que l’on a de lire sans attention, & de croire sans examen. » 70 La façon de procéder est mise en pratique dans la perspective de former le propre jugement des lecteurs, la capacité réflexive, l’attention vive et critique de l’esprit lors de la lecture de n’importe quel texte. En général, le débat sceptique a alors effectué un impact productif sur l’évolution de l’historiographie et de l’histoire comme discipline. Le débat métaphysique sur l’impossibilité d’atteindre la parfaite connaissance et l’entière certitude, a contribué au développement de méthodes et techniques qui satisfont la vraisemblance et permettent de reconstruire l’histoire sur cette base. La fides historica est donc conditionnée par le sens critique de chaque historien et chaque historiographe. De plus, Chantal Grell signale que « [l]’histoire en France n’acquit ce statut qu’au XIX e siècle quand elle devint objet d’enseignement, dans les collèges mais aussi à l’université, et quand être historien devint un métier. » 71 Cependant, elle inventorie les historiographes parce qu’une histoire officielle existe depuis longtemps en France 72 , mais l’institutionnalisation se déroule relativement tard par rapport à d’autres pays européens. 73 Au moment où les états se forment au niveau territorial, les souverains se rendent compte de l’utilité politique des historiographes qui ont été embauchés pour faire les louanges des rois. « On peut avancer qu’elle [l’histoire officielle] fut considérée comme un moyen d’affirmer une souveraineté, un pouvoir sur un territoire et la légitimité de ce pouvoir. » 74 Cependant, Grell observe aussi une méfiance des rois 287 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="288"?> 75 Voir ibid., p. 15 sq. 76 Ibid., p. 16. 77 Ce paragraphe semble nous éloigner du sujet du présent sous-chapitre, à savoir la méthode pyrrhonienne, mais il est important de prendre conscience du fait que l’historiographie et l’histoire en général étaient en train de se former, de s’interroger sur leurs rôles et de se réorienter à l’époque de Bayle. Ceci permet de mieux comprendre le climat intellectuel qui influença Bayle, sa perception et sa pensée par la suite. 78 Voir cette analyse dans le sous-chapitre 2.2.3 Les sceptiques de l’Académie : A R C E S I L A S et C A R N E A D E à partir de la p. 191. envers la véritable utilité de l’historiographie ainsi qu’une méfiance du public envers ce genre d’histoire ce qui entraîne un déclin de l’histoire officielle. 75 Les travaux des érudits tels que Bayle, Bodin, Moréri, Simon et d’autres encore per‐ mettent un accès plus commode au public « désormais dédaigneux des « grandes histoires ». » 76 Étant donné qu’ils ne dépendaient pas de la bienveillance du roi ou d’un mécène, ils étaient plus libres et donc moins partiaux que les historiens officiels. Leur œil critique relativise les glorieuses images des rois et dénonce les abus. En ce qui concerne l’exil de Bayle à Rotterdam, la distance géographique avec la France et une certaine indépendance, que la distance entraîne, ont un effet positif et un effet négatif pour lui. D’un côté, il peut critiquer les abus sans craindre de perdre sa vie ; de l’autre, la mort de son frère à sa place alimente sa colère contre les injustices, de sorte que son impartialité en tant que protestant souffre en de nombreuses occasions. 77 Ainsi, il est d’autant plus important de ne pas sous-estimer l’influence de sa pensée sceptique. Elle rend possible qu’il se remette lui-même en question et qu’il prenne une distance critique par rapport à son texte afin de réfléchir sur les sujets sous différents angles. La pluralité des perspectives augmente la complexité et donc rend difficile l’interprétation des articles du DHC et la reconstruction de sa propre opinion. Suite à l’analyse de l’article C A R N E AD E78 , il est devenu clair que Bayle utilise des outils sceptiques afin de faire la critique des sources ce qui l’amène à une fiabilité plus élevée en ce qui concerne la reconstruction de l’histoire. Cette qualité du travail d’historien et d’historiographe rapproche le philosophe de Rotterdam davantage de la vérité. Cependant, il faut être conscient de la problématique que la vérité en soi ne peut pas être reconstruite, mais qu’on reste toujours piégé dans les bornes de la vraisemblance. Et dans l’article E S O P E (P H R Y G I E N ), Bayle fait la critique de Jean de la Fontaine, ce qu’il commente dans la rem. B de la façon suivante : Un homme qui se tient bien sur ses gardes ne croit guere touchant la vie d’un particulier les traditions de deux siecles : il demande si les faits qu’on conte ont été mis par écrit au tems de leur nouveauté ; & si on lui dit que non ; mais que la memoire 288 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="289"?> 79 E S O P E (P H R Y G I E N ), rem. B. 80 Labrousse (1957), p. 456 (en citant également E S O P E (P H R Y G I E N ), rem. B) et p. 462. 81 Voir ibid., p. 462. s’en est conservée de pere en fils & de vive voix, il sait bien que le Pyrrhonisme est le parti de la sagesse. 79 Lors de l’examen des sources, il faut alors rechercher ses origines afin de pouvoir classer sa valeur. La formule à la fin de cette citation vaut d’être appliquée consciemment pour toute démarche historiographique. Labrousse étudie les sources des falsifications, des erreurs et des imperfections des témoignages et revient deux fois sur cette phrase magique que « le pyrrhonisme est le parti de la sagesse. » 80 Elle problématise également le dilemme que seulement un témoin oculaire ou au moins un témoin très direct peut servir d’autorité, mais qu’en même temps il n’est pas muni contre une partialité inévitable et irrésistible concernant des événements par lesquels on est personnellement concerné. 81 Le témoin, et la source première qu’il crée, portent forcément des traces de subjectivité, plus ou moins prononcées bien entendu. Pour l’examen de l’historien plus tard, cette circonstance peut alors poser un problème s’il n’y fait pas attention. Il faut être conscient que le témoin rapporte l’événe‐ ment historique d’un certain point de vue et que l’historien considère ce compte-rendu de son point de vue individuel. L’influence de la nuance subjective se potentialise. Pour le processus historiographique, il peut, en conséquence, être décisif pour l’image d’un événement ou d’une époque même, de savoir quel historien se réfère à quel témoin et jusqu’à quel degré les deux partis sont capables de s’orienter vers l’impartialité. Même Bayle qui agit certainement d’une manière très réfléchie n’échappe pas à ses convictions protestantes, philosophiques, politiques, sociales et culturelles de sorte qu’il examine, certes très attentivement, les sources, leur valeur de crédibilité et d’autorité et construit une distance critique à l’objet de sa recherche. Ceci lui permet, par exemple, de ne pas condamner par principe tous les auteurs catholiques ; bien au contraire, il distingue subtilement quel catholique est digne de confiance, à cause de son exactitude, de son ouverture d’esprit ou de sa respectabilité, et quel protestant mérite d’être critiqué. L’impact de la confession peut se faire sentir du côté du témoin ainsi que du côté de l’historien. Dans ce contexte, il ne faut pas oublier, une fois de plus, que Bayle écrit un dictionnaire de correction de fautes qui devient un contre-poids aux ouvrages historiographiques catholiques qui documentent les événements, comme les guerres de religion par exemple, de la perspective des catholiques. Le but de Bayle est de relativiser cette perspective 289 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="290"?> 82 Voir Sommer (2009), p. 205-207 et 210 sq. 83 Ibid., p. 213 sq. et d’ajuster l’image des événements. Mais la religion et les confessions jouent encore un rôle à un autre niveau. Sommer implique dans ses réflexions sur le développement de l’historiogra‐ phie à l’époque moderne la distinction de l’histoire sacrée et de l’histoire profane et souligne que le processus de la scientification de l’histoire, comme discipline autonome, ébranle le statut de l’histoire sacrée. 82 En guise de conclusion, il résume qu’il faut souligner dass die skeptische Herausforderung zunächst die historisch-kritische Sicherstellung des Vergangenen provoziert hat. Historische Pyrrhonismen und die historisch-kriti‐ schen Sicherstellungen des Vergangenen haben wiederum das alte heilsgeschichtliche Metamodell destabilisiert. 83 que le défi sceptique a provoqué, au début, la garantie historicocritique du passé. Les pyrrhonismes historiques et les garanties historico-critiques du passé ont à leur tour déstabilisé le vieux métamodèle de l’histoire du salut. Le lien au scepticisme pyrrhonien est en conséquence, pour lui aussi, beaucoup plus pertinent qu’au cartésianisme, par exemple. Goetinck utilise le terme démystification pour désigner une dimension principale de l’historiographie baylienne, cité au début de ce sous-chapitre. La déstabilisation de l’ancien modèle historique biblique et la démystification décrivent, en général, le même phénomène, à savoir que la religion et toute institution politique commencent à être menacées de plus en plus. De surcroît, nous avons vu le bilan négatif des religions chrétiennes et musulmanes dans l’analyse de l’article M AH O M E T à cause de leurs histoires sanglantes lors de la diffusion de leurs doctrines. La conception d’une histoire glorieuse est alors remise en question ce qui contribue à la démystification. Afin de réaliser ce procédé, le travail historiographique est indispensable. Du fait de cette méthode inspirée par le scepticisme, on est tenté de percevoir dans les différents aspects une image pessimiste et négative de ce que l’histoire et l’historiographie sont capables d’accomplir. Il n’y a presque que des limites et très peu de certitudes. Cependant, le mérite de cette conception désespérée consiste pourtant à sa contribution à une prise de conscience autocritique afin d’intensifier par la suite la réflexion sur une méthode critique. Cette démarche s’effectue dans la perspective de construire un cadre de plus en plus scientifique pour l’histoire. 290 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="291"?> 84 Didier (1996), p. 80. 3.1.3 Les avantages d’écrire un dictionnaire pour l’historien La méthode sceptique se fait également sentir au niveau du genre littéraire. La forme du dictionnaire joue un rôle essentiel pour l’historiographie telle que Bayle la réalise. Elle réunit les composants examinés dans les deux sous-chapi‐ tres précédents avec quelques aspects du premier chapitre sur la nature du DHC. D’abord, la répartition d’un sujet entre plusieurs articles représente une caractéristique essentielle. En général, la forme fragmentaire soutient le côté compilateur parce qu’elle permet la collection de nombreuses informations, sources et détails. Dans le cas de Bayle, elle est d’une fécondité extraordinaire puisqu’elle dynamise l’ouvrage au niveau de la composition, au niveau de la lecture. On ne va pas trouver un sujet comprimé à un seul endroit, mais dispersé dans plusieurs articles et considéré de différentes perspectives. De plus, quelques sujets figurent en des endroits où on ne les attendrait pas forcément. Par ce moyen, Bayle relativise la valeur d’un seul aspect et l’insère dans le réseau relationnel de l’ouvrage entier. Sa façon de procéder est alors assez ambiguë parce qu’il oscille entre les deux extrêmes de l’isolement de chaque aspect et de l’imbrication profonde du même aspect dans l’intégralité de l’ouvrage. Mais la question qui persiste est de savoir pourquoi l’action de découper les informations en morceaux et de les disperser peut représenter un avantage. L’organisation de l’ouvrage par articles, et non pas par chapitres, impose une structure au recueil du savoir. Didier remarque qu’« [o]n voit combien le système de l’article, surtout avec ce raffinement alphabétique que constituent les notes, est favorable à Bayle et lui permet un tri. » 84 C’est donc la prochaine étape, après avoir ramassé les informations des sources primaires, de les peser afin de distinguer ce qui est utile, vraisemblable, cohérent, logique de ce qui est absurde, contradictoire, faux, incertain etc. Le lecteur devient alors le spectateur du travail intellectuel de l’historien critique. Et Bayle met par écrit et développe sous les yeux de son lecteur ses visions et interprétations des faits historiques. C’est-à-dire qu’il ne reconstruit pas seulement l’histoire telle qu’elle lui paraît sur la base des sources dont il dispose. Il documente aussi sa pensée et sa vision des choses. Armstrong fait ressortir dans ce contexte qu’à la base solide et statique du dictionnaire biographique, un genre qui est en train de naître à l’époque de Bayle, le philosophe de Rotterdam a l’occasion de créer quelque chose de plus fluide et de plus dynamique. L’ordre alphabétique contribue au cadre rigide de l’ouvrage et donc à la gestion formelle de la fluidité du contenu. 291 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="292"?> 85 Armstrong (2000), p. 158. […] the alphabetic classification of material becomes less and less meaningful as one person’s story can be told only with constant reference to another’s and then another’s, as well as to the political, theological, ecclesiastical or philosophical tradition to which they adhered or against which they rebelled. 85 […] la classification alphabétique du matériel devient de moins en moins significative comme l’histoire d’une personne ne peut être racontée qu’avec la référence constante à celle d’une autre et puis à celle d’une autre ainsi qu’à la tradition politique, théologique, ecclésiastique ou philosophique à laquelle elles [ces personnes] étaient adhérente ou contre laquelle elles se sont révoltées. Comme l’histoire est, en général, très furtive à cause de sa complexité, il est alors essentiel de fournir un cadre fixe afin de s’approprier autant que possible ce contenu qui semble échapper à tout moment. De surcroît, la pratique de découper un sujet en morceaux le rend maniable. Étant donné que des chaînes d’action et de réactions produisent des événements - comme des chaînes de cause à effet se conditionnent mutuellement - il faut tenir compte de leur complexité et considérer autant d’aspects que possibles. Dans ce contexte, l’importance de la chronologie minutieuse diminue pour deux raisons. D’un côté, le texte mis par écrit est toujours linéaire de sorte que les événements parallèles ne peuvent pas être représentés de la même manière si l’historien se soumet à la stricte chronologie. Par contre, le parallélisme des articles dans un dictionnaire tel que le DHC imite à sa façon le parallélisme des événements historiques. De l’autre côté, il y a des causes à long terme qui conditionnent d’autres causes de sorte qu’un effet n’est pratiquement jamais à expliquer par une seule raison ou source. C’est-à-dire qu’un effet est dans la plupart des cas un produit de plusieurs causes, même si on les ignore assez souvent et on se borne à une seule source. La rupture avec l’ordre chronologique permet alors de montrer la complexité d’un sujet, d’un fait ou d’un événement parce que la considération des aspects partiels les met en lumière sous plusieurs perspectives. Afin de relier ensuite à nouveau les aspects partiels, Bayle utilise les renvois, ce qui crée un labyrinthe au sein de son ouvrage. Et bien qu’un labyrinthe soit coincé et tortueux, il représente pourtant une structure et suit sa logique interne. La distinction de niveaux interne et externe se trouve dans l’ouvrage de Leon Goldstein sur le savoir historique. Il travaille dans son étude sur ce savoir histo‐ rique avec un modèle à deux éléments, à savoir une superet une infrastructure. La superstructure est ce qui est visible pour le lecteur non-historien, le produit 292 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="293"?> 86 Voir Goldstein, Leon J., Historical knowing, Austin & London, University of Texas Press, 1976, p. 141. 87 Voir, par exemple, la réédition des traités Discours de l’histoire et Du peu de certitude qu’il y a dans l’histoire de François de La Mothe Le Vayer, De l’histoire de Pierre Le Moyne, De l’usage de l’histoire de César Vichard de Saint Réal et l’Introduction pour l’histoire de René Rapin dans Ferreyrolles, Gérard, Traités sur l’histoire (1638-1677) : La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, Paris, Honoré Champion, 2013. littéraire qui est le résultat du travail de l’historien. L’infrastructure représente le travail intellectuel de l’historien qui reste normalement invisible pour le lecteur non-historien. Goldstein inclut dans cette infrastructure toutes les activités intellectuelles que l’historien entreprend pour mettre en œuvre son projet historiographique : problématiser la conception de l’évidence, par exemple, et la conception du passé historique. 86 Nous nous référons à cette bipartition parce qu’elle reflète la structure du DHC ce qui aide à comprendre pourquoi ce genre littéraire rend service à Bayle historiographe. La superstructure est l’ouvrage que le lecteur tient en main, la production littéraire qu’il consulte dans la perspective de s’informer sur un certain événement historique ou bien, dans le cas du DHC concrètement, sur un personnage historique. Et comme Bayle couche sur le papier ses réflexions concernant la certitude, l’évidence et la vraisemblance, il donne l’occasion à son lecteur de suivre ces réflexions. Ce dernier peut alors assister à la genèse de l’ouvrage historiographique, ce qui ne lui est normalement pas possible, sauf à travers des textes théoriques et méthodologiques, ce qui fait explicitement de ces aspects de l’infrastructure un sujet de discussion. 87 La superet l’infrastructure se superposent alors dans le DHC. Par cette façon de procéder, Bayle inclut le lecteur non-historien dans le processus et profite des conversations virtuelles, qu’il entame avec lui, pour essayer de contempler une pensée avec les yeux d’un autre. Un effet secondaire probable est la sensibilisation du vaste public pour les questions disciplinaires de l’histoire et de l’historiographie par doses homéopathiques, découpées en articles et remarques. Grafton reprend cette idée de Goldstein et souligne le rapport entre le contenu et la forme, apte et adaptée qui présente ce contenu, et la dimension moderne de ce rapport : […] modern history is modern precisely because it tries to give a coherent literary form to both parts of the historical enterprise. Goldstein argues that history’s superstruc‐ ture, its narrative form, has not developed in any vital way over the centuries ; only the ever-expanding infrastructure, with its burgeoning new methods, new questions, and new sources, has changed radically with time. In fact, however, the history of the footnote shows that the form of historical narrative has mutated over and over again 293 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="294"?> 88 Grafton (2003), p. 232. 89 Voir aussi Robert, Rey-Debove et Rey (2020), infrastructure, II. 90 Voir la définition large dans ibid., infrastructure, I. in the last several centuries. It has done so, moreover, because historians have tried to find new ways to tell the story of their research as well as those of their subjects, on separate levels and at different tempos. The history of historical research cannot usefully be separated from that of historical rhetoric: even the best-informed efforts to achieve that separation distort the developments they seek to clarify. 88 […] l’histoire moderne est précisément moderne parce qu’elle essaie de donner une forme littéraire cohérente aux deux parties de l’entreprise historique [à savoir la superstructure et l’infrastructure]. Goldstein argumente que la superstructure de l’histoire, sa forme narrative, ne s’est pas développée d’une manière significative au cours des siècles ; c’est seulement l’infrastructure qui est en évolution perpétuelle avec la croissance de ses nouvelles méthodes, ses nouvelles questions et ses nouvelles sources et qui a changé radicalement au fil du temps. En fait, l’histoire des notes de bas de page montre cependant que la forme de la narration historique a vécu continuellement des changements pendant les derniers siècles. Cet effet s’est produit, de plus, parce que les historiens ont essayé de trouver de nouveaux moyens pour raconter l’histoire de leur recherche ainsi que celles de leurs sujets, sur des niveaux distingués et à différents rythmes. L’histoire de la recherche historique ne peut pas être séparée, de façon utile, de celle de la rhétorique historique : même les efforts les mieux fondés pour atteindre cette séparation déforment les développements qu’ils tendent à éclairer. De ce point de vue, Bayle montre ces traits caractéristiques d’un historien moderne. Même si le morcellement des articles suggère une discontinuité, Bayle reste fidèle à sa conception stylistique du DHC et réunit le côté narratif avec le côté réflexif de manière qu’il construit un ouvrage avec une forme littéraire cohérente. Il faut faire bien attention à ne pas confondre ce que Goldstein entend par les deux termes - la superstructure et l’infrastructure - avec les deux couches du texte baylien - le corps des articles et les remarques. L’infrastructure selon Goldstein est cette partie du travail historiographique qui reste invisible pour le consommateur, à savoir le lecteur non-historien, qui contient des réflexions sur la conception de l’évidence, de la certitude et de l’histoire en général. C’est alors la structure cachée ou non remarquée qui soutient ce qui est visible. 89 Certes, ces réflexions ont leur place dans les remarques, mais cette partie critique du DHC ne correspond pas complètement au concept de l’infrastructure de Goldstein. Si on reprend une signification de ce terme qui date du XX e siècle, à savoir l’ensemble des constructions, installations et équipements économiques ou techniques 90 pour le fonctionnement interne d’une société moderne, on 294 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="295"?> 91 Armstrong (2000), p. 171. peut construire une comparaison imagée. Les renvois et les remarques, par exemple, constituent ce fonctionnement interne de l’ouvrage. Ils sont construits de manière qu’ils renouent les composants isolés et permettent la circulation du lecteur dans l’ouvrage. Et c’est aussi la logique et les règles inhérentes au texte qui représentent un composant de cette infrastructure. Mais il faut distinguer très nettement cette notion du terme de celle que Goldstein propose. À cela s’ajoute l’avantage que la forme extérieure du DHC permet l’usage de structures dialogiques. Par le fait de rentrer en dialogue avec les autres auteurs qu’il étudie, cite et commente, ainsi qu’avec le lecteur, auquel il adresse la parole, ainsi qu’avec le texte, qu’il commente, Bayle rompt avec la forme traditionnelle du commentaire tout en jouant avec la notion de l’autorité du texte. Armstrong souligne que Bayle est à la fois l’auteur de l’ouvrage qui est commenté et l’auteur de ces commentaires. Ce double rôle représente, selon elle, le plus important aspect du changement entre le DHC et les formes traditionnelles du commentaire. Such a change clearly destabilizes any notion of hierarchy between the two basic levels of a traditional commentary as well as the two layers of the Dictionnaire. There is no longer a primary text and a secondary text ; there is only a primary text divided in two, a text in dialogue with itself. The internal dialogue created by this division in the Dictionnaire mirrors another dialogue : that between Bayle’s Dictionnaire historique et critique and Louis Moréri’s (1643-1680) Grand dictionnaire historique. 91 Un tel changement déstabilise clairement toute notion d’une hiérarchie entre les deux niveaux fondamentaux d’un commentaire traditionnel aussi bien qu’entre les deux couches du Dictionnaire. Il n’y a plus un texte primaire et un texte secondaire ; il y a seulement un texte primaire divisé en deux, un texte en dialogue avec soi-même. Le dialogue interne, créé par cette division dans le Dictionnaire, reflète un autre dialogue : celui entre le Dictionnaire historique et critique de Bayle et le Grand dictionnaire historique de Louis Moréri (1643-1680). Les dictionnaires représentent alors un genre, à l’époque classique, qui permet de rentrer en dialogue avec d’autres érudits et auteurs. Dans cette pensée, le DHC est alors la réaction critique à l’ouvrage biographique de son prédé‐ cesseur et réagit en conséquence au travail historiographique de Moréri. À part le dialogue avec lui, Bayle cherche également le dialogue avec les autres auteurs et érudits qu’il cite et commente. Il faut alors appliquer l’observation d’Armstrong, non seulement sur Moréri, mais aussi pour le travail d’historien et d’historiographe, que cette façon de conversation est riche parce qu’elle permet 295 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="296"?> 92 Voir à partir de la p. 122 où nous avons surtout souligné qu’on trouve des structures de cette pratique érudite dans le DHC. 93 Paulsen, Friedrich, Die deutschen Universitäten und das Universitätsstudium, Berlin, Asher, 1902, p. 15 ; cité aussi dans Gerber (1970), p. 112. Ces cours magistraux sont désignés par le terme legio qui est le complément à la disputatio. d’examiner et de considérer un fait de plusieurs perspectives. Cela reprend en quelque sorte l’avantage qu’apporte la compilation exposée ci-dessus et y rajoute un aspect, à savoir que le dialogue représente un moyen d’auto-contrôle. L’interlocuteur virtuel dans le DHC est l’adversaire critique contre qui il faut être capable de défendre la propre position. Sinon, il se transforme en critique qui la démonte par des arguments plus forts. Bayle construit alors un dialogue virtuel afin de mettre son argumentation à l’épreuve. Son côté de compilateur fournit tout ce qui est nécessaire pour son côté de critique qui, à son tour, rend son côté d’historiographe capable de reconstruire les faits et les événements historiques. Les différents traits de caractère s’influencent alors mutuellement. Dans les profondeurs de la structuration interne, il y a, de plus, des traces rhétoriques très traditionnelles. Bayle compose en de nombreux endroits son argumentation selon les règles de la disputatio. 92 Dans le présent contexte, ceci est repris afin de concrétiser son influence sur le travail d’historien que Bayle accomplit. In den Disputationsübungen werden die Scholaren in eben diesen beiden Stücken, im Angreifen und Verteidigen von Sätzen geübt; sicherlich ein wohlgeeignetes Verfahren, um Aktivität des Denkens und Präsenz des Wissens zu erzeugen; die Disputationes stellen die notwendige Ergänzung zu der vorwiegend an die Rezeptivität sich wen‐ denden Vorlesung dar. 93 Dans les exercices de la disputatio, les scolastiques sont entraînés dans ces deux parties, à savoir l’attaque et la défense de phrases ; c’est certainement un procédé très adéquat pour provoquer l’activité de penser et la présence du savoir ; les disputationes servent à compléter nécessairement le cours magistral qui s’adresse surtout à la réceptivité. Paulsen parvient à cette observation dans le contexte de son étude sur les études universitaires en Allemagne. Néanmoins, elle est également valable pour le contexte français. La tradition et la pratique de la disputatio étaient enracinées dans la scolastique depuis le Moyen Âge et ensuite dans les écoles cathédrales et monastiques qui étaient répandues en Europe pour former les prêtres. Ces écoles sont devenues plus tard les universités qui partagent alors leur origine et sont issues de l’enseignement chrétien. La bipartition de l’enseignement en disputatio et en legio représente le modèle essentiel et la méthode omniprésente 296 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="297"?> 94 P A P E S S E , rem. A ; il s’agit d’une citation d’un ouvrage de Nicolas Coeffeteau (1574-1623), évêque de Dardanie. (Voir Perrault, Charles, Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle : avec leurs portraits au naturel (1696-1700), Paris, A. Dezallier, 1696-1700, t. 2, p. 5 sq.) L’article P A P E S S E ne se trouve pas dans les deux premières éditions du DHC. Il n’est rajouté que dans l’édition de 1720 qui est la prochaine publiée aux Pays-Bas après la mort de Bayle en langue française. Nous estimons donc que cette édition reste fidèle à l’esprit baylien de sorte que nous nous servons ici de cet article et ses remarques en tant qu’exemple prototypique. 95 P A P E S S E , rem. A. 96 P A P E S S E , rem. A. 97 P A P E S S E , rem. A. dans l’enseignement chrétien et théologique et donc dans la recherche à travers les frontières européennes, de sorte qu’elles étaient répandues en France aussi bien qu’en Allemagne. Comme érudit à l’âge classique, Bayle a fait sa formation dans cette tradition. En conséquence, ce n’est pas étonnant qu’il amène le lecteur du DHC par le schéma didactique de la disputatio à l’activité de penser et à la présence du savoir, décrite par Paulsen dans la citation ci-dessus. Bayle utilise les pratiques de l’attaque et de la défense argumentative au-delà des frontières disciplinaires, c’est-à-dire qu’il s’en sert aussi en tant qu’historiographe. Dans l’article sur Jeanne la P A P E S S E , Bayle oscille entre l’attaque de certains aspects et la défense d’autres. La rem. A examine que le bibliothécaire Anastase, qui a vécu au IX e siècle, ne mentionne pas la papesse Jeanne et que « seulement à la marge entre Leon quatriesme, & Benoist troisiesme, cette Fable se trouve inserée par un Autheur posterieur, en caracteres divers, & du tout differents des autres. » 94 Bayle réfute par plusieurs arguments ceux qui soutiennent qu’Anastase aurait parlé de Jeanne. « Ce sont des raisons si propres à persuader qu’Anastase n’a rien dit de la Papesse […]. » 95 Il profite de l’occasion d’expliquer qu’ il faudroit nécessairement montrer le Conte dans l’Original d’Anastase ; car alors on aimeroit mieux croire sur le témoignage de ses yeux que cet Auteur s’étoit rendu ridicule en narrant des choses contradictoires, & en se servant folement d’un ouï dire, que de raisonner, ou de disputer. 96 Il fait alors comprendre que l’examen d’un fait par ses propres yeux est plus fiable que de se fier à un ouï-dire. Toute la remarque attaque, d’un côté, ceux qui ont soutenu de façon douteuse que le conte de Jeanne s’était déjà trouvé dans l’écrit d’Anastase, et de l’autre, c’est la critique des collègues historiens : Ceux qui parlent des Siecles passez consultent plusieurs Ecrits, en prenent de l’un une chose, & de l’autre une autre. Voilà pourquoi, s’ils n’ont pas du jugement, ils mettent ensemble des faits qui s’entre-détruisent ; mais cela ne leur arrive point à l’égard des événemens frais & nouveaux, & aussi notoires que l’installation des Papes. 97 297 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="298"?> 98 P A P E S S E , rem. A. 99 P A P E S S E , rem. A. 100 Voir Armstrong (2000), p. 184 sq. 101 Voir l’article intitulé « Bayle et l’écriture de l’histoire ou Les enfants de Melchisédech » dans la collection regroupant huit de ses articles déjà publiés ailleurs : Benrekassa, Georges, Le concentrique et l’excentrique : marges des Lumières, Paris, Payot, 1980b, p. 365. Armstrong se réfère également à ce passage de l’article (voir Armstrong (2000), p. 186 sq.). Dans le paragraphe suivant, le ton change et Bayle excuse Claude Saumaise, un érudit protestant qui a fait circuler une information peu fondée. Après avoir regardé de près les circonstances, Bayle parvient à la conclusion qu’ [i]l doit passer pour incontestable que Mr. de Saumaise a dit cela ; mais c’est une question que de savoir si sa mémoire, quelque bonne qu’elle fût, ne le trompoit point. On seroit beaucoup plus honnête & beaucoup plus charitable en lui imputant ce défaut, qu’en l’accusant d’imposture comme fait le Pere Labbe. 98 A cela, Bayle fait suivre la description d’un semblable cas avec Arnauld sauf que son ton redevient très critique et moins compréhensif. Par une suite impressionnante de neuf questions rhétoriques, il remet en question plusieurs circonstances de ce qu’Arnauld avait raconté et conclut finalement qu’ [o]n ne sauroit lever ces difficultez, & elles frapent de telle sorte, qu’à moins de se laisser aveugler par une préoccupation bizarre pour la sincérité de Monsr. Arnauld, & pour la fidélité de sa mémoire, on croira toûjours que son Récit n’est qu’une Fable. 99 Les moments d’attaque et de défense alternent alors dans cet exemple de la rem. A et nécessitent la réflexion, sinon on perdrait le fil du texte parmi tant d’informations. Les connaissances de cet exemple consistent en le fait que le traitement des bruits douteux amène le lecteur à se rendre compte du statut problématique des informations et à comprendre la façon que Bayle a de les manier : il faut oser poser les bonnes questions, à savoir des questions détaillées, ciblées et critiques afin d’approcher de la certitude. Cependant, il y a aussi des lecteurs, tels que Voltaire, Gustave Lanson ou Antoine Adam, qui critiquent l’absence d’une stratégie rhétorique chez Bayle ou au moins sa manière trop souvent diffuse, lâche, négligée. 100 L’article de Georges Benrekassa défend également le point de vue qu’on ne trouve pas d’idée cohérente de Bayle dans le DHC. 101 Pourtant, le point de vue qu’Armstrong défend semble plus pertinent et logique. Elle est d’accord avec Benrekassa que les termes prolifération, dissémination, digression et dispersion sont bien aptes à décrire l’aspect clé du contenu et de la forme du DHC mais elle, ainsi que nous, n’est pas d’avis que ceci ne constitue ni stratégie ni pratique rhétorique. « The 298 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="299"?> 102 Ibid., p. 187 ; « Le texte est trop cohérent, même insistant, en ce qui concerne son usage [de ces deux composants], trop dévoué à la désintégration textuelle pour ne pas faire partie de la conception de Bayle pour le texte. » 103 Voir le sous-chapitre 1.2.8 La rhétorique baylienne. text is too consistent, even insistent, in its use of them, too committed to textual disintegration for it not to have been part of Bayle’s design for the text. » 102 Suite aux aspects développés dans le sous-chapitre sur la rhétorique baylienne 103 , nous insistons sur le fait que Bayle poursuit une stratégie rhétorique qui semble peut-être peu homogène en certains endroits, si on s’accroche seulement à des détails isolés, mais qui forme un ensemble cohérent, si on considère les relations renouant ces détails et la structuration des articles. Selon notre interprétation de la conception du DHC, il est même indispensable de considérer l’ouvrage intégral comme une stratégie rhétorique pour propager des idées. C’est pour cette raison que la présente étude s’interroge sur le rapport entre la forme et le contenu, les problèmes et surtout les avantages de rédiger un dictionnaire. L’absence d’ordre chronologique dans le DHC représente un aspect que l’on peut discuter de manière controverse - constitue-t-elle finalement un avantage tout autant qu’un désavantage. L’avantage prépondérant est l’agilité de l’ouvrage. Étant donné que le but principal d’un dictionnaire est de faire un recueil de savoir, l’ambition est alors de faire d’abord une grande collection d’informations qu’il faut mettre en ordre par la suite. À l’activité de compilateur suit l’activité de critique qui examine et structure son matériel. Si la chronologie impose à cette activité son ordre incontestable, la liberté de l’auteur se réduit automatiquement lors de la rédaction de son ouvrage. Les efforts de l’activité critique persistent, mais l’enchaînement des éléments est rigide. Chez Bayle, l’acte créatif consiste précisément en cette liberté de composer son ouvrage dans n’importe quel ordre. Certes, l’alphabet lui impose un cadre extérieur qui est pourtant suffisamment flexible à cause du fait que Bayle peut décider dans quelle remarque il veut traiter un certain fait. À cause des renvois, il est indépendant de la lettre initiale du nom de la personne. Bayle traite, par exemple, l’histoire d’Hercule dans le trias des articles A L C MÈN E , A M P HIT R Y O N et H E R C U L E . Par les renvois, il crée des liens et renoue les simples informations au contexte plus large. En conséquence, l’acte créatif est la formation d’un réseau relationnel sur la base de la juxtaposition des informations et il est indépendant de toute chronologie. De surcroît, cette liberté créative permet de tracer des relations pluridimensionnelles parce qu’une cause peut être reliée à plusieurs effets. Un compte rendu linéaire ne permettrait pas de tenir compte de la complexité des phénomènes historiques parce qu’il n’aurait pas les mêmes moyens stylistiques que Bayle possède en tant qu’auteur de dictionnaire. 299 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="300"?> 104 Berkvens-Stevelinck (1979), p. 10 sq. 105 Voir ibid., p. 10 sq. Voir de plus l’article Berkvens-Stevelinck, Christiane, « Les éditions du Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle jusqu’en 1740, avec ses éditions pirates » dans Bots, Hans (éd.), Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières - Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, 1647-1706, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1998, p. 17-25. 106 Berkvens-Stevelinck (1979), p. 11. De plus, l’indépendance de l’ordre chronologique contribue à la flexibilité de l’ouvrage en ce qui concerne les rééditions. On peut facilement rajouter un article sans être obligé de l’insérer dans la chronologie ou la logique des pensées présentes dans l’ouvrage. En comparant la première et la deuxième édition du DHC, on constate des rajouts, mais pas de changements ou d’adaptations. Dans le cas du DHC, Bayle n’était même pas obligé de rajouter tout un article, mais il pouvait joindre un paragraphe à une remarque en particulier ou une remarque à l’ensemble des remarques qui accompagnaient déjà un article. Berkvens-Stevelinck rapporte l’histoire de l’édition de 1720 du DHC et mentionne, entre autres, que cette édition a été annoncée par un Projet. Son auteur - presque certainement [Prosper] Marchand - y explique pourquoi les éditeurs se sont vus obligés de publier le supplément de Bayle sous la forme d’une édition augmentée du Dictionnaire entier, contrairement au vœu formel de Bayle qui désirait voir ce supplément édité à part de façon à éviter une double dépense aux possesseurs d’une des deux éditions antérieures. 104 Comme il y avait eu une édition pirate en 1715, publiée à Genève, dans laquelle les éditeurs ont simplement copié les éditions parues du vivant de Bayle, l’éditeur de Rotterdam, à la suite de Reinier Leers, a pris soin de publier une troisième édition complète afin d’éviter que son supplément puisse servir également de supplément à l’édition pirate. 105 Ce qui est intéressant pour le présent contexte dans cette anecdote éditoriale est le fait qu’il aurait été possible d’imprimer un supplément en un tome, séparément des deux premières éditions du DHC. La gestion de la troisième édition aurait été alors relativement flexible, en théorie. Pour des raisons indépendantes de la volonté de Bayle et des éditeurs en 1720, il fallait trouver une autre solution pour joindre le supplément. Mais la conception de l’ouvrage, l’agencement des articles ainsi que la mise en page avaient déjà fait leur preuve entre la première et la deuxième édition de sorte qu’on a pu répéter le procédé. Certes, « [d]u point de vue typographique, on s’éloignera quelque peu des deux premières éditions » 106 , mais une idée efficace permettait de distinguer les parties. 300 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="301"?> 107 Ibid., note 57, p. 45. 108 Bayle (1692), Epitre Dedicatoire à Mr. du Rondel ; dans le paragraphe V. Pourquoy on publie par avance ces Fragmens, & quel est leur caractere., pas de pagination indiquée. 109 Bayle (1702), Préface, t. I, p. XI. Le texte provenant de la première édition (1697) ne portera aucun signe distinctif ; ce qui provient de la deuxième (1702) sera précédé d’une main, ce qui appartient à la troisième d’un gland. Ces distinctions se retrouvent fidèlement dans la liste alphabétique des articles à la fin du tome 4 (p. 3123-3132). 107 Par ce moyen, les éditeurs documentent la chronologie des éditions, mais le contenu et le travail de Bayle restent indépendants de la contrainte de suivre une chronologie. Cependant, il faut aussi considérer le deuxième côté de la médaille et donc être conscient du fait que l’absence d’ordre chronologique représente un désavantage en ce qui concerne une certaine complexité qu’elle entraîne. Pour comprendre une suite d’événements, il peut bien évidemment être très pénible si on doit chercher, en tant que lecteur, les informations dispersées dans une multitude d’articles et de remarques différentes. Il en est de même pour l’historien qui ose créer cette complexité. Il doit trouver la balance entre la construction d’un fil rouge, qui ne manque pas de cohérence, et l’ambition de retenir en même temps un maximum d’informations. On risque de se perdre facilement dans les détails en amassant des informations de sorte que d’autres moyens de structuration et de création de liens logiques deviennent nécessaires - ce que Bayle gère avec la composition textuelle de la forme particulière du DHC. Afin de terminer les réflexions sur l’utilité d’écrire un dictionnaire en tant qu’historien, l’étude d’Armstrong sur les stratégies textuelles chez Bayle soulève encore un aspect. Elle fait successivement ressortir le lien entre le genre littéraire, respectivement la forme extérieure, les fonctions et l’auteur. Pour son étude, elle ne se borne pas seulement au DHC, mais considère aussi les Nouvelles de la République des Lettres, Ce que c’est que la France toute catholique et le Commentaire philosophique de Bayle avant de porter son attention en détail sur le DHC. Dans ce contexte, elle se réfère, entre autres, à la Préface. Le « ramas des ordures de la Republique des Lettres » 108 , l’« ouvrage de compilation » et l’« égout de recueils, rhapsodie de Copiste, &c. » 109 sont les désignations auxquelles Bayle s’attend de la part des médisans pour son ouvrage et travail scrupuleux. 301 3.1 La méthodologie historiographique de Bayle <?page no="302"?> 110 Armstrong (2000), p. 157. 111 Voir ibid., p. 167. 112 Voir ibid., p. 168. 113 Voir le sous-chapitre 1.2.7 Les citations et les références bibliographiques. The idea of a rhapsody, a composition of irregular form, provides an appropriate context for considering the four ways in which Bayle conceives of his role as the author of the Dictionnaire : a copiste, a compilateur, a commentateur and a critique. 110 L’idée d’une rhapsodie, une composition d’une forme irrégulière, fournit un contexte approprié pour considérer les quatre façons selon lesquelles Bayle conçoit son rôle d’auteur du Dictionnaire : un copiste, un compliateur, un commentateur et un critique. Après avoir effectué le travail de rassembler le matériel, le véritable travail d’historien consiste à faire le tri, d’examiner son matériel et de le remanier d’une telle manière qu’un lecteur puisse accéder à l’histoire. La transmission du savoir est le centre d’intérêt et Armstrong souligne que Bayle a contribué à la sécularisation et à la popularisation de la philologie classique ainsi que du savoir en général. De plus, elle observe que Montaigne et Bayle ont décalé l’autorité de l’axe principal, qui a existé entre le texte original et le commentaire, vers l’axe entre le commentaire et le lecteur. 111 Cette attitude leur permet de consulter des textes en tant que lecteur et en tant que critique à la fois et ils permettent, à leur tour, à leurs futurs lecteurs de consulter leurs textes de la même manière. Afin de créer des circonstances favorables à cette attitude critique auprès des lecteurs, les deux auteurs conçoivent leurs textes en sorte qu’ils forment l’esprit critique des lecteurs lors de leur lecture en les encourageant à être vigilant envers les Essais et le Dictionaire historique et critique. 112 En conséquence, l’activité de faire le tri et de remanier les informations pour le lecteur représente, à la fois, la prise de conscience de l’auteur et la tentative de produire le même effet auprès du lecteur. L’ambition didactique de ce procédé est, au fond, inspirée par l’idée de l’éducation intellectuelle, de la formation et du développement de la capacité critique. La présence de Bayle comme commentateur et comme critique est pourtant très ambiguë parce qu’il a un mode explicite et implicite de prendre position. Dans de nombreuses remarques, il fait très clairement part de son opinion. En de nombreuses autres occasions, il reste plutôt dans l’ombre et se cache. 113 Dans ce qui suit, on focalisera le côté critique de Bayle afin de mieux comprendre sa pensée et la corrélation entre ce contenu et la forme textuelle qu’il donne au contenu. 302 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="303"?> 114 Dieckmann, Herbert, « Form and Style in Pierre Bayle’s Dictionnaire historique et critique » dans Hohendahl, Peter Uwe (éd.), Essays on European Literature, St. Louis, Washington University Press, 1972, p. 179-190, cit. p. 180 ; « […] modèle pour une présentation “philosophique” et critique d’informations. » 3.2 La réalisation d’une historiographie critique Pour les encyclopédistes, ainsi que pour Voltaire, le DHC a servi de « model for a “philosophical” and critical presentation of information. » 114 En tant qu’auteur, il faut toujours se poser la question de savoir comment on veut présenter et structurer son matériel afin de rédiger un texte de telle manière qu’un lecteur puisse accéder au contenu. D’autant mieux, si un autre ouvrage fournit l’inspiration nécessaire. Dans son article sur la forme et le style dans le DHC, Dieckmann examine les réflexions de Bayle concernant la présentation du vaste matériel au public et comment la forme et le style sont liés à la pensée philosophique selon Bayle. L’article considère le rôle du lecteur et son goût, l’orientation au marché du livre et les intérêts commerciaux, la passion de Bayle pour les détails et leur examen minutieux. Le rapport entre forme, style et activité historiographique et critique n’est pas abordé, de sorte que nous continuons cette piste et nous interrogeons sur le rapport entre la forme et le contenu pour mieux comprendre la structure interne du texte baylien. 3.2.1 La critique explicite, implicite et dynamique Étant donné que le dictionnaire laisse beaucoup de liberté à l’auteur lors de la rédaction, ainsi qu’au lecteur lors de la composition de sa lecture personnelle, Bayle a l’occasion de varier sa façon de présenter les sujets et sa façon de se servir de la critique. D’un côté, cette dernière a la fonction d’outil pour examiner les sources et représente une capacité intellectuelle dont chacun est doté. Cette capacité le met en état de juger de son entourage, d’informations, de leur valeur, d’une situation et d’autres encore. C’est-à-dire qu’elle est une disposition rationnelle. De l’autre côté, la critique représente une action concrète. L’action de critiquer sévèrement est l’application, la mise en pratique de la capacité d’émettre un jugement qui est assez souvent défavorable. La façon de faire part de ce jugement peut être explicite ou implicite dans le texte d’un auteur. Dans le DHC, on trouve les deux modes. Quelque interêt que j’aie à trouver des fautes dans les Auteurs, puis que ce sont autant de materiaux de mon Ouvrage, j’ai un veritable chagrin qu’un homme aussi éclairé que Mr. le Laboureur, ait été capable de publier un si mauvais raisonnement. Demandez 303 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="304"?> 115 B E A U M O N T , rem. H. 116 M U S U R U S , rem. D. lui pourquoi [François de Beaumont, baron] Des-Adrets a été un grand Capitaine pendant son Protestantisme, & un trèsmiserable Officier pendant son Catholicisme, il vous repondra, c’est parce que dans la revolte on fait tout ce que l’on peut, & dans une guerre legitime tout ce que l’on doit. Jamais maxime ne fut plus fausse, ni plus mal appliqué que celle-là ; puis qu’il est certain que dans une guerre civile le parti du Roi agit avec plus de hauteur, & avec plus de confiance que l’autre : car le parti rebelle se voiant assez odieux, & assez chargé d’envie, n’a garde de commencer les infractions de la discipline militaire, les violemens d’une capitulation, les massacres de sang froid contre la parole donnée, &c. C’est le parti du Prince qui se donne en cela plus de licence, pretendant n’avoir à faire qu’à des gens convaincus de felonnie, & condamnez actuellement au dernier suplice : il n’entre presque jamais dans la bonne guerre, que lors que l’autre parti s’est lassé de ne point user de represailles. 115 Dans cet exemple, Bayle prend très clairement position envers Jean le Laboureur, un historien et écrivain français, et ses Additions aux Mémoires de Castelnau en les critiquant ouvertement bien qu’il semble apprécier son collègue puisqu’il le considère comme étant un homme éclairé. À cela, il fait suivre son point de vue critique sur les motivations des parties opposées de la guerre civile et aussi religieuse et commente ainsi les propos qu’il a trouvé dans le texte de Jean le Laboureur. Dans l’article M U S U R U S , la prise de position se présente de la façon suivante : Je tombe d’accord qu’un historien peut representer les gens selon ce qu’ils pensent, encore qu’ils ne le disent pas ; mais cela demande deux conditions ; l’une, qu’il soit manifeste ou tout-à-fait vraisemblable qu’ils pensent une telle chose ; l’autre, que l’on avertisse qu’ils ne disent pas cette chose, mais qu’ils font assez conoître qu’ils la pensent. Mr. Varillas n’a point observé la derniere de ces conditions […]. 116 Dans cette remarque, Bayle décrit une façon admissible de travailler de l’histo‐ rien, tout en gardant l’attitude critique qui impose certaines conditions à ce travail. C’est sur cette base qu’il commente et juge en un autre endroit un passage d’Antoine Varillas, un collègue historiographe qu’il cite souvent et qu’il critique beaucoup. Un historien [encore une fois Varillas] qui se rend coupable de tant de mensonges sur des choses si aisees à bien raporter, ne merite pas beaucoup de creance à l’égard des conversations particulieres qu’il supose entre la Duchesse de Ferrare & Calvin. Voilà ce que j’apelle douteux ; car je n’ai point de bonnes preuves pour averer si Calvin 304 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="305"?> 117 F E R R A R E , rem. C. 118 F A R E L , rem. I. 119 P E T I T , rem. A. 120 C H A R R O N , rem. I. 121 C H A R R O N , rem. I. insinua, ou s’il n’insinua point à la Duchesse telles & telles choses contre Luther, contre Zuingle, contre Melanchthon. 117 Mais, il y a aussi les cas où Bayle n’adresse pas la critique à un autre auteur, mais il la formule de manière plus globale. En ce qui concerne le célibat, par exemple, on trouve ce qui suit dans la rem. I de l’article F A R E L  : Je dirai en passant que ceux qui trouvent que les Ministres insisterent trop en ce tems-là à relever l’excellence du mariage, & à fulminer contre les vœux de continence, ne prenent point garde aux circonstances du tems. Il faut savoir que le celibat des Ecclesiastiques étoit depuis quelques siecles une source inepuisable d’impuretez scandaleuses qui deshonoroient le nom Chretien. Il faloit donc mettre la coignée à la racine de l’arbre ; il faloit faire tarir cette source par l’abolition des vœux. Il faloit fortement combatre le pernicieux dogme qu’un Ecclesiastique concubinaire pechoit moins qu’un Ecclesiastique qui se marioit. […] En un mot on s’est laissé éblouïr par les beaux côtez du celibat, on est venu enfin jusques à le convertir en loi. Mais on peut dire que les promoteurs de cette jurisprudence n’avoient pas assez étudié la nature humaine ; s’ils l’avoient bien conuë ils n’auroient jamais imposé ce rude joug aux Ministres de l’autel. 118 La critique de ce passage ne s’adresse pas à une personne en particulier, mais à un groupe social, dans le cas précis de la citation ci-dessus, aux ecclésiastiques qui ont défendu une position douteuse et contradictoire concernant le célibat. Et finalement, il y a aussi les cas où Bayle généralise au plus haut point sa critique et lui donne des traits polémiques. Ce sont les prises de conscience d’une caractéristique de la nature humaine en général. « Notez ici combien la nature humaine sçait allier dans une même ame toutes les bassesses de l’hypocrisie, avec l’audace la plus insolente & la plus superbe. » 119 Dans la rem. I de l’article C HA R R O N , Bayle réfléchit sur le fait qu’il y a des personnes contradictoires, « que les mêmes personnes sont timides & hardies en même tems, timides par raport à certains objets, hardies par raport à d’autres choses. » 120 Il continue cette pensée et considère la divergence contradictoire entre les idées, que les personnes se font, et la mise en pratique par la suite : « Tout est grand dans leurs idées, tout y sent la generosité, & la force ; mais ils ne seroient point capables de l’execution ». 121 Un passage de l’article sur Pierre Cieça de L E O N qui a rédigé 305 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="306"?> 122 L E O N , corps. 123 R O R A R I U S , rem. K. Les caractères en italiques se trouvent déjà dans l’original de 1702. un livre sur l’histoire du Pérou où il rapporte des informations affreuses sur le peuple péruvien permet de découvrir un exemple encore plus pessimiste et désillusionné. L E O N illustre par cette histoire que la corruption du peuple sauvage n’était pas provoquée par des missionnaires chrétiens. J’en raporterai quelques-unes (A) quand ce ne seroit que pour faire voir l’injustice de ceux qui pretendent que les Chretiens ont apris aux peuples de l’Amerique à être mechans. Cela ne peut être vrai qu’avec bien des restrictions. Il se peut faire qu’il y ait eu dans ce nouveau monde quelques endroits dont les habitans grossiers & simples suivoient bonnement & frugalement les loix naturelles, & qu’ils se soient acoutumez par leur commerce avec les Chretiens à la fourberie & à la debauche ; mais generalement parlant la corruption des Americains étoit si brutale, & si excessive, qu’on n’en peut avoir assez d’horreur. 122 Les prises de position implicites, par contraste, se cachent assez souvent dans le choix de mots, dans le choix des citations et dans les chaînes de questions rhé‐ toriques. Dans les remarques accompagnant l’article R O R A R I U S , on découvre une grande collection de citations, de points de vue et d’arguments d’innombrables auteurs concernant la question de l’âme des bêtes. Dans ce grouillement de ce qu’ont dit et pense d’autres personnes, il faut trouver les rares indices qui marquent l’attitude baylienne. On peut voir dans les Nouvelles de la Republique des lettres que Mr. Vallade, auteur d’un discours philosophique sur la creation & l’arrangement du monde, a expliqué par le mechanisme les actions les plus surprenantes des animaux. Les mêmes Nouvelles nous font sçavoir, qu’on a critiqué Mr. de la Bruyere d’avoir soutenu que les bêtes ne sont que de la matiere. Vous trouverez dans le bel ouvrage de Dom François Lami sur la connoissance de soi-même un éclaircissement, où l’on fait voir qu’on n’a nulle raison solide d’atribuer ni la conoissance ni l’immortalité à l’ame des bêtes : au lieu qu’on ne peut raisonablement se dispenser de doner l’une & l’autre à l’ame de l’homme. Cet éclaircissement merite bien d’être lu, & sur tout parce qu’on y trouve la solution de la plus embarassante dificulté du systême des automates, car l’auteur montre que chacun se peut convaincre par de très-fortes raisons que les autres hommes ne sont pas de simples machines, & c’est neanmoins ce qu’on tâche d’inferer de ce que les bêtes seroient composées d’organes si bien arrangez, qu’elles pourroient faire sans conoissance tout ce que nous leur voions faire. 123 306 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="307"?> 124 D A I L L É , corps. 125 D A I L L É , rem. B. Les caractères en italiques se trouvent déjà dans l’original de 1702. 126 D A I L L É , corps. Les formules « mérite bien d’être lu » et « la solution de la plus embarassante dificulté » marque subtilement l’opinion de Bayle. L’éclaircissement du théolo‐ gien François Lami est apparemment d’une bonne qualité puisqu’il mérite d’être lu ce qui souligne sa valeur. Et le fait de trouver une solution pour la plus embarrassante difficulté honore les efforts du même auteur théologien. En ce qui concerne le choix des citations, l’article D AIL LÉ a valeur d’exemple représentatif. Afin d’étayer que Jean Daillé « a été un des plus savans (B) Theologiens du XVII. siecle » 124 , Bayle cite Guy Patin, Antoine Arnauld et Paul Colomiés. Il ne fait que lier les citations et de renvoyer à la citation de l’article A U B E R TIN où il avait déjà cité le passage correspondant d’Arnauld. Ceux de la Religion disoient ordinairement en France, que depuis Calvin ils n’avoient point eu de meilleure plume que Mr. Daillé. „Un honnête homme de ce party m’a dit que depuis Calvin ils n’ont point eu de si grand homme que Monsieur Daillé […].“ Patin dont j’emprunte ce passage parle ainsi en un autre lieu. On imprime presentement à Geneve un livre nouveau de Monsieur Daillé, Ministre de Charenton, que les huguenots disent être le plus grand homme qu’ils ayent eu depuis Calvin. Ce qu’il dit dans la lettre 418. merite d’être raporté. Il parloit à un Huguenot. Des livres de Droit je n’en ai que faire, mais pour ceux qui regardent vôtre religion je les aime, car il y a à aprendre principalement quand ils sont du merite de ceux de Mr. Daillé. J’ai raporté ci-dessus un passage de Mr. Arnauld à quoi je renvoie mon lecteur. En voici un bien considerable de Colomiés : Estant allé voir à Paris, dit-il, Monsieur de Valois l’aîné, il me dit entre autres choses, qu’il y avoit quantité de gens qui se mêloient de faire des livres, mais qu’il en connoissait peu qui écrivissent aussi bien que Mr. Daillé. 125 Sans dire explicitement, qu’il tient Daillé pour un grand homme, il montre que trois autres érudits parlent élogieusement de lui. Ensuite, dans les remarques C, D, F et G, Bayle cite de nombreux passages de l’Abrégé de la Vie de Mr. Daillé, rédigé par le fils Adrien Daillé. En cet endroit, les citations servent à faire le portrait du personnage et non pas à placer une critique ou à disparaître stratégiquement derrière les mots d’autrui. Elles fournissent les informations que Bayle veut ajouter afin d’enrichir l’abrégé biographique. La rem. I reprend le style de la rem. B. À nouveau, Bayle enchaîne des propos de différents auteurs dans la perspective de commenter qu’« [i]l [ Jean Daillé] n’auroit point contesté à Mr. de (I) Meaux le principe de l’histoire des Variations. » 126 307 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="308"?> 127 D A I L L É , rem. I. Les caractères en italiques se trouvent déjà dans l’original de 1702. 128 Dans les Œuvres diverses, édition de 1727, cet écrit est retenu par les éditeurs de sorte que le statut d’auteur a pu être reconstruit. (Voir Bayle (1727), t. 2, p. 541-555.) Voici le principe dont je parle, La verité Catholique venue de Dieu a d’abord sa perfection, mais l’heresie foible production de l’esprit humain ne se peut faire que par pieces mal assorties. L’Auteur des Pastorales [à savoir Pierre Jurieu] a pretendu que c’est raisonner en Paien, & comme feroit le plus grand ennemi de la religion Chretienne, & que c’est supposer des faits qui ne peuvent être avancez que par le plus ignorant de tous les hommes : desorte que l’on est tenté de croire que Mr. [ Jacques-Bénigne Bossuet, évêque] de Meaux n’a jamais jetté les yeux sur les écrits des Peres des 4. premiers siecles, puis qu’il ne se peut faire qu’un homme savant puisse donner une marque d’une aussi profonde ignorance. Il parut un écrit vers la fin de l’an 1688. où l’on remarque que ces injures ne tombent pas moins sur Mr. Daillé que sur l’Evêque de Meaux, qui semble avoir copié sa maxime des premieres lignes d’un des meilleurs Ouvrages de Mr. Daillé. En effet ce Ministre pose dès le commencement de sa Replique au Pere [ Jean] Adam le principe de Mr. de Meaux. Voiez la Reponse des fideles captifs en Babylone à la Pastorale du 1. Novembre 1694. vous y trouverez les paroles de Mr. Daillé, & la declaration que font ces fidelles qu’ils s’en tiennent à ce principe, malgré les invectives de l’Auteur des Pastorales. Cette Reponse est datée d’Orleans le 15. Janvier 1695. 127 Suivant l’exemple de Bayle, nous rapportons aussi cette remarque dans son intégralité afin de montrer la manière de combiner plusieurs citations et d’en construire un dialogue, sans y participer activement. Selon toute apparence, Bayle ne fait que lier les phrases des autres. Mais l’auteur anonyme de l’écrit indiqué à la note bibliographique (m), accompagnant la citation ci-dessus, à savoir la Reponse d’un nouveau Converti à la lettre d’un Refugié pour servir d’addition au livre de Dom Denys de Ste. Marthe, est Bayle. Il se cite soi-même de façon très cryptique puisque le texte a été apparemment publié sans le nom d’auteur en 1689. 128 Cependant, il reste caché dans cette rem. I puisqu’un lecteur moins éduqué de l’époque de Bayle, qui ne connaît donc pas forcément cet écrit et son auteur, doit rechercher longtemps pour en découvrir l’identité. Les remarques suivantes dans l’article D AIL LÉ contiennent des commentaires plus explicites et ne sont ainsi pas aptes pour développer davantage ce mode de critique implicite de Bayle. Le prochain exemple permet d’illustrer le prototype de sa façon de composer une critique tout en faisant semblant de ne pas entrer en action lui-même. Pour décrire le parcours intellectuel de Blaise Pascal, Bayle se réfère beaucoup à la biographie de Pascal, composée par sa sœur, Gilberte Périer. Dans la rem. F, Bayle cite d’abord un extrait de la Préface du Traitez de l’équilibre des liqueurs 308 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="309"?> 129 Il s’agit d’une expérience que Pascal aurait faite en 1648, selon le récit de Daniel, sur le Puy de Dôme avec le tube de Torricelli et du vif argent qui montait différemment dans le tube « sur le sommet de la montagne, qu’au milieu, & au pied ; d’où l’on avoit conclu evidemment la pesanteur de l’air. Cela s’appelle, reprit M. Descartes, l’Expérience de M. P. . . . . C’est donc, parce qu’il l’a exécutée, ou plutôt parce qu’il l’a fait executer par M. Perrier : car assurément, ce n’est pas parce qu’il l’inventa, ni parce qu’il en previt le succez. Et si cette expérience devoit porter le nom de son Auteur, on eût pû à plus juste titre l’appelet (1) l’Expérience de Descartes. Car ce fut moi qui le priai deux (e) ans auparavant, de la vouloir faire […]. » (P A S C A L , rem. F.) C’est donc le reproche de plagiat. 130 P A S C A L , rem. F. 131 P A S C A L , rem. F. 132 Voir au début du sous-chapitre 1.2.8 La rhétorique baylienne. de Pascal où il renvoie à la biographie de Descartes écrite par Adrien Baillet en 1691. Après une brève transition, il fait suivre une citation du Voiage du monde de Descartes de Gabriel Daniel où il retient un reproche de la part de Descartes envers Pascal. 129 Bayle fait suivre deux citations de Baillet, qui « a confirmé la justice de ce reproche » 130 , et termine la remarque par une citation de la Vie de Pascal de Gilberte Périer pour expliquer pourquoi il a finalement abandonné les mathématiques et la physique afin de « s’adonn[er] à des études plus serieuses ». 131 De la part de Bayle, il n’y a pas de commentaire ou de prise de position. Il ne fait qu’enchaîner des citations, démontre que le reproche de Descartes était juste et explique par ce moyen à la fin pourquoi Pascal s’est réorienté. Il ne l’accuse pas directement, mais documente comment ce reproche s’est produit et en atteste la validité sans le formuler explicitement. Finalement, Bayle se sert perpétuellement de questions rhétoriques pour faire passer son opinion de manière implicite. Parfois, il n’en met qu’une seule pour développer une idée et poursuivre une certaine direction ; parfois, il la met à la fin d’une pensée afin de stimuler encore la réflexion du lecteur. Mais en général, Bayle utilise assez souvent une suite de quatre ou plus de questions d’affilée afin de guider le lecteur. Nous avons examiné la fonction des questions rhétoriques dans le contexte des particularités du DHC 132 et reprenons cet aspect dans le présent contexte de la critique implicite parce qu’elles permettent d’exprimer la critique de manière cachée et de poursuivre un certain fil thématique. Dans la rem. I de l’article L U C R E C E ( P O ËT ), par exemple, les questions rhétoriques remettent en cause le comportement des prêtres athéniens envers la conduite d’Épicure. D’où vient donc qu’ils ne harcelerent point Epicure ? Fut-ce à cause qu’il ne se brouilla jamais avec eux par quelque interêt personel, par quelque offense personelle, comme avoient fait peut-être ceux qu’ils poursuivirent, & que peut-être ils n’accuserent d’irreligion que pour contenter leurs passions particulieres, sous le manteau de la 309 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="310"?> 133 L U C R E C E ( P O Ë T E ), rem. I. 134 A M P H I A R A U S , rem. H. pieté ? Fut-ce à cause qu’Epicure eut la politique de se conformer au culte public, & de l’aprouver hautement ? Je croi bien qu’ils étoient capables de se contenter de l’exterieure, comme l’on fait aujourd’hui, sans vouloir fouiller dans les pensées : mais ne faloit-il pas comme aujourd’hui que cet exterieur fût conservé jusques dans les livres, & dans les leçons ? Souffroient-ils qu’on dogmatisât dans son Ecole, le contraire de ce qu’on disoit dans les ruës & dans les temples ? 133 Étant donné les controverses religieuses entre catholiques et protestants, mais aussi les circonstances de la vie privée de Bayle, à savoir la persécution qui l’a fait s’exiler à Rotterdam, cette citation fait allusion aux pratiques et aux circonstances contemporaines de l’époque de Bayle. C’est la réflexion des anciennes conditions à travers l’actualité, la critique implicite de la divergence entre la théorie et la pratique des érudits, l’hypocrisie de suivre à l’extérieur le culte religieux imposé par les autorités et de le refuser à l’intérieur. Appliquée à la réalité de l’âge classique, une telle remise en question peut être interprétée comme la relation entre les autorités catholiques et les huguenots : les premières ne se sont pas contentées de la simple conversion extérieure des derniers ; il fallait aussi que dans les écrits huguenots, la conversion intérieure se fasse remarquer. Une réflexion sur une semblable problématique se trouve dans l’article A M P HIA R AU S , rem. H. Bayle y traite le fait d’être un honnête homme et le problème des ennemis. Sa quatrième réflexion dans cette remarque entame le problème de ses propres passions qu’il faut vaincre, et celles des ennemis, qu’il faut combattre et dont il faut triompher. [C]eux qui les [les ennemis] écoutent sont credules, & deviennent de nouveaux distributeurs de calomnies : s’ils sont incredules, ils forment des difficultez, & ils aprenent par là à vos ennemis, comment il faut proposer les calomnies, afin de les rendre plus vraisemblables. Vous ignorez quelquefois toutes ces machinations, & quand vous les sauriez ou en tout ou en partie, pourriezvous aller de lieu en lieu vous justifier ? Etant honnête homme, comme je supose que vous l’êtes, pouvez-vous savoir les fourberies de vos ennemis, & les biais obliques par où il faut prendre les esprits vulgaires ? N’aimez-vous pas mieux laisser une populace dans l’erreur, que d’emploier tout vôtre loisir à disputer le terrain à des calomniateurs ? Vôtre vigilance suffiroit-elle jamais à renverser ce que leur malignité bâtit sur des cœurs credules, mal tournez, & infiniment plus flexibles au procedé de ces gens-là, qu’à toute vôtre éloquence, & à toutes vos raisons ? 134 310 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="311"?> 135 Voir P A P E S S E , rem. A. Dans ce passage, Bayle regarde de façon critique les personnes malveillantes et leur influence sur les gens simples. En dépeignant ce côté de la nature humaine, il décrit une raison, pour laquelle de fausses rumeurs circulent, et il guide la réflexion du lecteur par le choix des questions rhétoriques. Par ce moyen, Bayle provoque un effet didactique, c’est-à-dire que le lecteur conçoit son idée de la mise en œuvre de son statut d’honnête homme et l’amène implicitement à se poser sérieusement les questions qu’il énumère plutôt dans son ton hypothétique. Après cet exemple, qui considère la nature humaine, une fois de plus assez globalement, le prochain exemple aborde un événement concret. Bayle examine dans la rem. A de l’article sur la P A P E S S E Jeanne l’état des sources qui traite de ce personnage. Cet examen conduit Bayle au constat que certains manuscrits mentionnent cette femme tandis qu’il y a aussi d’autres exemplaires des mêmes manuscrits, où elle n’est pas mentionnée. En ce qui concerne alors les variations, il s’interroge sur un cas particulier où des messieurs du nom de Du Puy ont envoyé aux jésuites de Rome le manuscrit d’un concile et ont reçu deux exemplaires complets. Néanmoins, les jésuites ont coupé ensuite des passages qui n’étaient pas en accord avec leur idée de l’efficacité de la grâce et ont fait circuler des exemplaires corrompus. 135 Par une suite de neuf questions rhétoriques, Bayle essaie de comprendre le déroulement de cette histoire. Il n’y a point d’homme raisonnable, qui n’eût dû lui demander d’où vient que personne ne s’est jamais vanté d’avoir vu la Lettre de Mrs. Du Puy ? D’où vient qu’ils n’ont pas sommé les Jésuites d’envoier quelcun pour assister à une Assemblée dans laquelle on confronteroit le Manuscrit & avec les deux Exemplaires reçus en présent, & avec le reste de l’Edition ? Pourquoi n’ont-ils pas dressé un Acte devant Notaire, afin d’avoir une preuve très invincible dela fraude ? Pourquoi vous, qui avez tant écrit contre les Jésuites, ne leur avez-vous jamais fait le reproche d’avoir falsifié le Manuscritd’un Concile ? Pourquoi depuis les Disputes du Jansénisme, qui ont produit une infinité d’Ouvrages contre la Société, ne trouve-t-on aucun Auteur qui se soit plaint du retranchement de ce Passage ? Quelle tête de Meduse a tellement engourdi & la main & la mémoire d’une infinité d’Anti-Molinistes, qu’aucun n’ait rien imprimé touchant cela ? Se seroit-on donné le mot pour épargner aux Jésuites la honte qu’ils méritoient ? Mais pourquoi les épargner sur cela pendant qu’on n’oublioit rien de ce qui pouvoit aporter quelque avantage contre eux ? Et enfin, y a-t-il bien de l’aparence que des gens, qui ont pour le moins une envie extrême de n’être pas pris en flagrant délit, 311 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="312"?> 136 P A P E S S E , rem. A, cité de l’édition de 1720. Comme ce passage est un exemple remarquable d’un enchaînement de neuf questions rhétoriques d’affilée, nous l’avons cité de façon intégrale pour illustrer jusqu’à quel point Bayle s’amuse à les utiliser. 137 Zarka (1999), p. 515. 138 Ibid., p. 517. Nous avons déjà inclus le deuxième aspect dans le sous-chapitre sur la méthode pyrrhonienne, voir la citation de Zarka à la p. 280. Et le troisième point traite du rapport de Bayle à Hobbes qui dépasse notre contexte, mais qui est cependant très intéressant parce que Zarka explique que Bayle y parle de l’espace de la république, décrite dans la rem. D de l’article C A T I U S , « dans laquelle s’exerce la critique dans les termes de l’état de nature de Hobbes. » (Ibid., p. 523.) 139 Ibid., p. 517. 140 Voir la citation à la p. 270. 141 Zarka (1999), p. 519. 142 Ibid., p. 517. aient trompé si grossiérement Mrs. Du Puy, qu’il étoit inévitable que leur tromperie seroit découverte à la confusion sanglante de tout le corps ? 136 En guise de résultat intermédiaire concernant jusqu’ici la critique chez Bayle, il faut constater qu’elle devient l’outil qui lui permet d’examiner les sources, ainsi que de juger de leur pertinence et de leur validité. Elle aide à distinguer les informations exactes des fausses. Zarka parvient à l’observation que Bayle « réalise une triple opération sur le concept de critique :  » 137 « 1. La généralisation de la critique : critique philologique et critique publique. 2. Le discours de la méthode critique. 3. La juridicisation de la critique. » 138 Dans les trois dimensions concernant la critique chez Bayle, Zarka souligne de nombreux aspects que nous avons développés au cours des sous-chapitres précédents, sauf qu’il accentue quelques aspects et leurs corrélations différemment. Mais les idées restent à la base les mêmes. La critique philologique, par exemple, s’est exercée sur le texte biblique depuis le XVI e siècle et est appliquée, de plus, aux textes profanes. C’est-à-dire qu’elle « aura également pour fonction d’établir l’authenticité ou l’inauthenticité d’un texte, les changements que le texte a subis, ainsi que le contexte historique où ces changements ont été effectués [etc.] ». 139 En se référant à la même citation de l’article U S S O N140 , Zarka résume que « [l]a critique historique permet […] de mettre en évidence les principes d’une éthique de l’historien » 141 ce que nous avons désigné comme l’image de soi de l’historien et de l’historiographe. À cela s’ajoute la critique publique qui est, selon Zarka, « un exercice de la raison visant à détruire les mythes et les illusions qui alimentent la crédulité. » 142 Le travail de la critique historique vise alors à la démystification des textes en général et, en conséquence, à éduquer le sens critique des lecteurs. Cette ambition le rendra finalement indépendant des autorités ecclésiastiques ou politiques, par exemple. 312 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="313"?> 143 La transition de la critique à la polémique sera traitée plus amplement dans le sous-chapitre 3.3 Les moments de polémique baylienne. 144 M A H O M E T , rem. K. Inspirés par cette bipartition de la critique, dans le domaine philologique et dans le domaine public, il y a encore un point de vue supplémentaire que l’on peut rajouter. La critique philologique, conçue comme l’outil de travail qui effectue l’examen des textes sacrés ainsi que profanes, reste plutôt dans les bornes scientifiques et dans les bornes d’activités intellectuelles. En incluant la prise de position de la part de l’auteur à la critique publique, cette activité intellectuelle gagne un côté pratique qui dépasse la démystification des textes. Au moment où l’auteur déclare son opinion critique concernant un certain fait, il commence à influencer plus explicitement le public de lecteurs. Dans cette conception, il faut faire attention au fait qu’avec l’aspect des prises de position faites ouvertement, on s’éloigne du travail de l’historien et on entre dans le terrain de la polémique. 143 Le jeu avec les modes explicite et implicite apporte au texte, ainsi qu’à l’ouvrage intégral, une dynamisation de la critique. Nous avons déjà souligné que les renvois provoquent une dynamisation de la composition de l’ouvrage puisqu’elle donne l’occasion à Bayle de décider à quel endroit il veut traiter un sujet et cela décharge les longs articles en reportant des aspects supplémentaires en d’autres remarques. De plus, à cela s’ajoute l’effet de dynamisation de la lecture puisque le lecteur construit de façon autonome sa lecture du DHC et choisit les articles et les remarques qui l’intéressent. Cette liberté de choix que le dictionnaire procure à la fois à l’auteur et au lecteur brise les relations conventionnelles qui lient les deux parties avec le texte. L’effet dynamique se fait logiquement aussi remarquer au niveau de la critique. Tout ce que Bayle construit dans une remarque est peut-être sujet à sa critique dans une autre. Quelques remarques de l’article M AH O M E T , par exemple, illustrent ce phénomène. Dans la rem. K, Bayle discute d’abord que le mahométisme était, selon tous les chrétiens, l’ouvrage du diable, que Mahomet était un imposteur, « qu’il ne se servoit de la religion que comme d’un expedient de s’agrandir. » 144 Mais dans le dernier paragraphe, Bayle parvient, grâce à son sens critique, à la conclusion que Mahomet s’est pourtant retrouvé dans un état plutôt lamentable. Un vrai fanatique eut-il jamais un tel caractere ? entend-il si bien son monde ? Un homme qui auroit cru pendant quelque tems que Dieu lui envoie son Ange pour lui reveler la veritable religion, ne se desabuseroit-il pas en éprouvant qu’il ne peut justifier sa mission par aucun miracle ? Or voilà l’état où Mahomet se trouva reduit. 313 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="314"?> 145 M A H O M E T , rem. K. 146 M A H O M E T , rem. L. 147 Armstrong (2000), p. 181 ; « fournit une lecture critique du texte [du Grand Dictionaire Historique de Moréri dans ce cas précis] tout en démontrant au lecteur comment il pourrait lui aussi participer à cette activité critique. » 148 Labrousse (1957), p. 450. […] N’y avoit-il point là dequoi se convaincre soi-même, que l’on n’étoit pas apellé de Dieu extraordinairement pour fonder une nouvelle religion ? 145 Par contre, dans la remarque suivante, Bayle explique que Mahomet n’a pas dérogé à la morale de l’Évangile et qu’il y a certains points en communs avec les chrétiens, mais avec certaines règles plus strictes. Dans ce cas précis, on peut constater alors un effet positif de la critique. Elle permet à Bayle de reprendre ses distances professionnelles et de ne pas condamner aveuglément - et donc fanatiquement - tout ce qui concerne le fondateur de l’islam. Sur ce point-ci je ne doute pas que les personnes dont je parle dans la remarque precedente ne soient mieux fondées, que quant à la pretenduë bonne foi de Mahomet. Je ne voi point que ce faux prophete ait derogé (a) à la morale de l’Evangile, & je voi au contraire qu’à l’égard des ceremonies il aggrave notablement le joug des Chretiens. 146 Bayle oscille dans les deux remarques entre l’examen critique des sources qu’il cite, entre le commentaire critique de ce qu’il trouve dans les textes et entre la distance critique en se forgeant une propre opinion. Cette façon de procéder applique alors la critique en différentes actions intellectuelles ce qui démontre sa dynamique et son effet dynamisant pour le DHC. Tout compte fait, il est pertinent de conclure avec Armstrong que Bayle « provides a critical reading of the text at the same time showing the reader how he too might participate in this critical activity. » 147 C’est-à-dire que l’activité critique n’appartient pas seulement à l’auteur, mais s’impose au fur et à mesure aussi au lecteur. C’est une familiarisation et donc une éducation à la critique. Dans ce qui suit, nous allons décrire les domaines thématiques où la critique entre véritablement en vigueur. 3.2.2 La préférence pour l’histoire moderne A ses yeux l’historien tient à la fois de l’orateur et du moraliste, il ne s’adresse guère qu’à des sources littéraires ; Bayle enfin ne considère que les événements militaires et politiques et il attribue un rôle démesuré aux individus, monarques, hommes de guerre, prélats ou favorites. C’est en tant que critique qu’il a fait œuvre féconde […]. 148 314 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="315"?> 149 Nous nous référons au comptage de Solé (Solé (1968), p. 120-127) dans ce qui suit, pour deux raisons. Premièrement, il est très problématique de classer clairement de nombreux articles dans un siècle concret. C’est le cas pour les personnages qui ont vécu autour du changement de siècle. S’il s’agit de quelqu’un de plutôt conservateur, il faudrait probablement le classer encore au XVI e siècle. S’il s’agit de quelqu’un de plus innovateur, il faudrait le classer déjà parmi les personnages du XVII e siècle, par exemple. Pour cette raison, nous nous abstenons de modifier le tableau de Solé qui signale également qu’il ne « prétend naturellement pas à une exactitude absolue. D’autres cadres ou un autre rangement à l’intérieur de ceux-ci auraient été possibles. L’ensemble apporte cependant, croyons-nous, une image assez fidèle de la conscience historique de Bayle. » (Ibid., p. 120, note (1).) Ce dernier aspect est la deuxième raison pour laquelle nous suivons les chiffres de Solé. Étant donné le nombre d’articles de 2 038 au total, 2 035 selon Héléna van Lieshout (van Lieshout (2001), p. 108), on constate, certes, une légère variation. Cependant, cette variation n’empêche pas de découvrir des tendances claires et concrètes, de sorte que nous estimons justifié pour le présent contexte de nous référer aux tableaux de Solé. Labrousse fait ressortir que la critique joue le rôle central dans la pensée baylienne qui dépasse son côté historien. Elle glisse un ton méprisant en parlant du travail d’historien chez Bayle. Le « ne […] que » et le qualificatif de « démesuré » font comprendre qu’elle aurait apparemment préféré un autre équilibre dans la répartition des articles en ce qui concerne les personnages, leur profession, leur statut et d’autres encore. Elle impose une séparation entre l’historien et le critique tandis que, chez Bayle, les deux sont réunis dans sa personnalité. Le but du présent sous-chapitre est de faire ressortir les grands axes thématiques que Bayle, en tant qu’historien critique, suit dans le DHC. Cette démarche est liée à l’ambition de ne pas séparer les deux qualités du philosophe de Rotterdam. 3.2.2.1 L’accès à l’histoire moderne par le biais de l’Antiquité En considérant les chiffres du DHC, on constate qu’un pourcentage considé‐ rable, environ 28 % des articles du DHC, traite de l’Antiquité tandis qu’environ 26 % sont consacrés au XVII e siècle. 149 Les articles concernant le XVI e siècle représentent 34 %, la plus grande part, et 12 % restent alors pour le Moyen Âge. Le fait qu’un peu plus d’un quart des articles est consacré à l’Antiquité s’explique par la formation scolaire et universitaire de l’époque. Les textes, grecs et latins, philosophiques, rhétoriques, théologiques et bibliques ont accompagné et donc marqué les études et c’était à travers la pensée des auteurs antiques qu’on a traité les sujets. Il n’est donc pas étonnant que, pour Bayle, les articles sur les philosophes grecs servent de point de départ pour les débats concernant l’actualité du XVII e siècle. De surcroît, la philosophie a toujours joué un rôle important dans les 315 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="316"?> 150 Voir Solé (1968), p. 120. 151 Voir ibid., p. 121. débats théologiques. D’un côté parce qu’elle faisait toujours partie des études et des curricula depuis l’Antiquité, en passant par le Moyen Âge, la Renaissance et l’Humanisme jusqu’aux XVII e et XVIII e siècles de sorte qu’elle avait une longue tradition dans la formation intellectuelle et surtout spirituelle. De l’autre, l’inventaire des outils argumentatifs et l’entraînement rhétorique à engager des réflexions ont servi lors des polémiques et des controverses théologiques, entre catholiques et protestants, jansénistes et jésuites. Revenant aux articles des personnages antiques dans le DHC, on peut en général distinguer les Grecs (261 articles), les Romains (249 articles), les personnes bibliques (24 articles) ainsi que celles en provenance de la Perse (17 articles), de l’Orient (12 articles) et de l’Égypte (8 articles). À côté de la philosophie (39 articles), la mythologie (44 articles) occupe une des premières places au palmarès de la répartition des articles pour l’Antiquité grecque ; des écrivains (36 articles), la géographie (25 articles) et la religion (21 articles) sont également bien représentés. 150 Par contraste, la répartition pour l’Antiquité romaine est différente : écrivains, consuls, femmes, Église, empereurs et géographie et d’autres désignations encore. 151 Le travail critique que Bayle engage dans ces articles sert en grande partie à l’examen profond des sources, afin de mettre véritablement en œuvre la tâche d’un historien, à savoir la description et la reconstruction d’une ère à base des sources disponibles. Les écrits des Romains concernent alors plutôt la rhétorique et la documentation historique. Dans la plupart des cas, les articles sur des personnages romains servent de correction d’erreurs qui se sont introduites au cours des siècles, de sorte que c’est plutôt l’examen critique des sources afin d’y détecter les fautes et la critique des contemporains qui étaient peu exacts dans leur façon de travailler. En démontrant leur négligence et les fautes qui en découlent, Bayle les corrige et essaie de remettre les choses en ordre et de les présenter sous leur véritable jour. Les notes aux marges affirment qu’il se sert des sources premières, si possible, ainsi que des sources secondaires qui ont été publiées au cours des siècles suivants. Les sujets que Bayle traite dans les articles sur les personnages romains restent assez souvent dans les limites de leurs temps, c’est-à-dire, ils n’ont pas forcément un impact direct sur les événements et sujets qui concernent Bayle et son temps. Dans la tradition romaine, il y a plus d’ouvrages historiographiques et rhétoriques ce qui va de pair avec l’ordre de l’état qui était composé d’un système administratif de rhéteurs, questeurs etc. Les débats et démarches juridiques et les événements jouaient 316 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="317"?> 152 Labrousse (1964), p. 22. 153 Buringh, Eltjo et van Zanden, Jan Luiten, « Charting the “Rise of the West” : Manuscripts and Printed Books in Europe, A Long-Term Perspective from the Sixth through Eigh‐ teenth Centuries » dans The Journal of Economic History, vol. 69, n o 2, 2009, p. 409-445, cit. p. 417. Voir le tableau à la p. 390 dans l’Annexe. un rôle plus important que l’interrogation sur la nature de l’homme et sur les réflexions philosophiques. La claire prééminence de la philosophie grecque se reflète dans les articles suivants : A R I S T O T E (23 remarques), C H R Y S I P P E (20 remarques), É P I C U R E (20 remarques), A NAXA G O R A S (19 remarques), D ÉM O C R IT E (19 remarques) et P Y THA G O R A S (17 remarques) sont des articles riches en remarques et déclenchent de profondes discussions philosophiques qui servent, à leur tour, de points de départ pour de nombreuses discussions pertinentes à l’époque de Bayle. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs renvois lient ces articles à d’autres qui décrivent des personnages du XVII e siècle, par exemple A N R AU L D (A N T O IN E , D O C ‐ T E U R D E S O R B O N N E ), S P IN O ZA , C HA R R O N , M O R I S O N , B L O N D E L (D AVID ) et M A R IANA . De plus, la quantité des articles concernant l’âge classique et le XVI e siècle représente ensemble environ 60 % du DHC. Cela fait ressortir que Bayle a un vif intérêt pour l’histoire moderne et contemporaine, conclusion que l’on trouve également chez Labrousse : [E]lle [l’histoire moderne] se fonde avant tout sur les conditions privilégiées de travail que présente une époque sur laquelle subsistent de très nombreux témoignages, apportés par des hommes de tous les camps ; or, il ne faut pas s’y tromper, le « pyrrhonisme historique », dont on a fait grief à Bayle, n’est pas le complaisant jeu d’esprit d’un littérateur, mais résulte de la rigueur véritablement scientifique de ses réflexions méthodologiques et de la sévérité de ses exigences en matière de preuve ; il est bien évident que la part de conjectures invérifiables est infiniment plus grande dans l’histoire ancienne et médiévale que dans l’histoire moderne et c’était là un motif puissant pour attacher Bayle à cette dernière. 152 L’invention de l’imprimerie des livres a déclenché un processus impressionnant de la production de textes ce qui a provoqué une véritable explosion économique dans le marché du livre. Les chiffres que Eltjo Buringh et Jan Luiten van Zanden ont ramassés, témoignent qu’il y a un véritable déluge de livres en Europe et surtout en Italie, en France et en Allemagne, un peu plus tard aussi en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. 153 Cette image du marché du livre rend compréhensible que les érudits avaient au fur et à mesure accès à une plus grande quantité de livres et que la circulation des savoirs commence. Donc, l’état des sources, afin de revenir à Bayle, et leurs disponibilités changent, de sorte que le 317 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="318"?> 154 Voir l’ouvrage collectif de Macé, Laurence, Poulouin, Claudine et Leclerc, Yvan, Censure et critique, Paris, Classiques Garnier, 2015. Dans 26 articles, les chercheurs examinent la relation entre la censure et l’activité critique sous divers angles (différents siècles, différents genres, différents mécanismes de censure et de critique). 155 Bayle, Pierre, Ce que c’est que la France toute catholique, sous le régne de Louis le Grand, Labrousse, Elisabeth (éd.), Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1973, p. 7, Introduction d’Elisabeth Labrousse. public de lecteurs cultivés et érudits reçoit de plus en plus de matériel pour la lecture. Raison de plus pour former son sens critique afin de détecter la qualité des textes disponibles. Théoriquement, pour les auteurs ecclésiastiques, érudits et littéraires, il est devenu plus facile de publier leurs écrits puisque les intérêts économiques des éditeurs sont favorables à leurs productions intellectuelles. Mais dans la pratique, de nombreux problèmes persistent, en particulier la censure et les intérêts politiques des monarques et de leur cour. 154 En même temps, les querelles de nombreux ouvrages ont rendu leurs auteurs ainsi que leurs écrits et pièces encore plus connus : la querelle du Cid, la querelle du Tartuffe, la querelle de La Princesse de Clèves, l’affaire des sonnets que les adversaires de Racine ont déclenché suite à la représentation de Phèdre pour n’en énumérer que quelques-unes. Dans le cas de Bayle, les censeurs ont vite trouvé son potentiel subversif de sorte qu’il a été bientôt confronté à la persécution qui l’a poussé à s’exiler à l’étranger en 1681. La réaction de Bayle à la Révocation de l’Édit de Nantes, par la suite, ne se fait pas attendre. « L’Édit qui révoquait celui de Nantes fut signé par Louis XIV à Fontainebleau le 15 octobre 1685 […]. Il venait couronner les sept années de persécutions religieuses de plus en plus dures ». 155 En 1686, Bayle publie le petit opuscule polémique Ce que c’est que la France toute catholique, sous le régne de Louis le Grand dont le titre découvre déjà très clairement le sujet. L’emprisonnement de son frère quelques années auparavant ont déjà contribué à aigrir Bayle. Les événements en France ont chassé un grand nombre de protestants du pays ce qui a provoqué des problèmes économiques et intellectuels. Le cas de Bayle illustre bien une des conséquences les plus imprévues de la Révocation de l’Édit de Nantes : tirés par l’exil de leur semi-ghetto, les réformés français devien‐ nent les écrivains lus dans toute l’Europe, même et surtout en France, en dépit des interdictions, que les relations et l’argent permettaient de tourner. Par le détour des 318 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="319"?> 156 Bayle (1973), p. 25 ; Chronologie sommaire de la vie et des œuvres de Pierre Bayle d’Elisabeth Labrousse. 157 Bianchi, Lorenzo, « Critique et République des Lettres - Critique et censure dans le Dictionnaire de Bayle » dans Macé, Laurence, Poulouin, Claudine et Leclerc, Yvan (éds.), Censure et critique, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 81-94, cit. p. 81. 158 C A T I U S , rem. D. imprimeurs de Hollande, la censure vétilleuse des trente dernières années du règne de Louis XIV ne réussit pas à étouffer la pensée française. 156 Réfugié à Rotterdam, Bayle a pourtant trouvé une nouvelle patrie dans la République des Lettres, « [c]e bien commun littéraire qui, à partir de l’Italie, se répand partout en Europe, fait des lecteurs de toutes les nations les « citoyens » d’une république transcendant les frontières nationales ou les différences religieuses. » 157 Pour Bayle, ce lieu virtuel représente un état extremement libre. On n’y reconoît que l’empire de la verité & de la raison ; & sous leurs auspices onfait la guerre innocemmentà qui quece soit. Les amiss’y doivent tenir engarde contre leurs amis, les peres contre leurs enfans, les beaux-peres contre leurs gendres […]. Chacun y est tout ensemble souverain, & justiciable de chacun. Les loix de la societé n’ont pas fait de prejudice à l’independance de l’état de nature, par raport à l’erreur & à l’ignorance ; tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive, & le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent. Il est bien aisé de conoître pourquoi la Puissance Souveraine a dû laisser à chacun le droit d’écrire contre les Auteurs qui se trompent, mais non pas celui de publier des satires. C’est que les satires tendent à depouiller un homme de son honneur, ce qui est une espece d’homicide civil, & par consequent une peine, qui ne doit être infligée que par le Souverain ; mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un Auteur n’a pas tel & tel degré de lumiere : or comme il peut avec ce defaut de science jouïr de tous les droits & de tous les privileges de la societé, sans que sa reputation d’honnête homme, & de bon sujet de la Republique reçoive la moindre atteinte ; on n’usurpe rien de ce qui depend de la Majesté de l’Etat, en faisant conoître au public les fautes qui sont dans un livre. Il est vrai que par là on diminuë quelquefois la reputation d’habile homme […] : mais si on le fait en soutenant le parti de la raison, & par le seul interêt de la verité, & d’une maniere honnête, personne n’y doit trouver à redire. 158 Certes, ceci est la description idéale de la République des Lettres qui ne s’est jamais réalisée entièrement de cette manière. Pourtant la participation de nombreux érudits à cet échange épistolaire a contribué à un vif échange intellectuel transfrontalier et européen. 319 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="320"?> 159 Bots et Waquet ont beaucoup travaillé sur la République des Lettres et ont publié plusieurs articles et ouvrages sur ce collectif intellectuel. Voir pour une lecture appro‐ fondie le recueil d’articles Bots et Waquet (1994), la monographie de Bots, Hans et Waquet, Françoise, La République des Lettres, Paris, Belin, 1997, mais aussi l’article de Gros (2002b), le recueil de McKenna et Paganini (2004) dans lequel se trouve aussi un article de Bots, Hans, « Le réfugié Pierre Bayle dans sa recherche d’une nouvelle patrie : La République des Lettres » dans McKenna, Antony et Paganini, Gianni (éds.), Pierre Bayle dans la République des Lettres. Philosophie, religion, critique, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 19-33. De plus, les recherches de McKenna sur la correspondance de Bayle reflètent également son imbrication dans des réseaux de communication ; voir par exemple McKenna (2003) ; McKenna (2005) ; McKenna et Leroux (2006). 160 Voir les exemples où Bayle cite à son tour ce que ses informateurs lui ont envoyé (p. 108 sq. et p. 127). 161 McKenna (2012a), p. 65. 3.2.2.2 Le visage de l’Europe Ce détour thématique nous permet, dans ce qui suit, d’examiner l’impact que la République des Lettres a sur la critique dans le DHC et sa nature interculturelle. Le polylogue entre les membres et les correspondants y joue un rôle aussi important que le travail au journal que Bayle publie entre 1684 et 1687, à savoir les Nouvelles de la République des Lettres. La collaboration internationale ainsi qu’interculturelle a aidé à pratiquer et à vivre dans une communauté européenne à l’époque classique et à l’aube du siècle des Lumières. 159 Le travail d’équipe dans la République des Lettres a apporté sa pierre à l’édifice du DHC. Conçu comme un lieu libre d’échange intellectuel, Bayle reçoit de nombreuses lettres de collègues et de confrères qui l’aident à remplir des lacunes, en lui fournissant les informations dont il a besoin. 160 Une partie considérable des recherches de McKenna s’occupent de la correspondance de Bayle, ce qui reflète sa communication avec les autres érudits afin de répondre aux propres exigences du travail scientifique qu’il est en train d’établir. Le titre expressif que McKenna a mis au-dessus de son article donne l’image explicite que le DHC est le résultat d’un travail d’équipe. Bayle en était l’auteur dont la grande préoccupation pendant des années était « la composition et la vérification des épreuves du Dictionnaire historique et critique. En mai 1692, il a lancé publiquement le Projet de son Dictionnaire » 161 . Cette annonce lui a servit de sonder l’intérêt des lecteurs et sur la base de leurs réactions et de leur critique, il a finalement adapté et composé le DHC. De plus, McKenna signale la dépendance de Bayle. [A]u moment de la rédaction définitive des articles du Dictionnaire, les « recueils » s’avèrent parfois incomplets et Bayle doit avoir recours à ses amis et à leurs réseaux de correspondants. La préparation du Dictionnaire devient ainsi un champ privilégié 320 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="321"?> 162 Ibid., p. 66. Dans ce qui suit dans l’article de McKenna, il examine en détail les correspondants et fait une liste des noms et leurs villes. À part des villes en France, Londres, Florence, Hanovre, Déventer, Rotterdam, Amsterdam et La Haye y sont énumérés, par exemple. 163 Ibid., p. 74. 164 Waquet, Françoise, « L’espace de la République des Lettres » dans Bots, Hans et Waquet, Françoise (éds.), La communication dans le République des Lettres, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1994, p. 175-189, cit. p. 178. 165 McKenna (2012b), p. 211. pour l’étude des réseaux à l’époque classique et un exemple éclairant du passage de la correspondance à l’ouvrage publié, car Bayle prend soin de reconnaître ses dettes. 162 L’équipe critique qui soutient Bayle lors de son projet est alors un groupe d’érudits qui partagent une culture scientifique et une semblable conscience professionnelle. Ensemble, ils travaillent à « l’élaboration […] d’un objet em‐ blématique du « savoir » historique : le Dictionnaire historique et critique. » 163 Waquet observe de manière pertinente que « [l]e savoir ne peut être l’œuvre d’un seul ; il dépasse les forces de l’homme isolé ; il postule la collaboration. » 164 L’ouvrage est alors le polylogue des érudits européens au XVII e siècle ce qui sera, quelques décennies plus tard, également le cas pour l’Encyclopédie. Les membres de l’équipe, qui sont impliqués dans le processus créatif et dans la création en général de l’œuvre, représentent l’instance de la critique et collaborent afin de contribuer à la qualité du DHC. Cette critique extérieure est en conséquence un élément supplémentaire, à côté de la propre critique de Bayle, qui intervient de façon régulatrice au processus de la rédaction, le grand but étant la mise en œuvre d’une historiographie fiable motivée par la recherche perpétuelle de la vérité. McKenna a utilisé quelques idées centrales de cet article dans un autre qu’il a également publié en 2012, sauf que l’accentuation diffère, ainsi que la conclusion. Dans ce deuxième article, il souligne plus l’orientation vers le produit final, la reconstruction de la vérité de fait. Bayle a transformé son projet initial de recueil des erreurs de Moréri en Dictionnaire où la chasse aux erreurs n’est qu’un préalable à la construction, non pas du doute pyrrhonien ni de l’évidence cartésienne, mais de la vérité de fait historique fondée sur la convergence des témoignages vraisemblables. Bayle et ses collaborateurs construisent ainsi le « fait » historique et lui donnent son statut épistémologique au moyen d’une érudition critique hors pair […]. 165 De plus, Bayle était l’éditeur des Nouvelles de la République des Lettres, une revue littéraire qu’il a créée en 1684 et qu’il a publié entre 1684 et 1687. C’était le premier périodique qui se soit consacré à la critique littéraire. En suivant 321 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="322"?> 166 Voir van Lieshout (2001), p. 204 sq. 167 Voir document numérique The Dictionaire’s Library joint à ibid., et voir p. 205 du même ouvrage de van Lieshout. 168 Voir Betz, Louis-Paul, Pierre Bayle und die “Nouvelles de la République des Lettres” (1684-1687), Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 114 ss. 169 Ibid., p. XII. le comptage de van Lieshout, les Nouvelles de la République des Lettres sont citées dans 182 articles 166 , comme elles sont citées plus d’une seule fois dans un article ce sont environ 240 références au total dans le DHC. D’autres journaux figurent moins fréquemment dans le DHC. Le Mercure galant, par exemple, est cité dans environ 80 articles, l’Histoire des Ouvrages des Savans dans 71 articles et le Journal des Savans à peu près 190 fois dans 147 articles. 167 L’activité journaliste de Bayle lui a fourni l’expérience rédactionnelle, le renforcement du réseau de la République des Lettres et un grand recueil d’informations et de savoir ce qui lui servira lors de la rédaction du DHC. À la fin du XIX e siècle, Louis-Paul Betz s’intéresse aux Nouvelles de la République des Lettres et se donne pour but de revaloriser le mérite du philosophe de Rotterdam. Au cours de la présentation de l’histoire des Nouvelles, de leur contenu et des traits caractéristiques qui marquent le journal, Betz fait ressortir que Bayle est le premier à rendre des question littéraires et philosophiques populaires auprès d’un plus grand public lettré. Sa façon de remanier les sujets les a rendus accessibles à des lecteurs non seulement érudits mais aussi cultivés. 168 Et Betz se concentre davantage sur la tolérance dont Bayle fait preuve dans ses écrits. Denn das Werk Bayles lehrt uns nicht etwa charakterlose Duldsamkeit, die mit Geistesträgheit und Indifferenz Hand in Hand geht, und noch weniger die landläufige Toleranz, in der sich der grosse Voltaire zuweilen gefiel, […] sondern jene Toleranz, die sich mit festen Grundsätzen und innersten Ueberzeugungen vereinigen lässt, ja geradezu das Ergebnis derselben bildet, und für die Jules Lemaître das schöne Wort fand: „C’est la charité de l’intelligence.“ 169 Car l’œuvre de Bayle ne nous apprend pas une indulgence démunie de caractère, qui va de pair avec l’indolence mentale et l’indifférence, et moins encore cette tolérance commune, avec laquelle le grand Voltaire se plaisait de temps en temps, […] mais une tolérance qui s’allie à des principes fermes et à des convictions intimes, voire qui en forme leur résultat, et pour laquelle Jules Lemaître trouva la belle tournure : „C’est la charité de l’intelligence.“ Wild met en valeur le potentiel du journaliste savant qui est propre à Bayle. Elle le désigne comme médiateur du savoir et tend à « mettre en évidence l’originalité de la démarche de Bayle, et plus encore [à] montrer pourquoi et en quoi à cette 322 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="323"?> 170 Wild, Francine, « Nouveau public, nouveaux savoirs à la fin du XVIIe siècle : Les Nouvelles de la République des Lettres et le Dictionnaire de Bayle » dans Roig Miranda, Marie (éd.), La transmission du savoir dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 2000, p. 501-514, cit. p. 501. 171 Ibid., p. 514. 172 Bokobza Kahan, Michèle, « Le double lectorat des Nouvelles de la République des Lettres de Bayle » dans McKenna, Antony et Moreau, Pierre-François (éds.), Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, vol. 12, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, p. 119-128. 173 Waquet (1994), p. 176. 174 Ibid., p. 177. date, le savoir qu’on communique se modifie à la fois dans son contenu et dans sa forme. » 170 Ainsi, le DHC devient le prolongement du travail de Bayle journaliste dans les Nouvelles de la République des Lettres. La vraie innovation des deux écrits consiste, selon Wild, « dans la transmission du savoir à un public mondain de « curieux ». […] De la part de Bayle il s’agissait de plaire et d’intéresser ». 171 Et Michèle Bokobza Kahan déploie le double niveau de lecture qu’on peut faire du périodique. 172 En fait, on y trouve déjà des traces de plusieurs couches textuelles, ce qui s’exprimera enfin plus explicitement dans le DHC une douzaine d’années plus tard. Tous les articles, cités ci-dessus sur la République des Lettres, illustrent ce que Waquet résume par l’adjectif « universel » lors qu’elle écrit à propos de l’étendue de cette communauté. Universelle, la République des Lettres transcende les Etats nationaux, géographique‐ ment bornés. Dans le même temps, elle entretient avec ceux-ci des liens étroits, puisque selon Pierre Desmaizeaux, elle est « un Etat répandu dans tous les Etats ». 173 Et elle fait suivre la pensée que « [l]’Europe du XVII e siècle témoigna d’une véritable passion pour l’universel, pour l’union, pour l’unité. Les projets de paix universelle, de république universelle, de réunion des Eglises sont nombreux […]. » 174 Par sa vaste correspondance et par la publication des Nouvelles de la République des Lettres, on comprend jusqu’à quel degré Bayle était connecté à la communauté savante. Il s’est comporté en véritable européen qui ne s’est pas occupé des frontières nationales s’il y avait un lien intellectuel qui le liait à un collègue d’un autre pays. C’étaient les frontières mentales, les frontières dans les têtes des gens qui lui ont causé du mal, la raison pour laquelle il a dû se réfugier à Rotterdam. En général, il semble aimer la transgression des fron‐ tières : culturelles, géographiques, disciplinaires, théologiques respectivement confessionnelles. Les nationalités des personnages du DHC, par exemple, sont nombreuses. Certes, la plupart des personnages du XVI e et XVII e siècle sont 323 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="324"?> 175 223 articles, soit environ 33 % des articles consacrés au XVI e siècle, sont liés directement à la France ; 198 articles à l’Italie, soit à peu près 28 % et 118 articles à l’Allemagne, soit un peu moins de 17 %. Pour le XVII e siècle, le deuxième et troisième rang change ; la France occupe 237 articles, soit 45 %, l’Allemagne 73 articles, ce qui représente un peu moins de 14 %, et l’Italie et les Provinces Unies se font représenter toutes les deux par 55 articles, soit un peu plus de 10 % (toujours des articles consacrés au siècle indiqué). (Voir Solé (1968), p. 123 et 125.) 176 La Bohême, le Danemark, la Turquie, la Finlande, la Hongrie, l’Islande ou la Suède sont les pays d’origine d’un ou deux personnages et constituent donc une petite minorité dans le DHC. 177 Les travaux de van Lieshout sur la bibliothèque de Bayle ont ouvert des perspectives sur sa vaste lecture. Avec la longue liste des ouvrages cités dans le DHC, on pourrait réaliser un semblable comptage que Jacques Solé a fait concernant les articles. Ceci permettrait par la suite de comparer les nationalités des personnages des articles avec celles des auteurs cités afin de comprendre encore mieux les influences littéraires transfrontalières à l’âge classique. 178 Voir ci-dessus l’énumération des auteurs contemporains de Bayle les plus cités à la p. 99. 179 Voir van Lieshout (2001), p. 235. 180 Voir ibid., p. 235-239. Français, Allemands ou Italiens. 175 Mais les Provinces Unies et l’Angleterre sont également présentes, ainsi que l’Espagne, l’Orient, la Pologne, la Suisse et quelques autres encore. 176 De plus, les auteurs et les érudits cités par Bayle viennent également de divers pays européens. Comme la langue savante a longtemps été le latin, l’échange international s’est avéré assez facile et on trouve de nombreuses citations en latin dans le DHC. À part les auteurs de l’Antiquité grecque et romaine perpétuellement cités, la plupart des écrivains et érudits est d’origine française. 177 En considérant le palmarès des dix auteurs modernes les plus présents 178 de Thou, Baillet, de Mézeray, Ménage et de Sponde sont tous français et de plus catholiques. Quelques Allemands se trouvent également parmi les auteurs d’ouvrages cités, Melchior Adam, par exemple, Marquard Freher, Henning Witte et Johann Andreas Quenstedt. 179 Van Lieshout énumère aussi quelques écrivains des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne, de l’Italie et de l’Espagne. 180 En conséquence, l’interculturalité s’est déroulée sur trois niveaux. Première‐ ment, Bayle réunit de nombreuses nationalités et cultures dans les abrégés biographiques des articles, nationalités occidentales et aussi orientales. Deuxiè‐ mement, ses collègues et informateurs de la République des Lettres venaient également de divers pays européens et ont contribué leur part à la rédaction du DHC. Et finalement, les ouvrages cités provenaient, eux aussi, de plusieurs pays et donc d’auteurs européens. Van Lieshout remarque que « [t]he character of the Dictionaire, however, was dictated by its author. By writing the Dictionaire, Bayle exposed the constituent elements of his scholarship to all learned Europe 324 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="325"?> 181 Ibid., p. 253 ; « Le caractère du Dictionaire était dicté, de toute façon, par son auteur. En écrivant le Dictionaire, Bayle a exposé les éléments constitutifs de son érudition à toute l’Europe lettrée […]. ». 182 Bianchi (2015), p. 81 sq. 183 Ibid., p. 88 sq. […]. » 181 Cette collaboration fait comprendre que le plaidoyer de la tolérance n’est pas seulement une conception sur le papier, mais que c’est une réalité vécue des personnes qui partagent des intérêts et qui ont des convictions fondamentales en commun. Bianchi rajoute à cela encore la dimension politique : Dans ce cadre culturel et politique, les guerres et les conflits religieux produisent des effets inattendus. Ils font naître l’idée de tolérance, d’universalisme religieux ou de christianisme raisonnable au cœur des débats de la République des lettres européenne. 182 Tout compte fait, l’impact de cette orientation interculturelle accorde une nouvelle qualité à l’historiographie en général. Ce n’est pas un seul pays qui regarde, de sa propre perspective, un événement. À travers les regards extérieurs de plusieurs personnes se crée une instance critique qui relativise la perspective unilatérale. Pour résumer avec Bianchi : Bayle attribue donc un nouveau statut à l’histoire et il confie à l’historien des règles pour accomplir son travail. Mais le labeur de l’historien, pour être valable, doit éviter toute influence subjective et personnelle et celui qui écrit l’histoire doit avoir recours à la critique et se placer au cœur de la République des lettres, une république transcendant les frontières nationales et religieuses. 183 Cependant, il ne faut pas se laisser tenter à exagérer une glorification de cet idéal et d’une harmonie apparente comme notre description pourrait suggérer. Il faut toujours regarder les deux côtés de la médaille. L’engagement personnel de Bayle fait de temps en temps oublier les idéaux qu’il s’est fixés, surtout l’impartialité. 3.2.3 Quand la critique ne suffit pas … Le combat personnel de Bayle avec quelques circonstances, événements et personnages dans sa vie privée, ainsi que professionnelle, a exercé une influence déprimante sur son esprit. L’amertume envers la politique et les courants idéologiques pertinents du XVII e siècle se fait sentir dans de nombreux articles du DHC. Une fois de plus, le genre littéraire permet à Bayle d’introduire des pas‐ sages de forte polémique parmi les réflexions philosophiques et théologiques, la 325 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="326"?> 184 Grafton (2003), p. 200 ; « Le format qu’il a choisi a renforcé ses critiques des erreurs d’une manière que rien d’autre n’aurait pu le faire - et lui a aussi donné […] un espace infini pour son ironie subversive. » 185 Solé (1972), p. 13. 186 Bost, Hubert, « L’écriture ironique et critique d’un contre-révocationnaire » dans Bost, Hubert (éd.), Pierre Bayle historien, critique et moraliste, Turnhout, Brepols, 2006a, p. 189-200, cit. p. 190. 187 Voir ibid., p. 200. description d’histoires extraordinaires et banales, la documentation historique et l’examen critique. « The format he chose reinforced his criticisms of error as nothing else could have-and gave him […] endless space as well for subversive ironies. » 184 L’utilisation de remarques et de renvois ainsi que le morcellement des sujets en parties dispersés rend possible des prises de position polémiques de façon cachée, tout en étant accessible à chaque lecteur. L’entreprise baylienne est alors, selon Solé, d’unir […] l’engagement politique et idéologique le plus accentué et cela sous une forme parfaitement accessible et même directement utile à la plus grande partie du public cultivé. Encore faut-il, évidemment, que ce dernier ait un certain goût pour les écrivains militants. 185 Le ton ironique de Bayle se fait surtout remarquer quand il assume la fonction de l’historiographe qui documente les événements actuels. Dans d’autres écrits de Bayle, l’influence de l’ironie a été étudiée par plusieurs chercheurs. Bost examine comment l’ironie et la critique de Bayle se manifestent dans trois genres littéraires différents, à savoir dans le journal Nouvelles de la République des Lettres, le pamphlet Ce que c’est que la France toute catholique sous le régne de Louis le Grand et l’essai théorique Commentaire philosophique. Comme les trois écrits fonctionnent en réseau puisqu’ils renvoient l’un à l’autre, Bost considère ce trias afin de faire ressortir « la stratégie contre-révocationnaire de l’écriture baylienne. » 186 Il mentionne à la fin que Bayle a pressenti le potentiel de l’opinion publique qui peut influencer les autorités politiques et ecclésiastiques. 187 Stratégiquement, il est donc sensé d’adresser la parole à un public de lecteurs aussi varié que possible en leur offrant un accès critique et ironique à travers différents genres littéraires. Grafton, en revanche, relie deux autres aspects à l’ironie baylienne : The French authorities, who detested the ironic brilliance of this Protestant critic whom they could not reach, arrested his brother, who refused to convert. […] 326 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="327"?> 188 Grafton (2003), p. 192. 189 Voir le document numérique retenant la bibliothèque dans le DHC joint à van Lieshout (2001). 190 Voir son étude que nous avons déjà cité plusieurs fois ; van der Lugt (2016). 191 La définition de la critique qu’on date de l’an 1663 dans Le Petit Robert englobe l’« action de critiquer sévèrement ; 1) Tendance de l’esprit à émettre des jugements sévères, défavorables. […] 2) Jugement défavorable (cf. Remise en question). Une critique sévère, violente. (synonyme : diatribe, éreintement, vitupération). » (Robert, Rey-Debove et Rey (2020), critique, I. C, 1. et 2.) Par contre, la polémique est un « [d]ébat par écrit, vif ou agressif. (controverse, débat, discussion). » (Ibid., polémique, 2.) De plus, l’origine étymologique fait comprendre la nuance qui qualifie ce vif débat comme polémique entre Bayle et Jurieu. Le mot grec polemikos signifie « relatif à la guerre » (Ibid., polémique, note sur l’étymologie.) ce qui reflète ce que nous entendons par le côté belliqueux du débat entre les deux protestants. 192 Robert, Rey-Debove et Rey (2020), critique, I. Nom féminin. Meanwhile Bayle’s political tolerance and certain personal loyalties brought him into sharp conflict with his former friend, the Calvinist theologian Pierre Jurieu. 188 Les autorités [politiques] françaises qui détestaient le génie ironique de ce critique protestant qu’elles ne pouvaient pas atteindre, ont arrêté son frère qui a refusé de se convertir. […] Entretemps, la tolérance politique et certaines loyautés personnelles de Bayle l’ont fait entrer dans des conflits aigus avec son ancien ami, le théologien calviniste Pierre Jurieu. D’un côté, il souligne la portée de l’ironie de Bayle parce qu’elle a contribué en quelque sorte à l’arrestation de son frère Jacob ; de l’autre, il mentionne que son naturel a provoqué des ennuis sévères avec Pierre Jurieu, son ancien collègue et ami. La polémique entre les deux protestants est très présente dans le DHC où les divers écrits de Jurieu sont cités dans environ 120 articles. 189 Van der Lugt a analysé en détail ce débat polémique tel qu’il s’est déroulé par écrit. 190 En fait, ce débat a de plus en plus dépassé les limites de ce qu’on pourrait appeler une discussion critique : il y a un côté belliqueux qui se manifeste, qui porte des traces de la polémique en lui. 191 Comme ce genre de discussion vif, engagé et jusqu’à un certain degré agressif se trouve dispersé partout dans le DHC, il devient nécessaire de ne pas s’arrêter à la critique, mais de faire ressortir des débats subversifs la dimension polémique. Considérée sous cet angle, la critique est le stade préalable et certainement aussi une condition pour la polémique. Afin de conclure le sujet de la critique, nous jetons un dernier coup d’œil sur la signification de ce terme que l’on trouve décrit dans Le Petit Robert. En général, il signifie un « examen en vue de porter un jugement » 192 . Cette définition est subdivisée, à son tour, en trois définitions précisant le type de jugement. Premièrement, ce jugement peut être esthétique s’il est formé 327 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="328"?> 193 Voir ibid., critique, I. B. 194 B E R E N I C E ( P E T I T E - F I L L E ), rem. C. 195 Voir B E R E N I C E ( P E T I T E - F I L L E ), rem. C, et la Lettre 396 dans Lalanne, Ludovic, Correspon‐ dance de Roger de Rabutin, compte de Bussy avec sa famille et ses amis (1666-1693), Paris, Charpentier, 1858, tome 1, p. 440 sq. ainsi que la Lettre 406 dans ibid., tome 2, p. 6 sq. et la Lettre 417 dans ibid., tome 2, p. 18 ss. 196 B E R E N I C E ( P E T I T E - F I L L E ), rem. C. sur un ouvrage littéraire, une œuvre artistique, dramatique, musicale ou bien cinématographique (une pièce de théâtre, un roman, un film, un ouvrage scientifique). Deuxièmement, la critique peut désigner un jugement intellectuel et moral s’il contient l’examen de la valeur de quelque chose ou de quelqu’un. 193 Et le troisième cas est celui de la polémique déjà mentionné dans le paragraphe précédent. On découvre de rares exemples pour le premier cas dans le DHC. La rem. D de l’article B E R E NI C E ( P E TIT E - F IL L E ) traite des deux pièces de théâtre intitulées Bérénice, l’une de Pierre Corneille et l’autre de Jean Racine. « Chacune avoit ses partisans », explique Bayle avant que de faire suivre des « extraits qui [lui] paroissent fort dignes de la place qu[’il] leur donne. » 194 Il cite des passages de la correspondance de Madame Bossuet avec Roger de Rabutin, compte de Bussy, dans lesquels les deux discutent de la qualité de la Bérénice de Racine. 195 Le commentaire de Bayle suite à cette correspondance est qu’ [o]n aprendra dans ces trois passages le jugement qui a été fait de la Berenice de Mr. Racine, & combien les Dames sont portées naturellement à donner leur aprobation aux cœurs qui poussent loin la tendresse. Je ne trouve point que la critique du Comte de Rabutin soit juste, car il eût voulu que le Poëte eût falsifié un évenement qui devoit être conservé sur le theatre. Le renvoi de Berenice est si conu par l’histoire, que ceux qui ne l’eussent pas trouvé dans la Tragedie eussent crié justement contre l’Auteur. Mr. Racine pressentit cela sans doute, & ce fut aparemment la raison pourquoi il representa la tendresse de l’amant inferieure à la tendresse de l’amante ; cette œconomie pouvoit deplaire au beau sexe, mais enfin on trouva que cet inconvenient n’égaloit point l’autre. 196 Cette citation fait ressortir deux aspects. D’un côté, Bayle commente la nature des femmes et leur inclination émotionnelle. D’un autre côté, il réfute la critique du comte en défendant la décision de l’auteur de ne pas falsifier les faits historiques concernant la vie de Bérénice. Le jugement esthétique de Bayle est alors étroitement lié à son idéal d’authenticité historique et il exprime clairement qu’il faut respecter l’histoire, même si une partie du public préférerait une autre version dans la pièce. Une autre prise de position esthétique se trouve dans la rem. B de l’article P O Q U E LIN 328 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="329"?> 197 P O Q U E L I N , rem. B. 198 P O Q U E L I N , rem. B. 199 P O Q U E L I N , rem. B. où Bayle exprime son estime pour quelques écrits concernant la Querelle des Anciens et des Modernes et surtout son estime pour Molière. (B) Surpassent ou égalent tout ce que l’ancienne Grece.] Mr. Perrault s’est attiré beaucoup d’adversaires, pour s’être oposé fort vivement à ceux qui disent qu’il n’y a point aujourd’hui d’Auteurs, que l’on puisse comparer aux Homeres & aux Virgiles, aux Demosthenes & aux Cicerons, aux Aristophanes & aux Terences ; aux Sophocles & aux Euripides. Cette dispute a fait naître de part & d’autre plusieurs ouvrages, où l’on peut aprendre de très-bonnes choses. 197 A cela, il joint la réflexion sur la nécessité de connaître l’histoire grecque ou latine afin d’être capable d’apprécier la valeur d’une pièce des anciens auteurs. Sinon, le public moderne se heurte à « des obstacles qui ne nous permettent point d’admirer ce poëte selon son merite, ni en Grec, ni en Latin, ni dans les versions Françoises les plus fidelles, & les plus polies qu’on nous en puisse donner. » 198 L’atout de Molière a alors consisté en le fait qu’il n’était pas sujet à ce décalage de temps de sorte que le public comprend beaucoup mieux son message : nous sçavons à qui il en veut, & nous sentons facilement s’il peint le ridicule de nôtre siecle ; rien ne nous échape de tout ce qui lui reüssit. Il semble même qu’à l’égard de ces pensées, & de ces fines railleries à quoi tous les siecles & tous les peuples polis sont sensibles, il soit plus fecond qu’Aristophane, & que Terence. C’est une prerogative de grand poids ; car enfin l’on ne peut pas accuser ce siecle de manquer de goût pour les endroits relevez des Poëtes Latins. Montrez aux Dames d’esprit certaines pensées d’Horace, d’Ovide, de Juvenal, &c. montrez les leur en vieux Gaulois ; faites en la traduction la plus plate qu’il vous plaira, pourvu qu’elle soit fidelle, vous verrez que ces Dames conviendront que ces pensées sont belles, delicates, fines. Il y a des beautez d’esprit qui sont à la mode dans tous les tems. C’est en celles-là que l’on diroit que nôtre Moliere est plus fertile, que les Comiques de l’antiquité. 199 Par le biais des textes antiques, Bayle souligne la valeur des pièces contem‐ poraines. Mais d’abord, il illustre sa pensée par l’exemple des femmes qui n’avaient en général pas d’éducation à l’époque et qui avaient, en conséquence, du mal à comprendre les pièces antiques. Par contre, si elles recevaient des informations sur l’histoire, c’est-à-dire si on leur donnait l’accès au savoir, elles étaient capables d’estimer l’ancienne littérature. Cette idée sert ensuite pour argumenter en faveur des pièces de Molière qui réussit à mettre en scène des figures, des caractères, des défauts, des sujets, tout ce qu’on peut interpréter 329 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="330"?> comme des beautez d’esprit qui sont intemporelles et persistent à travers les siècles. L’intemporalité représente un avantage pour les spectateurs puisqu’ils n’ont pas besoin d’une éducation en particulier, mais Molière leur fournit des points d’accroche de sorte que chacun et chacune peut accéder à la pièce. Le jugement esthétique se construit dans ce cas - comme dans la rem. D de B E R E NI C E ( P E TIT E - F IL L E ) - par rapport à l’histoire, mais en même temps avec un rapport étroit à l’actualité du temps de Bayle. Le jugement intellectuel et moral est étroitement lié au jugement esthétique de Bayle. L’examen de la valeur d’une chose, quelle qu’elle soit, joue un rôle pour l’examen d’un ouvrage littéraire, d’une œuvre artistique ou dramatique. Et comme les exemples ci-dessus le montrent, une nette distinction des deux types de jugement n’est pas possible. La raison de ce fait n’est pas étonnante : il faut être conscient que nous imposons des définitions de ce que c’est la critique à base du Petit Robert qui date du début du XXI e siècle. Il y a forcément des nuances qui ont évolué au cours des trois siècles ce qui n’empêche pas que les différenciations aident aussi à se saisir de la critique chez Bayle. De plus, le jugement intellectuel et moral peut porter des traits caractéristiques de la polémique ce qui sera abordé dans ce qui suit. Mais jusqu’ici, les réflexions développées ci-dessus font parvenir au schéma suivant qui fait ressortir les corrélations entre la critique, l’historiographie et la polémique. Fig. 4 : Les relations et corrélations significatives entre les conceptions de la critique et la polémique face à l’historiographie dans le DHC. Schéma développé par E.R. 330 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="331"?> 200 P O Q U E L I N , rem. B. La critique, telle qu’elle se manifeste selon notre interprétation dans le DHC, peut tout d’abord être distinguée en deux parties. D’une part, elle représente le sens critique, c’està-dire la capacité intellectuelle qui sert d’outil d’examen ; d’autre part, elle est l’action de critiquer sévèrement, à savoir de former un jugement sérieux. La fonction d’outil d’examen joue un rôle central pour l’étude et la recherche scientifique qui s’effectue à base des données. De plus, ce même sens critique conditionne les jugements esthétiques et intellectuels ainsi que les vifs débats polémiques. En même temps, l’action de critiquer sévèrement a un impact sur la recherche à partir de données, sur les jugements esthétiques et intellectuels et sur la polémique. À la fin, les trois champs se manifestent dans l’historiographie baylienne. Premièrement, parce qu’il travaille avec des textes disponibles afin de réaliser une historiographie fiable et en conséquence valable - ceci donc étant le côté de la recherche scientifique. Deuxièmement, les jugements esthétiques et intellectuels ont un rapport à la temporalité, c’est-à-dire à un moment concret, qu’il soit historique ou actuel. Bien évidemment, le goût personnel marque les jugements et est marqué à son tour de ce qui est à la mode à une époque précise. Les cas de « beautez d’esprit qui sont à la mode dans tous les tems » 200 sont peut-être plus rares, mais ils ont également ce rapport à la temporalité puisqu’ils sont constants en dehors du fil du temps, intemporels et ainsi le contrepoids de la temporalité. Troisièmement, la polémique d’une personne ou les polémiques de plusieurs, documentent de façon engagée et, en conséquence, assez souvent subjective un sujet pertinent à un moment historique ou présent. Bayle devient assez souvent polémique et ironique quand il écrit sur les événements de son époque, de sorte qu’il peint une image ambiguë et aussi controversée de son temps. De surcroît, il est possible de lire notre schéma dans le sens inverse. L’histo‐ riographie, comme point de départ, représente la tâche officielle d’un auteur pour écrire l’histoire de son temps ce qu’il met en œuvre par la recherche de sources et d’informations. Son sens critique l’aide ensuite à distinguer dans la compilation les informations vraies des fausses. De plus, le travail d’historiographe peut contribuer à former la capacité intellectuelle et à formuler un jugement sur les événements actuels. Et finalement, si les découvertes que l’historiographe fait au cours de son travail, touchent un nerf sensible ou le sens de l’équité, il risque d’être plus engagé qu’il ne fallait l’être. Ceci est le cas quand l’historiographie devient polémique. Mais peu importe si on lit le schéma du haut en bas ou d’en bas en haut, on navigue entre les deux pôles de l’objectivité, de la neutralité, d’un côté, et de la subjectivité, de l’engagement, de l’autre. De gauche à droite, l’être 331 3.2 La réalisation d’une historiographie critique <?page no="332"?> 201 Robert, Rey-Debove et Rey (2020), polémique, note sur l’étymologie. 202 Felman, Shoshana, « Le discours polémique » dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n o 31, 1979, p. 179-192, cit. p. 185. Les caractères en italiques se trouvent déjà dans l’article. 203 Voir ibid., p. 190 et 192. 204 Ibid., p. 192. Les caractères en italiques se trouvent déjà dans l’article. humain en tant que sujet avec sa perception des choses et des faits est de plus en plus impliqué dans les relations, corrélations et dans leur jugement. Dans le sous-chapitre suivant, nous examinons finalement ce côté polémique de Bayle et nous interrogeons sur les buts qu’il poursuit avec cette polémique dans le DHC. 3.3 Les moments de polémique baylienne Pendant la période des guerres de religion et des controverses théologiques, le terme polémique paraît en 1584 dans la langue française. Il a son origine étymologique dans le mot grec polémikos ce qui signifie « relatif à la guerre ». 201 Conçu comme un débat vif et agressif, la polémique se passe par écrit et dépasse les bornes de la controverse qui est plus modérée - par rapport à la polémique. La controverse est un échange d’arguments sur un certain sujet et peut se dérouler de façon suivie si les parties concernées continuent de réfuter l’adversaire respectif. Shoshona Felman fait clairement ressortir que la polémique « se perçoit non pas simplement comme une situation de débat, mais comme une situation de combat. […] La polémique, en d’autres termes, n’est pas simplement une réfutation, c’est une déclaration de guerre. » 202 Comme elle attache son attention surtout au XIX e siècle quand la polémique naît comme genre, ses réflexions ne s’accordent pas dans tous les détails avec le contexte historique de l’époque classique. En conséquence, il faut suffisamment problématiser la conception de la polémique chez Bayle et dans son entourage historique et être moins apodictique. Cependant, trois aspects semblent déjà pertinents au XVII e siècle. Premièrement, les interlocuteurs essaient de se réduire mutuellement au silence et de gagner ainsi le combat. Deuxièmement, ils sont confrontés au paradoxe qu’ils font des efforts pour convaincre un adversaire invincible. 203 Troisièmement, la lutte pour la conviction cherche à conquérir le public, plutôt que l’antagoniste. C’est dire que toute polémique est une dynamique entre trois termes : les deux antagonistes, et en tiers, le public des lecteurs. Le discours polémique est, essentiellement, un discours qui se donne en spectacle, qui s’inscrit dans une structure de théâtre. 204 332 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="333"?> 205 Solé (1972), p. 15 sq. 206 Ibid., p. 16. Dans le DHC, le lecteur joue ce rôle de spectateur qui assiste aux débats de Bayle et que ce dernier cherche à convaincre, ce que les antagonistes ne peuvent pas faire. La critique acerbe provoque les lecteurs, de sorte qu’elle suscite différentes réactions et l’attention d’un grand public. Le but de l’examen suivant de la polémique dans le DHC est de faire ressortir quels sujets suscitent la polémique et quels effets Bayle tend à provoquer chez le lecteur. 3.3.1 Réflexions générales sur la polémique chez Bayle En général, Bayle s’insère dans une longue tradition de controverses qui a marqué le XVII e siècle et dont il est à la fois le produit. Solé fait ressortir le rôle de Bayle dans cette tradition de la façon suivante : Son apport à la lutte sera cependant original. S’il a failli être pasteur et si ses études l’y avaient préparé, il n’en demeure pas moins un laïc et, comme tel, un homme plus libre, plus ouvert sur l’extérieur. D’autre part, son tempérament ironique et tolérant l’amène de bonne heure à des audaces que ce pur juge saines […]. Une des originalités principales de Bayle va être d’associer l’emploi systématique du scepticisme à la controverse protestante. 205 La tolérance est la clé de voûte de la polémique baylienne. Pour le philosophe de Rotterdam, l’examen des écrits est essentiel et s’il parvient à la conclusion qu’une pensée d’un théologien catholique est appropriée et correctement argumentée, il est prêt à reconnaître la juste valeur de cette pensée. La présentation de Pascal dans le DHC, par exemple, est positive à cause du fait que Bayle ne condamne pas catégoriquement un membre de la confession opposée. Cette même attitude n’empêche pas que Bayle attaque ses confrères protestants quand cela lui semble nécessaire. L’ancienne amitié avec Jurieu s’est ainsi renversée en polémique à cause du fait que celui-ci est resté borné dans les convictions protestantes. Cependant, les écrivains protestants, « Jurieu en tête, firent l’apologie des traditions de tolérance qui pouvaient exister dans l’héritage chrétien. Bayle va poursuivre, dans cette voie, une polémique théologique engagée, destinée à toucher le public catholique raisonnable. » 206 Cette observation de Solé confirme que Bayle a l’intention de toucher et de convaincre le public des lecteurs, plus que de convaincre les écrivains qu’il critique dans son écrit tout en naviguant entre les confessions chrétiennes. Van der Lugt étudie concrètement la relation de Bayle et Jurieu et la polémique qui s’est développée entre eux. Elle 333 3.3 Les moments de polémique baylienne <?page no="334"?> 207 Voir entre autres van der Lugt (2016), p. 130 ss. 208 Voir la citation à la p. 270. 209 Ehrard, Jean et Palmade, Guy, L’Histoire, Paris, Librairie Armand Colin, 1965, p. 37. décrit comment Jurieu et ses partisans passent dans le DHC pour fanatiques, intolérants et favorables aux tendances belliqueuses. 207 La polémique est alors un moyen de documenter et de présenter de façon engagée les événements actuels. L’effet sur l’historiographie et sur les exigences qu’on porte à la discipline est pourtant problématique. L’impartialité et la polémique s’excluent mutuellement. La définition de l’impartialité que Bayle donne dans la rem. F de l’article U S S O N208 , ne s’accorde pas avec son côté polémique engagé. Dans l’introduction à leur anthologie de textes historiques, Jean Ehrard et Guy Palmade observent que [d]urant les deux siècles classiques l’histoire pâtit d’être utilisée à des fins qui lui sont étrangères. Les polémiques de toutes sortes auxquelles elle se trouve mêlée n’ont pourtant pas pour elle que des côtés négatifs. L’érudition moderne naît au XVII e siècle, à l’occasion des grands problèmes dont débattent les politiques et les théologiens. 209 Chez Bayle, l’historiographie et la polémique sont mêlées de cette manière mais il reste à vérifier si les effets ne sont finalement que négatifs pour l’histoire. Un argument, qui va à l’encontre de cette interprétation pessimiste de l’utilisation de l’histoire à des fins en dehors de son domaine, est que la polémique de Bayle envers des collègues et leur négligence professionnelle contribue à améliorer les méthodes en historiographie. En polémiquant contre le travail scientifique peu exact d’autres historiens et historiographes, Bayle se donne pour objectif de lutter contre le plus grand problème de la discipline, à savoir la propagation de fausses informations. En tant que philosophe et donc chercheur de la vérité, Bayle ne supporte pas les inexactitudes et les falsifications qui peuvent aussi être utilisées afin de diffamer certaines personnes trop critiques envers la monarchie ou envers le clergé. La polémique concerne alors surtout des sujets politiques et théologiques, c’est-à-dire les sujets de la vie publique. Les querelles privées entre deux personnes jouent un rôle plus marginal. De surcroît, son idée de la tolérance empêche Bayle de dépasser les limites. La profonde conviction de la relativité des choses inclut la relativité des religions telle que nous l’avons découvert dans M AH O M E T et les autres articles sur S O MM O NA -C O D O M , les G Y MN O S O P HI S T E S et le J A P O N . À cause de ce fait, Bayle traite de façon respectueuse les écrits de nombreux catholiques, tout en changeant le ton quand il a à faire avec des personnes agressives qui manquent d’ouverture d’esprit et de tolérance. Solé souligne que Bayle 334 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="335"?> 210 Solé (1972), p. 17. 211 Grafton (2003), p. 192. Grafton reprend cette citation de Edward Gibbon, Memoirs of my life, qui l’a trouvée, à son tour, dans les Lettres de Voltaire, Lettre… sur Rabelais & d’autres auteurs accusés d’avoir mal parlé de la religion chrétienne, Lettres VII Sur les Français : « Je suis protestant ; car je proteste contre toutes les religions. » (Voir Gibbon, Edward, Memoirs of my life, Bonnard, Georges A. (éd.), New York, Funk & Wagnalls, 1969, p. 266.) Pour consulter l’original : Voltaire, Lettres à son Altesse Monseigneur le Prince de **** - Sur Rabelais & sur d’autres auteurs accusés d’avoir mal parlé de la Religion Chrétienne, Londres, 1767, p. 65, dans le passage De Bayle. s’appliquait aussi à maintenir sa polémique dans un cadre de bon ton et de modération, qui contrastaient avec la violence de Jurieu et avaient pour but de maintenir le contact avec la majorité des catholiques français, en dehors desquels il ne voyait pas d’espoir national pour le maintien de sa communion. 210 Bien que Bayle reste protestant pendant toute sa vie et s’engage dans cette orientation religieuse, il garde pourtant une distance critique par rapport aux débats théologiques. Elle lui permet de critiquer ou de louer un auteur catholique, ainsi que de critiquer ou de louer un auteur protestant. Grafton explique aussi que Bayle maintained his personal and intellectual independence and went on fighting smug orthodoxies on all sides (he described himself, wonderfully, as a real protes‐ tant-the sort who on principle protests against everything). 211 Bayle a maintenu son indépendance personnelle et intellectuelle et a continué de lutter contre de vaniteuses orthodoxies de tout côté (il s’est décrit soi-même de façon magnifique en tant que véritable protestant - cette espèce même qui, par principe, proteste contre tout). Cette indépendance intellectuelle accorde aussi une grande liberté à Bayle. Il peut traiter chaque sujet autant qu’il lui semble nécessaire ou bien autant qu’il en a envie. Certes, il faut s’attendre à se faire critiquer, mais cela n’empêche pas que Bayle profite de sa liberté. Solé parvient à une semblable réflexion et souligne davantage que le philosophe de Rotterdam reste pourtant un protestant fidèle, ce qui marque son engagement. Ce [Dictionaire historique et critique], entreprise purement érudite et méthodologique à l’origine, se chargea ainsi, tout au long des dix années que Bayle lui consacra, des réflexion [sic.] amères que lui inspirait la situation religieuse de son temps. Écrit dans une entière liberté, au fil de la plume, il fut en même temps un bilan de la vanité de deux siècles de polémiques confessionnelles, et un pamphlet contre tous ceux qui tentaient 335 3.3 Les moments de polémique baylienne <?page no="336"?> 212 Solé (1972), p. 19. 213 Didier (1996), p. 225 sq. 214 Cisło, Waldemar, Die Religionskritik der französischen Enzyklopädisten, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2001, p. 68 ; « Sie [die Menschen des 17. Jahrhunderts] empfanden das Bedürfnis nach gesellschaftlicher Disziplin, welche ihnen eine auf der Kirche basierende Monarchie zu geben imstande war […]. » de maintenir les méthodes d’un dogmatisme partisan désormais périmé. Tout cela, naturellement, dans le cadre d’un engagement protestant. 212 Dans ce qui suit, l’analyse de la structure d’un choix d’articles sera effectuée afin de faire ressortir comment Bayle compose des arguments et enchaîne des réflexions. De plus, cette façon de procéder permettra d’examiner trois axes. Felman, ainsi que Ehrard et Palmade, distinguent deux champs où la polémique se déroule : la politique et la théologie. Cette bipartition se reflète également dans le DHC de sorte que nous poursuivons, premièrement, l’axe de la polémique théologique. Didier a mentionné qu’« [i]l est bien vrai que Voltaire de bonne ou de mauvaise foi, et avec lui les Philosophes, ont lu chez Bayle une polémique antichrétienne, alors qu’il s’agissait d’une polémique antiromaine, ce qui est bien différent. » 213 Par notre analyse, nous avons l’intention de contribuer aux arguments de cette problématique. Cela mène, deuxièmement, à la polémique politique puisque les débats théologiques étaient étroitement liés aux questions politiques du XVI e et XVII e siècle et avaient un impact important sur les décisions des rois, des papes et d’autres responsables politiques. Troisièmement, différents moments polémiques dans le DHC qui traitent des sujets sociaux, scientifiques ou personnels seront considérés. Dans ce dernier cas, ce sont des personnes, tels que Jurieu ou le Père Maimbourg qui suscitent des réactions polémiques chez Bayle. L’objectif commun de ces trois parties sera de comprendre les buts que le philosophe de Rotterdam tend à mettre en œuvre. Quelles sont ses intentions lors qu’il entre sur le champ de bataille ? Quels effets veut-il provoquer ? 3.3.2 La polémique baylienne face aux religions chrétiennes Lors de son examen de la critique religieuse chez les encyclopédistes français, Waldemar Cisło se concentre surtout sur le siècle des Lumières, mais il fait aussi allusion au philosophe de Rotterdam pour la critique de la religion. Sa description de la situation de l’Église au XVII e siècle retient, d’un côté, le besoin de stabilité et de « discipline sociale, ce que la monarchie qui s’est construite sur le fondement de l’Église était capable de fournir. » 214 De l’autre côté, il aborde le problème de la divergence entre la piété officielle à la cour qui s’est transformée en hypocrisie à cause d’événements tels que la persécution des jansénistes et la 336 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="337"?> 215 Voir ibid., p. 68 ss. 216 Voir nos observations là-dessus dans l’analyse de l’article Z E N O N D ’ E L É E en relation avec l’article de McKenna (2017) à la p. 187. Nous allons reprendre cet aspect ci-dessous à la p. 354. 217 Solé (1972), p. 19. Révocation de l’Édit de Nantes, ce qui a déclenché la persécution des protestants. L’indignation contre la monarchie française s’est fait sentir dans plusieurs pays en Europe. 215 Bayle fait partie de ceux qui se sont exprimés sur les événements douteux suscités de la part du roi et de l’Église. De plus, la Glorious Revolution en Angleterre, où les protestants ont pris les armes comme les catholiques pour causer de semblables massacres sanglants, déstabilise Bayle à un tel point que sa perception de sa propre confession est ébranlée. 216 Le protestant déçu donne libre cours à sa colère, mais croyant au profond de l’âme, Bayle tend en même temps à défendre le protestantisme et renforcer sa position face au catholicisme. Sa propre position est alors ambiguë, mais pas dans un sens schizophrène. Il est bien au contraire conscient de la situation contradictoire et souffre de l’absurdité qui marque le comportement des catholiques ainsi que des protestants. La défense véhémente de la tolérance devient d’autant plus compréhensible. Concernant des sujets religieux et ecclésiastiques, la polémique de la part de Bayle se focalise sur différents aspects de sorte que ce sous-chapitre est structuré en trois parties. Premièrement, il faut examiner comment Bayle présente les catholiques et commente leurs comportements ou leurs écrits. Deuxièmement, l’analyse d’un choix d’articles sur des personnages protestants fait comprendre la manière de présenter les confrères confessionnels de Bayle, ainsi que son attitude envers eux. Troisièmement, on porte l’attention encore sur des cas particuliers où Bayle polémique contre des fanatiques. 3.3.2.1 Les Catholiques dans le Dictionaire historique et critique On est tenté de croire qu’en tant que protestant, Bayle défendrait avec plus de véhémence les dogmes et la doctrine intégrale de sa confession. Mais son sens d’équité et sa nature philosophique préviennent une telle prise de position précipitée. Il ne donne pas son assentiment à un dogme religieux sans avoir contemplé et contrôlé l’argumentation sur laquelle il s’est fondé. Solé décrit que cette attitude a surpris et scandalisé ses confrères, les protestants libéraux et rationalistes, de sorte que la première édition du DHC « déchaîna ainsi, en milieu protestant, des polémiques qui ne s’apaisèrent pas avec la nouvelle édition de 1702, à la diffusion beaucoup plus grande en milieu catholique. » 217 337 3.3 Les moments de polémique baylienne <?page no="338"?> 218 A R N A U L D ( D O C T E U R ), rem. D. 219 A R N A U L D ( D O C T E U R ), rem. E. Cette indépendance intellectuelle permet à Bayle de juger individuellement des personnages catholiques ou protestants sur la base de leur pensée et de leurs écrits et non pas catégoriquement. Certes, cette façon de procéder est plus complexe et plus pénible, mais elle témoigne de son ouverture d’esprit et de son attitude éclairée. L’article sur Antoine A R NAU L D , docteur de la Sorbonne, était déjà publié en une première forme d’article sans remarques dans le Projet du DHC en 1692. Bayle fait l’éloge du savant théologien dans le corps de l’article et profite ensuite, depuis la première édition du DHC, de l’occasion pour aborder, dans plusieurs remarques, de nombreux aspects qui ont provoqué la polémique, entre Arnauld et les jésuites, mais aussi entre lui et Pierre Jurieu, par exemple. La rem. A confirme la haine mutuelle entre Arnauld et les jésuites et sert de point de départ pour la suite. Les rem. A∆∆ et C rapportent qu’Arnauld a été exclu de la Sorbonne ainsi que de la faculté de théologie ; rem. F retient comment « [s]ix Superieurs s’assemblerent pour exploiter canoniquement contre lui. » 218 Jusqu’ici, Bayle montre comment Arnauld a été traité dans le milieu catholique avant que de continuer, dans la rem. E, avec l’attaque protestante de Jurieu. Bayle réussit à utiliser en aucun moment le nom de Jurieu ; de façon cryptique, il le désigne toujours comme l’auteur de l’Esprit de M. Arnauld. La description de sa façon de traiter Arnauld donne d’abord l’impression que Bayle semble désapprouver les démarches de Jurieu : rien ne lui parut plus propre pour cela que de l’attaquer personnellement, je veux dire que de lui imputer toutes sortes de mauvaises qualitez personnelles. Il executa ce dessein avec tout l’emportement imaginable, & se trouvant en train de medire il n’épargna quoi que ce soit ; il se jetta à travers champs à droite & à gauche, pour trouver plus d’occasions de satiriser. 219 Mais comme cette attaque a eu du succès, parce qu’Arnauld s’est tu et complè‐ tement retiré de l’affaire, Bayle souligne que Jurieu a réussi où les jésuites ont échoué, à savoir faire taire Arnauld. À cela, Bayle fait suivre encore cinq remarques pour défendre le théologien contre des bruits diffamatoires ou pour corriger au moins quelques incohérences. Il continue de lutter contre les informations peu exactes et falsifiées, sauf qu’à partir de la rem. L, cette entreprise devient encore plus spécifique car elle fait ressortir que Mr. Jurieu s’est fort abusé, lors qu’il a dit que Mr. Arnauld avoit fait l’Apologie pour les Catholiques dans la vuë d’obtenir son rapel en France […]. On ne pourroit 338 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="339"?> 220 A R N A U L D ( D O C T E U R ), rem. L. 221 A R N A U L D ( D O C T E U R ), rem. L. 222 A R N A U L D ( D O C T E U R ), rem. O∆. 223 Voir A R N A U L D ( D O C T E U R ), rem. S. 224 Voir Chalmers (1812-1817), vol. 27, p. 146. 225 Voir A R N A U L D ( D O C T E U R ), rem. V. 226 Voir A R N A U L D ( D O C T E U R ), rem. X. gueres mieux convaincre cela de faux par une demonstration geometrique, que par la declaration que Mr. Arnauld a faite publiquement […]. 220 Bayle ne continue pas d’utiliser la circonlocution de « l’Auteur de l’Esprit de Mr. Arnauld » pour Jurieu, il le nomme concrètement et le critique cette fois-ci pour son manque de précision, « il a bronché dès le premier pas. » 221 Les rem. M, N et O servent à défendre Arnauld contre des faussetés qui ont été débité de différents écrivains surtout catholiques. Ensuite, l’éloge d’Arnauld devient plus explicite quand Bayle déclare, dans la rem. O∆, que « [c]hacun sait que Mr. Arnauld est celui de tous les Ecrivains Catholiques qui a soutenu le plus doctement & le plus solidement l’utilité des versions de l’Ecriture. Ce qu’il a dit à l’égard du droit sur cette maniere est admirable ». 222 Il est intéressant que Bayle glisse un bref commentaire sceptique dans cette remarque afin de remettre en question le fait que l’Église romaine ait approuvé ou désapprouvé que la Bible soit lue en langue vulgaire par des laïques. Les remarques suivantes contiennent des informations supplémentaires sur des relations parfois difficiles entre Arnauld et d’autres écrivains. Ensuite, Bayle rapporte qu’Arnauld a joui de l’estime des papes à cause de ses écrits, tandis que l’évêque de Malaga a brûlé ses livres. 223 D’une part, l’éloge gagne en importance, ce qui valorise la réputation d’Arnauld ; de l’autre, il devient clair que cette réputation n’est pourtant pas homogène puisqu’un dignitaire ecclésiastique fait clairement comprendre son aversion. La rem. T décrit un procès qu’Arnauld a accepté ce qui s’est avéré comme étant une mauvaise décision. Bayle fait alors attention à relativiser l’image du docteur de la Sorbonne afin de tenir compte correctement des facettes de ce personnage. À partir de la rem. V, Bayle aborde des sujets plus délicats, tels que la querelle entre Arnauld et Jean Baptiste Santeuil, un poète moderne latin 224 qui faisait des vers sur l’épitaphe de son ennemi après sa mort. Le poème a suscité une polémique avec les jésuites qui se sont mêlés de l’affaire. 225 L’influence des jésuites joue aussi un rôle dans la rem. X parce que c’était à cause de leurs efforts que Perrault a dû supprimer le portrait d’Arnauld - ainsi que celui de Pascal d’ailleurs - dans son ouvrage intitulé Les Hommes Illustres. 226 Après avoir rapporté en détail l’histoire de cette querelle, Bayle conclut de manière polémique qu’ 339 3.3 Les moments de polémique baylienne <?page no="340"?> 227 A R N A U L D ( D O C T E U R ), rem. X. 228 Voir Chalmers (1812-1817), vol. 11, p. 261. 229 Voir ibid., vol. 3, p. 313. 230 Voir ci-dessus p. 202 ss. [o]n doit donc moins s’étonner que des Ministres Protestans s’entr’accusent d’heresie dans des livres imprimez, que de voir un grand Docteur de Sorbonne dechiré comme un heretique […] pendant que trois Papes l’honorent de leur amitié, de leur estime & de leurs loüanges. 227 Au commentaire sur le rapport entre Arnauld et Descartes et sur le fait qu’on l’a appelé cartésien de façon erronée, Bayle fait suivre une remarque sur les habitudes en conversation d’Arnauld et termine par ses mérites pour l’établissement du jansénisme en Hollande. Pour notre étude du côté polémique de Bayle, la pertinence de cet article si peu polémique ne semble pas exister. Mais l’analyse a été effectuée dans la perspective de montrer comment Bayle traite de manière respectueuse certains érudits catholiques. L’article P A S C AL , par exemple, suit une structure semblable. Des aspects biographiques constituent le point de départ et Bayle présente les talents de Pascal, ce qui conduit dans la rem. D aux premiers débats intellectuels entre Pascal et d’autres érudits. Bayle cite un texte de Gabriel Daniel, un jésuite qui a publié un écrit satirique contre la pensée cartésienne 228 , et un texte d’Adrien Baillet, un théologien qui était en même temps le biographe de Descartes 229 tout en appelant à être prudent pour juger de la dispute qu’il vient de rapporter. Bayle documente et commente au fur et à mesure les démêlés qui ont accompagné la vie de Pascal et il sème de temps en temps des petites louanges et quelques justifications dans le texte afin de souligner le caractère extraordinaire de l’érudit dévot et de le défendre contre certaines attaques. La proximité des jansénistes est discutée et Bayle fait le tri entre les vraies et les fausses informations. Les libertins représentent un deuxième groupe d’érudits qui ont une édu‐ cation catholique, mais envers lesquels Bayle témoigne d’une attitude respec‐ tueuse. L’article V A Y E R fait l’éloge du libertin et fait ressortir ses mérites, comme démontré dans le contexte du scepticisme moderne. 230 Bayle profite de l’occasion de polémiquer contre l’adultère et les coquetteries et contre les religieux et les religieuses qui ne se tiennent pas aux règles du célibat. D’abord, il explique que le mariage facilite les impudicités avant de démontrer que le célibat ne conduit pas non plus à la continence. Il s’exprime de la façon suivante sur la luxure : autant vaut-il la brider par le vœu du celibat, que par la promesse solennelle de la fidelité conjugale. Ce sont deux sortes de sermens qui doivent être aussi inviolables 340 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="341"?> 231 V A Y E R , rem. H. 232 V A Y E R , rem. H. 233 Voir V A Y E R , rem. H. 234 Voir D E S -B A R R E A U X , corps. 235 D E S -B A R R E A U X , rem. E∆. l’une que l’autre ; & si l’une n’est pas mieux gardée que l’autre, comme la pratique le montre, que gagneroit-on par l’abrogation des loix monastiques ? On ne cesse de crier que les Religieux & les Religieuses commettent ensemble mille & mille saletez. On fait des listes épouvantables des batards, & des avortons, & de tels autres desordres provenans du celibat des Ecclesiastiques. 231 En faisant la comparaison entre le célibat et la fidélité conjugale, Bayle parvient à la conclusion « que la promesse de fidelité conjugale ne soit mieux gardée que le vœu de celibat ». 232 Pour cette raison, Bayle n’est pas d’avis que l’abrogation du célibat remédierait aux débauches sexuelles. La polémique de Bayle est alors orientée vers la nature humaine en général tandis qu’il défend, en même temps, La Mothe Le Vayer contre d’éventuels reproches en signalant qu’une infinité d’autres livres mènent au même jugement. 233 De la rem. C de l’article V A Y E R , Bayle renvoie à la rem. F de l’article D E S -B A R R E A U X où il traite l’athéisme par rapport à l’attitude libertine. Élevé chez les jésuites, Jacques de Vallée, seigneur Des-Barreaux renonce à rentrer dans leur compagnie et devient connu à cause de son grand libertinage. 234 Dans la rem. E∆, Bayle s’interroge grâce à différentes sources sur l’athéisme de Des-Barreaux. Après avoir pesé différents aspects, exemples et arguments concernant les prières faites lors des situations extrêmes, Bayle parvient à la conclusion suivante : Observons par occasion que plusieurs personnes très-persuadées des veritez du Christianisme oublient après le peril les vœux qu’elles avoient faits. […] Combien y a-t-il de debauchez trèsorthodoxes d’ailleurs, qui dans la peur de faire naufrage, ou de mourir d’une maladie, promettent à Dieu que s’ils en échapent, ils vivront très-sagement ? Ils en échapent, & vivent aussi mal qu’ils avoient fait. Ne diroit-on pas qu’ils font allusion à ces loix humaines qui dispensent de tenir leur parole ceux qui l’ont donnée pressez par une force majeure, en prison, à un ennemi qui leur tenoit le pistolet sur la gorge, saisis en un mot d’une crainte legitime […] ? 235 Bayle s’éloigne du sujet du départ, à savoir l’athéisme de Des-Barreaux, afin de parvenir à un phénomène plus général. D’un côté, Bayle décrit une facette de la nature humaine. Si l’homme est menacé par la mort, par un ennemi ou par une situation, il est prêt à faire les plus grandes promesses qu’il laisse 341 3.3 Les moments de polémique baylienne <?page no="342"?> 236 L E O N X, corps. La phrase entre crochet dans cette citation était rajoutée dans la troisième édition de 1720. 237 L E O N X, rem. B. tomber dès que la menace a disparu. L’homme est même prêt à faire des aveux contre sa conviction, ce qui rappelle les périodes quand les autorités catholiques ont contraint les protestants à se convertir. Pour les personnes qu’on a soupçonné d’athéisme, les contraintes sociales et politiques n’étaient pas moins problématiques. Le phénomène, que Bayle traite avec beaucoup de respect et d’impartialité les érudits catholiques, fait comprendre que l’auteur du DHC différencie les érudits, les gens de mérite et les honnêtes personnes des hypocrites et surtout des hommes du clergé. Le ton change dès que Bayle écrit sur des dignitaires ecclésiastiques dont il cible surtout les débauches. Parmi les personnages catholiques du DHC, on rencontre quelques papes qui sont présentés très successivement de manière défavorable. Léon X, à savoir Jean de Médicis, a été élu pape en 1513 et il mena une vie peu convenable aux successeurs des Apôtres, & tout-à-fait (D) voluptueuse. […] il aima & il protegea les savans & les beaux esprits. Il favorisa principalement les poëtes […]. Il n’eut pas le même goût pour (G) les études de Theologie. […] Le trafic sordide où il reduisit la (L) distribution des Indulgences, donna lieu à la reformation de Luther, comme tout le monde sait. Quelques-uns disent qu’au commencement il parla avec éloge de ce (M) grand Reformateur. […] [Les gens de Lettres, de quelque Religion & de quelque Nation qu’ils soient, doivent louer & bénir la mémoire de ce Pape à cause de l’attachement qu’il eut à faire chercher les Manuscrit des Anciens.] 236 Les informations du corps de l’article présentent ce pape de manière à susciter l’intérêt d’un lecteur parce qu’elles dépeignent une image différente de ce qu’on attendrait d’un pontife catholique. Bayle continue la description des aspects abordés dans les remarques. À part la biographie du pape, on apprend dans la rem. B, par exemple, que Bayle a une inclination pour les écrivains catholiques : J’ai tant de fois dit pourquoi j’aime mieux citer sur de telles choses les Ecrivains Catholiques que les Auteurs Protestans, que sans aucun preambule je raporterai ici les paroles d’un historien François, fort passionné contre ceux de la religion. 237 Il fait suivre une citation de Varillas, un historiographe français du XVII e siècle, que Bayle critique et corrige dans la plupart des cas quand il le cite. Il est donc étonnant qu’il introduise le passage de cette manière positive. Mais le ton change très rapidement quand Bayle décrit la vie de débauche du pape. 342 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="343"?> 238 L E O N X, rem. D. 239 L E O N X, rem. F. 240 L E O N X, rem. F. 241 L E O N X, rem. H. Les plaisirs […] où il se plongeoit trop souvent, & les impudicitez qu’on lui objectoit, ternirent l’éclat de ses vertus. [Paul Jove] ajoûte qu’un naturel plus facile & plus complaisant que corrompu le fit tomber dans ce precipice, n’aiant eu auprès de lui que des gens qui au lieu de l’avertir de son devoir, ne lui parloient que de parties de plaisir. 238 Cela montre que ce n’est pas seulement le pape, mais aussi son entourage de conseillers ecclésiastiques qui sont corrompus et ne vivent pas selon les idéaux moraux qu’ils prêchent. Et l’attitude favorable envers les poètes s’avère être un autre trait de caractère douteux de Léon X : « Les plaisirs qu’il se donnoit avec eux degeneroient quelquefois en bouffonnerie. » 239 La description des banquets qui ressemblent plus à des orgies qu’à des dîners suit et démontre que la protection des beaux esprits n’était pas motivée par la générosité ou l’intérêt d’un mécène. L’avidité de plaisirs du pape l’ont poussé à s’entourer de poètes et il s’amusait « à faire des impromptu avec son Archi-poëte, ce qui faisoit éclater de rire la compagnie : quel manque de gravité !  » 240 Après de telles débauches, la rem. G sur le manque d’intérêt du pape pour les études de théologie pèse encore plus ce qui atteint son apogée dans la rem. H où Bayle aborde le fait que Léon X traita de fable la doctrine chrétienne. Dans cette remarque, Bayle profite de l’occasion de réfléchir sur les controverses et les controversistes : Puis donc que les livres de controverse sont les pieces que les parties produisent dans un procés qui se plaide devant le public, il est sûr que le temoignage d’un Controversiste Protestant sur un fait qui flêtrit les Papes, ni le temoignage d’un Controversiste Papiste sur un fait qui flêtrit les Reformateurs, ne doivent être comptez pour rien. Le public Juge choisi du procés doit mettre à neant tous ces temoignages, & n’y avoir pas plus d’égard qu’aux choses non avenuës. Il est permis aux particuliers, s’ils sont une fois bien persuadez de la probité de Baleus, de croire ce qu’il affirme ; mais il faut garder sa persuasion pour soi-même, il ne la faut point produire aux yeux du public, comme une piece justificative de ses pretensions contre sa patrie. C’est à quoi on ne prend pas assez garde ce me semble. 241 C’est donc l’appel à la prudence parce qu’il faut se méfier des témoignages d’auteurs catholiques et protestants. Les choses qu’ils rapportent risquent d’être présentées de manière tendancieuse. Bayle cite aussi Luther et souligne clairement que 343 3.3 Les moments de polémique baylienne <?page no="344"?> 242 L E O N X, rem. H. 243 L E O N X, rem. H. 244 L E O N X, rem. L. 245 L E O N X, rem. O. [s]i l’on veut, on pourra croire qu’il a raison, mais on ne doit point alleguer son temoignage : c’est un homme en guerre ouverte avec le Pape, c’est un ennemi persecuté, & foudroié d’anathêmes ; la pratique judiciaire demande qu’il soit recusé, & que son serment même ne soit point reçu, il doit ou prouver ou ne rien dire. 242 Cette observation sert aussi d’autocritique et Bayle rappelle, en tant qu’historien dans ce passage, l’importance de l’examen consciencieux des sources et de leur valeur en ce qui concerne la fiabilité et l’impartialité. Cependant, il agit très subtilement. Tout au long des remarques, il crée implicitement une image bouleversante et de plus en plus repoussante de Léon X, tout en renonçant jusqu’ici à des prises de position personnelles et explicites. L’exclamation sur le manque de gravité du pape est le seul commentaire ; le reste du texte est composé en sorte que Bayle ne fait que rapporter ce que d’autres écrivains ont publié. Il conclut « que le devoir d’un bon Juge ne permet pas de prononcer contre ce Pape, pendant qu’on n’aura pas de plus sûres depositions. On verra dans d’autres remarques [à savoir dans rem. O et P] si ses apologistes raisonnent bien. » 243 Les rem. I, K, M et N sont des examens et comparaisons de textes pendant que la rem. L aborde brièvement la corruption puisque « presque tout l’argent qui se levoit en Allemagne, tournoit au profit de la sœur du Pape. » 244 Après avoir démontré la nature douteuse du pape, Bayle continue de polémiquer contre les apologistes qui ont tenté de justifier le comportement papal. C’est à partir de ce moment qu’il démonte successivement les arguments des apologistes. Il admet la maxime de Paul Jove, historiographe qui publia la biographie de Léon X, à savoir qu’« il est très-possible qu’un Prince soit homme de bien, & en même tems un pauvre Roi, c’est-à-dire un Roi qui ne sache point maintenir la vigueur des loix, ni remedier aux maux de l’Etat. » 245 Bayle continue la réflexion sur les qualités d’un prince, ce qui provoque un effet obstiné parce qu’une double lecture s’impose entre Léon X et Louis XIV. D’ailleurs il est très-possible qu’un Prince observe très-mal les regles des mœurs, qui prescrivent aux particuliers ce qu’ils doivent faire, & que neanmoins il soit un bon Roi, c’est-à-dire un Roi qui maintient l’ordre dans son Etat, & qui distribuë sagement les peines & les recompenses, sans être à charge à son peuple par des impôts, & des Edits bursaux. Mais il est très-rare qu’un Prince voluptueux, & prodigue comme l’étoit Leon X. soit un bon Prince : il faut qu’afin de fournir à ses depenses il surcharge ses sujets, & pour l’ordinaire il distribuë ses graces selon le caprice des ministres de ses 344 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="345"?> 246 L E O N X, rem. O. 247 G R E G O I R E I, corps. 248 G R E G O I R E I, rem. E. plaisirs, & par consequent à des personnes indignes, dont il n’a pas le tems de punir les malversations, trop occupé de ses voluptez, pour pouvoir donner aux fonctions de la Roiaute l’aplication qu’elles demandent. 246 Une vie de débauche de la part du souverain ecclésiastique, ainsi que séculier, peut s’accorder avec le bon règne du pays, mais de tels cas sont rares. La des‐ cription des mesures que les souverains voluptueux prennent, fait comprendre qu’ils mènent leur vie au détriment du peuple. Le parallèle avec Louis XIV est frappant qui, plus d’un siècle plus tard, a également chargé le peuple d’impôts afin de financer la construction de Versailles et la vie à la cour. La polémique devient dans cette remarque politico-théologique. Dans les rem. P, Q et R, Bayle poursuit la correction des erreurs qui circulaient dans les écrits de quelques historiens. En comparant la composition de cet article aux articles analysés dans le deuxième chapitre sur le scepticisme ci-dessus, on découvre une structure argumentative bien différente. L’enchaînement des remarques dans l’article L E O N X et aussi G R E G O I R E I, comme nous allons démontrer dans ce qui suit, est linéaire et les aspects soutiennent tous la même idée générale, à savoir la dénonciation de la vie déréglée des dignitaires ecclésiastiques. La structure d’autres articles traitant de papes ressemble à celle-ci. Bayle s’efforce, dans le corps d’article de G R E G O I R E I, de retenir des aspects favorables parmi tant d’informations défavorables, mais il ne peut pas éviter de dire qu’ on ne sauroit excuser la prostitution de loüanges avec laquelle il s’insinua dans l’amitié d’un (H) Usurpateur, tout dégoutant encore d’un des plus execrables parricides que l’on puisse voir dans l’histoire. C’est un exemple très-insigne de la servitude où l’on tombe, dès qu’on veut se soutenir dans les grans postes. 247 Dans les remarques, Bayle procède de la même manière que dans les remarques de l’article L E O N X. Successivement, il démontre l’immoralité, la superstition et l’hypocrisie des hommes ecclésiastiques catholiques. La critique des historiens catholiques et la correction de leurs écrits se répètent et Bayle relativise par ce moyen la perspective catholique. La démystification du monde clérical est un des objectifs de Bayle. De surcroît, Bayle enchaîne dans la rem. E de l’article G R E G O I R E I sept arguments contre la conversion des non catholiques. Entre autres, il explique clairement que « [c]’est attribuer à l’Eglise un pouvoir qu’elle n’a pas, que de pretendre qu’elle peut traiter tous ceux qui la quittent, comme les Etats humains traitent les rebelles. » 248 Il remet l’église catholique à sa place 345 3.3 Les moments de polémique baylienne <?page no="346"?> 249 G R E G O I R E I, rem. E. 250 Bost (2006c), p. 148. 251 H A D R I E N VI, rem. P. 252 Bost (2006c), p. 157. ce qui sert de point de départ pour la défense de la lumière de la conscience face à la foi : par consequent ceux qui pour obeïr à ces lumieres rompent la foi qu’ils lui ont donnée, doivent être comparez à ceux qui preferent les sermens primitifs & absolus, aux sermens posterieurs & conditionnels, car ce seroit une impieté que de s’engager à un formulaire de croiance, sans persuposer qu’il est bon, & ainsi tous les sermens par où l’on s’engage à l’Eglise sont conditionnels, mais l’engagement aux lumieres de la conscience est naturel, essentiel & absolu. 249 La pratique de contraindre les hérétiques, c’est-à-dire tous les non catholiques selon le point de vue de l’église catholique, de se convertir, ne produit que de l’hypocrisie. Si on force les conversions extérieures, elles restent conditionnelles et donc superficielles tandis que la conviction intérieure, inspirée des lumières de la conscience, persiste de manière cachée. Par le biais de cet exemple du VI e siècle, Bayle discute implicitement la problématique virulente de son époque qui l’a fait s’exiler à Rotterdam : la Révocation de l’Édit de Nantes et la persécution des huguenots en France. Bost observe également que cet événement historique a un impact omniprésent dans la pensée de Bayle. « La révocation de l’édit de Nantes (1685) est toujours plus ou moins le point de fuite de ses réflexions. » 250 La conversion des prétendus hérétiques est une pratique qui se répète au cours de l’histoire de l’Église et démontre la relation étroite entre les ambitions hégémoniques des souverains politiques séculiers et des souverains ecclésiastiques, ainsi que l’hégémonie des papes en général. Bayle résume dans la rem. P de l’article H AD R I E N VI que dans l’état où l’Eglise Romaine se trouve depuis long tems, sous un chef dont la puissance spirituelle est tellement incorporée avec la puissance temporelle, que la conservation de l’une depend de la conservation de l’autre, c’est une folie que de pretendre qu’un Pape qui n’entend point le manege de la Cour, & les souplesses de la Politique, puisse remplir ses devoirs. 251 Lors de son examen de l’historiographie des guerres de religion dans différents écrits de Bayle, Bost explique que celui-ci « privilégie une réflexion plus générale sur les rapports entre guerre et religion, c’est-à-dire, en fait, sur la contradiction entre les idéaux moraux et religieux d’une part, et les rapports de force entre partis ou États d’autre part. » 252 Ces rapports se trouvent également dans les 346 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="347"?> 253 Bost (2006a), p. 200. 254 Voir aussi ibid., p. 199, qui différencie encore plus cet aspect par rapport aux autres écrits de Bayle. 255 Bost (2006b), p. 159. 256 Ibid., p. 159. articles analysés ci-dessus. Les ambitions politiques des hommes ecclésiastiques se mêlent avec les intérêts du pouvoir de l’État ce qui crée un contraste frappant à cause de la divergence entre la doctrine chrétienne enseignée et les actions politiques. En général, trois aspects s’imposent suite à la lecture des articles analysés ci-dessus. Dans un premier temps, le DHC représente, dans sa disposition de dictionnaire et donc de recueil de savoir, un genre littéraire qui construit une stratégie d’écriture contre-révocationnaire. Bost a étudié trois écrits de Bayle, précédant le DHC et s’est interrogé sur l’effet de son écriture ironique et critique par rapport aux différents genres littéraires. Le but est de propager ses idées en touchant un grand public de lecteurs puisque « [l]e philosophe pressent que les opinions du public peuvent exercer une influence sur les décisions des cours et du clergé. » 253 Le DHC représente donc un genre littéraire de plus sur la liste des écrits bayliens et l’objectif est le même : sensibiliser les lecteurs aux problèmes des violences religieuses et des ambiguïtés entre les doctrines et la vie pratique. 254 Dans un deuxième temps, Bayle procède de manière qu’il juge chaque personnage après avoir lu et examiné ses écrits, ainsi que des textes qui portent sur lui. Il est en conséquence capable de distinguer des catholiques honnêtes et ouverts d’esprit de ceux qui sont bornés et obsédés par les dogmes de leur religion. Finalement, la présentation des dignitaires ecclésiastiques, dans nos exemples représentés par des papes, discrédite leur autorité en démontrant l’hypocrisie morale de leur comportement puisqu’ils mènent des vies de débauche tandis qu’ils prêchent l’Évangile. Ainsi, Bayle fait part de son attitude anti-cléricale. 3.3.2.2 Les confrères protestants et les faux amis Afin de compléter l’image des chrétiens dans le DHC, il faut examiner la façon de présenter les protestants. Bost aborde ce sujet dans ses nombreux articles, de sorte qu’il n’y a plus de nouvelles découvertes à faire. Nous nous limitons en conséquence à rapporter quelques traits caractéristiques des protestants dans le contexte de la polémique. Bost observe que « Bayle a réservé un traitement particulier à l’histoire des huguenots français. » 255 Mais contrairement à ce qu’on est tenté de s’imaginer, le DHC « ne consacre qu’une place modeste à l’étude du protestantisme et des protestants français ». 256 Selon le comptage de Solé, il 347 3.3 Les moments de polémique baylienne <?page no="348"?> 257 Les chiffres sont extraits de Solé (1968), p. 120-127 : 1) XVI e siècle : 25 réformés français, 16 protestants italiens, 42 réformés allemands, 5 réformés anglais, 7 réformés suisses, 6 réformés de nations variées (101 articles) ; 2) XVII e siècle : 30 ministres, 9 réformés allemands, 2 protestants italiens, 5 ministres néerlandais, 5 réformes suisses, 1 protestants espagnol (52 articles). 258 L U T H E R , corps. 259 L U T H E R , rem. N∆. 260 L U T H E R , rem. P. 261 L U T H E R , rem. Q. 262 L U T H E R , rem. Q. y a une centaine d’articles sur les réformés du XVI e siècle et une cinquantaine d’articles sur les réformés du XVII e siècle ce qui représente 7,5% des articles du DHC. 257 L’article sur L U TH E R est un des plus longs du DHC et Bayle indique dans le corps de l’article qu’il s’« arrête principalement aux mensonges qu’on a publiez contre lui. » 258 Bayle se met à corriger scrupuleusement les erreurs qui ont été débitées sur Luther. Il ajuste l’image que d’autres écrivains ont créé de Luther, mais il se rend compte que « [p]lus on examine ces choses, plus on sent que c’est un travail d’Hercule que d’entreprendre de demêler la verité au milieu de tant de deguisemens, & de tant de supercheries. » 259 Comme Luther avait d’innombrables adversaires, il est évident que le parti opposé à sa pensée réformatrice s’est efforcé de le diffamer. La principale polémique de la part de Bayle s’adresse en conséquence à de nombreux écrivains catholiques. Mais on découvre aussi quelques pointes contre Jurieu, par exemple : « Si l’Auteur des Pastorales [à savoir Jurieu] avoit été aussi judicieux que Mr. Basnage, il n’auroit pas exposé sa cause à des objections dont il ne s’est jamais pu tirer. » 260 En ce qui concerne les lois du mariage, Bayle s’écrie « [o]ù sont les gens qui ignorent les abus extrêmes que les loix civiles ont autorisez, ou tolerez dans le Christianisme pendant plusieurs siecles à l’égard du mariage ?  » 261 Par une suite de quelques questions rhétoriques, Bayle démasque de façon cachée une problématique frappante. Il polémique contre les adversaires de Luther parce qu’ils « n’ont pas manqué de s’en prevaloir, comme si les loix civiles des Protestans lâchaient trop la bride à l’homme sur les causes matrimoniales » 262 tandis que les souverains ont toléré pendant longtemps la débauche et les adultères. Ce ne sont que quelques aspects que Bayle aborde au cours des trente-cinq remarques. Cependant, ces exemples montrent comment Bayle remet chacun à sa place, les écrivains catholiques ainsi que protestants, et lutte contre les mensonges qui circulent sur Luther. Dans la dernière remarque, il signale qu’il y aurait encore plusieurs fautes à corriger, mais il s’arrête : 348 3. Le rapport entre forme et contenu : l’historiographie critique et polémique <?page no="349"?> 263 L U T H E R , rem. HH. 264 Solé (1972), p. 17. Voir cette citation ci-dessus à la p. 335. 265 C A L V I N , corps. 266 Bost (2006b), p. 161. 267 Ibid., p 161. On pourroit peut-être augmenter encore la liste des fautes du parti Romain. Laissons cette peine aux speculatifs, & contentons nous de dire que la plupart de celles que l’on articule dans les Sentimens d’Érasme [de Jean Richard], ne se pouvoient éviter, vu l’etat où les afaires de l’Eglise étoient alors situées. […] La prudence de la Cour de Rome joüa bien son rôle ; mais elle ne pouvoit pas empêcher que le defaut de ses instrumens ne gatât l’afaire par beaucoup d’endroits, & je suis sûr qu’il y a bien de Protestans qui sont convaincus que leur parti se soutint, & par la bonté de sa cause, & par les fausses mesures du parti contraire. Il y a d’ailleurs beaucoup de gens qui s’imaginent que l’on fit beaucoup de fautes dans le parti de la Reforme, & que ce furent les incidens favorables au Papisme. C’est ainsi que presque toûjours les grans demêlez se nourrissent & se fomentent ; chaque parti a ses contrepoids, qui servent reciproquement de ressource à l’autre. 263 Cette conclusion à la fin de la dernière remarque donne l’impression que l’orage polémique s’est finalement calmé. Bayle y excuse les fautes que les partis opposés commettent et en découvre même un effet positif. Les défauts de chaque parti permettent à l’autre d’évoluer et de se construire perpétuellement. Le terme contre-poids suggère l’image de la balance où chacun des deux côtés a besoin de l’autre