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La bande dessinée

Perspectives linguistiques et didactiques

0822
2022
978-3-8233-9486-0
978-3-8233-8486-1
Gunter Narr Verlag 
Elissa Pustka
10.24053/9783823394860
CC BY-SA 4.0https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/deed.de

Pour la première fois, un ouvrage collectif traite de la bande dessinée francaise et francophone d'un point de vue linguistique et didactique. 17 contributions de romanistes, d'expert.e.s en bandes dessinées et d'enseignant.e.s de FLE présentent un tour d'horizon de ce vaste domaine, allant de classiques comme Tintin, Astérix ou Les Schtroumpfs à des publications plus récentes comme Les Cahiers d'Esther, Les Vieux Fourneaux ou la BD de non-fiction féministe. Les contributions linguistiques analysent la grammaire de l'oral mise en scène (négation, dislocations, etc.), différentes variétés (langage des jeunes, francais québécois) et des problèmes de traduction. Les contributions didactiques montrent le potentiel de la BD pour l'enseignement du FLE au lycée et à l'université (notamment dans les pays germanophones).

<?page no="0"?> Romanistische Fremdsprachenforschung und Unterrichtsentwicklung 24 Elissa Pustka (éd.) La bande dessinée Perspectives linguistiques et didactiques <?page no="1"?> La bande dessinée <?page no="2"?> Romanistische Fremdsprachenforschung und Unterrichtsentwicklung Herausgegeben von Daniel Reimann (Duisburg-Essen) und Andrea Rössler (Hannover) Band 24 <?page no="3"?> Elissa Pustka (éd.) La bande dessinée Perspectives linguistiques et didactiques <?page no="4"?> Elissa Pustka ORCID 0000-0001-6328-087X Institut für Romanistik Universität Wien Österreich DOI: https: / / www.doi.org/ 10.24053/ 9783823394860 © 2022 · Elissa Pustka Das Werk ist eine Open Access-Publikation. Es wird unter der Creative Commons Namens‐ nennung - Weitergabe unter gleichen Bedingungen | CC BY-SA 4.0 (https: / / creative commons.org/ licenses/ by-sa/ 4.0/ ) veröffentlicht, welche die Nutzung, Vervielfältigung, Bear‐ beitung, Verbreitung und Wiedergabe in jeglichem Medium und Format erlaubt, solange Sie die/ den ursprünglichen Autor/ innen und die Quelle ordentlich nennen, einen Link zur Creative Commons-Lizenz anfügen und angeben, ob Änderungen vorgenommen wurden. Die in diesem Werk enthaltenen Bilder und sonstiges Drittmaterial unterliegen ebenfalls der genannten Creative Commons Lizenz, sofern sich aus der am Material vermerkten Legende nichts anderes ergibt. In diesen Fällen ist für die oben genannten Weiterverwendungen des Materials die Einwilligung des jeweiligen Rechteinhabers einzuholen. Alle Informationen in diesem Buch wurden mit großer Sorgfalt erstellt. Fehler können dennoch nicht völlig ausgeschlossen werden. Weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen übernehmen deshalb eine Gewährleistung für die Korrektheit des Inhaltes und haften nicht für fehlerhafte Angaben und deren Folgen. Diese Publikation enthält gegebenenfalls Links zu externen Inhalten Dritter, auf die weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen Einfluss haben. Für die Inhalte der verlinkten Seiten sind stets die jeweiligen Anbieter oder Betreibenden der Seiten verantwortlich. Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 2197-6384 ISBN 978-3-8233-8486-1 (Print) ISBN 978-3-8233-9486-0 (ePDF) ISBN 978-3-8233-0378-7 (ePub) Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Natio‐ nalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. <?page no="5"?> 9 13 57 87 123 153 179 205 225 Sommaire Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Introduction Elissa Pustka La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Linguistique Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation Frédéric Nicolosi « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! ». Les usages du français dans les dialogues de bande dessinée. Aspects grammaticaux dans Les Bidochon de Christian Binet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Greta Schlintner « Faudrait pas vieillir, tiens. ». La négation sans (et avec) ne dans Les Vieux Fourneaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sabine Leis La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur . Beate Kern L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique : Tintin (1929-1976), Astérix (1959-) et Titeuf (1993-) . . . . . . Frank Paulikat Le Journal de Mickey - l’oralité fictive à travers les traductions françaises des bandes dessinées Disney . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nathalie Mälzer Le transfert de l’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . <?page no="6"?> 265 295 335 371 401 413 443 467 Linguistique et didactique Anke Grutschus « Ça nous fait trop goleri. ». La mise en scène de la langue des jeunes dans la bande dessinée et son utilisation en tant que ressource didactique . . . . . Benjamin Massot « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. ». Approches linguistiques et didactiques de l’idiomaticité : syntaxe, structure informationnelle et bande dessinée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Karoline Heyder Activités autour de dictionnaires en classe de FLE : découvrir les variétés linguistiques à partir de la bande dessinée québécoise Paul à la campagne . Didactique Corinna Koch « On va se schtroumpfer ! ». Les potentiels didactiques du mot passe-partout schtroumpf des bandes dessinées Les Schtroumpfs de Peyo en classe de FLE Elissa Pustka, Carina Altreiter, Jana Grabher, Selma Marie Hagel, Cathleen Kellner, Bettina Kögl, Mona Schwitzer „Die beste Werbung für frankophone Comics ist guter Französischunterricht“. Expertinnen-Interview mit Corinna Koch . . . . . . . Linda Bäumler Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? . Le potentiel de la bande dessinée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Karin Le Bescont Apprendre les émotions avec la BD : l’exemple de la BD à succès Seuls . . . Ulrike C. Lange Von (Super-)Heldinnen und Sachthemen: Feministische BD de non-fiction im Französischunterricht . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Sommaire <?page no="7"?> 495 521 Kay Schwemer Comic-Dystopien im Französischunterricht. Überlegungen zum Raum in einem populären Genre und zur methodischen Umsetzung im Literaturunterricht mit bandes dessinées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dietrich Grünewald „Zeichne mir ein Schaf.“ . Der kleine Prinz von Antoine de Saint-Exupéry als Comic-Adaption . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Sommaire <?page no="9"?> Préface L’idée de ce livre est née à la suite de la section « L’oralité mise en scène : morphosyntaxe et phonologie » avec Andreas Dufter et David Hornsby tenue au 11e Congrès des francoromanistes allemand.e.s et qui a mené à la publication de deux numéros spéciaux en 2021/ 22 : « L’oralité mise en scène : syntaxe et phonologie » dans le Journal of French Language Studies 31(3) et « L’oralité mise en scène dans la littérature : aspects sémiotiques et linguistiques » dans la Zeitschrift für Französische Sprache und Literatur 130(1). Un seul article traitait alors de l’oralité mise en scène dans la bande dessinée, celui d’Anke Grutschus et Beate Kern dans le JFLS, et je trouvais qu’il valait la peine d’approfondir ce sujet, notamment dans une perspective didactique, car la mise en scène de l’oral dans la BD permet particulièrement bien d’attirer l’attention des apprenant.e.s sur les caractéristiques du français parlé comme la négation sans ne ou l’interrogation par intonation. Ce volume a été édité pendant la pandémie de Covid-19, alors que les voyages et enquêtes de terrain n’étaient plus possibles, que les congrès et workshops scientifiques avaient été suspendus. Par moment, nous ne pouvions même plus entrer dans nos bureaux à l’université, les bibliothèques étaient fermées. Ce qui fonctionnait encore, c’était Amazon. Il était alors possible de voyager dans d’autres mondes à travers les bandes dessinées, qui - contrairement à nous - avaient encore le droit de passer les frontières. Pour la communication scientifique, certains ont essayé d’imiter les rencontres sur place au moyen de vidéoconférences et les ont même multipliées en surmontant les contraintes de temps et d’espace imposées par les voyages réels. Personnellement, j’ai préféré développer les échanges par écrit, notamment par le feedback anonyme entre pairs, qui souvent permet de retravailler ses idées et les textes de façon beaucoup plus intense que les discussions dans le cadre de conférences. Chaque article de ce volume a été relu d’abord par moi-même et ensuite par deux évaluateurs/ évaluatrices anonymes externes. Je les remercie pour leur travail ! Je voudrais également adresser mes remerciements à Daniel Reimann et Andrea Rössler pour avoir accepté ce volume dans la collection « RFU - Roma‐ nistische Fremdsprachenforschung und Unterrichtsentwicklung » et à Kathrin Heyng de la maison d’édition Narr pour avoir accompagné la publication du volume du début à la fin. Un grand merci aussi à Cornelia Arbeithuber, Helga <?page no="10"?> Auer et Lydia Burnautzki pour le formatage et à Frédéric Nicolosi pour sa relecture du volume entier ! Vienne, le 1 er juin 2022 Elissa Pustka 10 Préface <?page no="11"?> Introduction <?page no="13"?> 1 Je remercie Marc Chalier, Anke Grutschus, Benjamin Massot, Beate Kern, Corinna Koch et Frédéric Nicolosi, pour la relecture critique de cet article. 2 Fresnault-Deruelle (1971), Fischer (1984) et Marxgut (1988) peuvent être considérés comme pionniers dans ce domaine. 3 Cette abréviation est critiquée par Groensteen (2006 : 21) étant donnée sa nature « infantilisante ». La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE Elissa Pustka 1. Introduction 1 Comment imaginer l’histoire de la bande dessinée sans Astérix, Lucky Luke et Tintin - et comment imaginer la culture française (et belge) sans la bande dessinée ? Malgré l’histoire d’amour presque centenaire entre la bande dessinée et la langue française, il faudra attendre le XXI ème siècle pour voir se multiplier les études linguistiques et didactiques sur la question (p. ex. Grutschus/ Kern 2021, Morys 2018 ; cf. section 8 et 9). 2 Et bien que la bande dessinée constitue un média de masse qui attire particulièrement les jeunes, elle se fait plutôt rare à l’école en comparaison à la littérature et au film. L’objectif de ce volume est de nourrir ce champ scientifique émergeant d’un nombre important de nouvelles contributions dans une perspective linguistique et/ ou didactique. Il met un accent particulier sur l’oralité mise en scène dans la bande dessinée (négation sans ne, interrogation par intonation, etc.) et souligne les possibilités d’en faire usage dans l’enseignement du français langue étrangère (FLE), notamment en contexte germanophone. 2. Définition de la bande dessinée Avant de commencer, il convient de définir ce que nous entendons par bande dessinée, appelée également BD [bede] ou bédé. 3 De nos jours, il semble clair que la bande dessinée n’est « ni une forme hybride de la littérature et de la peinture, ni une sorte de ‘cinéma sur papier’ » (Mouchart 2016 : 106). Mais nous <?page no="14"?> ne pouvons pas fournir ici un nombre exact de traits (p. ex. « sequential art », Eisner 1985 ; cf. aussi McCloud 1993 : 17) qui seraient communs à toutes les bandes dessinées et qui les délimiteraient notamment des caricatures ou des albums pour enfants, écrits et/ ou dessinés par ailleurs souvent par les mêmes auteur.e.s (p. ex. René Goscinny avec Le Petit Nicolas et Astérix). Il ne s’agit donc pas d’une catégorie discrète, homogène et stable, mais plutôt d’un concept qui a émergé historiquement et qu’on arrive mieux à cerner dans le cadre de la théorie du prototype (cf. Rosch 1975), avec des représentants exemplaires et des frontières floues, qui s’applique aussi bien aux concepts du langage quotidien qu’aux termes scientifiques (cf. Koch 1998). Dans le cadre de cette approche théorique, on ne trouvera pas une seule définition de la bande dessinée, mais plusieurs, variant au moins en fonction de la région dans le monde, de l’époque et de la génération : elle ne sera pas la même aux États-Unis, en France et au Japon, et évoluera entre les années 1950 et l’époque contemporaine, elle ne sera pas la même non plus pour les adultes et pour les jeunes (cf. section 4). Ainsi le prototype pour une grande partie des adultes francophones (et germanophones) d’aujourd’hui sera-t-il sans doute Astérix, avec ses histoires fictives sous forme de cases et bulles. Le terme de bande dessinée englobe cependant aussi les mangas et les romans graphiques (cf. Schikowski 2014 : 27 ; cf. aussi section 5), et à l’intérieur de chaque catégorie différents genres, p. ex. humoristique, aventure, western, fantastique, sciencefiction, historique, polar, érotique etc. (cf. Vincent Gérard/ Chaniot/ Lapointe 2020 : 30). Leur style de dessin et d’écriture peut encore différer. Aux marges de la catégorie, on situera des exemplaires comme La Mouche de Lewis Trondheim (1995) sans texte, la BD reportage Le Photographe d’Emmanuel Guibert (2003-2006), qui comprend aussi de nombreuses photos, le roman graphique My Favorite Thing Is Monsters d’Emil Ferris (2017 ; Fauve d’or 2019), adoptant le style d’un cahier de dessin qui dépasse le principe de la séquence de cases, avec beaucoup de texte en dehors des bulles, les BD de vulgarisation scientifique comme Philocomix (2020) de Jean-Philippe Thivet, Jérôme Vermer et Anne-Lise Combeaud, ou les blogs BD comme Ma vie est tout à fait fascinante par Pénélope Bagieu (www.penelope-jolicoeur.com ; Bagieu 2012). Dans les États-Unis des années 1950, en revanche, le prototype était plutôt constitué de comic strips humoristiques dans les journaux, p. ex. les Peanuts de Charles M. Schulz, le terme anglais comic ‘(aujourd’hui également) bande dessinée’ signifiant littéralement ‘comique’. Pour les jeunes Français.e.s d’aujourd’hui, finalement, ce sont souvent les mangas qui sont considérés comme des exemples prototypiques alors qu’ils paraissent peut-être marginaux aux personnes plus 14 Elissa Pustka <?page no="15"?> âgées. Il serait bien évidemment nécessaire de mener des études empiriques parmi des spécialistes et des non-spécialistes pour approfondir cette piste. 3. La bande dessinée - un art populaire Pendant longtemps, la bande dessinée a été stigmatisée pour « son contenu pulsionnel et violent », « la teneur grotesque et caricaturale des illustrations » et « la pauvreté du texte » (Rouvière 2020 : 244). Les reproches allaient jusqu’à dire que les bandes dessinées rendaient analphabètes et criminels (cf. Knigge 2016 : 19). Groensteen (2006), dans son essai Un objet culturel non identifié, parle encore de « handicaps symboliques ». On y trouve entre autres les caractérisations suivantes : « Texte et image : les noces impossibles », « Le péché d’infantilisme » et « La tâche ingrate d’amuser » (Groensteen 2006 : 23, 32, 47). Toutefois, depuis les années 1960, la bande dessinée est considérée en France comme le ‘9 ème art’ (cf. Mouchart 2016 : 7). Le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, notamment, témoigne de cette reconnaissance particulière. Depuis 1974, il récompense une fois par an les meilleurs albums par son Fauve d’or (une sélection de lauréat.e.s se trouve à la section 6). D’autres festivals de bande dessinée en France sont le Quai des Bulles à Saint-Malo (depuis 1981) et BD à Bastia (depuis 1994). En Allemagne, le festival de bande dessinée le plus important est le Comic-Salon Erlangen (depuis 1984) avec son prix Maxund-Moritz-Preis. Aux États-Unis, le festival le plus important est la Comic-Con International à San Diego (depuis 1970) avec son prix Eisner (Will Eisner Comic Industry Awards). De plus, à Paris, les expositions s’enchaînent (p. ex. « Gaston, au-delà de Lagaffe » au Centre Pompidou, 07/ 12/ 2016-10/ 04/ 2017 ; « Hergé » au Grand Palais, 28/ 09/ 2016-15/ 01/ 2017). Il existe même trois musées consacrés intégralement à la bande dessinée francophone : le Musée de la BD (ouvert en 1989 ; https: / / www.cbbd.be) et le Musée Hergé à Bruxelles (ouvert en 2009 ; htt ps: / / www.museeherge.com) ainsi que la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, qui comprend notamment un musée, plusieurs bibliothèques, une résidence d’artistes et un centre de congrès (ouverte en 2009 ; http: / / www.citebd.org). Le Ministère de la Culture a finalement déclaré l’année 2020 comme « année de la BD » (https: / / www.bd2020.culture.gouv.fr). Ce processus de légitimation va de pair avec l’intégration successive de la bande dessinée dans les programmes scolaires. Des enquêtes actuelles montrent cependant qu’elle reste encore assez marginale (cf. également section 9). Cela semble être dû entre autres à son absence dans les cursus universitaires, notamment dans la formation des enseignant.e.s, ainsi que dans la recherche, 15 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="16"?> notamment en didactique (cf. Rouvière 2020 : 244-246). Un des objectifs de cet ouvrage est de combler cette lacune dans le domaine de la linguistique et de l’enseignement du français langue étrangère (FLE). 4. Histoire de la bande dessinée À quel moment commence l’histoire de la bande dessinée ? Le grand théoricien américain du comic, McCloud (1993 : 10-15, 141-142), nous renvoie à l’art préhistorique, aux hiéroglyphes égyptiens et mexicains ainsi qu’à la tapisserie de Bayeux. Cohn (2012 : 18) préfère parler dans ces cas d’‘usages de langage visuel’ que de protocomics. À l’époque moderne, on cherche les origines de la bande dessinée soit dans l’œuvre clé de la ‘littérature en estampes’, Les Amours de Monsieur Vieux Bois (1827) du Suisse Rodolphe Töpffer - souvent considéré comme « l’inventeur de la BD » (cf. Grove 2010 : 86), premier auteur comme premier théoricien (cf. Peeters 2022 : 15) -, soit dans le premier comic strip intitulé The Yellow Kid (1895) de Richard F. Outcault paru dans le journal américain New York World (cf. McCloud 1993 : 17, Schikowski 2014 : 29, Mouchart 2016 : 18-19). On hésite donc entre une origine littéraire (francophone) et un produit de la culture de masse (américaine). Après la Seconde Guerre mondiale, les mangas japonais s’y ajoutent (cf. Groensteen 2005 : 28, Mouchart 2016 : 57). Ils forment une branche assez indépendante de l’histoire de la bande dessinée, même s’il y a des influences réciproques indéniables entre les traditions sur les trois continents (cf. Miller 2007 : 53). Après des décennies de comic strips dans les journaux (qui contribuent considérablement à en augmenter les chiffres de vente ; cf. Knigge 2016 : 5), les États-Unis vivent le ‘Golden Age’ du comic book dans les années 1940 avec les histoires de super-héros (Superman, Batman, Spider-Man, etc.) ; l’‘âge d’or’ de la bande dessinée franco-belge se déroule un peu plus tard, entre 1950 et 1965, avec les magazines belges Spirou (1938-) et Tintin (1946-1988) (cf. Schikowski 2014 : 82sqq, 110sqq, Mouchart 2016 : 66sqq). Alors que ces deux magazines s’adressent en premier lieu à un public enfantin, le magazine français Pilote (1959-1989) cherche à fidéliser des adolescent.e.s et de jeunes adultes, notamment en prépubliant les aventures d’Astérix et de Lucky Luke (cf. Groensteen 2005 : 12, McKinney, Mark 2016 : 57). Leur scénariste René Goscinny, ayant grandi en Argentine et aux États-Unis, avait été par ailleurs fortement influencé par la tradition américaine, notamment par les films de Walt Disney (cf. Catel 2019 : 76, Brethes et al. 2022 : 9). La première bande dessinée européenne s’adressant explicitement à un public adulte est Barbarella (1964) de 16 Elissa Pustka <?page no="17"?> Jean-Claude Forest, une aventure de science-fiction érotique, vendue à 200 000 exemplaires après avoir été interdite par la censure (cf. Knigge 2016 : 25). Les rapports entre bande dessinée et dessin animé sont étroits. Ainsi Mickey Mouse apparaît-il pour la première fois dans le dessin animé Steamboat Willie de Walt Disney en 1928 et devient également un personnage de bande dessinée à partir de 1930 (l’oncle Picsou, en revanche, naît directement sur papier ; cf. Mouchart 2016 : 103). Dans le cas de Lucky Luke et d’Astérix, le passage d’un média à l’autre se fait dans la direction inverse : ils apparaissent à partir de 1946/ 1961 sur papier et à partir de 1971/ 1967 à l’écran (sous forme de longmétrage dans le cas d’Astérix et de série dans celui de Lucky Luke). L’adaptation en dessin animé se fait au-delà des frontières et des époques : Les Schroumpfs, créés en 1958 par le Belge Peyo, sont à la base d’une série télévisée américanobelge (The Smurfs, 1981-1989) et de trois films américains (2011, 2013, 2017). Une nouvelle série franco-belge en 3D est diffusée depuis 2021 (cf. Gaumer 2004 : 707-708). Pour ce qui est des changements de médium, on observe aussi que les bandes dessinées s’autonomisent du journal du dimanche : elles se trouvent publiées, d’une part, sous forme d’albums (p. ex. Tintin à partir de 1929) et, d’autre part, dans des magazines comme le Journal de Mickey (à partir de 1934), qui se vend à 500 000 exemplaires par semaine (cf. Gaumer 2004 : 40). À partir des années 1960-1970, on observe l’apparition du roman graphique. En Europe, Una ballata del mare salato (‘La Ballade de la mer salée’), publiée en 1967 en tant que premier volume de la série Corto Maltese d’Hugo Pratt, peut être considérée comme l’une des premières publications de ce type (cf. Platthaus 2008 : 31). Le terme anglais graphic novel pour sa part apparaît pour la première fois aux États-Unis, sur la couverture de l’œuvre A Contract with God (1978) de Will Eisner (cf. Groensteen 2007 : 17, Mouchart 2016 : 50, Eder 2016 : 156). Une autre œuvre américaine qui fait époque est Maus d’Art Spiegelman (1980-1991), récompensée en 1992 par le prix Pulitzer (cf. Mouchart 2016 : 50). L’auteur y retrace l’histoire de ses parents qui ont survécu à Auschwitz, les humains étant représentés par des animaux (les Polonais par des cochons, les nazis par des chats et les Juifs par des souris ; cf. Maus ‘souris’ en allemand). À cette époque, on assiste également en France à un nouveau type de bande dessinée d’auteur.e, tout d’abord appelé « Roman BD » (en 1980, par l’éditeur Flammarion ; cf. Groensteen 2006 : 75), et ensuite - en tant que calque de l’anglais - roman graphique. Deux institutions centrales de ce nouveau courant sont les maisons d’édition Futuropolis (1974-1987, fondée par Étienne Robial et Florence Cestac) et L’As‐ sociation, fondée en 1990 entre autres par Lewis Trondheim. La plus grande réussite de cette dernière restera certainement Persepolis (2000-2003) de Marjane Satrapi, best-seller international traduit en 25 langues et vendu à plus d’un 17 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="18"?> million d’exemplaires (cf. Schikowski 2014 : 243, Knigge 2016 : 34). Porté à l’écran en 2007, le long métrage d’animation correspondant obtient le prix spécial du jury du Festival de Cannes 2007 et est nommé pour l’Oscar du meilleur film d’animation 2008. En 2012, Le Chat du rabbin, basé sur la bande dessinée du même titre par Joann Sfar, obtient le César du meilleur film d’animation ; en 2014, c’est Aya de Yopougon de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie qui obtient ce même César. À l’inverse, l’auteur de bande dessinée Riad Sattouf sort d’abord son film Les Beaux Gosses (2009), avec deux nominations aux Césars en 2010, puis, en 2021 seulement, une bande dessinée autour de son acteur principal : Le jeune acteur. Une particularité française est le journal hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, fondé en 1970. Plusieurs grand.e.s auteur.e.s de la bande dessinée française y travaillent, comme Riad Sattouf (qui y a publié entre 2004 et 2012 La Vie secrète des jeunes) et Joann Sfar, le « chef de file de la ‘Nouvelle BD française’ », c’est-à-dire « l’artiste le plus connu du mouvement alternatif surgi au début 1990 » (Baron-Carvais 2007 : 30) (cf. section 6). On trouve également des prépublications dans d’autres médias de masse, comme L’Obs (où Riad Sattouf publie Les cahiers d’Esther depuis 2015). De plus, à côté de Spirou (cf. supra), il existe aujourd’hui un autre magazine mensuel spécialisé dans la bande dessinée : Fluide Glacial (fondé en 1975 et dans lequel Riad Sattouf a publié Pascal Brutal). De nombreux nouveaux magazines pour enfants ont aussi vu le jour, tels que J’aime lire (1977-), avec des héros de bande dessinée comme Ariol, Anatole Latuile ou Tom-Tom et Nana, et le Magazine Mortelle Adèle (2019-). Les personnages de bande dessinée s’autonomisent de plus en plus de leur support papier. Deux parcs à thème voient le jour à une trentaine de kilomètres de Paris : le Parc Astérix en 1989 et Euro Disney Resort/ Disneyland Paris en 1992. En 1989, le parc Big Bang Schtroumpf (aujourd’hui Walygator Grand-Est) est créé en Moselle. En 2018, le Parc Spirou, dont l’univers regroupe entre autres Lucky Luke, Gaston Lagaffe ou encore Boule et Bill, ouvre ses portes dans le Sud de la France. De plus, le merchandising rend les héros de bande dessinée omniprésents sur les t-shirts, tasses et autres. Actuellement, les enfants connaissent, par ailleurs, souvent tout d’abord (ou uniquement) les personnages comme Snoopy, Garfield ou Superman, et non (ou pas encore) les bandes dessinées correspondantes. Une autre pratique culturelle basée sur la bande dessinée est le cosplay, originaire des États-Unis et très répandue au Japon : le déguisement en personnage de bande dessinée. Depuis 2000, on assiste à un « nouvel âge d’or » (Mouchart 2016 : 10) de la bande dessinée en France. D’après l’institut d’études de marché Growth from Knowledge (GfK), 85 millions d’exemplaires de bandes dessinées ont été vendus 18 Elissa Pustka <?page no="19"?> en France en 2021 (+ 60 % par rapport à 2020), ce qui correspond à un livre sur quatre. 55 % des BD vendues sont des mangas (+ 107 %) et parmi les cinq titres les plus vendus figurent le nouvel album d’Astérix Astérix et le Griffon (à 1,5 million d’exemplaires) et quatre mangas (à plus de 200 000 exemplaires chacun) : Naruto vol. 1 et 2, Demon Slayer vol. 1, One Piece vol. 1 (cf. Le Monde du 27/ 01/ 2022 ; https: / / furansujapon.com/ top-50-bd-mangas-vendus-2021/ ). Ce bref aperçu de l’histoire de la bande dessinée a déjà donné une première idée de l’émergence de différents types de bandes dessinées au fil du temps : du comic strip The Yellow Kid en passant par les comic books de super-héros et les séries d’albums classiques comme Astérix pour en arriver aux mangas et romans graphiques. La section suivante explique cette typologie en détail, du point de vue français. 5. Typologie de la bande dessinée d’expression française Il n’existe pas de typologie universelle de la bande dessinée. On observe notamment des différences entre les États-Unis, où les albums d’Astérix figurent parmi les romans graphiques, et la France, où les comics [kɔmiks] de super-héros américains constituent un genre à part. Pour notre tour d’horizon de la bande dessinée d’expression française, nous nous limiterons ici à une présentation des séries d’albums classiques (section 5.1), des romans graphiques (section 5.2) et des mangas (section 5.3). En revanche, nous écartons le cas des bandes dessinées en ligne ou BDz (angl. webcomics ; cf. Mouchart 2016 : 158, Knigge 2016 : 35) comme Lapin par Phiip (https: / / lapin.lapin.org) ou le blog BD (ou bédéblog) Ma vie est tout à fait fascinante par Bagieu (www.penelope-jolicoeur.com ; Bagieu 2012). 5.1 Séries d’albums classiques Les séries d’albums sont certainement le type de bande dessinée le mieux connu par les lecteurs et lectrices européen.e.s adultes : le format « 48CC » - 48 pages, cartonné et en couleurs - représente ce que nous connaissons bien à travers Astérix ou encore Tintin. C’est le format par excellence de la bande dessinée franco-belge à partir de 1929. Les séries classiques de la bande dessinée franco-belge ont un succès mondial : les chiffres de vente de Tintin s’élèvent à plus de 230 millions d’albums, ceux d’Astérix même à plus de 320 millions (cf. Schikowski 2014 : 15). Leur parution commence entre 1929 et 1961, et seul Tintin a cessé de paraître après le décès de son auteur, Hergé (1907-1983). Le tableau 1 donne un aperçu des grandes séries classiques d’expression française. 19 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="20"?> Titre Auteurs Pays Années de parution Tintin Hergé Belgique 1929-1986 Spirou & Fantasio Jijé, André Franquin France/ Belgique 1938-2016 Lucky Luke Morris / René Goscinny, etc. Belgique 1947- Blake & Mortimer Edgar P. Jacobs Belgique 1950- Les Schtroumpfs Peyo Belgique 1958- Boule & Bill Jean Roba, Laurent Verron, etc. Belgique 1959- Gaston André Franquin France/ Belgique 1960- Astérix René Goscinny / Albert Uderzo ; Jean-Yves Ferri / Di‐ dier Conrad France 1961- Tab. 1 : Les séries d’albums classiques de la bande dessinée franco-belge. En plus de ces séries classiques qu’ont déjà lues les grands-parents actuels pen‐ dant leur enfance, il existe toute une gamme de nouvelles séries destinées aux premier.ère.s lecteur.rice.s (Mortelle Adèle, Ariol, Anatole Latuile, etc.) et aux enfants de 9 à 12 ans (Lou ! , Seuls, Les Légendaires). Parmi les 50 BD les plus vendues en 2021 figurent 15 volumes de Mortelle Adèle (https: / / furansujapon.com/ top-50-bd-manga s-vendus-2021/ ) ! Pour les adolescent.e.s, il convient de mentionner Titeuf (1 800 000 titres vendus en 2006 ; Baron-Carvais 2007 : 97), Les Profs et Les Sisters, qui se prêtent également à être étudiés en cours de FLE. Le tableau 2 liste ces albums de jeunesse actuels dans l’ordre chronologique de parution de leur premier volume. Titre Auteur.e.s Pays Années de parution Titeuf Zep Suisse 1992- Ariol Emmanuel Guibert / Marc Boutavant France 1999- Les Profs Erroc / Pica, etc. France 2000- Les Légendaires Patrick Sobral France 2004- Lou ! Julien Neel France 2004-2018 20 Elissa Pustka <?page no="21"?> Seuls Fabien Vehlmann / Bruno Gazzotti Belgique/ France 2006- Les Sisters Christophe Cazenove / Wil‐ liam France 2008- Anatole Latuile Anne Didier / Olivier Muller / Clément Devaux, etc. France 2011- Mortelle Adèle Antoine Dole France 2012- Tab. 2 : Les séries d’albums de jeunesse actuels. 5.2 Romans graphiques Le terme de roman graphique est encore aujourd’hui sujet à discussion : cette dénomination est-elle simplement une stratégie de marketing pour aborder de nouveaux groupes cibles (notamment les adultes et plus partculièrement les femmes) ou désigne-t-elle vraiment un genre nouveau (« point de rencontre entre littérature et bande dessinée », Pietrini 2012 : 91) ? Pour cerner cette nouvelle catégorie, on peut de nouveau faire appel à la théorie du prototype (cf. déjà section 2 pour la définition de la bande dessinée). Les traits communément mentionnés pour caractériser le roman graphique et le distinguer des albums classiques (cf. section 5.1), listés dans l’encadré suivant, ne sont donc ni nécessaires ni suffisants. Caractéristiques des romans graphiques • format : plus libre (en opposition au « 48CC » ; cf. section 5.1) • mise en page : plus libre (contrairement au « ‘corset’ des bandes, des cadres et des bulles », Groensteen 2007 : 17) • longueur : plus long • séries : moins souvent • prix : plus élevé • points de vente : en librairie plutôt qu’en kiosque ou en grande surface • public : plus adulte, plus féminin, plus cultivé • ambition littéraire • sous-types : autobiographie, adaptation littéraire, bande dessinée de reportage, bande dessinée d’information (cf. Groensteen 2007 : 17, Miller 2007 : 57-59, Mouchart 2016 : 50, Eder 2016 : 156-159, Pietrini 2012 : 91-92) 21 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="22"?> Depuis plusieurs décennies, le roman graphique ou la bande dessinée d’auteur.e connaît un essor sans équivoque en France. Le Festival d’Angoulême met en valeur la qualité des œuvres et la créativité des auteur.e.s (cf. également section 6). Ici, nous nous limitons à illustrer les quatre principales catégories de romans graphiques introduites ci-dessus dans l’encadré par des exemples en langue française : • (Auto-)biographie : Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003), Aya de Yopougon de Marguerite Abouet (2005-2010), Olympe de Gouges de Catel et José-Louis Bocquet (2012), L’Arabe du Futur de Riad Sattouf (2014-), La Légèreté de Catherine Meurisse (2016), Les Strates de Pénélope Bagieu (2021) ; • Adaptation littéraire : Gemma Bovery de Posy Simmonds (2001 ; orignal en anglais), Le Petit Prince de Joann Sfar (2008 ; cf. l’article de Grünewald dans ce volume), L’Étranger de Jacques Ferrandez d’après Albert Camus (2013), La gloire de mon père d’Éric Stoffel, Serge Scotto et Morgann Tanco d’après Marcel Pagnol (2015) ; • BD reportage ou documentaire : Le Photographe d’Emmanuel Guibert (2003-2006), Les Mauvaises Gens (2005) d’Étienne Davodeau et Dans la Combi de Thomas Pesquet de Marion Montaigne (2017), le « père de la BD reportage » (Mack 2006) étant l’Américain Joe Sacco avec notamment Gaza 1956 (2010) ; • BD d’information, en particulier BD pédagogique/ éducative et BD de vulgarisation scientifique : L’Histoire de France en BD par Dominique Joly et Bruno Heitz (2010-2017), Philocomix (2020) de Jean-Philippe Thivet, Jérôme Vermer et Anne-Lise Combeaud. Ici encore, les frontières ne sont pas claires. Souvent, les quatre catégories se combinent : ainsi les Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle (2011) se situentelles entre autobiographie et reportage, et Goupil ou face de Lou Lubie (2021) entre autobiographie et vulgarisation scientifique. Un cas spécial constituent les méta-comics : les bandes dessinées sur la bande dessinée. Parmi ces bandes dessinées de vulgarisation scientifique, on trouve en français Bande dessinée. Apprendre et comprendre de Lewis Trondheim et Sergio García (2006) et La Bande dessinée de Bastien Vivès (2013) (leurs prédécesseurs américains célèbres étant Comics and sequential art de Will Eisner 1985 et Understanding Comics : The Invisible Art de Scott McCloud 1993). D’autres bandes dessinées sur la bande dessinée sont la biographie Le roman des Goscinny de Catel (2019) - avec de nombreuses reproductions de ses carnets de croquis, de scénarios et de lettres - et la BD reportage Les ignorants : Récit d’une initiation croisée d’Étienne Davodeau (2021). Plusieurs bandes dessinées traitent 22 Elissa Pustka <?page no="23"?> des attentats de Charlie Hebdo en 2015, p. ex. La Légèreté de Catherine Meurisse (2016) et Dessiner encore de Coco (2021). 5.3 Mangas Les mangas sont apparus au Japon après la Seconde Guerre mondiale. En japonais, le terme désigne à la fois les bandes dessinées et les dessins animés japonais, appelés animés en français. Alors que les premières (co)productions filmiques d’entreprises japonaises et européennes datent déjà des années 1970 (p. ex. Heidi en 1974, Maya l’abeille en 1975), les mangas ne font leur entrée dans le marché international qu’à partir de la sortie du film Akira en 1988, se basant sur des mangas parus entre 1982 et 1990 (cf. Knigge 2016 : 35, Guilbert 2020 : 438). Le Japon est aujourd’hui de loin le pays publiant le plus de bandes dessinées au monde. Les mangas ont tout d’abord été publiés dans des magazines de mangas (hebdomadaires, bimensuels ou mensuels) - on en compte à peu près 270 -, avant d’être publiés sous forme de livres (cf. Köhn 2016 : 249). Les caractéristiques typiques des mangas sont listées dans l’encadré suivant. Caractéristiques des mangas • format : poche • direction de lecture : de droite à gauche • couleur : noir et blanc, couverture en couleur • images : particulièrement expressives et dynamiques, scènes souvent présentées au ralenti avec beaucoup de détails sur la situation vue de différentes perspectives, « grands yeux et chevelures en pointes » (Guilbert 2020 : 438) • longueur : plus long, p. ex. Naruto : env. 175-200 pages par tome • prix : bas (et ainsi accessibles à tous âges et milieux sociaux), p. ex. 6,85 EUR pour un volume de Naruto en France • public : différents types pour différents âges et sexes (p. ex. shōnen pour les garçons de 8 à 18 ans, shōjo pour les filles de 8 à 18 ans) ; drame, fantasy, science-fiction, relations sentimentales, pornographie, etc. (cf. Groensteen 2005 : 28-29, Schikowski 2014 : 148-156, Mouchart 2016 : 56-57, Köhn 2016 : 249, Knigge 2016 : 18, Guilbert 2020 : 438) Le Japon possède de loin le plus grand marché de bandes dessinées au monde. Or, le deuxième marché du manga après le Japon se trouve en France. Les mangas y arrivent pendant les années 1990 avec Akira et Dragon Ball - et parallèlement en 23 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="24"?> tant que séries télévisées et livres de poche (cf. Mouchart 2016 : 56-57, Guilbert 2020 : 438-439). Alors que le style de narration reste étrange pour la plupart des adultes de la génération Astérix, c’est justement cette nouveauté qui permet aux adolescent.e.s d’y trouver leur propre média (cf. également Platthaus 2008 : 98) : […] les mangas semblent avoir permis au média bande dessinée de toucher un nouveau public, peu attiré par les formes narratives et le graphisme des albums francophones. (Mouchart 2016 : 56-57) Les mangas ont tellement de succès en France qu’on parle volontiers de « mangamania » (Groensteen 2006 : 91), « mangalisation » (Baron-Carvais 2007 : 96, Guilbert 2020 : 439) et de « mangados » (mot-valise composé de manga et ado(lescent) ; Détrez/ Vanhée 2012). En plus de cette nouveauté et des bas prix, Groensteen (2006 : 91-92) rapporte ce succès au fait que la jeunesse française avait déjà développé un goût pour l’animation japonaise à travers les dessins animés, diffusés dans l’émission de télévision culte Club Dorothée (p. ex. Dragon Ball). Aujourd’hui, les mangas constituent 55 % des exemplaires vendus sur le marché français de la bande dessinée (cf. Le Monde du 27/ 01/ 2022). En tête des ventes, on retrouve Naruto (cf. section 1). Il faut savoir que les mangas ne se limitent pas aux traductions du japonais, mais qu’il existe également des mangas produits par des auteur.e.s français.e.s. On parle dans ce cas de Manfra (motvalise composé de manga et français). Les plus connus sont Dreamland (qui se situe à Montpellier) et Radiant (qui se situe dans un monde imaginaire). Bien que français, ces mangas se lisent également de droite à gauche. Dreamland, tout comme la série d’animation correspondante, a même été traduit en japonais ! Alors que les mangas les plus populaires en France sont les shōnen (destinés aux garçons ; cf. supra), on y trouve également des shōjo, destinés aux filles, p. ex. Nana et Sailor Moon. Le tableau 3 fournit un aperçu des mangas japonais et français les plus connus. Titre Auteur.e.s Pays Années de parution (en France) Dragon Ball Akira Toriyama Japon 1984-1995, FR : 1993- Détective Conan Gōshō Aoyama Japon 1994-, FR : 1997- One Piece Eiichirō Oda Japon 1997-2020, FR : 2000 Naruto Masashi Kishimoto Japon 1999-2014, FR : 2002-2016 24 Elissa Pustka <?page no="25"?> Sailor Moon Naoko Takeuchi Japon 1992-1997, FR : 1995-1998 Nana Ai Yazawa Japon 2000-2009, FR : 2002-2009 Radiant Tony Valente France 2006- Dreamland Reno Lemaire France 2013- My Hero Aca‐ demia Kōhei Horikoshi Japon 2013- , FR : 2016- Demon Slayer Koyoharu Gotōge Japon 2016-, FR : 2017- Tab. 3 : Les séries de mangas japonais traduits en français et écrits en français. En plus de ces séries destinées aux adolescent.e.s, il existe également de nombreux mangas individuels qui attirent un public adulte en France. Jusqu’à maintenant, trois mangaka japonais ont reçu le grand prix de la ville d’An‐ goulême pour l’ensemble de leur œuvre : Akira Toriyama (2013 ; prix du quarantenaire), Katsuhiro Ōtomo (2015) et Rumiko Takahashi (2019). De plus, en 2007, le Fauve d’or pour le meilleur album est attribué à NonNonBâ (1977, traduit en français en 2006) de Shigeru Mizuki et Katsuhiro Ōtomo, ce dernier étant l’auteur d’Akira (cf. supra). En 2003, Quartier lointain (1998 ; traduit en français en 2002) de Jirō Taniguchi reçoit l’Alph-Art du scénario. 6. Les auteur.e.s : les bédéistes En France, les auteur.e.s de bandes dessinées sont des célébrités, scénaristes autant que dessinateur.rice.s, les deux rôles pouvant aussi être réunis dans une même personne. Leur présence dans les médias de masse se voit par exemple dans le nombre d’émissions sur le sujet sur France Inter et France Culture. Les encadrés suivants présentent une sélection des auteur.e.s vivant.e.s les plus connu.e.s (classé.e.s en fonction de leur date de naissance). Bien qu’originaires des quatre coins de la France et du monde francophone, certain.e.s d’entre eux/ elles se rencontrent régulièrement à Paris, notamment à la maison d’édition L’Association, ce qui leur a permis de nouer un réseau dense de relations professionnelles et amicales : Joann Sfar publie avec Lewis Trondheim (Donjon), Emmanuel Guibert (La Fille du professeur) et Pénélope Bagieu (Stars of the Stars), Joann Sfar et Marjane Satrapi jouent dans le film Les Beaux Gosses de Riad Sattouf (2009), Marguerite Abouet donne sa voix au personnage de l’Africaine dans Le Chat du Rabbin (2011) de Joann Sfar, et Riad Sattouf la sienne au Petit Vampire (2020) de Joann Sfar. 25 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="26"?> Il s’agit d’un métier à forte dominance masculine : selon Groensteen (2006 : 69), seules 8 % des scénaristes et dessinateur.rice.s étaient des femmes en 2005. Au grand prix de la ville d’Angoulême, qui vise à récompenser les auteur.e.s de bande dessinée pour l’ensemble de leur œuvre, seules quatre femmes font partie des lauréat.e.s : Claire Bretécher (1940-2020 ; prix du dixième anniversaire) en 1982, Florence Cestac (*1949) en 2000 (cf. aussi section 4), la Japonaise Rumiko Takahashi (*1957) en 2019 et la Canadienne Julie Doucet (*1965) en 2022. En 2016, où aucune femme ne se trouvait parmi les 30 nominations, le festival s’est retrouvé accusé de sexisme et de nombreux auteurs (parmi lesquels Joann Sfar, Riad Sattouf et Etienne Davodeau) ont demandé de retirer leur nom de la liste des nominations. Conséquence : six noms d’auteures ont été rajoutés, parmi lesquels Julie Doucet et Marjane Satrapi. Lewis Trondheim, nom de naissance : Laurent Chabosy (*1964 à Fontai‐ nebleau, France) • Activité : membre fondateur de L’Association, fondateur du Syndicat des Auteurs de Bande Dessinée (SNAC-BD), création de la mascotte du Festival d’Angoulême : le Fauve • Œuvres les plus connues : La Mouche (1995), Les Formidables Aventures de Lapinot (1997-2003), Donjon (1998-) • Distinctions : grand prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre (2006) Emmanuel Guibert (*1964 à Paris, France) • Activité : auteur à L’Association • Œuvres les plus connues : La Fille du professeur (1997), Le Photographe (2003-2006), Ariol (1999-) • Distinctions : prix René Goscinny et Alph-Art coup de cœur pour La Fille du professeur, lauréat du prix des libraires de bande dessinée pour Le Photographe, grand prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre (2020) 26 Elissa Pustka <?page no="27"?> Catel Muller (*1964 à Strasbourg, France) • Activité : auteure de bande dessinée et illustratrice (également d’al‐ bums pour enfants) • Œuvres les plus connues (dessin) : Kiki de Montparnasse (2017), Olympe de Gouges (2012), Joséphine Baker (2016) (scénario : José-Louis Bocquet), Le roman des Goscinny (2019) • Distinctions : grand prix RTL de la bande dessinée pour Kiki de Montparnasse (2007), grand prix littéraire de l’Héroïne Madame Figaro pour Olympe de Gouges (2012) Guy Delisle (*1966 à Québec, Canada) • Activité : auteur à L’Association • Œuvres les plus connues : Shenzhen (2000), Pyongyang (2003), Chro‐ niques de Jérusalem (2011), S’enfuir, récit d’un otage (2016) • Distinctions : Fauve d’or pour Chroniques de Jérusalem (2012) Marjane Satrapi (*1969 à Rasht, Iran) • Activité : auteure à L’Association • Œuvres les plus connues : Persepolis (2000-2003), Poulet aux prunes (2004) • Distinctions : Alph-Art coup de cœur au Festival d’Angoulême pour Persepolis (2001), prix du meilleur album du Festival d’Angoulême pour Poulet aux prunes (2004), prix du jury du Festival de Cannes 2007 pour le film d’animation Persepolis Joann Sfar (*1971 à Nice, France) • Activité : auteur à L’Association et pour Charlie Hebdo • Œuvres les plus connues : La Fille du professeur (1997), Donjon (1998-), Petit Vampire (1999-2005), Le Chat du Rabbin (2002-2019), Le Petit Prince (2008) 27 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="28"?> • Distinctions : prix René Goscinny et Alph-Art coup de cœur pour La Fille du professeur, Prix jeunesse 7-8 ans du Festival d’Angoulême pour Petit Vampire (2004), Essentiel Jeunesse du Festival d’Angoulême pour Le Petit Prince (2009), César du meilleur film d’animation pour Le Chat du rabbin (2012), grand prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre (2002) Marguerite Abouet (*1971 à Abidjan, Côte d’Ivoire) • Œuvres les plus connues (scénario) : Aya de Yopougon (2005-2010) (dessinateur : Clément Oubrerie) • Distinctions : prix du premier album au Festival d’Angoulême pour le tome 1 d’Aya de Yopougon (2006), César du meilleur film d’animation pour Aya de Yopougon (2014) Riad Sattouf (*1978 à Paris, France) • Activité : auteur à L’Association, pour Charlie Hebdo et Fluide Glacial • Œuvres les plus connues : Retour au collège (2005), La Vie secrète des jeunes (2007-2012), Pascal Brutal (2006-2014), L’Arabe du Futur (2014-), Les Cahiers d’Esther (2015-), Le jeune acteur (2021-) • Distinctions : Fauve d’or pour Pascal Brutal (2010), Fauve d’or pour L’Arabe du futur (2015) Catherine Meurisse (*1980 à Niort, France) • Activité : auteure pour Charlie Hebdo • Œuvres les plus connues : Moderne Olympia (2014), La Légèreté (2016), Les Grands Espaces (2018), La jeune femme et la mer (2021) • Distinctions : prix Töpffer International pour La Légèreté (2016), grand prix Töpffer pour l’ensemble de son œuvre (2021) 28 Elissa Pustka <?page no="29"?> Pénélope Bagieu (*1982 à Paris, France) • Activité : blog BD Ma vie est tout à fait fascinante • Œuvres les plus connues : Ma vie est tout à fait fascinante (2008), Joséphine (2008-2010), Cadavre exquis (2010), Stars of the Stars (dessin ; 2013), California Dreamin (2015), Culottées - Des femmes qui ne font que ce qu’elles veulent (2016-2017), Les Strates (2021) • Distinctions : prix SNCF du festival d’Angoulême pour Cadavre exquis (2011), prix Eisner pour Culottées (2019) 7. Le public : les bédéphiles Pendant longtemps rangées dans les rayons pour enfants, les bandes dessinées se sont toujours adressées à un public de tous âges : les comic strips ne visaient pas seulement à attirer la personne qui achetait le journal, mais également les autres membres de la famille, et les albums classiques comme Astérix proposent plusieurs niveaux de lecture. Plusieurs sondages et études empiriques permet‐ tent de mieux connaître la composition sociodémographique des bédéphiles en France et en Allemagne. Nous les présentons par la suite. 7.1 En France Les données dont nous disposons pour les habitudes de lecture et les préférences des Français.e.s proviennent de trois sondages, de 2000, 2006 et 2020. De plus, l’institut d’études de marché Growth from Knowledge (GfK) documente les chiffres de vente. IFOP (2000) Un sondage de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) de 2000 montre de quelle(s) série(s) de BD les interrogé.e.s possédaient au moins un album : • Tintin : 62 % • Astérix : 56 % • Lucky Luke : 29 % • Gaston Lagaffe : 21 % • Boule et Bill : 19 % • Spirou / Le Petit Spirou : 11 % • Achille Talon : 7 % • Les Schtroumpfs : 7 % 29 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="30"?> • Les Bidochon : 5 % • Blake & Mortimer : 5 % (cf. Baron-Carvais 2007 : 95). Intern@ute magazine (2006) Selon un sondage de 2006 effectué par l’intern@ute magazine, les BD préférées des Français.e.s sont (n = 659) : • Astérix : 44,3 % • Tintin : 23,5 % • Gaston Lagaffe : 22,9 % • Lucky Luke : 6,1 % • Spirou : 3,2 % (cf. Baron-Carvais 2007 : 95). CNL (2020) En 2020, le Centre National du Livre (CNL) a effectué un sondage intitulé « Les Français et la BD » (Vincent Gérard/ Chaniot/ Lapointe 2020). Les participant.e.s à l’enquête sont 1 000 personnes entre 7 et 15 ans et 1 000 personnes entre 15 et 75 ans. Les résultats les plus importants sont les suivants : • Âge : 77 % des enfants lisent des bandes dessinées contre 43 % des adultes. Les plus grand.e.s lecteurs et lectrices de BD sont les enfants de 9 à 13 ans (83-87 %) ; à partir de 56 ans, le taux chute sous la marque des 30 %. • Sexe : les BD ont plus de lecteurs que de lectrices. Parmi les 7 à 15 ans, 70 % des filles et 84 % des garçons lisent des BD, parmi les 16 à 75 ans, 33 % des femmes et 53 % des hommes. La différence est infime entre 10 et 12 ans (80 %/ 84 %) et forte à partir de 56 ans (17 %/ 39 %). • Régularité de lecture : parmi les enfants, 55 % des bédéphiles lisent des BD plusieurs fois par semaine, parmi les adultes, ce ne sont que 31 %. • Temps passé à lire des BD : les enfants passent 26 minutes par jour durant la semaine et 40 minutes par jour le week-end à lire des BD. Parmi les adultes, ce sont 24 et 37 minutes. • Types de BD : les albums restent le type le plus apprécié (59 % des enfants, 43 % des adultes), suivis des mangas (29 %/ 13 %), des magazines spécialisés dans la BD (24 %/ 11 %), des comics (15 %/ 10 %) et des romans graphiques (8 %/ 7 %). • La BD la plus populaire parmi les Français.e.s est Astérix : 10 % des enfants et 15 % des adultes la citent comme BD préférée. Tintin reste également en haut du palmarès (4 %/ 5 %). D’autres séries appréciées par les deux groupes d’âge sont les séries d’albums Titeuf et Les Sisters ainsi que les mangas One Piece et Naruto. 30 Elissa Pustka <?page no="31"?> Chiffres de vente 2021 Alors que les sondages des années 2000 se focalisaient encore sur les albums classiques, les chiffres de vente montrent l’importance des mangas Naruto, One Piece et Demon Slayer ainsi que de Mortelle Adèle en l’an 2021 (cf. Tab. 4). Les seuls albums classiques qui y figuraient en 2021 étaient Astérix (vol. 39 : Astérix et le Griffon, 2021), Les Aventures de Blake et Mortimer (vol. 28 : Le dernier espadon, 2021), à la place 6, et Titeuf (vol. 17 : La grande aventure, 2021), à la place 43 (https: / / furansujapon.com/ top-50-bd-mangas-vendus-2021/ ; cf. section 1 et 5.1). N° Série Vo‐ lume Nombre d’exemplaires vendus 1 Astérix 39 1 547 576 2 Naruto 1 274 975 3 Demon Slayer 1 254 649 4 Naruto 2 230 104 5 One Piece 1 223 388 6 Les Aventures de Blake et Mortimer 28 211 739 7 Mortelle Adèle 1 211 547 8 Demon Slayer 2 207 487 9 My Hero Academia 1 206 943 10 Naruto 3 203 222 Tab. 4 : Top 10 des BD les plus vendus en 2021 (https: / / furansujapon.com/ top-50-bd-ma ngas-vendus-2021/ ). 7.2 En Allemagne Pour l’Allemagne, nous disposons de trois études par questionnaire sur les habitudes de lecture de bandes dessinées des étudiant.e.s et des élèves. Koch (2017) La première est l’étude de Koch (2017). Elle a mené un sondage parmi 932 élèves entre 11 et 18 ans dans trois collèges-lycées du land de Rhénanie-du- Nord-Westphalie, parmi lesquell.e.s 275 apprenaient le français. Les résultats généraux sur leurs habitudes de lecture sont les suivants : 31 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="32"?> Parmi les 932 élèves interrogé.e.s, • 41,4 % ne lisent jamais de BD dans leur vie quotidienne ; 19,5 % lisent une BD par an, 20,2 % une par mois, 11,8 % une par semaine et 6,4 % quotidiennement ; • 50,1 % des filles ne lisent jamais de BD contrairement à 32,6 % des garçons ; • les élèves de 11/ 12 ans lisent davantage de BD que ceux ou celles de 13/ 14 ans et ces dernier.ère.s davantage que ceux ou celles de 15/ 16 ans ; • 78,9 % ne lisent jamais de mangas, 4,9 % une fois par an, 6,1 % une fois par mois, 5,0 % une fois par semaine et 4,1 % quotidiennement ; • 99,0 % connaissent Astérix et Obélix, 98,1 % la Schtroumpfette, 89,9 % Lucky Luke, 88,8 % Tintin, 18,7 % Titeuf et 5,9 % Gaston Lagaffe ; • 19,5 % aimeraient travailler toutes les semaines avec des BD en cours de langue, 37,2 % au moins une fois par mois, 23,2 % une fois par année scolaire et 18,9 % jamais ; • 7,6 % aimeraient travailler toutes les semaines avec des mangas en cours de langue, 12,0 % une fois par mois, 13,6 % une fois par année scolaire et 64,9 % jamais. Concernant l’utilisation de la BD en cours de FLE, les élèves ont donné les réponses suivantes : • Selon 30,5 % des interrogé.e.s, les BD ne sont jamais utilisées en cours de FLE, selon 26,2 % une fois par année scolaire, selon 32,0 % une fois par mois et selon 10,5 % une fois par semaine. • Les BD sont davantage utilisées dans les cours de niveau avancé adressés aux élèves de 15/ 16 ans que dans ceux de niveau plus bas. • Selon 98,8 % des interrogé.e.s, les mangas ne sont jamais utilisés en cours de FLE, selon 2,2 % une fois par année scolaire, selon 2,2 % une fois par mois et selon 0,7 % une fois par semaine. Morys (2018) Morys (2018) a questionné 144 élèves entre 13 et 16 ans ayant participé au concours Francomics (cf. section 9). Les résultats de son enquête sont les suivants : • 49 % (70/ 144) des interrogé.e.s disent ne jamais lire de BD en dehors de l’école, 28 % entre trois et cinq BD par an, 19 % entre cinq et dix par an et 5 % au moins une BD par semaine. • Les héros de BD les plus connues sont Astérix et Obélix (48), Lucky Luke (9), Titeuf (7) et Tintin (7). 32 Elissa Pustka <?page no="33"?> Blancher (2019) L’étude de Blancher (2019 : 305-306), effectuée en 2010 à l’université de Tübingen auprès de 200 étudiant.e.s (outre une majorité germanophone, un certain nombre d’étudiant.e.s ERASMUS francophones a également été pris en compte). L’étude fournit des résultats quantitatifs qui montrent que la bande dessinée fait beaucoup plus partie de la culture française que de la culture allemande, y compris dans l’enseignement : • Plus de 10 % des étudiant.e.s allemand.e.s n’ont jamais lu de BD. • Alors que 17 % des étudiant.e.s francophones connaissent plus de dix œuvres de BD, ce taux ne s’élève qu’à 4 % parmi les étudiant.e.s allemand.e.s. • Parmi les étudiant.e.s allemand.e.s, environ 50 % n’ont jamais travaillé sur la BD en cours ; parmi les étudiant.e.s francophones, ce taux ne s’élève qu’à 33 % environ. Ces études confirment que les BD sont beaucoup moins répandues en Allemagne qu’en France. Les différences importantes entre les études demandent des enquêtes supplémentaires avec un plus grand nombre d’interrogé.e.s et un choix plus représentatif. 8. La langue française dans la bande dessinée Dans les publications scientifiques sur la bande dessinée, les auteur.e.s souli‐ gnent sans exception les particularités du média en l’opposant à la littérature au sens classique : les images ou encore le rapport entre images et texte (s’il y en a, ce qui n’est pas obligatoire ; cf. section 1). Ainsi, quand les spécialistes de l’étude de la bande dessinée (angl. comic studies) parlent de la ‘langue’ de la BD (« (visual) language of comics », Saraceni 2003 ; Cohn 2012, 2020) ou plus particulièrement de son ‘vocabulaire’ (McCloud 1993 : 24-59) ou de sa ‘grammaire’ (Cohn 2018), ils ou elles emploient ces termes de façon métaphorique. La langue au sens strict du terme que l’on trouve dans les bandes dessinées reste jusqu’à présent un objet d’étude marginal : « the metaphor facilitates the neglect of comic scholarship from a linguistic point of view » (Bramlett 2012 : 1 ; cf. également Bramlett 2016). Pendant longtemps, c’étaient surtout les onomatopées qui attiraient l’atten‐ tion des chercheurs et des chercheuses s’intéressant à la langue au sens littéral du terme dans la bande dessinée (cf. McCloud 1993 : 116, 142). Concernant l’onomatopée dans la bande dessinée francophone, on peut notamment citer les travaux de Fresnault-Deruelle (1971), Bierbach (2007) et Merger (2012). D’autres catégories marginales qui ont été traitées sont les interjections et les marqueurs de discours (cf. Merger 2012, Pietrini 2014). De plus, un accent particulier a 33 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="34"?> 4 Ben-Rafael/ Ben-Rafael (2012) citent la chanson de Lucky Luke comme « I am a lonely cowboy ». été mis sur la traduction (cf. Penndorf 2001, Kaindl 2004, Merger 2012, Bastian 2014, Mälzer 2015, Paulikat 2015, Giaufret 2017, Hafner/ Postlep/ Pustka 2020). Nous allons par la suite nous focaliser sur deux aspects linguistiques de la bande dessinée qui ont particulièrement attiré l’attention des chercheurs et des chercheuses : la mise en scène de langues et de dialectes (section 8.1) ainsi que celle de l’oralité (section 8.2). 8.1 Langues et dialectes Pour Rouvière (2020), la bande dessinée présente notamment la possibilité d’étudier les stéréotypes, entre autres les stéréotypes langagiers : Elle permettrait, en outre, d’enseigner la stéréotypie, sur un plan à la fois littéraire (stéréotypes de genre et de personnages) et social (stéréotypes sur les groupes humains), en favorisant l’objectivation critique des représentations partagées. […] Le médium développe volontiers des fictions à caractère plurilingue : nombre de bandes dessinées juxtaposent ou télescopent des registres de langue, des sociolectes et dialectes différents, correspondant à des personnages tout à fait typés. (Rouvière 2020 : 249-250) De tels stéréotypes ont déjà largement été documentés par Marxgut (1988) dans la série d’Astérix : le français du Midi dans le Tour de Gaule d’Astérix (p. ex. « Tous fadas, ces Lutéciengs ! »), le français de Belgique (p. ex. « dîner » à midi, « septante »), l’accent étranger allemand dans la bouche des Goths (p. ex. « Ap-zo-lu-ment bas ! »), etc. Le plurilinguisme dans la bande dessinée a été étudié par Ben-Rafael (2008), Ben-Rafael/ Ben-Rafael (2012) et Kern (2021). Ben- Rafael (2008) et Ben-Rafael/ Ben-Rafael (2012) documentent comment l’anglais est utilisé dans le paysage linguistique, notamment dans Lucky Luke à travers les noms de personnages et de lieux (p. ex. Sherrif ’s office), les interjections (p. ex. « youpee ! ») et les chansons (« I’m a poor lonesome cowboy » 4 ). Ils observent également des interférences de l’anglais dans Astérix chez les Bretons, que ce soit dans l’ordre des mots (p. ex. « une romaine patrouille » à la place d’une patrouille romaine) ou dans certaines expressions entières (p. ex. « un morceau de chance » calqué sur angl. a bit of luck). De plus, ils notent des caractères chinois dans Le lotus bleu de Tintin et des caractères hébreux dans Le chat du rabbin ainsi que le fameux pidgin à connotation raciale dans Tintin au Congo (p. ex. « C’est toi, missié Tintin ? … Moi peux venir ? », p. 14). Ils mentionnent finalement le langage artificiel des schtroumpfs (cf. également la contribution de 34 Elissa Pustka <?page no="35"?> Koch dans ce volume). Kern (2021) souligne encore une fois la possibilité d’une écriture pseudo-phonétique pour mettre en scène un accent étranger, p. ex. un accent français en anglais (p. ex. « pliiz ! » pour angl. please) ou un accent arabe en français (p. ex. la réalisation du / ʁ/ dans « Qu’est-ce que tu cghois ? », Kern 2021 : 374). Elle documente comment les textes en langue étrangère sont traduits ou expliqués en note en bas de page ou sous la vignette (cf. Kern 2021 : 380) et comment ils sont intégrés dans le paysage linguistique dessiné (cf. Kern 2021 : 387). 8.2 Oralité mise en scène Plusieurs publications ont étudié l’oralité mise en scène dans la bande dessinée : Redecker (1993, 1994), Bollée (1997), Quinquis (2004), Merger (2015) et Grut‐ schus/ Kern (2021). Alors que Redecker (1993, 1994), Bollée (1997) et Merger (2015) se limitent à énumérer et illustrer les traits de l’oral notés, Quinquis (2004) et Grutschus/ Kern (2021) fournissent aussi des statistiques descriptives. En voici les principaux résultats : Redecker (1993, 1994) Redecker (1993, 1994) examine trois bandes dessinées du chansonnier Renaud : Les aventures de Gérard Lambert (1981), Gérard Lambert : Les choses au poing (1983) et Le retour de la Pépette dans La bande à Renaud (1986). Elle y note des élisions de certains e muets (notamment dans chuis et chais, formes verbales figées de je suis et je sais) et de liquides finales dans les groupes obstruanteliquide (p. ex. cartable : <cartabe>, quatre : <quat’>) ainsi que de nombreuses autres formes réduites connues (tu : <t’> devant voyelle, il : <i’> devant consonne, vous : <z> de liaison, puis : <pi>, bien : <ben>, voilà : <v’là>, peut-être : <p’t’être> et mais enfin : <m’enfin>, celui-là : <çui-là>, parce que : <passque>). S’y ajoutent des cas de non-réalisation du pronom impersonnel il dans (il) y a et (il) faut. Concernant la négation, elle note que la construction figée c’est pas est toujours réalisée sans ne, alors que le ne se réalise à l’impératif. L’interrogation par intonation représente la règle, alors que la structure avec inversion constitue plutôt une exception. Bollée (1997) Bollée (1997), quant à elle, étudie les quatre volumes de la bande dessinée Agrippine de Claire Bretécher (1988-1993). Au niveau phonographique, elle constate tout d’abord que plusieurs traits typiques du français parlé n’y figurent pas, notamment la chute du e muet et des liquides (et ce, ni après obstruante comme dans quatre/ quat’ ni dans i(l)s). En revanche, on y trouve la forme réduite <t’> de tu devant voyelle de même que la forme familière <ouais> de oui. Au 35 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="36"?> niveau morpho-syntaxique, elle note des cas de on à la place de nous, de ça à la place de cela, d’interrogation par intonation et d’absence du il impersonnel ((il) y a, (il) faut). Quant au ne de négation, elle constate qu’il est absent dans certains cas, mais beaucoup moins fréquemment qu’à l’oral spontané (p. ex. 57 cas avec et 36 sans ne dans le tome 2). Merger (2015) Merger (2015), pour sa part, trouve dans son analyse de 13 albums de Titeuf les traits de l’oral suivants : • des élisions : - schwa : « j’ m’en fous », « maint’nant », « voilà m’sieur », « c’est p’têt toi ! ! » - [y] de tu : « t’es en retard » - [wa]/ [a] : « v’là autre chose ! », « ça t’aurait plu m’man » , « p’pa… j’ai besoin » - syllabes : « ’toutes façons… », « ’tain le mec ! », « z’allez voir » - liquides : « j’en veux p’us ! », « vot’ problème », « c’est pô possib’ », « qu’est-ce qu’i’ dit ? » • des assimilations : « chius pô nul », « chais pô, moi » • des absences du il impersonnel : « y’a bientôt plus de chips ! », « ’faut être plus rapide », « ’paraît qu’il est à l’hôpital » • des absences du ne de négation : « c’est pas ton jour » • y au lieu de lui : « autrement, j’y pète la gueule comme l’aut’ » • des manques d’élision dans si il : « si il veut être chauve, c’est son problème » Quinquis (2004) La thèse de Quinquis (2004) est dédiée à la série Les Frustrés de Claire Bretécher (1975-1980 ; prépubliée à partir de 1971). Elle fournit notamment des statistiques descriptives des formes de négation et d’interrogation. En ce qui concerne la négation, elle note un taux total d’absence de ne de 44,9 %, c’est-à-dire beaucoup moins que dans le langage spontané (cf. p. ex. Coveney 2002, Meisner 2016). De plus, elle documente une forte variation entre les histoires : dans 12 histoires, elle trouve exclusivement la négation sans ne, dans 23 exclusivement la négation avec ne. Ces différences s’expliquent par les situations mises en scène, même si la plupart des situations de l’immédiat n’entraînent pas automatiquement des négations sans ne. Comme dans l’oral spontané, des facteurs internes y jouent un rôle important. C’est notamment le cas des constructions figées sans ne (cf. Tab. 5). 36 Elissa Pustka <?page no="37"?> Négation sans ne Négation avec ne c’est 72 % 28 % je sais 80 % 20 % (il) y a 54 % 46 % (il) faut 66 % 33 % TOTAL 69 % 31 % Tab. 5 : Négation sans et avec ne dans Les Frustrés de Claire Bretécher (Quinquis 2004 : 115). Dans le cas des structures interrogatives, l’interrogation par intonation prédomine en tant que forme orale (77 %). Elle est suivie de l’interrogation par inversion en tant que forme écrite (17 %) et de la variante périphrastique formée avec est-ce que (6 %). Les formes avec inversion se trouvent surtout dans un certain nombre de constructions figées : avez-vous, as-tu, veux-tu, pensez-vous (cf. Quinquis 2004 : 120). Grutschus/ Kern (2021) Grutschus/ Kern (2021) finalement comparent un volume d’Astérix (vol. 12 ; Astérix aux Jeux Olympiques) et un volume de Titeuf (vol. 4 ; C’est pô juste) et distinguent, en se référant au modèle de Koch/ Oesterreicher [1990] ( 2 2011), entre les traits oraux universels et les traits propres au français (cf. Tab. 6). Niveau Éléments d’oralité Astérix Titeuf Universel Phrases incomplètes 94 10 Mises en relief 11 5 Dislocations à gauche 18 29 Dislocations à droite 46 20 Répétitions 15 3 Français Redoublement du sujet 1 5 c’est + SN pluriel 1 7 Absence de il impersonnel 0 21 Absence de ne 4 53 37 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="38"?> Interrogation par intonation 56 30 on pour nous 11 29 Tab. 6 : Traits oraux trouvés dans Astérix et Titeuf (Grutschus/ Kern 2021 : 200). On voit bien que les deux séries utilisent les ressources du français parlé de manière très différente pour construire l’oralité mise en scène. Dans la même ligne, Pustka/ Dufter/ Hornsby (2021) proposent la conclusion suivante à la fin de leur introduction du numéro spécial du Journal of French Language Studies sur l’oralité mise en scène : Ce numéro spécial montre donc que l’oralité mise en scène ne constitue pas une imitation de l’oral spontané passant par le filtre des représentations et perceptions. Elle présente plutôt un panorama de styles se servant des ressources de l’oral spontané. Il n’existe donc pas un seul oral dans l’écrit, stable et homogène, mais on observe de la variation en fonction de l’auteur, du genre, de l’œuvre, des personnages, des situations, des émotions et de nombreux autres facteurs qui restent à explorer. (Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 : 129) Ce volume permettra d’accumuler des faits empiriques afin d’approfondir ces propos. 9. La bande dessinée à l’école En 1970, Antoine Roux sort son livre pionnier La bande dessinée peut être éducative. Aux États-Unis, cependant, les débuts de la bande dessinée à l’école remontent beaucoup plus loin : durant les années 1920 déjà, des articles scienti‐ fiques présentent l’utilité des comic strips pour traiter des évènements politiques et sociaux en cours. Il faudra néanmoins encore attendre plus d’un demi-siècle pour que l’utilité de la bande dessinée dans le cadre de l’apprentissage de la lecture - aussi bien chez les enfants de L1 que chez les apprenant.e.s plus âgé.e.s de langues étrangères - soit reconnue (cf. Tilley/ Weiner 2016 : 360, 364). 9.1 L’enseignement du français L1 Au niveau L1, la bande dessinée est tout d’abord appréciée pour l’apprentissage de la lecture à l’école primaire : Lors de l’apprentissage de la lecture. - Les BD jouent un rôle charnière, transition entre la petite enfance et le monde scolaire. Les rédacteurs de manuels scolaires, et 38 Elissa Pustka <?page no="39"?> surtout les éducateurs, ont saisi l’intérêt pédagogique de la BD : le passage du concret, l’image, à l’abstrait, les lettres. (Baron-Carvais 2007 : 76) Ainsi, une Méthode de lecture a été publiée sur la base de la série Boule et Bill (Astruc/ Girard 1987). De plus, la bande dessinée est de plus en plus reconnue comme de la littérature. À partir de 1996, elle apparaît dans les programmes du collège, en 2001 dans ceux du lycée et en 2002 dans ceux de l’école primaire ; à partir de 2002, elle fait partie des listes de référence de littérature (cf. Rouvière 2019 : 9). Elle est surtout enseignée en cours de français, même si on pourrait l’intégrer aussi dans d’autres matières (p. ex. histoire, arts plastiques) : Officiellement, donc, la bande dessinée est aujourd’hui étudiée en classe. Et pourtant cette revalorisation officielle masque une réalité bien différente : la BD demeure sans conteste le parent pauvre de la littérature à l’École. De fait, beaucoup reste à faire pour convaincre de son intérêt éducatif. Le médium ne produit pas un parfait consensus à son égard, tant chez les parents que chez les enseignants, parce que l’on méconnaît souvent les théories critiques qui le légitiment. Si la bande dessinée est entrée peu à peu dans les bibliothèques scolaires, les manuels et les cours, plutôt de français, que d’histoire ou d’arts plastiques, elle est encore utilisée le plus souvent pour enseigner autre chose qu’elle-même. Et dans les classes, force est de constater qu’on n’étudie pas d’album de BD comme œuvre intégrale. (Rouvière 2019 : 10) Malgré l’entrée dans les programmes, l’intérêt et l’initiative des enseignant.e.s restent primordiaux : « Une frange du monde scolaire est devenue sensible à l’indéniable qualité de certaines séries ainsi qu’à la spécificité du medium » (Fresnault-Deruelle 2009 : 45). Un sondage récent réalisé par Depaire (2019) à la demande du groupe Bande dessinée du Syndicat national de l’édition en vient aux conclusions suivantes : • Parmi les 150 enseignant.e.s interrogé.e.s, 47 % lisent plus de dix BD par an et 28 % au moins régulièrement. Seuls 25 % des participant.e.s lisent au maximum deux BD par an. • 98,6 % des participant.e.s voient dans la BD des usages pédagogiques potentiels. • Pourtant, seule la moitié des participant.e.s témoigne déjà avoir utilisé la BD en classe. • S’ils ou elles utilisent des BD en classe, il s’agit surtout de « travailler sur les codes du genre » (Depaire 2019 : 17) : onomatopées, rapport texte/ image, etc. 39 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="40"?> • Parmi les approches didactiques les plus répandues, on trouve des activités comme faire dessiner une planche de BD par les élèves, participer à un prix des lecteur.rice.s (c’est-à-dire procéder à une lecture critique de plusieurs ouvrages), ou encore rencontrer un.e auteur.e. • 70 % des participant.e.s considèrent que la BD est utile à l’apprentissage de la lecture. Dans un article, Raux (2019) propose un aperçu qualitatif des pratiques des enseignant.e.s dans une étude de 26 séquences trouvées dans des blogs d’ensei‐ gnant.e.s. La plupart des activités contiennent des questionnaires de compré‐ hension ainsi que des fiches portant sur les codes de la bande dessinée, suivies de bulles à remplir et de puzzles de cases/ vignettes. 9.2 L’enseignement du FLE en Allemagne et en Autriche En ce qui concerne l’usage de la bande dessinée dans l’enseignement du FLE, nous mettons l’accent sur le contexte germanophone (pour son développement dans 33 manuels de FLE de 1919 à 2020 cf. Giroud 2021). CECR Le cadre y est bien évidemment le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) de 2001, avec son volume complémentaire de 2021. Dans le CECR (2011 : 47), la BD figure sous « Utilisation esthétique ou poétique de la langue » (« l’audition, la lecture, l’écriture ou le récit oral de textes d’imagination (bouts rimés, etc.) parmi lesquels des caricatures, des bandes dessinées, des histoires en images, des romans photos, etc. ») ainsi que sous « Les genres et les types de textes écrits ». Dans son complément, on trouve dans la section sur la « Compréhension écrite » dans l’échelle « Lire comme activité de loisir » (et non pas sous « Lire pour s’informer », entre autres) pour les niveaux A2 et B1 : A2 : « Peut comprendre suffisamment pour lire des histoires et des bandes dessinées courtes, mettant en scène des situations concrètes et familières et rédigées dans un langage très quotidien. » (CECR - volume complémentaire 2021 : 62) B1 : « Peut suivre l’intrigue de récits, de romans simples et de bandes dessinées si le scénario est clair et linéaire et rédigé dans un langage très quotidien, à condition de pouvoir utiliser un dictionnaire. » (CECR - volume complémentaire 2021 : 62) Par contre, la bande dessinée ne figure pas aux niveaux A1, B2, C1 et C2. Programmes et manuels scolaires Les programmes scolaires des lands prévoient l’utilisation de BD en cours (cf. p. ex. les programmes de Rhénanie-du-Nord-Westphalie et de Bavière). Ainsi, on trouve un certain nombre de vignettes et de planches dans les manuels 40 Elissa Pustka <?page no="41"?> (Découvertes, À plus ! ). Ils sont généralement tirés d’albums classiques (p. ex. Astérix, Tintin, Lucky Luke) et servent plutôt d’illustration ou font partie d’exercices facultatifs. Avec le niveau de compétence croissant, leur nombre augmente et on y trouve aussi des BD plus actuelles (cf. Lange, dans ce volume). Le quatrième volume d’À plus ! contient un module « Zoom sur la BD ! » avec les principes de composition des BD, leurs genres, des informations sur le Festival d’Angoulême et des statistiques sur les lecteur.rice.s de BD en France ainsi qu’une page sur les onomatopées. Dans son étude sur la BD dans les manuels employés en Autriche, Taglieber (2017 : 97) en arrive à la conclusion que la BD est utilisée à 66 % pour des exercices de langue (p. ex. vocabulaire), à 27,7 % pour une analyse littéraire et à 6,4 % pour l’apprentissage (inter-)culturel. Elle constate que les manuels autrichiens Bien fait ! et Perspectives font beaucoup moins usage de la BD que les manuels utilisés dans la totalité du domaine germanophone (édités en Allemagne). Par manque de place, on ne trouve que des extraits de BD dans les manuels, mais pas d’œuvre intégrale. Matériaux supplémentaires Les enseignant.e.s qui voudraient intégrer davantage la BD en cours de FLE trouvent de nombreuses idées et matériaux dans la revue Der Fremdsprachliche Unterricht Französisch (FUF), destinée aux enseignant.e.s de français au col‐ lège/ lycée, ainsi que des éditions annotées et des dossiers publiés par les grands éditeurs de FLE en Allemagne. La revue FUF a consacré cinq numéros spéciaux à la bande dessinée ces dernières années (1995, 2005, 2009, 2014 et 2018). Au total, Morys (2018 : 81) recense 67 articles dans huit revues de practicien.ne.s parus à partir de 1990. Les bandes dessinées y sont notamment présentées comme des matériaux authentiques permettant d’étudier un certain nombre d’aspects transculturels, comme l’école dans Les Cahiers d’Esther, la religion dans L’Arabe du Futur et Le Chat du Rabbin, et la francophonie dans Paul (Québec) et Aya de Yopougon (Côte d’Ivoire) (cf. Lange 2014 : 6). Ils permettent aussi d’entraîner les compétences communicatives (p. ex. par le biais d’un puzzle de bulles et de vignettes ; Lange 2014 : 7) et d’étudier les caractéristiques propres au média (cf. Braun/ Schwemer 2018 : 3). Pour ceux qui aimeraient au-delà étudier une œuvre intégrale en cours, l’éditeur Cornelsen propose dans sa série « Francomics » (cf. supra) cinq dossiers, entre autres un pour Goupil ou face de Lou Loubie (2021) pour le niveau A2 ; Klett propose une édition annotée de sept BD, p. ex. de L’Étranger de Jacques Ferrandez (2013) d’après Albert Camus (1942) pour le niveau B1/ B2 (cf. aussi Lange, dans ce volume). 41 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="42"?> Le concours Francomics De plus, il faudrait mentionner le concours Francomics organisé depuis 2009/ 10 par l’Institut franco-allemand d’Erlangen (où a lieu le Comic-Salon Erlangen avec son Max-und-Moritz-Preis ; cf. section 3), l’Institut Français d’Allemagne et la maison d’édition Cornelsen. L’Autriche y a participé pour la première fois en 2021/ 22 lors de la 5 ème édition du concours (https: / / francomics.de). Les élèves lisent plusieurs bandes dessinées d’expression française pendant l’année scolaire, qui leur sont mises à disposition en version numérique sur Culturethèque, et présentent celle qui leur plaît le plus, au cours des premières années par une critique écrite, actuellement par une vidéo de deux minutes maximum (cf. Morys 2018 : 90-91 ; Lange, dans ce volume). C’est donc l’occasion de lire non seulement une, mais trois BD comme œuvre intégrale en langue étrangère. La sélection comprend p. ex. Je vais rester de Lewis Trondheim et Hubert Chevillard (2018), Jamais de Bruno Duhamel (2018), Le Grand Méchant Renard de Benjamin Renner (2015) et Le goût du chlore de Bastien Vivès (2008). La BD qui gagne le concours est traduite en allemand, la classe gagnante est invitée au salon de la BD à Erlangen. Le site web du concours fournit aussi un certain nombre de ressources didactiques comme des webinaires, des enregistrements de rencontres d’auteur.e.s en ligne ou des fiches pédagogiques avec leurs solutions (https: / / francomics.de/ francomics-ressources/ ). On y trouve des fiches de travail sur les bandes dessinées étudiées, mais aussi de courtes vidéos YouTube sur des sujets autour de la bande dessinée, p. ex. « Comment fait-on une BD ? », « Qui a inventé la bande dessinée ? », « C’est quoi un manga ? » et « Pourquoi Astérix est-il si connu ? ». Une autre fiche permet d’introduire au « vocabulaire de la BD » (planche, vignette/ case, cartouche, bulle, etc.). Un deuxième concours est celui de l’éditeur Klett : « La vie en BD » (www.klett.de/ inhalt/ frankreich/ l a-vie-en-bd/ 25493). Didactique À côté de ces nombreux matériaux pratiques disponibles, la littérature scien‐ tifique sur la didactique de la BD en FLE reste peu abondante : « La BD, apparemment, a peu intéressé les didacticiens » (Giroud 2021 : § 12). Les seules monographies dans le domaine germanophone présentant des études empiriques sont Koch (2017) - avec des questionnaires distribués à 275 élèves de FLE - et Morys (2018) - avec des analyses de manuels de FLE, de matériaux didactiques supplémentaires, des questionnaires distribués à des enseignant.e.s et des élèves ainsi que des entretiens qualitatifs avec des enseignant.e.s. Les ar‐ ticles d’universitaires que l’on trouve dans des revues scientifiques en revanche se rapprochent souvent d’articles pratiques (p. ex. Koch 2014, Nonnenmacher 2016). Il n’existe pas vraiment de discours scientifique jusqu’à maintenant 42 Elissa Pustka <?page no="43"?> 5 P. ex. les séries d’animation sur la base des Cahiers d’Esther (2018 -) avec des épisodes d’environ deux minutes : https: / / www.youtube.com/ watch? v=qMfw8l59deg. (cf. Morys 2018 : 42-43, 81, 140), ce que Morris (2018) résume ainsi : « Eine Didaktik zum Einsatz von BD im Fremdsprachenunterricht steht somit bisher aus » (Morys 2018 : 47) ‘Une didactique pour l’emploi de la BD en cours de langues étrangères n’existe pas encore.’ Les publications pratiques, les résultats de l’enquête de Morys (2018) parmi les enseignant.e.s ainsi que les contributions réunies dans ce volume permettent au moins d’en esquisser les domaines d’utilisation possibles et les types de tâches expérimentés. Domaines d’utilisation En cours de FLE, les bandes dessinées peuvent servir dans les quatre domaines suivants : • Pratique de la langue au sens classique (apprentissage de la norme de la langue-cible) : grammaire, vocabulaire, prononciation, orthographe, etc. • Enseignement de l’oral et de la variation (inspiré par la linguistique) : oral/ écrit, oralité mise en scène (p. ex. onomatopées, ‘gros mots’), variétés régionales, langage des jeunes, contact de langues, etc. • Enseignement de la littérature et des médias : les particularités du médium de la bande dessinée, comparaison avec le roman et le film 5 , BD comme introduction à la littérature (cf. Castelli 2016), etc. • Civilisation, enseignement interet transculturel : p. ex. personnalités célèbres, stéréotypes nationaux, féminisme, etc. En plus des thématiques traitées par les BD, la culture de la BD est elle-même un sujet de civilisation : le marché du livre et le monde de l’édition, le métier de scénariste et/ ou de dessinateur.rice, le Festival d’Angoulême, les attentats de Charlie Hebdo en 2015 etc. Cela permet aussi d’intégrer des supports audio ou audio-visuels, p. ex. des podcasts ou des webinaires, afin de ne pas se restreindre au médium graphique quand on traite la bande dessinée en cours de FLE. Types de tâches L’encadré suivant donne un aperçu des tâches souvent proposées dans les articles pratiques pour travailler avec ou sur des bandes dessinées en cours de FLE. Une partie d’entre elles sont spécifiques du médium de la BD (p. ex. puzzle de vignettes, bulles à remplir), d’autres non (p. ex. descriptions d’images, textes à trous, QCM, résumé, etc.). 43 La bande dessinée - une ressource précieuse pour la linguistique et la didactique du FLE <?page no="44"?> Avant la lecture • Décrire la couverture de la bande dessinée • Formuler des hypothèses sur le contenu de l’histoire • Puzzle de cases/ vignettes • Bulles à remplir (par des textes donnés ou à imaginer) • Description d’une case/ vignette Pendant la lecture • Répondre à des questions fermées : QCM (questionnaire à choix multiple), VRAI/ FAUX • Répondre à des questions ouvertes • Relier des parties de phrases ou des images et des mots/ phrases • Remplir un texte à trous • Terminer des phrases Après la lecture • Jouer une scène • Écrire un résumé • Faire le portrait d’un personnage • Écrire la suite de l’histoire, p. ex. sous forme de journal intime, de blog, etc. • Dessiner la suite de l’histoire sous forme de BD (p. ex. à l’aide d’un logiciel comme http: / / writecomics.com, https: / / www.canva.com/ crea te/ comic-strips/ ou https: / / bdnf.bnf.fr) • Écrire une critique L’étude de Morys (2018) témoigne, à travers l’expérience des enseignant.e.s et des élèves, que le travail avec les BD se fait plus souvent de manière interactive et individuelle ou en groupes et moins souvent sous forme d’enseignement frontal. Il prend ainsi particulièrement en compte la diversité des intérêts, des capacités et des styles d’apprentissage des élèves. 10. Conclusion et desidérata La linguistique et la didactique de la BD ou en combinaison la linguistique didactique (angl. pedagogical linguistics ou educational linguistics) sont donc des domaines de recherche émergents, très prometteurs pour la pratique de 44 Elissa Pustka <?page no="45"?> l’enseignement et l’apprentissage des langues premières et étrangères. En FLE notamment, les bandes dessinées permettent d’attirer l’attention des appre‐ nant.e.s sur l’énorme clivage entre oral et écrit. Les questions primordiales qui restent sont celles du choix des BD pour les cours de FLE : • Quelles BD pour quel âge ? • Quelles BD pour quel niveau de compétence ? (Comment évaluer le niveau de difficulté d’une BD, tenant compte du fait que les dessins aident parfois à la compréhension ? ) • Quelles BD pour quelles thématiques de civilisation, de grammaire, etc. ? • Et finalement la grande question : quelles BD classiques et quelles BD actuelles pourraient former un canon ? Ces questions soulèvent le besoin d’un guide de la BD française destiné aux enseignant.e.s de FLE. Références Angrand-Benabdallah, Pierre (2022) : « Les ventes de bandes dessinées ont explosé en 2021, portées par les mangas », in : Le Monde du 27/ 01/ 2022. Astruc, Charles / Girard, Jocelyne (1987) : Boule et Bill : Méthode de lecture, CP, Paris : Magnard. Astruc, Charles / Girard, Jocelyne (1987) : Boule et Bill, Paris : Magnard. Baron-Carvais, Annie (2007) : La bande dessinée, Paris : PUF. 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Introduction 1 Le langage utilisé dans les bandes dessinées (BD) est souvent considéré comme reflétant le français parlé (cf. Pietrini 2012 : 7). Cela est notamment le cas dans la série de BD Les Cahiers d’Esther de Riad Sattouf, dans laquelle l’auteur présente aux lecteurs 2 le langage d’une jeune fille parisienne, également illustré au dos de la BD : (1) Je m’appelle Esther et j’ai 10 ans. J’ai raconté 52 histoires vraies extrême‐ ment intéressantes sur moi (ma famille, mes amis, ma vie etc.) à Riad Sattouf et il en a fait ce livre très réaliste avec des gros mots (merde-con-putain) parce qu’on parle comme ça nous les jeunes. (Esther 2016) Le langage réalisé par écrit, mais en partie conçu oralement, est surnommé ‘oralité feinte’ (Goetsch 1985), ‘oralité fictive’ (Gadet 2007 : 523 ; Pietrini 2014) ou ‘oral représenté’ (Marchello-Nizia 2012 : 247). Ces termes posent un certain problème, car on ne peut pas supposer en soi que les auteurs aient une connaissance précise des caractéristiques de la langue parlée afin de l’imiter de manière authentique (cf. Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 : 126). En outre, il ne semble pas être raisonnable d’imaginer un ‘langage unique’ dans les BD, d’autant plus que des différences peuvent être démontrées selon les œuvres individuelles, mais aussi entre les personnages des BD (cf. Goldschmitt 2005 ; Pustka 2017). Par conséquent, nous adoptons le point de vue de Pustka/ Dufter/ Hornsby (2021 : <?page no="58"?> 3 Lorsque c’est possible, des exemples tirés de la BD Les Cahiers d’Esther sont utilisés et plus rarement ceux d’autres études. Ainsi, nous voulons montrer les bases théoriques directement à l’aide d’exemples de notre corpus. L’élément disloqué et, le cas échéant, l’élément repris sont indiqués en italique. 126) et utilisons par la suite le terme inventé par Goffman (1959) : ‘oralité mise en scène’. Nous nous intéresserons donc tout d’abord à la question de savoir si le langage de la BD Les Cahiers d’Esther est réellement une imitation du langage parlé ou plutôt une mise en scène de l’oralité impliquant une utilisation stéréotypée (cf. Müller 2012 : 75) des phénomènes. D’après les déclarations de l’auteur dans la presse (cf. Parizot 2017 ; Houot 2020), l’héroïne de sa BD a un modèle dans la vie réelle bien que le prénom Esther soit fictif. Dans ses histoires, l’auteur s’inspire des récits de la fille d’un couple d’amis. Cette fille reste anonyme, et elle lui relate sa vie de tous les jours. Comme Sattouf le décrit dans certaines interviews, cet « échange d’informations » se fait notamment par le biais de rencontres personnelles, d’appels téléphoniques, de SMS, et rappelle un entretien guidé. En écrivant la BD, Sattouf change les noms des personnes et des lieux, mais, en même temps, chaque histoire a un noyau de vérité. Ce qui paraît important pour l’auteur est la façon de parler, et son objectif déclaré est de reproduire ou de « retranscrire la langue parlée » : « J’adore retranscrire la langue parlée. Les mots, le rythme, les expressions nouvelles, et les plus anciennes, qui reviennent » (Houot 2020). Par conséquent, le langage de la protagoniste se caractérise par des marques phonétiques et morphosyntaxiques typiques de l’oral dont, entre autres, l’utilisation fréquente de la dislocation - c’est-à-dire le placement excentrique (cf. Berrendonner 2021 : 1) de mots ou groupes de mots à gauche (2) ou à droite (3) : 3 (2) Mon père, c’est vraiment quelqu’un de très très beau. (Esther 2016 : 10) (3) Il est honnête et sincère, mon père. (Esther 2016 : 38) Dans ces « créations », on reconnaît l’oralité supposée ‘feinte’ ou ‘fictive’ par laquelle l’auteur met en scène l’oralité dans son texte. Pour nous, il se pose alors la question de savoir comment Riad Sattouf utilise, dans Les Cahiers d’Esther, les possibilités de mettre en scène l’oralité ou, plus précisément, les dislocations. Nous prenons l’affirmation de Blasco-Dulbecco (1999 : 187) comme point de départ : « L’intuition ne permet pas de bien imiter les dislocations : certains écrivains abusent de ces structures dans le but de faire ‘plus oral’ et paradoxalement ils créent des énoncés qui ne sont jamais attestés ». Notre question de recherche est donc liée à celle posée au début : dans quelle mesure s’agit-il d’une mise en scène ? 58 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="59"?> 4 Par souci de simplification, le sous-titre ne sera plus mentionné dans ce qui suit. Nous partons donc de l’hypothèse que Sattouf ne se sert pas exhaustivement des moyens linguistiques à sa disposition pour imiter l’oralité, comme Quinquis (2004 : 196) l’a montré pour Les Frustrés de l’autrice Claire Bretécher, mais qu’il les utilise seulement de manière stéréotypée. À cette fin, l’analyse s’appuie sur le premier volume des Cahiers d’Esther. Histoire de mes 10 ans.  4 L’enquête se base en particulier sur la catégorisation du terme de dislocation de Berrendonner (2021 : 1), Kiesler (2013 : 98) et Horváth (2018 : 55) et sa classification élaborée par Stark (1997 ; 2008). En outre, nous analyserons des exemples relevés dans le corpus de manière inductive. Nous commencerons par une discussion des termes fondamentaux pour le sujet, avec un bref aperçu des différents types de dislocation et des fonctions qu’elles assument selon la position de l’élément disloqué (cf. section 2). Suivra la présentation du cadre théorique (cf. section 3), du corpus et de la méthodologie utilisée lors de l’analyse (cf. section 4). Ensuite, nous regarderons de plus près les dislocations présentées dans la BD Les Cahiers d’Esther à la fois sur un plan quantitatif à propos des diverses dislocations dans les différentes parties du texte, mais aussi à propos des éléments disloqués. Enfin, nous étudierons sur le plan qualitatif les fonctions des dislocations. Dans ce contexte, l’analyse de l’emploi des virgules sera également abordée, puis suivie d’une petite comparaison entre la dislocation mise en scène dans Les Cahiers d’Esther et celle observée dans d’autres corpus du français parlé (cf. section 5). 2. La dislocation Un premier aperçu de notre sujet est offert par Bally (1965 : 60-63), qui appelle les dislocations des « phrases segmentées » ou « segmentations » caractérisées par une progression musicale. Les deux éléments sont séparés par une pause et contiennent une certaine « mélodie » (Bally 1965 : 61). Le terme de dislocation est utilisé de façon différente dans la littérature, défini parfois de manière assez large, parfois de manière assez étroite (cf. Horváth 2018 : 54-63). Il fait souvent l’objet d’une assimilation avec le terme de segmentation, mais, dans certains cas, la segmentation est également considérée comme un terme générique pour les dislocations et les constructions avec des présentatifs (cf. Krassin 1994 : 31) ; ces derniers ne seront pas pris en compte dans ce qui suit. Dans la structure syntaxique des syntagmes verbaux, chaque constituant occupe une position canonique. Les dislocations se définissent donc par le fait qu’un constituant apparaît hors de son site canonique, soit en position initiale, soit en position finale (Berrendonner 2021 : 1). 59 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="60"?> (4) Ce qui était bizarre, c’est que mon père, il me disait que la magie, ou Dieu, ça existait pas, mais que le père Noël, si. (Esther 2016 : 10) Nous tenons à souligner ici que certains linguistes ont abandonné le concept de phrase. Berrendonner (cf. 2002), par exemple, distingue plutôt les clauses et les périodes. Selon lui, la clause est un « îlot de dépendance grammaticale […] dont les éléments sont reliés par des rapports de rection » (Berrendonner 2002 : 27). La période, en revanche, est une unité d’intégration prosodique composée de plusieurs clauses (cf. Berrendonner 2002 : 28-29). Dans notre étude, c’est néanmoins la phrase qui constitue la base de nos recherches (cf. aussi 4.2). Il convient de noter que la dislocation est un phénomène syntaxique que l’on retrouve également dans des textes écrits, mais qui apparaît beaucoup plus fréquemment dans le français parlé (cf. De Cat 2007 : 4 ; Kiesler 2013 : 97). La reprise ou l’anticipation de l’élément disloqué par un pronom ou un adverbe pronominal à l’intérieur de la phrase correspondante (cf. Honnigfort 1993 : 14) indique déjà que l’on peut distinguer plusieurs types de dislocation, qui seront discutés plus en détail ci-dessous. 2.1 Les différents types de dislocation Koch/ Oesterreicher (2011 : 90-99) divisent les segmentations en séquences thème-rhème et rhème-thème, qu’ils répartissent respectivement en trois et deux autres sous-types. Sur cette base, Stark (2008 : 311) postule qu’un énoncé est divisé en deux parties en accord avec la théorie propositionnelle : le topic, qui dénote l’objet propositionnel de la phrase, et le comment, qui représente le but propositionnel. Le topic et le comment sont des termes relationnels ; le comment attribue une propriété à son topic, ou l’intègre dans le contexte. En outre, on peut faire la distinction entre sentence topic et discourse topic. Le sentence topic est le sujet d’un seul énoncé, tandis que le discourse topic fait l’objet d’un énoncé plus long (cf. Stark 1997 : 30-40 ; Barnes 1985 : 28). Sous le titre « Herausstellungsstrukturen » (structures d’extraposition en français), Stark (2008 : 313) subsume ensuite trois phénomènes différents : la dislocation à gauche, la dislocation à droite et le thème détaché. Dans les trois cas, l’élément disloqué ou détaché se caractérise par un manque d’intégration syntaxique complète, bien que des gradations soient possibles. De plus, d’un point de vue syntactico-formel, ils ne représentent pas de phrases complètes (cf. Stark 2008 : 313). Les deux types essentiels en périphérie gauche de la phrase - dislocation à gauche et thème détaché - ont déjà été identifiés par Cinque (1977). Dans le cas de la dislocation à gauche, l’élément disloqué est repris obligatoirement par 60 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="61"?> un clitique co-indexé et peut être réinséré dans la phrase (cf. Stark 2008 : 313). Cela signifie que les éléments disloqués sont extraits de leur site argumental canonique et qu’à leur place une copie pronominale clitique est créée (cf. Berrendonner 2021 : 11). (5) Les gens, ça les fait rêver de voir des gens plus beaux qu’eux. (Esther 2016 : 10) En revanche, les thèmes détachés ne sont pas enchâssables et n’exigent pas de reprise par un pronom ni de congruence avec un élément co-indexé (cf. Stark 2008 : 313). Ce type est également appelé nominativus pendens (cf. Berrendonner 2021 : 4). (6) La viande ça va. (Esther 2016 : 45) Delaveau (1991 : 201) signale également une « forme mixte » (Stark 1997 : 33) de dislocation à gauche et de thème détaché, dans laquelle est disloqué un syntagme nominal non marqué par une préposition et repris dans la phrase suivante sans être syntaxiquement congruent, p. ex. Proust, ce que je veux en citer, c’est une phrase célèbre (Stark 1997 : 33). Le troisième type, la dislocation à droite, est caractérisé par la congruence obligatoire du clitique co-indexé à l’intérieur de la phrase-noyau (Stark 2008 : 313). Il s’agit donc de la même procédure que pour la dislocation à gauche présentée précédemment. (7) Hey Antoine ! Il existe pas l’père Noël, avoue ! (Esther 2016 : 12) De plus, Stark (1997 : 84, 2008 : 314) distingue d’autres cas de structures d’extra‐ position très fréquents dans le français parlé, qui ne seront pas mentionnés ici, car, pour notre enquête, ils n’auront pas d’importance, vu qu’ils n’apparaissent pas dans Les Cahiers d’Esther. La dislocation est en principe possible avec les éléments phrastiques suivants : syntagmes nominaux, syntagmes prépositionnels, propositions infinitives, syn‐ tagmes adjectivaux et propositions avec que (Berrendonner 2021 : 3). En français, ce sont surtout des sujets et moins souvent des objets directs qui sont segmentés (cf. Stark 2008 : 313). Notre analyse montrera si c’est aussi le cas dans Les Cahiers d’Esther. Pour notre étude, les distinctions des différents types de dislocation élaborés par Stark (1997, 2008) servent de base. Nous ne considérons pas la dislocation comme étant synonyme de segmentation, mais comme faisant partie des phénomènes de segmentation ; elle se distingue nettement des constructions 61 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="62"?> 5 Un terme générique tel que Herausstellungsstrukturen en allemand comprenant les différentes structures pour « extrapositionner » certains éléments ne semble pas exister en français. Il est possible que le terme de constructions à détachement (Fradin 1990) soit un bon candidat. présentatives ainsi que des phrases clivées et pseudo-clivées, qui ne sont pas prises en compte dans ce qui suit. 5 2.2 Les fonctions des dislocations Les dislocations ne se distinguent pas que sur les plans formel et syntaxique, mais elles remplissent également des fonctions différentes selon la position de l’élément disloqué. Afin de pouvoir déterminer les fonctions des dislocations présentes dans Les Cahiers d’Esther, il est essentiel de les examiner au préalable pour créer une base de référence. 2.2.1 Les fonctions des dislocations à gauche Dans les dislocations à gauche, le thème de l’énoncé, à savoir le topic, est toujours placé au premier plan. Cela permet de dévier de l’ordre des mots sujet/ verbe/ objet, qui est caractéristique du français (cf. Söll 1985 : 148). Le locuteur introduit le thème et peut le reprendre ou l’intégrer dans la phrasenoyau au moyen d’un pronom. De plus, il est possible de corriger un faux départ syntaxique. Cela signifie que les difficultés de formulation peuvent être surmontées à l’aide de la dislocation. Ces difficultés sont par exemple traduites par des pauses claires et des phénomènes dits d’hésitation tels que enfin, euh ou eh bien (cf. Seelbach 1982 : 209). Les dislocations encodent principalement des topics nouveaux dans le dis‐ cours ; cependant, d’après Ashby (1988 : 215), ceux-ci ne peuvent jamais être entièrement nouveaux, mais doivent être « cognitivement accessibles » (Horváth 2018 : 51). À moins que le topic n’ait déjà été mentionné dans le discours ou ne puisse être déduit de la situation, une connexion sémantique doit être réalisée. Ceci se produit souvent par le biais d’expressions telles que aussi ou par exemple (Barnes 1985 : 74). Les topics peuvent être classés sur une échelle en fonction de leur acceptabilité pragmatique. En particulier, le thème détaché assume souvent la fonction d’un changement de topic (topic shift). Ceci est souligné par Detges/ Waltereit (2014 : 29-31) dans leur étude sur le pronom moi disloqué à gauche, qui montre que cette forme sert souvent à initier le topic shift. Par conséquent, ce sont précisément les pronoms toniques disloqués à gauche qui ont pour fonction d’assurer la cohérence du dialogue, comme le montre l’exemple : « Moi mes parents mon père était sous-chef » (Detges/ Waltereit 2014 : 30). 62 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="63"?> Une autre fonction du moi disloqué à gauche est de souligner le contraste entre le locuteur et ses interlocuteurs (cf. Detges/ Waltereit 2014 : 29 ; Horváth 2018 : 52). (8) Quand il a dit ça, tout le monde a fermé les yeux mais moi ça m’a réveillée. (Esther 2016 : 14) Le moi disloqué à gauche sert également de turn-taking, car, en l’utilisant, le locuteur peut indiquer qu’il souhaite prendre la parole. De cette manière, il de‐ vient le topic de l’énoncé (cf. Barnes 1985 : 38). Cet emploi du pronom personnel est également appelé signal d’ouverture. La dislocation prend ici la fonction d’un marqueur de structuration pour le discours parlé (Gliederungssignal en allemand, cf. Gülich 1970 ; Koch/ Oesterreicher 2001 : 593 ; Söll 1985 : 156 ; Koch/ Oesterreicher 2011 : 43). (9) Père : C’est pas que ça ! C’est aussi penser qu’il y a différentes races d’êtres humains… Et que certaines sont supérieures à d’autres… Antoine : Ouais moi j’fé partie d’la race supérieure à celle d’Esther ouèche (Esther 2016 : 21) Le pronom moi disloqué à gauche assume donc dans tous les cas une fonction d’ancrage, qu’il s’agisse d’accomplir un turn-taking, un topic shift ou un con‐ traste référentiel. Selon Detges/ Waltereit (2014 : 37-39), le moi disloqué à gauche peut égale‐ ment avoir des fonctions modales dans le cadre de parenthèses telles que moi je trouve, ce qui crée un « boosting effect », à savoir un renforcement de la parenthèse. En même temps, il peut également exprimer la politesse lorsque l’opinion personnelle du locuteur est soulignée, ce qui équivaudrait à une fonction d’affaiblissement. Néanmoins, les parenthèses avec un moi disloqué à gauche assument plus souvent une fonction de renforcement qu’une fonction d’affaiblissement. 2.2.2 Les fonctions des dislocations à droite Les dislocations à droite, en revanche, ne disposent pas de cette fonction d’an‐ crage. Elles se caractérisent par une haute implication émotionnelle, puisque le but du message, ou bien le comment, se trouve au centre de l’énoncé, ce qui est déjà caractéristique du code parlé (cf. Koch/ Oesterreicher 2011 : 95). A l’aide de la dislocation à droite, l’ambiguïté linguistique est résolue ; le locuteur veut préciser ce dont il parle exactement. Seule la dislocation à droite, et non la dislocation à gauche, peut assumer cette fonction de désambiguïsation (cf. Seelbach 1982 : 212). De plus, la dislocation à droite ne peut avoir que la fonction de mettre quelque chose en évidence (cf. Seelbach 1982 : 213). 63 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="64"?> Par conséquent, les fonctions de désambiguïsation et d’accentuation domi‐ nent, bien que d’autres fonctions puissent être identifiées en arrière-plan. Selon Ashby (1988 : 213), les nouveaux sujets peuvent également être encodés par la dislocation à droite ; en principe, les topic shifts sont possibles aussi, mais ils sont clairement moins importants que dans la dislocation à gauche. En comparaison avec les éléments disloqués à gauche, les éléments disloqués à droite dénotent également plus souvent des référents qui sont évoqués dans la situation (cf. Ashby 1988 : 214). Comme nous l’avons déjà remarqué pour la dislocation à gauche, celle réalisée à droite peut avoir pour fonction pragmatique de clarifier un contraste (cf. Ashby 1988 : 218 ; Detges/ Waltereit 2014 : 35). Enfin, la dislocation à droite peut avoir une fonction importante pour la structure de la conversation, à savoir le turnclosing. Cela permet d’indiquer à l’interlocuteur que le locuteur lui donne la possibilité de participer à la conversation ou de faire valoir son droit de parole. Ainsi, un toi disloqué à droite peut correspondre à une incitation, comparable à la fonction d’un moi disloqué à gauche comme signal d’ouverture. Une fonction modale est également attribuée aux pronoms personnels disloqués à droite. En plaçant un moi à droite de la phrase, le locuteur peut renforcer son affirmation et la présenter comme non négociable. Il reste à constater que les fonctions des dislocations à gauche et à droite peuvent différer. L’analyse qui suit permettra de préciser celles qui se trouvent et dominent dans Les Cahiers d’Esther. 3. Cadre théorique : la mise en scène de l’oralité et les deux niveaux de communication Tout d’abord, nous aimerions définir le cadre dans lequel nous examinerons le langage de la BD et le classer comme mise en scène de l’oralité. Nous suivons l’étude de Grutschus/ Kern (2021) et nous nous appuyons sur une définition conceptionnelle de l’oralité telle que Koch/ Oesterreicher (2001 ; 2011) l’ont développée. Elle a l’avantage d’être indépendante de la réalisation, qu’elle soit phonique ou graphique. Le modèle de Koch/ Oesterreicher propose non seulement une catégorisation exhaustive des phénomènes linguistiques caractéristiques de l’immédiat communicatif, mais il leur attribue également trois niveaux différents : l’universel, l’historique et l’individuel ou actuel (cf. Koch/ Oesterreicher 2011 : 6). Pour nous, le niveau universel aura une importance particulière dans la suite de notre étude, puisque les dislocations sont des phéno‐ mènes syntaxiques essentiels de l’immédiat communicatif (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 196). La mise en scène de l’oralité dans le langage des BD présuppose qu’un 64 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="65"?> passage du plan phonique au plan graphique ait lieu. Le fait que ce transcodage ne soit pas représenté dans le modèle de Koch/ Oesterreicher ne semble pas avoir d’importance centrale pour notre étude ; nous nous concentrons sur un phénomène syntaxique et ne tenons pas compte des spécificités phonétiques (cf. Mahrer 2017 ; Grutschus/ Kern 2021). Étant donné qu’une BD consiste traditionnellement en une séquence d’images individuelles dessinées ou montées avec un texte écrit intégré (cf. Dolle-Wein‐ kauff 2010 : 312), une distinction fondamentale peut être faite entre deux niveaux de communication : le premier s’exprime à travers les images de la BD et établit donc un lien direct entre le narrateur et le lecteur ; au deuxième niveau, ce sont les personnages de la BD qui communiquent entre eux. Si l’on considère les deux niveaux de communication par rapport aux conditions de communication selon Koch/ Oesterreicher (2001 : 586 ; 2011 : 7), alors le premier niveau renvoie en fait à l’écrit conceptionnel (cf. Quinquis 2004 : 21) : il y a un haut degré de planification de la part de l’auteur, il n’existe pas de proximité physique entre lui et le lecteur, et il s’agit d’un monologue, puisque le lecteur ne peut pas répondre à l’auteur (cf. Blank 1991 : 12-14). Dans la communication des protagonistes de la BD au deuxième niveau, en revanche, on trouve un haut degré d’oralité mise en scène, ce qui permet à l’auteur de créer l’illusion d’une proximité avec le lecteur (cf. Goetsch 1985 : 217). Dans les conditions de la distance communicative, l’auteur imite les stratégies langagières de l’immédiat communicatif (cf. Blank 1991 : 27), mais, comme il est lié au code graphique, cet immédiat communicatif ne reste toujours qu’une approximation du code parlé. La classification du premier niveau de communication comme écrit concep‐ tionnel ne paraît pas être appropriée pour Les Cahiers d’Esther : la façon dont la locutrice Esther raconte semble plutôt se rapprocher de l’imitation des récits oraux. Esther s’adresse directement au lecteur. Dans le continuum communicatif, le récit oral occupe une position particulière parmi les discours de l’immédiat communicatif : il est essentiellement monologique, il n’est pas lié aux contextes immédiats de la situation et de l’action, et le thème est fixe (cf. Koch/ Oesterreicher 2011 : 74 ; Barme 2012 : 49). Nous reviendrons sur ces deux niveaux de communication au cours de notre analyse. 4. Corpus et méthodologie Présentons maintenant le corpus à la base de notre étude et les différentes catégories de textes qu’il contient. Après quoi, nous décrirons plus en détail la méthode utilisée pour l’analyse. 65 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="66"?> 4.1 Corpus Pour notre étude, nous avons choisi comme base de données le premier tome des Cahiers d’Esther, qui connaît actuellement une grande popularité en France. Chaque semaine, l’une des histoires est publiée dans le magazine L’Obs et, à la suite, un nouveau tome chaque année. Comme l’auteur lui-même l’a déclaré dans une interview, la bande dessinée ne s’adresse pas directement aux enfants, mais plutôt aux générations plus âgées (cf. Magal 2017). Néanmoins, la BD est parfois comparée au livre pour enfant classique Le Petit Nicolas (cf. Goldschmitt 2005 ; Vermes 2017). Le premier tome a été publié en 2016, suivi de six autres volumes parus jusqu’en 2021. Les cinq premiers volumes se sont déjà vendus à 900 000 exemplaires et ont été traduits en sept langues (cf. France Inter 2021). Dans les médias, Riad Sattouf est célébré comme le héros de la BD de toute une génération : « Les bobos avaient Bretécher. Les préados ont Riad Sattouf » (cf. Houot 2021). Notre corpus comprend 54 pages et se compose de 52 histoires courtes, chacune racontée sur une page ; il y a environ douze vignettes par planche. Toutes les histoires sont racontées du point de vue de la protagoniste Esther, qui fête son dixième anniversaire au cours du volume. Elle vit avec sa famille à Paris, y fréquente une école privée et rend compte de sa vie quotidienne. Dans Les Cahiers d’Esther, les dislocations se distinguent dans trois différentes catégories de texte. Les cartouches, dans lesquels Esther s’adresse aux lecteurs, occupent la plus grande partie de la BD, puis les bulles, qui renferment les pensées et les paroles du personnage et finalement les inserts - ou encarts - dont le caractère diffère de celui des récitatifs et des bulles. Les inserts sont généralement intégrés dans les vignettes à l’aide d’une flèche, contiennent des explications et, enfin, des commentaires supplémentaires d’Esther. 4.2 Méthodologie Les trois catégories de textes qui viennent d’être décrites seront importantes pour la considération quantitative et qualitative de la dislocation dans Les Cahiers d’Esther. Sans entrer dans le problème de la définition plus détaillée des termes de phrase et d’énoncé, nous comprenons la phrase comme une entité abstraite du système linguistique, pouvant être décrite différemment en théorie et devant remplir les critères de complétude et de correction grammaticales. Quant à l’énoncé, il représente un produit linguistique concret approprié au contexte situationnel (cf. Stark 1997 : 2). Comme base de notre étude, nous utilisons tous les énoncés qui contiennent au moins un élément pouvant être disloqué (cf. Blank 1991 : 54) et qui ne présentent pas de structure elliptique - ce qui exclut des exemples comme Pas bête (Esther 2016 : 19), Romane steuplé 66 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="67"?> (Esther 2016 : 50), Hein ? (Esther 2016 : 43). Nous tenons à rappeler ici que le concept de phrase est controversé, comme nous l’avons déjà décrit dans le deuxième chapitre. Pour l’étude de la bande dessinée, cette catégorisation s’impose néanmoins. Formellement, l’énoncé doit être séparé des énoncés suivants par un signe de ponctuation ou, en cas de communication directe entre les personnages, par trois points. Les citations de paroles de chansons sont exclues, car elles sont rapportées et ne répondent donc pas aux critères d’oralité. Dans l’étude quantitative, les dislocations sont classées selon les catégories présentées par Stark (1997 ; 2008). Les projections multiples, comme celle qui suit, ne sont pas comptées séparément, mais affectées à la catégorie concernée. Le cas suivant est ainsi compté parmi les dislocations à gauche. (10) ‘Grosse pute’, moi, je pensais que ça voulait dire ‘T’es trop bête’ en mode vulgaire (Esther 2016 : 41) De plus, les éléments disloqués sont regroupés selon la classe du syntagme disloqué, l’attribution de la dislocation à un personnage et la catégorie de texte de la BD. Nous comparons ensuite les chiffres obtenus dans les Cahiers d’Esther avec les résultats d’autres travaux traitant de la représentation de l’oralité dans la littérature (cf. Blank 1991 ; Quinquis 2004 ; Grutschus/ Kern 2021). L’approche qualitative examine la fonction de chaque dislocation et les relie aux explications de la section théorique. Dans ce contexte, il nous paraît indispensable d’analyser l’emploi singulier des virgules en rapport à la dislocation. Afin de vérifier la corrélation entre l’usage de la dislocation dans le langage utilisé dans la BD et celui en français parlé, une comparaison avec des données issues de travaux (cf. Ashby 1988 ; Honnigfort 1993) réalisés à ce propos sera également prise en compte pour répondre à notre sujet de recherche. 5. La dislocation dans Les Cahiers d’Esther Sur la base d’une définition purement formelle (cf. 3.3), nous avons déterminé que la BD Les Cahiers d’Esther contenait 1997 énoncés présentant 272 dislo‐ cations. Différents types d’analyse seront effectués dans les deux chapitres suivants. 5.1 Analyse quantitative Les 272 dislocations mentionnées ci-dessus correspondent à une valeur de 11 %, cela ne diffère pas de façon significative par rapport à d’autres œuvres contenant une oralité fictive : dans la bande dessinée Les Frustrés, 12,7 % des énoncés sont 67 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="68"?> disloqués (cf. Quinquis 2004 : 89) et, dans le roman Voyage au bout de la nuit, 10,3 % (cf. Krassin 1994 : 38). De plus, dans notre corpus, les dislocations à gauche dominent nettement, avec 236 dislocations à gauche et 12 thèmes détachés ; cela contraste avec les seules 24 dislocations à droite. Comme décrit précédemment, les thèmes détachés sont également appelés nominativus pendens dans certains travaux (cf. Berrendonner 2021). Puisque les ouvrages utilisés pour la comparaison ne différencient que la dislocation à gauche et la dislocation à droite, les thèmes détachés contenus dans Les Cahiers d’Esther sont exclus du tableau suivant. Roman Bande dessinée Voyage au bout de la nuit (Krassin 1994 : 38) Les Frustrés (Quinquis 2004 : 89) Astérix (Grutschus/ Kern 2021 : 211) Titeuf (Grutschus/ Kern : 2021 : 200) Les Cahiers d’Esther Disloca‐ tion à gauche 18,5 % 63,8 % 28 % 59 % 90,8 % Disloca‐ tion à droite 81,5 % 33 % 72 % 41 % 9,2 % Autres - 3,2 % - - - Tab. 1 : Comparaison des types de dislocations à gauche et à droite dans différents corpus. Remarquons tout d’abord que les quatre albums de BD présentent une réparti‐ tion inégale des dislocations à gauche et à droite et se démarquent clairement du roman Voyage au bout de la nuit, dans lequel la fréquence des dislocations à droite est frappante. Krassin (1994 : 38) a calculé les pourcentages sur la base des chiffres absolus de l’étude de Bossong (1981 : 248) ; elle attribue le nombre élevé de dislocations à droite à des raisons stylistiques. En revanche, les résultats dans Les Cahiers d’Esther sont presque complémentaires, car les dislocations à gauche y dominent nettement. Il n’est pas possible de répondre ici à la question de savoir si ce fort contraste peut être expliqué par la différence de genre de texte - roman vs bande dessinée. Nous suivons Grutschus/ Kern (2021 : 211-212) selon lesquelles la fréquence de la dislocation à gauche ou à droite a souvent des raisons stylistiques et vise à caractériser les protagonistes. Par conséquent, nous nous concentrerons sur la distribution des dislocations dans les différentes parties du texte dans Les Cahiers d’Esther. 68 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="69"?> 5.1.1 Les dislocations dans les différentes catégories de textes dans Les Cahiers d’Esther Les dislocations sont réparties de la manière suivante entre les trois catégories de textes élaborées : il y a 193 dislocations dans les récitatifs, 40 dislocations dans les bulles et 39 dans les inserts. À première vue, il paraît surprenant que la majorité des dislocations ne se retrouvent pas au deuxième niveau, celui de la communication en face à face, qui a été identifiée comme décisive pour la mise en scène de l’oralité. Cependant, le fait que l’auteur utilise si fréquemment les dislocations, surtout dans les récitatifs, montre qu’il veut réduire de cette manière la distance entre sa protagoniste Esther et ses lecteurs, même lorsque la BD s’adresse à des adultes. Le texte des cartouches, qui constitue une grande partie de la BD, sert donc, tout comme les bulles, à mettre en scène l’oralité. En plus des six dislocations utilisées par le personnage d’Esther dans les bulles, 239 proviennent des énoncés d’Esther. Il se pose ainsi la question de savoir si l’auteur tente de caractériser la figure d’Esther à travers son langage. Comme cette dernière est elle-même la narratrice, il n’y a pas d’instance supplémentaire pouvant décrire Esther. Dans ce contexte, l’âge des protagonistes de la BD pourrait également être pertinent. On pourrait avancer la thèse suivante : la fréquence disproportionnée des dislocations dans les récitatifs serait due à l’imitation du langage des enfants. Grutschus/ Kern (2021) en arrivent à cette interprétation dans leur analyse de Titeuf en argumentant que le langage enfantin du protagoniste et de ses amis de huit à dix ans est mis en scène. Même si les protagonistes de notre BD, hormis les parents et le frère d’Esther, sont presque exclusivement des camarades de classe âgés de neuf à onze ans, cette hypothèse ne peut être confirmée. Les recherches empiriques sur le langage des enfants, même si elles ont tendance à se référer à des enfants plus jeunes, montrent que ceux-ci utilisent le plus souvent des dislocations à droite (cf. Jansen 2015 : 176 ; De Cat 2007 : 213), ce qui n’est pas le cas dans Les Cahiers d’Esther. Contrairement à la BD Titeuf, dans laquelle le contraste entre le langage des enfants et celui des adultes est nettement plus prononcé, puisque les adultes parlent généralement un français standard (cf. Merger 2015 : 2), dans Les Cahiers d’Esther, les enfants ne sont pas les seuls à utiliser fréquemment des dislocations. Si l’on ajoute les dislocations des parents et du frère aîné, 38,5 % des dislocations se trouvent dans les bulles des locuteurs plus âgés. Par conséquent, il ne semble pas être plausible que la fréquence des dislocations soit due au langage des enfants. Ce qui est frappant en ce qui concerne les dislocations à droite, c’est que 41 % d’entre elles apparaissent dans les bulles et font donc partie du dialogue. Comme cette anticipation du comment a déjà été définie comme caractéristique 69 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="70"?> 6 Les corpus de ce tableau diffèrent du précédent car les études ne distinguent pas toujours les mêmes fonctions syntaxiques (cf. Berrendonner 2021 : 21 : « la nature des occurrences comptabilisées varie d’un chercheur à l’autre »). du langage de l’immédiat communicatif (cf. Koch/ Oesterreicher 2011 : 95), cela démontre que, dans ces cas, l’auteur met particulièrement l’accent sur l’imitation de l’oralité. Nous pouvons conclure que Sattouf utilise principalement la dislocation à gauche pour simuler l’oralité. Il l’utilise de manière disproportionnée, ce qui équivaut à une certaine stéréotypie. 5.1.2 Les fonctions syntaxiques des éléments disloqués dans Les Cahiers d’Esther D’autres travaux (cf. Blank 1991 ; Quinquis 2004) se sont focalisés sur la fonction syntaxique des éléments disloqués. Nous ferons sur cette base une brève comparaison. Ni la différenciation en compléments d’objet directs et indirects ni la répartition de la dislocation à gauche et à droite ne seront prises en compte ici (pour plus de détails, cf. Blank 1991 : 131 ; 268). Roman Bande dessinée Voyage au bout de la nuit (Blank 1991 : 131) Le Chiendent (Blank 1991 : 268) Les Frustrés (Quinquis 2004 : 90) Les Cahiers d’Esther Dislocation du sujet 61,4 % 78,2 % 82,5 % 95,8 % Dislocation du complément d’objet 24,2,5 % 13,6 % 11,2 % 4,2 % Autres 14,4 % 8,1 % 6,3 % - Tab. 2 : Comparaison des fonctions syntaxiques disloqués dans différents corpus. 6 Dans Les Cahiers d’Esther, 227 sujets et 10 objets sont disloqués à gauche, d’autres éléments, en revanche, jamais. La dislocation fréquente du sujet n’est pas surprenante car elle correspond au langage parlé (cf. Söll 1985 : 151). Cependant, de nouveau, les valeurs des Cahiers d’Esther dépassent celles des autres BD, comme nous le verrons dans la section 5.4, et celles du français parlé également, de sorte que nous pouvons encore une fois supposer un usage plutôt stéréotypé de la dislocation. 70 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="71"?> Si l’on regarde le type de syntagmes disloqués, on constate que la majorité sont des syntagmes nominaux. Il n’y a que deux adjectifs disloqués à gauche et deux syntagmes verbaux. (11) Parler politique, ça veut dire, je sais pas, c’est […]. (Esther : 2016 : 14) (12) Sensuel, ça veut dire qu’il préfère bouger, danser, que parler. (Esther 2016 : 34) Parmi les syntagmes nominaux disloqués, nous remarquons que le pronom personnel moi représente 10 % des dislocations de sujet, ce qui peut s’expliquer par la perspective narrative d’Esther. (13) Moi j’avais fait pipi mais ça se voyait pas. (Esther 2016 : 35) La dislocation fréquente des noms propres est particulièrement frappante : ceuxci sont disloqués à gauche 50 fois, ce qui correspond à 22 % des dislocations de sujet. Dans Les Cahiers d’Esther, la plupart des dislocations de noms propres concernent Eugénie, qui est la meilleure amie d’Esther, ainsi que d’autres personnes de son environnement proche. Le syntagme nominal mon père est également disloqué très fréquemment, soit dans 11 % des cas de sujets disloqués, et donc de façon encore plus fréquente que le pronom personnel moi. (14) Mon père, il aime bien le sport. (Esther 2016 : 39) Les raisons de cette fréquence seront examinées plus en détail dans l’analyse qualitative. Une autre caractéristique frappante est la dislocation fréquente du pronom ça. Ce dernier est répété 21 fois, et il se trouve aussi bien dans les dislocations à gauche et à droite que dans les thèmes détachés. Dans certains cas, ça remplace le pronom personnel. Cet emploi peut être un marqueur diastratique, car il est souvent utilisé dans le langage des jeunes (cf. Bedijs 2012 : 239). Il est toutefois également possible que l’insertion des pronoms ce et ça crée une différence sémantique. Ainsi, le syntagme nominal peut alors aussi être lu de manière générique. De cette façon, les pronoms « font directement référence à un segment de réalité » (cf. Carlier 1996 : 125). (15) Les dauphins, ça vit dans la mer… (Esther 2016 : 24) En outre, dans 21 % des cas de dislocation à gauche, la forme élidée du pronom démonstratif ce apparaît très fréquemment à la place des pronoms personnels il/ elle, mais ce remplacement n’est pas toujours possible (cf. Tamba-Mecz 1983). (16) Mon père, c’est un ange. (Esther 2016 : 18) (17) Cassandre, c’est le bébé. (Esther 2016 : 4) 71 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="72"?> Concluons en notant que l’auteur utilise principalement des dislocations à gauche, dans lesquelles les sujets sont distingués, pour mettre en scène l’oralité et pour souligner l’usage de noms propres. Cela montre de nouveau une utilisation un peu stéréotypée de la dislocation. 5.2 Analyse qualitative Bien sûr, ces résultats quantitatifs nécessitent une interprétation qualitative et doivent être comparés avec les fonctions typiques de la dislocation déjà évoquées. 5.2.1 Les fonctions des dislocations à gauche dans Les Cahiers d’Esther L’une des fonctions principales des dislocations est d’encoder certains mots comme topics. Cette séparation du topic du comment (cf. Calvé 1985 : 232 ; Honnigfort 1993 : 179) peut être justifiée par le fait que dans tous les exemples de dislocation à gauche, l’accent est mis sur le topic. (18) Eugénie elle dit toujours ‘ouèche’. (Esther 2016 : 3) La dislocation à gauche peut servir à encoder un nouveau topic. Dans la conversation suivante entre Esther et son amie Romane, le sentence topic et en même temps discourse topic (Enzo), un référent connu par les deux filles, est encodé dans le discours direct. (19) T’inquiète, Enzo il est relou parce que comme tout l’monde l’appelle ‘pogba’ à cause qu’il ressemble à pogba, il croit qu’il est populaire comme pogba, mais il est pas pogba… (Esther 2016 : 48) Comme nous l’avons mentionné, les topics n’ont pas besoin d’être tous nouveaux (cf. Ashby 1988 : 214), sauf si les référents sont présents dans la situation, ce qui est le cas dans l’exemple (19) : Enzo est à côté d’Esther et de Romane. Puisque cet emploi de la dislocation à gauche correspond à celui du français parlé, on peut voir ici, de nouveau, une volonté de mise en scène de l’oralité. Cependant, cette condition ne s’applique pas à de nombreux cas : il existe également des exemples de dislocations à gauche dont le référent n’a pas encore été mentionné ou n’est pas apparu dans la BD. Dans l’exemple suivant, le lecteur ne connaît pas encore le topic Kalila, mais la figure est représentée dans la vignette et interagit avec Esther. (20) Kalila, elle a levé la main et elle a dit qu’elle était musulmane et qu’elle avait jamais entendu parler du signe ‘croissant’. (Esther 2016 : 14) L’exemple suivant montre que les thèmes détachés sont particulièrement bien adaptés à l’encodage de nouveaux topics (cf. Honnigfort 1993 : 177). Ici, le 72 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="73"?> 7 Nous comprenons ici l’emphase comme un moyen d’expressivité. A l’aide de l’expres‐ sivité sous forme d’emphase par la dislocation à gauche, l’émotivité non linguistique transparaît (cf. Pustka 2014 : 29 ; Buthke/ Sichel-Bazin/ Meisenburg 2014 : 215). sentence topic a également une fonction de discourse topic puisque l’histoire porte sur le racisme. (21) Le racisme, je sais très bien ce que c’est. (Esther 2016 : 21) La fonction permet de souligner et d’encoder de nouveaux topics, mais pas toujours de manière évidente. Comme nous l’avons déjà signalé dans l’analyse quantitative, la dislocation du syntagme nominal mon père est particulièrement fréquente. Dans ces exemples, l’encodage d’un nouveau topic passe au second plan. L’exemple suivant montre que la dislocation sert à accentuer le topic, mais aussi l’effet stylistique : signaler l’amour pour le père. (22) Mon père il dit que dans les écoles gratuites, il y a beaucoup de violence. C’est pour ça qu’il m’a mise dans le privé. Il a peur pour moi (je l’aime). (Esther 2016 : 21). L’ajout je l’aime sous forme de parenthèse verbalise explicitement l’amour pour son père, déjà indiqué par la dislocation à gauche. Comme nous l’avons expliqué dans la section 2.2.2, la dislocation à droite se caractérise par une implication émotionnelle (cf. Koch/ Oesterreicher 2011 : 96). Cela ne s’applique pas seulement aux dislocations à droite, mais aussi aux dislocations à gauche (cf. Blank 1991 : 136 ; Quinquis 2004 : 91, 103). Cette affection se manifeste à plusieurs endroits dans la BD et renforce l’expression des sentiments des personnages à l’aide du langage (cf. Fresnault-Deruelle 1975 : 11). La dislocation répétée des noms propres a également un but stylistique. En disloquant les noms des amies et des camarades de classe, l’auteur précise les principaux centres d’intérêt d’Esther : amitiés, relations sociales et conflits dans son environnement. Ainsi, Quinquis (2004 : 95) conclut que l’utilisation fréquente de la dislocation des noms propres met davantage en évidence l’environnement des protagonistes de la BD. Elle démontre également le besoin constant du locuteur d’assurer sa place au sein du groupe. Cela s’applique aussi aux Cahiers d’Esther, car la protagoniste se définit à travers son environnement social. Les dislocations peuvent également avoir une fonction expressive (cf. Blank 1991 : 136) ou emphatique 7 pour « imiter l’émotivité du langage parlé » (cf. Quinquis 2004 : 91 ; 103). Cela est notamment démontré par une histoire dans laquelle les prénoms de la petite Cassandre ou de ses parents sont disloqués plusieurs fois. Cassandre est une amie d’Esther dont le père est décédé, ce qui 73 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="74"?> l’a poussée à faire une tentative de suicide. Esther introduit l’épisode en disant que l’histoire est très triste, ce qui montre déjà son implication émotionnelle. (23) Je vous ai déjà parlé de ma copine que j’adore et qui s’appelle Cassandre. Elle vit avec sa mère en banlieue. Cassandre, elle fait tous les jours quinze stations de métro toute seule pour venir en classe. […] Cassandre, elle parle toujours de lui quand il fait beau. (Esther 2016 : 32) Alors que la première dislocation du prénom peut être interprétée comme en‐ codage du discourse topic, la suivante a une fonction « émotionnelle-expressive » (cf. Blank 1991 : 137) : Par la répétition de nombreuses dislocations du même référent, l’auteur témoigne du monde émotionnel de sa protagoniste. Dans le contexte de cette histoire, nous trouvons également l’un des rares exemples où la dislocation est utilisée pour surmonter des difficultés de formu‐ lation. (24) On savait pas que la mère de Cassandre, elle était venue à l’école chercher sa fille pour lui annoncer que son père, ben il était mort en Martinique. (Esther 2016 : 21) En utilisant la particule discursive ben, Sattouf montre qu’Esther a du mal à dire que le père de Cassandre est décédé, soulignant de nouveau son implication émotionnelle. La dislocation du syntagme nominal son père a pour but de résoudre la difficulté d’Esther à trouver la bonne formulation, puisque le topic de l’énoncé est déjà donné. La fonction de dévier de l’ordre des mots sujet/ verbe/ objet caractéristique du français est également visible dans Les Cahiers d’Esther ; elle est particulièrement évidente dans la dislocation de compléments d’objet, comme dans l’exemple suivant. (25) Les autres garcons [sic ! ], on les déteste parce qu’ils sont méchants, mais lui on le déteste parce qu’il a rien compris à la vie. (Esther 2016 : 29) Dans le cas présent, il y a une fonction supplémentaire : l’expression d’un contraste. Quand nous observons le contexte pragmatique, nous constatons que la dislocation du pronom lui souligne la différence avec [l]es autres garcons [sic ! ]. Cela correspond au renforcement du contraste référentiel comme Detges/ Waltereit (2014 : 29) l’ont décrit pour le pronom moi, dont on trouve également des exemples dans Les Cahiers d’Esther. (26) Ce qui est bien ouèche, c’est que c’est ton style, moi, ça m’irait pas par exemple. (Esther 2016 : 16) 74 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="75"?> Ici, il s’agit d’un complément d’attribution qui est rangé dans la catégorie des compléments d’objet indirects. Eugénie, l’amie d’Esther, souligne le fait que le nouveau manteau est au goût d’Esther, mais non pas au sien ; ici, les goûts différents en matière de vêtements sont donc opposés. La fonction consistant à établir une connexion apparaît assez rarement dans l’ensemble de notre BD ; il n’y a qu’un cas où la dislocation sert à structurer le dialogue. (27) Jeune homme : Mais on hmph fait pas de machines ? Le père d’Esther : Tant qu’y aura le bidon, les machines elles serviront à rien. Refaites-moi une série de 15… (Esther 2016 : 38) Le père d’Esther reprend un référent mentionné par son interlocuteur, ici les machines, et en fait le topic de son énoncé. Plus fréquentes, cependant, sont les dislocations du pronom démonstratif ça, qui servent à encoder un nouveau sujet (cf. Barnes 1985 : 45). Cet usage est restreint dans la mesure où le référent doit apparaître dans la situation ou être inférable du contexte linguistique. Dans l’exemple suivant, Antoine parle de la chanson d’une émission musicale télévisuelle sur l’écran, ce qui peut être interprété par Esther et donc par le lecteur. (28) Yeees ça c’est du lourd. (Esther 2016 : 7) Dans ce contexte, il a déjà été suggéré que ça serait souvent utilisé à la place du pronom personnel il. Cet emploi est marqué stylistiquement ou socialement, les locuteurs voulant exprimer une distance par rapport à leur énoncé, comme on peut également le constater dans ce qui suit. (29) Je crois que cette colo ça a été dur pour elle. (Esther 2016 : 51) En outre, dans cet exemple, le pronom ça élargit le champ référentiel possible en évoquant une structure prédicative (faire cette colo, ça a été dur pour elle), alors que le pronom elle ne renverrait qu’à la seule colonie de vacances. Nous pouvons noter que presque toutes les fonctions des dislocations à gauche mentionnées dans la littérature spécialisée figurent dans Les Cahiers d’Esther. Comme Céline dans le Voyage au bout de la nuit (cf. Blank 1991 : 144), Sattouf met en scène l’oralité en utilisant les différentes fonctions des dislocations pour rendre plus vivante la langue de sa BD. De plus, on remarque que dans les récitatifs les dislocations à gauche visent principalement un objectif stylistique : grâce aux multiples dislocations du syntagme nominal mon père et à la dislocation fréquente des noms propres, le personnage d’Esther est caractérisé de façon plus détaillée. 75 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="76"?> Comme certains types de dislocation n’apparaissent pas et que certaines fonctions ne sont utilisées que de manière sélective, une certaine stéréotypie est évidente. 5.2.2 Les fonctions des dislocations à droite dans Les Cahiers d’Esther L’une des principales fonctions de la dislocation à droite est la désambiguïsation des référents pronominaux (cf. Seelbach 1982 : 212), que l’on retrouve fréquem‐ ment dans Les Cahiers d’Esther. (30) En plus je pensais vraiment qu’elle était trop moche pour se faire enlever, Violette. (Esther 2016 : 6) Ici, Esther raconte un jeu auquel les garçons de sa classe jouent avec elle et ses amies. Dans la situation présentée par Esther, Violette s’est fait enlever par les garçons. Comme la référence au nom Violette n’est pas directement évidente pour le lecteur, en tant qu’interlocuteur, la dislocation à droite est utilisée pour spécifier quel référent est visé par le pronom elle. Une fois de plus, la proportion de dislocations à droite du syntagme nominal mon père est importante. (31) Il est honnête et sincère mon père. (Esther 2016 : 38) Puisque le sujet de l’histoire est le père d’Esther, il n’y a pas ici de but de désambiguïsation ; la dislocation remplit de nouveau un objectif stylistique, comme cela a déjà été établi pour la dislocation à gauche : l’amour d’Esther pour son père est accentué. Comme les dislocations se trouvent principalement dans les récitatifs et les inserts, l’accent est mis sur le premier niveau de communication entre le narrateur et le lecteur. Il a déjà été souligné que l’implication émotionnelle était particulièrement élevée dans les dislocations à droite, ce qui est également confirmé par les exemples. (32) Excuse-moi, Esther j’voulais pas t’parler maaal mais j’l’aime trop Enzooo khh je l’aime trop… (Esther 2016 : 50) Romane annonce ici en larmes qu’elle est tombée amoureuse d’Enzo pendant son séjour en colonie de vacances. Auparavant, Romane était en colère contre son amie Esther parce que cette dernière avait essayé de la protéger d’Enzo qui la harcelait. Le topic de l’énoncé est à la fois Enzo et le comment, le fait que Romane soit tombée amoureuse de lui ; l’accent est toutefois mis sur le comment, qui est déjà chargé d’émotion. Le caractère émotionnel de l’énoncé émis en sanglotant est souligné également par la forme des caractères légèrement différente et par le redoublement de certains graphèmes. Ici, l’effet d’oralité est aussi produit par 76 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="77"?> l’effacement devant une consonne du e du pronom de la première personne. Selon Rouayrenc (2010 : 250), qui définit pour l’expression de l’oral dans l’écrit plusieurs sortes d’oralité, la suppression de lettres se retrouve aussi bien dans l’oralité courante que dans l’oralité marquée. La dislocation à droite a deux autres fonctions : d’une part, elle peut encoder de nouveaux topics si les référents ont déjà été mentionnés ; d’autre part, elle peut ramener les sujets au centre de l’attention (cf. Ashby 1988 : 211-212). Dans le premier cas, le petit pont massacreur dont Antoine parle et qui est déjà mentionné représente le discourse topic. (33) Tu as entendu parler du petit pont massacreur ? C’est suuuper ça, le petit pont massacreur ! (Esther 2016 : 27) Dans le second cas, le lecteur, en tant qu’interlocuteur, se voit rappeler le topic de l’épisode à la fin de la page. (34) C’est ça, la sensibilité. (Esther 2016 : 37) Ce dernier fonctionne déjà comme discourse topic à travers le titre de l’histoire : la sensibilité. Cet exemple souligne le fait que les dislocations à droite, notamment dans le cas des énoncés quotidiens, peuvent également avoir une fonction phatique (cf. Blank 1991 : 271). De tels énoncés comportant des dislocations à droite apparaissent plusieurs fois et font paraître Esther presque précoce. (35) Voilà, c’est ça, les garçons. (Esther 2016 : 6) Il est évident que l’emploi de la dislocation a des raisons stylistiques et que Sattouf caractérise une fois de plus sa protagoniste à travers son langage. De plus, il existe également des exemples de la fonction de contraste, comme nous l’avons déjà prouvé pour la dislocation à gauche. (36) Mitchell, le pire garçon de la classe, n’a pas du tout changé lui par contre. (Esther 2016 : 54) Dans certains cas, la fonction ne peut pas être clairement déterminée, ce qui correspond au fait que les dislocations à droite peuvent assumer plusieurs fonctions en même temps (cf. Seelbach 1982 : 213). Il a déjà été mentionné que le pronom personnel avait souvent la fonction de renforcer l’énoncé (cf. Detges/ Waltereit 2014 : 37). Cette fonction est également présente dans l’exemple suivant, dans lequel la famille d’Esther discute de la possibilité d’une migration familiale. (37) Bah nan on est d’Paris nous. (Esther 2016 : 19) 77 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="78"?> Néanmoins, l’interprétation selon laquelle un contraste référentiel est exprimé ici semble être tout aussi plausible. En raison du nombre relativement faible de dislocations à droite, il n’est pas surprenant que toutes les fonctions mentionnées précédemment ne puissent être illustrées. On peut cependant confirmer que, comme dans le cas de la dislocation à gauche, la dislocation à droite sert surtout, au deuxième niveau de communication, à mettre en scène l’oralité, c’est-à-dire à rendre compte de la communication des protagonistes de la BD entre eux. Étant donné que l’auteur utilise les dislocations à droite de manière plutôt sélective sans en épuiser toutes les possibilités, ces dernières n’ont pas la même importance pour l’oralité mise en scène. Ainsi, l’auteur n’exploite la variété des fonctions que de manière limitée, celles-ci servant principalement à des fins stylistiques au premier niveau de communication. 5.3 L’utilisation des virgules dans les dislocations dans Les Cahiers d’Esther L’emploi des virgules dans le contexte des dislocations permet également de tirer des conclusions sur la mise en scène de l’oralité dans Les Cahiers d’Esther. Dans l’intégralité de la BD, sur les 272 occurrences de dislocations, les virgules manquent 97 fois, à savoir à hauteur de 35 % ; la plupart des omissions, soit 43, se produisent dans les vignettes ; 22 virgules manquent dans les inserts et 32, dans les bulles. Toutefois, si l’on considère ces omissions en fréquence relative et non en chiffres absolus, une image différente apparaît : alors que la virgule n’est omise que dans 22 % des cas dans les vignettes, elle l’est dans 56 % dans les inserts et même dans 80 % dans les bulles. Dans quelle mesure ce nombre élevé d’omissions dans les bulles renforce-t-il l’oralité mise en scène ? Les signes de ponctuation sont généralement utilisés dans les BD pour souligner l’oralité, par exemple, les points de suspension <…> représentent une pause ou peuvent signifier la continuation d’un énoncé (cf. Quinquis 2004 : 81). En combinaison avec les points d’exclamation <! …>, ils peuvent représenter une « ponctuation ‘émotionnalisée’ » (cf. Blank 1991 : 126). L’omission des signes de ponctuation est donc un autre moyen de mettre en scène l’oralité expressive. En ne respectant pas la syntaxe de la langue écrite, l’auteur vise à refléter la rapidité de la parole et l’intonation. Dans la langue parlée, les frontières de la phrase sont à peine existantes ou fluides (cf. Blank 1991 : 143 ; Quinquis 2004 : 81). Ces particularités indiquent qu’il s’agit d’un texte qui peut être classé dans l’immédiat communicatif. À cet égard, l’omission des virgules dans Les Cahiers d’Esther contribue à l’oralité mise en scène. Cet effet est renforcé par le fait que les dislocations elles-mêmes sont déjà un phénomène caractéristique de la langue parlée (cf. De Cat 2007 : 4). 78 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="79"?> Il est possible que Sattouf veuille souligner l’oralité par l’absence fréquente de virgules dans le deuxième niveau de communication. Ainsi, dans l’exemple suivant déjà cité sous (32), non seulement certains graphèmes sont répétés plusieurs fois, mais les virgules et certaines lettres sont également omises. Cette approche renforce l’illusion de la communication orale. Rouayrenc (2010 : 250) souligne aussi de son côté que ces phénomènes caractérisent l’oral dans l’écrit. (38) Excuse-moi, Esther j’voulais pas t’parler maaal mais j’l’aime trop Enzooo khh je l’aime trop… (Esther 2016 : 50) Comme on le voit, l’auteur a recours à ce mécanisme à deux niveaux de communication, mais il l’utilise surtout dans la communication en face à face, ce qui renforce l’emploi des dislocations pour imiter l’oralité. 5.4 La dislocation mise en scène dans Les Cahiers d’Esther vs la dislocation dans les corpus oraux Afin de pouvoir déterminer dans quelle mesure les dislocations dans Les Cahiers d’Esther s’écartent de celles du français parlé documenté dans les corpus oraux, effectuons finalement une brève comparaison sur la base d’autres travaux sur corpus oraux (cf. Krassin 1994, Honnigfort 1993). Ashby (1982 : 34) : entretiens enregistrés en 1976 en Touraine Honnigfort (1993 : 72) : dix corpus enregistrés en Belgique Les Cahiers d’Esther Dislocation à gauche 83 % 81,5 % 90,8 % Dislocation à droite 17 % 16,5 % 9,2 % Autres - 2 % - Tab. 3 : Comparaison des types de dislocation dans Les Cahiers d’Esther avec ceux du français parlé. Il est évident que l’utilisation majoritaire de la dislocation à gauche rapproche notre BD des conditions réelles du français parlé. Cela distingue nettement la langue des Cahiers d’Esther de celle des autres BD ou du roman Voyage au bout de la nuit, où la distribution n’est pas comparable ou est presque opposée (cf. tab. 1). L’auteur présente donc - en ce qui concerne les dislocations - une imitation relativement authentique du code parlé. Ainsi, il se distingue des autres BD 79 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="80"?> utilisant des dislocations moins proches de la réalité ou s’orientant beaucoup plus sur le code graphique (cf. Bollée 1997 : 40). En français parlé, la dislocation du sujet est la plus fréquente, ce que reflètent non seulement les résultats de la BD Les Cahiers d’Esther, mais aussi les autres études consacrées à l’oralité mise en scène (cf. tab. 2). Il est à noter que Les Cahiers d’Esther dépassent les valeurs des autres BD et du roman en ce qui concerne la dislocation du sujet ainsi que celles du français parlé (cf. tab. 4). Là encore, on peut supposer une utilisation quelque peu stéréotypée, d’autant plus qu’aucun autre élément n’est disloqué dans Les Cahiers d’Esther, en dehors des sujets et des objets incluant aussi des compléments d’attribution. Cependant, si l’on compare les chiffres de la distribution des dislocations à gauche avec ceux des dislocations à droite, on constate que le pourcentage des dislocations à droite dans Les Cahiers d’Esther coïncide presque avec celui d’Ashby (1988 : 207). Cela suggère un usage extrêmement proche du français parlé. Ashby (1988 : 207) : entretiens enregistrés en 1976 en Touraine Honnigfort (1993 : 72) : dix corpus enregistré en Belgique Les Cahiers d’Esther Dislocation du sujet à gauche à droite 85 % 95 % 85,9 % 80,8 % 95,8 % 91,7 % Dislocation du complément d’objet direct/ indirect à gauche à droite 7 % 4,5 % 12,6 % 19,2 % 4,2 % 8,3 % Autres à gauche à droite 8 % 0,5 % 1,5 % 0 % -- Tab. 4 : Comparaison des éléments disloqués dans Les Cahiers d’Esther avec le français parlé. Une fois de plus, il est possible de conclure que ces données indiquent l’utilisa‐ tion d’un langage enfantin : même les enfants - autour de l’âge d’Esther - disloquent les sujets dans 85 % des cas et les objets dans 15 % des cas (cf. Besse 1970 : 3), ce qui correspond grosso modo aux données des locuteurs adultes. En particulier, la dislocation du pronom moi, relativement fréquente dans Les Cahiers d’Esther, se retrouve souvent dans les corpus de français parlé (cf. 80 Stefanie Goldschmitt & Nathalie Metzel <?page no="81"?> Horváth 2018 : 112 ; Barnes 1984 : 37). Sattouf réussit donc une présentation très réaliste de l’oralité par rapport à ce phénomène. En revanche, l’utilisation massive de noms propres disloqués à gauche distingue clairement Les Cahiers d’Esther du français parlé, où la dislocation des noms propres joue un rôle périphérique. Ainsi, dans le corpus de Honnigfort (1993 : 367), elle ne représente que 4,5 % des dislocations à gauche observées. Notons que la mise en scène des dislocations par Sattouf - par rapport aux autres BD - se rapproche relativement des réalités du français parlé, tant au niveau de la distribution des dislocations à droite et à gauche que des différents types d’éléments disloqués. Néanmoins, une utilisation stéréotypée ne peut pas être exclue dans certains cas, comme le montre par exemple la dislocation fréquente des noms propres. 6. Conclusion Notre étude sur les dislocations dans Les Cahiers d’Esther montre que Riad Sattouf met en scène l’oralité d’une manière convaincante. La comparaison avec des corpus de français parlé illustre le fait que son texte se rapproche à plusieurs égards d’une reproduction ‘authentique’ de l’oral. Mais sa mise en scène de l’oralité (cf. Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 : 127) ne permet pas de conclure que Riad manipule la langue de telle sorte qu’il s’agisse d’une oralité authentique, ce que suggèrent les termes ‘oralité feinte’ et ‘oralité fictive’ discutés au début. Si l’on replace le langage d’Esther sur le continuum d’auto-surveillance (cf. Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 : 126) entre style formel et style informel, ce dernier se trouve, sur le plan de la dislocation, plutôt du côté informel que du côté de la distance. En outre, l’auteur ne se sert pas des dislocations de manière exhaustive, ce qui confirme notre hypothèse présentée au début (cf. 1), mais, souvent, de manière stéréotypée. Alors, comment répondre à la question de départ de notre recherche sur l’utilisation par l’auteur des dislocations dans le but de mettre en scène l’oralité ? Pour ce faire, ce dernier emploie notamment la dislocation à gauche et y a recours de manière disproportionnée par rapport au français parlé authentique. Malgré la non-représentation de tous les types de dislocations, le rapport entre les dislocations à gauche et celles effectuées à droite dans le corpus se rapproche néanmoins davantage de l’usage, ce qui ne semble pourtant pas être le cas dans certaines autres BD. Cette reproduction de l’oralité atteint toujours ses limites lorsque l’auteur tente d’utiliser la dislocation à des fins stylistiques. Pourtant, un abus de dislocations au sens de la citation de Blasco-Dulbecco (1999 : 187) dans le but de faire plus oral (cf. 1) ne peut être constaté pour Les Cahiers d’Esther. 81 « C’est mon modèle, mon père. » - une preuve d’amour par la dislocation <?page no="82"?> Nous avons donc montré qu’il s’agissait plutôt d’une mise en scène de l’oralité recourant souvent à une utilisation stéréotypée. En outre, en examinant les différents niveaux de communication de ma‐ nière différenciée, nous avons eu l’occasion de mettre en évidence plusieurs caractéristiques spécifiques des Cahiers d’Esther : étonnamment, la plupart des dislocations sont attestées dans les vignettes, et non dans les bulles, où apparaissent généralement beaucoup d’éléments de l’immédiat communicatif de la BD. Il s’agit là d’une astuce stylistique de l’auteur ayant pour but de caractériser sa protagoniste Esther. Ceci est particulièrement évident dans les dislocations concernant son père et souligne ainsi son amour pour lui. On remarque par ailleurs que la plupart des dislocations à droite se trouvent dans les bulles, même si elles sont utilisées de manière plutôt sélective. L’omission des virgules se retrouve aussi principalement dans les bulles, ce qui renforce la mise en scène de l’oralité au deuxième niveau de communication. Il serait naturellement intéressant de savoir si l’utilisation des dislocations est comparable dans les volumes suivants de la BD, ou si l’auteur adapte d’une façon ou d’une autre le langage d’Esther en fonction de son âge. Maintenant que Les Cahiers d’Esther jouissent aussi d’une certaine réputation en Allemagne (cf. Löffler 2017 ; Platthaus 2017 ; Piehler 2017), une étude comparative semble être également prometteuse. Cette dernière devrait viser à découvrir comment et dans quelle forme les énoncés comportant des dislocations ont été traduits en allemand. D’autant plus que Dufter/ Massot (2013 : 29) ont déjà souligné la possible existence de différences sémantiques et pragmatiques entre les deux langues. Cela se reflète aussi dans la version allemande de notre titre, « C’est mon modèle, mon père » (Esther 2016 : 38), traduit sans dislocation par le traducteur Ulrich Pröfrock : « Mein Vater ist mein Vorbild » (Esther 2017 : 38). 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Introduction 1 Il est connu que les dialogues de bande dessinée ne sont pas homogènes, mais qu’ils varient en fonction des personnages, des situations et des genres (cf. Redecker 1993, 1994 ; Bollée 1997 ; Quinquis 2004 ; Merger 2015 ; Grutschus/ Kern 2021). Cependant on ne connait pas encore assez bien les ressorts de ce phénomène. Grutschus/ Kern (2021) ont en effet montré dans leur étude sur l’oral mis en scène que les auteur.e.s de bandes dessinées adoptent différentes « stratégies de stylisation » pour évoquer l’oral à l’écrit. Car s’il.elle.s recourent le plus souvent à des éléments non standard considérés comme typiquement ‘parlés’ tels que la négation sans ne ou le pronom on au sens de ‘nous’, il.elle.s ne le font toutefois pas avec la même ampleur ni selon les mêmes modalités. Partant de ce constat, nous nous demanderons dans notre article dans quelles proportions et dans quel but l’auteur de l’œuvre examinée ici met à profit les ressources de la langue tant standard que non standard pour constituer ses dialogues. Ce faisant, nous nous concentrerons sur trois domaines grammaticaux qui sont particulièrement sensibles à la variation en français contemporain : la négation, l’interrogation et la forme du sujet. Comme corpus, nous avons choisi le premier album de la série humoristique Les Bidochon de Christian Binet, Roman d’amour (1980), qui met en scène Robert et Raymonde Bidochon, un couple de Français.e.s moyen.ne.s aux prises avec les petits tracas de la vie quotidienne. Cette <?page no="88"?> 2 Pour les termes de situation immédiate et communication en situation, nous renvoyons à Garmadi (1981 : 73 et 75sq). bande dessinée pour adultes se prête bien à l’étude de la variation, car elle est moins soumise à l’autocensure, caractéristique p. ex. des bandes dessinées pour jeunes de tradition franco-belge (cf. Giaufret 2013 : chap. 1). Après avoir présenté la série sur laquelle se base notre corpus (section 3), nous procéderons à une analyse quantitative et qualitative des données (sections 4 et 5). Il sera montré que le grade de variation dépend entre autres du statut des personnages, principal ou secondaire, mais que l’enjeu premier de l’auteur reste celui de restituer, non sans humour et ironie, comment les Français.e.s parlent au quotidien. Enfin, nous discuterons nos résultats en les comparant à l’étude déjà citée de Grutschus/ Kern (2021) (section 6). Le présent travail aspire par-là à contribuer à la discussion actuelle sur le fonctionnement de l’oral mis en scène comparé à l’oral authentique (cf. Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 ; Dufter/ Hornsby/ Pustka sous presse). Mais avant de passer à l’analyse, nous nous interrogerons tout d’abord sur les rapports que l’oral entretient avec les dialogues de bandes dessinées (section 2). 2. Oral et bande dessinée Les dialogues de bande dessinée sont des dialogues fictionnels qui sont écrits pour être lus. Contrairement aux dialogues de romans, qui sont imbriqués dans le récit avec lequel ils s’articulent (cf. Kerbrat-Orecchioni 1997 : 37, 50), ceux de bandes dessinées composent avec les images et ne sont constitués que de style direct. L’enjeu principal est de restituer, dans les limites de l’écrit, où les élément paraverbaux et non verbaux ne peuvent être rendus que partiellement, un échange verbal proche de la communication orale en situation immédiate (cf. Pietrini 2014 : 85 ; Poudevigne 2020 : 201). 2 Pour cela, la bande dessinée dispose de diverses ressources sémiotiques (cf. p. ex. Giaufret 2016 : 206-211), mais ce sont les moyens verbaux qui nous intéressent ici. Ils peuvent concerner tous les niveaux de la description (graphie, grammaire et lexique), mais il est plutôt rare qu’un.e auteur.e de dialogues fictionnels fasse usage de tous ces expédients à la fois (cf. Durrer 2005 : 25). En effet, ces derniers ne visent pas à l’authenticité, mais plutôt à évoquer l’oral en mettant à profit certains connotateurs. Ils ne sont pas non plus le résultat de l’action collective d’interactant.e.s en temps réel, mais le produit « fabriqu[é] » (Kerbrat-Orecchioni 1997 : 37) d’un.e seul.e auteur.e (ou plus rarement de plusieurs). À ce titre, la déclaration suivante de Binet (notre auteur) est tout à fait révélatrice : 88 Frédéric Nicolosi <?page no="89"?> C’est le texte qui me demande le plus de temps. Je passe des heures sur quelques répliques. Je rature, je mets des flèches, j’encadre, bref au final il n’y a que moi qui m’y retrouve ! (christian-binet.com/ bd.html, consulté le 10/ 02/ 2022) Il s’agit donc moins d’une reproduction mimétique que d’une représentation stylisée, mais qui toutefois peut varier d’auteur.e en auteur.e ou même d’œuvre en œuvre chez un.e même auteur.e (cf. Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 : 129 ; Pustka dans ce volume). Pour évaluer le degré de stylisation des dialogues fictionnels, les études sur l’oral mis en scène dans la bande dessinée procèdent de manière contrastive en choisissant comme terme de comparaison l’oralité conceptionnelle telle qu’elle a été définie par Koch/ Oesterreicher (2001, 2011) (cf. p. ex. Quinquis 2004 ; Grutschus/ Kern 2021 ainsi que de nombreux articles du présent volume). Sans chercher à relever tous les problèmes que pose cette notion (pour plus de détails cf. Wehr 2000 : 245sq ; Meier 2008 : 9‒24 ; Radtke 2008 : 99sq ; Schneider 2016), nous considérons en référence à Schneider (2016 : 353) que la distinction entre médium et conception n’est pas nécessaire et qu’il est suffisant de distinguer entre médium d’un côté et pratiques communicatives de l’autre pour rendre compte des différences entre oral et écrit. Le terme de conception est d’autant plus problématique qu’il mélange des aspects médiaux avec d’autres qui sont plutôt attribuables aux genres ou aux pratiques communicatives (cf. Schneider 2016 : 347). Ainsi sont présentés comme typiques du français parlé des traits non standard à l’écrit qui relèvent en fait de la dimension stylistique tels que l’absence du ne de négation, l’emploi de on au sens de nous ou encore les interrogatives par intonation. D’autres sont plutôt à attribuer à l’organisation discursive et interactionnelle comme les marqueurs de discours (bon, ben, alors, etc.) ou les constructions syntaxiques marquées (p. ex. les dislocations et les clivées), d’autres encore au mode de production oral comme les phrases inachevées, les hésitations, les anacoluthes ‒ mais ces derniers sont rares dans les dialogues de bande dessinée, car, s’ils ne dérangent pas à l’oral, où ils procèdent du travail de formulation en temps réel, à l’écrit ils entraveraient la lecture. Pour représenter la composante verbale de la langue parlée, les auteur.e.s de bande dessinée mettent donc le plus souvent à profit ces traits non standard, si souvent caractérisés comme ‘parlés’ ou ‘oraux’ dans les descriptions linguis‐ tiques. Si l’emploi de ces traits parvient à créer l’illusion de la langue parlée, c’est en partie parce qu’ils sont plus fréquents à l’oral qu’à l’écrit, les pratiques des locuteur.rice.s étant différentes d’un médium à l’autre. Mais c’est aussi en fonction d’un « imaginaire catégorisant » (Dargnat 2008 : 14), d’après lequel tout ce qui dévie du standard est assimilé à l’oral par rapport à un écrit qui se voudrait le garant de la norme grammaticale. Ce n’est donc pas tant l’oral tout 89 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="90"?> court qui est représenté dans les dialogues de bandes dessinées, mais plutôt le français parlé au quotidien, ce français que Gadet (1997 : V) qualifie d’ordinaire et qu’elle définit en ces termes : « Français ordinaire » doit être compris par référence à ce à quoi on peut l’opposer. Ce n’est bien sûr pas le français soutenu, ni recherché, ni littéraire, ni normé. Mais ce n’est pas non plus (pas seulement) le français oral ou parlé, puisqu’il peut s’écrire. Ce n’est pas seulement le français populaire, ou du moins c’est ce dernier dans la mesure où il manifeste des traits communs avec d’autres usages non standard du français. C’est donc surtout le français familier, celui dont chacun est porteur dans son fonctionnement quotidien, dans le minimum de surveillance sociale : la langue de tous les jours. C’est ce français ordinaire qui, amalgamé à tort au français parlé tout court, sert le plus souvent de terme de comparaison dans les études portant sur la mise en scène de l’oral ‒ lorsque l’analyse ne porte pas explicitement sur des variétés non standard plus marquées telles que les parlers jeunes (cf. Redecker 1993 et 1994 ; Bollée 1997 ; Bastian 2014) ou le français québécois (cf. Giaufret 2013 et 2016). Parmi les phénomènes grammaticaux les plus enclins à faire ‘oral’ à l’écrit, il faut mentionner la négation, l’interrogation et la forme du sujet. Les études menées sur corpus oraux montrent effectivement de fortes divergences en termes quantitatifs entre les pratiques orales et écrites des usager.ère.s dans ces trois domaines. Les données analysées présentent ainsi une nette préférence pour la négation sans ne et l’interrogation par intonation à l’oral (cf. respective‐ ment Meisner/ Robert-Tissot/ Stark 2016 et Coveney 2020 pour une synthèse des études les plus importantes sur le sujet) ainsi qu’une prédilection pour les sujets pronominaux, alors que les sujets nominaux tendent à être disloqués au moyen d’un pronom coréférentiel (cf. Blanche-Benveniste 2010 : 89). Même si ces pré‐ férences ne se réduisent pas en réalité à l’opposition oral/ écrit, mais dépendent de plusieurs facteurs linguistiques et extralinguistiques, leur fréquence dans les contextes oraux en fait des candidats particulièrement adaptés à évoquer l’oral dans l’écrit. Il n’est donc pas surprenant de les retrouver dans les dialogues de bandes dessinées (cf. Quinquis 2004 ; Merger 2015 ; Grutschus/ Kern 2021 ; pour une synthèse des résultats cf. Pustka dans ce volume ; cf. aussi section 6). Il faut enfin rappeler que la fonction de ces connotateurs est relative. En effet, il n’est pas rare que des traits non standard courants à l’oral et communs à tou.te.s les usager.ère.s, soient ressentis à l’écrit comme marqués en raison d’un « décalage des registres à l’oral et à l’écrit » (Dargnat 2008 : 14sq), mais aussi en raison d’une dynamique des variantes interne à l’œuvre même. Kerbrat- Orecchioni (1977 : 97 ; cité aussi par Redecker 1993 : 428) remarque à ce propos : 90 Frédéric Nicolosi <?page no="91"?> […] le statut de terme marqué / terme neutre n’est pas irrémédiablement fixé par le diasystème : dans son actualisation en discours, un mot peut se poétiser, se vulgariser, ou perdre au contraire sa marque connotative, et les effets du contexte peuvent neutraliser un terme marqué ou marquer un terme neutre. Chaque texte crée sa propre norme, qui peut être inverse de celle du diasystème […]. Ce phénomène, qui est très courant dans les œuvres littéraires, où tout écart par rapport au français standard suffit p. ex. à faire populaire, du moment que les caractéristiques sociales des personnages s’y prêtent (cf. Dargnat 2008 ; Favart 2010 ; Nicolosi 2020), se retrouve aussi dans les bandes dessinées. Redecker (1993 : 437) constate p. ex. que dans les bandes dessinées du chansonnier Renaud, la présence ou l’absence du ne est corrélée à l’appartenance respective des personnages aux classes sociales supérieure ou inférieure. Grutschus/ Kern (2021 : 210) remarquent également que dans Titeuf : C’est pô juste: : : de Zep le ne de négation ne manque jamais chez les adultes, alors que les enfants l’omettent systématiquement. Les variétés mises ainsi en scène n’ont pas besoin de corres‐ pondre à la réalité visée pour fonctionner en tant que telles (cf. Dargnat 2008 : 15), car leur interprétation dérive justement de leur mise en opposition. Pour déterminer si un.e auteur.e exploite ce genre de conditionnement réciproque, il ne suffit donc pas de répertorier les éléments non standard, mais il faut aussi relever leurs pendants standard (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 199). Autrement dit, pour reprendre l’exemple de Titeuf cité ci-dessus, c’est en opposition aux enfants que le ne de négation acquiert une connotation sociolectale chez les personnages adultes (et inversement). Dans cette optique, on comprendra qu’il est nécessaire de se faire une idée précise de l’œuvre étudiée si l’on veut pouvoir saisir cette dynamique des variantes. 3. La série Les Bidochon Les Bidochon est une série humoristique pour adultes, créée et dessinée par Christian Binet, qui raconte les histoires de Robert et Raymonde Bidochon, un couple de Français.e.s moyen.ne.s, aux prises avec les petits tracas de la vie quotidienne. Avant de devenir à partir de 1979 « les vedettes incontournables » (Gaumer 2010 : 82) du magazine de bande dessinée humoristique Fluide Glacial, ils ne sont au début que des personnages secondaires dans la série Kador, un chien philosophe dont ils sont les maîtres (cf. Filippini 2005 : 88 ; Gaumer 2010 : 82 ; Viry-Babel 2019 : 5). En 1980, Binet sort le premier album (Roman d’amour), pour expliquer comment les Bidochon deviennent les maîtres de Kador. Mais celui-ci n’y fera qu’une courte apparition en épilogue, puis disparaîtra des albums suivants, laissant le premier rôle à Robert et Raymonde. Depuis, la série 91 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="92"?> 3 À propos du style graphique des bandes dessinées cf. Groensteen (2020a : 752). des Bidochon compte en tout 22 tomes publiés entre 1980 et 2019, dont les 21 premiers aux Éditions Audie-Fluide Glacial et le dernier aux Éditions Dargaud. Elle s’est vendue à sept millions d’exemplaires (cf. www.fluideglacial.com/ aute ur/ 20037, consulté le 10/ 02/ 2022) et a connu deux adaptations au théâtre et une au cinéma (cf. Gaumer 2010 : 82). Actuellement, un projet de dessin animé en 3D est en cours (cf. christian-binet.com/ bd.html, consulté le 10/ 02/ 2022). Chaque album se compose en moyenne de 45 planches et les dessins sont en noir et blanc. Le style graphique oscille entre simplification, jusqu’à supprimer les décors que l’auteur indique au moyen de flèches comme dans le premier album (cf. fig. 1), et exagération (p. ex. les gros nez caricaturaux). 3 Binet accorde beaucoup d’importance au texte, auquel il dit consacrer plus de temps qu’au dessin (cf. aussi section 2). Fig. 1 : Les indications fléchées à la place du décor (p. 10). Extrait de : Les Bidochon l’intégrale ‒ volume 1 © Binet/ Fluide Glacial. Le terme bidochon est aujourd’hui devenu un nom commun pour désigner un « Français moyen stupide et à la triste condition sociale » (Wiktionnaire, s.v. bidochon). En ce sens, il est synonyme de beauf, « [p]ersonne vulgaire, aux idées bornées et conservatrices, stéréotype de la classe populaire […] » (Le Petit Robert, s.v. beauf), une association cependant dont se défend son créateur : « Le beauf, c’est le personnage de Cabu, qui est un con, qui vote extrême droite, qui boit de la bière […], moi, c’est le Français moyen, c’est des gens tout à fait ordinaires » (France Inter, 30/ 01/ 2014). Par Français moyen, on désigne en général une « personne représentative du commun des Français » (Le Petit Robert, s.v. moyen), mais aussi « [c]elui qui incarne l’opinion courante des Français, leur mode de vie habituel » (TLFi, s.v. français). 92 Frédéric Nicolosi <?page no="93"?> Binet s’intéresse donc avant tout à la vie de monsieur et madame Tout-lemonde, qu’il représente sous les traits de Robert et Raymonde Bidochon (cf. Le Parisien, 29/ 04/ 2016). Si le terme bidochon présente une connotation péjorative dans le langage courant, c’est parce que, nous explique Binet, « ils ne sont pas très malins » (France Inter, 30/ 01/ 2014). Les thèmes abordés dans ses albums sont toujours des sujets de société actuels : les villages vacances, la vie en H.L.M., les voyages organisés, devenir propriétaire, et plus récemment les téléphones portables, Internet, l’écologie ou encore les sex-toys, autant de prétextes pour tourner les vedettes de la série en dérision en les plongeant dans un milieu dont ils ne connaissent pas les règles (cf. France Inter, 30/ 01/ 2014) : « Il suffit d’être dans un milieu qu’on ne connaît pas pour facilement passer pour un idiot » (Le Parisien, 24/ 05/ 2019). « Reflet à peine caricaturé de la France ‘profonde’ au bon sens parfois déroutant » selon Gaumer (2010 : 82), auteur du Dictionnaire mondial de la BD, ils sont les représentants typiques des Français.e.s moyen.ne.s. Leur aspect est cependant bien caricatural : leurs gros nez, le tablier de Raymonde, les bretelles de Robert, sa moustache et surtout son béret, qu’il garde même le jour du mariage (cf. fig. 2) ou pendant la nuit de noces (cf. fig. 3) : Fig. 2 : Les noces de Robert et Raymonde (p. 19). Extrait de : Les Bidochon l’inté‐ grale ‒ volume 1 © Binet/ Fluide Glacial. Fig. 3 : La nuit de noces (p. 24). Extrait de : Les Bidochon l’intégrale - volume 1 © Binet/ Fluide Glacial. Robert est niais, d’une simplicité qui va jusqu’à la bêtise. « Pleutre, lâche, vaniteux, borné, en un mot, un sacré con » d’après son père (Binet, Les Bidochon l’intégrale, vol. I, p. 28), il se comporte tel un enfant en présence de sa mère 93 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="94"?> 4 Pour une description d’autres personnages cf. Wikipédia, s.v. Les Bidochon (dernière consultation : 10/ 03/ 2022). (« Oooh, môman, môman, il a dit sacré con, c’est lui qu’a commencé », p. 28). Ayant une vision traditionnelle du couple, il est blessé dans sa virilité lorsqu’il apprend son infertilité (« Mais, qu’est-ce qu’il y connaît aux Bidochon, ce toubib de merde ! », p. 48). Raymonde est moins déconcertante et fait preuve de bon sens (« Oui, eh bien, moi, tes explications vaseuses, y a qu’un spécialiste qui pourra m’en convaincre » (p. 44). Déçue de ne pas avoir trouvé le prince charmant, elle se résigne alors à épouser Robert (« À-Dieu-va ! », cf. fig. 2). D’un point de vue socioéconomique, ils ont le niveau de vie des classes moyennes, ils disposent toutefois d’économies qui leur permettront de devenir propriétaires dans le quatrième album Maison sucrée, sucrée maison (1983 ; réédité dans Binet 2019). Ils ont un accès limité à la culture et à l’éducation, si l’on s’en tient à Raymonde qui se souvient d’avoir vu une image du château de Chambord dans une plaque de chocolat (p. 164) ! 4 4. Les usages du français dans Les Bidochon : analyse d’aspects grammaticaux 4.1 Quelques préalables Notre corpus se constitue du premier album de la série, Roman d’amour (1980), cité ici d’après l’édition parue dans Les Bidochon l’intégrale en 2019. L’histoire, qui est divisée en six chapitres et un épilogue, raconte les premiers pas du « couple le plus célèbre de la BD » (Bernière/ Rannou 2019 : 206), de leur rencontre par l’intermédiaire d’une agence matrimoniale à l’adoption de Kador (cf. section 3), en passant par le jour de leurs noces, la lune de miel chez les parents de Robert, le décès de son père, la recherche d’un appartement ou encore la consultation d’un « spécialiste du sexe » (p. 45) pour des problèmes d’infertilité. Il comprend 47 planches et 609 bulles au total. Notre choix s’est porté sur ce premier album en raison de son rôle initiateur et de son caractère innovateur. L’auteur y renonce en effet à représenter les décors, qu’il indique au moyen de flèches et d’inscriptions insérées dans le dessin, accordant ainsi plus d’importance au texte (cf. section 3, fig. 1). Les phénomènes sous étude étant déjà bien documentés dans des corpus oraux antérieurs à 1980 (cf. les références bibliographiques dans la section 2 et ci-dessous), la date de parution ne nous semble pas avoir d’incidence sur les résultats. Nous n’avons pas non plus considéré d’autres albums de la série pour ne pas alourdir les données, notamment celles concernant la forme du sujet (cf. section 4.4). Nos résultats 94 Frédéric Nicolosi <?page no="95"?> sont ainsi comparables à ceux de Grutschus/ Kern (2021), qui examinent elles aussi un seul album par auteur étudié (cf. section 6). L’analyse porte sur le contenu des bulles, qu’il soit énoncé, pensé ou même lu à haute voix par le personnage. Compte tenu de la diversité des situations, des genres oraux et des caractères représentés, il faut s’attendre à une grande variation. Nous verrons par exemple que le style des conversations en face à face diffère de celui des récits autobiographiques, où Raymonde représentée de face sur fond noir (souvent aussi accompagnée de Robert) s’adresse directement aux lecteur.rice.s. Mais le genre oral le plus représenté reste la conversation familière, dont voici un échantillon : (1) [Raymonde : ] Ben… je vois pas pourquoi je dirais « les chiottes », vu qu’on en a qu’une, de chiotte ! [Robert : ] Peut-être, mais c’est comme ça ! « La chiotte », c’est pas français ! C’est « les chiottes » qu’est français ! [Raymonde : ] Français… français…du moment que tout le monde il me comprend ! [Robert : ] Très bien, persiste si tu veux ! N’empêche que quand tu seras dans le grand monde et que tu diras « la chiotte », ben tu passeras pour une conne ! Voilà ! (p. 9sq) Dans cet extrait, qui se trouve au début de l’album, Binet thématise d’emblée la façon de parler des Bidochon. Au-delà de sa fonction comique, qui repose sur le contraste entre l’idée que Robert se fait de la norme et celle des lecteur.rice.s (« c’est ‘les chiottes’ qu’est français »), cette séquence est révélatrice de la représentation que l’auteur a ou veut donner du français de tous les jours, du français de monsieur et madame Tout-le-monde. Robert distingue en effet entre un français en usage dans le « grand monde » et un autre en dehors du « grand monde », en d’autres termes entre un ‘bon’ et un ‘mauvais’ français. Seule la forme au pluriel « les chiottes » serait légitime d’après lui, la seconde au singulier entraînant l’exclusion du groupe (« ben tu passeras pour une conne ! »). Raymonde accorde en revanche plus d’importance à l’intercompréhension (« du moment que tout le monde il me comprend ! »). En opposant la position restrictive de Robert à celle plus pragmatique de Raymonde, l’auteur ne cherche pas tant à différencier le comportement verbal des personnages principaux qu’à légitimer l’usage d’un français, certes non standard, mais commun à tou.te.s les lecteur.rice.s, « celui dont chacun[.e] est porteur[.se] dans son fonctionnement quotidien, dans le minimum de surveillance sociale » (Gadet 1997 : V). L’ex. (1) présente en effet toute une série de traits non standard tels que la négation sans ne (« je vois pas », « c’est pas français »), l’emploi de on au sens de ‘nous’ et 95 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="96"?> la dislocation à droite (« vu qu’on en a qu’une, de chiotte »), l’emploi de ça vs cela (« mais c’est comme ça »), l’emploi de qu’ pour qui (« c’est ‘les chiottes’ qu’est français ») ou encore la dislocation à gauche de l’expression quantitative tout le monde (« du moment que tout le monde il me comprend ! »). Excepté ce dernier trait caricatural, stigmatisant et déclassant (cf. Blanche-Benveniste 1997 : 42 et notre commentaire dans la section 4.4), tous les autres passent en général inaperçus à l’oral, avec des différences selon les registres utilisés et les contextes. Dans notre analyse de Roman d’amour, nous nous concentrerons sur les trois domaines grammaticaux suivants : la négation, l’interrogation et la forme du sujet. En raison de la distribution inégale des bulles entre les personnages principaux et secondaires (respectivement 429 et 180), nous traiterons des résultats globaux et du couple des Bidochon dans cette section, tandis que les caractères secondaires feront l’objet d’une étude plus détaillée dans la section suivante (cf. 5). Pour déterminer si la variation observée, principalement l’alternance entre traits standard et non standard, dépend de l’usager.ère, de la situation ou/ et du type d’interaction, les données ont été traitées à l’aide d’un tableur (Excel) et annotées selon les critères suivants : locuteur.rice (qui parle ? ) et interlocuteur.rice (à qui ? ). Nous avons fait l’économie du type d’interaction ou genre oral représenté qui dans notre corpus dépend principalement de l’inter‐ locuteur.rice et s’avère par conséquent facilement identifiable (p. ex. docteur C. Joly = entretien médical, vendeuse en parfums = interaction en commerce, etc.). Dans ce qui suit, les tableaux statistiques illustreront les fréquences d’emploi des variantes analysées en fonction des locuteur.rice.s, tandis que les deux derniers paramètres seront abordés lors de l’analyse qualitative en fonction de leur pertinence. D’autres facteurs seront pris en compte (attitude, émotions, mais aussi de nature linguistique). Enfin, puisque les formes non standard dans les trois domaines grammaticaux sous étude représentent la réalisation courante dans les conversations familières, nous accorderons une attention toute particulière aux variantes standard dont l’usage dans notre corpus est comme nous le verrons toujours motivé. 4.2 La forme de la négation La négation a cette particularité en français d’être constituée de deux éléments, soit ne et en général pas (mais aussi : aucun, jamais, personne, plus, rien, etc.). Alors qu’à l’écrit, la négation sans ne est retenue normalement comme relâchée ou même fautive, à l’oral, l’absence du ne est courante dans les conversations, même dans des contextes formels, sans que cet usage soit particulièrement marqué. Inversement, la présence du ne y est considérée comme un marqueur 96 Frédéric Nicolosi <?page no="97"?> 5 Tous les pourcentages ont été arrondis au nombre entier le plus proche, de sorte que le total peut être inférieur ou supérieur à 100 %. de registre soutenu (cf. Blanche-Benveniste 1997 : 39, 2010 : 114). Blanche- Benveniste (1997 : 39) mentionne « environ 95 % d’absence de ne dans les conversations, quels que soient les locuteurs ». La forme de la négation s’avère donc être un bon indicateur pour évaluer le degré de stylisation des dialogues fictionnels. Le tableau suivant montre les résultats obtenus dans notre corpus : 5 Négation avec ne Négation sans ne Total % n % n n Robert 7 % 4 93 % 50 54 Raymonde 37 % 16 63 % 27 43 Les autres 52 % 17 48 % 16 33 Total 29 % 37 71 % 92 130 Tab. 1 : Taux de négation avec et sans ne dans Roman d’amour. Comme on peut le voir, c’est la négation sans ne qui est la plus attestée avec 71 % des cas observés, mais la répartition entre les personnages principaux et secondaires est inégale. Alors que les Bidochon ne réalisent la variante standard que dans 20 cas sur 97 attestés (21 %), les autres caractères en font un usage plus important (52 %). Le groupe des personnages secondaires est cependant très hétérogène. En effet, à l’intérieur de ce groupe, le taux de ne varie de 0 % à 100 % (cf. tab. 5 de la section 5). Ces différences s’expliquent en partie par les métiers des personnages et leur statut social. Mais nous y reviendrons plus tard dans la section 5 lorsque nous traiterons plus en détail du style des personnages secondaires. Parmi les facteurs qui favorisent plus particulièrement l’emploi du ne chez les Bidochon, il faut tout d’abord mentionner le sexe du ou de la locuteur.rice. Nous avons prélevé 37 % de négation avec ne dans les énoncés de Raymonde, contre seulement 7 % chez Robert. Mais cet écart s’explique en grande partie par l’emploi répété de Raymonde en soliloque des deux énoncés suivants, respectivement cinq et trois fois, ce qui représente plus de la moitié des cas de négation avec ne chez ce personnage : 97 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="98"?> 6 Dans ces deux énoncés, il semble que l’emploi du ne dépende aussi de la nature de la proposition, une subordonnée, et du mode du verbe, le subjonctif. Parmi les facteurs linguistiques qui favorisent l’absence du ne, Gadet (1997 : 100) mentionne les propositions indépendantes et l’indicatif. (2) Pourvu que je ne sois pas en train de faire une connerie… (p. 18) (3) Pourvu que je n’aie pas fait de connerie… (p. 19) 6 Cela dit, on note toutefois une différence de comportement puisque, contraire‐ ment à Raymonde qui tend à s’aligner sur son interlocuteur.rice, Robert ne fait aucun effort dans cette direction. En effet, des sept énoncés qui contiennent une négation et que Robert adresse au docteur C. Joly, que le couple consulte pour des problèmes d’infertilité, aucun ne contient l’élément ne. Dans la même séquence, Raymonde recourt en revanche à un style plus soigné en accord avec les attentes qu’entraînent la formalité de la situation (entretien médical) et la représentation qu’elle s’en fait (cf. la cooccurrence du ne de négation et du nous dans l’ex. 4). Cette attitude est conforme à l’idée que les femmes seraient plus soucieuses du ‘bien dire’ et tendraient à s’adapter davantage que les hommes (cf. Juillard 1997 : 13 ; pour une autre opinion cf. Gadet 1997 : 102). Outre l’absence du ne dans l’ex. 5, on notera aussi l’emploi du on au sens de ‘nous’, d’une dislocation de sujet (« ma femme, elle ») et d’un lexique familier (« gosse »), qui contribuent non seulement à abaisser le registre stylistique, mais aussi à signaler le différent grade d’instruction entre Robert et le docteur C. Joly, qui lui se caractérise par un style standard (cf. aussi section 5) : (4) [Raymonde au docteur C. Joly : ] Nous ne sommes pas du genre qui se roule dans la fange ! (p. 46) (5) [Robert au docteur C. Joly : ] On est venus vous voir, docteur, parce que, ma femme, elle arrive pas à nous faire un gosse ! (p. 45) Une emphase particulière peut aussi favoriser l’emploi de la variante standard. Les exemples suivants sont extraits de conversations entre Robert et Raymonde et sont accompagnés d’éléments non verbaux qui accentuent l’effet recherché. Dans l’ex. (6), Raymonde lève le doigt et ferme les yeux, ce qui lui confère un air solennel : (6) [Raymonde, la nuit de noces : ] Robert, solennellement, je remets entre tes mains mon sexe, dont la fraîcheur n’a rien à envier à une pâtisserie faite du jour même ! (p. 23) Dans l’ex. (7), elle ferme également les yeux, mais tourne les lèvres vers le bas, exprimant ainsi qu’elle ne cautionne pas les actes de Robert (elle vient 98 Frédéric Nicolosi <?page no="99"?> d’apprendre qu’il fréquentait la maison close de madame Froger avant leur mariage). Les contours de la bulle sont déformés afin de signaler qu’il s’agit bien d’un ton de reproche, contrairement à ce qui est communiqué au niveau verbal : (7) [Raymonde à Robert : ] Ooh, mais je ne te reproche rien ! (p. 38) Dans l’extrait suivant, Robert se défend contre les accusations que lui porte Raymonde (ce serait sa faute si le couple ne peut pas avoir d’enfant), en levant l’index et prenant un air important (cf. ex. 6) : (8) [Robert : ] Je suis un Bidochon, ne l’oublie pas ! [Raymonde : ] Et alors ? [Robert : ] Alors, un Bidochon ne défaille jamais ! Voilà ! (p. 43) Dans l’ex. (9), l’emploi de la variante standard se ressent de l’utilisation d’une phrase qu’on pourrait dire toute faite, d’un cliché, ce qui ici accentue l’aspect comique de la situation, malgré son caractère dramatique (notez aussi l’usage du nous ; à propos du sujet nominal cf. section 4.4 et ci-dessous) : (9) [Raymonde à Robert, qui vient de lui offrir un flacon d’eau de Cologne pour lui remonter le moral : ] T’es gentil, Robert. Mais tous les cadeaux du monde ne remplaceront jamais l’enfant que nous n’aurons pas ! (p. 51) Enfin il faudrait mentionner les facteurs de type grammatical (cf. aussi Grutschus/ Kern 2021 : 209sq). Parmi ceux qui favorisent le maintien du ne chez Robert et Raymonde, nous avons relevé en fonction des résultats obtenus sur la base de corpus oraux (cf. Gadet 1997 : 100 ; Armstrong/ Smith 2002 : 34‒36 ; Hansen/ Malderez 2004 : 21sq) la nature nominale du sujet (seulement deux cas d’omission de ne contre quatre cas de ne réalisés, cf. ex. 6, 8 et 9) et le verbe au subjonctif (aucune omission de ne sur huit possibles). Mais cette dernière constatation doit être relativisée puisqu’il s’agit des ex. (2) et (3) cités ci-dessus (cf. aussi n. 6). À l’inverse, le ne n’est (presque) jamais maintenu dans les « séquences préfabriquées » (d’après un terme de Moreau 1986) telles que c’est pas (un seul cas de maintien sur 15 possibles), dans les constructions impersonnelles (un seul cas de ne sur six) et dans les constructions disloquées (aucun cas de ne sur 20 possibles), ce qui correspond aux tendances observées dans les productions orales (cf. Gadet 1997 : 100 ; Hansen/ Malderez 2004 : 21). 99 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="100"?> 7 Il s’agit dans ce dernier cas d’une simplification, la seule véritable interrogation par intonation étant l’interrogation totale. L’interrogation partielle est quant à elle toujours marquée par un terme interrogatif (cf. aussi Gadet 1997 : 105). Elles ont en commun l’absence d’inversion du sujet. 8 Néanmoins, les différentes variantes sont soumises à des contraintes sémantico-prag‐ matiques et ne sont pas par conséquent toujours interchangeables. Par exemple, l’emploi rhétorique de l’énoncé suivant : « Vous vous en foutez ? » (p. 22) n’est possible qu’au moyen de l’interrogation par intonation (cf. à ce propos aussi Gadet 1997 : 110 ; Coveney 2020 : § 5.2‒5.4). 4.3 La forme de l’interrogation Les structures interrogatives sont également un bon indicateur des pratiques langagières représentées dans les dialogues fictionnels. En français, il existe principalement trois façons de formuler une interrogation directe, qui d’un point de vue sociostylistique ne sont pas équivalentes : l’inversion du sujet (viens-tu ? , quand viens-tu ? ), la tournure est-ce que (est-ce que tu viens ? , quand est-ce que tu viens ? ) et l’intonation, signalée à l’écrit par un point d’interrogation (tu viens ? , tu viens quand ? ). 7 Alors que les interrogatives avec inversion du sujet constituent la forme standard à l’écrit, à l’oral on note une nette préférence pour les variantes par intonation qui maintiennent l’ordre des mots de la phrase déclarative Sujet - Verbe (- Complément), l’inversion du verbe avec son sujet y étant plutôt perçue comme un marqueur de registre soigné (cf. Blanche-Benveniste/ Rouget/ Sabio 2002 : 15sq). Il nous semble donc intéressant d’examiner la formulation de l’interrogation dans notre corpus. 8 Pour ce faire, nous avons différencié les structures qui portent sur la phrase entière (interrogation totale, cf. tab. 2) de celles avec un terme interrogatif (interrogation partielle ou en qu-, cf. tab. 3). Avec inversion (V - S) Sans inversion (S - V) est-ce que S ‒ V Total % n % n % n n Robert 0 % 0 88 % 15 12 % 2 17 Ray‐ monde 13 % 1 75 % 6 13 % 1 8 Les au‐ tres 33 % 4 58 % 7 8 % 1 12 Total 14 % 5 76 % 28 11 % 4 37 Tab. 2 : Taux des interrogatives totales dans Roman d’amour. 100 Frédéric Nicolosi <?page no="101"?> 9 Dans notre corpus, les structures interrogatives ne se terminent pas toujours par un point d’interrogation, inversement le point d’interrogation n’indique pas toujours une question. En absence d’intonation, l’interrogation pose donc parfois des problèmes d’identification dont nous ne pouvons pas traiter ici. Pour le comptage, n’ont été retenus que les cas évidents. 10 Il s’agit ici d’une question rhétorique qui exprime une exclamation comme le montre la ponctuation. Dans le domaine des totales, nous notons une nette préférence pour les variantes par intonation et sans inversion du sujet (76 % du total global), ce qui concorde avec les données recueillies sur corpus oraux (cf. Gadet 1997 : 112 ; Coveney 2020 : § 3.3 ; Larrivée/ Guryev 2021 : 14‒16). 9 Alors que la variante avec inversion du sujet est pratiquement absente de la bouche des Bidochon (un seul cas imputable à Raymonde, cf. ex. 10), elle représente un tiers des cas observés parmi les caractères secondaires. Deux cas correspondent à une formule rituelle hautement codifiée prononcée par le maire lors des noces du couple Bidochon (« Madame Raymonde, Jeanne, Martine Galopin, consentez-vous à prendre pour époux monsieur Robert, Eugène, Louis Bidochon, ici présent ? », et mutatis mutandis, p. 19 ; cf. aussi fig. 2). Les deux autres cas sont liés à l’aspect caricatural des personnages secondaires, sur lequel nous reviendrons dans la section 5. Blanche-Benveniste (1997 : 54) remarque que les interrogatives avec inversion peuvent être aussi utilisées à titre parodique par des personnes qui ne les emploient pas d’habitude comme dans l’exemple suivant, où Raymonde se contemple nue dans un miroir, admirant ses formes plutôt généreuses, et auquel nous rajoutons un cas d’interrogation partielle avec inversion complexe présentant le même effet comique, accentué par l’emploi d’un vocabulaire recherché : (10) [en soliloque : ] Tss, quelle splendeur ! Dirait-on jamais que j’ai l’âge que j’ai ! 10 (p. 11) (11) [en soliloque : ] Comment de telles merveilles, qui sont autant d’incitations aux plaisirs de la chair, ont-elles pu rester si longtemps ignorées ? (p. 11) Les cas d’interrogation partielle observés présentant une plus grande diversité, nous avons dû élargir la grille d’analyse proposée ci-dessus. Pour le comptage, nous n’avons pas tenu compte des structures portant sur le sujet (p. ex. qui vient ? ) puisque notre critère sociostylistique (avec ou sans inversion du sujet) n’est pas applicable dans ce cas : 101 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="102"?> 11 Cette catégorie comprend aussi un cas d’interrogation par inversion complexe (cf. ex. 11). 12 Il faudrait aussi préciser que le taux de est-ce que peut dépendre de contraintes spatiales, l’espace dans les bulles et dans les vignettes étant limité. Cela dit, nos résultats sont très proches de ceux obtenus sur corpus oraux. Jansen/ Gagsteiger/ Pustka (2020 : 248sq) rappellent justement que l’interrogation totale en est-ce que est très rare aussi bien à l’écrit qu’à l’oral, tandis que dans l’interrogation partielle, le tour périphrastique s’observe le plus souvent avec le pronom interrogatif que. qu- V‒ S 11 qu- S ‒ V S ‒ V ququest-ce que qu’est-ce Total % n % n % n % n % n n Robert 8 % 1 17 % 2 0 % 0 42 % 5 33 % 4 12 Ray‐ monde 25 % 2 25 % 2 25 % 2 25 % 2 0 % 0 8 Les autres 43 % 3 14 % 1 29 % 2 14 % 1 0 % 0 7 Total 22 % 6 19 % 5 15 % 4 30 % 8 15 % 4 27 Tab. 3 : Taux des interrogatives partielles dans Roman d’amour. Dans le domaine des partielles, nous notons à nouveau une nette préférence pour les variantes qui maintiennent l’ordre Sujet - Verbe de la phrase déclarative (78 % du total global, tournures en est-ce que comprises). Lorsque la tournure interrogative est-ce que n’est pas utilisée, le terme interrogatif peut se trouver en tête d’énoncé ou in situ, c’est-à-dire à la place du constituant sur lequel porte l’interrogation (« qu- S - V » ou « S - V qu- »). Cette dernière est considérée comme familière d’après Grevisse/ Goosse (2016 : § 391) et Riegel/ Pellat/ Rioul (2014 : 679). Bien que les sommes globales soient différentes, il est également intéressant de constater que la variante avec est-ce que est plus utilisée dans les interrogations partielles que totales (30 % par rapport à 11 %). Souvent considéré comme lourd, ce tour est d’un point de vue sociostylistique neutre, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral (cf. Grevisse/ Goosse 2016 : § 397 ; Riegel/ Pellat/ Rioul 2014 : 676). Dans notre corpus, il se manifeste principalement avec le pronom interrogatif que (six cas sur huit, dont trois dans la bouche des personnages secondaires). 12 En revanche, le tour « qu’est-ce S - V » est retenu comme « franchement populair[e] » par Grevisse/ Goosse (2016 : § 398). Il n’est utilisé que par Robert lorsqu’il s’adresse à Raymonde et présente dans trois cas sur quatre les traits d’une expression quasi figée (qu’est-ce tu fous ? ) : 102 Frédéric Nicolosi <?page no="103"?> (12) [Robert à Raymonde : ] Ben… qu’est-ce tu fous, plantée là comme une assombrie ? (p. 42) Grevisse/ Goosse (2016 : § 398) rangent aussi parmi les formes populaires de l’interrogation partielle les constructions clivées interrogatives sans inversion de ce, selon Riegel/ Pellat/ Rioul (2014 : 679), il s’agit plutôt d’un usage familier. Nous n’en avons trouvé qu’un seul cas, de nouveau imputable à Robert. Comme il s’agit d’une question qui porte sur le sujet, cette occurrence n’a pas été retenue dans notre comptage : (13) [Robert au docteur Joly : ] Qui c’est qui me l’a arrosée, ma femme ? (p. 47) Il faudrait enfin mentionner un cas de terme interrogatif suivi de que, que Gre‐ visse/ Goosse (2016, § 398) rangent de nouveau parmi les formes « franchement populaires » et « tenu[e]s pour incorrect[e]s par tous les grammairiens » ‒ mais non par Riegel/ Pellat/ Rioul (2014, 679), qui les considèrent seulement comme « très familières ». Ce type n’est attesté qu’une seule fois dans la bouche de Robert : (14) [Robert à Raymonde : ] Ben, pendant que tu y es, pourquoi que tu bouffes pas de l’herbe pendant que tu y es ? (p. 44) Cet usage ‘populaire’ des ex. (12) à (14) ne fait que confirmer le style particuliè‐ rement relâché de Robert par rapport à Raymonde, plus soucieuse du ‘bien dire’, dont nous avions déjà parlé dans la section précédente. Il n’est par ailleurs pas surprenant de trouver chez Robert d’autres formes retenues comme typiques du français populaire telles que les relatives défectives (cf. Gadet 1997 : 115) : (15) [Robert à Raymonde : ] Parce que de retrouver sous ses fesses une boule quies [sic] qu’on sait qu’elle a passé une partie de la nuit dans l’oreille de quelqu’un d’autre, c’est dégueulasse ! (p. 40) 4.4 La forme du sujet Parmi les traits qui distinguent de manière caractéristique les usages du parlé de ceux de l’écrit, Blanche-Benveniste (1994, 1997 : 105) mentionne la forme grammaticale du groupe sujet (ci-après désigné en abrégé par sujet). Alors que dans les productions écrites (mais aussi p. ex. dans les prises de parole publiques) le sujet prend normalement une forme nominale, qui s’exprime par l’emploi de mots lexicaux, dans les conversations, il est le plus souvent pronominal (en moyenne 85 %), les sujets nominaux tendant à se disloquer au moyen d’un pronom de reprise (cf. Blanche-Benveniste 2010 : 84 et 89). La forme du sujet nous semble donc être un excellent critère pour évaluer le degré de stylisation des dialogues fictionnels. 103 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="104"?> 13 À l’instar de Blanche-Benveniste (1994 : 83), nous n’avons pas considéré comme sujet le c’ des constructions clivées en « c’est ‒ qui ». Nous avons regroupé les cas observés selon les groupes suivants : les pronoms clitiques (je, tu, il, etc.), les pronoms impersonnels (il y a, il faut, etc.), le pronom c’ dans c’est et ça, 13 les syntagmes nominaux et les formes de sujet disloqués à gauche ou à droite. Cette dernière catégorie se divise elle-même en deux sousgroupes : d’une part les pronoms disloqués (p. ex. moi je) et d’autre part les syntagmes nominaux disloqués (p. ex. « SN il ») et les constructions du type « SN c’est » et « SN ça ». Le tableau suivant résume les résultats obtenus : Forme du sujet Robert Raymonde Les autres Total % n % n % n n % Pronoms clitiques 59 % 165 62 % 200 60 % 142 60 % 507 je 60 95 53 208 tu 51 45 11 107 il, elle, ils, elles 21 10 8 39 on 8 13 22 43 on ‘nous’ 15 25 2 42 nous 0 2 7 9 vous 10 10 39 59 c’est, ça 18 % 52 14 % 44 11 % 26 14 % 122 c’est 38 29 19 86 ça 14 15 7 36 il impersonnel 5 % 14 5 % 17 10 % 24 7 % 55 il y a, il faut, etc. 5 9 14 28 y a, faut, etc. 9 8 10 27 Sujets nominaux 5 % 14 11 % 35 14 % 32 10 % 81 104 Frédéric Nicolosi <?page no="105"?> Pron. disloqués à gauche 4 % 11 2 % 7 0 % 0 2 % 18 moi je 6 4 0 10 toi tu 4 1 0 5 nous on 1 2 0 3 Pron. disloqués à droite 2 % 5 1 % 3 1 % 2 1 % 10 je - moi 3 2 1 6 tu - toi 1 0 1 2 on - nous 1 1 0 2 SN disloqués à gauche 4 % 11 3 % 9 1 % 3 3 % 23 SN il, elle, etc. 3 6 1 10 SN c’est 6 1 1 8 SN ça 2 2 1 5 SN disloqués à droite 2 % 6 2 % 7 1 % 2 2 % 15 il, elle, etc. - SN 3 3 2 8 c’est - SN 3 3 0 6 ça - SN 0 1 0 1 Autres 1 % 4 1 % 2 2 % 5 1 % 11 Total global 282 324 236 Tab. 4 : Taux des formes grammaticales du sujet dans Roman d’amour. Les chiffres montrent une forte proportion de pronoms sujets contre seulement 10 % de formes nominales, ce qui correspond aux résultats obtenus sur corpus oraux, d’après lesquels le pourcentage de sujets nominaux « ne dépasse pas en moyenne 15 % dans les conversations en face à face » (Blanche-Benveniste 1997 : 105 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="106"?> 14 L’analyse de Blanche-Benveniste porte sur six corpus, dont deux écrits. Les fréquences rapportées ici se réfèrent aux textes oraux. 15 Notre grille d’analyse s’orientant à l’étude de Blanche-Benveniste (1994), les résultats peuvent être comparés. D’autres analyses menées sur corpus oraux présentent des taux plus élevés que ceux indiqués par Blanche-Benveniste, mais les résultats ne sont pas strictement comparables car elles ne prennent pas en compte tous les types de constructions qui mettent en cause le sujet (cf. Koch 1994 : 183sq ; Horváth 2018 : 137sq). 106 ; cf. aussi les chiffres mentionnés par Blanche-Benveniste 1994 : 90sq). Parmi les 49 cas de sujets nominaux employés par les Bidochon, plus de la moitié est imputable au type de texte (à propos de ce facteur cf. Blanche-Benveniste 1997 : 106). Il y en a 27 cas dans les récits autobiographiques de Raymonde. L’exemple suivant contient quatre énoncés qui commencent tous par un sujet nominal. On notera aussi l’emploi du passé simple (arrêta), autre marqueur de registre soutenu (cf. Blanche-Benveniste/ Rouget/ Sabio 2002 : 16) : (16) [Raymonde raconte son voyage de noces : ] Les parents de Robert habitaient Saint-Auvent, un petit village du Limousin. La région est très belle. Robert arrêta la voiture un peu avant d’arriver pour me montrer un panorama. La beauté du site nous rendait muets… (p. 26) Dans l’exemple suivant, tiré également d’un récit autobiographique, l’accumu‐ lation de sujets nominaux est due à un « procédé rhétorique de répétition » (Blanche-Benveniste 1994 : 91) : (17) [Raymonde aux lecteur.rice.s, en présence de Robert : ] Car Môssieu pète au lit ! Môssieu m’envoie ses vents contre ma cuisse ! […] Oooh, ça, au début, tout nouveau tout beau, Môssieu faisait attention ! Môssieu se levait pour faire son pet dans le vater ! Môssieu pensait à moi ! Tandis que maintenant… (p. 40) Blanche-Benveniste (1997 : 106) fait remarquer que dans les corpus oraux « [c]on‐ trairement à ce qu’on pourrait penser, le faible taux de sujets nominaux n’est pas compensé par un grand nombre de dislocations, mais par des pronoms et des tournures impersonnelles ». Dans son corpus, les cas de dislocations de sujets nominaux recouvrent entre 6,46 % et 11,60 % des formes de sujet (cf. Blanche- Benveniste 1994 : 87). 14 Dans notre corpus de dialogues fictionnels, ils ne représentent que 5 % (tous types de dislocations confondus), soit un taux encore plus faible. 15 Quant aux pronoms sujets disloqués à gauche et à droite, le taux n’est pas non plus élevé (3 % au total), mais il se rapproche davantage des chiffres relevés par Blanche- Benveniste (1994 : 87) dans son corpus, qui vont de 0,58 % à 3,86 %. À l’oral, les dislocations jouent un rôle important au niveau de l’organisation du discours (le marquage de topique) et de l’interaction (p. ex. la gestion des tours 106 Frédéric Nicolosi <?page no="107"?> 16 La reprise pronominale de tout le monde est agrammaticale en français. Pour être ac‐ ceptable grammaticalement, l’élément disloqué doit être identifiable par le destinataire (cf. Barnes 1985 : 60 ; Wehr 2000 : 246‒250). Or tout le monde au sens de chacun n’est pas identifiable. À propos d’éléments disloqués introduits par un quantifieur de totalité cf. Horváth (2018 : 127‒131). de parole) (cf. Barnes 1985 ; Pekarek Doehler/ De Stefani/ Horlach 2015). Retenues comme une caractéristique courante du français parlé, elles sont cependant encore condamnées comme ‘redondance’ par les puristes (cf. Blanche-Benveniste 1997 : 37 ; Gadet 1997 : 131 ; Coveney 2005 : 97‒99). Dans notre corpus, les structures disloquées sont utilisées principalement par les Bidochon en conversation informelle. En dehors de ce contexte, les dislocations de sujets nominaux y revêtent un cachet familier et, selon les cas, même déclassant, surtout si l’interlocuteur.rice présente un style plus surveillé. Le cas que nous présentons ci-dessous est d’autant plus intéressant que la dislocation de sujet contraste avec l’énoncé précédent formulé dans un registre standard (et déjà commenté dans la section 4.2 sous l’ex. 4). Son effet dévalorisant n’est pas non plus étranger au fait qu’elle ne semble pas être motivée pragmatiquement puisqu’elle ne sert ici ni à établir, ni à confirmer, ni même à réétablir un topique de discours (pour cette notion cf. Barnes 1985 : 28‒31). De plus, elle se réalise dans une subordonnée qui ne véhicule qu’une information secondaire, alors que les marquages de topique se manifestent généralement au premier plan (cf. à ce propos la discussion dans Barnes 1985 : 80‒89) : (18) [Raymonde au docteur C. Joly : ] Nous ne sommes pas du genre qui se roule dans la fange ! On fait ça comme le bon dieu il a dit : les yeux fermés et dans le noir ! (p. 46) Cet emploi sociostylistique de la dislocation n’est pas aléatoire chez Binet, mais l’auteur y fait recours en connaissance de cause, ainsi que le suggère l’usage stigmatisant de la locution tout le monde il par Raymonde, déjà mentionné dans le titre de cet article ainsi que dans la section 4.1 sous l’ex. (1) : « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! ». 16 Quant aux dislocations de pronoms, on observe que Robert fait un usage plus important du type « moi je » et « toi tu », ce qui s’explique en partie par le caractère égocentrique du personnage et les situations conflictuelles du couple. Le marquage topical du sujet pronominal permet en effet l’alternance des points de vue : (19) Moi, quand je bouffe, je bouffe ! J’ai pas envie de causer ! (p. 15) (20) Alors, toi, tu fous l’argent du ménage par les fenêtres, et allez donc ! (p. 33) En ce qui concerne l’usage des pronoms clitiques sans dislocation, on constate un grand nombre de formes déictiques (je, tu, on/ nous, vous), imputable au caractère 107 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="108"?> dialogique de notre corpus. On observe aussi une large préférence pour le pronom on dans son emploi défini (42 cas contre neuf nous), qui à l’oral correspond à la forme non marquée (cf. Blanche-Benveniste 1997 : 40), mais les usages divergent selon les personnages. Alors que les Bidochon n’utilisent pratiquement que le on défini sauf dans deux cas, où le nous se produit en cooccurrence avec ne (cf. ex. 4 et 9 de la section 4.2), les autres personnages, à l’exception de deux cas, n’emploient que le nous (cf. aussi section 5). Dans les tournures impersonnelles, le pronom sujet explétif est absent dans presque la moitié des cas observés (27 occurrences contre 28). Nous n’avons repéré aucune occurrence de cela ou de ce en fonction de sujet dans les cas où ils pourraient être utilisés, en revanche plusieurs cas de ça, considéré comme la forme normale à l’oral (cf. Kerbrat-Orecchioni 2017 : 101 à propos d’un corpus de débats politiques) : (21) [Robert à Raymonde : ] Ça fait de la distraction quand on mange ! (p. 15) (22) [Raymonde à madame Froger : ] Ah, ça n’est pas de votre plein gré que vous avez fermé votre pensionnat ? (p. 37) On notera toutefois le cas standard suivant de il impersonnel, rare dans l’usage courant, qui préfère c’est quand l’adjectif attribut est suivi d’une complétive ou d’une construction infinitive (cf. Ball 2000 : 70sq). Dans cet exemple, Raymonde s’adresse à madame Froger qu’elle croit être une ancienne directrice de pensionnat pour jeunes filles (en réalité une ancienne tenante de maison close), et s’attend donc à parler à une dame de qualité. Dans toute la séquence, Raymonde se distingue par un style plus proche du standard, ce qui confirme nos observations à propos de l’usage du ne de négation chez ce personnage (cf. aussi la négation pleine de l’ex. 22, extrait du même contexte) : (23) Il est si difficile de trouver à se loger quand on est des jeunes mariés ! (p. 37) Parmi les traits typiques des usages du parlé, on compte aussi la construction en c’est, assez présente dans notre corpus (10 %). En français standard, le verbe s’accorde avec le groupe nominal qui suit, mais dans le parler ordinaire, « c’est tend à remplacer ce sont, par souci d’invariabilité » (Riegel/ Pellat/ Rioul 2014 : 761) : (24) [Raymonde en soliloque : ] C’est des malfaiteurs de l’humanité ! ! (p. 12) 5. Le style des personnages secondaires Contrairement aux personnages principaux qui font preuve de variation indi‐ viduelle selon différents facteurs, les personnages secondaires se distinguent chacun par une manière de parler plus homogène. Cette (quasi-)absence de 108 Frédéric Nicolosi <?page no="109"?> 17 Strictement parlant, il s’agit de la mise en scène d’un écrit oralisé. variation individuelle vise comme nous le verrons à catégoriser socialement les personnages. Pour illustrer notre propos, nous avons visualisé dans le tableau 5 la répartition des variantes standard et non standard (ordinaires) abordées dans les sections précédentes selon les différents caractères. N’ont été retenues que les variables binaires suivantes : la négation avec ou sans ne, l’interrogation avec ou sans inversion du sujet (interrogatives périphrastiques non incluses), nous vs on ‘nous’ et les constructions impersonnelles avec ou sans il. Tous les cas où le taux était supérieur à 0 % ont été surlignés en gris. Comme on peut le constater, la distribution des variantes est inégale. Alors que le docteur C. Joly, l’entremetteuse en agence matrimoniale et le maire se distinguent par un profil stylistique excessivement standard, le père de Robert, l’infirmière, les amis du couple et la vendeuse en parfumerie présentent un profil opposé (abstraction faite du il impersonnel). D’autres encore comme madame Froger ou la mère de Robert ont un style hybride, avec une préférence toutefois prononcée pour les variantes standard chez cette dernière. Cette asymétrie au niveau linguistique correspond à l’intention parodique de l’auteur. Par exemple, les variantes standard observées chez le maire s’expliquent par la lecture du Code Civil aux jeunes époux (écrit oralisé) 17 et l’emploi de formules rituelles (cf. notre commentaire dans la section 4.3 à propos de l’interrogation totale). Dans la bouche de l’entremetteuse en agence matrimoniale, que Raymonde consulte pour trouver un conjoint, elles servent plutôt à distinguer un parler ostensiblement soutenu qui a pour but de représenter le caractère sérieux de la maison. En effet les indicateurs grammaticaux de prestige social ne manquent pas : utilisation exclusive du ne de négation, du nous, du sujet explétif dans les constructions impersonnelles (il faut) et d’interrogatives avec inversion du sujet : (25) Quel genre d’homme souhaitez-vous ? Avez-vous déjà réfléchi à la question ? (p. 11) (26) Nous allons envoyer une fiche vous concernant (âge, qualités, goûts, instruction, mensurations) à tous nos adhérents masculins, beaux, jeunes, riches et intelligents. Nous vous enverrons leur réponse ! (p. 11) (27) Car, enfin, il faut être réaliste ! Certes vos attraits sont encore vivaces, mais il faut bien vous rendre compte que votre âge… mûr, heu… ne vous permet plus d’avoir autant d’exigence qu’une jeune oiselle, beaucoup moins riche de l’expérience de la vie, certes, mais jeune quand même ! (p. 16) 109 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="110"?> Français standard Français non standard (ordinaire) Néga‐ tion avec ne Interro‐ gation par in‐ version nous Avec il imper‐ sonnel Néga‐ tion sans ne Interro‐ gation sans in‐ version on ‘nous’ Sans il imper‐ sonnel % n % n % n % n % n % n % n % n Docteur C. Joly 100 % 6 100 % 1 100 % 1 100 % 4 0 % 0 0 % 0 0 % 0 0 % 0 Entremetteuse en agence matri‐ moniale 100 % 2 100 % 2 100 % 4 100 % 3 0 % 0 0 % 0 0 % 0 0 % 0 Maire (jour des noces) 100 % 1 100 % 2 100 % 1 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 0 % 0 0 % 0 0 % 0 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ Employé de mairie 100 % 1 0 % 0 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 100 % 1 0 % 0 100 % 4 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 0 % 0 Madame Froger 50 % 2 0 % 0 100 % 1 33 % 1 50 % 2 100 % 1 0 % 0 67 % 2 Mère de Robert 83 % 5 100 % 2 0 % 0 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 17 % 1 0 % 0 100 % 1 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ Père de Robert 0 % 0 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 50 % 2 100 % 3 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 50 % 2 Infirmière ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 0 % 0 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 33 % 1 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 100 % 3 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 67 % 2 Giselle (amie de Raymonde) 0 % 0 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 100 % 2 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ René (ami de Robert) 0 % 0 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 0 % 0 100 % 4 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 100 % 2 Vendeuse en parfumerie 0 % 0 0 % 0 0 % 0 67 % 2 100 % 3 100 % 3 100 % 1 33 % 1 Autres 0 % 0 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 0 % 0 100 % 1 ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ ‒‒‒‒ 100 % 1 Tab. 5 : Taux de traits standard vs non standard (ordinaires) chez les personnages secondaires. 110 Frédéric Nicolosi <?page no="111"?> Les mêmes indicateurs de prestige se retrouvent dans la bouche du docteur C. Joly. Ils sont d’autant plus visibles qu’ils contrastent avec le parler ordinaire de Robert, ce qui a pour effet d’augmenter la distance sociale entre les deux locuteurs : (28) [Robert : ] Mais, vous vous trompez, docteur, c’est elle qui peut pas avoir d’enfants ! Moi, j’ai fait mon boulot ! Je l’ai arrosée ! Arrosée ! [Docteur C. Joly : ] Je ne mets pas vos capacités en doute, monsieur Bidochon, ne voyez là qu’un simple examen de routine ! (p. 46) De plus, le parler du médecin se caractérise par l’emploi d’un jargon technique que Robert ne maîtrise pas : (29) [Le docteur C. Joly explique à Robert les raisons de son infertilité : ] La vérité, monsieur Bidochon ! La triste vérité ! Sur vos deux testicules, l’un est ectopique et l’autre cryptorchidique ! (p. 47) C’est à ce langage professionnel que peuvent être attribués aussi les cas de sujets nominaux qu’utilise le docteur Joly (six cas sur 22) (cf. Blanche-Benveniste 1997 : 106). On observe en outre un cas de marquage topical au moyen de quant à, là où on trouverait plutôt une dislocation à gauche dans le parlé en interaction (p. ex. l’autre, il…) : (30) [Le docteur C. Joly à Robert : ] En clair, l’un est resté au-dessus du canal inguinal, quant à l’autre, il se balade quelque part dans votre ventre ! (p. 47) La fonction distinctive des variantes standard n’est pas obligatoirement liée au prestige ou au statut social du personnage. L’auteur les utilise aussi pour caractériser l’attitude distante et hostile de la mère de Robert, mère jalouse et possessive, envers Raymonde, sa bru. La variété standard est donc ici employée comme expédient discriminatoire. Parmi les traits grammaticaux utilisés, déjà mentionnés plus haut, on note aussi une forte proportion de sujets nominaux comme chez le docteur Joly (12 sur 44 cas). Dans l’exemple suivant, la mère de Robert réalise systématiquement la négation avec ne : (31) Aller à l’hôpital ! Mais vous n’y pensez pas, ma fille ! Je ne peux pas être partout à la fois, et Robert n’a que moi pour le soigner, lui ! (p. 31) Les exemples précédents montrent comment l’auteur met à profit les traits standard pour caractériser les personnages secondaires. Inversement, leur absence (signalée par l’emploi des variantes non standard) est exploitée lorsque le ton employé se rapproche du style ordinaire des Bidochon. C’est le cas de la 111 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="112"?> vendeuse en parfumerie, où l’emploi de formes telles que la négation sans ne, on ‘nous’ et l’absence de il impersonnel (cf. ex. 32) s’associe à un accent du Midi caricatural, évoqué entre autres au moyen d’une série d’interjections retenues dans l’imaginaire linguistique comme typiques de cette variété (cf. ex. 33) : (32) [Vendeuse à Robert, mais représentée de face comme si elle s’adressait aux lecteur.rice.s : ] Mais, si on était pas interrompus constamment par les clients, y a longtemps qu’il serait fini, mon ailloli ! (p. 50) (33) [Vendeuse à Robert à propos d’un parfum ; même remarque qu’à l’ex. 32 : ] C’est racé et très distingué, putaing/ con/ couillon ! (p. 49) C’est également le cas du père de Robert qui contrairement à sa femme présente un usage plus ordinaire du français, ce qui le rapproche de Raymonde. Dans l’exemple suivant, il se distingue de plus par l’usage, jugé vulgaire d’après Blanche-Benveniste (1997 : 103), de que + je, là où le français standard requiert qui. Dans notre corpus, il a plutôt la fonction d’exprimer l’humilité du père de Robert, en le rendant plus sympathique : (34) C’est moi-même que je l’ai sculpté dans un navet, tout seul, sans l’aide de personne, avec mes seules pauvres mains burinées ! (p. 30) Ce type d’interprétation se fera toujours en considération de ce que l’on sait sur le personnage (ses origines, sa profession, son statut social, son grade d’ins‐ truction, son âge, son sexe, etc.) et de comment il est représenté graphiquement (les mimiques, les gestes ou encore les éléments plus statiques tels les habits, la coiffure), mais aussi des propres représentations linguistiques que l’on a de certains types de personnages. En voici un autre exemple particulièrement comique, qui est celui de l’infirmière qui s’occupe du beau-père de Raymonde agonisant sur son lit d’hôpital. Elle substitue systématiquement le il anaphorique (cf. ex. 35) ou le vous de politesse (cf. ex. 36) par on, selon qu’elle s’adresse à Raymonde ou au père de Robert. Cet usage bien attesté en français (cf. Riegel/ Pellat/ Rioul 2014 : 364sq) a ici la fonction d’infantiliser les patients. Cette fonction est renforcée par un procédé de réduplication typique de la manière dont les parents s’adressent à leurs plus jeunes enfants (le mamanais). On observe aussi un cas de on au lieu de je (cf. ex. 37). (35) [L’infirmière à Raymonde : ] Oh, mais, c’est qu’on est très raisonnable, on a bien pris tout son suppositoire ! (p. 31) (36) [L’infirmière au père de Robert : ] On veut le bassin ? Si on a envie de faire caca, faut qu’on le manmande ! Faut qu’on essaye de garder son suppositoire, sinon, on aura encore bobo à sa têtête ! Faut faire un effort pour serrer ses fefesses ! (p. 31) 112 Frédéric Nicolosi <?page no="113"?> (37) [L’infirmière au père de Robert qui vient de décéder : ] Eh bien, eh bien, qu’est-ce qu’on apprend ? Il paraît qu’on est mort ? On a fait le polisson… (p. 32) Nous terminerons par un cas hybride qui mélange style soutenu et style plus familier. Ce télescopage de registres met bien en valeur comment l’auteur utilise la variation langagière à des fins humoristiques. Raymonde et Robert sont à la recherche d’un logement et rendent visite à madame Froger, « maquerelle notoire » (p. 40), qui loue ses chambres après avoir été obligée de fermer en raison d’une épidémie de vérole. L’ancienne tenancière de maison close se distingue par un langage pseudo-littéraire qui accumule les tournures précieuses, tout en les mêlant à des expressions plus relâchées. Raymonde, croyant avoir affaire à une ancienne directrice de pensionnat pour jeunes filles (d’où le comique de la situation), s’aligne sur le registre de madame Froger en parodiant un style exagérément formel. Il s’agit surtout de marqueurs lexicaux (p. ex. fallacieux), mais les marqueurs grammaticaux ne manquent pas. Dans la séquence citée cidessous, nous observons, tous personnages confondus, deux sujets nominaux, l’usage du nous et de l’on indéfini, et l’emploi du ne de négation. Mais comme on peut le voir, le naturel revient vite au galop (« c’est quoi déjà comme maladie ? ») : (38) [Madame Froger : ] J’ai dépensé un fric fou en cierges, chacune de mes filles portait à son cou une médaille de la vierge ! Nous revenions avec des tonnes de flotte miraculeuse qui nous coûtait la peau des fesses… Eh bien, tout ça n’a servi à rien ! La maladie nous est tombée dessus comme la misère sur le pauvre monde ! J’ai dû fermer ! [Raymonde : ] Permettez-moi de vous exprimer ma révolte devant l’atti‐ tude scandaleuse d’une administration aveugle qui tolère que l’on mette à la rue de si pieuses jeunes filles et leur sainte femme de mère spirituelle, sous le prétexte fallacieux de… de… heu… C’est quoi déjà comme maladie ? (p. 37) 6. L’étude de Grutschus/ Kern (2021) : confrontation des résultats et discussion Les domaines grammaticaux analysés dans les sections précédentes fournissent une grande partie des expédients employés dans les dialogues fictionnels (de bandes dessinées ou d’autres) pour créer un effet d’oralité, mais ils ne sont pas utilisés selon les mêmes proportions par tou.te.s les auteur.e.s (cf. Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 : 129 ; cf. aussi section 1). Dans ce qui suit, nous confrontons 113 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="114"?> nos résultats à ceux de Grutschus/ Kern (2021), qui ont analysé Astérix aux Jeux Olympiques (Goscinny/ Uderzo 1968) et Titeuf : C’est pô juste: : : (Zep 1995). Les deux albums, comprenant respectivement 615 et 630 bulles, sont de taille comparable à notre corpus, qui correspond à 609 bulles. Comme termes de comparaison, nous avons choisi, en fonction des données statistiques fournies par Grutschus/ Kern (2021 : 202), la négation, l’interrogation, l’emploi du il impersonnel et celui du on au sens de ‘nous’. En ce qui concerne la négation, on constate que dans 95 % des cas, celle-ci est réalisée avec ne dans Astérix, alors qu’elle ne l’est que dans 16 % des cas dans Titeuf. Dans notre corpus (Les Bidochon. Roman d’amour 1980), c’est aussi la variante standard qui avec 29 % de réalisation est la moins représentée : Négation avec ne Négation sans ne Total % n % n n Astérix (1968) 95 % 76 5 % 4 80 Les Bidochon (1980) 29 % 37 71 % 92 129 Titeuf (1995) 16 % 10 84 % 53 63 Tab. 6 : Taux de négation avec et sans ne dans Astérix, Titeuf et Les Bidochon (cf. tab. 1 et Grutschus/ Kern 2021 : 202). On note également une préférence très nette pour la variante standard dans Astérix tant en ce qui concerne l’emploi du il impersonnel, où il est systémati‐ quement réalisé, contre 53 % dans Les Bidochon et 32 % dans Titeuf (cf. tab. 7), qu’en ce qui concerne l’emploi du nous (78 %) contre seulement 18 % dans Les Bidochon et 0 % dans Titeuf (cf. tab. 8) : il impersonnel Sans il impersonnel Total % n % n n Astérix (1968) 100 % 22 0 % 0 22 Les Bidochon (1980) 53 % 28 47 % 25 53 Titeuf (1995) 32 % 10 68 % 21 31 Tab. 7 : Taux de constructions impersonnelles avec ou sans il dans Astérix, Titeuf et Les Bidochon (cf. Tab. 4 et Grutschus/ Kern 2021 : 202). 114 Frédéric Nicolosi <?page no="115"?> nous on ‘nous’ Total % n % n n Astérix (1968) 78 % 40 22 % 11 51 Les Bidochon (1980) 18 % 9 82 % 42 51 Titeuf (1995) 0 % 0 100 % 29 29 Tab. 8 : Taux de nous vs on ‘nous’ dans Astérix, Titeuf et Les Bidochon (cf. tab. 4 et Grutschus/ Kern 2021 : 202). Cette prédilection pour les variantes standard ne se vérifie pas en revanche pour ce qui est des structures interrogatives. Avec un taux de 80 %, l’interrogation sans inversion du sujet représente en effet la variante préférée par les auteurs d’Astérix, se rapprochant ainsi des stratégies de mise en scène de l’oral des Bidochon (60 %) et de Titeuf (100 %). Les interrogatives périphrastiques (avec estce que) n’ayant pas été considérées dans l’étude de Grutschus/ Kern (2021), le tableau suivant ne rapporte que les résultats concernant les variantes avec et sans inversion du sujet, sans distinguer entre interrogation totale ou partielle : Avec inversion Sans inversion Total % n % n n Astérix (1968) 20 % 14 80 % 56 70 Les Bidochon (1980) 30 % 11 60 % 37 48 Titeuf (1995) 0 % 0 100 % 30 30 Tab. 9 : Taux des interrogatives avec ou sans inversion du sujet dans Astérix, Titeuf et Les Bidochon (cf. tab. 2 et 3 et Grutschus/ Kern 2021 : 202). Selon Grutschus/ Kern (2021 : 198), la différence entre Astérix et Titeuf n’est pas imputable à l’écart chronologique entre les deux œuvres, mais plutôt à des choix stylistiques divergents. Tandis que l’auteur de Titeuf mise davantage sur l’effet d’oralité que procurent les variantes non standard à l’écrit, Astérix, en revanche, se dénote par une sélection plus restreinte, « laissant supposer qu’une ‘dose’ réduite d’éléments considérés comme ‘typiquement oraux’ pourrait être suffisante pour évoquer l’immédiat communicatif » (Grutschus/ Kern 2021 : 213). De plus, ainsi que l’a montré notre analyse des Bidochon, ces traits « typiquement oraux », mais aussi leurs pendants standard, peuvent être exploités à des fins 115 « Français, français… du moment que tout le monde il me comprend ! » <?page no="116"?> 18 Goscinny et Uderzo sont nés respectivement en 1926 et 1927, Binet en 1947 et Zep en 1967 (cf. les articles concernant ces auteurs sur www.bedetheque.com/ liste_auteurs_B D_A.html, consulté le 24/ 02/ 2022). parodiques pour caractériser socialement certains personnages (cf. section 5), un procédé que l’on retrouve aussi dans Titeuf, où la négation avec ou sans ne sert à distinguer le groupe des adultes de celui des enfants (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 213 ; cf. aussi section 2). Mais si ces choix stylistiques ne peuvent pas être rapportés à l’écart chrono‐ logique entre ces œuvres, ils peuvent être plus ou moins soumis à l’autocensure selon les époques et l’âge des auteurs. 18 Comme on peut le constater, le taux de négation sans ne ‒ de même que celui d’absence du il impersonnel et du on ‘nous’ ‒ augmente d’un album à l’autre, ce qui peut suggérer une acceptation plus grande envers la variante non standard au fil des décennies. Le public peut avoir également une incidence sur le degré de conformité à la norme (cf. Giaufret 2013 : chap. 1). Alors qu’Astérix se destine à public jeune ou plus large, Les Bidochon s’adressent à un public adulte, habitué au style caricatural des éditions Fluide Glacial et par là moins sensible aux écarts à la norme. Même s’il faut reconnaître à Goscinny un rôle pionnier dans l’intégration des pratiques langagières quotidiennes dans la littérature pour la jeunesse, ainsi que le rappellent justement Grutschus/ Kern (2021 : 198) à propos du Petit Nicolas (cf. aussi Luzzati/ Luzzati 1987 ; Goldschmitt 2005), il semble bien que certains usages n’aient pas encore droit de cité : le taux de négation sans ne est en effet aussi faible dans Le petit Nicolas que dans Astérix (cf. Goldschmitt 2005 : 200). 7. Conclusion Notre objectif consistait à déterminer dans quelles proportions et dans quels buts la variation langagière était exploitée dans le premier album de la série Les Bidochon. À cette fin ont été analysés trois domaines grammaticaux : la négation, l’interrogation et la forme du sujet. L’analyse a mis en évidence deux fonctions principales : la mise en scène de la langue de tous les jours (du français ordinaire) et la caractérisation des personnages. Nous avons tout d’abord constaté que les usages quotidiens des personnages principaux correspondent aux tendances observées dans les corpus oraux. Bien qu’il s’agisse de dialogues fictionnels, ils ne sont donc pas créés de toutes pièces (cf. aussi Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 : 126). Mais comme nous l’avons montré dans la section 6, on observe des différences en fonction des auteur.e.s, qui concernent les formes sélectionnées, mais aussi leur fréquence d’emploi. Ces écarts ont été interprétés comme le résultat de différentes stratégies de stylisation. Ainsi, si les usages du français 116 Frédéric Nicolosi <?page no="117"?> dans les dialogues de bande dessinée se rapprochent d’une part de l’oral en situation immédiate, ils s’en éloignent d’autre part en fonction des choix que les auteur.e.s opèrent pour caractériser leurs personnages ou obtenir des effets comiques : Prêter à un personnage un usage particulier de la langue est en effet l’une des voies royales de la caractérisation. (Groensteen 2020b : 160) Mais comme précise Marini (2001 : 50), ce n’est pas tant « l’emploi systématique d’un certain niveau qui cré[e] le type linguistique, mais plutôt le contraste avec les autres personnages ». Chez Binet, cette caractérisation est surtout discernable chez les personnages secondaires qui appartiennent au « grand monde », ou tout du moins qui y aspirent, en arborant un style exagérément standard qui finit par tourner au burlesque. Inversement, l’absence d’éléments standard va en fonction de la situation signaler l’appartenance du locuteur à la couche moyenne de la société. Cela nous semble particulièrement emblématique lors de l’entretien médical, où le style foncièrement ordinaire de Robert assume en opposition au style formel et technique du docteur C. Joly une valeur sociolectale basse (cf. les sections 4.2 et 5). Les connotations d’une forme ne sont donc pas fixées, mais elles sont constamment renégociées en fonction du contexte, chaque œuvre créant ainsi sa propre norme (cf. Kerbrat-Orecchioni 1977 : 97 et ici section 2). Dans cette optique, il serait intéressant d’analyser l’ensemble de l’œuvre de Binet afin de vérifier si le style de l’auteur reste stable au fil des 40 années de la série. De même qu’il serait intéressant de comparer Binet à d’autres auteur.e.s de bandes dessinées humoristiques pour adultes afin de vérifier s’il existe des constantes de représentation à l’intérieur d’une même tradition bédéiste. Corpus Binet, Christian (2019) : Les Bidochon l’intégrale, Vol. I, Paris : Audie-Fluide Glacial. Références Armstrong, Nigel / Smith, Alan (2002) : « The Influence of Linguistic and Social Factors on the Recent Decline of French ne », in : Journal of French Language Studies 12, 23-41 : https: / / doi.org/ 10.1017/ S0959269502000121 (24/ 03/ 2022). 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Cependant, depuis le milieu du siècle dernier, divers chercheurs, tels que Pohl (1968) et (1975), Ashby (1981) et (2001), Coveney (2002), Armstrong/ Smith (2002) ou Meisner (2016) pour n’en citer que quelquesuns, ont étudié l’omission du ne en français oral. Les résultats montrent une tendance croissante à sa non-réalisation (cf. Armstrong/ Smith 2002 : 28), qui selon les corpus semble dépendre de plusieurs facteurs. Ils montrent, d’une part, des tendances frappantes au maintien ou à l’omission du ne en fonction de l’environnement morphosyntaxique, tel que le type de sujet dans la phrase ou le type de forclusif (pas, jamais, etc.) (cf. p. ex. Coveney 2002 : 73-76). D’autre part, l’usage semble varier selon des facteurs sociodémographiques tels que le sexe, l’âge et le statut socio-économique des locuteurs et locutrices (cf. Coveney 2002 : 86). La langue orale et la langue écrite peuvent diverger, par exemple, en fonction de la grammaire, de la syntaxe ou du lexique. Ainsi, l’omission de la particule ne est considérée comme l’un des nombreux traits typiques de la langue orale en français. Cet article traitera de ce phénomène dans un corpus de bande dessinée. La bande dessinée présente un langage que nous désignerons par la suite d’oralité mise en scène (cf. Dufter/ Pustka/ Hornsby 2021 : 12). L’oralité mise en scène dans les bandes dessinées fait l’objet d’études en linguistique depuis plusieurs années, telles que Grutschus/ Kern (2021), Krieger (2003), Marxgut <?page no="124"?> 2 Courdès-Murphy/ Jansen (2021) examinent la négation sans et avec ne dans les pièces de théâtre et les films en analysant trois versions de l’œuvre Marius de Marcel Pagnol. (1988), Merger (2015) ou encore Pietrini (2012). Cependant, si l’on compare les travaux mentionnés, on constate que jusqu’ici ils se sont plutôt intéressés à une multitude de variables en même temps, leur but principal étant de donner un aperçu de diverses techniques avec lesquelles la bande dessinée crée une illusion du langage oral. En revanche, ce qui semble n’avoir jamais été fait auparavant, c’est l’analyse détaillée d’un aspect grammatical, comme la négation, dans une bande dessinée. 2 L’étude détaillée de cet aspect et la comparaison avec de véritables corpus oraux ainsi que d’autres corpus d’oralité mise en scène devraient fournir des informations sur la représentation du français oral sur papier et sur l’importance de cette variable à cet effet. Pour ce faire, nous avons choisi d’examiner la (non-)réalisation du ne dans une série de bande dessinée récente, Les Vieux Fourneaux (2014-2020) de Wilfrid Lupano et Paul Cauuet. L’objectif de cet article est d’analyser comment se comporte la distribution du ne dans les six tomes de la série de bande dessinée sélectionnée, c’est-à-dire quels facteurs linguistiques et sociodémographiques peuvent favoriser la (non-)réali‐ sation de la particule négative. Pour cela, nous nous poserons les questions de recherche suivantes : 1. Quel est l’impact du forclusif (pas, plus, rien, jamais, que, etc.) sur le taux de réalisation du ne ? 2. En combinaison avec quels sujets le ne de négation est-il le plus souvent réalisé ? 3. Quels sont les personnages qui montrent une (non-)réalisation fréquente du ne dans la négation ? Quel est l’impact des caractéristiques sociodémo‐ graphiques (âge, sexe) sur l’utilisation du ne ? Après avoir défini le cadre théorique en expliquant la notion de l’oralité mise en scène (cf. section 2), nous présenterons l’état actuel de la recherche, en nous intéressant d’abord à la négation en français oral en général, pour passer ensuite à la recherche sur la négation dans la bande dessinée et d’autres formes d’oralité mise en scène (cf. section 3). Les sections 4-6 seront ensuite consacrées à l’étude. Notre objectif est de déterminer quels facteurs internes et externes ont pu influencer la (non-)réalisation de la particule ne dans la négation de la série de bande dessinée Les Vieux Fourneaux. 124 Greta Schlintner <?page no="125"?> 3 La dislocation à gauche et le redoublement du sujet semblent à première vue très similaires. Ils se distinguent cependant au niveau de la prosodie. Grutschus/ Schwab (2020 : 130-131) expliquent que les éléments disloqués à gauche sont des mises en relief clairement séparées du reste de l’énoncé. En revanche, dans le cas du redoublement du sujet, le syntagme nominal n’est pas mis en relief ou séparé du clitique par une « frontière prosodique » (Grutschus/ Schwab 2020 : 131). 2. Cadre théorique : qu’est-ce que l’oralité mise en scène ? Le terme d’oralité mise en scène fait référence à des textes qui sur le plan médial sont écrits, mais qui sur le plan conceptionnel mettent en scène des caractéristiques de la langue parlée. Goetsch (1985 : 217) souligne le fait qu’il ne s’agit pas d’oralité authentique, mais plutôt d’un emploi de diverses caractéristiques associées à la langue orale pour créer une illusion de l’immédiat communicatif (cf. Koch/ Oesterreicher 2011). Il s’agit donc d’une technique employée intentionnellement par les auteurs pour créer un effet oral afin d’atteindre certains buts artistiques (cf. Goetsch 1985 : 202). 2.1 Mettre l’oralité en scène Dans la littérature, la langue parlée est souvent représentée par des dialogues et des récits oraux simulés, caractérisés, par exemple, par l’utilisation de traits de registres informels et de dialectes (cf. Goetsch 1985 : 202). Koch/ Oesterreicher (2011), dans leur modèle de variétés linguistiques, outre les variétés diatopiques (régionales), diastratiques (sociales) et diaphasiques (stylistiques), mentionnent le continuum entre l’immédiat et la distance comme la dimension centrale (cf. Koch/ Oesterreicher 2011 : 16). Ceci pourrait expliquer pourquoi, comme le montre Goetsch (1985), la représentation de ces variétés joue un rôle important dans la mise en scène de l’oralité. Elles sont toutes liées au continuum immé‐ diat/ distance et fournissent d’autres ‘éléments de l’oral’ (Goetsch 1985 : 202), que nous examinerons en détail par la suite. Koch/ Oesterreicher (2001) distinguent trois types d’éléments de l’oralité : les éléments universels, les éléments historiques et les éléments variationnels (diatopiques, diastratiques et diaphasiques). Le terme universel fait référence aux éléments de l’immédiat communicatif contenus dans plusieurs langues. Ce sont par exemple, dans le domaine de la morphosyntaxe, les répétitions, les phrases incomplètes, les mises en relief, les dislocations à droite et à gauche et les accords manquants, et dans le domaine de la prononciation, les élisions, les aphérèses et les apocopes. Les éléments historiques comprennent les traits spécifiques à la langue française, comme, dans le domaine de la morphosyntaxe, le redoublement du sujet 3 , l’utilisation de ça au lieu de cela, la combinaison de 125 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="126"?> c’est + SN au pluriel, l’interrogation par intonation, l’absence du il impersonnel et le sujet de notre recherche : l’omission de la particule ne. Dans le domaine de la prononciation, ce sont les élisions du schwa et les liquides postconsonantiques finales. Ces deux groupes forment ensemble l’immédiat communicatif ‘au sens strict du terme’ (cf. Koch/ Oesterreicher 2001 : 607). Le troisième groupe, qui touche à la variation diatopique, diastratique et diaphasique, font partie en revanche de l’immédiat communicatif ‘au sens large’. Alors que le terme de sens strict ne décrit l’oralité que dans le sens des caractéristiques universelles et historiques, l’idée d’oralité au sens large enrichit le concept d’oralité en y ajoutant les dimensions des spécificités variationnelles d’une langue particulière (cf. Koch/ Oesterreicher 2001 : 607). En ce qui concerne la bande dessinée, comme elle combine le texte et l’image, elle est définie comme « genre textuel multimédial » (Pietrini 2012 : 97). Le texte est présenté dans des bulles, qui contiennent les énoncés des protagonistes. Les énoncés sont réalisés en discours direct, la majorité étant « le plus souvent dialogale » (Glaude 2019 : 19). Pour mettre l’oralité en scène, des stratégies de différents domaines de la linguistique sont employées. Cela inclut l’utilisation des éléments phonologiques, morphologiques, syntaxiques et lexicaux présentés ci-dessus de même que l’utilisation de procédés graphiques, de la ponctuation et d’onomatopées (cf. p. ex. Delesse 2001, Pietrini 2012, Grutschus/ Kern 2021). L’application de ces éléments linguistiques et graphiques est extrêmement variée. Elle diffère selon l’auteur et l’œuvre et dépend fortement du style personnel de l’auteur. Par exemple, le nombre et le choix des caractéristiques du langage oral sont très différents entre les séries d’Astérix et de Titeuf (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 203). Dans l’ensemble, cependant, l’analyse de Grutschus/ Kern (2021) montre aussi clairement qu’un grand nombre d’éléments universels, historiques et variationnels mentionnés par Koch/ Oesterreicher (2001) sont utilisés dans les bandes dessinées. Il s’agit, entre autres, de phrases incomplètes, de mises en relief, de dislocations, de répétitions, d’absences de il impersonnel, d’absences de ne, d’interrogations par intonation, de possessifs avec à ou encore de langage enfantin (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 200). En outre, divers procédés graphiques permettent aux auteurs de « rendre leurs albums sonores » (Delesse 2001 : 322), tels que la taille des lettres, les lettres en caractères gras, les lettres en italiques ou de différentes polices, pour imiter la variation dans la langue orale (cf. Delesse 2001). 126 Greta Schlintner <?page no="127"?> 2.2 Les effets de l’oralité mise en scène L’immédiat communicatif établit un sentiment de proximité entre le lecteur, les protagonistes et l’intrigue. Le lecteur a l’impression de pouvoir suivre en direct ce qui se passe dans l’histoire et ce que disent les personnages. Cela rend le texte plus vivant et stimule l’imagination du lecteur, ce qui motive la lecture (cf. Goetsch 1985 : 217). En outre, dans la bande dessinée, l’oralité mise en scène sert à construire le contexte linguistique en montrant « les personnages ‘en situation’ » (Pietrini 2012 : 93). C’est donc le moyen linguistique le plus important pour présenter les personnages et les éléments, car la bande dessinée ne s’appuie pas en général sur une instance narrative pour la description, comme le font les récits. Ainsi, par l’intermédiaire de l’oralité mise en scène, la bande dessinée montre les personnages dans des situations de communication, ce qui permet en même temps de développer l’intrigue et de clarifier le contexte (cf. Pietrini 2012 : 93). De cette manière, l’oralité mise en scène peut également servir à caractériser les personnages, en révélant différents traits de caractère par leurs styles de parole individuels. Comme nous le verrons par la suite (cf. section 3.3), l’utilisation de la négation dans Titeuf, par exemple, varie entre les adultes et les enfants (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 210). En analysant des livres audio, Pustka (2017) a découvert une variation similaire dans l’emploi de nous, on et l’on dans les énoncés des personnages du Petit Nicolas (cf. Pustka 2017 : 196‒199). Ainsi, dans les deux exemples cités, les variantes grammaticales donnent la possibilité de souligner l’âge des personnages. En outre, l’oralité mise en scène peut être employée pour démontrer l’origine des personnages. Cela peut se faire en imitant diverses variétés, comme des accents ou des dialectes. Un exemple de ce phénomène est l’utilisation dans Astérix de caractères rappelant l’alphabet grec ou les hiéroglyphes pour représenter les personnages grecs ou égyptiens (cf. Ben-Rafael/ Ben-Rafael 2012 : 155). De plus, les élisions et autres caractéristiques de la variation diatopique peuvent représenter les styles de parole de différents groupes de locuteurs (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 206-207). La considération du concept de l’immédiat communicatif au sens large selon Koch/ Oesterreicher (2011) permet de clarifier la manière dont l’oralité mise en scène imite la variation diatopique, diastratique et diaphasique à travers l’utilisation de traits typiques de la langue orale qui caractérisent ainsi les personnages. On peut constater que les bandes dessinées exploitent toute une gamme de caractéristiques du langage oral dans les domaines de la morphosyntaxe, de la phonologie et du lexique ainsi que des moyens graphiques permettant de susciter l’illusion de l’immédiat communicatif et de rendre les albums ‘sonores’. Dans ce travail, cependant, nous nous intéressons à un aspect grammatical 127 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="128"?> particulier qui est de plus en plus utilisé dans la langue orale et que l’on retrouve également dans les bandes dessinées : la (non-)réalisation de la particule ne dans la négation française. 3. État de l’art 3.1 La (non-)réalisation du ne La langue orale et ses particularités font l’objet d’études en linguistique depuis le milieu du siècle dernier. Il s’agit principalement d’études variationnistes et sociolinguistiques. Elles s’intéressent à l’utilisation de différents types de variation et aux corrélations entre les formes observables et les caractéristiques socioculturelles des locuteurs. Dans ce contexte, la forme de l’interrogation et la (non-)réalisation de la particule ne ont été d’un intérêt central. Nous nous tournons maintenant en détail vers les études sur la particule ne. Bien que les résultats varient considérablement d’une étude à l’autre, il existe une nette tendance à l’omission du ne dans le français oral au fil des années. Le taux le plus faible de réalisation du ne a ainsi été trouvé dans l’étude de Sankoff/ Vincent (1980), avec 0,5 % de réalisation. Cependant, cette étude a été menée à Montréal. Elle ne permet donc pas de se faire une idée du français en France à cette époque. En France, le chiffre le plus bas a été trouvé par Pooley (1996) avec 1 % de réalisation (cf. Pooley 1996). Coveney (2002) et Meisner (2016) présentent des taux de réalisation plutôt similaires, respectivement 18,8 % et 18 %. Ashby (1981) montre un taux de réalisation global de 36,6 %. Les chiffres les plus élevés proviennent d’Armstrong/ Smith (2002), qui ont analysé deux corpus différents, l’un collecté dans les années 1960-1961 par Ågren (1973) et l’autre collecté par Smith (1997). Les deux corpus sont composés d’enregistrements d’animateurs radio. Le corpus des années 1960 montre un taux de réalisation de la particule ne de 92,6 %, alors que le corpus plus récent des années 1997 présente une réalisation de 72,5 % de ne. Ainsi, un déclin du taux de réalisation est clairement évident. Si l’on tient également compte du fait que les locuteurs sont des animateurs radio qui, d’une part, parlent habituellement une variété de français que la majorité de leurs auditeurs devrait comprendre et, d’autre part, sont généralement connus comme « the custodians of the standard language » (Armstrong/ Smith 2002 : 39), cela montre clairement que l’omission du ne devient de plus en plus fréquente en français oral. 128 Greta Schlintner <?page no="129"?> 3.1.1 Les facteurs internes L’étude de divers corpus (cf. p. ex. Armstrong/ Smith 2002, Coveney 2002) montre que des facteurs tant intralinguistiques qu’extralinguistiques peuvent influencer la (non-)réalisation de la particule ne. Dans ce qui suit, nous considérons deux facteurs internes et deux facteurs externes : le type de sujet et le type de forclusif, ainsi que l’âge et le sexe des locuteurs. Coveney (2002) constate que les sujets nominaux favorisent le maintien du ne, tandis que les sujets clitiques ont tendance à provoquer son omission. Dans son corpus, 67,2 % des sujets nominaux sont associés à la réalisation du ne, alors que seuls 14,6 % de ne sont réalisés en combinaison avec un sujet clitique. Mais il semble y avoir des différences entre les différents pronoms clitiques. Par exemple, alors que 38,9 % de ne ont été réalisés en combinaison avec vous, seuls 2,3 % d’entre eux ont été réalisés avec ce. Finalement, Coveney considère aussi les phrases sans sujet, qui dans son corpus comprennent soit un infinitif, soit un participe présent. Avec respectivement 62,5 % et 50 % de ne réalisés, les phrases sans sujet semblent également favoriser le maintien du ne (cf. Coveney 2002 : 73). Le tableau suivant montre les résultats complets de Coveney (2002) concernant les taux de maintien du ne selon le sujet. Subject ne retained N Subject ne retained N Noun Phrase 67,2 % 174 None (infin. Verb) 62,5 % 40 None (pres. part.) (50 %) 4 Qui 44,3 % 140 nous (85,7 %) 7 Elles (66,7 %) 6 vous 38, 9% 18 Elle 33,3 % 54 ça 29,7 % 195 Ils 27,9 % 251 on 15,9 % 233 Il 12,2 % 131 je 11,5 % 977 Tu 10,4 % 58 ce 2,3 % 433 All clitics 14,6 % 2363 All variable tokens 18,8 % 2932 Tab. 1 : Relative frequencies of the retention of ne according to subject (variable tokens only) (Coveney 2002 : 73). 129 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="130"?> Meisner (2016) observe que la (non-)réalisation du ne dépend de la phonologie du sujet de la phrase négative. Elle place les sujets sur un continuum en fonction de leur poids prosodique, les divisant ainsi en sujets lourds et légers (cf. Meisner 2016 : 164). Les sujets lourds sont, par exemple, les sujets nominaux, les pronoms indéfinis, le pronom relatif qui ou le pronom démonstratif ça. Ils comprennent aussi les clitiques ayant un poids prosodique plus élevé, comme les pronoms personnels elle, nous, vous et elles. Les sujets légers, en revanche, sont les clitiques je, tu, il, il impersonnel, on et ils ainsi que ce. La comparaison des taux de réalisation du ne montre une nette différence entre les deux groupes. Tandis que les sujets légers ont obtenu un taux de réalisation de 6 %, 45 % des particules ne ont été réalisées en combinaison avec des sujets lourds (cf. Meisner 2016 : 165). Par exemple, elle a enregistré un taux de réalisation de 68 % avec un syntagme nominal et de 32 % avec un clitique lourd (cf. Meisner 2016 : 167). Quant aux sujets légers, aucun ne n’a été réalisé avec tu et ils. Les taux de réalisation en combinaison avec ce (5 %), il impersonnel (6 %) et je (6 %) étaient également faibles (cf. Meisner 2016 : 171). Elle en conclut que les sujets lourds, tels que les sujets nominaux ou les clitiques nous et vous, offrent un environnement prosodique plus favorable à la réalisation du ne que les sujets légers, tels que je, tu, ils ou ce (cf. Meisner 2016 : 297). Quant au type de forclusif, il semble également y avoir un lien entre les différentes variables liées à la négation et la (non-)réalisation de la particule ne. Dans les corpus de Coveney (2002) et d’Armstrong/ Smith (2002), la particule ne est réalisée le moins souvent quand elle est accompagnée du forclusif pas, avec seulement 16,4 % de réalisation dans le corpus de Coveney (2002), 92 % dans le corpus collecté par Ågren et 70,5 % dans celui de Smith (cf. Coveney 2002, Armstrong/ Smith 2002). En revanche, le ne est le plus fréquemment réalisé dans les trois corpus en combinaison avec le forclusif que : 34,9 % des cas dans l’étude de Coveney (2002 : 76), 97,1 % (Ågren) et 95 % (Smith) des cas dans les corpus d’Armstrong/ Smith (2002 : 37). Cependant, Coveney (2002 : 75) explique que les résultats ne montrent pas de corrélation claire, mais seulement une tendance à l’omission du ne lors de l’utilisation des forclusifs rien, plus et surtout pas. Le tableau 2 résume l’utilisation de la particule ne selon le forclusif dans l’étude de Coveney (2002). La différence entre le nombre total (2925) et ‘all variable tokens’(2931) s’explique par le fait que, comme le précise Coveney (2002), le forclusif n’était pas audible ou qu’il était même absent dans un petit nombre de cas (cf. Coveney 2002 : 76). 130 Greta Schlintner <?page no="131"?> Negative item Ne retained N que 43,9 % 109 ni (33,3 %) 3 plus 25,8 % 209 aucun(e) 21,2 % 33 personne 33,3 % 24 jamais 26,2 % 84 rien 21,2 % 146 pas 16,4 % 2317 Total 2,925 (All variable tokens 18,8 % 2,932) Tab. 2 : Retention of ne according to negative item (Coveney 2002 : 76). 3.1.2 Les facteurs externes Coveney (2002 : 85) décrit l’âge des locuteurs comme étant le facteur le plus important qui influence la (non-)réalisation du ne. En comparant les trois groupes d’âge des locuteurs, l’on constate que plus l’âge des locuteurs est élevé, plus le nombre de ne réalisés augmente. Alors que le taux ne s’élève qu’à 8,4 % pour les locuteurs de 17 à 22 ans, il est de 23,9 % pour les 24-37 ans et de 28,8 % pour les 50-60 ans. Il est aussi intéressant de mentionner que le dernier groupe est composé exclusivement de locutrices. Cependant, Coveney (2002 : 87) affirme que le sexe des locuteurs, à l’exception des 24-37 ans, où trois femmes ont obtenu des scores plus élevés que cinq hommes, ne présente pas d’influence notable sur la (non-)réalisation du ne. Un dernier aspect pourrait être mentionné ici, même si nous l’exclurons de notre analyse de la bande dessinée en raison de la difficulté à le déterminer parmi les personnages : la classe sociale. Une fois encore, il pourrait sembler surprenant que Coveney (2002) ne parvienne pas à tirer de conclusion claire quant à la réelle influence de la classe sociale sur la (non-)réalisation du ne chez ses locuteurs. Même si la classe ouvrière tend plus fortement à la non-réalisation de la particule ne, cette tendance pourrait être influencée par le fait que ce groupe contenait plus de jeunes locuteurs. Le tableau 3 présente les résultats de Coveney (2002) en détail. 131 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="132"?> Group (no. of speaker) ne retained Average N per speaker 17-22 yrs (13) 8,4 % 87,3 24-37 yrs (11) 23,9 % 131,9 50-60 yrs (females, intermediate) (3) 28,8 % 83 Female (17-37 yrs) (11) 14,8 % 85,7 Male (13) 16,1 % 126,4 Working 5 9,2 % 72,4 Intermediate (except older females) 9 16,4 % 117 Upper 8 19,3 % 122,9 All speakers 27 17 % 105 Tab. 3 : Frequencies of ne retention for groups of speakers according to age, sex, and social class (categorical tokens excluded) (Coveney 2002 : 86). Ashby (2001), qui compare les taux de réalisation de deux tranches d’âges, des deux sexes et de trois classes sociales dans deux corpus des années 1976 et 1995, montre que dans son corpus le plus récent, dans la classe sociale favorisée, les hommes ont systématiquement des taux de réalisation plus élevés, avec 24 % (vs 14 % chez les femmes) pour les 14-22 ans et 66 % (vs 44 % chez les femmes) pour les 51-64 ans. Dans la classe sociale défavorisée, les femmes et les hommes des deux groupes d’âge obtiennent des résultats plutôt similaires, avec 18 % de réalisation chez les femmes et les hommes de 51 à 64 ans et respectivement 6 % et 2 % de réalisation chez les femmes et les hommes de 14 à 22 ans. Au sein de la classe moyenne, cependant, ce sont les femmes qui montrent les taux les plus élevés de réalisation du ne. Les femmes de 51 à 64 ans présentent un taux de 21 %, alors que les hommes ne réalisent que 11 % des ne. Dans le groupe de 14-22 ans, les femmes réalisent 14 % et les hommes 9 % des ne (cf. Ashby 2001 : 14). 3.2 La négation dans l’oralité mise en scène Nous avons déjà examiné en détail les résultats des analyses de la négation dans divers corpus phoniques (cf. p. ex. Ashby 2001, Coveney 2002). Cependant, le 132 Greta Schlintner <?page no="133"?> comportement de la particule ne dans d’autres formes d’oralité mise en scène que celle étudiée ici paraît tout aussi essentiel. Courdès-Murphy/ Jansen (2021) étudient la négation dans trois versions différentes de l’œuvre Marius de Marcel Pagnol : la pièce de théâtre (1929), le film (1931) et le remake (2013). Le corpus est constitué des énoncés phoniques des films de 1931 et 2013 ainsi que de la version graphique de la pièce de théâtre. Elles comparent les taux de réalisation globaux des trois corpus et confirment l’hypothèse selon laquelle la particule ne est bien plus présente dans la pièce de théâtre que dans les deux films. Alors qu’un taux de réalisation de 95 % de ne a été trouvé dans la pièce de théâtre, celui des films était de 44 % (1931) et 56 % (2013). Elles examinent aussi l’influence du forclusif et du sujet ainsi que la variation intraet interlocuteurs. Dans l’ensemble, une nette tendance à la non-réalisation du ne en combinaison avec le forclusif pas se présente dans les trois corpus, avec respectivement 96 %, 43 % et 54 % de ne réalisés dans les corpus de 1929, 1931 et 2013. Cependant, en ce qui concerne les autres forclusifs, tels que rien ou jamais, aucune tendance claire ne peut être identifiée (cf. Courdès-Murphy/ Jansen 2021 : 160). Par rapport au type de sujet, Courdès-Murphy/ Jansen (2021) observent des corrélations similaires à celles trouvées dans les études de divers corpus phoniques (cf. p. ex. Armstrong/ Smith 2002, Ashby 2001, Coveney 2002). Ainsi, les sujets nominaux semblent favoriser la réalisation du ne, tandis que la particule négative est le plus souvent non réalisée après un sujet pronominal. Dans le film de 1931, le taux de réalisation du ne était de 40 % après un sujet nominal et de 84 % après un sujet pronominal (cf. Courdès-Murphy/ Jansen 2021 : 162). En analysant la variation entre interlocuteurs, Courdès-Murphy/ Jansen (2021) identifient le milieu social comme un facteur potentiel influençant la réalisation du ne (p. ex. 73 % de ne sont réalisés par un personnage issu d’un milieu social favorisé), alors que l’âge et l’origine géographique ne semblent pas montrer de corrélation avec la (non-)réalisation du ne (cf. Courdès-Murphy/ Jansen 2021 : 163). 3.3 La particule ne dans les bandes dessinées Il se pose maintenant la question de savoir comment ce changement en cours se manifeste dans les bandes dessinées. La bande dessinée, avec son style particulier d’oralité mise en scène, fait parfois penser à une tentative d’imitation de la langue orale, étant donné que les auteurs emploient intentionnellement des caractéristiques associées à la langue orale pour créer une illusion de l’immédiat communicatif (cf. Goetsch 1985 : 217). Par conséquent, on pourrait s’attendre à ce qu’un nombre relativement faible de particules ne soient réalisées dans certaines bandes dessinées. Jusqu’ici, il n’existe pas encore d’études qui se concentrent uniquement sur la négation sans et avec ne dans la bande dessinée. 133 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="134"?> Les études préexistantes abordent plutôt cet aspect parmi d’autres. Par exemple, Grutschus/ Kern (2021), qui ont comparé les taux de réalisation de diverses caractéristiques de la langue orale dans les albums des séries Astérix et Titeuf et qui ont constaté qu’Astérix contient un taux global de traits de la langue orale beaucoup plus faible que Titeuf, ont observé des résultats similaires dans le domaine de la négation. Alors que dans le cas d’Astérix, 95 % des ne sont réalisés, dans Titeuf, ce taux ne s’élève qu’à 15 %. L’analyse de la nature du sujet, du forclusif et du facteur sociodémographique de l’âge montre que divers facteurs internes et externes influencent la (non-)réalisation du ne dans Titeuf. De plus, comme dans les études décrites ci-dessus (cf. Armstrong/ Smith 2002, Coveney 2002), les sujets clitiques semblent favoriser l’absence du ne dans les bandes dessinées. Ainsi, 87 % des ne non réalisés sont accompagnés d’un sujet clitique. Le forclusif a également été étudié dans ce contexte et joue apparemment aussi un rôle clé. Alors que 87 % des ne non réalisés s’observent en présence du forclusif pas, 67 % des négations avec réalisation du ne sont accompagnés du forclusif que. Concernant les facteurs externes qui influencent la (non-)réalisation de la particule ne, on peut constater qu’une tendance claire se dégage en fonction de l’âge des personnages dans Titeuf. Chez les enfants, le ne est systématiquement omis, alors que chez les adultes, il est systématiquement réalisé. Dans ce cas, l’oralité mise en scène est donc utilisée pour souligner l’âge des personnages (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 209-210). Cela montre que les facteurs internes et externes qui ont déjà été identifiés comme favorisant la (non-)réalisation du ne dans divers corpus (cf. p. ex. Armstrong/ Smith 2002, Coveney 2002) peuvent également être identifiés dans la bande dessinée. Dans ce qui suit, nous nous intéresserons à l’influence de ces facteurs sur le comportement du ne de négation dans la bande dessinée Les Vieux Fourneaux (2014-2020). 4. Méthode 4.1 Corpus Dans le cadre de cette étude, la méthode choisie est celle de l’analyse de corpus. Le corpus se compose des six tomes de la série de bande dessinée Les Vieux Fourneaux (2014-2020) de Wilfrid Lupano et Paul Cauuet. Les ouvrages comprennent un total de 344 pages. Quatre facteurs d’influence potentiels ont été pris en compte dans l’analyse de la négation. Les deux facteurs internes sont le type de sujet (nominal vs clitique vs sans sujet) et le type de forclusif (ne, plus, rien, jamais, etc.). Les facteurs externes sont le sexe et l’âge des personnages. Les énoncés analysés proviennent de 84 personnages différents, dont 57 sont 134 Greta Schlintner <?page no="135"?> masculins et 27, féminins. Bien que l’âge exact des personnages ne soit pas mentionné explicitement, il est déclaré que 19 personnages (principalement les protagonistes Pierrot, Mimile, Antoine, Berthe et Francine) sont des seniors, alors que les 56 autres adultes (tels que Sophie, Vasco ou Bernard) proviendraient de la génération de leurs enfants et petits-enfants et auraient donc entre 25 et 55 ans. Le plus petit groupe représenté dans la série est constituée par des enfants, âgés d’environ sept à quinze ans. Il s’agit entre autres de Jennifer, de la jeune Patricia et de trois garçons du village. Si nous avons choisi cette bande dessinée pour analyser les facteurs internes et externes influençant la (non-)réalisation du ne, c’est en raison de son nombre élevé de variables du français oral ainsi que du nombre gérable de protagonistes, qui montrent un rapport relativement équilibré des facteurs externes, à savoir l’âge et le sexe. 4.2 Les Vieux Fourneaux - Synopsis Avant d’aborder les aspects linguistiques, il semble essentiel de considérer le contenu de la bande dessinée afin de mieux comprendre les personnages et le contexte socio-démographique. Scénarisée par Wilfrid Lupano et illustrée par Paul Cauuet, Les Vieux Fourneaux (2014-2020) est une série de bande dessinée qui raconte la vie de trois seniors, Pierrot, Mimile et Antoine. En six tomes, les auteurs donnent un aperçu du présent et du passé des protagonistes. Tous les trois sont amis depuis leur enfance et ont souvent fait preuve d’un comportement rebelle, qu’ils ont en partie gardé jusqu’à leur grand âge. Malgré cela, leurs vies ont pris des directions très différentes, ce dont ils parlent souvent au cours de la bande dessinée. Antoine est un ancien syndicaliste d’une grande usine. Il a toujours donné la priorité à son engagement dans le syndicat, ce dont sa vie de famille a beaucoup souffert. Il vit avec sa petite-fille Sophie qui est enceinte au début de la série et qui perpétue l’art de la marionnette de sa grand-mère. Après le décès de sa femme, Antoine apprend que celle-ci avait une liaison avec son ancien supérieur. Cet évènement est l’élément déclencheur de l’histoire, qui conduit les protagonistes dans différents lieux, comme la Toscane ou plus tard la jungle de Guyane. Pierrot est sans doute le plus rebelle des protagonistes. Depuis sa jeunesse, il se définit comme anarchiste. Retraité, il fait désormais partie du collectif anarchiste des seniors ‘Ni yeux ni maître’, qui planifie régulièrement des coups. Pierrot se heurte souvent au droit et à la police et a même été qualifié de « terroriste » (Les Vieux Fourneaux 2014 : 13) par un personnage présenté de manière plus conservatrice. Mimile est un ancien joueur de rugby qui, après un échec amoureux dans sa jeunesse, a passé de nombreuses années sur des îles de 135 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="136"?> l’océan Pacifique. De retour en France à la retraite, il s’engage dans la protection de l’environnement avec l’aide de Sophie et ses marionnettes. Située dans le présent, la série se caractérise par un grand nombre de flashback à différents moments de leur enfance, de leur adolescence et de leur vie de jeune adulte, qui sont racontés au sein de l’histoire par les personnages eux-mêmes et qui aident à comprendre leur passé. Les protagonistes font preuve aussi d’un comportement remarquablement juvénile dans le présent à l’âge de la retraite, ce qu’ils finissent par admettre d’ailleurs eux-mêmes : « Faudrait peut-être pas vieillir, mais grandir un peu, ce serait pas dommage… » (Les Vieux Fourneaux 2020 : 23). 4.3 Procédure d’analyse Tous les énoncés contenant une négation ont été identifiés et marqués dans la bande dessinée. Ensuite, toutes les phrases ont été traitées à l’aide d’Excel et annotées selon la (non-)réalisation du ne, le type de sujet, le type de forclusif et les caractéristiques des personnages. Le nombre total de réalisations de ne a été calculé pour chaque facteur. À l’étape suivante, dans le cadre de laquelle nous nous sommes intéressée à l’influence du sujet sur le comportement du ne, les taux de réalisation des sujets clitiques et nominaux ainsi que des phrases sans sujet ont été calculés. Ensuite, nous nous sommes intéressée aux sujets clitiques, dont nous avons calculé les taux pour chacun des pronoms. Par la suite, le taux a été calculé pour les forclusifs. Tous les pourcentages ont également été calculés à l’aide d’Excel. Enfin, nous avons examiné le nombre de réalisations en fonction des personnages. Nous avons considéré les facteurs externes de l’âge et du sexe, car il s’agit de deux aspects aisément observables dans l’œuvre. Les taux ont été calculés pour les trois groupes d’âge et les deux sexes, et ce, aussi bien dans leur globalité qu’en combinant les deux facteurs. Nous avons ainsi obtenu des taux de réalisation pour les groupes suivants, ces groupes ayant ensuite été comparés : 7-15 ans vs 25-55 vs 65+, femmes vs hommes, filles de 7-15 ans vs garçons de 7-15 ans vs femmes de 25-55 ans vs hommes de 25-55 ans vs femmes de 65+ vs hommes de 65+. Dans ce qui suit, nous présentons les résultats de l’analyse. 5. Résultats Les tableaux suivants présentent en détail les résultats de l’analyse. Les exemples linguistiques (1-22) sont toujours indiqués pour illustrer les phénomènes grammaticaux. Au total, 752 occurrences de négation ont été trouvées dans l’œuvre. Parmi celles-ci, la particule ne a été réalisée dans 281 cas, pour un taux 136 Greta Schlintner <?page no="137"?> de réalisation de 37,4 %. Dans les sections suivantes, nous examinons en détail les facteurs d’influence potentiels. 5.1 Le type de sujet L’analyse montre que les sujets clitiques constituent la plus grande partie des éléments analysés. Au total, 567 sujets clitiques ont été identifiés dans des énoncés négatifs, dont 34 cas d’élisions de segments dans les pronoms je (2), tu (30) et vous (2) et 32 non-réalisations du il impersonnel ainsi que quatre cas de constructions figées chais pas (2) et chais plus (2). En outre, le corpus contient 56 négations après un sujet nominal et 51 phrases sans sujet, correspondant à un impératif, un infinitif ou un participe présent. Ont également été traitées séparément neuf autres phrases, qui sont des constructions à verbe conjugué sans sujet (p. ex. Pas vu, non). La catégorie des pronoms indéfinis comprend huit phrases, dont deux ont été identifiées avec le pronom rien et six avec le pronom personne. Les deux pronoms restants sont ça et qui (cf. Tableau 4). Sujet Nombre total N de ne réalisés ne réalisés (%) Tous les sujets clitiques 567 169 29,8 % Sujets nominaux 56 50 89,3 % Sans sujet 51 27 52,9 % Ça 44 17 38,6 % Qui 17 10 58,8 % Verbes conjugués sans sujet 9 0 0 % Pronoms indéfinis 8 8 100 % Nombre total 752 281 37,4 % Tab. 4 : La réalisation du ne selon le type de sujet. Ce qui est frappant ici, c’est que les sujets nominaux et les pronoms indéfinis ont de loin les taux de réalisation les plus hauts, avec 89,3 % et 100 % de particules ne réalisées (cf. exemples 1-2 ci-dessous). Les phrases sans sujet ont un taux de réalisation de 52,9 %, les constructions infinitives (64,3 %) ayant un taux plus élevé que les impératives (45,7 %) (cf. exemples 3-4). En revanche, les sujets clitiques et les verbes conjugués sans sujet ont des taux nettement plus bas, avec respectivement 29,8 % et 0 % de ne réalisés. 137 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="138"?> 4 Dans cet exemple et dans les suivants, le tiret indique l’absence d’un des deux exemples à comparer. Ici, aucun élément n’a pu être identifié dans la série. (1) a. La succession n’est pas claire. b. Sans lui, la résidence Meuricy serait pas la même. (2) a. Mais bon, personne n’est parfait, et je suis quand même vachement honoré de te connaître. b. - 4 (3) a. Ils servent à ça, les gros cailloux : ne pas voir la misère. b. Ça aurait été plus simple de pas le bousiller ! (4) a. Ne prend pas ton grand-père pour une bille. b. M’en parlez pas. L’analyse des types de sujets montre donc des résultats similaires à ceux de certains corpus oraux, comme Coveney (2002) ou Meisner (2016), qui constatent tous deux une réalisation plus fréquente du ne en combinaison avec des sujets nominaux qu’avec d’autres types de sujets. De telles tendances ne se retrouvent pas seulement dans les corpus oraux, mais aussi dans les corpus d’autres formes d’oralité mise en scène. Ainsi, Courdès-Murphy/ Jansen (2021) ont constaté dans les trois corpus étudiés une forte tendance à la réalisation du ne dans les énoncés avec un sujet lexical. Par exemple, similairement à notre résultat, dans le film de 2013, elles ont constaté un taux de réalisation de ne de 88 % avec un sujet lexical. En revanche, le taux de réalisation avec un sujet pronominal était nettement plus élevé que le nôtre, à savoir 51 % (cf. Courdès-Murphy/ Jansen 2021 : 162). En examinant en détail chaque sujet clitique, on peut voir que nous (100 %), on (64,7 %) (cf. exemple 5) et vous (55,6 %) présentent les taux de réalisation de ne les plus élevés, bien qu’il faille noter que les résultats concernant nous ne sont guère significatifs en raison du nombre peu élevé d’occurrences. Il est intéressant de noter ici le taux particulièrement élevé de on, qui contredit les résultats de Meisner (2016), qui a constaté un taux de réalisation de 9 % avec ce sujet prosodiquement léger (cf. Meisner 2016 : 170). En revanche, si l’on compare nos résultats avec ceux de Courdès-Murphy/ Jansen (2021), on constate que les deux analyses d’oralité mise en scène se situent similairement dans une gamme plus élevée. Elles ont constaté respectivement des taux de réalisation de 100 %, 38 % et 57 % dans la pièce de théâtre, le film de 1931 et le film de 2013. Le film de 2013, en particulier, semble donc présenter des tendances similaires à celles de nos résultats par rapport au sujet on. Dans le cas de vous, Meisner (2016) obtient un taux de réalisation relativement élevé de 33 % en comparaison avec les autres pronoms. Elle justifie ce résultat, comme nous l’avons déjà mentionné, 138 Greta Schlintner <?page no="139"?> par le poids prosodique du sujet (cf. Meisner 2016 : 167). L’analyse de Courdès- Murphy/ Jansen (2021) donne des résultats élevés comparables, avec des taux de réalisation de 95 % (pièce de théâtre), 35 % (film de 1931) et 46 % (film de 2013). Ce et tu (cf. exemple 6) ont les taux globaux les plus bas, à savoir 15 % et 18,8 %. Alors que Meisner (2016) et Coveney (2002) présentent des taux de réalisation bas (Coveney 2002 : 2,3 % (ce) et 10,4 % (tu), Meisner 2016 : 5 % (ce) et 0 % (tu)), les résultats de Courdès-Murphy/ Jansen (2021) avec 86 % (pièce de théâtre), 26 % (film de 1931) et 46 % (film de 2013) pour ce et 96 % (pièce de théâtre), 46 % (film de 1931) et 55 % (film de 2013) pour tu diffèrent fortement. (5) a. On n’est pas censés être libres d’aller plus ou moins où on veut, dans ce pays ? b. On t’a pas demandé de venir… (6) a. Tu ne vas pas pêcher, aujourd’hui ? b. Tu veux pas venir au match avec moi, ce soir ? En outre, un examen détaillé des pronoms révèle un autre phénomène frappant. Les pronoms je, tu et vous sont dans certains cas utilisés dans une forme réduite : les élisions de segments, écrites <j’>, <t’> et <z’> (cf. exemples 7-9). Dans le cas du pronom je, nous avons même identifiés les constructions figées chais pas et chais plus (cf. exemples 10-11). (7) a. - b. J’peux pas avec mon traitement… (8) a. - b. T’as pas idée des jeux idiots qu’ils faisaient, avec ses potes du rugby ! (9) a. - b. Z’avez pas froid ? (10) a. b. Non, c’est la parthénogenèse rétiploque, ou ventriploque ou chais pas quoi. (11) a. - b. Chais plus, moi ! Le il impersonnel a été omis dans 32 cas (cf. exemple 12). Les élisions se distinguent dans ce corpus par un taux de réalisation du ne de 0 %. En d’autres termes, aucun ne n’est réalisé en combinaison avec des non-réalisations de pronoms ou des élisions de segments dans les pronoms. Alors que Courdès- Murphy/ Jansen (2021) n’offrent aucune information sur le il impersonnel dans l’oralité mise en scène, Meisner (2016) arrive à un taux de réalisation du ne comparablement faible de 6 % dans son corpus oral. 139 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="140"?> 5 Bauche (1946) cite cette forme réduite comme une variable fréquente en français oral. L’exemple donné est celui de la phrase relative C’est moi qui ai, qui est souvent réalisée sous la forme C’est moi qu’a ou C’est moi que j’ai (cf. Bauche 1946 : 93). Il reste les pronoms ça et qui. Alors que le ça a un taux de réalisation plutôt faible de 38,6 %, celui de qui est plus élevé avec 58,8 % au total (cf. exemple 13a). Ces résultats se situent dans une gamme similaire à celle du corpus oral de Coveney (2002), avec des taux de réalisation de 29,7 % (ça) et 44,3 % (qui). En revanche, ces résultats ne semblent pas correspondre à l’oralité mise en scène chez Courdès-Murphy/ Jansen (2021). Celles-ci notent des taux de réalisation très similaires pour ça dans les deux films, avec 63 % en 1931 et 67 % en 2013, mais avec 100 % dans la pièce de théâtre. Pour qui, les taux de réalisation varient, avec 100 % dans la pièce de théâtre et le film en 2013 et 33 % dans le film de 1931. Un regard sur les détails montre qu’il y a également un cas de réduction intéressant, à savoir la forme réduite <qu’> (cf. exemple 13b), qui cependant n’apparaît qu’une seule fois dans le corpus. 5 (12) a. b. Faudrait pas vieillir, tiens. (13) a. Y en a, dans l’équipe, qui ne comprendraient pas… b. Quelque chose qu’est pas passé. Sujet Nombre total N de ne réalisés ne réalisés (%) Je 162 43 26,5 % Je 156 43 27,6 % <j> 2 0 0 % Chais pas 2 0 0 % Chais plus 2 0 0 % Il 105 31 29,5 % Il 73 31 42,5 % Elision il impersonnel 32 0 0 % Ce 100 15 15 % Tu 69 13 18,8 % Tu 39 13 33, 3 % <t> 30 0 0 % 140 Greta Schlintner <?page no="141"?> On 51 33 64,7 % Vous 36 20 55,6 % Vous 34 20 58,8 % <z> 2 0 0 % Elle 26 7 26,9 % Ils 16 5 31,3 % Nous 2 2 100 % Sujets nominaux 56 50 89,3 % Sans sujet 51 27 52,9 % Impératif 35 16 45,7 % Infinitif 14 9 64,3 % Participe présent 2 2 100 % Ça 44 17 38,6 % Qui 17 10 58,8 % Qui 16 10 62,5 % <qu’> 1 0 100 % Pronoms indéfinis 8 8 100 % Personne 6 6 100 % Rien 2 2 100 % Verbes conjugués sans sujet 9 0 0 % Nombre total 752 281 37,4 % Tab. 5 : La réalisation du ne selon le type de sujet en détail. 5.2 Le type de forclusif En examinant les types de forclusifs, l’on peut observer que 15 éléments différents ont été trouvés dans le corpus, à savoir pas, jamais, plus, que, rien, guère, aucun/ e, personne, nulle part de même que les forclusifs multiples plus que, pas que, pas non plus, plus jamais, jamais aucun et personne rien. Le tableau 141 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="142"?> suivant montre le nombre exact de tous les éléments ainsi que les ne réalisés et leur taux de réalisation. Forclusif Nombre total N= ne réalisés ne réalisés (%) Pas 568 185 32,6 % Jamais 50 26 52 % Plus 42 20 47,6 % Rien 42 22 52,4 % Que 26 10 38,5 % Aucun/ e 6 6 100 % Personne 4 4 100 % Plus jamais 3 2 66,7 % Pas non plus 3 0 0 % Plus que 2 2 100 % Guère 2 1 50 % Pas que 1 0 0 % Jamais aucun 1 1 100 % Nulle part 1 1 100 % Personne rien 1 1 100 % Nombre total 752 281 37,4 % Tab. 6 : La réalisation du ne selon le type de forclusif. Bien que le forclusif nulle part et les forclusifs multiples jamais aucun et personne rien aient les taux les plus élevés, ils ne présentent tous qu’une seule occurrence dans le corpus. Ces résultats ne sont donc pas significatifs. De la même façon, pas que, guère et plus que n’ont été identifiés qu’entre une et deux fois. Le taux de réalisation du ne comparativement faible de pas (cf. exemple 14) est frappant, à savoir 32,6 %, ce taux étant, avec 568 occurrences, aussi de loin le plus fort du corpus. Nos résultats semblent ici se situer entre ceux de véritables corpus oraux (p. ex. Meisner 2016, Coveney 2002) et ceux d’autres formes d’oralité mise en scène (p. ex. Courdès-Murphy/ Jansen 2021). Alors que Coveney (2002) et Meisner (2016) constatent respectivement des taux de réalisation du ne de 16,4 % 142 Greta Schlintner <?page no="143"?> et 17 %, ceux de Courdès-Murphy/ Jansen (2021) sont de 96 % (pièce de théâtre), 43 % (film de 1931) et 54 % (film de 2013). Pendant que Meisner (2016) compare uniquement la particule négative pas aux autres particules et met en doute l’influence du forclusif sur la (non-)réali‐ sation du ne, Coveney (2002) les examine en détail et observe au moins de légères tendances. En ce qui concerne le taux de ne avec que, il est également relativement faible dans notre corpus, avec 38,5 % de ne réalisés (cf. exemple 15). Coveney (2002) obtient un taux de réalisation relativement comparable de 34,9 % pour que, qui est cependant son taux le plus élevé par rapport aux forclusifs. Courdès- Murphy/ Jansen (2021), en revanche, obtiennent des taux de réalisation plus élevés, soit de 100 % pour le drame de 1929 et le film de 2013. (14) a. Je ne savais pas que toi et Lucette étiez amis avec des terroristes. b. Ah bah, je t’aurais pas reconnu, non. (15) a. Tu étais tout le temps à tes réunions, il n’y avait que ça qui comptait […]. b. En plus, il y voit que dalle… Le deuxième forclusif le plus fréquent est jamais (cf. exemple 16), le taux de réalisation de ne étant de 52 % dans ce cas. Similairement, 52,4 % de ne ont été réalisés en combinaison avec rien (cf. exemple 17) et 47,6 % avec plus (cf. exemple 18). Les taux de réalisation du ne de Coveney (2002) sont de 26,2 % (jamais), 21,2 % (rien) et 25,8 % (plus). En revanche, les résultats de Courdès- Murphy/ Jansen (2021), qui constatent des taux de réalisation de 100 % (pièce de théâtre), 50 % (film de 1931) et 50 % (film de 2013) pour le forclusif jamais, semblent comparables à cet égard. Pour rien, les taux de réalisation du ne sont de 100 % (pièce de théâtre), 51 % (film de 1931) et 60 % (film de 2013) et pour plus de 100 % (pièce de théâtre), 45 % (film de 1931) et 65 % (film de 2013). (16) a. Tu ne devineras jamais ce que je me suis acheté. b. Tu changeras jamais ! (17.) a. Niveau blé, il ne manque de rien. b. J’en sais rien ! (18) a. Tu n’es plus du tout une force vive. b. Quand t’as plus envie de voir nos trombines. En comparaison, les taux les plus élevés sont ceux de aucun/ e (cf. exemple 19) et personne, avec 100 % de réalisation de ne chacun. Une similitude avec le corpus de Coveney (2002) semble pouvoir être observée ici. Certes, son taux de réalisation pour personne est de 33,3 %, cependant c’est le deuxième taux le plus élevé de son 143 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="144"?> corpus. Selon Courdès-Murphy/ Jansen (2021), outre le drame de 1929 (100 %), le film de 2013 présente aussi un taux de réalisation du ne particulièrement élevé, avec 75 %. En revanche, pas non plus a eu le plus faible taux de réalisation, vu que le ne n’a été réalisé dans aucune des trois phrases identifiées (0 %). Quant à la combinaison plus+jamais, son taux de réalisation de ne est de 66,7 % (cf. exemple 20). (19) a. Je ne ferais aucun commentaire. b. - (20) a. Ensuite, je ne toucherai plus jamais à cet argent, et puis voilà ! b. Toi, c’est la première fois que tu l’avais, elle risque de plus jamais te la confier ! 5.3 Les facteurs externes : l’âge et le sexe des personnages Les personnages des Vieux Fourneaux peuvent être divisés en trois tranches d’âge ‒ un groupe de personnes âgées, un groupe plus jeune constitué d’adultes d’environ 25-55 ans et un groupe d’enfants ‒ ainsi qu’en deux sexes ‒ les femmes et les hommes. Le tableau suivant montre le nombre de membres par groupe ainsi que le nombre d’énoncés produits par groupe, le ne réalisé et le taux de réalisation. Groupe Nombre de personnages Nombre total d’énoncés N= ne réalisés ne réalisés (%) 7-15 ans 9 21 6 28,6 % 25-55 ans 56 278 140 50,4 % 65+ ans 19 453 135 29,8 % Femmes, total 27 199 100 50,3 % Hommes, total 57 553 181 32,7 % Filles 7-15 2 5 1 20 % Femmes 25-55 18 151 85 56,3 % Femmes 65+ 7 43 14 32,6 % Garçons 7-15 7 16 5 31,3 % Hommes 25-55 38 127 55 43,3 % 144 Greta Schlintner <?page no="145"?> Hommes 65+ 12 410 121 29,5 % Total 84 752 281 37,4 % Tab. 7 : Réalisation du ne selon l’âge et le sexe des personnages. En considérant les trois groupes d’âge séparément, l’on observe une différence subtile. Le taux de réalisation chez les jeunes adultes est un peu plus élevé (50,4 %) que chez les personnes âgées (29,8 %) et que chez les enfants (28,6 %). Il semble donc que les enfants et les personnes âgées omettent dans une mesure comparable la particule ne, alors que le groupe des jeunes adultes est remarquablement plus proche de la version standard avec ne. Ce phénomène, appelé dans la littérature ‘age grading’ ou ‘effet de génération’ (cf. p. ex. Ashby 2001 : 6), s’observe également dans les corpus oraux. Ashby (2001) remarque par exemple un taux de réalisation de 19 % chez les adolescents de 14 à 22 ans contre un taux de 52 % chez les adultes de 51 à 64 ans (cf. Ashby 2001 : 6). Comme nous l’avons déjà mentionné (cf. section 3.3), des différences générationnelles dans la réalisation du ne peuvent être constatées dans d’autres bandes dessinées, comme chez Grutschus/ Kern (2021), qui relèvent une différence de réalisation entre les enfants et les adultes dans Titeuf. La comparaison des deux sexes, ensemble et séparément par groupes d’âge, montre que dans presque chaque cas, le taux de réalisation est plus élevé chez les femmes que chez les hommes. La seule exception ici concerne le groupe des enfants, où le taux de réalisation du ne est de 20 % chez les filles, alors que celui des garçons est de 31,3 %. Cependant, le groupe des jeunes filles est le moins représentatif avec seulement cinq énoncés produits par seulement deux personnages. Ainsi, les femmes âgées ont un taux de réalisation de 32,6 % et les jeunes femmes de 56,3 %. Les hommes âgés, au contraire, réalisent 29,5 % de particules ne, alors que les jeunes hommes en réalisent 43,3 %. Il semble donc y avoir une différence entre notre corpus et de véritables corpus oraux. Alors qu’Ashby (2001) ne se prononce pas clairement sur l’influence du sexe et que Coveney (2002) ne constate aucune influence de ce type, les femmes de notre corpus ont tendance à réaliser plus de ne que les hommes. 6. Discussion Les résultats de l’analyse montrent un taux de réalisation global de 37,4 %, comme mentionné précédemment. Il se situe donc au-dessus des taux de réalisation de certains corpus phoniques actuels, comme Meisner (2016), avec 18 % de ne réalisés, ou Coveney (2002), avec 18,8 %. Il est toutefois intéressant de 145 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="146"?> noter qu’il se place dans une gamme similaire à celle du corpus d’Ashby (1981), qui remarque un taux de réalisation du ne de 36,6 %. Cependant, bien qu’une grande partie de la bande dessinée, composée entre 2014 et 2020, se déroule à présent, certaines sections sont rétrospectives. Certaines sont aussi narrées par des personnages se souvenant du passé. D’autres sont narrées par Sophie en tant que marionnettiste. De ces observations émerge l’hypothèse qu’il y aurait plus de négations avec ne aussi bien dans les rétrospectives que dans les scènes narrées. Une analyse intralocuteur détaillée serait intéressante à cet égard pour déterminer s’il existe de réelles différences de style en fonction des situations de communication et des périodes. Si nous comparons le taux de réalisation de notre corpus avec d’autres corpus d’oralité mise en scène, nous constatons qu’il est par exemple légèrement plus faible que ceux de Courdès-Murphy/ Jansen (2021), avec respectivement 95 %, 44 % et 56 % dans la pièce de théâtre, le film de 1931 et le film de 2013. Grutschus/ Kern (2021) ont en revanche constaté un taux de réalisation de 95 % dans Astérix, alors que celui de Titeuf était de 16 %. Notre corpus semble donc se distinguer non seulement des corpus oraux, mais aussi d’autres corpus d’oralité mise en scène. Quels facteurs pourraient donc avoir influencé la (non-)réalisation du ne ? En ce qui concerne les facteurs internes et externes, plusieurs facteurs pourraient avoir une influence sur la (non-)réalisation de la particule ne. Similairement à de diverses études (cf. p. ex. Coveney 2002, Armstrong/ Smith 2002), la (non-)réalisation du ne dans ce corpus semble être influencée par le type de sujet. Si l’on considère les taux de réalisation variables après un sujet clitique ou nominal, les sujets clitiques semblent favoriser l’omission du ne avec 29,8 %, alors que les sujets nominaux semblent contribuer au maintien du ne avec 89,3 % de ne réalisés - une observation qui correspond aux résultats d’analyses de divers corpus, tant phoniques que de corpus d’oralité mise en scène (cf. p. ex. Coveney 2002, Courdès-Murphy/ Jansen 2021). De la même façon, les pronoms indéfinis semblent provoquer le maintien du ne. Cependant, l’influence des sujets clitiques semble également varier en fonction du type de pronom. Les rôles de on, il et vous dans le maintien du ne, mais aussi celui de ce et tu dans son omission, sont particulièrement frappants dans notre corpus. Alors que les résultats concernant vous correspondent à ceux de la littérature spécialisée (cf. p. ex. Meisner 2016), l’influence de on semble particulièrement intéressante à cet égard, car son taux de réalisation de 64,7 % ne correspond pas aux résultats de Meisner (2016), qui a constaté un taux de réalisation de 9 % pour ce pronom. Elle conclut qu’en tant que sujet léger, on favorise la non-réalisation du ne. 146 Greta Schlintner <?page no="147"?> Les faibles taux de réalisation des élisions de segments, écrites <j’>, <t’> et <z’>, ainsi que de chais pas et chais plus sont également remarquables. De la même manière que la forme réduite <qu’> du pronom relatif que et la nonréalisation du il impersonnel, ces formes de sujets ont un taux de réalisation de 0 %. Il semble y avoir un lien entre ces caractéristiques du français oral et la non-réalisation de la particule ne. Il semble donc que plusieurs variantes d’une variété, à savoir le français oral, se produisent en combinaison, une idée que Massot/ Rowlett (2013) abordent aussi dans leur version de l’hypothèse de diglossie (cf. Massot/ Rowlett 2013 : 7). Concernant le type de forclusif, il est intéressant de noter le taux relativement faible de réalisation du ne en combinaison avec pas. Non seulement les analyses de divers corpus phoniques (cf. p. ex. Armstrong/ Smith 2002, Coveney 2002), mais aussi celles de différentes formes d’oralité mise en scène (cf. Courdès- Murphy/ Jansen 2021) arrivent à une conclusion similaire. Ainsi, le forclusif pas pourrait favoriser la non-réalisation de ne. Les autres forclusifs jamais, plus et rien présentent des taux relativement similaires avec 47,6-52,4 %. Le forclusif que ne se situe que légèrement en dessous de cette gamme, avec 38,5 %. Cela semble distinguer notre corpus d’autres études basées sur corpus oraux. Alors que Coveney (2002) observe le taux de réalisation le plus élevé pour que, les taux des autres forclusifs sont en comparaison plus faibles que les nôtres. Courdès- Murphy/ Jansen (2021), dans le drame de 1929 et le film de 2013, constatent également des taux de réalisation pour que considérablement plus élevés que ceux observés dans notre corpus. Il faut aussi remarquer que pour le forclusif personne, tant Coveney (2002) dans son analyse d’un corpus phonique que Courdès-Murphy/ Jansen (2021) dans leur analyse du film de 2013 arrivent à des résultats similaires aux nôtres. Ainsi, personne semble favoriser la réalisation du ne. Cela nous amène aux derniers facteurs pertinents, l’âge et le sexe des locuteurs. Il est particulièrement frappant de voir que le groupe le plus jeune et celui des plus âgés présentent des tendances similaires à la non-réalisation du ne, tandis que le groupe des jeunes adultes semble s’être davantage adapté au standard. L’auteur semble avoir inconsciemment reproduit un phénomène fréquemment observé dans la linguistique, le ‘age grading’ (cf. p. ex. Ashby 2001). Dans l’oralité mise en scène, cette variable peut être utilisée consciemment pour illustrer l’âge des locuteurs (cf. p. ex. Grutschus/ Kern 2021). En ce qui concerne le sexe des locuteurs, alors que certains linguistes, comme Coveney (2002) ou Meisner (2016), n’ont pas pu constater d’influence claire du sexe sur la (non-)réalisation du ne, il semble qu’il y ait une nette différence dans notre corpus. Ainsi, les personnages féminins réalisent le ne dans 50,3 % des cas, contre 147 « Faudrait pas vieillir, tiens. » <?page no="148"?> 32,7 % pour les hommes. Le fait que les hommes âgés réalisent particulièrement peu de ne (29,5 %) devient encore plus intéressant si l’on considère qu’une grande partie des blagues de la série sont basées sur le comportement enfantin des protagonistes âgés. Cela semble également se refléter dans le langage des hommes plus âgés. Même si les résultats de l’analyse des Vieux Fourneaux ne fournissent pas de réponse claire, ils permettent tout de même de supposer que l’auteur a employé ce moyen grammatical dans sa mise en scène de l’oralité, consciemment ou inconsciemment, pour élaborer les caractéristiques linguistiques du groupe sociodémographique respectif. En tout cas, l’on peut clairement affirmer que la (non-)réalisation du ne est influencée par divers facteurs internes et externes, qui peuvent également être observés dans l’oralité mise en scène de la série de bande dessinée Les Vieux Fourneaux. 7. Conclusion En conclusion, la série de bande dessinée Les Vieux Fourneaux (2014-2020) par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet est un exemple d’oralité mise en scène qui, bien que semblable à certains égards au français oral, présente aussi de nombreuses différences frappantes. L’auteur utilise une gamme de traits de l’oral qui créent une illusion d’immédiat communicatif pour mettre en scène l’oralité. Cela donne non seulement à la bande dessinée son contexte situationnel, mais établit aussi une proximité avec les personnages et contribue à leur caractérisation. Une caractéristique importante ici est l’omission du ne dans la négation, qui a été identifiée par divers chercheurs (cf. p. ex. Ashby 2001, Coveney 2002 ou Arms‐ trong/ Smith 2002) comme étant une caractéristique typique du français oral. Alors que certains auteurs présentent l’omission du ne comme faisant partie d’un « changement linguistique en cours » (Ashby 2001 : 12), un taux relativement faible de réalisation du ne peut également être observé dans les bandes dessinées, comme dans la série Les Vieux Fourneaux. Dans cette étude, nous nous sommes demandé quels facteurs pouvaient influencer la (non-)réalisation du ne dans cette bande dessinée. En termes de types de sujets, les clitiques en particulier semblent favoriser l’omission du ne, alors que les sujets nominaux favorisent sa réalisation. La coexistence entre la négation sans ne et la forme réduite ou omise des sujets clitiques est particulièrement frappante. En ce qui concerne le type de forclusif, c’est avec pas que le plus grand nombre de ne est omis. Contrairement aux conclusions tirées de l’étude de corpus oraux (cf. p. ex. Coveney 2002), mais aussi d’autres formes d’oralité mise en scène (cf. Courdès-Murphy/ Jansen 2021), le forclusif que ne semble pas favoriser le maintien du ne dans Les Vieux Fourneaux. Par rapport aux facteurs sociodémographiques des personnages, 148 Greta Schlintner <?page no="149"?> il faut admettre qu’il n’est possible de proposer que des interprétations, tant sur l’influence du sexe et de l’âge sur la (non-)réalisation du ne que sur les intentions de l’auteur. Cependant, les personnages féminins ont une plus forte tendance à conserver le ne, en particulier ceux du groupe des adultes, alors que les personnages masculins ont plutôt tendance à l’omettre, en particulier chez les plus jeunes, mais aussi chez les plus âgés. Dans l’ensemble, les taux de réalisation du groupe d’enfants et du groupe de personnes âgées se ressemblent dans leur tendance à la non-réalisation du ne, tandis que le groupe des jeunes adultes présente une tendance plus apparente vers le standard. L’auteur a reproduit ici, consciemment ou inconsciemment, un exemple de ‘age grading’ en présentant une différence générationnelle dans la (non-)réalisation du ne. En résumé, l’on peut dire que la (non-)réalisation du ne dans la bande dessinée Les Vieux Fourneaux (2014-2020) semble être influencée par une variété de facteurs intralinguistiques et extralinguistiques, en particulier les sujets clitiques, le forclusif pas et, potentiellement, l’âge et le sexe des personnages, qui contribuent à sa conception de l’immédiat communicatif. Bibliographie Corpus Lupano, Wilfrid (2014) : Les Vieux Fourneaux. Ceux qui restent, Paris : Éditions Dargaud. Lupano, Wilfrid (2014) : Les Vieux Fourneaux. Bonny et Pierrot, Paris : Éditions Dargaud. Lupano, Wilfrid (2015) : Les Vieux Fourneaux. Celui qui part, Paris : Éditions Dargaud. Lupano, Wilfrid (2017) : Les Vieux Fourneaux. La Magicienne, Paris : Éditions Dargaud. Lupano, Wilfrid (2018) : Les Vieux Fourneaux. Bons pour l’asile, Paris : Éditions Dargaud. Lupano, Wilfrid (2020) : Les Vieux Fourneaux. L’Oreille bouchée, Paris : Éditions Dargaud. 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Non seulement des lexèmes emphatiques comme pas se sont grammaticalisés, mais on observe aussi depuis plusieurs siècles une chute de la particule originelle ne (< lat. non , cf., entre autres, Coveney 2 2002 : 58 , Larrivée/ Ramasse 2016 : 87, Donaldson 2018 : 222). Aujourd’hui, il existe parallèlement trois structures dont l’emploi dépend de paramètres sociaux et de la distance communicative. À l’oral, la structure la plus ancienne, c’est-à-dire la négation avec ne et sans forclusif, n’apparaît que dans des variétés socio-stylistiques très élevées et là encore seulement dans des cas spécifiques (p. ex. avec les verbes pouvoir et cesser). La négation bipartite, constituée de ne et d’un forclusif (p. ex. pas, jamais, rien), est encore employée, cependant, les locuteurs.trice.s l’utilisent beaucoup moins souvent que la négation postverbale, qui ne se compose que du forclusif. À l’écrit, c’est le contraire. La négation bipartite domine clairement, alors que la négation sans ne n’existe quasiment pas (cf. Dufter/ Stark 2007 : 3, Larrivée 2010 : 2253 et 2255, Koch/ Oesterreicher 2 2011 : 172). Ces particularités de la négation française jouent un rôle essentiel dans les genres littéraires qui visent à imiter le français parlé, notamment dans les bandes dessinées. Quinquis (2004) constate à juste titre que les bandes dessinées, simulant l’oralité, contiennent forcément des traits de l’oral et, par conséquent, l’apparition de différentes formes de négation est peu étonnante. Mais on aurait tort de penser que la négation dans les bandes dessinées ne serait pas prise en considération par les linguistes. Le gain d’intérêt pour l’analyse des BD que nous avons pu observer ces dernières années (p. ex. Pietrini 2014, Glaude 2019, Hafner/ Postlep 2020) s’est aussi manifesté dans les travaux de Quinquis (2004), de Merger (2015) et de Grutschus/ Kern (2021), qui s’intéressent à la négation dans Les Frustrés, Astérix et Titeuf. En marchant sur les traces de Goffman ( 7 1983), <?page no="154"?> Quinquis (2004) nous rappelle en quoi consiste l’intérêt de la recherche : le langage dans les bandes dessinées reste toujours une imitation de la langue parlée, une création artificielle de l’auteur.e qui cherche à aboutir à un tel effet (cf. Quinquis 2004 : 1). Il se pose alors la question de savoir comment et dans quel but les auteurs.e.s emploient les différentes formes de négation et à quel point l’oralité dans les bandes dessinées se rapproche de l’oralité authentique. Dans le cadre de cet article, nous examinerons la négation dans un volume des Cahiers d’Esther et dans un volume de L’Arabe du futur de Riad Sattouf pour ainsi compléter l’étude de classiques comme Astérix et Titeuf par une analyse de bandes dessinées plus récentes. La première série de bandes dessinées traite de la vie d’Esther, une adolescente à Paris, et la deuxième raconte les expériences de Riad, un jeune garçon moitié français, moitié syrien. L’Arabe du futur et Les cahiers d’Esther se composent de tranches de vie, chronologiquement séquencées et structurées respectivement par des sous-titres (p. ex. « Un truc très étrange » dans Les cahiers d’Esther) et par des compléments de temps au début de chaque chapitre (p. ex. « Six mois plus tard » dans L’Arabe du futur). Au cours du récit, les deux protagonistes interagissent avec de nombreux personnages tels que les parents, les voisin.e.s, les ami.e.s d’école ou des inconnu.e.s créant ainsi une certaine diversité de situations communicatives. Comme les deux séries sont inspirées des vies réelles d’une Parisienne et de l’auteur lui-même, les BD contiennent des traits autobiographiques et il est probable que le langage des personnages se caractérise par une forte ressemblance avec l’oralité authentique, même si Riad Sattouf précise à propos de la jeune Parisienne qu’il « éloigne volontairement les aventures de son alter ego de papier de sa vie » (Mimran 2020 : s.p.). Sur la base de ce corpus, nous analyserons la question de recherche suivante : Dans quels contextes la négation est-elle réalisée avec et sans ne dans les bandes dessinées Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur de Riad Sattouf ? Ainsi, les quatre hypothèses suivantes seront étudiées : • Hypothèse 1 : la réalisation du ne dépend de la situation. Dans les situations de l’immédiat communicatif, le ne tend à tomber alors qu’il tend à être réalisé dans les situations de distance communicative. • Hypothèse 2 : l’âge et le sexe du personnage influencent le nombre de réalisations du ne : les personnages jeunes et/ ou masculins réalisent le ne moins souvent (cf. Merger 2015). • Hypothèse 3 : en pourcentages, le ne est plus souvent réalisé devant les forclusifs jamais, rien, plus, personne, que et aucun.e.s que devant le forclusif pas. 154 Sabine Leis <?page no="155"?> • Hypothèse 4 : il n’y a pas de différence entre le comportement du ne dans Les cahiers d’Esther et celui du ne dans L’Arabe du futur. L’auteur reste fidèle à son style. Pour répondre à la question de recherche et pour falsifier ou corroborer les hypothèses, cet article est structuré comme suit. Dans un premier temps, nous définirons le cadre théorique par rapport à l’oralité mise en scène. Ensuite, l’état de l’art dans le domaine de la (non-)réalisation du ne à l’oral sera présenté et quelques études récentes traitant de la (non-)réalisation du ne dans la bande dessinée seront discutées. Dans la quatrième section, le corpus et le cadre d’analyse seront précisés. La cinquième section portera sur les résultats de notre analyse, tandis que dans la sixième, il s’agit de mettre ces résultats en relation avec ceux des études précédentes. Finalement, nous résumerons les conclusions, dresserons les limites de la méthode empirique choisie et terminerons par une recommandation pour des études complémentaires. 2. Cadre théorique 2.1 Oralité mise en scène Parlant de l’oralité à l’écrit, le terme de mise en scène est fortement répandu puisqu’il n’insiste pas seulement sur l’imitation, mais aussi sur l’aspect théâtral de cette oralité (Chénetier-Alev 2010, Doré 2017). Doré (2017) suppose que les auteur.e.s visent à « contribuer à la caractérisation de leurs personnages en réservant à chacun d’eux une parole singulière, un rythme, une musique, un souffle leur conférant une identité organique » (Doré 2017 : s.p.). Goetsch (1985) et Chénetier-Alev (2010) y ajoutent encore l’expression d’un style subjectif. Outre le terme d’oralité mise en scène, il en existe bien évidemment d’autres qui s’utilisent fréquemment dans les travaux scientifiques, toutefois Pustka/ Dufter/ Hornsby (2021) font remarquer que le terme d’oralité mise en scène souligne « qu’il ne s’agit pas d’une expression de quelque chose de préexistant, mais d’une création » et que cette création n’est pas arbitraire puisqu’elle se fonde sur « un continuum d’auto-surveillance entre style formel et informel » (Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 : 126). Ainsi, Pustka/ Dufter/ Hornsby (2021) préfèrent oralité mise en scène à d’autres termes tels qu’oralité fictive (p. ex. Pietrini 2014) et fingierte Mündlichkeit ‘oralite feinte’ (Goetsch 1985). Nous emprunterons le même chemin et utiliserons par la suite le terme d’oralité mise en scène. Dans la bande dessinée, l’oralité mise en scène est plus qu’une simple figure de style. Contrairement au roman, à la nouvelle et à d’autres genres littéraires, la bande dessinée se caractérise par sa conception principalement orale, comme 155 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="156"?> l’illustre par exemple le discours direct dans les bulles (cf. Pietrini 2014 : 83, Grutschus/ Kern 2021 : 193). Le terme de conception a été introduit par Ludwig Söll en 1974. Söll différencie d’abord entre conception et médium qui, à leur tour, sont doublement divisés en code parlé - code écrit et code phonique - code graphique. Il est important de noter que Söll considère le code phonique et le code graphique comme une dichotomie alors que l’opposition entre code parlé et code écrit est plus floue et connaît une gamme de nuances (cf. Söll/ Hausmann 3 1985 : 17ssq). La représentation graphique du modèle, cependant, néglige ces nuances et, par conséquent, nous ne pouvons pas placer la bande dessinée au sein du modèle, puisque celle-ci, imitant l’oralité authentique, se situe au niveau du code graphique et quelque part entre code parlé et code écrit. Koch/ Oesterreicher ( 2 2011) ont pris pour tâche de développer l’idée initiale de Söll créant leur modèle communicationnel de l’immédiat communicatif et de la distance communicative. En référence à Coseriu (1988), Koch/ Oesterreicher classent les traits linguistiques, par ailleurs, dans les trois niveaux universel, historique et individuel/ actuel. Le niveau universel désigne la capacité de l’être humain à parler. Pour cette raison, les traits concernés apparaissent dans plusieurs langues (p. ex. des répétitions). Les communautés linguistiques et les traditions linguistiques font l’objet du niveau historique. Les traits appartenant à ce niveau sont propres à une langue (p. ex. l’omission du ne en français). Le niveau individuel correspond à la réalisation concrète et individuelle d’un énoncé dans une certaine situation (p. ex. l’absence de il impersonnel) (cf. Koch/ Oesterreicher 2 2011 : 5). 2.2 Oralité mise en scène dans la bande dessinée Comme l’ont montré Grutschus/ Kern (2021), le modèle de Koch/ Oesterreicher ( 2 2011) se prête bien à l’analyse des BD puisqu’il ne dépend pas du médium phonique ou graphique et qu’il englobe toute une panoplie des phénomènes linguistiques (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 195). Les insuffisances du modèle, notamment l’ignorance du transcodage du médium phonique au médium graphique, peuvent être comblées par la phonographie de Mahrer (2017) et par une méthode inductive (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 193 et 197). Néanmoins, il convient de noter que le modèle de Koch/ Oesterreicher ( 2 2011) n’est pas en mesure d’accueillir les BD en tant que genre. Dürscheid (2003) illustre sur la base de différents types de courriels (p. ex. une lettre d’amour ou une lettre d’affaire) qu’il est essentiel de distinguer entre le type de texte et la forme de communication puisque les courriels s’écrivent de diverses manières (cf. Dürscheid 2003 : 47). Comme la BD est également un genre extrêmement diversifié, il s’avère essentiel de situer les textes individuellement. 156 Sabine Leis <?page no="157"?> Afin d’appliquer le modèle de Koch/ Oesterreicher ( 2 2011) à la bande dessinée, il est nécessaire de différencier d’abord entre les deux niveaux de communi‐ cation : la communication entre l’auteur.e et le public et la communication entre les personnages. Ici, l’intérêt réside naturellement dans la deuxième que nous appelons Schein-Nähe ‘immédiat communicatif simulé’ en référence à la terminologie de Blank (1991 : 14). Grâce à la combinaison entre texte et appuis visuels (les vignettes), certaines bandes dessinées réussissent à incorporer de nombreux traits de l’immédiat communicatif, ce qui donne une impression d’authenticité dans les dialogues entre les personnages (cf. Blank 1991 : 14, Quinquis 2004 : 23sq, Grutschus/ Kern 2021 : 193). Pensons par exemple à la proximité physique des personnages ou à leurs gestes et expressions du visage. Néanmoins, parlant d’un immédiat communicatif simulé, l’accent doit être placé sur la notion de simulé parce que, malgré tous les efforts fournis par l’auteur.e, l’oralité telle qu’elle apparaît dans la bande dessinée n’existe pas en dehors du monde de cette bande dessinée. Il s’agit toujours d’un produit de l’imagination de l’auteur.e, manipulé selon son envie et selon sa perception du langage oral (cf. Quinquis 2004 : 23). En cas d’utilisation correcte, cette inauthenticité ne gêne pas l’illusion d’authenticité. Goetsch (1985) explique qu’il est parfois nécessaire de s’éloigner du langage authentique et d’exagérer certains traits linguistiques parce que cela souligne l’opposition entre l’immédiat communicatif simulé et la distance communicative (simulée). Cependant, Goetsch (1985) rappelle aussi que seul l’emploi d’un grand nombre de traits de l’immédiat ne mène pas à une imitation authentique si l’auteur.e ne sait ni les incorporer ni créer un environnement adapté pour ces traits. Goetsch (1985) donne l’exemple de l’auteur britannique Thomas Hardy, qui imite le dialecte des ouvriers agricoles, mais qui attribue à ses personnages une éloquence inattendue pour le langage d’un paysan (cf. Goetsch 1985 : 210 et 215). Dans les bandes dessinées, la fréquence et les types de traits utilisés va‐ rient d’un ouvrage à l’autre. Au fil de leur analyse d’Astérix et de Titeuf, Grutschus/ Kern (2021) ont trouvé, parmi d’autres, les traits suivants : Morphosyn‐ taxe Universel Répétitions Phrases incomplètes Historique Redoublement du sujet Omission du ne de négation Socio-stylistique Possessif avec à Prépositions divergentes 157 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="158"?> Phonétique Universel Distinctivité réduite/ troncation de segments Aphérèses/ apocopes Historique Élision du schwa i pour il, t’ pour tu Référence au médium phonique Écriture phonétique Imitation de défauts de prononciation ou de variation régionale Tab. 1 : Inventaire des phénomènes morphosyntaxiques et phoniques relevant de l’immédiat communicatif (emprunté à Grutschus/ Kern 2021 : 200 et 204 , raccourci). Afin de représenter des particularités phonétiques, les auteurs.e.s de bandes dessinées se servent de ce que Mahrer (2017) appelle les phonogrammes. Mahrer (2017) distingue trois stratégies principales pour atteindre un effet de parlure : la substitution d’une ou de plusieurs lettres (p. ex. je sais pas - chais pas), la répétition d’une lettre (p. ex. j’adooore) et l’insertion de différents types de topogrammes tels que l’apostrophe ou les majuscules (p. ex. tu es - t’es, MEUF tu lui défonces pas la gueule là ? ) (cf. Mahrer 2017 : 133). Il résulte de ce qui précède que l’auteur.e de BD simule un immédiat communicatif et reprend des traits linguistiques des trois niveaux universel, historique et individuel pour mettre l’oralité en scène. Si besoin est, l’auteur.e se sert de phonogrammes afin de représenter les traits phonétiques. En outre, il est important qu’il ou elle soit conscient.e des facteurs internes et externes qui influencent l’apparition d’un trait donné à l’oral. Sinon, l’auteur.e peut être confronté.e au même problème qu’Hardy (cf. supra). 3. État de l’art L’omission du ne étant un trait qui apparaît très fréquemment dans toutes les variétés du français parlé, il n’est pas surprenant qu’il s’agisse d’un des phénomènes les mieux étudiés du français oral. Cette liste empruntée à Arms‐ trong/ Smith (2002) ne cite que quelques études importantes traitant de la (non-)réalisation du ne : 158 Sabine Leis <?page no="159"?> Auteur.e Année Lieux Nombre de réalisations Rétention du ne en % Pohl 1968 Début des année 1950 Belgique/ France 5308 61,9 Sankoff/ Vicent 1980 1971 Montréal <10.000 0,5 Ashby 1976 1967-8 Paris 1029 55,8 Diller 1983 1975 Béarn 641 65,7 Ashby 1981 1976 Tours 2818 36,6 Coveney 1996 1980 Somme 2932 18,8 Moreau 1986 1982/ 3 Belgique 3158 50,2 Pooley 1996 1983 Roubaix 3719 7 Armstrong 2002 1990 Lorraine 2501 1,8 Pooley 1996 1995 Rouge-Barres (Nord) 391 1 Ashby 2001 1995 Tours 1593 15,7 Tab. 2 : Les études sur la négation (d’après Armstrong/ Smith 2002 : 28). Pour la mettre à jour, il faudrait y ajouter les travaux d’Armstrong/ Smith (2002), de Fonseca-Greber (2007), de Blattner/ Williams (2011), de Larrivée/ Ramasse (2016) et de Meisner (2016) pour n’en nommer que quelques-uns. Parmi tous ces travaux dédiés aux diverses manifestations de la négation, ceux d’Ashby (1981 et 2001), de Coveney ( 2 2002) et d’Armstrong/ Smith (2002) se révèlent particulièrement pertinents pour les objectifs de cet article puisqu’ils abordent les facteurs internes et externes qui sous-tendent ici notre analyse (et qui seront précisés dans la quatrième section). Dans le dessein d’examiner le développement de l’omission du ne au cours de quelques années, l’étude d’Ashby (2001) compare le corpus d’Ashby (1981), constitué par 35 Tourangeaux.elles séparé.e.s en deux groupes d’âge (14-21 ans et 51-64 ans), avec un corpus créé en 1995 et 1998 dans des conditions quasi identiques à celles de 1981. Le deuxième corpus réunit 29 Tourangeaux.elles, tombant dans les mêmes tranches d’âge que les sujets de la première étude. Coveney ( 2 2002) tient compte de la méthodologie d’Ashby (1981 et 2001) et emprunte un chemin similaire, ce qui permet de bien comparer leurs résultats. Son corpus comprend trois groupes d’âges (17-22 ans, 24-37 ans et 50-60 ans) et se compose de 30 personnes employées dans un centre 159 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="160"?> de vacances dans la Somme. Armstrong/ Smith (2002) s’intéressent à la négation telle qu’elle apparaît dans le langage parlé à la radio. Comme Ashby, ils comparent deux corpus qui ont été enregistrés au cours de différentes décennies (1960-61 et 1997). Armstrong/ Smith empruntent le premier corpus à Ågren (1973), qui est constitué des deux émissions radiophoniques Tribune de Paris et Club de jeunes. Leur deuxième corpus contient environ vingt heures de conversation tirées de l’émission Le téléphone sonne (enregistrées entre le 27 mai et le 29 août 1997). Comme Ågren, Armstrong/ Smith ignorent les parties évidemment scriptées (p. ex. la formule introductive) et focalisent leur intérêt sur les débats d’expert.e.s et les contributions des personnes qui ont appelé. Étant donné que ces trois études datent déjà de quelques années, nous nous référerons également à Meisner (2016) afin de montrer que les facteurs déclencheurs repérés par Ashby (1981 et 2001), Coveney ( 2 2002) et Armstrong/ Smith (2002) restent d’actualité. 3.1 La (non-)réalisation du ne en français parlé : facteurs internes Dans le corpus de Coveney ( 2 2002), le taux de réalisation du ne est particulièrement élevé quand la position du sujet est occupée par qui (44,3 %) ou par un syntagme nominal (67,2 %), ou quand il n’y a pas de sujet en raison d’un infinitif (62,5 %). Après les clitiques, le ne apparaît beaucoup moins souvent (p. ex. je 11,5 %, ce 2,3 %, il 12,2 %) (cf. Coveney 2 2002 : 73). Coveney ( 2 2002) parvient ainsi au même résultat qu’Ashby (1981), qui observe de nombreuses réalisations du ne après un syntagme nominal (78,1 %), mais très peu après un pronom clitique (27,9 %) tel que je, ce et il (cf. Ashby 1981 : 679sq). Armstrong/ Smith (2002) trouvent des taux de réalisation relativement élevés en comparaison avec Ashby (1981) et Coveney ( 2 2002), le taux le plus bas étant celui de la réalisation après ce dans leur deuxième corpus (38,6 %). Toutefois, ils notent un écart significatif entre leurs deux corpus en ce qui concerne la réalisation du ne après les clitiques. Les taux se réduisent après on (-26,4 %), je (-30,1 %), ce (-39,2 %) et il (-23,6 %). En outre, Armstrong/ Smith (2002) identifient les mêmes facteurs favorisant la réalisation que Coveney ( 2 2002). Le sujet qui entraîne très souvent la réalisation du ne (96,7 % dans le premier corpus et 88,7 % dans le deuxième) et les verbes à l’infinitif sont aussi accompagnés par ne dans la plupart des cas (98,9 % et 93,6 %) (cf. Armstrong/ Smith 2002 : 30 et 35). Meisner (2016) constate aussi que les sujets lourds tels que les syntagmes nominaux, le pronom relatif qui et les formes verbales de l’impératif et de l’infinitif favorisent la réalisation du ne, alors que les sujets clitiques comme je, tu ou ce tendent à entraîner l’omission. Insistant sur l’incapacité des clitiques à porter l’accent, Meisner (2016) arrive à la conclusion que la non-réalisation du ne de négation s’explique par la structure prosodique naturelle du français ou plus précisément par l’alternation de syllabes fortes et faibles (cf. Meisner 2016 : 298sq). 160 Sabine Leis <?page no="161"?> Les différents types de forclusifs ne semblent pas jouer un rôle si important pour la réalisation du ne. Cela se voit bien dans le corpus de Coveney ( 2 2002) puisque les taux de réalisation diffèrent peu entre eux (p. ex. plus 25,8 %, jamais 26,2 %, rien 21,2 %). Seul que dispose d’une valeur statistique atypique (34,9 %). Coveney ( 2 2002) l’attribue à l’élision du schwa qui réduirait la négation à [k] si le ne était également omis (cf. Coveney 2 2002 : 75). Par ailleurs, il se poserait un problème d’ambiguïté, ce qu’Ashby (1976 : 123) démontre à l’aide de l’exemple suivant : (1) (a) Je ne crois que Jean. (b) Je crois que Jean a raison. Ashby (1981) constate également que le forclusif que (59,1 %) favorise la réalisation du ne mais, contrairement à Coveney ( 2 2002), il observe aussi un taux de réalisation élevé devant plus (51,9 %) (cf. Ashby 1981 : 678sq). L’étude d’Armstrong/ Smith (2002) soutient les observations d’Ashby (1981) et de Coveney ( 2 2002) en ce qui concerne le taux de réalisation élevé devant le forclusif que, mais la justification d’Ashby (1981) est rejetée par Armstrong/ Smith (2002). Ils estiment que le problème d’ambigüité devrait plutôt affecter le forclusif plus. Pourtant, la comparaison des deux corpus montre une baisse du taux de réalisation devant plus alors que le taux de réalisation devant que reste stable (cf. Armstrong/ Smith 2002 : 37). Dans tous les corpus analysés par Ashby (1981), Coveney ( 2 2002) et Armstrong/ Smith (2002), le forclusif pas favorise l’absence du ne (cf. Ashby 1981 : 678, Coveney 2 2002 : 76, Armstrong/ Smith 2002 : 36). Cela est dû à la haute fréquence du forclusif pas, notamment dans les constructions figées dans lesquelles la négation est souvent produite sans ne (p. ex. je (ne) sais pas). Ashby (1981) compte 2330 occurrences du pas parmi 2806 forclusifs (cf. Ashby 1981 : 678), tandis que Coveney ( 2 2002) trouve 2 925 négations dont 2 317 avec pas (cf. Coveney 2 2002 : 76). Dans le corpus d’Ashby (1981), le ne n’est réalisé que dans 14,1 % des cas dans l’expression je (ne) sais pas et dans 16 % des cas dans Il (ne) faut pas. Ce (n’) est pas connaît le taux de réalisation le plus bas avec 7,5 % (cf. Ashby 1981 : 678). Coveney ( 2 2002) trouve des taux encore plus bas (8,6 %, 10,5 % et 3,6 % respectivement), mais il fait aussi remarquer que des facteurs phonologiques peuvent favoriser la réalisation du ne dans plusieurs chunks fréquents. Dans l’exemple de ça a (réalisation du ne dans 52 % des cas dans le corpus de Coveney 2 2002), il s’agirait notamment d’éviter un hiatus. Coveney ( 2 2002) suppose, par ailleurs, qu’une liaison obligatoire engendre une augmentation du taux de réalisation (ils ont 44,2 % et ils avaient 30 %). Toutefois, le facteur phonologique ne favorise pas toujours la réalisation du ne. Au cas où le il impersonnel est omis de l’expression il n’y a pas, il devient 161 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="162"?> très probable que le ne tombe aussi parce que [nj] est extrêmement rare au début d’un mot français. Ce qui frappe dans le corpus de Coveney ( 2 2002), ce sont les taux de réalisation du ne dans je veux (42,9 %), qui sont (40 %) et on sait (27,8 %), car il n’y a pas de raison évidente pour ces taux élevés (cf. Coveney 2 2002 : 80sq). Armstrong/ Smith (2002) supposent que quelques constructions figées, telles que c’est pas et j’aime pas, s’utilisent dans une certaine mesure comme des éléments lexicaux individuels (cf. Armstrong/ Smith 2002 : 33). 3.2 La (non-)réalisation du ne en français parlé : facteurs externes Dans le français contemporain, le ne disparaît si régulièrement dans les variétés de toutes les couches sociales que son absence n’engendre pas de stigmatisation (cf. Coveney 2 2002 : 58). Néanmoins, l’emploi de ce trait ne se laisse pas uniformiser et nous pouvons repérer quelques différences dans la (non-)réalisation du ne qui semblent liées à l’âge et au sexe des locuteur.trice.s aussi bien qu’à la variation interpersonnelle. Ashby (2001) note que, depuis son étude publiée en 1981, le taux de réalisation du ne a baissé chez les jeunes (de 19 % à 14 %), mais davantage encore chez les plus âgé.e.s (de 52 % à 25 %). Les sujets qui ont participé aux deux études d’Ashby n’ont pas augmenté leur taux de réalisation et ainsi, l’écart entre les générations s’est réduit. Ashby en déduit que l’omission du ne est un changement linguistique en cours et, par conséquent, que le ne est destiné à disparaître (cf. Ashby 2001 : 12 et 20). L’étude de Coveney ( 2 2002) souligne que l’âge est encore un facteur important à l’heure actuelle. Dix participant.e.s sur 14 entre 17 et 23 ans ont obtenu un taux de réalisation en dessous de 10 % alors qu’il n’y a qu’une seule personne au sein d’autres groupes d’âge qui ait omis le ne aussi souvent que les jeunes. Quant à l’omission du ne, les moins de 23 ans forment un groupe homogène non affecté par les différentes couches sociales (cf. Coveney 2 2002 : 85sq). Ces résultats soutiennent l’argument selon lequel l’omission fréquente du ne peut servir de caractéristique pour le langage des jeunes. Dans le cadre de la question de l’âge, Coveney ( 2 2002) prend aussi en compte l’influence de la norme écrite, qui exige l’emploi du ne. Chez les enfants, la réalisation du ne est rare et c’est l’entrée à l’école qui entraîne enfin une hausse significative du taux de réalisation du ne (cf. Coveney 2 2002 : 65sq). Selon Koch/ Oesterreicher ( 2 2011), aucune étude n’a révélé de non-réalisations du ne à l’écrit bien que les taux d’omission soient très hauts en français parlé (cf. Koch/ Oesterreicher 2 2011 : 172). Sur la base des études d’Ashby (1981 et 2001) et de Coveney ( 2 2002), nous pouvons supposer que le fossé entre l’oral et l’écrit continuera à se creuser au fil du temps. L’hypothèse des deux grammaires françaises, l’une de l’oral et l’autre de l’écrit, fait déjà l’objet de nombreuses publications (p. ex. Culbertson 2010 et Massot 2010). Meisner (2016) s’intéresse aussi à cette question parce que son corpus contient 162 Sabine Leis <?page no="163"?> un groupe restreint de locutrices suisses qui omettent le ne catégoriquement. Par conséquent, Meisner (2016) formule l’hypothèse d’une grammaire sans ne développée par ces locutrices. Cette grammaire s’opposerait à celle des Français.e.s qui font preuve d’une réalisation constante du ne dans les situations de distance communicative (cf. Meisner 2016 : 299). Outre l’âge, le sexe paraît influencer la réalisation du ne. L’étude d’Ashby (1981) montre que les femmes réalisent le ne moins souvent que les hommes. Seules les femmes plus âgées (de 51 à 64 ans) le réalisent plus souvent que les hommes du même âge (cf. Ashby 1981 : 685). La deuxième étude d’Ashby (2001) montre une chute chez les hommes (-22 %) et une baisse chez les femmes (-13 %). Malgré tout, le taux de réalisation du ne reste plus bas chez les femmes (cf. Ashby 2001 : 10sq). Ashby (1981) s’explique ce décalage entre les sexes à l’aide du travail de Labov (1978). Les données rassemblées par Labov (1978) suggèrent que ce sont principalement les locutrices qui portent en avant les changements linguistiques (cf. Ashby 1981 : 686). Évidemment, le domaine des études de genre a remis en question la simple opposition binaire homme - femme, mais nous n’insisterons pas sur ce point, car rien ne laisse penser qu’un des sujets des études citées s’identifie à un autre sexe que son sexe biologique. Cela vaut aussi pour les personnages de bandes dessinées. En ce qui concerne le corpus de Coveney ( 2 2002), la question ne se pose même pas parce que, dans son corpus, le sexe ne semble pas être un facteur important (cf. Coveney 2 2002 : 85). Un facteur qui s’avère essentiel chez Coveney ( 2 2002), aussi bien que chez Ashby (1981 : 681), est la variation interpersonnelle. Grâce à un heureux hasard, Coveney ( 2 2002 : 88) a observé un « massive style-shift » dans le langage d’un homme âgé de 37 ans sans même avoir prévu d’examiner ce facteur. Lors de la première partie de l’entretien sur le lieu de travail, le sujet se trouvait à l’intérieur et en présence du directeur assistant. Pendant cet entretien, il a réalisé 50 % des ne potentiels. Le deuxième entretien a eu lieu à l’extérieur et seuls le sujet et l’enquêteur étaient présents. Ce changement de circonstances a entraîné une baisse du taux de réalisation de 38,6 % (cf. Coveney 2 2002 : 88sq). Contrairement à Coveney ( 2 2002), Ashby (1981) avait prévu le changement de circonstances pour trois sujets. Il a enregistré deux hommes âgés de 36 et 43 ans respectivement sur leur lieu de travail et au sein de leur famille. Un troisième homme âgé de 50 ans a été enregistré au travail et à la maison d’un vieux vigneron. Au travail, la fréquence de réalisation du ne a été de 35,7 %, lors des rencontres informelles, elle a baissé à 15,7 % (cf. Ashby 1981 : 681). Nous voyons donc que tous ces facteurs externes, l’âge, le sexe et la variation interpersonnelle, jouent un rôle dans la (non-)réalisation du ne à l’oral. Dans la sous-partie suivante, nous étudierons quelques publications qui abordent 163 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="164"?> la (non-)réalisation du ne dans diverses bandes dessinées (Astérix, Titeuf, Les Frustrés) et qui traitent les mêmes facteurs que nous avons choisis. 3.3 La (non-)réalisation du ne dans les bandes dessinées Ces dernières années, l’intérêt pour l’oralité mise en scène dans les BD s’est grandement accru. Quinquis (2004) s’est lancée dans une étude approfondie de la série Les Frustrés au sein de laquelle elle a examiné, entre autres, l’emploi de la négation. Elle a noté que l’absence du ne peut signaler une atmosphère décontractée et que l’auteure, Claire Bretécher, utilisait le ne plus souvent si elle employait un autre forclusif que pas. Selon Quinquis (2004), le rôle essentiel de la négation dans Les Frustrés est de marquer les différentes couches sociales, la négation à deux termes étant le marquage pour les personnages bourgeois (cf. Quinquis 2004 : 113 et 116sq). Merger (2015) a également traité la négation dans le cadre de son analyse de Titeuf. Elle a constaté que l’absence de ne n’était pas stigmatisante et que le ne n’était pas remplacé par une apostrophe, excepté dans les phrases à l’impératif négatif. Sur ce point, il est intéressant de noter que Merger (2015) a observé un écart entre le langage des personnages masculins et féminins. D’après elle, Titeuf montre ce que Moïse (2002) a avancé : « [les femmes] font usage, dans une même situation d’énonciation que les hommes et dans un même contexte social, d’un parler moins direct et plus euphémisé » (Moïse 2002 : 53). Compte tenu du fait que Les cahiers d’Esther racontent l’histoire d’une jeune fille et L’Arabe du futur celle d’un jeune homme, cette observation peut s’avérer pertinente au fil de notre analyse. Dans une approche plus récente, Grutschus/ Kern (2021) ont entrepris une étude d’Astérix et de Titeuf relevant des différences considérables par rapport à la négation. Au sein de leur corpus d’Astérix, le taux de réalisation du ne correspond à 95 %, alors que le tome de Titeuf montre un taux de réalisation de 15 %. En s’appuyant sur les travaux d’Armstrong/ Smith (2002), elles ont conclu que l’oralité dans Titeuf se rapprochait plus de l’oralité authentique que celle dans Astérix (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 209). Le taux de réalisation étant si élevé dans Astérix, Grutschus/ Kern (2021) n’ont analysé que les facteurs linguistiques importants dans Titeuf. Elles ont conclu que les sujets clitiques, les contextes disloqués, les séquences préformées et le forclusif pas favorisaient l’omission du ne, tandis que le forclusif que en favorisait la réalisation. Dans leur corpus de Titeuf, les personnages plus âgés retiennent le ne alors que les enfants l’omettent régulièrement (cf. Grutschus/ Kern 2021 : 209sq). 164 Sabine Leis <?page no="165"?> 4. Méthode 4.1 Corpus Le corpus de cette étude a été constitué afin de tester l’influence de l’âge et du sexe des personnages sur la réalisation du ne. Dans Les cahiers d’Esther : 5 : Histoires de mes 14 ans et L’Arabe du futur : une jeunesse au Moyen-Orient : 4 : (1987-1992), les personnages principaux sont des adolescent.e.s, un garçon et une fille, qui ont à peu près le même âge (environ 13 ans). Cela permettra de corroborer ou de falsifier l’hypothèse 2. Comme les deux personnages fréquentent leurs pairs à l’école et interagissent avec des adultes (p. ex. leurs parents), il se trouve de nombreux points de comparaison pour tirer des conclusions par rapport à l’hypothèse 1. Un inconvénient majeur du corpus choisi est que ni le nombre de pages ni celui de vignettes par page ne sont identiques dans les deux BD. Pour cette raison, l’analyse se fondera sur le nombre de vignettes dans le tome des Cahiers d’Esther, qui contient moins de pages que L’Arabe du futur. Dans L’Arabe du futur, le comptage des vignettes se fera à partir du chapitre 24 parce que l’année 1991 y est mentionnée. Cette date confirme que le personnage principal a bien 13 ans à ce moment-là et, par conséquent, qu’il a le même âge qu’Esther, qui ne fête son 14 ème anniversaire qu’à la fin de la première moitié de l’album Les cahiers d’Esther : 5 : Histoires de mes 14 ans. Un autre obstacle qui se présente est la classification des personnages dans les catégories jeunes et adultes. Naturellement, tous les traits plutôt typiques pour le langage des jeunes, par exemple des emprunts à des langues étrangères tel que businesser ‘faire des affaires frauduleuses’ et l’emploi des marqueurs discursifs comme wesh (cf. Gadet 2017 : 34sq et Bedijs 2015 : 302ssq), ne seront pas présents dans le corpus puisque le langage des personnages jeunes dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur n’est qu’une imitation de l’oralité et l’auteur doit considérer la lisibilité du texte. Toutefois, les personnages du corpus choisi reprennent encore des rôles traditionnels qui sont associés soit à la jeunesse, soit à l’âge adulte (p. ex. le fils, la mère ou l’amie d’école). Ces rôles sont clairement représentés au niveau visuel (p. ex. la taille ou les boutons de puberté). Pour cette raison, la catégorisation s’appuiera fortement sur l’apparence physique des personnages. 4.2 Approche d’analyse Pour obtenir des résultats significatifs dans cette recherche, l’analyse consistera à compter toutes les occurrences de différentes formes de négation en tenant compte de la (non-)réalisation du ne et à les classer d’après des facteurs internes et externes. L’âge (jeunes - adultes), le sexe (masculin - féminin) et le type de discours ont été choisis comme facteurs externes. Afin de localiser les types 165 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="166"?> de discours dans le continuum de Koch/ Oesterreicher, nous nous appuyons sur les paramètres suivants : l’âge des personnages, la (non-)présence d’une figure d’autorité (p. ex. une conversation entres jeunes en présence du père ou sans la présence du père) et la distinction public-privé. Par rapport aux facteurs internes, l’intérêt réside dans le type de forclusif, le type de sujet aussi bien que dans les expressions figées (chunks) qui favorisent l’omission du ne. Ces facteurs permettront d’établir une comparaison entre les résultats de notre analyse et celles d’autres études portant aussi bien sur les bandes dessinées que sur le français parlé (Ashby 1981 et 2001, Coveney 2 2002 et Armstrong/ Smith 2002). À ce stade, il convient de noter que les travaux d’Ashby (1976 et 1981) et de Coveney ( 2 2002) ont exclu toutes les constructions ayant on comme sujet s’il suivait une voyelle parce qu’une distinction systématique entre la liaison et la représentation du ne leur paraissait impossible (cf. Coveney 2 2002 : 66). Comme cet article traite de l’oralité simulée, ce problème ne se pose pas (le médium graphique permet une distinction claire entre <on n’a pas> et <on a pas>) et ces constructions seront également comptées. Toutefois, certaines occurrences du ne devraient être exclues également ici. Cela concerne les occurrences du ne dans des expressions telles que n’importe quoi ou n’empêche parce qu’il est douteux qu’elles expriment encore une négation en français contemporain (cf. Coveney 2 2002 : 67) et, bien évidemment, le ne ‘explétif ’. Au cas où elle serait employée en tant que synonyme de beaucoup, la collocation pas mal ne fera pas partie des données non plus. Cela vaut également pour d’autres collocations de ce type (p. ex. pas cher). 5. Résultats Dans cette section, il est question de présenter et de comparer les résultats les plus pertinents des analyses des Cahiers d’Esther et de L’Arabe du futur. Pour cette raison, les tableaux utilisés ici ont été réduits aux éléments qui se produisent au moins deux fois. Ce qui saute immédiatement aux yeux lorsque nous comparons les deux bandes dessinées, c’est que le nombre des négations réalisées dans Les cahiers d’Esther (305) dépasse largement celui de L’arabe du futur (142). En revanche, le ne s’utilise plus souvent dans L’Arabe du futur (88) que dans Les cahiers d’Esther (54). Il en résulte des taux de réalisation fort divergents, respectivement de 17,7 % et 62 %. 5.1 Facteurs internes : sujet Dans les deux bandes dessinées, qui, on et il impersonnel favorisent la réalisation du ne. Les négations à l’infinitif ou à l’impératif (désignées par Ø car sans sujet 166 Sabine Leis <?page no="167"?> ouvertement exprimé) sont souvent bipartites dans L’Arabe du futur. Dans Les cahiers d’Esther, le taux est moins élevé, mais atteint tout de même presque 30 %. Les syntagmes nominaux entraînent assez souvent une négation bipartite dans Les cahiers d’Esther, ce qui n’est pas le cas dans L’Arabe du futur. En retour, le taux de réalisation de 57,1 % après je que nous trouvons dans L’Arabe de futur est beaucoup plus élevé que la fréquence attestée dans Les cahiers d’Esther (8,1 %). La non-réalisation du sujet tend à favoriser l’absence du ne dans les deux bandes dessinées. En outre, le ne n’apparaît guère quand le sujet est ça ou ce. Les cahiers d’Esther L’Arabe du futur Sujet Réalisa‐ tions pos‐ sibles du ne Fré‐ quence absolue Fré‐ quence relative en % Réalisa‐ tions pos‐ sibles du ne Fré‐ quence absolue Fré‐ quence relative en % syntagme nominal 18 6 33,3 % 21 2 9,5 % Ø 44 13 29,5 % 19 14 73,7 % sujet omis 16 1 6,2 % 6 0 0 % je 111 9 8,1 % 42 24 57,1 % tu 9 1 11,1 % 12 5 41,7 % il 7 1 14,2 % 8 5 62,5 % elle 15 2 13,3 % 5 4 80 % vous 7 3 42,8 % 3 1 33,3 % ils 12 1 8,3 % 2 1 50 % on 19 5 26,3 % 5 3 60 % il imper‐ sonnel 5 3 60% 6 6 100 % ça 11 1 9,1 % 2 0 0 % ceci 2 2 100 % 0 0 0 % qui 11 4 36,4 % 3 3 100 % ce 16 0 0 % 5 0 0 % Tab. 3 : Facteurs internes : sujet. 167 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="168"?> 5.2 Facteurs internes : forclusif La réalisation du ne est plus fréquente devant plus, rien et personne dans les deux bandes dessinées. Le forclusif aucun.e.s s’ajoute encore à la liste des éléments favorables dans L’Arabe du futur. Dans Les cahiers d’Esther, le forclusif pas est bien plus fréquent que les autres et apparaît très souvent sans ne. Ce forclusif est aussi celui qui est réalisé le plus souvent dans L’Arabe du futur. Dans cette bande dessinée, il est accompagné du ne dans 54,2 % des cas, ce qui semble beaucoup, pourtant, en comparaison avec les taux d’autres forclusifs, ce taux est relativement bas. Les taux de réalisation du ne devant le forclusif que restent assez bas : 20 % dans Les cahiers d’Esther et 33,3 % dans L’Arabe du futur. Par conséquent, nous pouvons constater que, dans l’ensemble, les forclusifs pas et que rendent la réalisation du ne moins probable. Un chiffre qui saute aux yeux dans Les cahiers d’Esther est le taux de réalisation faible de 7,4 % devant jamais, qui diverge fortement du taux élevé de 73,3 % dans L’Arabe du futur. Encore plus surprenante est l’occurrence de la troisième forme de la négation, celle qui n’est constituée que du ne, dans L’Arabe du futur (« Ma mère ne cessait d’accuser mon père de ne rien payer pour ses enfants », Sattouf 2018 : 261). Les cahiers d’Esther L’Arabe du futur Forclusif Réalisa‐ tions pos‐ sibles du ne Fré‐ quence absolue Fré‐ quence relative en % Réalisa‐ tions possi‐ bles du ne Fré‐ quence absolue Fréquence relative en % pas 210 28 13,3 % 72 39 54,2 % plus 23 7 26,9 % 22 19 86,4 % jamais 24 2 7,4 % 15 11 73,3 % rien 16 6 37,5 % 12 6 50 % que 10 2 20 % 6 2 33,3 % personne 10 4 40 % 6 4 66,6 % aucun.e.s 1 1 100 % 6 6 100 % Tab. 4 : Facteurs internes : forclusif. 5.3 Facteurs internes : construction figée Le tableau 3 nous montre une haute fréquence du pronom je, toutefois, le taux de réalisation du ne est très bas après ce pronom. La raison en est l’apparence 168 Sabine Leis <?page no="169"?> fréquente du je dans la construction figée chais pas (34), qui s’utilise plus souvent que je sais pas (9) et je ne sais pas (1) et qui remplit différentes fonctions. La construction figée chais pas termine des énumérations (a), renforce des propos chargés d’émotion (b), garde sa signification littérale (c) ou s’insère en tant qu’interjection (d). (2) (a) Au distributeur d’à côté, y avait un Anglais ou un Américain ou chais pas […] (Sattouf 2020 : 16) (b) J’ESPÈRE QU’IL A PAS CRU QUE JE ME MOQUAIS DE LUI OU CHAIS PAS ! (Sattouf 2020 : 15) (c) Là ça va mais chais pas ce ki va se passer. (Sattouf 2020 : 42) (d) Je me suis réveillée trop honteuse ou chais pas, résultat, je me suis regardée […] (Sattouf 2020 : 10) Une autre construction intéressante est il (n’)y a pas ou bien y a pas puisque la réalisation du ne dépend de la présence du il. Si le il impersonnel est présent, il est fort probable qu’un ne le suit (cf. Figure 7 et 8). La même règle s’applique à il (ne) faut pas. Les omissions du ne devant les constructions contenant le verbe vouloir (p. ex. vous voulez, je veux, tu veux, elle veut, il voulait, elle lui en voulait) sont encore plus régulières. Aucun ne n’est réalisé devant vouloir. Cela vaut aussi bien pour Les cahiers d’Esther que pour L’Arabe du futur. C’est pas et c’était pas mènent aussi toujours à l’omission du ne. Dans L’Arabe du futur, un personnage parle avec un accent syrien et pour cela la construction c’est pas est remplacée par le phonogramme Ci pas. Cela n’empêche toutefois pas l’omission du ne. 5.4 Facteurs externes : âge, sexe, type de discours Après ce bref résumé des résultats concernant les facteurs internes, tournonsnous maintenant vers les facteurs externes. Étonnamment, le premier facteur, l’âge, semble ne pas jouer un rôle important dans Les cahiers d’Esther puisque la fréquence relative du ne chez les jeunes est presque identique à celle chez les adultes. Pourtant, on arrive seulement à ce résultat si on compte aussi les occurrences dans la narration du personnage principal, Esther. Si on se restreint à la parole directe dans les bulles, le taux de réalisation chez les jeunes s’avère beaucoup plus bas (cf. les chiffres entre parenthèse). Dans le cas de L’Arabe du futur, la différence entre les jeunes et les adultes est plus nette, mais le résultat n’est pas moins surprenant. La fréquence relative étant de 88,2 %, le ne apparaît plus souvent dans le langage des jeunes. Certes, de nombreuses réalisations du ne dans le groupe jeune peuvent être attribuées à la narration, mais la 169 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="170"?> comparaison entre les différents types de dialogue nous montre que les jeunes réalisent le ne aussi régulièrement dans les situations d’immédiat communicatif que dans celles de distance communicative. Le nombre de réalisations élevé dans la catégorie privé/ avec autorité/ adultes & jeunes (Tableau 6) tire son origine des discours de Qamar, la cousine syrienne du protagoniste caractérisée par sa dévotion religieuse. Ce personnage n’omet le ne qu’une seule fois. Au cours des conversations entre personnages appartenant à la catégorie des adultes, le ne ne s’observe que rarement. Toutefois, nous constatons une légère hausse liée aux situations communicatives publiques, qui est due à un discours religieux du père de Riad. La présence d’une figure d’autorité, telle qu’un policier, ne semble pas exercer d’influence sur la réalisation du ne. Dans Les cahiers d’Esther, c’est bien le contraire. Quand il s’agit d’un échange entre jeunes ou entre jeunes et adultes, le taux de réalisation du ne est assez faible avec respectivement une seule réalisation. Dans les conversations privées entre adultes pourtant, le ne est réalisé dans trois cas sur sept si une figure d’autorité est présente. Quant au troisième facteur externe, le sexe, nous voyons une fois encore des résultats très différents. Dans Les cahiers d’Esther, ce sont les femmes qui réalisent le ne le plus souvent (hommes : 3,2 % , femmes : 14,3 %). Les réalisations du ne trouvées dans les cartouches ne changent guère le ratio. Dans L’Arabe du futur, les hommes réalisent le ne beaucoup plus souvent, mais une fois que nous déduisons les ne du narrateur, les taux de réalisation sont presque en équilibre (hommes : 34,9 % , femmes : 30,3 %). Les cahiers d’Esther L’Arabe du futur Fac‐ teur Groupe Réalisa‐ tions pos‐ sibles du ne Fré‐ quence absolue Fré‐ quence relative en % Réalisa‐ tions pos‐ sibles du ne Fré‐ quence absolue Fré‐ quence relative en % Âge Jeunes 282 (43) 50 (2) 17,8 % (4,6 %) 85 (19) 75 (12) 88,2 % (63,1 %) Adultes 23 4 17,4 % 57 13 22,8 % Sexe Hommes 31 1 3,2 % 109 (43) 78 (15) 71,5 % (34,9 %) Femmes 274 (35) 53 (5) 19,3 % (14,3 %) 33 10 30,3 % Tab. 5 : Facteurs externes : âge et sexe. 170 Sabine Leis <?page no="171"?> Les cahiers d’Esther L’Arabe du futur Adultes Adultes & Jeunes Jeunes Adultes Adultes & Jeunes Jeunes Privé sans autorité 0 0 0 1 2 2 Privé avec autorité 3 1 0 1 7 3 Public sans autorité 0 0 1 3 0 3 Public avec autorité 0 0 0 0 2 1 Narra‐ tion 49 (20,41 %) 63 (95,40 %) Tab. 6 : Fréquence absolue du ne dans différents types de discours. 6. Discussion Comme l’ont déjà constaté Grutschus/ Kern (2021 : 209sq) au cours de leur étude de la négation de Titeuf, nous notons aussi que les sujets clitiques, les constructions fréquentes et le forclusif pas favorisent l’omission du ne. Nos résultats concordent également avec les études d’Ashby (1981 et 2001), de Coveney ( 2 2002), d’Armstrong/ Smith (2002) et de Meisner (2016). Par exemple, le sujet clitique ce cause l’omission du ne ; qui pour sa part provoque l’effet contraire. Ni dans L’Arabe du futur ni dans Les cahiers d’Esther, le ne n’est réalisé après ce. Dans l’étude de Coveney ( 2 2002 : 73), un faible taux de réalisation de 2,3 % est indiqué. Les taux de réalisation après qui sont de 36,4 % et de 100 % dans les bandes dessinées, Coveney ( 2 2002 : 73) rapporte 44,3 % et Armstrong/ Smith (2002 : 35) 96,7 % et 88,7 %. D’autres points en commun sont le haut taux de réalisation après un syntagme nominal, que nous trouvons dans Les cahiers d’Esther, dans le corpus de Coveney ( 2 2002 : 73) et dans celui d’Ashby (1981 : 679). L’Arabe du futur surprend par rapport à ce facteur. En revanche, le taux de réalisation devant un infinitif ou un impératif semble plus réaliste dans L’Arabe du futur (73,7 %), car il se rapproche davantage des 62,5 % de Coveney ( 2 2002 : 73) et des 98,9 % et 93,6 % d’Armstrong/ Smith (2002 : 35). 171 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="172"?> La supposition que le forclusif pas tend à favoriser l’absence du ne à l’oral est soutenue par Ashby (1981 : 678), Coveney ( 2 2002 : 76) et Armstrong/ Smith (2002 : 36). Que cela vaille aussi pour l’oralité mise en scène dans les bandes dessinées confirment les analyses de Merger (2015 : s.p), de Grutschus/ Kern (2021 : 209sq) et aussi la nôtre. Toutefois, les taux de réalisation devant que (20 % et 33,3 %) et jamais (7,4 %) que nous avons constatés constituent une très grande contradiction avec les études du français oral qui désignent que comme un de facteurs fortement favorables à la réalisation du ne (cf. Ashby 1981 : 678, Coveney 2 2002 : 76 et Armstrong/ Smith 2002 : 36). Cependant, Grutschus/ Kern (2021 : 210) observent également un taux d’omission de 67 % devant que. Il se peut alors qu’il s’agisse d’une caractéristique de l’oralité mise en scène qui ne connaît ni le caractère éphémère de l’oral ni de prononciation indistincte. L’ambiguïté involontaire est moins probable si le que figure noir sur blanc. Le forclusif jamais n’entraîne pas de taux atypique dans les autres corpus et, en conséquence, nous considérons le taux de réalisation dans L’Arabe du futur une exception. En ce qui concerne la réalisation du ne dans les constructions figées, les phénomènes observés dans notre corpus reflètent en principe les constatations faites dans les études sur le français oral. Les constructions figées je (ne) sais pas et ce (n’)est pas apparaissent plus souvent sans ne, et il (n’)y a et il (ne) faut pas perdent le ne si le il impersonnel est omis. Le haut taux de réalisation du ne dans la construction je (ne) veux pas noté par Coveney ( 2 2002 : 81) ne peut pas être confirmé dans notre corpus. Cependant, il convient de se rappeler que Coveney ( 2 2002) ne propose pas d’explication pour ce résultat et que ce taux ne se reproduit ni dans les corpus d’Ashby (1981 et 2001) ni dans ceux d’Armstrong/ Smith (2002). À la question de savoir si la (non-)réalisation du ne est liée à la jeunesse d’un personnage, nous obtenons des réponses différentes. Les études de l’oral nous montrent que les jeunes réalisent le ne moins souvent, et cela est aussi le cas dans Les cahiers d’Esther si nous ignorons la narration, qui cause un déséquilibre par rapport aux réalisations absolues. Quant à L’Arabe du futur, il n’importe pas autant de tenir compte de la narration parce que les chiffres du groupe jeune restent exorbitants. Il semble que l’omission du ne ne sert pas à marquer le langage des personnages jeunes dans L’Arabe du futur. Toutefois, il se peut qu’elle démarque un autre groupe social, par exemple, le côté libéral des Français.e.s qui s’oppose au côté conservateur des Syrien.ne.s. Pensons à l’analyse de Quinquis (2004), qui a montré que la réalisation du ne représentait un trait du langage bourgeois. Le taux de réalisation de Qamar et le monologue du père pourraient indiquer une telle corrélation. 172 Sabine Leis <?page no="173"?> Le dernier facteur, le sexe des personnages, affecte la (non-)réalisation également de différentes façons. Les résultats issus de l’analyse des Cahiers d’Esther affirment ce que Merger (2015) a déjà noté par rapport à Titeuf. Les personnages masculins parlent d’une manière inhibée, ce qui se fait au détriment des clitiques et par conséquent du ne. Nous voyons cela très clairement dans le langage du père et du frère d’Esther. L’Arabe du futur reflète plutôt les déductions d’Ashby (2001) : les femmes omettent le ne plus souvent. Toutefois, les écarts ne sont pas si grands et les personnages ne forment pas de groupes homogènes. Dans L’Arabe du futur, Qamar réalise le ne quasi toujours, tandis que la mère du protagoniste l’omet souvent. Les négations bipartites réalisées par les personnages féminins dans Les cahiers d’Esther s’expliquent par le fait que la mère d’Esther parle à une cliente au travail, alors que le père n’est jamais montré dans une telle situation communicative. Comme le montre le tableau 6, le ne se réalise plus souvent dans les discours de la catégorie privé/ avec autorité/ adultes. Nous en conclurons que le sexe ne joue pas de rôle décisif pour la réalisation du ne ni dans le volume des Cahiers d’Esther ni dans celui de L’Arabe du futur. 7. Conclusion En guise de conclusion, revenons à nos quatre hypothèses. Hypothèse 1 : la réalisation du ne dépend de la situation. Dans les situations de l’immédiat communicatif, le ne tend à tomber alors qu’il tend à être réalisé dans les situations de distance communicative. Cette hypothèse peut être réfutée. Dans L’Arabe du futur, les taux de réalisation restent assez stables malgré les changements de distance communicative (p. ex. la mère - le fils, la mère - le père, la mère - le médecin) et les taux légèrement élevés s’expliquent par des phénomènes isolés. Dans Les cahiers d’Esther, la distance communicative semble jouer un rôle dans le contexte professionnel lorsqu’un personnage possède plus d’autorité que l’autre. Toutefois, le taux de réalisation est fort bas dans l’ensemble et le ne est omis dans d’autres situations de distance communicative (p. ex. la mère - une vieille femme). Hypothèse 2 : l’âge et le sexe du personnage influencent le nombre de réalisations du ne : les personnages jeunes et/ ou masculins réalisent le ne moins souvent. L’âge est un facteur important et, dans Les cahiers d’Esther, les jeunes omettent le ne plus souvent que les adultes. Dans L’Arabe du futur, c’est tout le contraire et ce sont les adultes qui réalisent le ne moins souvent. Par conséquent, cet aspect de l’hypothèse ne vaut que pour Les cahiers d’Esther. Quant au sexe des 173 La négation sans (et avec) ne dans Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur <?page no="174"?> personnages, l’hypothèse peut aussi être réfutée parce qu’elle ne reflète que les données tirées des Cahiers d’Esther. Dans L’Arabe du futur, les taux sont plutôt équilibrés avec un taux de réalisation un peu plus élevé chez les hommes. Dans l’ensemble, nous n’avons pas pu dégager de tendances générales liées au sexe du personnage. Hypothèse 3 : en pourcentages, le ne est plus souvent réalisé devant les forclusifs jamais, rien, plus, personne, que et aucuns.e.s qu’après le forclusif pas. Les résultats de notre analyse soutiennent cette hypothèse très clairement (cf. Tableau 4). Hypothèse 4 : il n’y a pas de différence entre le comportement du ne dans Les cahiers d’Esther et celui du ne dans L’Arabe du futur. L’auteur reste fidèle à son style. Cette hypothèse est également falsifiée par notre étude de corpus. Certes, nous avons trouvé des similarités concernant les facteurs internes (p. ex. le sujet ce ou le forclusif pas), mais nous avons aussi observé des différences importantes (p. ex. le forclusif jamais et l’emploi excessif de chais pas dans Les cahiers d’Esther). Les chiffres des facteurs externes ne se ressemblent pas non plus. Nous pouvons conclure de ce qui précède que la distance communicative n’influence pas autant la réalisation du ne dans les bandes dessinées Les cahiers d’Esther et L’Arabe du futur de Riad Sattouf que nous avons examinées. Il semble que l’omission du ne est traitée comme une caractéristique de personnage tel qu’un attribut physique qui ne change guère. En outre, la (non-)réalisation du ne caractérise dans une certaine mesure les différents groupes d’âge dans Les cahiers d’Esther : les adultes réalisent le ne, les jeunes l’omettent. Dans L’Arabe du futur, la (non-)réalisation du ne distingue aussi les jeunes des adultes, mais ce facteur se manifeste d’une manière inverse à celle des Cahiers d’Esther et de l’oralité authentique. Il est donc probable que ce soit le fruit du hasard et que ces réalisations peuvent être attribuées à un facteur que nous n’avons pas examiné. Notre corpus suggère une corrélation entre la réalisation du ne et les personnages conservateurs et/ ou croyants puisque Qarma, le personnage qui réalise le ne le plus souvent, se caractérise par son conservatisme et sa dévotion. De même, le père, qui omet le ne normalement, le réalise lors de son discours religieux. Quant aux facteurs internes, l’oralité mise en scène dans les deux bandes dessinées se rapproche de l’oralité authentique. Au cours de l’évaluation des données, quelques points faibles de la méthode choisie se sont révélés. L’évaluation des situations communicatives exigerait un corpus plus grand que le nôtre parce que les personnages de bandes dessinées se 174 Sabine Leis <?page no="175"?> déplacent rapidement et très souvent d’un lieu à un autre et dans bien des cas, ils n’y reviennent plus jamais. Par exemple, la mère d’Esther ne va au travail qu’une fois, alors que son père n’y va jamais. Pour permettre une démarche comparative, les contextes devraient se reproduire, ce qui n’arrive que rarement dans un seul volume. Un deuxième point qui prête à critique concerne l’inclusion des énoncés dans les cartouches. Il s’est avéré défavorable de les inclure même si les narrateur.rice.s s’identifient aux personnages principaux. Dans des études com‐ plémentaires, il serait recommandable d’utiliser plusieurs volumes des séries analysées et de traiter à part les passages narratifs. Ainsi, l’analyse apporterait plus de données venant d’autres personnages et il s’établirait un équilibre. D’autres aspects qui mériteraient d’être examinés plus en détail dans une autre étude sont l’omission du ne en tant que marquage pour les personnages d’origine française et le rôle du discours religieux dans L’Arabe du futur. Bibliographie Corpus Sattouf, Riad (2018) : L’Arabe du futur : une jeunesse au Moyen-Orient : 4 : (1987-1992), Paris : Allary éditions. Sattouf, Riad (2020) : Les cahiers d’Esther : 5 : Histoires de mes 14 ans, Paris : Allary éditions. Références Armstrong, Nigel / Smith, Alan (2002) : « The influence of linguistic and social factors on the recent decline of French ne », in : Journal of French Language Studies 12(1), 23-41. Ashby, William J. (1976) : « The loss of the negative morpheme ne in Parisian French », in : Lingua 39, 119-137. Ashby, William J. (1981) : « The loss of the negative particle ne in French. A syntactic change in progress », in : Language 57, 674-687. Ashby, William J. 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Introduction Même si pour la lectrice et le lecteur d’albums, de romans graphiques ou de mangas la bulle est aujourd’hui inséparablement liée à la bande dessinée, il faut garder à l’esprit qu’elle est - au moins dans sa forme actuelle - un phénomène plutôt récent. Elle ne s’impose de manière systématique qu’à partir des dernières années du XIX e siècle, période qui est souvent considérée comme la naissance de la bande dessinée au sens strict du terme. La marche triomphale du phylactère (terme scientifique pour la bulle) commence avec son emploi innovateur dans le strip « The Yellow Kid and his new phonograph » d’Outcault en 1896, qui combine bulle et narration séquentielle picturale. Ce triomphe ne se fait certes pas d’un seul coup, les auteurs des strips devant s’habituer peu à peu à ce nouveau mode d’expression (cf. Smolderen 2009 : 140-147). Tandis que les funnies, c’est-à-dire les premières bandes dessinées américaines plutôt humoristiques, en sont des précurseurs (cf. Smolderen 2009 : 147, Knigge 2016 : 4-6, Platthaus 2016 : 181-182), d’autres séries comme Bécassine (publiée entre 1905 et 1939 et très populaire en France) se passent encore de la bulle. La première bande dessinée française à l’employer régulièrement est Zig et Puce de Saint-Ogan (à partir de 1925) (cf. Knigge 2016 : 14). La bulle est, à côté de la mimique, le moyen pictural par excellence pour suggérer le discours direct oral des personnages de bande dessinée. Au niveau linguistique, ce moyen graphique trouve sa contrepartie dans une mise en scène du langage parlé. Loin d’être exhaustive, la recherche linguistique a présenté diverses études qui ne laissent aucun doute sur le rôle important de l’oralité mise en scène pour la bande dessinée (cf. section 2). Certaines bandes dessinées se rapprochent cependant plus de l’oral spontané « authentique » que d’autres qui <?page no="180"?> n’en reproduisent des éléments que de manière sélective (cf. p. ex. Glaude 2018, Meesters 2012, Quinquis 2004, Hafner/ Postlep 2020, Grutschus/ Kern 2021). Dans ce contexte, il convient de se demander si la présentation de l’oralité mise en scène varie également en fonction des dates de parution des bandes dessinées. Serait-il possible que l’oralité mise en scène ait dû d’abord s’imposer avec le temps comme son support, la bulle ? Peut-on observer une évolution des marques linguistiques employées dans une perspective diachronique ? Le langage utilisé dans une série d’albums publiée sur une longue période évoluet-il avec le temps ? Pour aborder ces questions, l’étude suivante se fonde sur un corpus d’extraits de douze albums appartenant à trois séries de bande dessinée - Tintin, Astérix et Titeuf - qui peuvent se réclamer d’une histoire de publication assez longue et se prêtent ainsi à une analyse des marques de l’oralité au fil du temps. D’ailleurs, les trois séries n’ont pas toutes la même affinité initiale envers le pôle oral. Tintin, en particulier, représente une série dont les débuts - les premières aventures paraissent dans le magazine Le Petit Vingtième, supplément de jeunesse d’un journal belge d’orientation plutôt conservatrice et catholique - ne favorisent pas l’emploi de structures orales. En même temps s’ouvre un potentiel au moins théorique d’évoluer dans cette direction avec le temps. Avant de nous pencher sur l’analyse des données et de vérifier si ce potentiel a été épuisé, nous résumerons brièvement l’état de la recherche et réunirons les rares éléments sur l’évolution diachronique de la langue des bandes dessinées (cf. section 2). S’ensuivra l’explication du cadre théorique de l’analyse qui se fonde sur le modèle de l’immédiat communicatif développé par Koch et Oesterreicher ( 2 2011), qui fournira une grille pour catégoriser les marques linguistiques de l’oralité (cf. section 3). Après quelques précisions concernant le corpus et la méthodologie de l’analyse (cf. section 4), nous présenterons et discuterons les résultats de celle-ci (cf. section 5). Nous nous intéresserons d’une part à l’évolution linguistique de chaque série dans une perspective diachronique et d’autre part à la comparaison des trois séries entre elles. 2. Évolution linguistique de la bande dessinée - un champ peu exploré En comparaison avec d’autres disciplines s’intéressant au neuvième art (p. ex. lettres, histoire (de l’art), science des médias), la linguistique accuse un certain retard (cf. Bramlett 2012 : 1, Pietrini 2012 : 7-8, Glaude 2019 : 45-58), même si elle est actuellement en train de regagner du terrain, comme en témoigne p. ex. le présent ouvrage collectif. 180 Beate Kern <?page no="181"?> L’un des sujets linguistiques qui ont, au fil des années, suscité un certain intérêt sans pourtant avoir été traités exhaustivement est l’oralité mise en scène dans la bande dessinée. Pour une présentation détaillée de ce champ de recherche, nous renvoyons à la section 9 de l’introduction de cet ouvrage (Pustka 2022) ainsi qu’à l’état de la recherche résumé dans Grutschus/ Kern (2021 : 193-195). Sommairement, les différents travaux indiquent pour les différentes bandes dessinées analysées et même pour certains personnages une prédilection plus ou moins prononcée pour différentes marques d’oralité, soulignant ainsi le caractère construit de l’oral mis en scène. Cette prédilection peut même aller jusqu’à un emploi qu’on pourrait qualifier d’emblématique pour un personnage ou une série, p. ex. les segmentations du type Ils sont fous, ces Romains ou l’imitation des dialectes et des langues dans Astérix (cf. Marxgut 1990, 1991, Penndorf 2020 : 346, Grutschus/ Kern 2021 : 212), certaines formes verlanisées ou apocopées très fréquentes ou exclusives dans Agrippine comme faiche (‘fait chier’), lague (‘la gueule’) (cf. Bollée 1997 : 37, Quinquis 2004 : 175-179) ou la particule de négation pô (au lieu de pas) de Titeuf (cf. Merger 2015) (cf. aussi ci-dessous et section 5). Cependant, certains aspects manquent pour dresser un panorama plus complet de la représentation de l’oralité dans les bandes dessinées. L’une des lacunes concerne l’évolution diachronique de la langue des bandes dessinées en général et par rapport à l’oralité en particulier. Dans la mesure où cette question sera au centre de l’analyse suivante et que nous ne disposons que de très peu de références traitant ces problèmes nous inclurons dans le bref compte rendu sur l’état de la recherche suivant également des études qui ne se réfèrent pas au français ou qui concernent plutôt la variation régionale, sociale ou situationnelle au moins liée à l’oralité et à l’immédiat communicatif au sens large (cf. section 3). Pietrini (2009) se réfère aux traductions des bandes dessinées de Disney vers l’italien. Ses conclusions montrent très clairement l’évolution de la langue dans son corpus, témoignant entre autres de transformations diachroniques par rapport aux formes d’adresse nominales ou aux formules de salutation (cf. Pietrini 2009 : 73-91). Dans une perspective complémentaire, Pietrini (2009 : 387-389) reconnaît également le potentiel innovateur de la bande dessinée pour la formation de l’italien informel. L’analyse de Meesters (2012) ne traite pas non plus le français, mais la variété régionale du néerlandais parlée en Flandres dans une perspective diachronique. Il examine deux séries de bandes dessinées, Suske en Wiske et Jommeke, chacune ayant un fort ancrage régional flamand et une longue histoire de publication (depuis les années 1950). En choisissant quatre années (1955/ 1959, 1975, 1995, 2010), il est en mesure d’enregistrer des changements diachroniques quant au 181 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="182"?> lexique et aux structures grammaticales régionalement marqués. L’étude de Meesters (2012) nous intéresse particulièrement, car il propose par sa démarche une méthodologie rigoureuse pour l’analyse diachronique de la bande dessinée (Meesters 2012 : 169-173). Tout comme Pietrini (2009), Hafner et Postlep (2020) se réfèrent également à des traductions d’éditions originales anglaises, mais, dans ce cas-ci, vers le français. Les deux bandes dessinées analysées, Prince Valiant (traduction de 1937/ 38) et Popeye (traduction de 1938), se situent dans la période de l’entre-deux-guerres et parviennent à reproduire les stéréotypes langagiers présents dans les originaux anglais de manière adéquate, tout en se démarquant des textes anglais. Alors que pour Prince Valiant, la traduction imite la tradition discursive du Moyen Âge au moyen d’un style archaïsant relevant de la distance communicative, Popeye se situe plutôt au pôle de l’immédiat communicatif et de l’oralité mise en scène, comprenant des marquages sociaux et situationnels du sous-standard et du langage des matelots. Ainsi, le langage stéréotypé des deux bandes dessinées crée un effet de « marque » et peut même, selon Hafner et Postlep (2020 : 338), avoir des répercussions sur les locuteur.rice.s : « Si d’un point de vue variationnel, il [le ‘langage de la BD’] se trouve être très hétérogène, sa fonction catalysante pour le changement linguistique ne doit pas être sous-estimée. » Une période antérieure est examinée par Glaude (2018). Il considère que les développements langagiers dans les histoires illustrées avant et durant la Grande Guerre auraient d’une certaine manière tracé le sillage de la sonorisation et de l’oralisation dans la bande dessinée francophone. Même si la langue utilisée dans les hebdomadaires illustrés comme L’Épatant (1908-1939) ou Les Belles Images (1904-1936) reste plutôt conservatrice, Glaude (2018 : 75) détecte dans L’Épatant « [d]es textes présentant un style oralisé se trouv[a]nt néanmoins à des pages stratégiques », dont Les Pieds Nickelés de Louis Forton (à partir de 1908), histoires en images racontant la vie de trois petits escrocs. Elles ne comprennent pourtant qu’un « usage limité du style oralisé » (Glaude 2018 : 84) (lexique argotique, argot des tranchées, emploi d’un français familier, formes d’adresse). Néanmoins, toujours selon Glaude (2018 : 87), il reste « évident que le style des légendes des Pieds Nickelés s’oppose au style littéraire et standardisé des textes de la bande dessinée bourgeoise de l’époque ». Cela suffit d’un côté pour provoquer une critique sévère et de l’autre pour attirer l’admiration des garçons, public cible de la série. Parmi ces derniers se trouvaient des personnes comme Raymond Queneau ou Georges Remi, plus connu sous le pseudonyme d’Hergé. Le futur auteur de Tintin témoignera plus tard lui-même de l’influence que la série eut sur lui (cf. Glaude 2018 : 82-84). 182 Beate Kern <?page no="183"?> Pour mieux comprendre ces timides débuts de l’oralisation, il faut par ailleurs considérer l’évolution de l’élément textuel dans la bande dessinée. Smolderen (2009 : 137-147) voit l’un des premiers précurseurs de la bulle dans les rouleaux figurant dans des tableaux ou sculptures médiévaux. Ceux-ci avaient pour fonction la présentation des caractères mis en scène. Plus étroitement liée à la bande des‐ sinée, la satire graphique fait également recours à la « self-presentation function » (Smolderen 2009 : 139) des parties textuelles désignées par Smolderen comme labels ou emblèmes. Cette fonction implique pourtant un « emblematic freeze » résultant dans des « snapshots of suspended action » (Smolderen 2009 : 141) qu’on peut toujours observer, p. ex. dans le Yellow Kid d’Outcault avec l’emploi des premières bulles. En même temps, l’invention plus ou moins simultanée du phonographe et du kinétoscope sonne l’avènement de l’ère audiovisuelle venant bouleverser les habitudes de réception qui, si elles nous paraissent toutes naturelles aujourd’hui, ne l’étaient pas à l’époque. Cela explique aussi pourquoi l’usage de la bulle dans un sens dialogique et l’oralisation de la langue ne s’établissent qu’avec le temps et ne s’éloignent que peu à peu de l’intemporalité et des labels. Il n’est donc pas surprenant que, surtout dans les premières bulles, l’on puisse toujours saisir une fonction de leitmotiv : la langue emblématique tend à caractériser les personnages parlants (cf. Smolderen 2009 : 147) et s’oppose, surtout aux débuts de la bulle, à une imitation authentique de l’oral. On pourrait même soupçonner qu’une telle « verbal/ behavioral signature » (Smolderen 2009 : 147) se prolonge et influence l’évolution de l’oralité mise en scène dans beaucoup de séries, même de date plus récente, par la préférence générale pour certaines marques variationnelles ou orales ou par des tics langagiers de certains personnages (cf. aussi les études mentionnées ci-dessus). Smolderen (2009 : 147) évoque explicitement le comportement verbal de certains personnages dans Tintin, p. ex. les jurons notoires du capitaine Haddock (cf. aussi Baetens 2006 : 35-37, 53-57). Nous en verrons d’autres exemples dans notre analyse. 3. Cadre théorique : oralité conceptionnelle et diachronie Pour l’analyse suivante, il faut surtout tenir compte de trois facteurs concernant l’oralité et leurs implications théoriques et interactions mutuelles. Premièrement, il s’agit d’une mise en scène du langage parlé et non pas d’énoncés authentiques. Deuxièmement, nous nous trouvons devant un cas d’oralité conceptionnelle et non pas médiale. Et troisièmement, nous aborderons l’oralité dans une perspective diachronique. Pour ce qui est de l’oralité mise en scène, c’est l’auteur.rice qui souffle les paroles aux protagonistes de la bande dessinée, ces derniers agissant dans 183 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="184"?> un environnement fictif. Il s’agit donc de ce que Goetsch (1985) appelle « fin‐ gierte Mündlichkeit » (‘oralité mise en scène’). Les choix langagiers plus ou moins conscients de la part de l’auteur.rice peuvent donc vaciller entre les pôles du mimétique, donc de l’imitation guidée par la recherche d’un haut degré d’authenticité, et du littéraire, donc d’une volonté stylistique prononcée (Goetsch 1985 : 210). Concernant le deuxième aspect, la bande dessinée, réalisée par l’écriture et les images, représente un médium graphique, mais elle crée souvent, par des traits langagiers caractéristiques, l’impression d’un énoncé oral. En accord avec Söll (1985), on peut parler d’oralité conceptionnelle, une idée qui a été reprise et élaborée dans un modèle détaillé par Koch et Oesterreicher (2001, 2 2011). Pour eux, chaque situation de communication se situe entre les pôles de l’immédiat communicatif et de la distance communicative, le premier se caractérisant entre autres par des facteurs comme un contexte privé, un haut degré d’intimité entre les interlocuteur.rice.s et d’implication émotionnelle, la proximité physique des interactant.e.s et, par conséquent, la disponibilité d’un contexte assez riche, et un haut degré de coopération et de spontanéité. Le pôle de distance se détermine par les facteurs opposés. Les conditions de l’immédiat communicatif, dont certaines comme la proximité des protagonistes et la disponibilité du contexte sont mises en valeur par la composante graphique de la bande dessinée, incitent les interlocuteur.rice.s à employer des stratégies linguistiques spécifiques comme les phrases incomplètes, les reformulations ou les parataxes, qui sont perçues comme un style oral (cf. Koch/ Oesterreicher 2 2011 : 2-20). À part le fait que le modèle explique l’impression d’oralité créée dans des situations d’immédiat communicatif indépendamment du médium, il possède deux autres avantages pour notre étude. D’une part, Koch et Oesterreicher ( 2 2011) dressent un inventaire assez détaillé des caractéristiques langagières de l’immédiat communicatif relevant du domaine phonique, (morpho-)syntaxique, lexico-sémantique et pragmatique. Cet inventaire sera utile pour définir les critères de notre analyse (cf. section 4). Les caractéristiques langagières se situent au niveau universel (résultant notamment de la spontanéité et de l’absence de planification, p. ex. répétitions, élisions), au niveau historique (regroupant des phénomènes spécifiques au français, p. ex. non-réalisation de ne, interrogation par intonation, élision du e muet) et au niveau de la variation régionale, sociale et situationnelle. Ce dernier niveau représente l’immédiat « au sens large », l’emploi des éléments variationnellement marqués étant facilité par les conditions de la communication de l’immédiat. Pour Koch et Oesterreicher (2001 : 605), « le continuum conceptionnel [entre immédiat communicatif et distance communica‐ tive] détermine l’organisation de l’espace variationnel tout entier ». Même si la 184 Beate Kern <?page no="185"?> distinction assez claire entre les dimensions variationnelles que suggère le modèle de Koch et Oesterreicher est d’une certaine manière nécessaire afin d’établir une procédure méthodologique pour l’analyse des bandes dessinées, il faut cependant tenir compte du fait que la réalité est beaucoup plus complexe. D’une part, les marques de l’immédiat dit « au sens strict » peuvent toujours véhiculer d’autres valeurs variationnelles. D’autre part, la délimitation entre la variation régionale, sociale et situationnelle n’est pas toujours facile dans le cas concret (cf. Dufter 2018). Ainsi, dans l’analyse suivante, la classification des occurrences comme relevant de l’oral ou de la variation situationnelle/ sociale comporte forcément un certain degré d’idéalisation. D’ailleurs, Koch et Oesterreicher ( 2 2011 : 142-153) eux-mêmes voient les liens et la perméabilité entre les différentes dimensions et expliquent la relation entre la variation linguistique et l’immédiat communicatif dans une perspective historique, ce qui coïncide avec le troisième aspect à prendre en considération pour notre analyse : la diachronie. Pourtant, le discours scientifique est divisé sur le caractère ancien ou récent des marquages qui sont aujourd’hui perçus comme relevant exclusivement de l’opposition entre distance et immédiat (cf. Koch 2004 vs Hunnius 2006). Cette question pose également des problèmes pour l’étude diachronique des bandes dessinées : les éventuels changements dans la représentation de l’oralité sont-ils plutôt dus à l’évolution de la langue de la bande dessinée ou sont-ils le reflet du changement linguistique réel ? Suite aux réflexions de la section 2, on pourrait d’un côté s’attendre à ce que l’exploitation de plus en plus peaufinée du potentiel de la bulle ainsi qu’un changement général dans l’attitude vis-à-vis du langage oral (cf. Osthus 2006) mènent à un nombre croissant de marques d’oralité dans la bande dessinée (cf. aussi Goetsch 1985 : 216). Le langage des bandes dessinées a, surtout au début, suscité scepticisme et de sévères critiques craignant la mauvaise influence des bandes dessinées et de leur style oralisé en particulier sur l’usage langagier des enfants et des adolescent.e.s (cf. Glaude 2019 : 30-35). Il reste cependant difficile à déterminer dans quelle mesure cette ambiance critique et « la censure indirecte » (Glaude 2019 : 39) exercée par la Commission de surveillance et de contrôle instaurée par la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse ont vraiment pu influencer l’emploi de l’oralité fictive pendant une certaine période. Depuis, l’attitude envers la bande dessinée et sa langue a beaucoup évolué. De l’autre côté, selon Koch (2004 : 618), la plupart des caractéristiques de l’oral sont postérieures au XVII e siècle. Tandis que p. ex. la perte du passé simple ou la préférence de ça par rapport à cela sont (quasiment) absolues, d’autres phénomènes sont certes fréquents, sans cependant être déjà complètement réguliers, et donnent éventuellement lieu à une évolution linguistique continue 185 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="186"?> qui pourrait également se faire ressentir dans le langage de la bande dessinée : parmi eux, les élisions du type t’ au lieu de tu, les constructions du type c’est + SN au pluriel, la perte progressive de l’accord du participe passé, la préférence pour le futur composé, l’interrogation intonative, l’omission du ne de négation, la préférence pour le pronom on au lieu de nous, les dislocations et certaines marques sociales ou situationnelles du lexique qui évoluent vers un marquage exclusivement oral (pour des explications plus détaillées sur l’ensemble de ces phénomènes cf. Söll 1985 : 122-198, Koch 2004 : 618-619, Koch/ Oesterreicher 2 2011 : 164-182). Au bout du compte, il serait très difficile, voire impossible, de démêler sans équivoque lesquels des développements, qui par la suite pourront s’observer dans les bandes dessinées, sont dus à des changements internes à la tradition discursive de la bande dessinée et lesquels sont le résultat du changement lan‐ gagier en général. Les hypothèses précises concernant ce point demanderaient des études diachroniques empiriques détaillées de chacun des phénomènes linguistiques pendant la période de publication des bandes dessinées analysées. De telles études ne sont pas disponibles pour tous les aspects (cependant, pour une étude empirique actuelle des dislocations cf. p. ex. Horváth 2018, pour une analyse diachronique du ne cf. p. ex. Stark/ Dufter 2007). 4. Cadre méthodologique : présentation du corpus et procédure d’analyse L’analyse s’effectue à partir d’un corpus comprenant des albums de trois séries de bandes dessinées très populaires en France (cf. Pustka dans ce volume même) : Tintin, classique franco-belge racontant les aventures du reporter Tintin qui voyage dans le monde entier (écrit et dessiné par Hergé) ; Astérix, série humoristique sur la résistance d’un petit village gaulois contre l’occupation romaine (écrite et dessinée par Goscinny/ Uderzo et par Ferri/ Conrad à partir de 2013) ; et Titeuf, série plus jeune, mais également très populaire, caricaturant la vie quotidienne de Titeuf et ses amis, jeunes garçons d’environ huit ans (écrite et dessinée par Zep). Outre leur popularité, ces séries ont été choisies parce qu’elles ont paru sur une période suffisamment longue pour une analyse diachronique. Tintin a été publié entre 1929 (1930 pour la première parution en album) et 1976 (si l’on exclut l’album posthume de 1986). Astérix paraît depuis 1959 (1961 dans la version album) et Titeuf existe depuis 1993. D’autres séries ont été écartées pour diverses raisons : un historique de publication assez complexe (succession de différent.e.s auteur.rice.s ou publication en recueils ou en revues), p. ex. pour Les Pieds Nickelés, Spirou et Fantasio ou Lucky Luke ; des traits linguistiques 186 Beate Kern <?page no="187"?> spécifiques trop présents, p. ex. la langue des Schtroumpfs dans la série du même nom ou l’empreinte de la variation sociale avec l’argot et le verlan dans Agrippine (cf. Bollée 1997) ; pas d’utilisation systématique des phylactères dès les premières parutions, p. ex. pour Les Pieds Nickelés. Pour pouvoir observer l’évolution linguistique, nous avons retenu des extraits de quatre albums pour chaque série : le premier, le dernier ou l’avant-dernier ainsi que deux autres albums se situant à peu près au même intervalle entre ces deux points. La taille du corpus comprend au total 24 000 mots, c’est-à-dire les premiers 2 000 mots de chaque album (cf. aussi les réflexions de Meesters 2012 : 169-170). N’ont pas été pris en compte les légendes ainsi que les textes de journaux, de journaux radiophoniques ou télévisés reproduits dans les vignettes (surtout dans Tintin). Pour Astérix, le dernier album analysé est celui de 2017, car l’album de 2019 (La fille de Vercingétorix), contenant un taux exceptionnellement élevé de langage des jeunes à cause du scénario spécifique, pourrait fausser les résultats. De même, pour Titeuf, le point final est représenté par l’album de 2017, celui de 2019 étant une réédition d’un ouvrage de 2005. Cela mène à des intervalles un peu plus longs entre les albums analysés pour Tintin et Astérix et un peu plus courts entre les albums de Titeuf. Les lignes du tableau 1 représentent les albums parus dans la même tranche périodique : 187 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="188"?> Tintin Astérix Titeuf Hergé : Tintin au pays des Soviets 1929 première parution dans le magazine Le Petit Vingtième 1930 album Hergé : Les 7 boules de cristal 1943-46 première parution dans le maga‐ zine Le Soir/ Le journal Tintin 1948 album Hergé : Les bijoux de la Castafiore 1963 album Goscinny/ Uderzo : Astérix le Gaulois 1959 première parution dans le magazine Pilote 1961 album Hergé : Tintin et les Picaros 1976 album Goscinny/ Uderzo : Obélix et compagnie 1976 album Zep : Dieu, le sexe et les bretelles 1993 Uderzo : Astérix et Latraviata 2001 album Zep : Lâchez-moi le slip ! 2000 Zep : Le sens de la vie 2008 Ferri/ Didier : Astérix et la Transitalique 2017 album Zep : À fond le slip ! 2017 Tab. 1 : Les albums analysés dans l’ordre chronologique. 188 Beate Kern <?page no="189"?> Les analyses ont été conduites à partir des originaux de la première édition des albums (cf. la bibliographie) à deux exceptions près : Tintin au pays des Soviets a été consulté sous forme de réédition contenant l’original des strips du Petit Vingtième. Hormis une seule page manquant dans l’album de 1930, celui-ci est identique aux strips. Pour Les 7 boules de cristal, dont l’album était seulement disponible dans la version de 1975, nous avons également étudié une édition critique des originaux des strips du Soir avec des commentaires concernant les changements faits après coup pour la parution de l’album. D’un point de vue diachronique, il faut également prendre en compte d’éventuelles éditions ultérieures récentes, qui pourraient contenir de possibles remaniements au niveau linguistique. Ainsi, nous avons comparé Tintin au pays des Soviets de 1929/ 1930 avec l’édition de 2017, qui s’est révélée identique, sauf le coloriage ajouté en 2017. Les strips des 7 boules de cristal font état de quelques réajustements entre les strips de 1943-46 et l’album. Hergé a en effet retravaillé quelques images ou séquences pour supprimer de petites incohérences et pour contracter la narration afin de la faire correspondre au format de l’album avec ses 62 pages. Ces remaniements comprennent aussi quelques changements de texte (23 sur 213 bulles analysées), mais il s’agit plutôt de conséquences secondaires du remaniement des images, qui concernent à peine l’aspect de l’oralité. Pour Astérix, la comparaison de l’original du premier album de 1961 avec l’édition de 1999 n’a révélé que 12 changements minimes (tels que l’ajout d’une virgule, d’un accent ou d’un point d’exclamation). Quant à Titeuf, le premier album de 1993 - en noir et blanc - a été réédité en 2010 sans aucun changement à part le coloriage. En fin de compte, l’historique de publication ne laisse pas transparaître une volonté des auteur.rice.s ou éditeur.rice.s de rendre les textes plus oraux a posteriori (cf. aussi Hafner/ Postlep 2020 : 323-325). Une fois le corpus compilé, il a été analysé en quête de caractéristiques du langage parlé. Le choix des phénomènes à relever s’est fait selon plusieurs critères. Tout d’abord, l’étude inclut des marques d’oralité sur différents niveaux langagiers - phonique, (morpho)-syntaxique, lexical et pragmatique - afin de permettre une vue d’ensemble. Ensuite, nous avons dû effectuer une sélection parmi la multitude des phénomènes (entre autres documentés dans Koch/ Oesterreicher 2 2011). Pour des raisons pratiques, nous n’avons retenu que les éléments facilement détectables. C’est pourquoi nous avons p. ex. exclu des phénomènes comme l’absence du passé simple, qui ne peut se documenter qu’indirectement. De plus, nous n’avons considéré que les caractéristiques orales qui étaient assez fréquentes dans au moins une des bandes dessinées. Nous nous sommes d’ailleurs concentrée sur le domaine de l’oralité conceptionnelle et n’avons pas pris en considération p. ex. les 189 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="190"?> procédés typographiques visant à imiter les caractéristiques paraverbales, ce qui concerne plutôt la réalisation médiale (cf. Khordoc 2001). Finalement, nous nous sommes limités aux caractéristiques de l’immédiat communicatif dit « au sens strict » dans la terminologie de Koch/ Oesterreicher ( 2 2011) tout en sachant qu’une telle catégorisation apparemment nette ne peut décrire la réalité que de manière imparfaite (cf. section 3). Une seule exception a été faite pour le lexique marqué au niveau social ou situationnel, parce que celui-ci était assez présent dans Titeuf. Dans certains cas, nous n’avons d’ailleurs pas seulement enregistré les marques d’oralité, mais nous avons aussi inventorié les contreparties appartenant à la conception scripturale (p. ex. non-réalisation vs réalisation du ne de négation). Sur la base de ces considérations, les caractéristiques suivantes ont été retenues : • Domaine phonique : élision du e muet, élision des liquides post-conso‐ nantiques du type tab’/ quat’, réduction i’ pour il, t’ pour tu, assimilations (p. ex. chuis au lieu de je suis), distinctivité réduite de voyelles (pô pour pas, tchô pour ciao, nan pour non, ouais pour oui) • Domaine (morpho-)syntaxique : dislocation à gauche et à droite avec ou sans reprise pronominale, non-réalisation vs réalisation du ne de négation, on pour nous vs réalisation de nous, absence du il impersonnel, phrases incomplètes, interrogation par intonation vs interrogation par inversion ou avec est-ce que • Domaine lexical : lexique marqué situationnellement (familier, populaire, argotique), ou socialement (langage enfantin) • Domaine pragmatique : marqueurs discursifs et interjections. 5. Résultats et discussion 5.1 Diachronie de l’oralité mise en scène dans Tintin En général, la série Tintin se montre plutôt conservatrice et orientée vers la norme scripturale. Néanmoins, on trouve des éléments d’oralité dans quelques domaines. Le tableau 2 nous permet de déceler une certaine évolution diachro‐ nique : 190 Beate Kern <?page no="191"?> Tintin 1929/ 1930 1948 1963 1976 Domaine phonique 0 0 0 0 Domaine (morpho-)syntaxique Dislocation à gauche 6 3 5 10 Dislocation à droite 4 7 8 16 Non-réalisation de ne 0 0 0 0 Réalisation du ne 26 19 19 22 on pour nous 4 0 0 2 nous 10 9 11 10 Absence du il impersonnel 0 0 0 0 Phrases incomplètes 69 52 78 84 Interrogation par intonation 14 19 25 35 Interrogation par inversion 22 25 14 5 Interrogation avec est-ce que 4 2 0 5 Domaine lexical Familier/ populaire/ argotique (token) 14 3 6 22 Domaine pragmatique Marqueurs discursifs, inter‐ jections 25 59 67 76 Tab. 2 : Évolution diachronique de l’oralité mise en scène dans Tintin. Tout d’abord, on peut constater que le domaine phonique reste à l’écart. Parmi tous les extraits analysés, nous n’avons trouvé qu’un seul cas d’écriture phonétique dans une exclamation de Milou, le petit chien de Tintin : outre le fait que « Kekseksa ? » (Tintin 1929 : 56) représente une forme allegro, donc une caractéristique universelle de l’oralité conceptionnelle, elle relève surtout du jeu médial entre le code phonique et graphique. C’est d’ailleurs dans cette dernière catégorie qu’il faudrait de même ranger les quelques cas d’imitation d’accent russe ou espagnol que l’on rencontre dans les albums (cf. Mérand 2015 : 4-7, Baetens 2006 : 19-34). 191 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="192"?> Par contre, le domaine (morpho-)syntaxique est plus intéressant : tandis que certaines marques d’oralité très courantes comme la non-réalisation du ne de négation, l’absence du il impersonnel ou on au lieu de nous ne s’observent presque ou pas du tout - au demeurant, sans aucune ou peu d’évolution au cours des années -, d’autres phénomènes apparaissent régulièrement et avec une tendance à la hausse plus ou moins marquée ; ce sont surtout des dislocations à droite (cf. ex. 1), des phrases incomplètes (cf. ex. 2) et des interrogatives par intonation (cf. ex. 3) - avec tendance inverse pour la contrepartie scripturale : (1) Milou : Qu’est-ce que vous lui reprochez, vous, à ce whisky ? (Tintin 1976 : 4) (2) Soldat allemand : Pas tant d’histoires ! (Tintin 1929 : 44) (3) Capitaine Haddock : Il sera ici demain matin, vous l’avez entendu ? (Tintin 1963 : 5) De même, le domaine pragmatique enregistre une augmentation significative de marqueurs discursifs et d’interjections, comme par exemple ici : (4) Capitaine Haddock : Ah ! vous connaissez… Bon, voici le texte… Euh… (Tintin 1976 : 9) Les mots du discours et les interjections ont été répertoriés ensemble, dans la mesure où il existe des recoupements formels et fonctionnels entre les deux catégories. Finalement, la présence du domaine lexical à base d’expressions familières, populaires, voire argotiques, se montre plutôt forte dans le premier album, pour remonter dans le dernier après un recul intermédiaire. Alors que la tendance à l’oralité n’est ainsi pas aussi claire dans ce cas, cela donne lieu à une observation intéressante : dans le premier album, les expressions socialement et situationnellement marquées sont surtout à mettre sur le compte de Milou, à savoir 6 des 14 expressions observées. Ce constat est d’autant plus remarquable que la quantité des interventions de Milou est mineure (68 parmi les 250 bulles analysées). Le même phénomène se remarque pour la dislocation à gauche (5 occurrences sur 5 reviennent à Milou dans le premier album) et pour l’emploi de on (3 occurrences sur 4 sont prononcées par Milou). De plus, la plupart des interventions de Milou tournent autour de la nourriture (cf. ex. 5 et 6), ce qui provoque un effet comique. Le style oralisé renforce cet effet et devient une sorte d’emblème de Milou dans le sens expliqué dans la section 2 : 192 Beate Kern <?page no="193"?> (5) Milou : Quand va-t-on boulotter ? (Tintin 1929 : 54) (6) Milou : Et notre dîner ? … que devient-il, lui ? (Tintin 1929 : 58) Si nous considérons l’évolution surtout du lexique familier et des dislocations à gauche, nous constatons des parallèles : une présence relativement élevée dans le premier album, puis une diminution et un regain dans les deux derniers albums analysés. Pour interpréter ces chiffres, il faut prendre en compte que Milou intervient 68 fois dans l’album de 1930 (bulles avec texte verbal), mais seulement 0, 2 et 2 fois dans les albums de 1948, 1963 et 1976. En déduisant les occurrences des marques orales revenant à Milou dans le premier album, nous obtenons des courbes qui correspondent plus clairement à une tendance à la hausse constante de ces deux caractéristiques. À titre de conclusion provisoire, nous pouvons donc retenir que d’un côté Hergé reste fidèle à son style d’oralisation : les caractéristiques complètement absentes du premier album le restent aussi dans les albums ultérieurs. De l’autre côté, il permet une certaine évolution de la mise en scène du langage parlé en multipliant avec le temps les occurrences des caractéristiques déjà présentes dès le début. 5.2 Diachronie de l’oralité mise en scène dans Astérix Astérix semble être un cas intermédiaire entre Tintin et Titeuf : comme dans Tintin, la présence des marques de l’oralité est concentrée sur une partie des catégories, tandis que les autres catégories ne sont pas omises de manière aussi conséquente et tendent à une expression plus diversifiée de l’oralité, qui trouvera son comble dans Titeuf (cf. section 5.3). Astérix 1961 1976 2001 2017 Domaine phonique Élision du e muet 0 2 2 0 Élision des liquides post-con‐ sonantiques finales 0 0 0 0 t’ pour tu 0 0 0 0 i’/ y’/ i z’ pour il/ ils 1 Assimilations 0 0 0 0 Distinctivité réduite de voyelles 0 1 5 1 193 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="194"?> Domaine (morpho-)syntaxique Dislocation à gauche 9 3 15 12 Dislocation à droite 1 4 12 10 Non-réalisation du ne 1 3 5 2 Réalisation ne 41 42 27 28 on pour nous 14 12 5 9 nous 16 17 12 18 Absence du il impersonnel 1 0 0 0 Phrases incomplètes 25 39 27 68 Interrogation par intonation 19 37 23 28 Interrogation par inversion 12 5 14 6 Interrogation avec est-ce que 2 4 2 1 Domaine lexical Familier/ populaire/ argotique (token) 1 12 9 17 Domaine pragmatique Marqueurs discursifs, interjec‐ tions 45 67 61 68 Tab. 3 : Évolution diachronique de l’oralité mise en scène dans Astérix. Le recours aux marques phoniques reste - à part l’imitation d’accents ou de langues surtout dans Astérix et la Transitalique (cf. aussi Marxgut 1990, 1991) - très timide. Les élisions du e muet se rencontrent d’ailleurs dans des situations où les personnages sont très excités et intimidés (album de 1976) ou ivres (album de 2001) ; l’unique occurrence d’une réduction d’un pronom personnel est prononcée par un légionnaire laissé dans un état lamentable après avoir reçu l’une des fameuses volées de coups de la part des Gaulois : (7) Sentinelle romaine remarquant l’arrivée d’Obélix : C’est l’livreur d’men‐ hirs ! (Astérix 1976 : 19) (8) Romeomontaicus (domestique romain) : Mais… hic ! Puisque j’vous dis que… hic ! (Astérix 2001 : 9) (9) Légionnaire : Qu’est-ce qu’y dit ? (Astérix 1961 : 5) 194 Beate Kern <?page no="195"?> Le nombre élevé de cinq cas de distinctivité réduite de voyelles, voire d’omission (m’man, ouais) dans l’album de 2001 - on ne trouve qu’une occurrence de ouais en 1976 et en 2001 - s’explique également par le contexte spécifique du tome, dont une grande partie de l’action se joue dans une ambiance particulièrement familiale : les mères d’Astérix et Obélix sont de visite dans le village gaulois, ce qui renvoie les deux protagonistes à leurs rôles d’enfants et se traduit par le langage employé dans les scènes respectives. En ce qui concerne le niveau (morpho-)syntaxique, nous pouvons observer un emploi très réticent, quasiment négligeable, concernant l’absence du il impersonnel et la non-réalisation du ne de négation, qui n’évolue pas clairement au cours des quatre albums. D’ailleurs la non-réalisation du ne de négation se rencontre - comme les élisions - pour la plupart des cas dans des situations spécifiques (l’un des Romains communiquant dans une sorte de pseudo-langage avec Obélix dans l’album de 1976 ; dans les énoncés marqués comme familiers p. ex. prononcés par ou adressés aux mères gauloises dans l’album de 2001 ; ou pour montrer l’indignation particulière des locuteurs dans l’album de 2017). (10) Caius Saugrenus : Toi y en a pas casser la tête… (Astérix 1976 : 21) (11) Mère gauloise : C’est pas pour dire, mais des qualités comme celles de ma fille, ça devient rare ! (Astérix 2001 : 12) (12) Obélix : Et puis pourquoi je serais pas aurige ? (Astérix 2017 : 9) De même, l’emploi de on reste plutôt rare et semble même être en recul, si l’on considère la relation entre la réalisation de on et de nous. En ce qui concerne la dislocation, l’emploi reste instable, avec une légère tendance à la hausse. Finalement, nous pouvons observer pour les phrases incomplètes et l’interrogation par intonation (cf. ex. 13 qui réunit les deux) une tendance à la hausse (avec l’effet inverse pour l’inversion), mais interrompue par l’album de 2001. (13) Marchand gaulois : Envie d’un nouveau char ? (Astérix 2017 : 6) Cette évolution est d’autant plus intéressante qu’on peut la retrouver dans le domaine lexical ainsi que pragmatique. Il est possible de soupçonner que l’alternance des auteurs y joue un certain rôle : pour les deux premiers albums analysés (1961, 1976), c’était Goscinny qui écrivait les textes. Après sa mort en 1977, Uderzo, au début uniquement dessinateur, assume aussi le rôle d’auteur. On lui reproche souvent de ne pas être un narrateur et scénariste aussi habile que son confrère décédé (cf. Lemoine 2013). Il se peut que la chute des marques d’oralité soit un effet de ce prétendu manque de qualité narrative. L’album de 2017 enregistre une augmentation des éléments d’oralité dans la plupart des 195 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="196"?> catégories (à part le domaine phonique) par rapport à l’album de 2001 dirigé par Uderzo seul. Cet album de 2017 porte la signature du duo scénariste/ dessinateur Ferri/ Conrad qui a pris - avec le soutien d’Uderzo - la relève depuis la publication du 35 e album en 2013. L’augmentation des marques d’oralité pourrait être interprétée comme une volonté prudente de modernisation de la série en général, qui se reflète aussi dans une interview avec Ferri et Conrad (2019 : s. p) lors de la sortie du 38 e album, p. ex. quand les auteurs illustrent leur approche générale : « C’est comme un arbre : on a un tronc, et on ajoute des branches dans d’autres directions, avec des personnages et des situations différentes ». En tout cas, il faudrait comparer encore d’autres albums de la plume d’Uderzo et de Ferri/ Conrad pour pouvoir confirmer cette hypothèse. 5.3 Diachronie de l’oralité mise en scène dans Titeuf Finalement, nous examinerons Titeuf, la plus ‘jeune’ des trois séries avec l’oralité la plus présente des trois bandes dessinées analysées. Titeuf 1993 2000 2008 2017 Domaine phonique Élision du e muet 11 11 7 8 Élision des liquides post-consonantiques finales 3 6 5 1 t’ pour tu 19 13 20 18 i’/ y’/ i z’ pour il/ ils 5 0 0 0 Assimilations 3 1 0 0 Distinctivité réduite de voyelles 17 35 31 31 Domaine (morpho-)syntaxique Dislocation à gauche 22 18 20 22 Dislocation à droite 13 14 12 11 Non-réalisation du ne 45 38 42 49 Réalisation du ne 10 4 6 6 on pour nous 12 10 9 22 nous 2 0 0 0 Absence du il impersonnel 6 10 10 17 196 Beate Kern <?page no="197"?> Phrases incomplètes 80 88 58 55 Interrogation par intonation 33 59 56 53 Interrogation par inversion 3 3 0 0 Interrogation avec est-ce que 5 7 9 4 Domaine lexical Familier/ populaire/ argotique (token) 72 76 55 44 Domaine pragmatique Marqueurs discursifs, interjections 84 96 87 86 Tab. 4 : Évolution diachronique de l’oralité mise en scène dans Titeuf. La première singularité de Titeuf par rapport aux deux autres bandes dessinées concerne le domaine phonique dans lequel on peut documenter plusieurs phénomènes d’oralité, en partie de fréquence élevée : élision du e muet (cf. ex. 14), réduction du t’ pour tu (cf. ex. 14, 16) - la réduction i’/ y’/ i z’ pour il/ ils n’étant que marginale et n’apparaît que dans le premier tome analysé - ainsi qu’une distinctivité réduite de voyelles (pô, tchô, nan, ouais et une seule fois attation) (cf. ex. 15, 16). (14) Titeuf : T’as pas l’droit de copier… (Titeuf 1993 : 6) (15) Titeuf : C’est pô juste ! (Titeuf 2000 : 4) (16) Hugo (ami de Titeuf) : Ouais, il veut savoir pourquoi t’as des mauvaises notes. (Titeuf 2000 : 8) Le dernier phénomène apparaît comme très stéréotypé : hormis la prononciation transcrite par l’orthographe déviante d’attation (Titeuf 1993 : 12), toutes les autres occurrences de cette catégorie se répartissent entre quatre types, à savoir tchô pour ciao (7 fois), nan pour non (7 fois), ouais pour oui (38 fois), pô pour pas (61 fois). Pour ce dernier, sa fréquence, sa tendance plutôt à la hausse et le fait qu’il apparaît même dans deux titres d’albums de Titeuf (L’amour, c’est pô propre (1993), C’est pô juste (1995)) nous amènent à y voir un emblème langagier de la série (cf. aussi Merger 2015). La deuxième caractéristique spécifique de Titeuf en comparaison avec Tintin et Astérix est la fréquence élevée de tous les autres éléments d’oralité. C’est le plus évident pour les catégories qui manquent (presque) complètement dans Tintin et Astérix, comme la non-réalisation du ne de négation (cf. ex. 14 et 15) ou 197 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="198"?> du il impersonnel. Pour l’emploi du lexique familier et des marqueurs discursifs ou des interjections (cf. ex. 17), l’avancée de Titeuf est également très nette : (17) Manu (ami de Titeuf) : Heu… elles doivent aussi… Mais c’est la gravité des nénés. (Titeuf 2008 : 13) Notons que, malgré la classification comme familier, voire populaire de néné dans les dictionnaires comme Le Robert ou Larousse, le mot tient ses origines du langage enfantin, qui apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises dans Titeuf. Dans le cas des interrogations par inversion et l’emploi de on, il ne faut d’ail‐ leurs pas perdre de vue les variantes scripturales : tandis que l’interrogation par inversion et le pronom nous sont toujours plus ou moins présents dans Tintin et Astérix, ils sont quasiment absents de Titeuf où ils sont d’ailleurs exclusivement employés par des adultes et servent donc de moyen pour caractériser ce groupe de locuteur.rice.s vis-à-vis de Titeuf et de ses jeunes amis. Troisièmement, l’évolution diachronique de la mise en scène du langage parlé n’est pas aussi évidente dans Titeuf que dans Astérix et surtout Tintin. À part l’absence du il impersonnel et l’interrogation par inversion avec une ascendance assez claire, nous ne pouvons observer qu’une fluctuation indécise pour les autres catégories. Pour l’interprétation de ce constat, il ne faut cependant pas oublier plusieurs aspects : tout d’abord, Titeuf démarre déjà sur un niveau beaucoup plus élevé en termes d’occurrences de marques d’oralité dans le premier album. Une progression nette au-delà de ce niveau est donc plus difficile. Ensuite, pour Titeuf, nous considérons une période plus courte (24 ans vs 46 ans pour Tintin, voire 56 ans pour Astérix). Il est donc potentiellement plus difficile d’y retracer des évolutions diachroniques claires. 6. Conclusion Notre point de départ était de déterminer si l’oralité mise en scène dans certaines bandes dessinées évolue dans une perspective diachronique. Même s’il faudrait bien sûr consulter un plus grand nombre de séries pour arriver à des conclusions fermes, les données obtenues lors de l’analyse de corpus paraissent répondre par l’affirmative. D’une part, c’est la série la plus récente, Titeuf, qui affiche la fréquence la plus élevée de marques d’oralité. D’autre part, au moins les deux bandes dessinées plus anciennes, Tintin et Astérix, montrent une évolution au sein des séries mêmes. Tandis que Tintin, avec au total 136 marques d’oralité dans le premier album et 245 dans le dernier, et Astérix, avec 117 contre 215, affichent plus ou moins le même taux de croissance, à savoir presque un doublement, Titeuf reste à peu près au même niveau (avec 198 Beate Kern <?page no="199"?> 425 occurrences au début et 417 à la fin de la période observée). Dans le cas de Titeuf, on constate plutôt quelques fluctuations entre les différentes catégories des marques d’oralité. Globalement, on peut dire que les séries restent fidèles à elles-mêmes. C’est le plus évident pour Tintin, qui exclut complètement certaines marques (p. ex. tout le domaine phonique, omission du ne) et ne développe que celles déjà présentes dans le premier album. Chaque série garde ainsi plus ou moins son « profil d’oralité ». Nous pouvons donc souscrire à la conclusion de Hafner/ Postlep (2020 : 336) que « [t]outes les bandes dessinées ne sont pas identiques », d’autant plus que l’on observe souvent un emploi emblématique de certaines marques d’oralité ou linguistiques qui caractérisent des figures spécifiques, voire toute une série. Malgré les différences entre les séries, on peut tout de même constater quelques points communs : certains phénomènes d’oralité semblent plus compatibles avec la bande dessinée que d’autres. C’est éventuellement la place réduite dans les bulles qui pourrait expliquer la prédilection pour des marques d’oralité peu encombrantes. Ainsi, dans les trois séries, ce sont les catégories suivantes qui réunissent le plus d’occurrences : les marqueurs discursifs/ interjections - le plus souvent très courts -, les phrases incomplètes - permettant d’économiser de l’espace en comparaison avec les constructions syntaxiquement complètes - ainsi que l’interrogation par intonation - évi‐ tant la formulation plus longue avec est-ce que. Certaines marques d’oralité reflétant notamment le caractère spontané et provisoire des énoncés oraux comme les anacoluthes, les reformulations ou les précisions, qui prennent plus d’espace, sont asses rares. Ainsi, parmi les marqueurs discursifs - très fréquents dans les trois bandes dessinées - n’ont pu être observés que de très rares exemples de marqueurs de reformulation. Finalement, nous arrivons à la question difficile de savoir si l’évolution observée dans les bandes dessinées est plutôt due au changement linguistique ou si elle est l’indice d’une ouverture vers l’oralité au sein de la bande dessinée. Il ne semble guère possible d’y apporter une réponse définitive. Cependant, le fait que la réalisation des marques d’oralité est plutôt sélective, que ce ne sont pas forcément les mêmes marques qui apparaissent dans toutes les bandes dessinées et que certaines marques d’oralité très présentes dans le discours authentique (p. ex. ne de négation) restent presque complètement absentes de certaines bandes dessinées plaide plutôt pour la deuxième hypothèse. D’un point de vue linguistique, la bande dessinée ne s’offre donc comme un miroir de l’oralité authentique que dans une mesure limitée. En revanche, il conviendrait, dans de futures analyses, de considérer si le genre, p. ex. série 199 L’oralité mise en scène dans la bande dessinée dans une perspective diachronique <?page no="200"?> vs roman graphique, peut être un facteur supplémentaire qui détermine la fréquence, mais aussi l’authenticité des marques orales reproduites dans la bande dessinée. Corpus (ordre chronologique selon la première parution) Tintin Hergé (1973 [1929]) : Les aventures de Tintin, reporter du Petit « Vingtième » au pays des Soviets. Édité dans les Archives Hergé, Tournai : Casterman. Hergé (2017 [1930]) : Tintin au pays des Soviets, Tournai/ Bruxelles : Casterman / Éditions Moulinsart. Hergé (2012 [1943-44]): Les mystères des 7 boules de cristal. Commentaires et recherches documentaires par Philippe Goddin, Bruxelles : Éditions Moulinsart. Hergé (1975 [1948]) : Les 7 boules de cristal, Tournai : Casterman. Hergé (1963) : Les bijoux de la Castafiore, Tournai : Casterman. 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Baron-Carvais 2007), l’importance de la bande dessinée comme corpus pour l’histoire de la langue française n’a été perçue que récemment (cf. Postlep/ Hafner 2015, 2017 et 2020, Merger 2015), Schwarz 2004 étudie les aspects linguistiques de la traduction des bandes dessinées. En particulier, il y a encore un manque important d’études basées sur des corpus, comme celles déjà disponibles pour l’italien (p. ex. Jacqmain 1974, Fratteggiani Tinca 1994, Pietrini 2009, Rossi 2011, Frezza 2012). L’objectif de cette étude est de contribuer à l’histoire de l’oralité fictionnelle en examinant certains aspects de l’oralité mise en scène dans un corpus de bandes dessinées constitué du Journal de Mickey. Les phénomènes analysés font partie de traits caractéristiques de l’oralité conceptionnelle établie par Söll (1985) et Koch/ Oesterreicher ([ 1 1990] 2 2011). Après un résumé de la recherche et la présentation du corpus, les phénomènes linguistiques seront analysés de manière quantitative. La comparaison avec les résultats des recherches actuelles sur les usages de l’oralité authentique fera ici l’objet d’une attention toute particulière. 2. L’oralité mise en scène de la BD Le concept d’oralité conceptionnelle (all. konzeptionelle Mündlichkeit) a été développé par Peter Koch et Wulf Oesterreicher en 1986. Il consiste à introduire une distinction entre une oralité médiale et une oralité conceptionnelle. En ce qui concerne le médium, la distinction correspond à une dichotomie : un acte de <?page no="206"?> communication est produit soit dans le code graphique et donc médiatiquement écrit, soit dans le code phonique et donc médiatiquement oral. La conception, en revanche, forme un continuum avec de nombreuses nuances graduelles entre une oralité conceptionnelle et une scripturalité conceptionnelle. La notion d’oralité fictive ou mise en scène (all. fingierte Mündlichkeit) a été établie par Goetsch en 1985, qui a été l’un des premiers, dans l’espace germanophone, à s’y intéresser. Elle se distingue de l’oralité spontanée à travers un processus de planification et de préparation dont elle est le résultat. Comme les corpus de langage oral spontané faisaient largement défaut, surtout au début de la recherche dans les années 80, des œuvres littéraires ont souvent été utilisées comme sources (p. ex. Bossong 1981 et Blank 1991, pour le concept d’oralité mise en scène cf. Dufter/ Hornsby/ Pustka 2021). L’oralité mise en scène dans la bande dessinée a fait l’objet de peu d’études linguistiques. Une étude complète de l’oralité fictive dans les frustrés de Claire Bretécher est disponible chez Quinquis (2004). Quinquis oppose les résultats de son étude aux résultats de la recherche sur le langage oral authentique. Merger (2015) se base sur un corpus de Titeuf (bande dessinée suisse publiée à partir de 1992) et donne un inventaire des traits linguistiques marqués de l’oralité. Des aspects spécifiques de l’oralité sont examinés dans les études suivantes : Pietrini (2012b, 2014) s’intéresse à l’utilisation des déictiques sur la base d’un corpus varié. Bierbach (2007), Delesse (2001), Krieger (2003), Merger (2012), Naro (2008) se consacrent aux onomatopées. Grutschus/ Kern (2021) étudient les marqueurs phonologiques et morphosyntaxiques dans un corpus d’Astérix et Titeuf. Paulikat (2015) prend comme référence un corpus de bandes dessinés historiques et analyse l’usage d’un langage archaïsant. Si ces études examinent principalement l’occurrence des formes marquées oralement, la comparaison des formes écrites et orales et l’analyse de l’utilisation stylistique du langage marqué restent l’un des desiderata de la recherche. 3. Corpus Afin de mettre en évidence les spécificités de l’oralité fictive dans la BD, nous avons choisi le Journal de Mickey. Même si les textes ont été traduits de l’anglais au départ, on peut supposer qu’ils sont suffisamment indépendants en raison du degré élevé de liberté de la traduction. Un autre argument décisif était la large diffusion de la revue en France ‒ le tirage des différents numéros a atteint 500 000 exemplaires peu après la fondation du journal (Lesage 2018 : 43) ‒ et le fait qu’elle s’adresse à un public essentiellement jeune. La série des aventures dans les villes imaginaires de Donaldville et Mickeyville, dans un monde parallèle 206 Frank Paulikat <?page no="207"?> 1 Les bandes dessinées originales ont été publiées aux États-Unis à partir de 1930, pour l’histoire de la publication du Journal de Mickey, voir Weber (2014). 2 Les attestations ont été traitées à l’aide d’un tableur (Excel). Je remercie tout particu‐ lièrement Katalin Anders pour l’analyse du corpus et la révision de l’article. Mes remerciements vont également à Chloé Lamaire et Geneviève Bernard Barbaud pour la correction stylistique du texte. contemporain habité par des canards (et autres animaux), favorise l’utilisation de formes linguistiques actuelles contrairement aux bandes dessinées françaises de l’époque qui se situent souvent dans un contexte historique. Le Journal de Mickey a une très longue histoire de publication. La première édition française a été publiée en France en 1934 1 , et la publication s’est poursuivie sans discontinuer depuis, avec une interruption pendant l’occupation allemande et l’après-guerre entre 1944 et 1952. Outre les bandes dessinées signées Disney, il y a toujours eu des contributions éditoriales sous la forme de bandes dessinées françaises indépendantes (p. ex. Thierry la fronde par Deret et Nortier entre 1964 et 1986) Seules les traductions des bandes dessinées signées Disney ont été retenues pour cette étude. Alors que les bandes dessinées originales de langue anglaise se caractérisent par une forte utilisation de variantes familières, les traducteurs de la première phase ont eu tendance à choisir des variantes de langue standard, voire littéraires (probablement en raison de l’influence de l’histoire en images de Rodolphe Toepffer dans les pays francophones). Dans les publications ultérieures, en revanche, surtout dans la nouvelle série à partir de 1952, on constate un rapprochement de plus en plus étroit avec l’oralité. L’un des problèmes majeurs a été l’obtention de la base empirique : les bandes dessinées n’étant pas encore systématiquement cataloguées et archivées (surtout s’il s’agit de périodiques), les numéros ont dû être acquis auprès d’antiquaires. Pour les numéros du Journal de Mickey à partir des années 1970, l’offre est suffisante sur les sites internet concernés en raison des grandstirages ; l’acquisition des volumes plus anciens (surtout avant les années 1940) a été un peu plus difficile, comme le montre le nombre plus limité des revues analysées. La taille des différents numéros change considérablement au fil du temps. Les premiers numéros des années 1930 comportent dix pages, les numéros plus récents sont plus proches des 50 pages, ce qui explique le nombre croissant des exemples cités. Au total, le corpus se compose de 59 numéros allant de 1934 à 2015 2 et se divise de la façon suivante : 207 Le Journal de Mickey - l’oralité fictive des bandes dessinées Disney <?page no="208"?> 1934-1949 12 1/ 1934, 30/ 1935, 69/ 1936, 72/ 1936, 99/ 1936, 50/ 1939, 251/ 1939, 252/ 1939, 287/ 1940, 296/ 1940 1950-1959 6 1 (nouvelle série) / 1952, 178/ 1955, 211/ 1956, 266/ 1957, 276/ 1957, 282/ 1957 1960-1969 6 448/ 1960, 471/ 1961, 531/ 1961, 533/ 1962, 739/ 1966, 894/ 1969 1970-1979 10 1248/ 1976, 1257/ 1976, 1406/ 1979, 1407/ 1979, 1408/ 1979, 1409/ 1979, 1411/ 1979, 1418/ 1979, 1424/ 1979, 1425/ 1979 1980-1989 9 1494/ 1981, 1495/ 1981, 1496/ 1981, 1501/ 1981, 1502/ 1981, 1503/ 1981, 1519/ 1981, 1520/ 1981, 1558/ 1982, 1780/ 1986 1990-1999 6 2116/ 1993, 2165/ 1993, 2176/ 1994, 2296/ 1996, 2304/ 1996 2000-2015 10 3175/ 2013, 3177/ 2013, 3178/ 2013, 3295/ 2015/ , 3306/ 2015, 3311/ 2015, 3319/ 2016, 3322/ 2016, 3324/ 2016, 3396/ 2015 Tab. 1 : Revues analysées. 4. Analyse d’une sélection de caractéristiques de l’oralité fictive Les phénomènes linguistiques étudiés sont basés sur la liste des caractéristiques historiquement contingentes du français parlé déjà établie par Söll (1985), Krassin (1994) et Koch/ Oesterreicher ( 2 2011). Cet aspect a été délibérément choisi car la distinction entre oralité et scripturalité conceptionnelles a un statut particulier dans le système français des variétés, ce qui a pu conduire à l’hypothèse d’une situation de diglossie (cf. Koch 1997, Radatz 2003). À cet égard, les formes marquées dans l’espace social et régional se voient accorder un statut particulier par rapport à la variation diamésique. Les phénomènes sélectionnés pour l’étude qui ont largement été assignés de manière dichotomique aux registres oral / écrit dans la recherche, à savoir la (non-)réalisation du ne de négation, futur simple vs futur périphrastique, les formes de l’interrogation, passé simple vs passé composé, focalisation par phrases clivées, on vs nous, ça vs cela, pronoms relatifs, subjonctif vs indicatif. L’objectif de l’étude est de faire une analyse quantitative diachronique de l’utilisation des formes dont l’usage peut être attribué à des formes écrites ou orales. 4.1 Négation La négation postverbale comme seul marqueur de la négation est répertoriée comme une caractéristique significative du français parlé (cf. Meisner/ Robert- Tissor/ Stark 2016 pour un aperçu de la recherche ainsi que Pohl 1969, Dufter 208 Frank Paulikat <?page no="209"?> 2012, Meisner/ Pomino 2014, Vicente Lozano 2016 et Hadermann 2017). Dans le roman Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, Blank (1991 : 157) démontre une omission du ne de 68 % dans les passages dialogiques et de 20 % dans les passages narratifs. Meisner/ Robert-Tissot/ Stark (2016) voient dans les choix de la forme de négation une dépendance multiple de facteurs diachronique, sociaux, régionaux et stylistiques. Barme (2012 : 78) se réfère aux études d’Ashby (2001), Coveney (2002), Hansen/ Malderez (2004) et van Compernolle (2009) qui montrent une tendance à l’omission du ne de négation entre 86 % (corpus enregistré à Tours en 1995, étude d’Ashby 2001) et 94,3 % (corpus enregistré à Tours en 2005/ 2006, étude de van Compernolle 2009). Dans notre corpus, une légère tendance croissante à l’omission du ne peut être observée au cours du développement linguistique, même si les attestations restent plutôt rares et ne varient qu’entre 0 et 1,5 % : (1) C’est pas vrai (1959/ 1986 : 8) (2) J’peux pas supporter ça (2116/ 1993 : 61) Les constructions avec morphème discontinu dominent largement dans le corpus avec une présence entre 98,5 et 100 %. On trouve même des attestations de l’emploi du ne explétif, qui est généralement considéré comme littéraire : (3) Dingo, j’ai trouvé une astuce pour empêcher que tes crises ne recommencent (1407/ 1979 : 10) (4) Descendez avant que je ne perde mon calme ! (1407/ 1979 : 24) Ne … pas, ne … point, ne … jamais… Négation sans ne absolu % absolu % 1935-1949 35 100,0 0 0 1950-1959 90 100,0 0 0 1960-1969 270 99,6 1 0,4 1970-1979 712 99,7 2 0,3 1980-1989 517 99,6 2 0,4 1990-1999 202 98,5 3 1,5 2000-2020 348 98,9 4 1,1 Tab. 2 : La négation avec ou sans ne. 209 Le Journal de Mickey - l’oralité fictive des bandes dessinées Disney <?page no="210"?> 3 Etude non publiée par Martin Imbs se basant sur un corpus journalistique, citée par Stammerjohann (1983 : 68). 4.2 Futur simple - futur périphrastique Koch/ Oesterreicher ( 2 2011 : 171) voient dans le développement du français parlé une nette expansion de l’utilisation du futur périphrastique au-delà de la gamme fonctionnelle du futur périphrastique Krassin (1994 : 52sq) démontre également une préférence pour le futur simple dans la scripturalité, en se basant sur les études de Lorenz (1989), Sundell (1991), Blank (1991), Halmøy (1992) et Imbs (1983) 3 . L’utilisation du futur simple dans l’oralité conceptionnelle est principalement attestée ave des formes verbales négatives ainsi qu’avec être ou les verbes modaux devoir, vouloir etc. (cf. Barme 2012 : 76). Stammerjohann (1983 : 69) voit dans l’utilisation du futur périphrastique une participation plus subjective du locuteur, ce qui peut être avancé comme argument en faveur de son utilisation fréquente à l’oral. Dans le corpus, pourtant, on peut observer une préférence pour l’emploi du futur simple qui varie entre 54,2 et 66,8 %, ce qui indique plutôt un rapprochement vers la scripturalité conceptionnelle : (5) Quand ça sera fini, vous aurez une belle crème à la vanille (69/ 1936 : 1) (6) Vous ne serez pas châtié si vous voulez simplement (178/ 1955 : 3) Mais on trouve également le futur périphrastique, qui n’atteint pourtant jamais la majorité des attestations : (7) Et je vais te dire ce que tu dois faire ! (282/ 1957 : 5) (8) Un de mes bateaux va se charger du reste de ma fortune et la déposer sur une île tropicale ultra-secrète ! (1257/ 1979 : 6) Futur simple Futur périphrastique absolu % absolu % 1935-1949 20 58,8 14 41,2 1950-1959 59 57,8 43 42,2 1960-1969 176 63,8 100 36,2 1970-1979 356 66,8 177 33,2 1980-1989 278 71,1 113 28,9 210 Frank Paulikat <?page no="211"?> 1990-1999 77 61,6 48 38,4 2000-2020 137 54,2 116 45,8 Tab. 3 : Futur simple et futur périphrastique. 4.3 Interrogation Il existe de nettes différences entre le français parlé et le français écrit en matière d’interrogation. En ce qui concerne la question totale, on distingue la question par inversion, la question par intonation et la question périphrastique. Dans les études de corpus, une préférence claire de 70 à 95 % pour la question par intonation a été trouvée dans le français parlé (Barme 2012 : 80-83 ; pour l’usage des formes de l’interrogation dans l’oralité cf. Druetta 2018). Notre corpus montre également une préférence pour la question par into‐ nation qui varie entre 48,4 et 85,8 %, mais des questions par inversion sont également attestées : (9) Y a-t-il de l’or à bord ? (1257/ 1979 : 7) (10) Pouvez-vous me rafraîchir ? (1257/ 1979 : 38) (11) Ne peut-on aller plus vite ? (448/ 1960 : 16) Les questions périphrastiques sont en revanche rares : (12) Est-ce que nous pourrions avoir un peu d’eau tiède, Onc’Mickey ? (276/ 1956 : 12) Intonation Question périphras‐ tique Inversion absolu % absolu % absolu % 1935-1949 20 83,3 0 0 4 16,7 1950-1959 15 48,4 1 3,2 15 48,4 1960-1969 80 65,0 3 2,4 40 32,5 1970-1979 178 56,7 3 1,0 133 42,4 1980-1989 87 48,9 4 2,2 87 48,9 1990-1999 76 76,8 0 0 23 23,2 2000-2010 121 85,8 3 2,1 17 12,1 Tab. 4 : L’interrogation totale. 211 Le Journal de Mickey - l’oralité fictive des bandes dessinées Disney <?page no="212"?> La question partielle ou question-mot, en revanche, présente une plus grande variété de formes, avec des questions du type QSV (Comment elles s’appellent ? ), QESV (Qu’est-ce qu’il faut ? ) et SVQ (Tu viens quand ? ) qui dominent en français parlé avec près de 90 % selon Coveney (2020). (13) Comment ce rayon a-t-il pu nous attirer ? (1257/ 1979 : 7) (14) Comment le rattraper maintenant ? (1986/ 1986 : 21) 4.4 Passé simple et passé composé Pour le français parlé, on postule généralement l’absence totale du passé simple, ses fonctions étant reprises par le passé composé (cf. Becker 2010, Koch/ Oesterreicher 2 2011 : 170, Barme 2012 : 75sq, Labeau 2015, Apothéloz 2021). Dans le corpus, l’utilisation presque exclusive du passé composé peut être confirmée, même s’il y a des attestations de l’usage du passé simple dans des contextes informels qui restent pourtant rares et varient entre 0 et 3 % : (15) Ce fut un vrai régal ! (448/ 1960 : 6) (16) La pêche fut bonne ? (3322/ 2016 : 58) Passé composé Passé simple absolu % absolu % 1935-1949 32 97,0 1 3,0 1950-1959 85 100,0 0 0 1960-1969 293 98,7 4 1,3 1970-1979 673 99,3 5 0,7 1980-1989 463 98,3 8 1,7 1990-1999 209 100,0 0 0 2000-2020 393 99,5 2 0,5 Tab. 5 : Passé simple vs passé composé. 4.5 Phrases présentatives Les phrases clivées avec focalisation du sujet du verbe de la phrase correspon‐ dant à la structure c’est … qui ainsi que les phrases présentatives il y a … qui et voilà … qui ont une fonction introductive et sont marquées oralement (cf. Stark 2008 : 314, Barme 2012 : 84, Buthke/ Sichel-Bazin/ Meisenburg 2014, Meisner 2014, 212 Frank Paulikat <?page no="213"?> Verwimp 2017, Apothéloz/ Roubaud 2018, Horváth 2018, Berrendonner 2021, Riegel/ Pellat/ Rioul 8 2021 : 757). Dans le corpus, on peut observer principalement des phrases présentatives dans une proportion qui varie entre 60 et 78 % : (17) C’est l’apprenti que j’ai engagé (1981/ 1959 : 50) (18) Ce sont les indigènes qui l’ont (448/ 1960 : 18) (19) C’est ici que mon peuple fait sécher le sel qui vient de la mer (448/ 1960 : 7) (20) Ce sont les indigènes qui l’ont ! (448/ 1960 : 18) c’est … qui/ que il y a … qui/ que voilà … qui absolu % absolu % absolu % 1935-1949 3 60,0 0 0 2 40,0 1950-1959 6 75,0 0 0 2 25,0 1960-1969 43 72,9 1 1,7 15 25,4 1970-1979 54 78,3 2 2,9 13 18,8 1980-1989 17 74,0 3 13,0 3 13,0 1990-1999 16 76,2 1 4,8 4 19,0 2000-2020 32 76,2 0 0 10 23,8 Tab. 6 : Phrases présentatives 4.6 On vs nous Krassin (1994 : 115sq) relève une substitution du nous non accentué en fonction sujet par le on dans l’oralité fictive littéraire à hauteur de 81,5 %, allant de 32,1 % chez François Cavanna à 98 % chez Thierry Jonquet (cf. aussi Béguelin 2014 sur l’utilisation de on dans l’œuvre de Ramuz et Peeters 2006 pour une vue d’ensemble). Il y a étonnamment peu d’exemples d’utilisation de on dans notre corpus, surtout dans la période de publication entre 1950 et 1989. La répartition pratiquement équilibrée pour la période entre 1935 et 1949, qui diffère de cette constatation, n’est pas pertinente en raison du nombre restreint d’attestations. La non-utilisation de on pourrait s’expliquer par le fait que cet emploi était longtemps considéré comme familier ou même populaire (p. ex. Thomas 1956 : 287 : « On est fréquemment employé pour nous dans le langage familier ou populaire », Grevisse 11 1986 : 1140: « Cet emploi de on pour nous […] est 213 Le Journal de Mickey - l’oralité fictive des bandes dessinées Disney <?page no="214"?> 4 Hunnius (1991 : 115) voit dans la construction nous, on une contre-tendance à la réduction flexionnelle et à l’économie de la langue, puisque la combinaison nous, on exige un plus grand effort paradigmatique par rapport à on seul. aujourd’hui extrêmement fréquent dans la langue parlée »). Dans la dernière période du corpus, à partir de 1990, on relève néanmoins une nette augmentation de l’utilisation de on, partant d’un rapport presque équilibré entre 1990 et 1999 pour arriver à une utilisation prépondérante dans plus des trois quarts des documents entre 2000 et 2020. Le pronom nous est surtout utilisé dans des structures proverbiales ou idiomatiques qui sont en fait plus familières avec on, comme : (21) Nous sommes joués (178/ 1955 : 3) (22) Nous allons être pris (178/ 1955 : 3) (23) Nous y sommes (1959/ 1986 : 48) Même la structure avec double pronom nous, nous et la variante fortement marquée avec le double pronom nous, on sont attestées 4 : (24) En attendant nous, nous allons nous baigner ! (448/ 1960 : 5) (25) Mais nous, on trouve les oiseaux ennuyeux (3175/ 2013 : 48) on nous absolu % absolu % 1935-1949 7 43,8 9 56,2 1950-1959 4 6,9 54 93,1 1960-1969 14 6,3 209 93,7 1970-1979 12 3,1 378 96,9 1980-1989 4 1,5 257 98,5 1990-1999 42 48,3 45 51,7 2000-2020 149 75,3 49 24,7 Tab. 7 : Nous vs on. 4.7 Ça vs cela Dans la distinction entre oralité et scripturalité conceptionnelles, l’utilisation des pronoms démonstratifs ça et cela est largement décrite comme complé‐ 214 Frank Paulikat <?page no="215"?> mentaire (cf. Koch/ Oesterreicher 2 2011 : 167). Krassin (1994 : 121) note une gamme d’oralité fictive littéraire allant de 82 % de préférence pour ça chez San Antonio à 100 % chez Jean-Caude Grumberg (une proportion de l’ordre de 1 % est représentée par l’emploi de ceci). Barme (2012 : 69sq) confirme une nette préférence pour ça de l’ordre de 95 % dans l’évaluation de trois corpus. Dans notre corpus, il y a aussi une nette tendance à utiliser ça (entre 53 et 97,6 % à l’exception de la période entre 1950 et 1959, où ça est très peu documenté) bien que (surtout dans les éditions plus anciennes) cela soit aussi utilisé dans des expressions figées : (26) Cela me convient (1406/ 1979 : 38) mais aussi dans des emplois plutôt inhabituels pour l’oralité : (27) Qui cela peut-il être ? (1407/ 1977 : 15) (28) Il ne s’agit pas de cela (1959/ 1981 : 34) ça cela absolu % absolu % 1935-1949 11 91,7 1 8,3 1950-1959 13 44,8 16 52,5 1960-1969 35 53,0 31 47,0 1970-1979 135 78,0 38 22,0 1980-1989 102 76,1 32 23,9 1990-1999 94 94,9 5 5,1 2000-2020 165 97,6 4 2,4 Tab. 8 : Ça vs cela. 4.8 Pronoms relatifs Dans un inventaire basé sur plusieurs corpus de langue orale écrite (parlée et fictive), Krassin (1994 : 45) relève une nette préférence pour l’utilisation des pronoms qui (55 à 70 %) et que (19 à 30 %). L’utilisation de ce que l’on appelle le que polyfonctionnel, qui va au-delà de sa fonction réelle de pronom relatif en tant qu’objet direct, nom prédicat ou adverbe relatif, est caractéristique pour le français parlé. 215 Le Journal de Mickey - l’oralité fictive des bandes dessinées Disney <?page no="216"?> Dans le corpus, il y a relativement peu d’exemples d’utilisation de pronoms relatifs, probablement en raison de la brièveté dictée par l’espace réservé aux paroles dans les bulles ; les pronoms relatifs sujet et objet qui et que sont encore relativement fréquents. D’autres formes sont néanmoins rares, par exemple dont : (29) L’anniversaire dont vous me parlez (1408/ 1979 : 43) (30) J’ai atterri dans la salle de bal dont me parlait Minnie (3295/ 2015 : 19) (31) Nous avons ici tous les outils dont tu as besoin (3295/ 2015 : 41) ou des formes liées à des prépositions comme : (32) Celui auquel tu ne veux pas que nous participions (1408/ 1979 : 43) qui prép. + qui que où dont prép. + lequel quoi 1934-1949 2 (25,0 %) 0 3 (37,5 %) 1 (12,5 %) 2 (25 %) 0 0 1950-1959 16 (41,0 %) 1 (2,6 %) 19 (48,7 %) 1 (2,6 %) 2 (5,1 %) 0 0 1960-1969 46 (50,5 %) 1 (1,1 %) 34 (37,4 %) 5 (5,5 %) 3 (3,3 %) 0 2 (2,2 %) 1970-1979 91 (51,7 %) 1 (0,6 %) 54 (30,7 %) 12 (6,8 %) 13 (7,4 %) 3 (1,7 %) 2 (1,1 %) 1980-1989 63 (67,7 %) 2 (2,2 %) 19 (20,4 %) 5 (5,4 %) 1 (1,1 %) 1 (1,1 %) 2 (2,2 %) 1990-1999 36 (56,25 %) 0 21 (23,8 %) 4 (6,25 %) 1 (1,6 %) 1 (1,6 %) 1 (1,6 %) 2000-2020 63 (51,2 %) 1 (0,8 %) 36 (29,3 %) 14 (11,4 %) 4 (3,3 %) 3 (2,4 %) 2 (1,6 %) Tab. 9 : Les pronoms relatifs. 4.9 Subjonctif Le statut de l’utilisation du subjonctif en français parlé est controversé dans la recherche. Les études de corpus montrent un usage encore vif notamment après les constructions impersonnelles (il faut que, il suffit que, c’est bien que) ainsi qu’après les verbes tels que vouloir, aimer, attendre, permettre etc. (cf. Barme 2012 : 77). 216 Frank Paulikat <?page no="217"?> Krassin (1994 : 79sqq) distingue les formes formellement différenciées (avec un marquage morphologique perceptible à l’oral) et celles dans lesquelles une distinction entre indicatif et subjonctif est morphologiquement impossible. Sur la base d’une analyse de corpus, qui se réfère principalement aux indices de l’oralité fictive littéraire, elle constate qu’après des déclencheurs tels que il faut que, vouloir, aimer que et pour que, un usage stable du subjonctif peut être établi, alors que dans d’autres cas on peut observer une tendance vers l’indicatif. Dans notre corpus, il y a de nombreuses formes du subjonctif, mais principa‐ lement dans des constructions figées telles que à moins que, pourvu que, parfois il y a aussi une tendance à éviter le subjonctif en utilisant des constructions infinitives ou paratactiques. (33) Pourvu qu’Oncle Donald reste calme ! (1959/ 1986 : 20) (34) Allons, il faut que tu aies confiance (1406/ 1979 : 7) Krassin (1994 : 83) cite dans son corpus une distribution des formes différenciées et des formes non différenciées entre 54,9 vs 45,1 % (Grumberg) et 75,6 vs 24,4 % (San Antonio) avec une moyenne de 66,9 vs 33,1 %. Dans notre corpus, nous avons pu constater une préférence pour les formes différenciées, allant de 61,1 à 75 % avec une tendance décroissante. Formes différenciées Formes non différenciées Total absolu % absolu % 1935-1949 3 75,0 1 25,0 4 1950-1959 17 85,0 3 15,0 20 1960-1969 46 64,8 25 35,2 71 1970-1979 75 61,0 48 39,0 123 1980-1989 52 54,2 44 45,8 96 1990-1999 11 61,1 7 38,9 18 2000-2020 37 64,9 20 35,1 57 Tab. 10 : Les formes différenciées et non différenciées du subjonctif. Dans ce qui suit, l’utilisation du subjonctif sera examinée en relation avec les constructions déclenchantes il faut que, vouloir que et pour que. Krassin (1994 : 84) signale dans deux corpus d’oralité authentique et fictive (corpus Orléans et corpus Krassin) un pourcentage de 34,4/ 21,3 % (faut que), de 12,1/ 19,8 % (vouloir 217 Le Journal de Mickey - l’oralité fictive des bandes dessinées Disney <?page no="218"?> + aimer que) et de 6,6/ 10,4 % (pour que). Nous avons pu observer dans notre corpus une distribution variable entre 10,4 et 50 % (faut que), 0 et 20 % (vouloir + aimer que) et 5,6 et 25 % (pour que). Somme des formes du subjonctif (il) faut que vouloir + aimer que pour que absolu % absolu % absolu % 1935-1949 4 2 50,0 0 0 1 25,0 1950-1959 20 7 35,0 4 20,0 2 10,0 1960-1969 71 13 18,3 10 14,1 7 9,9 1970-1979 123 14 11,4 7 5,7 17 13,8 1980-1989 96 10 10,4 8 8,3 8 8,3 1990-1999 18 3 16,7 0 0 1 5,6 2000-2020 57 15 26,3 6 10,5 5 8,8 Tab. 11 : Emploi du subjonctif automatisé. 3. Résumé et perspectives L’objectif de cette étude était de montrer l’utilisation de formes marquées comme orales dans un corpus d’oralité fictive. Les résultats montrent une image hétérogène de l’utilisation des codes. D’une part, de nombreuses formes généralement attribuées à la scripturalité (notamment dans l’emploi de la négation avec le morphème discontinu et du pronom personnel nous) ont pu être attestées. Dans d’autres cas (structures de focalisation, préférence pour le passé composé et le futur périphrastique), en revanche, on a pu observer un usage qui correspond largement à l’emploi de l’oralité conceptionnelle. Une évolution pendant la période de la publication a pu être constatée pour la préférence du pronom on par rapport à nous. Dans l’ensemble, la langue de la bande dessinée Disney reste hétérogène en utilisant en même temps un style littéraire et une oralité mise en scène, ce qui a déjà été constaté dans la vaste étude de Pietrini (2012) des éditions italiennes des bandes dessinées Disney. Ici, seuls quelques phénomènes sélectionnés de l’oralité ont pu être éva‐ lués. D’autres études pourront porter sur les domaines de la phonétique 218 Frank Paulikat <?page no="219"?> (simplification des structures syllabiques complexes, omission des voyelles non accentuées), de la syntaxe (hypotaxes et longueur des phrases) et de la pragmatique (utilisation de mots conversationnels) qui n’ont pas été abordés ici. La question de savoir s’il existe une différenciation du langage selon les différents personnages (par exemple, différencié selon l’âge) ou dans quelle mesure l’utilisation marquée de la langue est employée de manière stylistique a également été mise à part en raison de l’espace limité et pourrait faire l’objet d’études plus approfondies. Références Apothéloz, Denis (2021) : « Les temps verbaux », in : Encyclopédie grammaticale du français, en ligne : http: / / encyclogram.fr/ (06.10.2021). 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Weber, Patrick (2014) : La grande histoire du Journal de Mickey de 1934 à nos jours, Grenoble : Glénat. 223 Le Journal de Mickey - l’oralité fictive des bandes dessinées Disney <?page no="225"?> 1 Cette étude a nécessité de longues recherches dans différentes archives et bibliothèques allemandes pour trouver des exemplaires de ces bandes dessinées devenus des objets de collection précieux et recherchés. Je tiens à remercier particulièrement Dr. Felix Giesa du Jugendbucharchiv Frankfurt/ Main, Dr. Andreas Dirks et Horst-Joachim Kalbe, fondateurs du site comicforscher.de, Beate Amrein et Martin Jettinger de la Arbeitsstelle für Graphische Literatur der Universität Hamburg, Christian Eglmeier de la Stadtbibliothek im Bildungscampus Nürnberg, Hartmut Becker ainsi que les étudiantes Elena Filiptcova, Jennifer Wolf et Sophie Freudenberg sans lesquel.le.s cette étude n’aurait pas été possible. Le transfert de l’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio Nathalie Mälzer 1. Introduction 1 Les traductions allemandes de la série francobelge Spirou et Fantasio ont été relativement peu étudiées jusqu’à présent, la plupart des travaux académiques se concentrant sur les séries Tintin et Astérix - comme le montre par exemple la bibliographie annotée de Federico Zanettin (2008 : 270-306) - et sur l’inventivité des traducteurs et traductrices face aux nombreux jeux de mots et aux allusions culturelles et politiques des textes sources (cf. Grassegger 1985, Kaindl 2004, Richet 1993, Schmitt 1997). La série Spirou et Fantasio peut être comptée parmi les funnies européens (cf. Platthaus 2016 : 191) - même si, contrairement aux comic strips classiques nés aux États-Unis et d’habitude considérés comme constitutifs de ce genre, les histoires de Spirou et Fantasio n’ont jamais été publiées dans le contexte d’un journal, mais, pendant les années 1940 et 1950, conformément aux goûts du marché de bandes dessinées dans l’espace franco-belge, sous forme de feuilleton dans des magazines hebdomadaires spécialisés (comme Le Journal de Mickey, Le Journal de Tintin, Pilote, Vaillant), avant d’être reprises en format album. Plusieurs aspects rendent l’analyse des traductions et publications allemandes de la série intéressante : ainsi, la première traduction, entreprise par l’éditeur Alfons Semrau, tente de faire connaître l’univers des bandes dessinées franco- <?page no="226"?> 2 L’article utilisera les abréviations suivantes pendant l’étude comparative : D pour Dupuis, HF pour Der heitere Fridolin (Semrau), LM pour Lupo modern et FFX pour Fix und Foxi Extra (tous les deux parus chez Kauka) et C pour indiquer les albums parus chez Carlsen. belges en Allemagne fédérale dès la fin des années 1950, donc avec seulement un léger retard sur la parution des premiers albums chez l’éditeur Dupuis. En outre, l’histoire de la publication de Spirou et Fantasio en Allemagne qui s’étend sur plusieurs décennies avec différents éditeurs successifs permet de comparer les stratégies de traduction, d’introduction et de réception variées de la série en Allemagne à des époques différentes, dans des contextes sociologiques et historiques changeants. Pour cet essai, nous nous limiterons à une analyse des formats de publication et des traductions et ne pourrons qu’effleurer les autres aspects. L’article entreprend l’analyse comparative des traductions allemandes parues chez le premier éditeur de la série, Semrau, le deuxième éditeur Kauka et l’éditeur actuel Carlsen. Pour pouvoir mener cette étude, l’épisode Les voleurs du Marsupilami a été choisi. Il a paru entre mars et novembre 1952 en format livret dans le magazine Spirou et a été repris et reformaté en album en 1954. Une raison pour ce choix est qu’il s’agit du premier épisode traduit en allemand : il a paru en 1958 sous le titre Der Raub des Marsupilami dans le magazine Der heitere Fridolin. Une autre raison pour ce choix est que cet épisode fait partie des rares numéros retraduits à deux reprises pour l’éditeur Kauka (fameux pour avoir également tenté d’introduire la série Astérix en Allemagne, même si cette tentative a fini par la débâcle bien connue, décrite par Mietz en 2012 : 35-39), publié d’abord sous le titre Viel Wirbel um Kokomiko dans le magazine Lupo modern (26/ 1965-2/ 1966) et dix ans plus tard sous le titre Kokomiko hinter Gittern dans le livre de poche Fix und Foxi Extra  2 (31/ 1975) et finalement par Hartmut Becker pour l’éditeur Carlsen, où l’épisode parut en 1981 en format album sous le titre Die Entführung des Marsupilami. 2. Histoire de la publication française et de ses traductions L’époque de la parution des magazines Spirou et Tintin est considérée comme l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge (cf. Schikowski 2018 : 113). Si nombre d’études ont été menées sur la série Tintin (cf. entre autres Baetens 2001, Delesse 2006, Munat 2004, Reggiani 1994), le magazine Spirou avec son sous-titre Pour la jeunesse semble en revanche ne pas avoir suscité d’études dans le domaine 226 Nathalie Mälzer <?page no="227"?> 3 Badra Ramdani (2020 : 22) mentionne le magazine Spirou dans son étude sur la traduction des Schtroumpfs dans « Traduire le couple texte-image du point de vue de la paratraduction : cas de la bande dessinée », mais ne s’étend pas sur les histoires de Spirou et Fantasio. 4 http: / / neuviemeart.citebd.org/ spip.php? article690 (21.03.2022). 5 Deux autres exemples se trouvent dans La mauvaise tête [1956], à la page 25, dernière vignette, et à la page 57, 4 e vignette. On peut voir que les traits de vitesse représentent la perception du personnage diégétique, donc une perspective subjective, et non pas un point de vue extérieur. de la traductologie. 3 Il s’agit pourtant du magazine à la fois le plus ancien - le premier numéro datant de 1938 - et le plus durable (cf. Knigge 2016 : 16-17). La production de la série franco-belge fut à l’époque interrompue à plusieurs reprises par l’occupant allemand, et le magazine disparut du marché en 1943 en raison d’une pénurie de papier, avant de reparaître en octobre 1944 avec un Spécial Libération dessiné par Jijé (alias Joseph Gillain), puisque le dessinateur Rob-Vel, (alias Robert Velter) avait été fait prisonnier de guerre (cf. Schikowski 2018 : 114). Jijé forma avec Morris, Franquin et Will la fameuse « bande des quatre » (cf. Schikowski 2018 : 114). Dans Spirou Almanach 1947, Franquin devint finalement le dessinateur des histoires de Spirou et Fantasio (cf. Schikowski 2018 : 116). Cet almanach inaugure ‘l’Ecole Marcinelle’, nommée ainsi d’après le lieu d’implantation de l’éditeur Dupuis dans la banlieue de Charleroi, une école marquée par le dynamisme et la nervosité de son trait (cf. Schikowski 2018 : 121). Ce style rapproche Spirou et Fantasio bien plus de l’anarchisme du comic strip américain (cf. Knigge 2016 : 16) que de la célèbre « ligne claire » (cf. Brok/ Pommerel/ Swarte 1997) 4 du dessinateur Hergé. Franquin a incontestablement excellé dans la représentation de mouvements dynamiques. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il ait fait de la voiture sportive un des objets fétiches de la série Spirou et Fantasio. Ce qui a été négligé par la recherche, c’est que l’on puisse trouver chez Franquin dès 1953 une des premières, sinon la première représentation subjective de mouvement dans une bande dessinée européenne. 5 Ce type de représentation graphique du mouvement est, selon les publications récentes, traditionnellement attribué aux dessinateurs japonais de mangas, et n’aurait été découvert en Europe que bien plus tard, avec la réception des mangas par le monde occidental vers la fin des années 1970. Comme le montre la fig. 1, à l’inverse de ce que prétendent McCloud ([1994] 2001 : 122) et Schüwer (2008 : 72), nous trouvons une représentation de la ligne de mouvement subjective dans le magazine Spirou - un effet qui semble avoir inspiré le traducteur pour Kauka laissant Fantasio alias Pikkolo s’exclamer : « Junge, das ist Tempo » (Ah dis donc, 227 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="228"?> 6 Les retraductions entre parenthèses des traductions allemandes vers le français sont toutes les miennes. 7 https: / / bdoubliees.com/ journalspirou/ annees/ 1953.htm (21.03.2022). 8 Commission fédérale de recours en matière de publications préjudiciables à la jeunesse. quelle allure) 6 (FFX 7, p. 169, vig. 6) au lieu du simple « Ffffut » qu’on trouve dans la version originale (Spirou n° 797, p. 1, vig. 2 7 ). Fig. 1 : Traits de vitesse subjectifs dans Aktion Nashorn (2018 : 61). L’âge d’or de la bande dessinée franco-belge se termina avec le départ du rédacteur en chef de Spirou, Yvan Delporte, qui avait tenu à sauvegarder un climat créatif et amical parmi les rédacteurs (cf. Schikowski 2018 : 120). Pendant la deuxième moitié des années 1960, Franquin dut interrompre son travail de dessinateur pendant deux ans à la suite d’une dépression et abandonna ensuite les histoires de Spirou (cf. Schikowski 2018 : 123). En Allemagne fédérale, la percée des bandes dessinées sur le marché se fit en 1953, lorsque les premières séries de « Piccolos » parurent chez les éditeurs Walter Lehning et Rolf Kauka (cf. Piëch 2020 : 7). Pourtant, même 20 ans plus tard, la série Fix und Foxi parue chez Kauka rencontra un climat peu favorable pour la bande dessinée, stigmatisée par la Bundesprüfstelle für jugendgefährdende Schriften  8 (cf. Schikowski. 2018 : 143). C’est grâce à cette série qui connut un énorme succès auprès de son public, atteignant un tirage de 400 000 exemplaires par semaine au début des années 1970 (cf. Mietz 2020a : 97), et aussi au magazine Lupo modern, paru dans les années 1960 et s’adressant à un public d’adolescents, qu’une grande partie de la production des bandes dessinées 228 Nathalie Mälzer <?page no="229"?> 9 Sackmann/ Spillmann/ Wintrich (2014 : 110) signalent que Pohl a été interprète en anglais durant les procès de Nuremberg. Il semble aussi y avoir participé en tant que témoin (cf. http: / / www.zeno.org/ nid/ 20002763583 [21.03.2022]). franco-belges put être importée et perçue en Allemagne (cf. Schikowski 2018 : 146), parmi lesquelles la série Spirou et Fantasio. Or, les traductions parues chez Kauka sont connues pour avoir pris des libertés envers les originaux, ce qui fit perdre à l’éditeur les droits de traduction pour la série Astérix (cf. Schikowski 2018 : 146). Nous verrons à quel point ceci est le cas pour ses traductions de Spirou et Fantasio. Certes, la décision de redessiner les couvertures pour le magazine Lupo modern, où la publication de la série débuta, ainsi que pour le magazine Fix und Foxi, qui poursuivit la publication, comme pour Fix und Foxi Super Tip Top, en mélangeant des personnages de différentes séries (cf. Fix & Foxi 2020 : 12), peut déjà être considérée comme un symptôme de cette insouciance de l’équipe de Kauka envers la propriété intellectuelle. Mais on peut également argumenter que cette décision paraît nécessaire pour une publication en feuilleton qui oblige l’éditeur à créer une couverture pour chaque nouveau numéro. Le premier éditeur, Semrau, doit également faire face à cette nécessité, même s’il s’abstient de mélanger les personnages de différentes séries pour sa publication bimensuelle des numéros de Spirou et Fantasio entre 1958 et 1961 dans son magazine Der heitere Fridolin. Les raisons pour la fin de la publication de Spirou et Fantasio chez Semrau ne sont pas connues. Il est cependant probable que le manque de succès du premier éditeur allemand de la série (cf. Mietz 2020a : 86) engendra des problèmes financiers. La publication de la série ne fut relancée qu’en 1964 par Kauka, lorsque son ami et directeur commercial (cf. Schirrmeister 2017), Norbert Pohl, acquit les droits de traduction pour toute une liste de séries des éditeurs Dargaud et Dupuis, parmi lesquelles Spirou et Fantasio (cf. Mietz 2020a : 75-76). Pohl parlait le français couramment et semble avoir traduit lui-même une partie des séries pour Lupo Modern (cf. Mietz 2020a : 76) 9 , sans que son nom soit jamais mentionné. Il est mort vers la fin des années 1960 (cf. Mietz 2020b : 117), ce qui est peut-être une raison pour la retraduction des épisodes, parus dans Fix und Foxi Extra. Kauka poursuivit la publication de Spirou et Fantasio jusqu’en 1977. L’énorme succès de Kauka resta tout de même limité à l’Allemagne fédérale et s’estompa à la fin des années 1970 parce qu’il ne réussit jamais à s’implanter dans le domaine du dessin animé et ne sut profiter d’un marketing cross-media à l’instar de Walt Disney (cf. Fix & Foxi 2020a : 23). Assez curieusement, son succès resta d’ailleurs concentré sur le sud de l’Allemagne, tandis que le nord s’intéressa plus à la série Mickey traduite de l’anglais (cf. Fix & Foxi 2020a : 24). C’est vers la fin des années 1970 que la maison d’édition Carlsen commença à s’intéresser 229 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="230"?> 10 Une autre différence peut être constatée au niveau du coloriage : l’album corrige une erreur dans l’édition originale de 1952, où la couleur du veston de Fantasio est d’abord bleue et devient jaune, après une nuit passée au zoo (au numéro 739 du 12/ 6/ 1952). aux droits de Spirou, probablement sur le conseil des éditeurs du magazine Comixene Hartmut Becker et d’Andreas Knigge qui avaient informé Herbert Voss, le directeur général de Carlsen, lors d’une rencontre vers la fin de l’année 1978, que les droits de traductions étaient devenus libres pour l’Allemagne (cf. Sackmann 2018 : 131). 3. Comparaison de l’original et des traductions publiées par Semrau, Kauka et Carlsen La première chose que l’on peut constater, en comparant les originaux et les traductions, c’est que les formats des publications diffèrent fortement. Ce fait n’est nullement négligeable, comme le souligne Valerio Rota (2008 : 84), car il peut peser sur la traduction pour deux raisons : 1) la taille des vignettes et des bulles peut varier en fonction du format et donc nécessiter des condensations, des omissions ou des ajouts au contenu verbal, 2) les changements de formats peuvent aller de pair avec un remontage et un recadrage des vignettes, voire avec leur omission, ce qui peut changer la contextualisation iconographique des éléments verbaux non seulement à l’intérieur de la vignette, mais aussi de la bande et de la (double-)page et donc changer le rapport texte-image. 3.1 Le format comme contrainte traductive Le texte original paru dans le magazine Spirou est publié en format livret 28 x 20 cm avec trois à quatre bandes par page (cf. fig. 2). Le cadrage reste le même en format album (cf. fig. 3) et il ne semble pas y avoir d’omissions ou d’ajouts de vignettes, même si un remontage a été nécessaire. Les rares différences entre la publication dans le magazine et celle dans l’album ne sont dues qu’au fait qu’une publication d’épisodes sous forme d’histoires à suivre nécessite de temps à autre l’ajout de résumés de l’histoire - comme au n° 746 du 31/ 7/ 1952 avec un résumé intégré dans l’image, qui sera par la suite recadrée pour la publication en album, ou comme au n° 743 du 7/ 10/ 1952, où le résumé est remplacé dans l’album par une nouvelle vignette montrant Fantasio en fureur (D, p. 27, vig. 8). 10 230 Nathalie Mälzer <?page no="231"?> Fig. 2 : Couverture du magazine Spirou (1952, n° 729). Fig. 3 : Les voleurs du Marsupilami ([1954]/ 1993 : 3). L’éditeur Semrau fait paraître la série sous forme d’histoires à suivre dans son magazine Der heitere Fridolin. Le format livret est réduit d’environ 10 % par rapport à l’original (25,5 x 18,5 cm). L’édition s’appuie sur le montage de l’album de 1954 avec quatre bandes par page, ce qui l’oblige à réduire la taille des images (cf. fig. 4). Comme on peut le constater, l’éditeur Semrau a recours à un agrandissement de la taille des bulles pour empêcher une trop forte condensation des dialogues. On verra qu’il procède également à des ajouts par rapport à l’original et omet aussi des détails de l’image : ainsi, dans la 3 ème vignette, la voiture est effacée. 231 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="232"?> 11 Pour plus de détails sur ces remontages entrepris par Peter Wiechmann et le graphiste Vjekoslav Kostanjsek voir Mietz (2020b : 117) qui confirme que ce redécoupage com‐ porte des omissions ainsi que des ajouts à l’image. Il semble que Dupuis aurait accepté cette démarche, probablement parce que la procédure ressemble à celle pour la série Gag de poche de Dupuis (Mietz 2020b : 117). Fig. 4 : Der heitere Fridolin (1958, n°1 : 3). Fig. 5 : Lupo Modern, (1965, n° 26 : 32). La version allemande de l’épisode publié par l’éditeur Kauka dans Lupo Modern correspond au format de Der heitere Fridolin (26 cm x 18 cm) (cf. fig. 5) et respecte le montage de l’album. Lors de la nouvelle publication de l’épisode dans Fix und Foxi Extra en 1975, le rédacteur en chef Peter Wiechmann procède en revanche à un remontage complet (cf. fig. 6) qui ne s’appuie ni sur la publication originale en magazine ni sur celle en album et diffère également de la traduction dans Lupo modern. 11 Ce choix est certainement dû en partie à la divergence entre le format livre de poche de Fix und Foxi Extra (18 x 13 cm) et celui de l’original, correspondant à une réduction de presque la moitié. Mais il confirme surtout l’insouciance 232 Nathalie Mälzer <?page no="233"?> 12 Mietz soutient que Wiechmann ne serait responsable du montage pour Fix und Foxi qu’à partir de 1968 (cf. Mietz 2012 : 38). de l’éditeur 12 à l’égard des questions en matière de propriété intellectuelle (cf. Mietz 2012 : 38). Ainsi, un nombre assez considérable de vignettes est omis ou recadré, en appliquant un procédé stylistique récurrent et caractéristique pour FFX Kauka : l’expansion (cf. Mälzer 2015 : 58) d’éléments iconiques de la vignette (cf. fig. 6, p. ex. la main de Spirou à la p. 2, vig. 2 et à la p. 3, vig. 4). Les bulles sont agrandies, mais elles comportent - fait étonnant - beaucoup d’espace blanc, ce qui signale des omissions d’élément verbaux. A la différence de Semrau, il semble que Kauka dans FFX ne redessine pas les bulles pour pouvoir rester fidèle à l’original, mais pour laisser une plus grande liberté au traducteur (anonyme). La typographie n’est d’ailleurs plus la même : elle correspond à une police de machine à écrire et transforme, selon les conventions allemandes (toujours) actuelles, les lettres majuscules de la version française en majuscules et minuscules. Le contenu verbal des bulles change en raison de l’omission de vignettes, nécessitant des remaniements narratifs, mais surtout à cause de la forte condensation des dialogues, comme nous verrons par la suite. Fig. 6 : Fix und Foxi Extra (1975, n° 31 : 2-3). 233 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="234"?> La version actuelle publiée chez Carlsen respecte la taille de l’album original de 1954 et le montage. Le choix des couleurs varie légèrement, mais la taille des bulles reste identique. La typographie suit les conventions allemandes en gardant les minuscules et majuscules, mais présente une police de caractères comparable à celle de l’original. Carlsen est d’ailleurs le seul éditeur à men‐ tionner (correctement) le nom des auteurs de l’épisode et du traducteur. Passons à une première analyse des traductions de la première page de l’épisode, regroupées dans le tableau suivant : 234 Nathalie Mälzer <?page no="235"?> 13 Les éléments verbaux sont précédés de l’initiale du nom propre original du personnage : S pour Spirou/ Fridolin/ Pit, F pour Fantasio/ Ferdinand/ Pikkolo, D pour le directeur et N pour le narrateur. Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 N 13 : Spirou et Fan‐ tasio ont capturé dans la forêt vierge de Palombie un animal inconnu jus‐ qu’à ce jour, le Mar‐ supilami qui est à présent pensionnaire du jardin zoologique. N : Fridolin und Fer‐ dinand haben im Ur‐ wald von Palumbien ein unbekanntes Tier gefangen, den Mar‐ supilami, der nun im Zoo untergebracht worden ist … N : Pit und Pikkolo stehen ahnungslos am Anfang eines neuen Abenteuers, in dessen Verlauf Ko‐ komiko gekidnappt wird. Wer geht als Sieger aus diesem Kampf hervor? Wer lacht zuletzt am besten? - Wir ziehen uns zurück und überlassen unseren beiden Freunden das Feld. … (le cartouche est rem‐ placé par le titre de l’épisode) N : Spirou und Fantasio haben im palumbianischen Ur‐ wald ein bisher unbekanntes Tier eingefangen: das Marsupilami. Es be‐ findet sich zurzeit im Zoologischen Garten … 2 F : … Reconduire le Marsupilami en Palombie ! Quelle expédition pour un animal ! … Ce n’est pas raisonnable … F : Was? Du willst den Marsupilami nach Palumbien zu‐ rückbringen? Das ist doch heller Wahn‐ sinn! Die weite Reise übersteht das Tier ja gar nicht! F : … leicht ge‐ sagt: Kokomiko nach Südamerika zurück‐ bringen! Was für eine Strapaze für den kleinen Kerl! F : Du meinst wirk‐ lich, wir sollten Ko‐ komiko in den Ur‐ wald zurückbringen? F : Das Marsupi‐ lami nach Palumbien zurückbringen? Das würde ich dir nicht raten! Noch so eine Expedition überlebt das Tier nicht! 3 S : Je sais … Mais le Marsupilami n’est pas un animal comme les autres … Ça me fend le cœur de le sa‐ voir captif. S : Ja, das stimmt schon! Aber, weisst du, er tut mir leid! S : Jaja … ich weiss schon! … Aber Ko‐ komiko in Gefangen‐ schaft? ! Mir bricht das Herz! S : Natürlich! Auf die Dauer kann er sich doch im Zoo nicht wohl fühlen … S : Ich weiß! Aber das Marsupilami ist kein gewöhnliches Tier! Es bricht mir das Herz, dass es einge‐ sperrt ist! 235 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="236"?> 4 F : … et puis, et puis, crois-tu qu’on s’em‐ pare comme ça d’un animal du zoo ? F : Ausserdem können wir ihn doch nicht so einfach aus dem Zoo heraus‐ holen! F : Und … und! … Glaubst du, dass man so mir-nichtsdir-nichts ein Tier aus dem Zoo ent‐ wenden kann? F : Und du glaubst, wir kriegen ihn so einfach aus dem Zoo raus? F : … und wie, bitte schön, gedenkst du, das Tier aus dem Zoo herauszuholen? 5 S : Ah ! Évidemment, c’est une opération qui doit être préparée minutieusement ! …. S : Nun ja. Man müsste die Sache vorher gründlich durchsprechen! S : Hast schon recht, alter Junge! Aber reg’ dich nicht auf! Wir müssen eben einen guten Schlachtplan entwerfen! … S : Uns muss eben was einfallen … S : Nun ja, das müsste schon gründlich vor‐ bereitet werden! 6 S : Et justement, passons au zoo et commençons dès au‐ jourd’hui à observer … nous aurons peut-être une idée …. S : Hör mal, Fer‐ dinand! Gehen wir doch in den Zoo! Vielleicht fällt uns dort etwas ein, wie wir die Geschichte anstellen könnten! S : Darum gehen wir gleich mal zum Zoo und peilen die Lage! … Vielleicht fällt uns dann was ein! … S : Wir sehen uns die Sache erst mal an … irgendwie geht’s schon. S : Hör mal! Lass uns in den Zoo gehen! Vielleicht fällt uns dort ein, wie wir die Sache anstellen können! 7 F : Voici le directeur … F : Da kommt der Di‐ rektor! F : Aha, da kommt der Direktor! F : Da kommt der Di‐ rektor! F : Oh! Der Direktor! 8 D : Messieurs Spirou et Fantasio ! Vous tombez à pic : on vient d’installer le Marsupilami dans sa nouvelle cage ! D : Hallo, meine Herren, sie kommen mir wie gerufen! Der Marsupilami ist eben in seinen neuen Käfig gebracht worden! D : Sieh da, die Herren Pit und Pik‐ kolo! … Sie kommen gerade richtig! Heute haben wir Kokomiko in einen neuen Käfig verfrachtet! D : Ah, meine Herren, gut dass sie kommen! Kokomiko ist jetzt gut untergebracht! D : Sieh an, die Herren Spirou und Fantasio! Sie kommen wie ge‐ rufen! Soeben wurde das Marsupilami in seinen neuen Käfig gebracht! 236 Nathalie Mälzer <?page no="237"?> 9 F : Elle est solide ? F : Ist er auch stark genug? F : Hoffentlich gefällt es ihm dort! (vignette omise) F : Ist der auch sicher? 10 D : A toute épreuve ! N’ayez au‐ cune crainte ! Venez, c’est par ici …. D : Keine Angst. Mit den dicken Stäben wird auch ein Go‐ rilla nicht fertig. Überzeugen Sie sich selbst! D : Machen Sie sich keine Sorgen! … Kommen Sie mit und sehen Sie sich unseren Freund an! .. (vignette omise) D : Keine Angst, der hält was aus! Kommen Sie … hier entlang! 11 S : Comment se porte-t-il ? S : Wie geht es dem Marsupilami? S : Geht’s ihm gut? (vignette omise) S : Wie geht’s dem Tier? Tab. 1 : Eléments verbaux de la première page. 237 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="238"?> On peut voir que pour le texte du cartouche (1), C et HF restent fidèles à l’original, HF ne procédant qu’à une petite omission secondaire quant au contenu (« jusqu’à ce jour »), tandis que LM transforme le récit de ce qui s’est passé au préalable en une prolepse annonçant ce qui aura lieu dans l’épisode, en s’adressant au lecteur par des questions rhétoriques et en se rendant visible comme narrateur par le pronom « wir », détruisant ainsi la mimésis du récit. Dans la version de FFX, le cartouche est en revanche omis. Le conflit exposé par Fantasio (2) (à savoir s’il est préférable ou non de ra‐ mener le Marsupilami en Palombie) est surinterprété par HF et par C : d’après ces deux traductions, le retour en Palombie serait mortel pour le Marsupilami. Dans FFX, la formulation reste vague sur ce point, tandis que la traduction dans LM, plus explicite, et plus appropriée, ne mentionne que les efforts (« Strapazen ») du Marsupilami, alias « Kokomiko ». (Nous reviendrons sur la traduction des noms propres dans la section 3.3.) En raison de la surinterprétation de HF et C, la réplique de Spirou (3) prend une tournure légèrement macabre et semble incohérente dans les deux versions, puisque Spirou semble reconnaître que l’expédition pourrait tuer le Marsupilami. Malgré cela, il soutient avoir pitié de lui en raison de son enfermement actuel. Tandis que la traduction de C reste fidèle à l’original, HF, LM et FFX procèdent à une condensation plus ou moins importante du texte. Les répliques de Fantasio (4) et Spirou (5) sont également proches du sens de l’original, mais (5) varie en longueur : LM rallonge nettement l’original et rend « préparer l’opération » par une expression plus métaphorique, « einen guten Schlachtplan entwerfen », tandis que FFX condense fortement. La réflexion de Spirou (6) contient une collocation erronée de la part du traducteur de HF : « wie wir die Geschichte anstellen können ». La version de C reste fidèle à l’original, celle de FFX condense le texte et celle de LM, condensant cette fois-ci, utilise une expression diaphasiquement marquée : « die Lage peilen » pour « observer ». La réplique de Fantasio (7) est assez semblable dans toutes les versions. On peut tout de même noter que dans la version de LM, la réaction « aha » (qui a le sens de je comprends) au lieu de « ah », qui marquerait la surprise de Fantasio, glisse une incohérence dans la traduction. Dans (8), la stratégie traductive de LM se poursuit. Mais, si le choix d’un registre diaphasique plus marqué peut encore sembler acceptable pour la situation communicative entre Spirou et Fantasio, cette stratégie de traduction semble inappropriée pour caractériser la communication entre le directeur et les deux amis : le choix du mot « verfrachtet » pour « installer » étonne de la part du directeur du zoo, vu sa manière polie de saluer les deux amis. 238 Nathalie Mälzer <?page no="239"?> Les traductions de la question de Fantasio (9) sont très divergentes : la version de HF contient une ambiguïté pouvant donner lieu à une fausse interprétation : l’adjectif « stark » (fort) semble se rapporter au Marsupilami et non pas à la cage. La version de LM réadapte le contenu, probablement pour rendre le dialogue plus cohérent : Fantasio se soucie de savoir si la cage plaît au Marsupilami (le lecteur pourrait en effet se demander pourquoi Fantasio se renseigne sur la solidité de la cage). FFX omet la vignette. Le choix de C semble également vouloir améliorer la cohérence des dialogues originaux (la formulation de la question manifeste l’inquiétude de Fantasio qui souhaite que le Marsupilami soit en sécurité). Pour la réponse du directeur (10) HF procède à des ajouts considérables au texte original, mentionnant que même un gorille ne saurait s’attaquer aux barres de la cage - ce qui peut faire penser que c’est justement ce qui se produira par la suite. LM rallonge également la réponse, tandis que C reste fidèle à l’original. 3.2 La traduction des titres Si l’original est intitulé Les voleurs du Marsupilami, aucun éditeur allemand ne choisit de traduire le titre par Die Diebe ou Die Räuber des Marsupilami, qui serait la traduction littérale. Semrau opte pour Der Raub des Marsupilami (ce qui correspondrait en français à Le vol du Marsupilami), Kauka choisit Viel Wirbel um Kokomiko (Beaucoup de remous autour de Kokomiko) pour LM et Kokomiko hinter Gittern pour FFX (Kokomiko derrière les barreaux) et propose aussi une variante du titre : Kampf um Kokomiko dans la table des matières de Fix und Foxi Extra (1975, n° 31 : 1). Par erreur, Kauka attribue l’épisode à l’auteurdessinateur Jean-Claude Fournier bien qu’il s’agisse d’André Franquin qui avait d’ailleurs gardé les droits sur le dessin du Marsupilami même après s’être arrêté de dessiner, tandis que Jean-Claude Fournier n’était devenu le dessinateur de Spirou et Fantasio qu’au moment où les traductions de Kauka commençaient à paraître en Allemagne, sans avoir jamais dessiné le Marsupilami (cf. Platthaus 2018) ; l’erreur semble donc être due à une autre négligence de la part de l’éditeur allemand. Les titres choisis par Kauka font aussi transparaître que les noms propres ont en partie été remplacés par des nouveaux noms inventés. Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 Les voleurs du Marsupilami Der Raub des Marsupilami Viel Wirbel um Kokomiko Kokomiko hinter Gittern Die Entfüh‐ rung des Marsupilamis Tab. 2 : Titres de l’épisode. 239 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="240"?> 14 Michael Schreiber parle de « Einbürgerung » (naturalisation), ce qui correspond à une stratégie cibliste (Ladmiral 2014) que l’on rencontre en partie jusqu’aujourd’hui dans les livres pour enfants, tandis que dans les retraductions d’œuvres littéraires, les noms propres sont généralement repris tels quels. La stratégie de traduction varie au contraire dès qu’il s’agit de noms parlants. Ceux-ci sont souvent traduits mot à mot ou réinventés comme dans le cas des noms propres dans la série Astérix (cf. Schreiber 2001 : 328-329). 15 Cf. https: / / archive.org/ details/ heiterefridolinh01na/ page/ n19/ mode/ 2up (21.03.2022). 16 Cf. http: / / kaukapedia.com/ index.php? title=Pit_und_Pikkolo (21.03.2022). 3.3 Les noms propres La première traduction parue chez Semrau opte, comme plus tard chez Kauka et en moindre partie aussi chez Carlsen, pour une germanisation des noms des personnages (cf. Tab. 3). 14 Pour analyser la traduction, il est important de comprendre, que dans le cas des personnages principaux, Spirou, Fantasio et le Marsupilami, il ne s’agit pas de noms courants, mais de noms fictifs, inventés par l’auteur. À la différence de Kauka, Semrau imite le procédé de l’éditeur original, en conservant l’identité entre le nom du personnage principal et celui du magazine - à cette différence près que dans la version allemande, le magazine semble avoir inspiré celui du personnage et non pas l’inverse. Ainsi, Der heitere Fridolin comporte le nom qui sera donné à Spirou dès le premier numéro : « Darf ich mich vorstellen? Ich bin ‘DER HEITERE FRIDOLIN’ » (HF, n° 1, p. 2) (Permettez que je me présente ! Je suis ‘DER HEITERE FRIDOLIN’). Or, le nom est repris d’un magazine bimensuel plus ancien, publié entre 1921 et 1928 chez l’éditeur Ullstein, qui contenait déjà des bandes dessinées d’une page. 15 Il s’agit d’ailleurs d’un nom qui existe réellement en Allemagne. L’ami de Spirou, Fantasio, devient Ferdinand, donc à nouveau un nom allemand existant, mais qui, à la différence de Fridolin, est également connu en France. Le nom du Marsupilami, nom d’espèce, n’est pas traduit, mais reste le même dans la version allemande, le genre étant interprété comme masculin. Dans la série traduite par l’éditeur Kauka à partir de 1964, 16 Spirou est nommé Pikkolo, un nom parlant - peut-être pour faire allusion au format Piccolo (8 x 17 cm) qui était particulièrement en vogue pour les bandes dessinées en Allemagne pendant les années 1950 (cf. Schikowski 2018 : 313), après avoir été importé d’Italie par l’éditeur Walter Lehning (cf. Dolle-Weinkauf 1990 : 89) ; Fantasio devient Pit, un nom assez répandu en Allemagne. L’une des séries parues dans ce format se nommait d’ailleurs Pit & Alf. Die beiden Detektive (1955), ce qui pourrait avoir motivé ce choix. L’allitération Pit und Pikkolo n’existe pas dans l’original, mais elle imite celle de Fridolin und Ferdinand, un procédé rappelant celui des livres pour enfants, où les noms et prénoms des personnages comportent souvent des allitérations. Notons que l’ordre des deux noms des personnages est inversé dans les titres de Kauka. 240 Nathalie Mälzer <?page no="241"?> 17 http: / / kaukapedia.com/ index.php? title=Kokomiko (21.03.2022). 18 La métalepse est une figure de style décrite par Gérard Genette dans le cadre de la théorie littéraire structuraliste comme « intrusion […] du narrataire extradiégétique dans le monde diégétique » (cf. Burkhardt 2012 : 1097). Le nom d’espèce du Marsupilami est remplacé par un nom propre dès sa première apparition chez Kauka : « Weißt du, wir nennen ihn lieber Kokomiko! Da verheddert sich wenigstens nicht mehr die Zunge beim Sprechen und lustiger finde ich den Namen auch … ». 17 (Tu sais, on va plutôt l’appeler Kokomiko ! Au moins, la langue ne s’emmêle plus en parlant et je trouve le nom plus drôle aussi.) Si l’éditeur Carlsen est le seul à adopter une stratégie sourcière en conservant généralement le nom des personnages principaux, ce qui correspond à une stratégie de traduction plus récente (cf. Schreiber 2001 : 327), on trouve tout de même aussi des adaptations pour d’autres personnages : ainsi l’écureuil Spip, nom propre inventé, par échange de position des lettres, devient Pips, probablement parce que <sp> se prononce [ʃp] en allemand, ce qui pourrait être perçu comme ridicule. Kauka le nomme Fips dans LM et Pips dans FFX, tandis que Semrau opte pour Spitz, le nom d’une race de chien. Les noms des personnages secondaires et des lieux sont traités de façon différente par les trois traductions. Tandis que Semrau choisit un équivalent allemand pour le nom parlant de « Valentin Mollet » et de son adresse « 12, rue de la filature » (D, p. 19, vig. 2), en traduisant « Walter Wade » (Walter Mollet) et « Spinnenstr. 12 » (rue des araignées/ de filature) (HF, n° 3, p. 2, vig. 3), Kauka choisit pour sa première traduction dans LM de garder le nom Valentin, en omettant le nom de famille, et choisit une adresse qui situe l’histoire dans un contexte allemand (comme toutes les traductions d’ailleurs) : « Berliner Str. 3 ». Dans FFX, le traducteur choisit un nom parlant qui évoque le sud de l’Allemagne et comporte une allitération : « Gustl Greifer » (FFX, p. 24, vig. 5). Pour l’adresse , il introduit aussi une allusion métaleptique 18 au monde réel : « Grünwald, Forsthausstr. 13 » (FFX, p. 24, vig. 5), Grünwald étant le siège de sa maison d’édition Kauka. Carlsen fait habiter « Valentin Weidlich », dont le nom devient quelconque, dans la « Weberstr. 12 » (rue des tisserands) (C, p. 21, vig. 2), et ne garde donc le nom parlant uniquement pour l’adresse. On peut voir que Semrau est le seul à conserver assez correctement le nom parlant du personnage, qui prendra tout son sens au moment où Spirou et Fantasio découvriront qu’il s’agit d’un excellent footballeur. Dans FFX, Kauka déplace l’allusion au mollet du footballeur vers le fait que le personnage est un voleur (greifen pouvant se traduire en français par ‘s’emparer de’). Le nom du fils de Valentin, « Jo », devient chez Semrau un nom allemand répandu à l’époque : 241 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="242"?> 19 L’auteure ne dispose malheureusement pas de la version Lupo Modern pour cet extrait. Ceci est le cas pour toutes les cellules des tableaux contenant (? ). « Fritzchen » (HF, n° 4, p. 9, vig. 5) ; chez Kauka, le garçon s’appelle « Jojo » (LM, n° 33, p. 15) dans Lupo Modern et reste sans nom dans Fix und Foxi Extra (FFX, p. 49, vig. 3), tandis que Carlsen choisit un nom adapté aux deux cultures : « Nico » (C, p. 36, vig. 5). La note humoristique de l’original donnant à la femme de Valentin la version féminine du même nom, peut-être pour marquer la complicité des époux, n’est rendue par aucune des traductions qui reflètent juste le goût des époques : Valentine devient « Hilde » chez Semrau (HF, n° 4, p. 9, vig. 6), « Betti » chez Kauka (FFX, p. 49, vig. 4) et « Verona » chez Carlsen (C, p. 36, vig. 6). Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 Spirou Fridolin Pikkolo Pikkolo Spirou 2 Fantasio Ferdinand Pit Pit Fantasio 3 Marsupilami, le Marsupilami, der Marsupilami, das/ Kokomiko Marsupilami, das/ Kokomiko Marsupilami, das 4 Spip Spitz Fips Pips Pips 5 Valentin Mollet Walter Wade Valentin Gustl Greifer Valentin Weidlich 6 Valentine Hilde (? ) 19 Betti Verona 7 Jojo Fritzchen Jojo -- Nico 8 12, rue de la filature Spinnenstr. 12 Berliner Str. 3 Grünwald, Forsthausstr. 13 Weberstr. 12 Tab. 3 : Noms propres. 3.4 Les éléments verbaux diégétiques La série Spirou et Fantasio est caractérisée par de nombreuses vignettes compor‐ tant des éléments verbaux qui font partie du monde diégétique, donc perceptible pour les personnages. Rien qu’à la première page, on trouve des lettres tronquées sur des affiches, des publicités lumineuses et des catalogues sur une table devant le zoo (cf. fig. 2). Les stratégies de traduction varient selon les éditeurs (cf. Tab. 4). Les inscriptions « plan du zoo » et « catalogue » n’ont été traduites que par 242 Nathalie Mälzer <?page no="243"?> Carlsen. Kauka (cf. fig. 5 et 6) conserve les lettres originales, tandis que Semrau les efface tout simplement (cf. fig. 4). Ainsi, les trois premières traductions ne rendent que le strict minimum des éléments verbaux diégétiques. La dernière vignette de la p. 54 de l’original, où Zabaglione découvre la vraie identité de Spirou et Fantasio dans un hebdomadaire, contient des informations indispensables pour sauvegarder la structure narrative. Sous une photo de Spirou et Fantasio se trouve en gros titre : « Ils arrachent à la forêt vierge son secret le mieux gardé : le Marsupilami » (D, p. 54, vig. 10). Il est donc nécessaire de traduire ce passage. Semrau traduit littéralement « Sie entrissen dem Urwald sein bestgehütetes Geheimnis : den Marsupilami! » (HF, n° 7, p. 6, vig. 10) ; Kauka condense le titre et ajoute le nom des protagonistes : « Pit und Pikkolo, die Fänger des einzigen Kokomiko! » (FFX, p. 80, vig. 6), tandis que Carlsen reprend la traduction de Semrau, ne changeant que l’article pour le Marsupilami (C, p. 56, vig. 10). Les éléments verbaux des vignettes précédente et suivante restent illisibles chez Kauka, sont effacés chez Semrau et réadaptés, voire rendus plus lisibles chez Carlsen. Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 Plan du zoo -- Plan du zoo Plan du zoo Zoo-Rund‐ gang 2 catalogue -catalogue catalogue Führer 3 Ils arrachent à la forêt vierge son secret le mieux gardé : le Marsupilami Sie entrissen dem Urwald sein bestgehü‐ tetes Ge‐ heimnis: den Marsupilami! (? ) Pit und Pik‐ kolo, die Fänger des einzigen Kokomiko! Sie entrissen dem Urwald sein bestgehü‐ tetes Ge‐ heimnis: Das Marsupilami! Tab. 4 : Éléments verbaux diégétiques : les imprimés. Une autre caractéristique de Spirou est la fonction métaleptique publicitaire d’un bon nombre de vignettes contenant p. ex. des affiches publicitaires pour l’éditeur de Spirou. Ces allusions sont en général reprises par Kauka et Carlsen, mais non pas par Semrau. Une métalepse un peu différente, introduite par le narrateur, se trouve dans l’original à la p. 46, à la dernière bande (cf. fig. 7). Elle contient la couverture de l’album de l’épisode Il y a un sorcier à Champignac, après une vignette où figure le comte de Champignac (cette allusion se trouve déjà dans l’édition en format magazine de 1952, l’album mentionné ayant paru en 1951). Dans l’intercase, le narrateur avertit : « Si certains lecteurs ne connaissent pas l’étrange passé et les prodigieuses inventions de Pacôme Hégésippe Adélard 243 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="244"?> Ladislas, comte de Champignac ils trouveront ses aventures dans un album de la série Spirou et Fantasio » (cf. Tab. 5). Fig. 7 : Les voleurs du Marsupilami (1954 : 46, vig. 7-9). L’équivalent se trouve chez Carlsen (C, p. 48). Cette référence est bien sûr im‐ possible à rendre avant l’arrivée des albums en Allemagne, d’où une adaptation de cette référence dans la version de Kauka : il ajoute un astérisque dans la bulle de Fantasio s’exclamant « Graf Champignac! » et explique en note de bas de page : « Pit und Pikkolo-Lesern ist der berühmte Erfinder Champignac bestens bekannt! » (FFX, p. 68, vig. 4), préservant ainsi la fonction publicitaire de l’allusion. Semrau, pour qui la traduction de cet épisode correspond au premier numéro de Spirou et Fantasio introduit sur le marché allemand, doit opter pour une autre solution : il annonce la parution d’une histoire à laquelle référence est faite ainsi : « In der nächsten Fridolin-Geschichte, die in Heft Nr. 8 beginnt, […] Merkt euch schon jetzt den Titel, Der Zauberer von Rummelsdorf … » (HF, n° 6, p. 6, vig. 8). La dernière vignette de la même page est également métaleptique et présente les personnages qui jouent dans l’épisode annoncé. 244 Nathalie Mälzer <?page no="245"?> Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 Si certains lecteurs ne connaissent pas l’étrange passé et les prodigieuses inventions de Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac ils trou‐ veront ses aventures dans un album de la série Spirou et Fantasio In der nächsten Fri‐ dolin-Geschichte, die in Heft Nr. 8 beginnt, […] Merkt euch schon jetzt den Titel, Der Zau‐ berer von Rummels‐ dorf … (? ) Pit und Pikkolo-Lesern ist der berühmte Er‐ finder Champignac bes‐ tens bekannt! Sollten tatsächlich ei‐ nige Leser die sonder‐ baren Umstände und die weltbewegenden Erfin‐ dungen von Pankratius Hieronymus Ladislaus Adalbert Graf von Rum‐ melsdorf nicht kennen … seine Abenteuer sind in diesem Band aus der Serie Spirou und Fan‐ tasio nachzulesen: 2 [Aven]tures [Spi]rou Aven]tures [Spi]rou (? ) -- [C]omics [Spi]rou 3 Papa lit Moustique -- (? ) Papa lit Moustique Carlsen Comics 4 -- -- (? ) -- Alle lesen Carlsen Co‐ mics Tab. 5 : Métalepses publicitaires. 245 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="246"?> En ce qui concerne les nombreuses métalepses publicitaires dans la série Spirou et Fantasio, les pages 22 et 23 de l’original présentent un exemple intéressant qui combine plusieurs types d’éléments verbaux diégétiques traités de façon différente par les trois traductions. Il s’agit d’une scène de poursuite en voiture. Le monde diégétique contient des affiches publicitaires pour Spirou (D, p. 22, vig. 2) et d’autres produits de l’éditeur (D, p. 22, vig. 3), un panneau de signalisation (D, p. 22, vig. 7) indiquant la vitesse maximale autorisée ainsi que des affiches vides (D, p. 23, vig. 1). Suit un dialogue comique avec un agent de police, qui arrête la voiture de Fantasio pour excès de vitesse. En un premier temps, l’agent fait de l’ironie en prétendant croire à une erreur de lecture du conducteur et lui dit poliment, avec un sourire sur les lèvres et les yeux baissés : « Nous voulions vous signaler que vous avez fait une petite erreur : vous savez, dans le village, là-bas, la vitesse maximum, c’est 40. Vous avez lu 140 ! » (D, p. 23, vig. 6), avant de lui demander ses papiers en criant. Dans la traduction de Semrau, les lettres sur les affiches sont toutes effacées. Le mot « police » sur la moto, nécessaire pour désambiguïser les personnages, est rendu et même remplacé par l’équivalent allemand « Polizei » (HF, n° 3, p. 6, vig. 3). La vignette 6 de la p. 6 (cf. fig. 8) présente en revanche une réinterprétation de la situation et procède non seulement à une adaptation de la bulle, mais aussi à une retouche de l’image, qui peut étonner : les yeux de l’agent de police sont ouverts et prennent une expression agressive qui efface toute ironie et politesse et va de pair avec la traduction de la bulle par un reproche direct : « Sie können wohl nicht lesen? In der letzten Ortschaft stand ein Schild, das die Geschwindigkeit auf 40 Kilometer begrenzt und nicht auf 140 » (Vous ne savez pas lire ? Dans le dernier village le panneau indiquait une vitesse maximale de 40 kilomètres et non pas de 140) (cf. Tab. 6). Fig. 8 : Der heitere Fridolin (1958, n° 3 : 6, vig. 6). 246 Nathalie Mälzer <?page no="247"?> La version de Kauka omet à nouveau plusieurs vignettes contenant des éléments verbaux diégétiques et retouche également l’indication « Polizei » sur la moto (FFX, p. 30, vig. 3). L’allure de la voiture n’est pas précisée (FFX, p. 29, vig. 4), lorsque Pikkolo commente « Wenn uns nicht vorher der Motor explodiert, sind wir rechtzeitig da! » (Si le moteur ne nous lâche pas avant, on sera là à temps ! ), et que Pit répond « Gib ihm Saures […]! » (approximativement : Allez, fonce ! ), laissant libre cours à l’imagination du lecteur à l’égard de la vitesse de la voiture. L’ironie de la police est gardée, mais nettement accentuée par l’expression toute faite : « Sie sollten mal zum Optiker gehen, junger Freund! Auf dem Schild vorhin stand 40, nicht 140! » (Vous devriez aller chez un opticien, jeune ami ! Le panneau indiquait 40, et non pas 140 ! ) (FFX, p. 31, vig. 5). Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 Il y a moyen d’arriver à temps. Cette voiture fait le 120 chrono … Wir schaffen es noch. Der Wagen läuft hundert‐ zwanzig Sa‐ chen. (? ) Wenn uns nicht vorher der Motor ex‐ plodiert, sind wir rechtzeitig da! Das schaffen wir! Immerhin macht dieser Wagen 120 Sa‐ chen --- 2 Voici la grandroute ! Je pousse à fond ! ! Hier ist die Hauptstrasse. Jetzt Vollgas! (? ) Gib ihm Saures, es geht um Koko‐ miko! Hier ist die Landstraße…! Und jetzt Vollgas! 3 Nous voulions vous signaler que vous avez fait une petite erreur : vous savez, dans le village, là-bas, la vitesse maximum, c’est 40. Vous avez lu 140 ! Sie können wohl nicht lesen. In der letzten Ort‐ schaft stand ein Schild, das die Geschwin‐ digkeit auf 40 Kilometer be‐ grenzt und nicht auf 140. (? ) Sie sollten mal zum Optiker gehen, junger Freund! Auf dem Schild vorhin stand 40, nicht 140! Wir möchten Sie nur auf einen kleinen Verstoß gegen die Straßen‐ verkehrsord‐ nung auf‐ merksam machen! In ge‐ schlossenen Ortschaften sind höchs‐ tens 50 Stun‐ denkilometer erlaubt, und nicht 150! Tab. 6 : Spécificités culturelles : panneaux. La version de Carlsen reprend, en les adaptant, les métalepses publicitaires de la page 22 et en en ajoute même, remplissant l’affiche vide par une publicité pour l’éditeur : « Alle lesen Carlsen Comics » (Tout le monde lit les bd de Carlsen) (C, p. 25, vig. 1). 247 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="248"?> 20 Les rapports entre éléments verbaux et images dans les bandes dessinées sont catégorisés dans Mälzer (2015 : 60). À la page 24, vig. 7, le panneau de signalisation est adapté aux vitesses maximales autorisées actuellement en Allemagne : « 50 km/ h » remplace la signalisation « 40 km » de l’original. Pour garder la cohérence avec le contenu verbal des bulles, quelques corrections sont amenées, ainsi Spirou avertit Fantasio : « Hier sind nur 50 km/ h erlaubt » (Seulement 50 km/ h sont autorisés ici) (C, p. 24, vig. 6). L’original et la traduction contiennent tout de même une incohérence, car dans la bulle de la 2 e vignette, Fantasio remarque : « Immerhin macht dieser Wagen 120 Sachen! » (C, p. 24, vig. 2) à l’instar de l’original : « Cette voiture fait le 120 chrono » (Après tout, cette voiture fait du 120 km/ h ) (D, p. 22, vig. 2), donc moins que 140 ou 150 km/ h. La traduction de la remarque ironique de l’agent de police est en revanche adaptée à la nouvelle vitesse de 50 km/ h et 150 km/ h. Elle préserve le ton poli de l’agent, mais l’ironie est quasiment effacée, puisque l’agent de police n’invoque plus une possible erreur de lecture, mais accuse Fantasio d’inadvertance (cf. C, p. 25, vig. 6) (cf. Tab. 6). En raison de ce manque d’ironie, la fureur de l’agent qui, dans l’original, contraste avec son ironie préalable et éclate avec des lettres en gras d’une taille nettement plus grande (D, p. 23, vig. 8), n’est plus motivée dans la version allemande, où les lettres sont réduites de taille (C, p. 25, vig. 8). La conséquence de cette scène est que Spirou et Fantasio vont rater l’avion pris par le voleur du Marsupilami à une minute et demie près. Les traductions varient par rapport à cette indication de temps et ne prêtent pas toutes attention à la cohérence entre les éléments verbaux et l’image : dans l’original, Spirou explique à la police que l’« avion décolle à 7.45 » (D, p. 24, vig. 1) et apprend à l’aéroport que l’avion vient de décoller « il y a une minute et demie », ce que le dessin de l’horloge à l’arrière-plan confirme (D, p. 25, vig. 1). A cette nouvelle, Fantasio s’affaisse sur un siège en s’exclamant à bout de souffle « fffichu ! » aux côtés de Spirou. Ce dernier commente : « nous le ratons encore d’un cheveu ! » (D, p. 25, vig. 2) (cf. Tab. 7). Si Carlsen reprend assez littéralement ces dialogues et les indications de temps (C, p. 26, Vig. 1) : « Der Flug geht um 7 Uhr 45! », les traductions de Semrau et Kauka introduisent des incohérences en fixant l’heure de décollage de l’avion à 7 heures : « Aber das Flugzeug startet um sieben Uhr! » (HF, n° 3, p. 7, vig. 1) et « Das Flugzeug geht um sieben Uhr! » (FFX, p. 32, vig. 5). La complémentarité entre les éléments verbaux et l’image dans l’original (D, p. 25, vig. 1) se transforme en contradiction dans HF et FFX, puisque l’horloge de l’aéroport continue à indiquer qu’il est approximativement 7 heures 45, quand Spirou et Fantasio arrivent à l’aéroport. 20 La traduction de Semrau tente de corriger cette incohérence en adaptant les réactions de Fridolin et Ferdinand face à l’information 248 Nathalie Mälzer <?page no="249"?> de l’hôtesse que l’avion aurait décollé il y a une minute : « Erst vor einer Minute? » (Il y a seulement une minute ? ) (HF, n° 3, p. 8, vig. 1) suggère que l’avion aurait décollé plus tard que prévu, ce que l’exclamation de Ferdinand confirme : « Trotz der Verspätung noch verpasst! » (Raté malgré le retard ! ) (HF, n° 3, p. 8, vig. 2). La traduction de Kauka se soucie moins de la contradiction entre l’image et les éléments verbaux et reste simplement plus vague. « Das Flugzeug […] hat gerade abgehoben » - « Haaaaa! ! .. » (L’avion vient de décoller - Haaaa ! ! ). Et Pit commente : « Um Haaresbreite verfehlt » (Raté d’un cheveu). (FFX, p. 34, vig. 3 et 4). Il n’est pas clair d’où vient cette incohérence que le premier éditeur allemand tente de corriger et que le deuxième éditeur essaie de camoufler. L’édition originale de 1952, en tout cas, ne présente pas d’erreur de cohérence. Il est toutefois possible, mais peu probable, que l’album de 1954 soit erroné et que la réédition de 1993 utilisée pour cette analyse ait corrigé ce détail. Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 Enfin, Mes‐ sieurs, cet avion décolle à 7 heures 45 ! Aber das Flug‐ zeug startet um sieben Uhr! (? ) Das Flugzeug geht um sieben Uhr! Der Flug geht um 7 Uhr 45! 2 L’avion de Magnana ? il y a une minute et demie qu’il a décollé, Monsieur Das Flugzeug … ist vor einer Minute ge‐ startet (? ) Das Flugzeug nach Mag‐ nana? Hat ge‐ rade abge‐ hoben, mein Herr! Nach Mag‐ nana? Das Flugzeug ist vor eineinhalb Minuten ge‐ startet, mein Herr! 3 HAAAA ! ! ! … Erst vor einer Minute? (? ) Haaaaa! ! .. Nein! ! ! 4 Fffichu ! Verflixt noch Mal. (? ) Puh Pffffffff! 5 Nous le ratons encore d’un cheveu ! …. Trotz der Ver‐ spätung noch verpasst! (? ) Um Haares‐ breite ver‐ fehlt! Er ist wieder um Haares‐ breite ent‐ wischt! Tab. 7 : Rapports entre éléments verbaux et image. 249 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="250"?> 3.5 Registres des dialogues Une différence flagrante entre les traductions réside dans le registre choisi. Comme nous l’avons évoqué plus haut, les traductions pour Kauka ont tendance à choisir un registre délibérément plus informel. Ainsi dans la scène au cirque, où Zabaglione est sur le point de découvrir la vraie identité des artistes qu’il vient d’engager - Spirou et Fantasio -, il tombe sur un hebdo‐ madaire en s’exclamant : « Tiens ! Le voici justement cet hebdomadaire » (D, p. 54, vig. 8). Chez Kauka, cela devient « So ein Zufall, das ist ja das Käseblatt » (Quelle coïncidence, la voilà, la feuille de chou) (FFX, p. 80, vig. 4). Semrau propose « Oh, da ist ja die Zeitung! » (Oh, le voilà, le journal) (HF, n° 7, p. 6, vig. 8). Carlsen choisit une exclamation plus longue, pour mieux remplir l’espace de la bulle : « Sieh mal einer an! Da ist ja diese Zeitschrift! » (Eh bien dis donc, le voilà, ce magazine) (C, p. 56, vig. 8). Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 Tiens ! Le voici justement cet hebdomadaire Oh, da ist ja die Zeitung! (? ) So ein Zufall, das ist ja das Käseblatt Sieh mal einer an! Da ist ja diese Zeit‐ schrift! 2 Tu es trop gros ! Comme sports, pour toi, je ne vois que les do‐ minos ou la ca‐ nasta ! Du bist viel zu dick. Karten‐ spielen wäre der richtige Sport für dich! Du bist zu fett, Knabe! Als Sport würde ich dir Skat oder Briefmar‐ kensammeln empfehlen! … Du bist ein‐ fach zu fett! Solltest mehr Sport treiben! Du bist viel zu dick! Als Sportart würde ich dir eher Schach oder Skat vor‐ schlagen! 3 Fichez-moi le camp ! Et ne vous prenez plus pour un jon‐ gleur, vous n’êtes qu’un imbécile ! Au suivant ! Du liebe Zeit! Und so ein Ta‐ gedieb nennt sich Jongleur! Fort mit Ihnen! Der nächste soll kommen! (? ) Raus hier! Ich brauche Artisten, keine Lang‐ weiler! Gehen Sie mir aus den Augen! So einer wagt es, sich Jongleur zu nennen! Schwachkopf! Der Nächste …! 250 Nathalie Mälzer <?page no="251"?> 21 Les caractères gras sont ceux de l’original. 4 Mauvais ! Je perds mon temps Dummes Zeug, dazu ist meine Zeit zu kostbar! (? ) Kriech zu deinen Kar‐ nickeln in den Zy‐ linder! Mist! Ich ver‐ plempere meine Zeit! 5 Au suivant ! Und jetzt der nächste, bitte. (? ) Der Nächste! Der Nächste! Tab. 8 : Registres. La même tendance peut être constatée lors d’un combat entre Valentin et Zabaglione, à bout de souffle, taquiné par Valentin de la manière suivante : « Tu es trop gros ! Comme sports, pour toi, je ne vois que les dominos ou la canasta ! » (D, p. 59, vig. 6) (cf. Tab. 8). Semrau condense légèrement, mais garde une expression neutre : « Du bist viel zu dick. Kartenspielen wäre der richtige Sport für dich! » (Tu es bien trop gros. Jouer aux cartes serait le sport qu’il te faut) (HF, n° 7, p. 11, vig. 6). Les traductions pour Kauka optent pour une formule plus offensante : « Du bist zu fett, Knabe! Als Sport würde ich dir Skat oder Briefmarkensammeln empfehlen! … » (LM, n° 2, p. 32, vig. 4), voire « Du bist einfach zu fett! Solltest mehr Sport treiben! » (fett est un synonyme plus offensant que dick et signifie ‘gros’) (FFX, p. 87, vig. 4). Le traducteur de Carlsen choisit des jeux monosyllabiques, ce qui permet probablement de mieux remplir la bulle. Il garde aussi le ton neutre de la version de Semrau : « Du bist viel zu dick! Als Sportart würde ich dir eher Schach oder Skat vorschlagen! » (C, p. 61, vig. 6). Ces stratégies de traduction se confirment aussi dans l’exemple suivant (cf. Tab. 8). Toujours au cirque, lorsque Spirou et Fantasio tentent de se faire engager, faisant la queue avec d’autres artistes qui se font virer bruyamment l’un après l’autre, la fureur de Zabaglione et ses commentaires est exagérée dans la traduction pour FFX de Kauka. Dans l’original, Zabaglione vire un jongleur avec les mots : « Fichez-moi le camp ! Et ne vous prenez plus pour un jongleur, vous n’êtes qu’un imbécile ! Au suivant ! » (D, p. 48, vig. 4) et jette dehors un magicien en disant : « Mauvais ! Je perds mon temps » (D, p. 48, vig. 7) accompagné de pictogrammes indiquant des jurons et crie « Au suivant ! » (D, p. 48, vig. 8). 21 La version de Semrau s’abstient de rendre le ton agressif de Zabaglione et opte pour une étonnante politesse : « Du liebe Zeit! Und so ein Tagedieb nennt 251 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="252"?> sich Jongleur! Fort mit Ihnen! Der nächste soll kommen! » (Oh, mon Dieu ! Et un tel bon à rien se dit jongleur ! Allez-vous-en ! Que le prochain entre ! ) (HF, n° 6, p. 8, vig. 4), « Dummes Zeug, dazu ist meine Zeit zu kostbar! » (Bêtises, mon temps est trop précieux pour ça) (HF, n° 6, p. 8, vig. 6), et « Und jetzt der nächste, bitte » (Et maintenant au suivant s’il vous plaît) (HF, n° 6, p. 8, vig. 8). Ce choix contraste avec le ton nettement plus rude et la traduction plus libre de Kauka : « Raus hier! Ich brauche Artisten, keine Langweiler! ») (Dehors ! J’ai besoin d’artistes, pas de raseurs ! ) (FFX, p. 70, vig. 6), « Kriech zu deinen Karnickeln in den Zylinder! » (Va retrouver tes lapins dans ton haut-de-forme ! ) (FFX, p. 71, vig. 1) et « Der Nächste! » (Au suivant ! ) (FFX, p. 71, vig. 2). La traduction pour Carlsen se rapproche le plus de l’original : « Gehen Sie mir aus den Augen! So einer wagt es, sich Jongleur zu nennen! Schwachkopf! Der Nächste …! » (Hors de ma vue ! Quelqu’un comme ça ose s’appeler un jongleur ! Imbécile ! Au suivant… ! ) (C, p. 50, vig. 4), « Mist! Ich verplempere meine Zeit! » (Zut ! Je gaspille mon temps ! ) (C, p. 50, vig. 7) et « Der Nächste! » (Au suivant ! ) (C, p. 50, vig. 8). Le registre choisi par le traducteur de Kauka n’est pas seulement plus informel et plus rude, mais en partie aussi plus régional (berlinois) : « Das ist ja dufte! » (FFX, p. 72, vig. 4) commente Zabaglione en découvrant le tour de magie de Pit et Pikkolo, quand l’original propose simplement « Mais, c’est bien » (D, p. 49, vig. 7) - un choix qui peut étonner pour un éditeur implanté dans le sud de l’Allemagne. À d’autres endroits, prenant toujours ses libertés, la traduction de Kauka ajoute aussi des touches humoristiques, là où il n’y en a pas dans l’original. Ainsi, à la poursuite du voleur du Marsupilami au zoo, Fantasio tente de sauter à la perche pour franchir le mur par lequel le voleur s’est évadé, mais échoue (D, p. 19, 1 e et 2 e bande). Au lieu de traduire littéralement la bulle de la vig. 3 : « Ce ne sera pas ce grand bête mur qui m’arrêtera ! », le traducteur crée un jeu de mots quelque peu maladroit entre texte et image : « Pit startet zum Hochstapeln! » (littéralement : Pit tente d’empiler en hauteur/ Pit tente l’imposture) (FFX, p. 23, vig. 1). Son échec est commenté par Spirou de façon neutre : « Comment as-tu fait ? » (D, p. 18, vig. 6), tandis que la traduction propose encore un jeu de mots : « Du siehst ja so steif aus …? » (littéralement : tu as l’air bien raide) (FFX, p. 23, vig. 4), faisant allusion à la perche qui s’est glissée dans son costume. Le dialogue suivant introduit également un jeu de mots. Lorsque Pikkolo s’exclame : « Hat keinen Sinn, dem Kerl nachzurennen! Der ist längst über alle Berge … » (Ça ne sert à rien de courir après ce type ! Il est parti depuis longtemps. / Littéralement : 252 Nathalie Mälzer <?page no="253"?> Il est par-dessus toutes les montagnes), Pit le corrige : « Mauern, meinst du! » (Tu veux dire les murs ! ) (FFX, p. 23, vig. 5). La première traduction de Kauka pour Lupo Modern est totalement diffé‐ rente : « Die blöde Mauer kostet mich ein mildes Lächeln » (littéralement : Ce mur stupide me coûte un doux sourire). Pikkolo commente « Wie hast du das vollbracht ? » (Comment as-tu accompli cela ? ) et s’exclame « Zwecklos hinter dem Dieb herzurennen » (Courir après le voleur ne sert à rien). Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 Ce ne sera pas ce grand bête mur qui m’ar‐ rêtera ! Die dumme Mauer wird mich nicht im Mindesten aufhalten! Die blöde Mauer kostet mich ein mildes Lä‐ cheln Pit startet zum Hochstapeln! Auf diese Weise ist die Mauer kein großes Hin‐ dernis für mich! 2 Comment astu fait ? Wie hast du das denn ge‐ macht? Wie hast du das voll‐ bracht? … Du siehst ja so steif aus …? Wie hast du das gemacht? 3 Inutile de poursuivre le voleur mainte‐ nant ! Il court dans la ville ! … Il faudra avertir la po‐ lice, nous avons échoué ! Es lohnt sich nicht, dem Dieb noch weiter zu folgen. Wir müssen es der Polizei melden, nachdem wir so traurig Schiffbruch erlitten haben. Zwecklos hinter dem Dieb herzurennen! … Wir müssen die Polizei benachrich‐ tigen! Schade, hat nur noch ‘ne Klei‐ nigkeit ge‐ fehlt! Hat keinen Sinn, dem Kerl nachzu‐ rennen! Der ist längst über alle Berge. Zwecklos ihn weiter zu ver‐ folgen! Der ist längst ir‐ gendwo in der Stadt unterge‐ taucht! Wir müssen die Polizei ein‐ schalten. 4 De peu Leider Noch weniger Mauern, meinst du! Leider Tab. 9 : Notes humoristiques. Chez le premier éditeur comme chez Carlsen, les traductions sont plus fidèles, et on ne rencontre guère cette stratégie de rendre les dialogues plus comiques, ni le ton plus rude et plus désinvolte que dans l’original, ni encore moins cette insouciance envers les adaptations des images. 253 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="254"?> 3.6 Adaptations des images Comme il a déjà été mentionné plus haut, les différents formats de publication de la série ont des conséquences sur la traduction et le montage des vignettes. Si la réduction du format peut obliger les éditeurs de condenser les dialogues, les omissions ou recadrages de vignettes dès la première page et tout le long de l’épisode ne sont entrepris que par Kauka pour Fix und Foxi Extra. Ces omissions ont évidemment une influence sur la microstructure narrative des dialogues : ainsi, l’omission de la dernière bande de l’original dans la version FFX (cf. fig. 3 vs fig. 6) oblige le traducteur à éliminer la réplique de Fantasio qui remarque que le Marsupilami était triste (cf. FFX, p. 3, vig. 3), ce qui est d’ailleurs conforme à la stratégie de condenser le texte des bulles en raison du format réduit. Le cartouche indiquant que ce dialogue entre les deux amis n’a lieu qu’« un peu plus tard » est d’ailleurs effacé et la vignette recadrée de sorte qu’on ne voit pas que les deux amis viennent de quitter le zoo. En revanche, la traduction de Semrau garde l’idée de tristesse, mais introduit une erreur concernant le moment où ce sentiment survient : « Er schaute so traurig drein, als er uns erblickte » (Il avait l’air si triste en nous apercevant) (HF, n° 1, p. 4, vig. 3). Car au moment où le Marsupilami reconnaît les amis, il exprime au contraire toute sa joie en faisant un saut et s’exclamant « Huba ! Huba ! Ha ! ha ! ha ! » dans l’original (cf. D, p. 4, vig. 2). La contradiction avec cette vignette est cependant adoucie par la traduction de Semrau où le Marsupilami s’exclame seulement « Huba ! Huba ! Huba ! » (HF, n° 1, p. 4, vig. 2), laissant ses émotions un peu plus dans le vague. Dupuis D Semrau HF Kauka LM Kauka FFX Carlsen C 1 Comment se porte-t-il ? Wie geht es dem Marsupi‐ lami? Geht’s ihm gut? -- Sieh mal einer an! Da ist ja diese Zeit‐ schrift! 2 … il avait l’air si triste avant de nous avoir vus ! Spirou, c’est comme si on rendait vi‐ site à un fils qui serait en prison ! Er schaute so traurig drein, als er uns er‐ blickte. Mir kommt es so vor, als hätten wir einen Ver‐ wandten im Gefängnis be‐ sucht. Ach je … Was sah er doch traurig aus! … weisst du, es ist so, als wenn man einen Freund im Ge‐ fängnis hat! Du hast recht, in diesem Ge‐ fängnis darf Kokomiko nicht bleiben! Bevor wir kamen, sah es ganz traurig aus. Ich fühle mich, als hätten wir ge‐ rade einen Verwandten im Gefängnis besucht! 254 Nathalie Mälzer <?page no="255"?> 3 Je me suis cassé la jambe ! J’en ai pour six se‐ maines d’im‐ mobilité ! Ich muss oh‐ nehin sechs Wochen still‐ sitzen. (? ) -- Ich habe mir ein Bein ge‐ brochen und kann ohnehin sechs Wochen lang nicht fahren. 4 Tu entends, Spirou ! C’est la première fois que nous avons de la chance depuis deux jours ! Hörst du Fri‐ dolin? Seit zwei Tagen endlich etwas Erfreuliches! (? ) -- Großartig! Spirou, das ist seit zwei Tagen endlich mal was Er‐ freuliches! 5 Oh ! Com‐ ment dis-tu ? Tu t’es cassé la jambe ! ? ! … Mais c’est ter‐ rible, ça, Al‐ fred ! Ja. Es gibt doch noch nette Men‐ schen auf der Welt, die an‐ deren unei‐ gennützig helfen. (? ) -- OH! Wie war das? Du hast einen Bein‐ bruch? Aber Alfred! Das ist ja schrecklich! Tab. 10 : Omissions et structures narratives. L’omission et le recadrage de vignettes se répercute aussi sur la macrostructure narrative : tandis que dans l’original, Spirou et Fantasio prennent la voiture de leur voisin Alfred pour se rendre au zoo après avoir appris la mort présumée du Marsupilami (cf. D, p. 6, vig. 6-8), la version FFX de Kauka suggère qu’ils prennent leur propre voiture : « Wir nehmen den Wagen » (On prend la voiture) (FFX, p. 6, vig. 1-2), en raison de l’omission de la vignette montrant le voisin (D, p. 6, vig. 7). Cette décision se répercute plus loin sur la narration, lorsque les deux veulent rendre la voiture à Alfred qui vient de se casser la jambe et propose à Spirou et Fantasio de garder la voiture. Ceci donnera lieu à une petite scène humoristique où Fantasio s’exclame joyeusement : « Tu entends, Spirou ! C’est la première fois que nous avons de la chance depuis deux jours ! » (D, p. 26, vig. 1), avant de se reprendre, honteux : « Oh ! Comment dis-tu ? Tu t’es cassé la jambe ! ? ! … Mais c’est terrible, ça, Alfred ! » (D, p. 26, vig. 2) (cf. Tab. 10). Cette scène est logiquement supprimée chez Kauka. La traduction de Semrau reste cependant énigmatique et introduit à nouveau une incohérence entre les éléments verbaux et l’image. Le voisin explique, sans préciser ses raisons, qu’il leur laisse la voiture : « Ich muss ohnehin sechs Wochen stillsitzen » (De toute façon, je dois rester assis tranquillement pendant six semaines) (HF, n° 3, p. 8, 255 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="256"?> vig. 8). Du coup, la réplique spontanée de Ferdinand : « […] endlich etwas Erfreuliches! » (Enfin quelque chose d’agréable ! ) (HF, n° 3, p. 9, vig. 1) n’a plus aucune raison de choquer ni Fridolin ni Ferdinand, qui ajoute : « Ja. Es gibt doch noch nette Menschen auf der Welt, die anderen uneigennützig helfen » (Oui. Il y a encore des gens gentils sur terre, qui aident les autres de manière désintéressée) (cf. fig. 9). Le profond embarras de Ferdinand et la consternation de Fridolin à la 1 ère vignette de la même page contrastent évidemment avec ces propos. Fig. 9 : Der heitere Fridolin (1958, n° 3 : 9, vig. 2). La traduction de Carlsen en revanche respecte l’humour de l’original et tente même de le renforcer par la réplique de Fantasio « Großartig! » (Superbe ! ) (C, p. 26, vig.1), en réaction à la nouvelle qu’Alfred se serait cassé la jambe. 4. Résumé Cette petite analyse comparative a montré quelques tendances intéressantes concernant les stratégies de traduction des quatre versions. Elles ne confirment pas l’hypothèse d’Andrew Chesterman selon laquelle toute retraduction ferait partie d’un processus d’acheminement vers l’original qui irait de pair avec un continuel rapprochement, débutant par une stratégie cibliste et conduisant progressivement à une stratégie sourcière (cf. Chesterman 2004 : 8). Elle illustre plutôt le point de vue plus pessimiste de David Damrosch, qui estime que toutes les œuvres seraient sujettes à des manipulations et même à des déformations lorsqu’elles sont reçues à l’étranger, et que les classiques établis bénéficieraient généralement d’un certain degré de protection grâce à leur prestige culturel 256 Nathalie Mälzer <?page no="257"?> 22 On entend par là des versions doublées qui se démarquent nettement de l’original […]. Par sa liberté prise envers l’original et son aspect divertissant, la Schnodder-Synchron présente une certaine ressemblance avec le détournement, le Fundub. (cf. Damrosch 2003 : 24). Ainsi, la stratégie de Semrau semble la plupart du temps respecter l’original et non pas prendre de grandes libertés, malgré de nombreuses maladresses et contradictions entre les images et les éléments verbaux. Le traducteur prend soin de germaniser le nom des personnages principaux pour les introduire en Allemagne. Nous avons également observé des changements de sens ponctuels, où il n’était pas toujours facile de décider, s’ils étaient dus à un manque de compétence linguistique du traducteur, à des contresens, des malentendus ou s’il s’agissait d’interventions délibérées. En ce qui concerne le traitement des éléments verbaux diégétiques, nous avons remarqué que Semrau limite l’effort des dessinateurs au strict nécessaire en se contentant d’effacer les éléments dispensables. La première traduction pour Kauka, parue dans Lupo Modern, est nettement meilleure. Ce qui étonne quand on la compare avec la deuxième version parue dans Fix und Foxi Extra. Même s’il est probable qu’un changement de traducteur a eu lieu en raison de la mort de Norbert Pohl, nous avons vu que le reformatage pour livre de poche entrepris par Wiechmann et Kostanjsek a eu des conséquences considérables sur cette traduction. La version FFX de Kauka est caractérisée par le non-respect de l’original et par une négligence envers les détails. En raison du ton à la fois désinvolte et plus rude ainsi que des ajouts hu‐ moristiques, sa stratégie traductive ne peut être qualifiée simplement de cibliste, mais pourrait être comparée avec le style des doublages en langue allemande de l’époque. Ce style est connu sous le nom de ‘Schnodder-Synchron’ : « Man versteht darunter Synchronfassungen, die deutlich vom Original abweichen […]. Die Schnodder-Synchron hat durch ihren freien Umgang mit dem Original und die unterhaltsamen Ergebnisse Ähnlichkeit mit der Fundub » ( Jüngst 2010 : 113). 22 La traduction de Carlsen est sans aucun doute la plus fidèle, autant sur le plan linguistique que sur le plan des couleurs, du lettrage, du format et de la qualité du papier, ce qui explique certainement la longévité de la série en langue allemande. Cette stratégie de traduction, voire de publication reflète bien le processus de canonisation de la série Spirou et Fantasio ainsi que l’établissement graduel de la bande dessinée comme neuvième art en Allemagne. 257 L’humour dans les traductions allemandes de Spirou et Fantasio <?page no="258"?> Références Sources primaires Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) [1954] (1993) : Les Voleurs du Marsupilami. 5, Une aventure de Spirou et Fantasio. Marcinelle : Dupuis. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) [1956] : La mauvaise tête. 8, Une aventure de Spirou et Fantasio. Marcinelle : Dupuis. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1958) : « Der Raub des Marsupilami », in : Der heitere Fridolin, 1 : 3-10, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1958) : « Der Raub des Marsupilami », in : Der heitere Fridolin, 2 : 3-12, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1958) : « Der Raub des Marsupilami », in : Der heitere Fridolin, 3 : 2-9, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1958) : « Der Raub des Marsupilami », in : Der heitere Fridolin, 4 : 2-9, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1958) : « Der Raub des Marsupilami », in : Der heitere Fridolin, 5 : 4-11, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1958) : « Der Raub des Marsupilami », in : Der heitere Fridolin, 6 : 3-10, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1958) : « Der Raub des Marsupilami », in : Der heitere Fridolin, 7 : 3-12, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 26 : 32-35, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 27 : 32-35, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 28 : 13-17, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 29 : 32-35, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 30 : 32-35, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 31 : 30-34, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 32 : 14-17, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 33 : 14-17, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 34 : 14-17, traducteur anonyme. 258 Nathalie Mälzer <?page no="259"?> Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 35 : 14-17, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 36 : 33-36, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1965) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 37 : 32-35, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1966) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 1 : 30-33, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1966) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 2 : 30-33, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1966) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 4 : 32-35, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1966) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 5 : 32-35, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1966) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 6 : 32-35, traducteur anonyme. Franquin, André (D) / Almo, Jo (A) (1966) : « Viel Wirbel um Kokomiko » in : Lupo modern, 7 : 32-35, traducteur anonyme. 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Ce terme permet par ailleurs de faire ressortir « le fait qu’il ne s’agit pas d’un oral complètement ‘artificiel’, s’opposant à un oral spontané complètement ‘naturel’, mais que nous avons plutôt affaire à un continuum d’auto-surveillance entre style formel et informel » (Pustka/ Dufter/ Hornsby 2021 : 126). « Ça nous fait trop goleri. » La mise en scène de la langue des jeunes dans la bande dessinée et son utilisation en tant que ressource didactique Anke Grutschus 1. Introduction Même si la bande dessinée s’adresse aux lecteur·rice·s de tout âge, on peut cons‐ tater que la part de bédéphiles est bien plus importante parmi les lecteur·rice·s de moins de 15 ans (cf. Vincent Gérard et al. 2020). On est donc en droit de se demander si cette affinité se reflète également au niveau linguistique : les bandes dessinées affichent-elles une prédilection pour l’emploi de la langue des jeunes ? 1 Tandis que la mise en scène 2 de la langue des jeunes a déjà été analysée pour d’autres genres tels que les films (p. ex. Bedijs 2012, Devilla 2015, Planchenault 2012), très peu d’études comparables ont été consacrées à la bande dessinée (cf. Bollée 1997, Bastian 2014). La présente contribution entend combler cette lacune en prenant en compte le sujet de la langue des jeunes dans la bande dessinée depuis deux perspectives différentes : d’un point de vue linguistique, il s’agira de déterminer la nature et la fréquence des éléments de la langue des jeunes intégrés dans la bande dessinée. Dans le cadre d’une analyse de corpus de deux bandes dessinées différentes, à savoir Lou ! et Les cahiers d’Esther (cf. section 4.1), nous dresserons tout d’abord l’inventaire des phénomènes employés (cf. section 4.3), avant de nous intéresser <?page no="266"?> à la question de leur ‘authenticité’ (cf. section 4.4). Le volet linguistique sera placé sous le signe du constructivisme linguistique (cf. Eckert 2012), puisque nous partons de l’idée que non seulement la conception du profil linguistique d’un personnage de BD relève d’un procédé créatif, mais que toute variation linguistique est le reflet de l’identité sociale que les locuteur·rice·s choisissent d’incarner. Étant donné que cette identité se (trans-)forme à l’adolescence, l’aspect constructiviste nous paraît d’autant plus pertinent dans l’analyse de la langue des jeunes. La perspective linguistique est complétée par une perspective didactique, qui répondra à la question de savoir si les deux bandes dessinées analysées constituent une ressource didactique adaptée pour aborder le sujet de la langue des jeunes en cours de FLE (cf. section 5). 2. État de l’art L’utilisation de la langue des jeunes dans la bande dessinée française a été, jusqu’à présent, peu étudiée : seules Bastian (2014) dans son analyse de La vie secrète des jeunes et Bollée (1997) avec son étude sur Agrippine se sont penchées sur la question (cf. section 2.2). Étant donné que nous souhaitons faire ressortir davantage l’aspect construc‐ tiviste de la mise en scène de la langue des jeunes, notre état de l’art s’appuie par ailleurs sur des travaux au cadre thématique plus large : dans un premier temps, nous passerons brièvement en revue les travaux étudiant les caractéristiques linguistiques de la bande dessinée en général (cf. section 2.1). Dans un deuxième temps, nous prendrons en compte les analyses de la mise en scène de la langue des jeunes dans le film francophone (cf. section 2.2), avant de donner un aperçu des travaux sur l’intégration de la langue des jeunes et de la bande dessinée en cours de FLE (cf. section 2.3). 2.1 La langue de la BD Les analyses de la langue utilisée dans la bande dessinée se font encore rares, en particulier dans le cas de la BD francophone. Dans un premier temps, les travaux existants prennent en compte les éléments perçus comme étant des singularités linguistiques de la BD, notamment les onomatopées et les interjections (cf. Delesse 2001, Merger 2012). Un deuxième groupe de travaux est centré sur des questions d’ordre traductologique (cf. Delesse/ Richet 2009, Hafner/ Postlep 2020), dont l’importance s’explique notamment par le fait que la BD francobelge constitue un produit d’exportation par excellence (cf. Mälzer 2015 : 12). Enfin, un troisième volet de travaux s’occupe des marques du langage relevant du domaine de l’immédiat communicatif (Koch/ Oesterreicher 2001) présentes 266 Anke Grutschus <?page no="267"?> dans les bulles. La majorité de ces études dédiées à l’oralité ne prennent en compte qu’un choix restreint de phénomènes, comme les marqueurs discursifs ou les déictiques (cf. Pietrini 2012, 2014). Seule une poignée de travaux analysent plusieurs niveaux linguistiques à la fois. Ainsi, dans son analyse du langage des ‘loubards’ dans les bandes dessinées de Renaud, Redecker (1993, 1994) étudie aussi bien le lexique argotique (p. ex. tune ‘argent’) que des traits phonétiques (p. ex. des élisions comme dans v’là ou p’t’être) et morphosyntaxiques (p. ex. des contaminations dans la formation du subjonctif comme dans voye ou croive). Son inventaire de phénomènes linguistiques est complété par des réflexions concernant la mise en scène de l’oralité, dont elle identifie deux fonctions principales : d’un côté, elle souligne « l’authenticité sociale » (Redecker 1994 : 448) conférée aux personnages à travers leur langage. D’un autre côté, il ne faut pas négliger l’aspect ludique de la mise en scène de l’oralité : les passages au registre informel sont utilisés à des fins humoristiques, ce qui peut renforcer la tendance à grossir certains traits. Dans son étude de la mise en scène de la langue des jeunes dans Agrippine, Bollée (1997) souligne un tout autre aspect qui contribue à brouiller les limites entre oralité mise en scène et oralité ‘authentique’ : Bretécher semble elle-même avoir inventé certaines expressions ‘jeunes’ comme giga, que ses lecteur·rice·s se seraient approprié·e·s par la suite (cf. Merle 1990 : 47). Par ailleurs, Bollée (1997 : 30) observe un manque de convergence inhabituel entre la langue des jeunes et le français populaire, qu’elle explique par l’origine bourgeoise de la protagoniste et qui se traduit notamment par l’absence quasi systématique de particularités aux niveaux phonique et morphosyntaxique. Seul le domaine lexical est caractérisé par de nombreux mots provenant de variétés sous-standard (p. ex. bosser ou fringues, cf. Bollée 1997 : 33). Des traits que Bollée attribue plus particulièrement à la langue des jeunes concernent aussi bien le niveau morphologique, avec des apocopes (p. ex. aprèm ; impec ; faiche ‘fais chier’), des suffixations (p. ex. discretos) ou des verlanisations (p. ex. keuf ; nasco ‘connasse’), que le niveau lexical, avec des néologismes sémantiques (p. ex. ballonner ‘importuner vivement’, formé sur le modèle de gonfler) et des anglicismes (p. ex. don’t be cruel). S’appuyant sur deux tomes de La vie secrète des jeunes, Bastian (2014) relève un certain nombre de caractéristiques identifiables comme ‘jeunes’ aux niveaux phonétique (p. ex. des élisions dans kesskya), morphologique (p. ex. des apocopes dans dispo ou des verlanisations comme pécho) et lexical (p. ex. des argotismes comme naze). 267 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="268"?> La comparaison par Grutschus/ Kern (2021) de deux bandes dessinées (Astérix et Titeuf) concernant leur mise en scène de l’oralité aux niveaux phonologique et morphosyntaxique constitue jusqu’à présent la seule étude mettant en regard l’oralité simulée et l’oralité ‘authentique’. Elle a su montrer comment la surexploitation de certains phénomènes tels que la dislocation à droite comme Ils sont fous, ces Romains, en fait une « marque de fabrique » de la série. L’étude a également permis de démontrer que l’emploi de phénomènes ‘oraux’ caractérisant l’origine sociale des protagonistes ne va pas forcément de pair avec une fréquence particulièrement élevée, mais que dans des contextes écrits, une « dose réduite » paraît suffire pour évoquer l’oralité. La présente étude entend approfondir l’analyse de Grutschus/ Kern (2021) dans la mesure où elle se focalise sur la représentation linguistique d’un groupe social en essayant de mettre en regard la langue des jeunes mise en scène et la langue des jeunes ‘authentique’, c’est-à-dire telle qu’elle est documentée dans des corpus. Une telle mise en regard présuppose, surtout s’il s’agit d’une comparaison d’ordre quantitatif, l’existence d’études de corpus avec d’importantes convergences concernant le moment de l’enquête, l’âge et le sexe des enquêtés ainsi que leur origine sociale et régionale. 2.2 La langue des jeunes mise en scène dans le film La simulation de l’oralité dans le film s’opère certes selon des principes quelque peu différents de ceux qui caractérisent la bande dessinée, étant donné qu’une transposition médiale du phonique vers le graphique (et vice-versa) a lieu uni‐ quement si les dialogues sont consignés dans un scénario. Mais les travaux que nous allons résumer soulignent des aspects intéressants concernant la sélection des traits linguistiques qui contribuent à caractériser les personnages et qui nous permettront ainsi de mieux prendre en compte l’aspect constructiviste de la mise en scène de la langue des jeunes. L’emploi cinématographique de la langue des jeunes en France a été analysé en profondeur par Bedijs (2012), qui estime que la représentation de l’oralité dans les films est caractérisée par une surexploitation de certains traits linguistiques, procédé qui contribue à une stéréotypisation des personnages (cf. Bedijs 2012 : 298). Elle souligne par ailleurs d’importantes convergences entre le français parlé ‘authentique’ (adulte) et la langue des jeunes telle qu’elle est représentée dans les films. La langue des jeunes se distingue cependant par la fréquence plus élevée dans l’emploi des marqueurs discursifs (p. ex. vas-y ou wesh), dont l’évolution semble par ailleurs caractérisée par un rythme plus rapide comparé à leur emploi par des locuteur·rice·s adultes. Un autre trait distinctif, qui caractérise surtout les films plus récents mettant en scène des jeunes de la 268 Anke Grutschus <?page no="269"?> 3 Voir Rouvière (2020 : 244-245) pour un aperçu historique du rôle de la BD dans l’enseignement en France. 4 Les spécificités linguistiques ne sont bien évidemment pas les seules à être négligées en contexte d’enseignement. Ainsi, Braun / Schwemer (2018) soulignent que les banlieue parisienne, concerne l’intégration de phonèmes arabes (p. ex. / h/ , / χ/ ou / ħ/ , notamment dans le film L’esquive, cf. Bedijs 2012, 224). Au niveau lexical, Bedijs (2012 : 299) confirme une présence importante de lexèmes appartenant aux registres sous-standard (p. ex. niquer ou raclée). Dans le domaine du lexique, la stéréotypisation linguistique des personnages passe, selon Fiévet/ Podhorná-Polická (2008 : 214), majoritairement par des « mots identitaires », qui correspondent au « lexique à haute fréquence d’emploi (car très à la mode chez les jeunes) » comme bollos ‘victime’ ou gros ‘pote’ (Fiévet/ Podhorná-Polická 2008 : 237). Les scénaristes doivent tout de même veiller à ne pas tomber dans la caricature, surtout quant à l’emploi du verlan, qui compte certes parmi les procédés identitaires (non seulement) chez les locuteur·rice·s originaires des cités. Mais il faut constater que dès la première décennie du XXI e siècle, « la dimension néologique du verlan est […] en perte de vitesse » (Fiévet/ Podhorná-Polická 2008 : 216). Les autrices supposent que « le poids du stéréotypage […] a certainement joué un rôle dans cette dynamique centripète » (Fiévet/ Podhorná-Polická 2008 : 219), identifiant ainsi une interdépendance inattendue entre oralité mise en scène et oralité ‘authentique’. Si les jeunes semblent donc, en principe, réceptifs à la langue des médias audiovisuels, cette réceptivité ne va pas jusqu’à les inciter à reprendre des mots entendus dans les films - contrairement à la dynamique supposée entre les BD de Bretécher et ses lecteur·rice·s (cf. Bollée 1997). 2.3 BD et langue des jeunes en cours de FLE Alors que la bande dessinée fait partie intégrante de l’enseignement scolaire du français aussi bien en France qu’à l’étranger depuis plusieurs décennies, 3 c’est seulement depuis quelques années que l’on assiste à une augmentation importante de travaux didactiques qui étudient son utilisation, notamment en cours de FLE (cf. Morys 2018 pour une bibliographie très complète). Ce foisonnement va de pair avec la parution de travaux fournissant une base empirique à l’utilisation des BD en classe, comme l’étude de Koch (2017), qui prend également en compte les compétences et les motivations des élèves. Morys (2018) passe systématiquement en revue différents types de publica‐ tion ayant pour objet les bandes dessinées en cours de FLE. Sa méta-analyse montre que les spécificités linguistiques 4 des BD ne sont que très rarement prises 269 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="270"?> caractéristiques du médium de la BD en elle-même constituent un autre sujet rarement évoqué en cours de FLE. 5 Le CECR, qui ne fait d’ailleurs pas référence aux BD, prône notamment la transmission de « compétences sociolinguistiques », comprenant les « différences de registre » ainsi que différents dialectes et accents. Parmi les marques linguistiques que les apprenants devraient être capables de reconnaître, le CECR identifie explicitement « la classe sociale, l’origine régionale, l’origine nationale, le groupe professionnel » (CECR 2001 : 94). 6 Le CECR ne prévoit l’emploi actif de registres non standard qu’à partir du niveau B2 (cf. CECR 2001 : 95). en compte. Dans la plupart des manuels scolaires, les bandes dessinées sont utilisées soit comme ressources imagées pour la production orale ou écrite, soit pour introduire des contenus grammaticaux ou lexicaux. C’est uniquement avec des élèves d’un niveau plus avancé que l’on considère aborder les sujets mêmes traités par les différentes bandes dessinées (p. ex. le sujet de la fracture sociale abordé dans La débauche (Tardi / Pennac) ou le rôle de la femme thématisé dans Nostalgie (Bretécher), cf. Morys 2018 : 120). Dans les manuels scolaires analysés par Morys (2018), les contextes dans lesquels les spécificités linguistiques des bandes dessinées sont mises à profit sont extrêmement rares. Parmi les quelques exceptions, on peut compter des exercices invitant les élèves à expliquer des onomatopées comme snif ou paf, qui sont illustrées par différentes vignettes de BD (cf. À plus 4, 2015). Par ailleurs, dans une unité du manuel allemand Tous ensemble (vol. 5, 2008 : 55-59), différents aspects du « parler jeune » sont abordés à partir de l’extrait d’une BD. Dans le cadre d’un exercice, les élèves y sont invités à identifier des ‘expressions’ provenant de la langue des jeunes (p. ex. T’en veux ? ou Ça vous branche ? ) et à les mettre en relation avec leurs ‘synonymes’ en ‘langue standard’ (p. ex. Tu en veux ? ou Ça vous intéresse ? ). La réticence à aborder la langue des jeunes en cours de FLE, qui va d’ailleurs à l’encontre des recommandations du cadre européen commun de référence pour les langues (CECR), 5 est sans doute un symptôme de la concentration sur le registre standard qui caractérise l’enseignement des langues étrangères. Schmelter (2011) soumet à un examen critique aussi bien les arguments en faveur qu’à l’encontre d’une intégration de la langue des jeunes. Nous partageons son analyse, qui consiste à dire que les arguments contre une intégration de la langue des jeunes en classe de FLE se dirigent en réalité seulement contre une maîtrise active de cette variété (cf. Schmelter 2011 : 102), ce qui ne constitue évidemment pas un objectif réaliste, surtout pour des apprenants peu avancés. 6 Cependant, rien ne paraît s’opposer à une familiarisation ne serait-ce que ponctuelle, pour laquelle une bande dessinée semble être le support idéal. Dans le cadre de notre 270 Anke Grutschus <?page no="271"?> 7 Voir également Auzanneau/ Juillard (2012), Boyer (1997), Conein/ Gadet (1998). Gadet (2017 : 32-33) souligne le caractère potentiellement stigmatisant des termes énumérés et préfère, de son côté, employer le terme de vernaculaire urbain contemporain. Faute de place pour une discussion terminologique approfondie, nous nous servirons, de manière purement pragmatique, de la dénomination langue des jeunes, qui, malgré les réserves tout à fait justifiées, nous paraît être le terme le plus courant (cf. Gadet 2017 : 27). analyse de corpus, nous tenterons par conséquent de prendre en compte des critères de nature didactique susceptibles de guider le choix des enseignant·e·s. 3. La langue des jeunes Le phénomène de la ‘langue des jeunes’ est loin de faire l’unanimité, tout par‐ ticulièrement parmi les linguistes francophones. Les désaccords trouvent leur premier reflet dans l’importante hétérogénéité terminologique : la liste - non exhaustive ! - comprend de nombreuses combinaisons des termes argot/ jargon/ langue/ parler/ slang/ tchatche et de banlieue/ des collégiens/ d’école/ des jeunes/ des rues (cf. Bedijs 2015 : 293). 7 Parmi les questions faisant l’objet de controverses, l’on compte tout d’abord l’existence même de cet objet linguistique. Ainsi, Féral (2012 : 21-22) s’interroge sur la pertinence du concept du parler jeune, mettant en question l’existence de phénomènes linguistiques exclusivement ‘jeunes’ et craignant par ailleurs une stigmatisation sociale injustifiée. On peut interpréter son interrogation comme la condensation de plusieurs questions fondamentales touchant à la nature de cette variété. Dans un premier temps, il est difficile de situer la langue des jeunes parmi les catégories variationnelles traditionnelles (cf. Bedijs 2015 : 297-298) : s’agitil d’un sociolecte générationnel ou ne serait-elle pas plutôt à classer parmi les registres stylistiques ? Et comment prendre en compte les différences régionales et/ ou sociales entre les jeunes locuteur·rice·s ? Dans un deuxième temps, l’emploi de l’attribut jeune pose problème, parce qu’il paraît difficile de le faire correspondre à une tranche d’âge identique pour tou·te·s les locuteur·rice·s. Trimaille (2004 : 107) souligne que c’est surtout la limite supérieure qui est sujette à variation (entre 18 et 25 ans), notamment en fonction de la durée de scolarisation. Les difficultés descriptives se poursuivent lorsqu’il s’agit de déterminer les caractéristiques linguistiques de la langue des jeunes. L’enjeu principal consiste ici à distinguer entre les particularités caractérisant exclusivement la langue des jeunes et des phénomènes ‘oraux’ au sens large. Si les phénomènes syntaxiques relevés par Bedijs (2015 : 303-303), comme par exemple l’omission du ne de négation ou le taux élevé de structures focalisantes comme la mise en 271 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="272"?> relief, sont également attestés dans d’autres variétés non standard, le domaine morphologique comprend certains procédés spécifiques à la langue des jeunes, notamment l’emploi adverbial de certains adjectifs (p. ex. elle est grave belle) ainsi que différents procédés d’intensification (p. ex. des préfixations comme elle est hyper jolie) (cf. Bedijs 2015 : 303). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le domaine lexical ne comporte pas non plus de procédés linguistiques ‘jeunes’ à proprement parler (cf. Gadet 2017 : 123), même si les verlanisations ainsi que certains anglicismes (p. ex. la life ‘la vie’) ou arabismes (p. ex. le seum ‘la haine / la rage’) sont perçus et présentés comme tels par les médias (cf. Gadet 2017 : 44). Les études de corpus du lexique ‘des jeunes’ font par ailleurs état d’un certain nombre de procédés de néologisation que l’on retrouve tout aussi bien dans d’autres variétés non standard comme les néologismes sémantiques. Il en va de même pour le niveau phonique, où la langue des jeunes présente d’importants recoupements avec d’autres variétés non standard, par exemple concernant les élisions ou les simplifications de groupes consonantiques. La description des phénomènes plus particularisants, comme l’allongement de la pénultième syllabe, la grande rapidité du débit, la désonorisation d’occlusives voisées, l’affrication de palatales (cf. Gadet 2017 : 57-64) ou l’intégration de pho‐ nèmes arabes (cf. Bedijs 2015 : 307) était longtemps basée quasi exclusivement sur des données d’adolescents masculins et originaires des banlieues (cf. Fagyal 2005). Cependant, les données du corpus MPF (Multicultural Paris French, cf. 4.2) démontrent que ces phénomènes sont également produits par des locutrices. Pour conclure, il convient d’aborder certaines caractéristiques de la langue des jeunes qui concernent le niveau pragmatique. Parmi les spécificités ‘jeunes’, l’on compte notamment les rituels (verbaux ainsi que non verbaux) de salutation, la création de surnoms, l’emploi de marqueurs discursifs spécifiques ainsi que les formules de jurement (cf. Bedijs 2015 : 307-308). Au vu de l’importance des recoupements entre la langue des jeunes et d’autres variétés non standard, on est en droit de se demander si l’on peut raisonnablement parler d’une ‘langue des jeunes’. D’un point de vue purement linguistique, il paraît en effet difficile de reconnaître cette dernière comme une variété à part entière. Ce constat contraste fortement avec la perception du grand public ainsi qu’avec la présentation de la variété dans les médias, qui donnent l’image d’une variété plus ou moins homogène, caractérisée par une « intonation dite ‘banlieue’ » (Gadet 2017 : 43), des arabismes (avec wesh généralement cité en premier lieu) et des verlanisations. Si nous avons décidé d’étudier la mise en scène de la langue des jeunes dans la BD, c’est précisément parce que nous partons de l’idée que les profils linguistiques des jeunes protagonistes y occupent une position intermédiaire 272 Anke Grutschus <?page no="273"?> entre les extrêmes que nous venons d’esquisser : l’absence complète de caracté‐ ristiques particularisantes d’un côté et la stéréotypie exacerbée de l’autre. Nous nous attendons donc à des profils linguistiques plus nuancés en comparaison de leur présentation dans les médias, mais qui ne seront pas pour autant exempts d’effets de stylisation, étant donné que les caractéristiques linguistiques sont au service de la caractérisation des personnages. En analysant les choix effectués par les auteurs des BD, nous comptons découvrir - en accord avec notre perspective constructiviste - quels phénomènes linguistiques sont utilisés pour créer un ‘effet jeune’. 4. Étude de corpus Dans ce qui suit, nous allons d’abord présenter les bandes dessinées étudiées (cf. section 4.1), pour ensuite établir notre grille d’analyse (cf. section 4.2). La section 4.3 comprend les résultats de l’étude de corpus, alors que la section 4.4 comprend des réflexions sur la construction même de la mise en scène de la langue des jeunes. 4.1 Constitution du corpus Notre corpus comprend deux tomes de bandes dessinées mettant en scène la langue des jeunes : le premier tome (Journal infime, 2004) de la série Lou ! , créée par Julien Neel ainsi que le troisième tome (Histoires de mes 12 ans, 2017) de la série Les cahiers d’Esther, créée par Riad Sattouf. Notre choix s’est porté sur ces deux tomes car ils mettent en scène deux jeunes filles, ce qui laisse supposer une présence importante de phénomènes relevant de la langue des jeunes, même si ces phénomènes tendent à se manifester de manière encore plus nette chez les adolescents masculins. L’auteur des Cahiers d’Esther fait d’ailleurs régulièrement part de l’importance qu’il accorde à la langue employée dans ses BD, ce qui souligne à quel point il est soucieux de ‘retranscrire’ l’oralité aussi fidèlement que possible. Dans une interview, il décrit le processus de son écriture, dont le point de départ est toujours une « histoire vraie » que lui a racontée une jeune fille (rebaptisée Esther) de son entourage, de la manière suivante : J’adore retranscrire la langue parlée. Les mots, le rythme, les expressions nouvelles, et les plus anciennes, qui reviennent. Parfois je crois utiliser un mot de jeune, et je me rends compte qu’il n’est plus utilisé. […] En tout cas je n’invente pas les mots. J’essaie le plus possible d’utiliser les mots qu’Esther emploie. Cela montre aussi comment la langue est vivante, comment elle évolue et en même temps se perpétue. Quand j’entends une expression je me dis ça, il ne faut pas que je l’oublie. Quand elle me raconte ses histoires, je prends pas mal de notes. (Franceinfo, interview publiée le 19/ 06/ 2020) 273 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="274"?> En outre, nous avons tenu à choisir des bandes dessinées comparables dans de nombreux points : à côté du fait que les deux BD correspondent à des albums classiques parus à des intervalles relativement courts, vendus à un nombre important d’exemplaires et composés d’histoires de la longueur d’une page, les similitudes concernent le genre, l’âge et l’origine sociale des protagonistes : Lou et Esther ont toutes les deux 12 ans, leurs familles font partie de la classe moyenne et elles vivent dans une grande ville. Les similitudes se poursuivent jusque dans les situations de communication représentées ainsi que pour les sujets abordés. Un dernier trait commun entre les BD nous paraît important en vue du volet didactique de notre étude : Lou et Esther sont explicitement recommandés pour l’utilisation en cours de FLE, par exemple dans le curriculum bavarois. À côté des similitudes évoquées, les BD révèlent tout de même un certain nombre de différences, dont deux que nous tenons à souligner. Premièrement, le graphisme diffère sensiblement d’une BD à l’autre. Lou est conçu de manière plus traditionnelle, dans la mesure où le contenu verbal apparaît majoritaire‐ ment dans des bulles, les cartouches dans lesquelles survient la voix narrative de Lou étant plutôt rares. Les vignettes de la série Les cahiers d’Esther, en revanche, comprennent beaucoup plus de contenu verbal. Elles contiennent de manière quasi systématique des cartouches plus ou moins longues, mettant en scène les réflexions de la jeune protagoniste, ainsi que (moins systématiquement) des bulles contenant les échanges des protagonistes. Ces éléments textuels sont complétés par des commentaires ‘libres’, reliés par des flèches à leurs référents visuellement représentés dans la case. Une deuxième différence pourrait se révéler particulièrement significative, surtout quant à la mise en scène de la langue des jeunes : les BD ne s’adressent pas au même public. La série Lou ! a été conçue comme « bande dessinée jeunesse », qui a été récompensée à plusieurs reprises par le « prix jeunesse » du Festival d’Angoulême. La série Les cahiers d’Esther, en revanche, vise plutôt un public adulte, comme le suggère notamment la prépublication des planches dans l’hebdomadaire L’Obs. L’étude de corpus montrera si cette différence a un impact sur la représentation de la langue des jeunes - on pourrait notamment s’attendre à une stéréotypisation plus importante destinée au public adulte des Cahiers d’Esther, alors qu’un dosage plus prudent pourrait contribuer à éviter que le jeune lectorat de Lou ne se sente pas pris au sérieux. 4.2 Grille d’analyse Lors de l’étude des deux BD, nous avons pris en compte tous les énoncés provenant de locuteur·rice·s jeunes, que ce soient donc les deux protagonistes, 274 Anke Grutschus <?page no="275"?> 8 Nous avons conscience du fait que, malgré une proportion importante de paramètres sociolinguistiques convergents (région, moment global de l’enregistrement, situation de communication, etc.), il n’y a pas de correspondance parfaite entre les protagonistes des BD et les locuteur·rice·s recensé·e·s dans le corpus dans la mesure où Lou, Esther et ses camarades sont plus jeunes que la moyenne des locuteur·rice·s du corpus MPF, qu’elles sont issues de milieux sociaux plus aisés et qu’elles semblent ne pas être en contact direct avec une « langue d’héritage » (Gadet 2017 : 31). Ces différences doivent être prises en compte lors de notre analyse. 9 Étant donné les difficultés de classement dans des catégories au caractère contro‐ versé et dont l’inventaire est de toute façon en constante évolution comme français familier/ populaire/ vulgaire/ argotique, etc., nous renonçons ici à une catégorisation plus explicite. Nous souhaitons donc seulement documenter dans quelle mesure les jeunes locuteur·rice·s se servent, à côté d’éléments spécifiquement ‘jeunes’, d’autres phénomènes non standard, tels qu’ils sont par exemple documentés dans les travaux de Koch/ Oesterreicher (2011) sur l’‘immédiat communicatif ’. Lors de la discussion des résultats, il s’agira alors de faire la part des choses entre les phénomènes spécifiquement ‘jeunes’ et des phénomènes relevant d’autres registres non standard. leurs ami·e·s ou bien le frère aîné d’Esther. Il faudra ainsi prendre en compte que les énoncés ne proviennent pas exclusivement de locutrices, même si la part de parole des jeunes filles est largement majoritaire. Notre analyse est basée sur une grille d’analyse distinguant les différents niveaux linguistiques (voir le tableau 1). Étant donné que nous comptons mettre en regard la langue des jeunes telle qu’elle est mise en scène dans les BD avec celle documentée dans les corpus authentiques, nous prenons pour point de départ une grille d’analyse rassemblant les caractéristiques linguistiques relevés dans le corpus MPF (Multicultural Paris French, cf. Gadet 2017). Comprenant des entretiens avec 223 locuteur·rice·s entre 12 et 37 ans, issu·e·s des couches popu‐ laires 8 et résidant en région parisienne, le corpus se distingue non seulement par l’importance de son ampleur (environ un million de mots), mais aussi par son actualité : les données ont été recueillies à partir de 2010, le MPF figure donc parmi les corpus les plus récents en date. Nous avons complété cet inventaire par des phénomènes identifiés comme étant spécifiques de la langue des jeunes dans d’autres études (cf. Bedijs 2015). Par ailleurs, nous avons également procédé de manière inductive en intégrant tous les phénomènes non standard 9 relevés dans les BD dans l’inventaire préétabli. Les phénomènes difficilement transposables à l’écrit, tels que la réalisation d’un / R/ pharyngal (cf. Gadet 2017 : 60 f.) ainsi que l’absence de liaisons obligatoires (ex. : deux # euros, Gadet 2017 : 61) ont été éliminés d’emblée, y compris les traits prosodiques. 275 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="276"?> Niveau d’analyse Traits linguistiques Niveau pho‐ nique Élisions • d’un segment vocalique/ du schwa : [ta] tu as ; [stɛ] c’était (G) • d’un segment consonantique/ réduction de groupes consonan‐ tiques : [ja] il y a ; [ot] autres (G) Assimilations consonantiques : [ʃepa] je sais pas (G) Affrications : [vwat͡ʃyʁ] voiture ; [d͡ʒi] dit (G) Emprunt de phonèmes à l’arabe : / h/ , / χ/ (B) Phénomènes vocaliques : • Ouverture de voyelles nasales : <nan> non (Esther) • Antériorisation de / ɔ/ en / œ/ : [bœn] bonne (G) • Harmonisation vocalique : [ɔʒɔʁdɥi] aujourd’hui (G) Hyperarticulations : <par-fait> (Esther) Niveau mor‐ phosyntaxique Redoublement du sujet : ma mère elle a acheté une maison (G) Formes verbales non normatives : • Bases longues marquant le pluriel : voyent [vwaj] ; croivent (G) • Subjonctifs audibles : voie [vwaj] (G) Formes verbales « passe-partout »/ invariables : • Verlanisations : je l’ai pécho ; tu dis elle a kène (verlan de niquer) (G) • Emprunts au romani : ils se font marave (‘taper’) (G) Emplois appellatifs de gars et mec(s) : on se boit quoi les mecs (G) Emplois divergents de trop : il y a trop pas le choix ; Paris c’est trop gros (G) Emploi adverbial de grave : elle a grave kiffé (G) Structures interrogatives particulières : • Clivage des interrogatives partielles : c’est qui qui parle comme nous ; c’est quand qu’on fait notre choré là ? ; c’est quoi les options ? (G) • Assimilation entre les formes directe et indirecte de l’interro‐ gation : elle préfère savoir qu’est-ce que moi je veux faire comme études (G) • Simplifications syntaxiques : mais où où j’ai déjà mangé des salades d’été que tu as fait ? (G) Omission du ne de négation (B) : je sais pas (B) Variations de la valence verbale : 276 Anke Grutschus <?page no="277"?> • Omission de que subordonnant : j’avoue Ø j’aime bien (Esther) • Absence de il impersonnel : Ø faut quand même pas exagérer (K/ Oe) • Réduction de la valence verbale : mais il faut que j’aie la moyenne et j’ai pas (G) • Verbes pronominaux subjectifs : regarde-moi ça ! (Lou) Fréquence importante de structures focalisantes (B) : • Mises en relief : c’est Paul qui a payé (K/ Oe) • Dislocations à gauche : des porte-voix ils en avaient pas (K/ Oe) • Dislocations à droite : elles sont dégueulasses celles de de Genthy Cathiard (K/ Oe) • il y a X qui/ que : il y a les piquets de grève qui sont venus (K/ Oe) Niveau lexical Néologismes sémantiques, p. ex. métaphorisations : calculer ‘prendre en considération’ ; cramer ‘repérer’ [G] Procédés de manipulation formelle : • Troncations : apocopes (cousin > zinc [G]), aphérèses (musique > zik [B]) • Affixations (cinéma > cinoche [B]) • Verlanisations : stabilité dénotative (devian ‘viande’ [G]) vs changement sémantique (chanmé ‘impressionnant’ [G]) Emprunts à d’autres langues • Anglais (flow ‘débit de parole dans une chanson de rap’ ; clash ‘affrontement violent’ [G]) • Romani (marave ‘bagarre’ ; bicrave ‘vendre de la drogue’ [G]) • Arabe (seum ‘rancœur’; wallah ‘je te jure’ [G]) Niveau prag‐ matique Marqueurs discursifs spécifiques : • Marqueurs d’extension de liste : et tout ; tout ça ; nanana (G) • Marqueurs d’approximation : genre (G) • là ponctuant : j’ suis dans le bus, là (Lou) • Marqueurs d’exemplification : en mode ; genre (G) • Marqueurs de focalisation : mais (Esther) Rituels langagiers : • Termes d’adresse spécifiques : chicos ; poto (Esther) • Jurement : je te jure ; la tête de ma mère (B) Tab. 1 : Inventaire des phénomènes analysés. Les exemples proviennent soit des travaux de Gadet (2017) [= G], de Bedijs (2015) [= B] ou de Koch/ Oesterreicher (2011) [= K/ Oe], soit, pour les phénomènes complétés de manière inductive, des BD analysées. 277 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="278"?> 10 Le tableau, tout comme les suivants, indique les fréquences absolues des différents phénomènes et comprend des exemples provenant de Lou et d’Esther. Lors de la comparaison des deux BD, il faudra prendre en compte qu’Esther contient un nombre nettement supérieur de tokens, étant donné que la BD recense une part plus importante de contenu verbal, notamment à cause des cartouches. Le contenu des cartouches comprend exclusivement des énoncés attribuables au personnage d’Esther, il fait par conséquent partie intégrante du corpus. Afin de déterminer l’impact du caractère monologique des cartouches sur la mise en scène de la langue des jeunes, nous avons cependant étudié les bulles et les cartouches séparément et, le cas échéant, nous en évoquerons les divergences. Tous les tableaux sont limités aux catégories comprenant au moins trois occurrences dans un des sous-corpus. 4.3 Résultats Nous allons présenter les résultats de notre étude de corpus en considérant les niveaux linguistiques séparément. Pour chaque niveau, il s’agira de faire ressortir les moyens linguistiques favorisés par les auteurs. La comparaison des deux BD entre elles ainsi que la mise en regard des résultats avec les aspects décrits comme typiques de la langue des jeunes ‘authentique’ montreront par ailleurs quels phénomènes sont laissés de côté, soulignant ainsi le choix opéré par les auteurs dans la construction linguistique de leurs personnages. 4.3.1 Niveau grapho-phonique Les BD analysées contiennent seulement un nombre restreint de phénomènes relevant du niveau grapho-phonique, qui sont rassemblés dans le tableau 2 : Traits linguistiques Lou Esther Élisions • d’un segment vocalique/ du schwa : <t’> tu ; <j’> je • d’un segment consonantique/ réduction de groupes consonan‐ tiques : <pu> plus ; <passque> parce que ; <azy> vas-y ; <pauv’> pauvre 48 3 80 64 Assimilations consonantiques : <chais pas> je sais pas ; <chuis> je suis -- 22 Ouverture de voyelles nasales : nan 1 4 Hyperarticulations : par-fait ; ma-ni-pu-ler -- 5 Total 52 175 Tab. 2 : Fréquences absolues des traits grapho-phoniques réalisés dans Lou et Esther. 10 278 Anke Grutschus <?page no="279"?> 11 Mais cf. le hapax un peutchi dekolleté, recensé dans le tableau (1), qui provient d’une mise en scène de la chanson Zumba He Zumba Ha (2012 ; cf. Esther, 21). L’affrication semble alors imiter la prononciation de son chanteur Jessy Matador, qui a grandi en banlieue parisienne. Le tableau ne fait état d’aucun phénomène décrit comme étant spécifique à la langue des jeunes tel que l’emprunt de phonèmes arabes ou l’affrication (mais cf. ci-dessous). Les élisions vocaliques, notamment celle du [y] dans t’as ‘tu as’ et celle du schwa dans j’peux ‘je peux’ constituent le phénomène le plus fréquemment attesté dans les deux BD. Les élisions consonantiques, avant tout y a ‘il y a’, sont étonnamment rares dans Lou, alors qu’elles sont omniprésentes dans Esther. Il s’agit d’ailleurs du seul trait phonique qui est plus fréquent dans les cartouches (cf. l’exemple (1)) que dans les bulles - ce qui pourrait expliquer l’écart entre les deux BD. (1) Il dit qu’y a des épidémies de gastro qu’en France. (Esther, 14) La majorité des autres cas d’élision consonantique proviennent du personnage d’Antoine, le frère aîné d’Esther, ils comprennent aussi bien des réalisations amplement documentées comme passque ‘parce que’ (cf. Chevrot 1998) que des phénomènes plus récents comme azy ‘vas-y’. L’absence quasi totale 11 de cas d’affrication s’explique sans doute par l’origine géographique et sociale des protagonistes, étant donné que ce trait est souvent présenté comme caractéristique du français parlé au Maghreb, ayant par la suite été intégré dans le « working class Parisian French […], indexing class and ethnic origin, but also widening in scope and spreading beyond working-class neighborhoods » (Fagyal 2010 : 120). Parmi les occurrences d’hyperarticulation, Esther contient, à côté d’exemples comme <ha-llu-ci-nant>, un cas d’hypercorrection illustré en (2) : (2) Les couilles c’est… ben c’est sur le sexe des garçons, c’est les texticules ou chais pas. (Esther, 17) Ici, la jeune protagoniste ‘rétablit’ l’affriquée [ks] qui lui paraît plus correcte dans un mot savant comme testicule. Cet exemple, qui correspond d’ailleurs au seul cas d’hypercorrection du corpus, illustre parfaitement le caractère forgé du parler d’Esther, car ici la fonction humoristique l’emporte sur ‘l’authenticité’ de la mise en scène - on peut au moins se demander quelle est la probabilité qu’une ‘bonne élève’ d’un collège réputé n’ait pas encore vu le mot testicule réalisé à l’écrit. À cela s’ajoute le fait qu’elle ne produit aucun exemple de simplification du type [ks] > [s] (p. ex. espliquer à la place d’expliquer), qu’il n’y a donc rien à ‘corriger’. 279 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="280"?> L’exemple (2) illustre par ailleurs le cas le plus fréquent d’assimilation consonantique, à savoir chais pas, qui correspond, à côté de chuis ‘je suis’, au seul exemple de dévoisement du corpus. Des assimilations similaires ne sont pas documentées dans Lou, qui recense bel et bien la forme élidée j’suis, mais qui ne semble pas aller aussi loin dans la ‘transcription’ du processus phonologique. 4.3.2 Niveau morphosyntaxique Comparés aux traits phoniques, les traits morphosyntaxiques sont nettement plus nombreux, comme l’illustre le tableau 3 : Traits linguistiques Lou Esther Redoublement du sujet : Cassandre elle a trop flippé. 1 12 Emploi appellatif de meuf : T’es sûre que ça va meuf ? -- 8 Omission du ne de négation : J’y crois pas. 45 162 Variations de la valence verbale : • Omission du que subordonnant : J’avoue j’aime bien. • Absence de il impersonnel : Faut que je file ! -- 6 510 Structures focalisantes : • Mises en relief : Ah, c’est ça qui était si lourd ! • Dislocations à gauche : Toi, tu m’accompagnes ! • Dislocations à droite : C’est trop ringard, ce truc ! • il y a X qui/ que : Y a des films qui parlent du futur. 214 8-- 13 52 316 Total 76 281 Tab. 3 : Fréquences absolues des traits morphosyntaxiques réalisés dans Lou et Esther. Contrairement au niveau grapho-phonique, les phénomènes morphosyntaxi‐ ques comprennent un trait spécifiquement ‘jeune’, à savoir l’emploi appellatif de meuf qui se trouve illustré en (3) : (3) T’es sérieuse meuf ? (Esther, 26) Cet emploi est d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’un substantif féminin, alors que le corpus MPF, qui est d’ailleurs le seul à recenser des exemples de ce type, difficiles à documenter dans des entretiens sociolinguistiques ‘classiques’ (cf. Gadet 2017 : 81), comprend uniquement des équivalents masculins comme mec 280 Anke Grutschus <?page no="281"?> 12 Une recherche sur Google montre cependant que les emplois appellatifs de meuf sont tout à fait courants. Ainsi, Google recense 634 occurrences rien que pour la tournure T’es sérieuse meuf ? (recherche effectuée le 28 janvier 2022), dont les premières occurrences sur le réseau social Twitter remontent à 2014 (recherche effectuée le 28 janvier 2022 sur www.twitter.com). ou gars. 12 Le portrait linguistique d’Esther s’avère donc ici être plus vrai que nature dans la mesure où Esther semble s’approprier une pratique langagière majoritairement masculine (cf. aussi chap. 4.3). Parmi les éléments qui correspondent à des caractéristiques universelles de l’immédiat communicatif, les dislocations à gauche, qui sont d’ailleurs beaucoup plus fréquentes dans les cartouches que dans les bulles d’Esther, sont particulièrement nombreuses. Ceci paraît d’autant plus surprenant que les dislocations, qui contiennent par nature plus de matériau linguistique que des structures équivalentes non disloquées, se prêtent moins bien à un emploi dans des bulles où l’espace est restreint. Dans la mesure où le nombre relativement faible d’occurrences permet de s’appuyer sur cette tendance, la proportion importante des dislocations à droite dans Lou, qui correspondent à plus d’un tiers des constructions disloquées, a de quoi surprendre. Comme ont pu le montrer des études de corpus (adultes) ‘authentiques’ (cf. Horváth 2018 : 98), les dislocations à droite tendent à être relativement rares. L’écart entre la langue parlée ‘authentique’ et la langue des jeunes mise en scène dans Lou s’explique, du moins en partie, par des emplois comme celui illustré en (4), où la construction contribue à souligner la réticence de la protagoniste vis-à-vis du chat qui vient de trouver asile dans son appartement. (4) Tiens, on a un chat, nous, maintenant… (Lou, 11) Les deux BD se caractérisent par un taux d’omission assez important du ne de négation, qui s’élève à près de 85 % pour Lou et à 81 % pour Esther. Ces taux res‐ tent cependant bien en-deçà des 94 % d’omission relevés par Hansen/ Malderez (2004) pour des locuteur·rice·s de moins de 15 ans en Île-de-France. Les rares exemples de réalisation de la négation bipartite correspondent majoritairement à des contextes dans lesquels les jeunes protagonistes choisissent un registre plus soutenu. Ainsi, dans l’exemple (5), Lou exprime son indignation vis-à-vis du comportement de son amoureux, qu’elle vient de surprendre en train de se mettre les doigts dans le nez. Elle se distancie de ce comportement ‘primitif ’ en employant un registre soutenu, qui comprend l’utilisation de phacochère (que l’on aurait, dans un registre ‘standard’, probablement remplacé par porc) et de la négation bipartite avec ne que. 281 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="282"?> 13 La seule occurrence (fé hiech ‘fais chier’, Lou, 44) apparaît dans un SMS envoyé par Lou à son amoureux Tristan. (5) Depuis la maternelle, mon cœur ne bat que pour un phacochère ! (Lou, 10) 4.3.3 Niveau lexical Comme nous l’avions mentionné dans le chap. 3, le niveau lexical est, dans la perception du ‘grand public’ telle qu’elle est reflétée par les médias, susceptible de comprendre le plus de spécificités ‘jeunes’. Le tableau 4 indique que, même si les procédés de néologisation correspondent à ceux des autres variétés non standard, les mots ainsi que les significations résultant de ces mêmes procédés comprennent un certain nombre d’innovations. Traits linguistiques Lou Esther Néologismes sémantiques : se taper des barres ‘rire’ ; frais ‘bien’ 2 25 Procédés de manipulation formelle : • Troncations : La Sain-Val ‘Saint Valentin’ ; ‘lut ‘salut’ • Affixations : un richos ‘un riche’ • Verlanisations : feuj ‘juif ’ ; zarbi ‘bizarre’ ; meuf ‘femme’ 11 51 33 940 Emprunts à d’autres langues : • Anglais : break ‘pause’ ; phone ‘téléphone’ • Arabe : ouèche (interjection) ; kiffer ‘aimer’ 18 -- 611 Total 70 191 Tab. 4 : Fréquences absolues des traits lexicaux réalisés dans Lou et Esther. Malgré la ‘perte de vitesse’ du verlan (cf. section 2.2), les verlanisations consti‐ tuent l’élément le plus fréquent parmi les caractéristiques lexicales recensées dans le corpus. Il est tout d’abord flagrant de constater que le tome analysé de Lou ne comprend qu’un seul exemple de verlan, 13 alors qu’au moment de sa parution (2004), le procédé était bien plus répandu parmi les locuteurs jeunes qu’en 2017, année de parution du 3 e tome des Cahiers d’Esther analysé. On peut seulement supposer que cette absence est probablement due au fait qu’en 2004, l’emploi du verlan était encore si étroitement associé au français ‘de banlieue’ 282 Anke Grutschus <?page no="283"?> 14 Une réflexion de la part du réalisateur Abdellatif Kechiche justifiant l’emploi plutôt limité du verlan dans son film L’esquive (qui est sorti la même année que le premier tome de Lou ! ) peut souligner que l’association du verlan avec le « langage de la banlieue » était toujours très étroite à ce moment-là : « La stylisation [des dialogues du film, A.G.] a consisté à doser, à ne pas aller trop loin dans le langage de la banlieue, à limiter le verlan, sinon le film devenait incompréhensible » (Lalanne 2004). que son emploi par une fille de 12 ans de classe moyenne n’aurait pas été suffisamment probable, d’autant plus dans une bande dessinée ‘de jeunesse’. 14 Parmi les verlanisations dans Esther, on trouve d’abord des mots comme meuf ‘femme’, chelou ‘louche, douteux’, rebeu ‘arabe’ ou vénère ‘énervé’, que l’on pourrait qualifier de « verlanisations historiques » puisque leur emploi est documenté depuis les années 1990. À ces mots très répandus s’ajoutent des formations plus récentes et/ ou moins connues comme goleri ‘rigoler’ (cf. 6), noiche ‘chinois’ (cf. 7) ou babtou ‘blanc’ (cf. 9). La BD ne recense cependant aucune forme dont la dénotation du mot verlanisé s’écarterait du mot standard - vénère est donc p. ex. synonyme d’énervé. Cependant, un certain nombre de verlanisations du corpus MPF présente des innovations sémantiques, tel que beu ‘cannabis’, verlanisation d’herbe (cf. Gadet 2017 : 112). Concernant les verlanisations récentes, Sattouf semble anticiper de probables difficultés de compréhension de la part de son lectorat adulte en laissant sa protagoniste ajouter une petite paraphrase. (6) Je goleri ! (Ça veut dire « je plaisante ») (Esther, 3) (7) Trump, […] il DÉTESTE les Renois, les Rebeus, les Noiches (ça veut dire « Chinois ») […]. (Esther, 6) (8) Ça m’a fait plaisir de faire un truc avec ma reum (ça veut dire « mère »). (Esther, 21) On peut cependant remettre en question le fait que les paraphrases servent uniquement à assurer la compréhension de la part d’un lectorat d’adultes, étant donné que des verlanisations transparentes, bien établies et parfaitement inférables depuis le contexte comme reum (cf. 8) sont accompagnées d’une paraphrase. En revanche, des formations moins transparentes et plus rares comme babtou (cf. 9), verlanisation du mot d’origine mandingue toubab ‘blanc’ (cf. Dictionnaire de la zone s. v. T O U B A B ), ne sont pas expliquées. (9) Mes chers compatriotes. Qu’ils soient babtous, renois, rebeus, chinois ou autres, les garçons restent des GARÇONS, et il est de mon devoir de nous en protéger. (Esther, 20) 283 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="284"?> 15 Les commentaires métadiscursifs apparaissent également dans le contexte de certains mots savants, dont la paraphrase suggère qu’ils n’ont que très récemment intégré le vocabulaire d’Esther. Ainsi, en parlant de Marine Le Pen, Esther emploie le terme dictatrice, qu’elle définit de la manière suivante : « ça veut dire tout décider et commander sur tous les sujets » (Esther, 23). On est ainsi tenté de présumer que les commentaires métadiscursifs, qui servent également à paraphraser d’autres particularités linguistiques 15 comme les anglicismes ou certains néologismes sémantiques (cf. infra), contribuent à créer un effet d’‘exotisme’ (cf. la section 4.4). Comme indiqué dans le tableau 4, les néologismes sémantiques sont beaucoup plus fréquents dans Esther que dans Lou. Une bonne partie de ces néologismes peut cependant être considérée comme étant lexicalisée, même si leur emploi continue à être associé à la langue des jeunes. Tel est le cas notamment de zapper ‘oublier’ ou de lâcher une caisse ‘péter’. D’autres néologismes comme frais ‘bien’ ou se taper des barres ‘rire beaucoup, rire aux éclats’ sont seulement recensés dans le Dictionnaire de la zone (s.v. F R AI S 1. et B A R R E 2.), laissant supposer une création relativement récente qui justifie aussi la présence des paraphrases illustrées en (10) et (11). (10) En ce moment, y a un nouveau son très frais (ça veut dire « bien ») que tout le monde kiffe […]. (Esther, 13) (11) Je voudrais trop être la meilleure élève du collège pour faire plaisir à mes parents tout en ayant toujours la réputation d’être la fille avec qui on se tape des barres (ça veut dire « avec qui on rit »). (Esther, 53) L’analyse d’un dernier néologisme sémantique fréquemment utilisé par le personnage d’Esther, à savoir l’expression je m’en bats les couilles nous paraît intéressante de deux points de vue. Premièrement, cette expression constitue, de par sa fréquence et de par l’exclusivité de son emploi, un élément central de l’idiolecte d’Esther et nous sert donc à illustrer le processus de stéréotypisation linguistique. Deuxièmement, son emploi s’accompagne d’une importante réfle‐ xion métalinguistique, laissant ainsi entrevoir la mise en scène linguistique du personnage. Une planche du tome étudié (« La critique », cf. Esther, 17) contient une mise en abyme au cours de laquelle Esther parcourt le nouveau (deuxième) tome des Cahiers d’Esther. Alors qu’il lui paraît « très réaliste » concernant la représentation de ses « goûts, changements de coiffure, rapports amicaux et amoureux », elle constate un écart considérable entre le langage qu’elle utilise dans son groupe de pairs et le langage employé par son personnage, écart qu’elle décrit de la manière suivante : 284 Anke Grutschus <?page no="285"?> (12) Après, j’avoue, pour dire la vérité, qu’à l’école je surveille pas trop mon langage (je me laisse aller) et que donc j’utilise beaucoup plus de gros mots - vulgarités que ce qu’il y a dans la bédé. (Esther, 17) Pour illustrer cet écart, elle fait référence à une scène du deuxième tome de la série, où elle essaye d’éviter une camarade de classe en disant à son amie Cassandre, sur un registre informel mais proche du standard, « Viens on fait comme si on l’avait pas vue » (Esther, 17). Dans sa critique de la mise en scène de son propre langage, elle précise alors : « Mais en vrai, ça serait plutôt : […] Viens on s’en bat les couilles d’elle » (Esther, 17). Les emprunts à l’arabe sont également beaucoup plus rares qu’attendu : alors que Lou ne contient aucun ‘néologisme’ d’origine arabe, les arabismes dans Esther se limitent à seulement deux types bien établis et lexicalisés depuis longtemps, à savoir l’interjection ouèche ‘comment ? , quoi ? ’, qui est exclusivement employée par Antoine, le frère aîné d’Esther, et le verbe kiffer ‘aimer bien’. Les emprunts à l’anglais sont la seule catégorie où Lou devance Esther en termes d’occurrences. Leur emploi se distingue d’une BD à l’autre : alors que les anglicismes dans Lou apparaissent majoritairement au sein d’énoncés holophrastiques comme « Wow. » ou « Cool ! », ils sont syntaxiquement intégrés dans Esther. Cet emploi se trouve illustré dans l’exemple (13), où l’anglicisme life (également accompagné d’une paraphrase) est placé dans un commentaire ‘libre’ décrivant l’émerveillement du frère cadet d’Esther devant le sapin de Noël. (13) En mode « le plus beau truc que j’ai vu de ma life » (ça veut dire « vie »). (Esther, 10) 4.3.4 Niveau pragmatique Dans le domaine pragmatique, les différences constatées entre les BD étudiées s’accentuent encore davantage. Comme le montre le tableau 5, Lou ne comprend qu’un nombre très restreint de spécificités pragmatiques, alors que toutes les catégories analysées sont présentes dans Esther, quoiqu’avec un nombre d’occurrences plus ou moins important. 285 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="286"?> Traits linguistiques Lou Esther Marqueurs discursifs spécifiques : • Marqueurs d’extension de liste : et tout ; tout ça • Marqueurs d’approximation : ou chais pas ; un peu • Marqueurs d’exemplification : en mode ; genre • Marqueurs de focalisation : mais 12-- -- 12 17 36 32 Rituels langagiers : jurement 1 7 Total 4 104 Tab. 5 : Fréquences absolues des traits pragmatiques réalisés dans Lou et Esther. La sous-catégorie de marqueurs discursifs la plus fréquemment attestée dans le corpus, à savoir celle des marqueurs d’exemplification, comprend un des éléments linguistiques les plus innovants contenus dans le tome d’Esther sous étude. Il s’agit du marqueur en mode, qui est illustré dans les exemples suivants. (16) À ce moment-là, y a Athéna qui sort de la tête de Zeus tout en armure et tout, en mode « vénère ». (Esther, 4) (17) Pourquoi ne pas imaginer le futur en mode « bon esprit » ? (Esther, 22) (18) Après, au collège, tout le monde était en mode « Trump c’est caca et tout », c’était trop drôle. (Esther, 6) Les exemples montrent que en mode est employé pour décrire l’attitude d’une personne (cf. Cheshire/ Secova 2018 : 212). Selon les contextes, le marqueur introduit soit un adjectif comme vénère (cf. 16), un syntagme nominal comme bon esprit (cf. 17) ou un énoncé complet comme le discours direct en (18). Étant donné le caractère récent du marqueur en mode, il n’est guère étonnant de n’en trouver aucune trace dans Lou. On peut cependant s’étonner de ne pas trouver un marqueur équivalent ayant été à la mode au début des années 2000. Le candidat le plus prometteur serait sans doute le déictique là, employé dans la fonction d’un ponctuant (cf. Diwersy/ Ploog 2020) comme l’illustre l’exemple (19), mais dont la fréquence trop faible dans le corpus nous a conduit à l’écarter d’une analyse plus approfondie. (19) Faut lui trouver un chéri, là ! (Lou, 17) 286 Anke Grutschus <?page no="287"?> 16 Aussi étonnant que cela puisse paraître, le tome étudié d’Esther ne comprend qu’une seule occurrence du marqueur d’approximation genre, qui est pourtant extrêmement fréquent parmi les locuteur·rice·s jeunes et constitue sans aucun doute un ‘mot identitaire’ comparable à en mode (cf. Isambert 2016). 17 Peuvergne (2007 : 127) décrit certes l’emploi de mais en tant que particule, mais elle se focalise sur des contextes où mais apparaît en tant que marqueur de prise de parole qui indique, au sein d’un discours rapporté, une « évaluation négative de ce qui précède ». Les marqueurs d’approximation sont utilisés de manière assez stéréotypée dans le corpus étudié : Esther comprend uniquement le marqueur ou chais pas, 16 qui clôt des énoncés au sein desquels un terme est signalé comme étant employé seulement de manière approximative. Ainsi, dans l’exemple (20), Esther décrit le fonctionnement de sa cantine scolaire, où les élèves handicapé·e·s se retrouvent tou·te·s à la même table. L’insécurité linguistique exprimée par ou chais pas porte sur la désignation ‘(politiquement) correcte’ des accompagnateur·rice·s scolaires. (20) Quand vient l’heure du repas, leurs éducateurs ou tuteurs ou chais pas, les réunissent à la même table. (Esther, 36) Un dernier type de marqueur, servant à focaliser, voire à intensifier l’élément qu’il précède, révèle un emploi très intéressant et certainement innovant de mais dans Les cahiers d’Esther, qui n’a, à notre connaissance, pas encore été décrit. 17 Comme le montrent les exemples suivants, la portée du marqueur est très variable, dans la mesure où il peut venir renforcer la particule de gradation trop (cf. 21) et donc uniquement porter sur un prédicat, mais qu’il peut également mettre en relief une phrase entière comme en (22). (21) C’était mais trop bizarre ! (Esther, 15) (22) Bref on était en plein contrôle et là, mais y a une alarme trop bizarre qui retentit ! (Esther, 32) Les jurements, pourtant décrits comme spécifiques de la langue des jeunes, ne jouent, en termes de fréquence, qu’un rôle marginal dans le corpus. Malgré le faible nombre d’occurrences dans Esther, les formules de jurement, dont la première apparition dans le tome est accompagnée d’un commentaire métalin‐ guistique (cf. l’exemple 23), font preuve d’une certaine variabilité : À côté de la formule abrégée, on trouve une version complète, mais légèrement modifiée dans la mesure où elle se réfère au père en (24), ainsi que la formule simple je vous jure. (23) La vie de ma mère il a dit ça (« la vie de ma mère » ça veut dire « je vous jure », c’est du langage de rue) ! (Esther, 19) 287 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="288"?> 18 Une comparaison d’ordre quantitatif, que nous avons seulement pu esquisser lors de la mise en regard des taux d’omission du ne de négation (cf. chap. 4.3.2), aurait présupposé des données chiffrées sur la fréquence d’emploi de phénomènes comme le redoublement du sujet ou les structures interrogatives particulières (cf. chap. 4.3.2) par des locuteur·rice·s jeunes. Malheureusement, les analyses préexistantes du corpus MPF (cf. Gadet 2017) fournissent seulement des tendances d’emploi. (24) Je jure sur la tête de mon père qu’il disait vraiment ça. (Esther, 32) La resémantisation de la formule de jurement, qui se réfère originairement à la mère en tant que gardienne de l’honneur familial, contribue à compléter le portrait linguistique d’Esther, qui s’approprie ainsi un « parler de garçons » (Moïse 2003 : 50) d’un contexte culturel et social différent du sien. 4.4 En résumé : mise en scène et authenticité Si l’on compare la mise en scène de la langue des jeunes dans les BD étudiées, les différences l’emportent très clairement sur les points communs. Les cahiers d’Esther se démarque par une variété ainsi qu’un nombre plus important de phénomènes. Grâce à l’emploi différencié de certains éléments linguistiques, Riad Sattouf réussit à brosser le portrait d’un certain nombre de personnages ‘type’. Le stéréotypage est particulièrement flagrant pour les personnages d’Esther (je m’en balek, en mode) et d’Antoine (ouèche, azy). On peut se demander s’il existe un lien direct entre le degré important de stéréotypisation et le fait que la série Les cahiers d’Esther vise un public adulte, dans la mesure où la distance due à la différence d’âge entre les protagonistes et leur public permet à l’auteur un maniement plus décomplexé des caractéristiques ‘jeunes’, qui risquerait en revanche de froisser un public plus jeune. Les portraits linguistiques dans Lou sont nettement moins tranchés, ce qui est en partie dû au fait que le langage utilisé par Emma, la mère ‘hippie’ de Lou, comprend également des phénomènes identifiables comme ‘jeunes’ (cf. l’exemple 25), comme les jurements, les troncations (« psy ») et les emprunts aux registres sous-standard (« dingue »), dont on ne peut pas exclure qu’ils datent de sa propre adolescence dans les années 1980. (25) Emma : « Mais je te jure, voir un psy ça veut pas dire qu’on est dingue ! » (Lou, 50) À défaut d’une comparaison quantitative de nos résultats avec des corpus ‘authentiques’, 18 la mise en regard des inventaires établis par des études de la langue des jeunes avec les phénomènes présents dans notre corpus nous a permis de déceler les stratégies employées lors de la mise en scène linguistique. 288 Anke Grutschus <?page no="289"?> Nous avons pu constater qu’un certain nombre de traits linguistiques est sousexploité dans la mesure où des éléments pourtant caractéristiques de la langue des jeunes sont absents des BD analysées. Ce manque de convergence concerne, au niveau phonique, les affrications et les emprunts de phonèmes arabes. Au niveau lexical, nous avons constaté le caractère rare des emprunts à l’arabe - dont il conviendrait d’explorer s’il est lié au genre féminin des protagonistes - ainsi qu’une absence d’innovations sémantiques concernant les verlanisations. Enfin, l’analyse du niveau pragmatique a révélé que les jurements restent rares. Nous avons par ailleurs pu montrer que les auteurs mettent tout d’abord en scène le langage parlé tout court. Les caractéristiques du parler ‘jeune’ se situent quasi exclusivement au niveau lexical ainsi qu’au niveau pragmatique, qui fournit des ‘mots identitaires’ sous forme de marqueurs discursifs. Enfin, les commentaires métalinguistiques contenus dans Les cahiers d’Esther nous révèlent la stratégie de mise en scène (non seulement linguistique) dé‐ ployée par Riad Sattouf. D’un côté, la vraisemblance joue un rôle très important dans sa conception de la BD, dont chaque planche se clôt par la mention « D’après une histoire vraie racontée par Esther A., 12 ans ». Soucieux de brosser des portraits (linguistiques) aussi réalistes que possible, il ne néglige pas pour autant l’aspect humoristique de la représentation. Les commentaires lui permettent de jouer avec les attentes de ses lecteur·rice·s, qui risquent d’un côté de s’étonner qu’une fille ‘bien rangée’ de 12 ans utilise des expressions vulgaires et relevant du « langage de rue » (cf. l’exemple 22) comme je m’en bats les couilles. De l’autre côté, les commentaires sont également présents dans des contextes où le personnage d’Esther s’écarte ‘par le haut’ du registre qui semble lui correspondre, c’est-à-dire quand elle emploie des ‘mots savants’ comme dictatrice ou testicules. 5. Pour ne pas conclure : applications didactiques Sur la base des résultats de notre analyse de corpus, qui a permis de mettre à jour deux stratégies distinctes dans la mise en scène de la langue des jeunes, nous souhaitons maintenant explorer si une des BD étudiées se prête mieux à un emploi en cours de FLE que l’autre. Si l’on prend en compte le critère de la richesse d’exemples illustrant la langue des jeunes, que ce soit en termes de la fréquence absolue des emplois, de l’importance de la relation type-token ou de la gamme des aspects représentés, la série Les cahiers d’Esther l’emporte très largement sur Lou ! . Ainsi, les ensei‐ gnant·e·s soucieux·ses de présenter des verlanisations à leurs élèves trouveront énormément de matériau dans Esther. 289 « Ça nous fait trop goleri. » <?page no="290"?> En ce qui concerne l’authenticité des traits linguistiques représentés, les deux BD se rencontrent sur un pied d’égalité : nous n’avons trouvé aucun exemple d’une représentation invraisemblable ou même ‘fautive’ dans le sens où un phénomène employé (p. ex. une verlanisation) aurait été créé de toutes pièces. Nous n’avons pas non plus constaté une densité trop importante dans la répartition des phénomènes sur les énoncés - certains personnages présentent certes des ‘tics’ langagiers, mais nous n’avons pas affaire à des caricatures, la façon de s’exprimer des jeunes protagonistes correspond tout à fait à celle documentée dans les corpus ‘authentiques’. Enfin, la présence d’un nombre considérable de commentaires métadiscursifs peut contribuer à garantir la compréhension des expressions paraphrasées et ainsi donner de l’assurance dans un domaine où la rapidité de l’évolution, notamment au niveau lexical, peut avoir un effet dissuasif sur tou·te·s celles et ceux qui ne se consacreraient pas à plein temps à l’étude de la langue des jeunes. Les paraphrases peuvent par ailleurs faire office d’aides à la lecture pour les élèves elles.eux-mêmes (de préférence relativement avancé·e·s). Il faut cependant se rendre à l’évidence que ce qui fait le bonheur des linguistes et ce qui facilite, au moins dans un premier temps, la recherche de matériau pour les professeur·e·s, ne répond pas pour autant aux besoins des élèves. Rappelons tout d’abord qu’une des motivations principales à employer la bande dessinée dans les cours de langue étrangère réside dans le fait que le contexte verbal y est considérablement enrichi par un contexte paraet non verbal, qui contribue en large mesure au processus de compréhension. Lorsqu’on se met à comparer l’impact du contexte paraet non verbal des deux BD, on se rend rapidement compte que la part très importante accordée au contenu verbal dans Les cahiers d’Esther, où les cases comprennent autant de texte que le contexte situationnel s’en trouve, par simple manque de place, quelque peu négligé, se fait au détriment de ce deuxième canal. Les cases de Lou ! , en revanche, ne comprennent en moyenne pas plus de deux bulles, ce qui change fondamentalement le rapport entre contenu verbal et non verbal, permettant au dernier à jouer un rôle pertinent dans le processus de compréhension. Le travail sur une planche de Lou ! se prête donc moins bien à l’étude de la langue des jeunes en classe de FLE dans la mesure où la BD ne permet ni d’aborder le phénomène du verlan ni de donner aux élèves un aperçu des gros mots utilisés par leurs pairs francophones - ce qui peut constituer une source de motivation non négligeable ! La BD offre cependant la possibilité aux élèves - même débutants - de se familiariser avec des caractéristiques du français parlé ‘ordinaire’, comme les élisions au niveau segmental, les procédés de troncation, 290 Anke Grutschus <?page no="291"?> l’omission du ne de négation ainsi que les marqueurs discursifs, qui s’appuient ici sur un contexte particulièrement riche. 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Tout d’abord, nous énonçons dans la section 1 les principes selon lesquels nous faisons interagir la linguistique (les savoirs sur la grammaire et l’acquisi‐ tion des langues étrangères) avec la didactique et l’enseignement des langues, et avec la bande dessinée, dans l’élaboration et la conduite d’une séquence pédagogique. Ensuite, nous sensibilisons dans la section 2 les lecteurs au problème identifié : on trouve régulièrement des apprenants de français certes avancés sur le plan de la grammaire, c’est-à-dire des apprenants qui produisent spontanément des énoncés bien formés, mais qui ne correspondent cependant pas aux formes syntaxiques produites par les locuteurs natifs dans les mêmes conditions, ce que nous diagnostiquons comme un défaut d’idiomaticité sur le plan de la syntaxe de la structure informationnelle. Puis, nous exposons à la section 3 en détail les notions et les applications de la syntaxe de la structure informationnelle que nous retenons comme pertinentes dans notre séquence pédagogique, didactisée au final sous la forme d’une heuristique grammaticale. Ensuite, nous présentons et nous justifions dans la section 4 notre séquence pédagogique concrète, incluant des extraits de bandes dessinées allemandes et françaises. L’ensemble sera ponctué de remarques sur les possibilités d’exten‐ sion, de réduction, et de choix différents dans la séquence pédagogique. Enfin, <?page no="296"?> 1 Nous ne ferons donc pas de revue de la littérature et indiquerons simplement les publications sur lesquelles nous nous sommes appuyé : Nieweler (2006), Reinfried (2008), Hinger (2017), Meisnitzer/ Schlaak (2017). nous concluons par un résumé des points que nous tenons pour essentiels et nous ouvrons sur quelques perspectives. Précisons ici le contexte de cette publication : l’auteur, linguiste formel, spécialisé dans l’interaction entre grammaire et registres de langue en français et l’interaction entre syntaxe et structure informationnelle, a didactisé petit à petit ses savoirs pour son travail de lecteur de langue en Allemagne. L’ensemble est encore un processus en cours, raffiné, développé et ajusté chaque semestre. Sans formation explicite en didactique des langues de notre part, ce développement est d’abord pragmatique et empirique, dirigé par la pratique et les retours du terrain. 1 2. Principes d’interaction entre linguistique, didactique des langues et bande dessinée 2.1 Enseigner les langues : apprendre pour pouvoir acquérir Comme nous le comprenons et le pratiquons, l’enseignement d’une langue n’assure pas et ne contrôle que très partiellement l’acquisition de cette langue par l’apprenant. Même lors d’une acquisition dirigée, l’interlangue est encore soumise aux principes et contraintes générales qui pèsent sur le développement des compétences linguistiques, contraignant notamment l’ordre d’acquisition des divers aspects de la grammaire, l’irréductibilité des temps d’incubation, les paliers de niveau, les stratégies d’apprentissage, ou bien les transferts à l’interlangue de propriétés des langues sources ou de la langue cible (cf. Nieweler 2006, 23-26). Il est clair pour nous que, dans une situation d’apprentissage comme le FLE, l’enseignement n’est en soi qu’une procédure superficielle. Dit autrement : ni l’enseignant ni l’enseignement ne transfèrent de compétence linguis‐ tique à l’apprenant. C’est directement dans la cognition de l’apprenant que doit naitre et se développer une interlangue, lequel développement est soutenu, sollicité, stimulé, accompagné, plus ou moins dirigé, par l’apprentissage insti‐ tutionnalisé. L’enseignement est un catalyseur de l’acquisition. De la même façon, on pourra utilement rappeler aux apprenants à la fin de la séquence pédagogique que cette fin ne coïncide pas avec la fin de l’apprentissage : l’apprenant ne peut pas se permettre d’oublier les quelques notions et explications introduites en cours, et il ne peut pas non plus s’en 296 Benjamin Massot <?page no="297"?> 2 Comme la situation d’examen ne peut pas exclure une forme de bachotage, il est toujours important de rappeler que l’illusion peut naitre d’en avoir fini avec un chapitre de grammaire, alors que tout ne fait que commencer. contenter. Au contraire, il devra les confronter à ses performances futures dans la langue étrangère, les élargir par lui-même aux contacts de cas proches mais pas directement évoqués par l’enseignant, ou bien repérer des exceptions, faire ses propres rapprochements, mémoriser ses propres exemples types, affiner les imprécisions laissées par l’enseignant etc. La fin de l’enseignement comme la fin de l’apprentissage ne coïncident pas non plus avec la fin de la phase d’exercice (il faudra remettre ce chapitre à l’ordre du jour à chaque occasion utile), ni avec la fin de l’acquisition : même un apprentissage apparemment réussi aura besoin d’un temps de fixation, et la patience est ici de mise 2 . Pour ainsi dire, une fois la séquence terminée, le travail de l’enseignant s’arrête, mais celui de l’apprenant n’a fait que commencer. Le rôle de l’enseignant n’est peut-être justement que de permettre ce commencement, de sensibiliser les apprenants, qui devront euxmêmes terminer le travail. 2.2 La collaboration entre linguistique et didactique : didactiser la linguistique La didactique des langues doit tirer parti de la linguistique sous la forme d’une linguistique appliquée à l’enseignement des langues. Nous estimons que l’analyse linguistique doit se résoudre à se simplifier, pour ne pas dire se trahir dans ses exigences d’exactitude, de finesse, de rigueur définitionnelle, de recherche d’exhaustivité, de gout pour le détail, au moment du passage à une exploitation didactique des recherches linguistiques. Ainsi, notre article pourra être en termes de linguistique superficiel, simplificateur, incohérent dans sa terminologie et dans ses bases théoriques, incomplet, inexact. Signalons à titre d’illustration deux points sur lesquels nous ne prendrons pas le temps de débattre malgré leur grande pertinence. À quel niveau la structure informa‐ tionnelle s’intègre-elle à la grammaire ? Comment cerner dans le détail les faits d’idiomaticité et leur limite avec les faits de grammaire au sens strict ? Nous assumons cet état de fait, et nous nous satisferons volontiers de définitions, de règles, de généralisations etc. avant tout et principa‐ lement praticables. Rappelons que dans le cadre de notre travail, ceci ne pose pas de problème en soi. En effet, il est d’abord important de se demander si la grammaire didactisée présentée aux apprenants est un bon catalyseur, si elle remplit sa mission : amener, soutenir, permettre aux apprenants d’acquérir un point de grammaire donné. Si, pour gagner en efficacité, la description linguis‐ tique doit perdre en exactitude ou en exhaustivité, on peut simplement assumer 297 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="298"?> ce fait, le préciser en passant (« attention, nous simplifions ici volontairement pour des raisons didactiques et pédagogiques »), et s’en satisfaire. 2.3 Pourquoi la bande dessinée ? Comme nous le présenterons plus bas, la syntaxe de la structure informationnelle a plusieurs caractéristiques qu’il est important de prendre en compte au moment de choisir les exemples proposés. Il s’agit d’une dimension de la grammaire qui se déploie au mieux dans le contexte plus large d’un discours, et qui est plus difficile à cerner dans un énoncé isolé. Elle est fondée sur le transfert d’information entre locuteurs, donc l’idéal est un discours où l’interaction est évidente, comme dans un dialogue. Chaque discours sous-entend un interlocuteur, même les monologues et les récits, mais la structure informationnelle est encore plus visible si l’interlocuteur s’exprime également. La syntaxe de la structure informationnelle concerne aussi des faits syntaxiques marqués en termes de registre, dont certains sont typiques de l’oral, voire stigmatisés par la norme grammaticale (p. ex. les dislocations du sujet) et la norme stylistique (p. ex. l’emploi de il y a, voire des pseudo-clivées ce qui…, c’est…). Pour ces raisons, l’idéal est de trouver des matériaux langagiers authentiques et si possible issus de la langue courante et familière, plus longs qu’une simple phrase isolée, et si possible dans une situation d’interaction claire, dans laquelle on cerne facilement le rôle et les besoins communicatifs des différents participants, comme dans les bandes dessinées faisant un effort certain de mise en scène de l’oral. Ce volume se concentrant sur la bande dessinée, nous la mettrons donc explicitement en avant, aussi parce que c’est là une source que nous avons eu directement l’occasion d’exploiter. 3. Où est le problème ? 3.1 Observations initiales Nous partons du constat fait par Massot/ Dufter (2011) et Dufter/ Massot (2013) dans nos analyses du corpus DaFLER. La tâche suivante a été donnée à des étudiants allemands de français et à des Français natifs : regarder une vidéo et la raconter ensuite en français. Il s’agit d’une vidéo de Mr. Bean, intitulée « The Bus Stop », d’une durée de 6 minutes, sans paroles, dans laquelle Mr. Bean, après avoir échoué à monter dans le bus parce qu’il était trop plein, cherche sans succès à récupérer discrètement mais sûrement la première place de la queue à l’arrêt de bus, pour s’assurer une place dans le prochain bus. Il se fait prendre cette place successivement par une maman avec un landau et par un aveugle. Les Allemands, des étudiants de français, devaient raconter l’histoire en français 298 Benjamin Massot <?page no="299"?> puis en allemand. Les Français, des adultes installés en Allemagne, devaient raconter la tâche en allemand puis en français. Nous ne nous intéressons ici qu’aux productions en français. Une catégorie d’étudiants a particulièrement attiré notre attention, à savoir ceux produisant, comme dans la première colonne du tableau 1, des énoncés tous grammaticaux, mais systématiquement différents des énoncés des natifs sur un point qui nous intéressera particulièrement ici, à savoir les phrases avec un sujet sous forme de groupe nominal défini ou indéfini (plutôt qu’un pronom sujet). FLE FLM non idiomatique idiomatique familier soutenu la première fois le bus vient donc y a le bus qu’arrive mais il est refusé parce que le bus il est complet je crois alors bon mon‐ sieur Bean se dit bon ben je vais me mettre à côté du po‐ teau et après une femme vient avec un bébé dans dans un landau quand il retourne il y a déjà une femme avec un landau qui attend directe‐ ment devant le pan‐ neau là y a une bonne femme qu’arrive avec un landau et dans le temps où il revient est ar‐ rivée une femme avec son landau qui se pose justement à côté de cet arrêt de bus l’homme se fâche encore une fois parce qu’il sait que la femme peut prendre le bus et lui peut-être pas et Mr. Bean il n’est pas amusé d’être numéro deux en‐ core une fois donc là Mr. Bean il fait ouais c’est pas possible et voyant ça Mr. Bean est évidem‐ ment très très en colère et après un aveugle vient avec sa canne blanche mais il y a encore un une personne qui arrive qui prend sa place un aveugle et après y a un aveugle qu’arrive sur ce arrive un aveugle avec sa canne d’aveugle la femme a main‐ tenant vraiment compris que cet homme qui veut prendre le bus est un peu bizarre la femme elle a dû comprendre que que Mr. Bean es‐ saye de reprendre la première place 299 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="300"?> et l’aveugle pense que le bus vient l’aveugle il croit que y a un bus et la dame avec le landau elle a juste le temps de le rattraper à ce moment-là la mère de famille le rattrape Tab. 1 : « The Bus Stop », raconté en FLE (colonnes 1 et 2) et en FLM (colonnes 3 et 4) (corpus DaFLER). Les colonnes correspondent à des locuteurs différents. Les lignes suivent le déroulement de l’histoire. On peut donc comparer les productions des locuteurs ligne à ligne. Les exemples ont été choisis parmi les énoncés avec des sujets sous forme de GN (le bus, l’homme, une femme, un aveugle…). En observant la 1 ère colonne, on constate que l’apprenante ne formule que des phrases SVO (l’homme se fâche/ un aveugle vient/ la femme a compris). On constate dans la 3 e colonne que les Français préfèrent régulièrement la dislocation du sujet (Mr. Bean il fait ouais c’est pas possible/ la femme elle a dû comprendre…), et, dans le cas des sujets indéfinis, la clivée avec le présentatif (il) y a…qui (et après y a un aveugle qu’arrive), ou bien, pour les locuteurs ayant pris un registre plus soutenu (4 e colonne), l’inversion verbe+sujet (sur ce arrive un aveugle). Enfin, la 2 e colonne montre une apprenante qui a acquis les moyens de réalisation des GN sujets des locuteurs natifs (dislocation du sujet et clivée par il y a). Le problème est donc qu’il y a des étudiants avancés qui produisent des phrases toutes grammaticales, mais qui ne produisent pas, là où c’est au moins possible et utile, voire nécessaire, de phrases qui s’éloignent de la structure basique SVO. Comme indiqué dans Massot/ Dufter (2011), une comparaison avec l’allemand produit par ces mêmes locuteurs pour la même tâche montre par ailleurs que ce ‘tout SVO’ ne peut pas être une projection directe de leur langue première : en allemand, les phrases équivalentes ne sont pas toutes réalisées SVO, si tant est que la syntaxe V2 de l’allemand puisse être caractérisée en termes SVO (p. ex. und dann kommt auch noch ein Blinder). Leur interlangue semble donc se figer sur SVO, comme une sorte de stratégie d’apprentissage (« Je maitrise SVO, je l’applique partout, indépendamment de ce que je ferais en allemand »). Nous préciserons au cours du chapitre l’ensemble des structures syntaxiques en jeu et des notions permettant de cerner leurs emplois. 3.2 Pourquoi c’est un problème Nous suivons Adam (2013) quand elle dit que c’est important, et que c’est trop peu traité en FLE (et aussi, selon elle, en DaF) : 300 Benjamin Massot <?page no="301"?> Sans doute que l’un des facteurs déterminants expliquant ce relatif désintérêt tient au fait qu’une mauvaise maîtrise de ces procédés ne porte pas nécessairement atteinte à la grammaticalité des énoncés. Les énoncés produits ne sont pas naturels, pas idiomatiques, mais pas agrammaticaux non plus. Les phénomènes dont il est question ici ne relevant pas de la pure grammaire, ils ne font pas l’objet d’un traitement didactique systématique et c’est du “sens de la langue” de l’apprenant que dépend leur apprentissage et leur maîtrise. [… En] dépit des enjeux importants que représente le maniement correct de ces structures pour la maîtrise d’une langue, ils restent une source fréquente d’erreurs dans le cadre de l’apprentissage d’une L2. (Adam 2013 : 33) Ce qui est problématique ici est donc double : • Malgré leur capacité à produire des phrases grammaticales, on trouve des apprenants avancés qui ne parlent pas comme des natifs, ce que nous appellerons un défaut d’idiomaticité. • Dans une certaine mesure, les énoncés des apprenants ne sont pas les bons, il faudrait dire autrement, puisque ces énoncés ne prennent pas en compte dans leur syntaxe la structure informationnelle de la phrase et du discours. 3.3 Le problème de l’idiomaticité Notre contribution s’inscrit dans le vaste chantier de l’acquisition d’une langue étrangère si possible idiomatique, même en termes de syntaxe et de structure informationnelle. Le défaut d’idiomaticité est typiquement le problème ciblé par les reproches aux apprenants du type « C’est bon, mais on ne dirait pas comme ça ». De même, une définition négative de l’idiomaticité pourrait être que ce qui n’est pas idiomatique n’est pas ‘répréhensible’ sur un plan formel, mais signale une étrangeté avec la langue et la culture langagière cible. La recherche d’idiomaticité peut être motivée par les buts suivants : respecter les registres et les situations d’énonciation, les traditions discursives, imiter au mieux les natifs, se fondre parmi eux, mais aussi s’exprimer avec plus d’exactitude, ne pas passer pour mal introduit et montrer qu’on ‘a les codes’ de la communauté linguistique native. Concrètement, dans nos exemples du tableau 1, on souhaite ainsi voir les apprenants acquérir la dislocation des sujets topiques (sur le topique, cf. ciaprès), pour simplement ‘faire comme les natifs’ (qui le font plus ou moins régulièrement) et s’adapter activement au registre de langue de la conversation familière (les sujets disloqués sont typiques de ce registre). Et l’on souhaite amener les apprenants à produire les variantes adéquates pour introduire un nouveau personnage dans un récit (sujet indéfini), soit par il y a … qui (registres 301 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="302"?> familiers), soit par l’inversion verbe-sujet (registres soutenus), non seulement parce que les natifs le font, mais aussi parce qu’ils ne font que ça. 3.4 Prendre en compte la structure informationnelle dans la syntaxe de son interlangue Au-delà d’imiter simplement les natifs, l’enjeu est bien aussi de donner à l’in‐ terlangue des apprenants avancés une nouvelle dimension pertinente, à savoir la capacité de formuler ses phrases et ses discours en les adaptant à l’information que chaque phrase apporte au sein du discours en cours d’énonciation. Ceci permet, entre autres, d’assurer la cohérence du discours et d’accompagner l’interlocuteur pour organiser l’information reçue par rapport aux informations déjà données. Les exemples fournis pourront aussi convaincre que, pour les faits exposés, les natifs les produisent parfois optionnellement, mais aussi souvent parce qu’il n’y a pas le choix : dans ces cas, ne pas adapter la syntaxe à la structure informationnelle amène à produire un discours peu cohérent et prêtant à confusion. Le propos produit n’est plus le bon. Confais (1980a : 250, typographie originale) présente le cas d’un sujet constituant seul le focus (sur le focus, cf. ci-après) de la façon suivante, qui nous semble bien présenter le problème : Wenn aber das Subjekt allein den Schwerpunkt der Aussage bildet, kann der Satz unnatürlich wirken, z.B. : Un architecte français a construit ce stade. (Mitteilungsperspektive : Wer hat dieses Stadion gebaut? ) → unnatürlicher Satz. In diesem Fall ist die Anwendung des Passivs (soweit es möglich ist) oder der Hervorhebung c’est … qui (que) ratsam : Ce stade a été construit par un architecte français. C’est un architecte français qui a construit ce stade. Dit autrement : • on se situe dans un contexte dans lequel se trouve un stade particulier ; • on souhaite informer de qui l’a construit = notre propos est d’énoncer qui a construit ce stade = c’est pour informer de qui a construit ce stade que l’on prend la parole ; • bien que la phrase #Un architecte français a construit ce stade semble contenir cette information, cette phrase ne tient pas le propos souhaité, elle ne 302 Benjamin Massot <?page no="303"?> 3 Le symbole # signale ces phrases ‘bien formées mais pas naturelles’, tandis que l’astérisque habituel * signale les phrases mal formées : *Un architecte français a ce stade construit. présente pas l’information souhaitée (il nous faudra encore déterminer quel propos cette phrase permet de tenir) ; 3 • pour tenir le propos souhaité, il faut énoncer l’une des deux autres variantes syntaxiques adéquates de cet état de chose, soit le passif avec complément d’agent, soit la clivée en c’est…qui du sujet. 3.5 La syntaxe de la structure informationnelle, un parent pauvre du FLE Nous suivons également Adam (2013) dans son propos cité ci-dessus estimant que la structure informationnelle est un parent pauvre du FLE. En effet, les faits de syntaxe présentés ici sont rarement présents dans les programmes de grammaire, et ils sont peu abordés dans les manuels de FLE, où ils ne sont pas accompagnés d’une justification en termes de structure informationnelle (cf. par exemple Grégoire/ Kostucki 2018). Une exception notable est constituée par quelques grammaires de FLE pour apprenants germanophones avancés. D’une part, certaines n’abordent pas la syntaxe de la structure informationnelle (Reinecke 1968), ou très peu et sans systématiser les notions de structure informationnelle nécessaires (Dethloff/ Wagner 2014, Reumuth/ Winkelmann 2020). D’autre part, cependant, certaines d’entre elles fournissent un effort plus systématisé : Confais (1980a), Haas/ Tanc (1983a), Klein/ Kleineidam (1994) et Menuet (2010). Leurs défauts restent à nos yeux encore problématiques, et aucune ne produit un chapitre qui fasse vraiment le tour de la question. La liste des structures syntaxiques concernées n’est pas complète : dans l’ensemble, la clivée en il y a … qui et la pseudo-clivée ne sont pas ou pas clairement abordées, alors que la dislocation et la clivée en c’est … qui/ que sont mieux représentées. Les notions introduites se basent sur des termes vagues comme mise en relief, Hervorhebung, Betonung, emphase ou expressivité, souvent employés pour des formes et des emplois contradictoires (parfois topicalisants, parfois focalisants), et sans leur donner de définition claire. Le contraste avec l’allemand reste aussi abordé trop superficiellement. Et l’intégration complète du problème, c’est-à-dire l’interaction entre syntaxe, structure informationnelle et prosodie dans un même chapitre, n’est jamais réalisée. Malgré leurs défauts, elles peuvent servir de base pour sensibiliser les apprenants à la syntaxe de la structure informationnelle, en particulier par l’emploi du test de la question pour déterminer la structure informationnelle d’une phrase et par l’idée qu’il y a une syntaxe SVO « par défaut » pour 303 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="304"?> expliquer quand changer de syntaxe. Rappelons enfin qu’il ne s’agit encore que de grammaires, qui, bien qu’elles soient des grammaires pour apprenants, ne sont pas encore didactisées sous la forme de manuels de langue ou de fiches de travail. 4. La syntaxe de la structure informationnelle : un essai de didactisation d’un chapitre de grammaire avancée 4.1 Cerner et didactiser la syntaxe de la structure informationnelle Pour notre exposé, nous nous arrêterons sur trois aspects de la grammaire (au sens large, c’est-à-dire incluant en particulier la prosodie et la structure informationnelle) du français, avant de montrer comment leur interrelation crée la problématique en question. Il ne s’agit pas d’un travail de linguiste, mais d’un travail de didactisation que nous souhaitons linguistiquement informé. Nous renvoyons pour plus de détails et pour les débats actuels en linguistique aux publications suivantes : Lambrecht (1994), Dufter/ Gabriel (2016), Stark (2008), et, plus directement concernées par la syntaxe de la structure informationnelle et le FLE, Massot/ Dufter (2011), Dufter/ Massot (2013), Adam (2013), ainsi que les chapitres sur la syntaxe de la structure informationnelle de Confais (1980a : 245-260), Klein/ Kleineidam (1994 : 180-189, 282-290) et Haas/ Tanc (1983a : 216-223). Tout d’abord, nous exposerons une description de la structure informa‐ tionnelle. Ensuite, nous décrirons la prosodie phrastique du français. Enfin, nous rappellerons quelques faits concernant la syntaxe. Pour chacune de ces dimensions, nous nous placerons exactement à l’échelle de la phrase simple. Après ces exposés, nous proposerons ce que nous appelons notre heuristique, à savoir une hypothèse permettant de mettre à jour des problèmes particuliers dans l’interaction entre la structure informationnelle, la prosodie et la syntaxe en français. Enfin, nous exposerons les problèmes que nous souhaitons traiter au cours de la séquence pédagogique présentée dans la prochaine partie. 4.2 La structure informationnelle Anticipant les besoins explicatifs à venir (cf. l’heuristique ci-dessous), nous présentons les notions nécessaires à notre exposé sous forme de définitions. Elles pourront être exposées au fur et à mesure des besoins au cours de la séquence pédagogique. Ces définitions complètent l’enjeu exposé en 3.4. La quæstio, ou contexte informationnel : d’une part, l’ensemble des informations déjà connues, ou au moins évidentes et sous-entendues à un moment du discours ; et, surtout, d’autre part, l’ensemble des informations 304 Benjamin Massot <?page no="305"?> ouvertes, manquantes ; la quæstio peut notamment être formulée comme l’ensemble des questions qui peuvent légitimement se poser à un moment du discours = qui sont pertinentes à un moment donné du discours. Un discours qui commence par (1) ouvre immédiatement les questions (1a-e). Ces questions n’auront pas besoin d’être explicitement posées pour que l’on comprenne que les énoncés qui suivront (1) seront là pour y répondre. (1) Jean-Mohammed organise une fête. a. Qui sont les invités ? b. Quand est-ce qu’elle aura lieu ? c. Qu’est-ce qui sera fêté ? d. Est-ce qu’il y aura de la musique ? e. À boire et à manger ? Le focus : la partie de la phrase qui est informative, qui constitue l’apport informationnel de la phrase, qui est le cœur du propos tenu par le locuteur en énonçant cette phrase. Dans le contexte d’une fête, on peut énoncer (2b) à la suite de (1), dans le but de répondre à la quæstio (2a=1a). Le focus est alors constitué de [toute la classe]. (2) a. (quæstio : Qui sont les invités ? ) b. Il invite [ FOC toute la classe]. Le topique : la partie de la phrase à propos de laquelle le focus apporte une information, ainsi que les éléments donnant le cadre (topique-cadre : typiquement spatio-temporel, mais aussi par exemple conditionnel) dans lequel l’apport informationnel de la phrase s’applique. Dans le cas de notre fête, énoncer (3) guide l’interlocuteur sur le fait que l’information (le focus) des amuse-gueules doit être reliée au cadre spatio-temporel de la fête et qu’il s’agit d’une information concernant la nourriture. Typiquement, s’ils sont au centre de la discussion et que l’on ne craint pas d’ambiguïté, alors les éléments topicaux peuvent être omis facilement (3b). (3) a. [ TOP Pour la fête], [ TOP la nourriture], ça sera des amuse-gueules. b. Il y aura des amuse-gueules. L’accent de phrase, l’accent focal : dans la prosodie de la phrase, le fait qu’un élément soit acoustiquement plus saillant que le reste de la phrase (typiquement, une combinaison de plus fort, plus long, plus haut). En français, l’accent de phrase est peu flexible, sa place est en général fixée par la syntaxe, à savoir à la fin du noyau prosodique. Cf. notre description de la prosodie phrastique du français en 4.3. 305 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="306"?> 4 De même, pour entrainer les apprenants, nous nous contentons d’une seule information phonétique : contrairement à ce que semblent dire tous les manuels au chapitre sur la virgule, une frontière prosodique n’est pas une pause, et tous nos exemples sont à prononcer sans s’arrêter. Dans notre expérience, faire simplement imiter la prosodie de l’enseignant donne déjà de bons résultats. 5 Cette phrase est adaptée d’un exemple détaillé plus bas, tiré d’une BD de Tardi. Notre démarche est de commencer par cette phrase à la syntaxe simple pour aboutir à la phrase complexe du personnage de Tardi, en expliquant pas à pas les aspects pertinents pour comprendre la forme et surtout l’emploi de la phrase finale. Les Boches=les soldats allemands de la Première Guerre mondiale, les cognes=les gendarmes (terme argotique). La position : la place dans la phrase, en particulier le début et la fin de la phrase (ou du noyau prosodique) : en (1), [Jean-Mohammed] est en début de phrase, [une fête] et [organise une fête] sont en fin de phrase. Le poids du signifiant : le fait qu’une entité soit invoquée avec, en gros, plus ou moins de mots, allant des signifiants lourds aux signifiants légers : (4) a. des invités pas prévus (signifiant lourd, participants non accessibles) b. ces invités (signifiant moyen, participants accessibles) c. ils/ les/ leur/ eux (signifiant léger, participants très accessibles) 4.3 La prosodie phrastique du français Notre description est intuitive, notamment dans le sens où nous ne donnons pas d’information phonétique sur les réalisations possibles des quatre contours prosodiques présentés, sauf dans le cas du contour d’appendice (A). Ainsi, nous ne prenons pas parti sur la réalisation prosodique des interrogatives, mais nous supposons que nos apprenants avancés de FLE comme nos lecteurs n’en ont pas besoin pour les identifier. 4 Partons d’une phrase que nous considérons comme minimale pour les besoins de notre exposé. (5) Les Boches ont exposé les cognes là.  5 Nous proposons qu’elle constitue un noyau prosodique, que l’on peut essen‐ tiellement caractériser par une intonation finale, notée F : (6) Les Boches ont exposé les cognes là F . L’on peut associer cette intonation finale avec un accent de phrase final, noté par des petites majuscules : (7) Les Boches ont exposé les cognes LÀF . 306 Benjamin Massot <?page no="307"?> On ne trouve qu’un seul accent de phrase, et il est toujours en fin de noyau prosodique : (8) a. *Les Boches ont exposé les C O G N E S là F . b. *Les Boches ont E X P O S É les cognes là F . c. *Les B O C H E S ont exposé les cognes là F . d. *Les B O C H E S ont exposé les cognes LÀF . Si la phrase est une question, l’intonation finale est dite interrogative, notée Q : (9) Les Boches ont exposé les cognes là Q ? Chaque élément supplémentaire apporté en début de phrase, avant le sujet, et typiquement séparé graphiquement par une virgule, est nommé préfixe prosodique et il est marqué par une intonation qui signale que l’énoncé n’est pas terminé, laquelle intonation nous appelons suspensive, notée S. Intuitivement, on sent que si l’on coupait un enregistrement juste après cet élément initial, on entendrait qu’il ‘manque la fin’ de la phrase : (10) a. Hier S , les Boches ont exposé les cognes là F . b. *Hier S . Les éléments placés après le noyau prosodique constituent un appendice prosodique, également séparé graphiquement par une virgule, et noté A. Intuitivement, si l’on coupait un enregistrement juste avant cet élément final, on n’entendrait aucun manque : (11) Les Boches ont exposé les cognes là F , hier A . Si le noyau est de type F, alors l’appendice est réalisé par un contour prosodique bas et plat. Si le noyau est de type Q, alors l’appendice est réalisé comme un écho à la prosodie interrogative du noyau (donc montant si le noyau est montant) : (12) a. Les Boches ont exposé les cognes là F , hier A . (hier réalisé bas et plat) b. Les Boches ont exposé les cognes là Q , hier A ? (hier réalisé comme écho de les cognes là Q ) Les éléments disloqués se placent soit dans le préfixe (dislocation à gauche), soit dans l’appendice (dislocation à droite), et le préfixe comme l’appendice peuvent être multipliés sans limite claire : (13) a. Les Boches S , ils ont exposé les cognes là F . (dislocation à gauche du sujet) b. Les cognes S , ils les ont exposés là F , les Boches A . (disl. à droite du sujet et à gauche du COD) 307 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="308"?> 6 Les lecteurs attentifs auront remarqué que la prosodie permet bien de démarquer la clivée (noyau+appendice) de la structure c’est+GN complexe avec relative (noyau prosodique long) : (i) (Qui c’est, eux? ) (Eux S ,) c’est les Boches qui ont exposé les cognes là F . (c’est + GN avec relative) (ii) (Qui a exposé les cognes là? ) C’est les Boches F (qui ont exposé les cognes là A ). (clivée en c’est…qui) Dans le cas d’une clivée en c’est X qui/ que, l’élément clivé constitue le noyau prosodique, et la relative qui suit peut être vue (et entendue) comme un appendice. Les règles de ponctuation du français présentent ici une incohérence, puisqu’on ne place pas de virgule entre le noyau et l’appendice : (14) C’est les Boches F qui ont exposé les cognes là A .  6 Les pseudo-clivées présentent les éléments dans l’ordre inverse par rapport à la clivée. Cependant, la partie c’est X reste le noyau prosodique, et l’autre partie, qui précède, devient un préfixe prosodique, bien séparé par une virgule cette fois : (15) Ceux qui ont exposé les cognes là S , c’est les Boches F . Si besoin, on peut combiner clivées ou pseudo-clivées et dislocations. Les réalisations prosodiques sont celles attendues : (16) Les cognes S , c’est les Boches F qui les ont exposés là A , hier A . 4.4 Quelques éléments de syntaxe de la phrase simple Nous considérons comme phrases simples les phrases à une seule proposition et dans lesquelles l’ordre SVO est respecté. Nous définissons SVO comme ‘syntaxe par défaut’ de la phrase simple. Nous considérons ensuite comme phrases dérivées ou allophrases (ce dernier terme vient de Lambrecht 1994) deux ensembles de phrases. D’une part, on trouve les phrases dans lesquelles un ou plusieurs arguments du verbe (S ou compléments) sont disloqués et réalisés à l’extérieur du noyau SVO tout en étant repris par un pronom dans le noyau SVO, comme dans l’exemple de double dislocation (13b), repris ici : (17) Les cognes, ils les ont exposés là, les Boches. D’autre part, on trouve une série d’allophrases constituée d’un ensemble de réalisations syntaxiques non SVO, par exemple par une inversion VS, par le passif, ou encore par le clivage d’un constituant au moyen d’un présentatif (c’est ou il y a) : 308 Benjamin Massot <?page no="309"?> (18) a. C’est les cognes que les Boches ont exposés là. (clivée en c’est…qui/ que) b. Ceux que les Boches ont exposés là, c’est les cognes. (pseudo-clivée) c. Il y a les Boches qui ont exposé les cognes là. (clivée en il y a…qui) d. Les cognes ont été exposés là par les Boches. (passif) e. À ce moment-là arrivent les Boches. (inversion VS, cf. À ce moment-là, les Boches arrivent) f. Il est tombé beaucoup de neige. (inversion par l’impersonnel avec il, cf. Beaucoup de neige est tombée) Les allophrases sont l’ensemble des phrases qui peuvent être mises en équivalence (dans le sens indiqué ci-après) avec la même phrase simple SVO. Pour mettre deux phrases en équivalence, il faut pouvoir dériver systématique‐ ment l’une de l’autre sans perte de matériel lexical (la différence ne se situe que dans les mots grammaticaux nécessaires aux diverses constructions, comme les pronoms de reprise pour les dislocations, les présentatifs et pronoms relatifs pour les clivées, le il impersonnel, la préposition par du complément d’agent) ni perte des relations thématiques entre le verbe et ses arguments (p. ex. l’agent du verbe est toujours le même, qu’il soit réalisé comme sujet, sujet disloqué, sujet inversé, sujet clivé, sujet pseudo-clivé, ou complément d’agent). 4.5 Quelques mots sur la forme des allophrases Ces différentes allophrases sont abordées dans leur forme par diverses gram‐ maires et l’on se réfèrera utilement aux chapitres sur l’inversion VS, l’imper‐ sonnel avec il, le passif, les dislocations et les clivées pour en revoir les particularités syntaxiques et les contraintes lexicales, notamment celles qui contrastent avec l’allemand. Nous citerons cependant un seul point ici, à titre d’exemple d’une stratégie didactique du type « il vaut mieux prévenir que guérir ». Il s’agit des formes possibles de être dans le c’est des clivées. Bien que l’apprentissage des formes françaises c’est vs ce sont puisse a priori s’appuyer sur les formes allemandes es ist vs es sind, nous argumentons qu’il ne faut pas le faire et qu’il est plus efficace de faire autrement. En effet, il faut éviter les effets de surgénéralisation et de transfert de l’allemand amenant à des erreurs. Il vaut mieux se limiter d’abord au français c’est en expliquant petit à petit les rares extensions possibles, que partir de l’allemand es ist et lister toutes les possibilités de variations de es ist qu’il ne faut pas transférer sur c’est. Il est plus facile de se bloquer sur c’est, puis 309 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="310"?> d’apprendre à l’étendre minimalement, que de désapprendre à varier ad libitum sur es ist. Quelques sources induisent les apprenants à ne pas produire seulement c’est et ce sont, et aussi à produire ce sont hors des cas réservés : • Ils ont appris la forme ce sont en dehors des clivées, comme dans ce sont des coquillages. • Ils savent produire c’est X à d’autres temps et modes en dehors du contexte des clivées : (19) ça a été/ avait été un problème la dernière fois, mais il ne faut pas que ça soit un problème la prochaine fois. • Ils transfèrent les propriétés d’accord de l’allemand : (20) *ce sont nous vs wir sind es/ das sind wir • Ils transfèrent le fait que, dans la première partie des clivées allemandes (cf. Adam 2013), tous les temps et modes semblent possibles : (21) Du bist es/ warst es/ bist es gewesen/ wärst es/ wirst es sein, der fehlt/ gefehlt hat/ fehlen würde/ fehlen wird. Par ailleurs, dans les clivées françaises : • l’accord au pluriel ce sont est restreint, comme dans les cas en dehors des clivées, et c’est est toujours possible (si on néglige les considérations de niveau de langue) ; • les autres temps, pourtant fréquemment cités dans les grammaires, sont restreints ou carrément archaïques (à notre gout, certains sont aujourd’hui agrammaticaux), et c’est est toujours possible : (22) a. Ce jour-là, c’est lui/ *ce fut lui qui trouva la solution. b. À l’époque, c’est lui/ c’était lui qui trouvait les solutions. (sens : habitude révolue) c. La prochaine fois, c’est lui/ ? ce sera lui qui trouvera la solution. d. Si c’était une question sur les animaux, c’est lui/ ? ce serait lui qui trouverait la solution. • citons les seules exceptions, obligatoires : dans les subordonnées, d’une part sous l’effet de la concordance des temps, et d’autre part en cas de contexte déclenchant le subjonctif : 310 Benjamin Massot <?page no="311"?> (23) a. Ce jour-là, elle a rappelé devant tout le monde … → que c’était (*c’est) moi qui allais passer cheffe/ qui était passée cheffe la semaine d’avant → que ce serait (*c’est) moi qui passerais cheffe la semaine suivante. b. Il faut plutôt que ce soit (*c’est) nous qui fassions le travail. Enfin, certains contextes bloquent ce sont devant un GN pluriel, ici un GN CC de manière : (24) a. Pour passer pour un Français, c’est (*ce sont) les yeux fermés qu’il faut savoir reconnaitre les fromages. Pour anticiper les erreurs, et dans la mesure où cette règle est une bonne première approximation, on peut donc l’énoncer dans sa forme erronée dans un premier temps : Dans les clivées, c’est est invariable. Ensuite, les apprenants réclameront d’eux-mêmes de mettre ce sont et ce sera l’occasion de rappeler les contraintes fortes qui pèsent dessus. Il nous semble peu problématique de laisser les apprenants ne pas produire ce sont, mais seulement c’est. Simplement, on les préviendra de l’enjeu en termes de norme et d’attentes des correcteurs. On s’en tiendra au présent de l’indicatif aussi longtemps que l’on ne rencontrera pas les contextes de subordonnées pertinents. Ce dernier point pourra, de toute façon, être introduit seulement si le subjonctif et la concordance des temps ont déjà été traités et sont un minimum stabilisés dans l’interlangue des apprenants : Dans les clivées, c’est est invariable, sauf dans les subordonnées où le subjonctif ou la concordance des temps s’applique. 4.6 L’heuristique proposée Nous entendons heuristique ici dans le sens d’une hypothèse relativement simple permettant d’explorer un domaine et une problématique pour provoquer des découvertes. 311 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="312"?> Dans une phrase, l’on peut souvent identifier un topique et divers éléments topicaux, et l’on doit identifier un focus. Certaines parties de la phrase peuvent n’être reconnues ni comme topicales, ni comme faisant partie du focus. Les tendances universelles supposées de la syntaxe de la structure informa‐ tionnelle permettent d’établir les liens suivants entre la structure information‐ nelle, la syntaxe, et la prosodie : ces trois dimensions sont liées par des affinités, c’est-à-dire que des préférences apparaissent entre les différents pôles de chaque dimension. topique : → début de phrase → sujet → défini → léger → désaccentué vs focus : → fin de phrase → complément → indéfini → lourd → accentué Cette double affinité n’est qu’une affinité, une tendance, disons une réalisation par défaut. Ainsi, par défaut, le topique d’une phrase est au début, c’est le sujet, qui est connu et accessible, défini, léger (un simple pronom), et désaccentué. Et par défaut, le focus d’une phrase est à la fin de la phrase, c’est un complément, qui est inconnu et indéfini, lourd (p. ex. un long groupe nominal) et accentué. Chaque manquement à ces affinités est susceptible de donner lieu à une modification explicite de la réalisation par défaut d’une phrase. Les réponses apportées à un manquement donné à la double affinité de la struc‐ ture informationnelle sont adaptées aux propriétés syntaxiques et prosodiques spécifiques du français. Ainsi, là où en allemand il suffit de déplacer l’accent focal sur le focus, cette solution n’est pas possible en français. À l’inverse, la solution française de disloquer si besoin plusieurs constituants de la phrase n’est que marginalement possible en allemand. De même, de nombreux manquements ne donnent pas lieu à un aménagement. On établit la structure informationnelle d’une phrase d’abord à partir du focus, puis des éléments topicaux. Alors, l’on peut identifier une série de pro‐ blèmes et leurs solutions en termes de syntaxe de la structure informationnelle. 312 Benjamin Massot <?page no="313"?> 4.7 Problèmes de syntaxe de la structure informationnelle et leurs solutions en français Considérant la tâche de choisir comment formuler une phrase donnée, on peut procéder ainsi : • Quelle serait sa forme SVO ? • Quelle est sa structure informationnelle dans le contexte où elle appa‐ rait ? • Est-ce que la réalisation SVO est compatible avec les affinités de la structure informationnelle ? • Si besoin, comment adapter la syntaxe à la structure information‐ nelle de la phrase ? 4.7.1 Le focus n’est pas accentué ni en position finale La première affinité qui pose problème, c’est celle entre le focus, la position finale et l’accent de phrase. La position finale et l’accent de phrase concordent toujours en français. Lorsque le focus n’est pas en position finale dans la structure SVO, alors il ne se trouve pas accentué, ce à quoi il faut remédier. Solutions : • Déplacer l’accent est une solution triviale en allemand, mais bloquée en français. • On peut trouver une syntaxe qui place le focus en fin de noyau prosodique. (25) (quæstio : Qui est-ce que les Boches ont exposé là ? ) #Les Boches ont exposé [ FOC les cognes] LÀF . → Là, les Boches ont exposé [ FOC L E S C O G N E S ] F . → Les Boches ont exposé [ FOC L E S C O G N E S ] F , là A . (déplacer un constituant mobile dans le préfixe ou l’appendice prosodique pour que la fin du noyau prosodique coïncide avec le focus) (26) (quæstio : Qui a exposé les cognes là ? ) #[ FOC Les Boches] ont exposé les cognes là F . → Les cognes ont été exposés là [ FOC par les B O C H E S ] F . (tournure passive pour que l’agent arrive en fin de noyau prosodique) • On peut délimiter le focus dans une clivée avec c’est ou dans une pseudoclivée. Cette solution a la particularité de résoudre les problèmes d’ambi‐ guïté du focus, cf. (28) ci-dessous. 313 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="314"?> (27) (quæstio : Qui est-ce que les Boches ont exposé là ? ) #Les Boches ont exposé [ FOC les cognes] LÀF . → C’est [ FOC L E S C O G N E S ] F que les Boches ont exposés là A . 4.7.2 La délimitation du focus est ambigüe (large ou étroit ? ) Dans la structure SVO, la limite gauche du focus n’est pas explicite : (28) a. Les Boches ont exposé les cognes [ FOC là] F . b. Les Boches ont exposé [ FOC les cognes là] F . c. Les Boches [ FOC ont exposé les cognes là] F . d. [ FOC Les Boches ont exposé les cognes là] F . Pour sélectionner explicitement l’un des focus ci-dessus, plusieurs possibilités apparaissent : (29) (quæstio : Où est-ce que les Boches ont exposé les cognes? ) Les Boches ont exposé les cognes [ FOC là] F . (ok, mais ambigu) → C’est [ FOC là] F que les Boches ont exposé les cognes A . (désambiguïsation par la clivée) (30) (quæstio : Qu’est-ce que les Boches ont fait? ) Les Boches [ FOC ont exposé les cognes là] F . (ok, mais ambigu) → Les Boches S , ils [ FOC ont exposé les cognes là] F . (dislocation du sujet pour l’exclure du noyau prosodique, donc du focus) → Ce que les Boches ont fait S , c’est d’[ FOC exposer les cognes là] F . (pseudoclivée, délimitant ici exactement le focus) 4.7.3 Le topique n’est ni en position initiale, ni dans le préfixe, ni dans l’appendice prosodique On peut utiliser ici toutes les solutions qui déplacent un constituant mobile ou fixe : (31) (quæstio : À propos des cognes, où est-ce que les Boches les ont exposés? ) #Les Boches ont exposé [ TOP les cognes] [ FOC là] F . → [ TOP Les cognes], les Boches les ont exposés [ FOC là] F . (dislocation à gauche du COD) → [ TOP Les cognes] ont été exposés par les Boches [ FOC là] F . (passif : met le patient en tête) 314 Benjamin Massot <?page no="315"?> 4.7.4 Les multiples cas concernant les sujets Dans le cas des GN sujets, il semble que leur statut prosodique et en termes de structure informationnelle ne soit pas fixe, et que, en particulier en fonction des registres, ils soient soumis à des contraintes différentes. Signalons les manquements aux affinités de la structure informationnelle suivants : (a) les sujets des phrases tout-focus, c’est-à-dire dont la quæstio est Qu’est-ce qui se passe ? (b) les sujets indéfinis (cf. les introductions de nouveaux référents du tableau 1 : manquement à l’affinité entre sujet et défini), et (c) les sujets pleins topiques (manquement à l’affinité entre topique et signifiant léger). Pour faire schématique : (a) Les sujets des phrases tout-focus : (32) (quæstio : Que s’est-il passé ? ) soutenu : [ FOC Les Boches ont exposé les cognes là] F . familier : Y a [ FOC les Boches] F qu’[ FOC ont exposé les cognes là] F . (b) Les sujets indéfinis : rarement réalisés par SVO (exemples du tableau 1) (33) #et après [ FOC un aveugle vient avec sa canne blanche] F . soutenu : Sur ce arrive [ FOC un aveugle avec sa canne d’aveugle] F . familier : Et après, y a [ FOC un aveugle] qu’[ FOC arrive]. (c) Les GN sujets topiques : avec ou sans dislocation selon les registres (exemples du tableau 1) (34) soutenu : Et voyant ça, [ TOP Mr. Bean] est évidemment très très en colère. familier : Donc là [ TOP Mr. Bean] il fait ouais c’est pas possible. Rappelons que, dans tous les registres, les sujets constituant à eux seuls le focus doivent être signalés par la clivée en c’est … qui ou par un moyen qui les place à la fin du noyau prosodique (p. ex. comme complément d’agent du passif, cf. la citation de Confais 1980a en 3.4) : (35) (Qui a exposé les cognes là ? ) C’est [ FOC les Boches] F qui [ TOP ont exposé les cognes là] A . 4.7.5 Le cas des questions Pour les questions partielles, leur structure informationnelle est assez simple : le focus est le constituant interrogatif, peu importe sa position. Elles constituent donc une exception à l’affinité entre focus et fin de noyau prosodique. (36) [ FOC Qui] a exposé les cognes là Q ? [ FOC Où] est-ce que les cognes ont été exposés Q ? Les cognes ont été exposés [ FOC où] Q ? 315 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="316"?> Pour les questions totales, leur structure informationnelle est un peu plus complexe à formuler. Nous proposons ceci : est-ce que le focus de la question répond bien à la quæstio ? (37) (quæstio : Les Boches ont exposé les cognes quelque part.) Les Boches ont exposé les cognes [ FOC là] Q ? (= Est-ce que c’est vrai que c’est là ? ) (38) (quæstio : Les Boches ont exposé quelque chose quelque part.) Les Boches ont exposé [ FOC les cognes là] Q ? (= Est-ce que c’est vrai que c’est les cognes et que c’est là ? ) De la même façon que pour les déclaratives, on doit adapter la syntaxe au besoin, comme dans le cas d’un focus sur le sujet : (39) (quæstio : Quelqu’un a exposé les cognes là.) C’est [ FOC les Boches] Q qui ont exposé les cognes là A ? (= Est-ce que c’est vrai que ce quelqu’un, c’est les Boches ? ) 5. La séquence pédagogique : comment présenter la chose ? 5.1 Principes et choix Comme principe important, nous avons choisi de baser notre séquence sur la confiance que nous pouvons accorder à des apprenants avancés pour découvrir les notions et les règles que nous souhaitons introduire. En étant confrontés aux bons exemples et aux bonnes questions, ils font une grande partie du travail. Nous sommes convaincu qu’ils s’approprient mieux la grammaire ainsi. S’il est clair que les termes techniques, les grands principes de la syntaxe de la structure informationnelle et les règles de syntaxe et d’emplois ne seront pas parfaitement formulés par les apprenants, nous avons pu constater que peu de questions ne sont pas soulevées, et qu’elles peuvent être étudiées et discutées au fur et à mesure qu’elles apparaissent. Nous nous plaçons donc ici dans la tradition d’une didactique inspirée de la maïeutique de Socrate. 5.2 Sensibiliser à la structure informationnelle La phase de sensibilisation est essentielle, sans elle, les notions présentées restent abstraites et ne trouvent que peu d’accroche chez les apprenants. Pour commencer, nous choisissons un travail de sensibilisation à la struc‐ ture informationnelle autour du test de la question. 316 Benjamin Massot <?page no="317"?> A. Étant données les phrases ci-dessous, déterminez pour quelles questions elles semblent être une réponse adéquate. Indiquez aussi pour chacune au moins une question pour laquelle elles ne sont pas une réponse adéquate. (1) Les Boches ont exposé les cognes là. (2) Là, les Boches ont exposé les cognes. (3) Les cognes, les Boches les ont exposés là. (4) Les Boches, ils ont exposé les cognes là. (5) Là, les Boches, ils ont exposé les cognes. On forme des groupes, qui se voient chacun confier une phrase, avant de confronter les résultats en séance plénière. On demande explicitement de trouver des questions adéquates, et au moins une question inadéquate. Résultats attendus : (1) a. Où est-ce que les Boches ont exposé les cognes ? b. Qu’est-ce que les Boches ont fait ? c. Qu’est-ce qui s’est passé ? d. phrase inadéquate pour la question Qui a exposé les cognes là ? (2) a. Qui est-ce que les Boches ont exposé là ? b. Qu’est-ce que les Boches ont fait là ? c. Qu’est-ce qui s’est passé là ? d. phrase inadéquate pour la question Où est-ce que les Boches ont exposé les cognes ? (3) … Au-delà des questions possibles, il faut bien sûr discuter des questions exclues, c’est ce qui permet de sensibiliser au fait que toutes ces phrases, qui partagent la même sémantique (elles sont toutes vraies dans les mêmes conditions, c’est-à-dire s’il est vrai que les Boches ont exposé les cognes là), ne sont pourtant pas toutes adéquates dans les mêmes conditions, qu’elles ne servent pas à dire la même chose, à transmettre la même information. Possible ici : développer sur la notion d’information et le fait qu’elle est une dimension qui trouve une expression dans la syntaxe des phrases. 317 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="318"?> B. Reprenez toutes les questions trouvées dans l’exercice A. (1a, 1b, … 2a, 2b, …) et réduisez à chaque fois la réponse (1, 2, …) à son expression minimale. Dit autrement : si la question (1a) avait vraiment été posée, quelle réponse est-ce qu’on aurait probablement donnée à la place de (1) ? Réponses attendues : (1a’) Là. (1b’) Ils ont exposé les cognes là. (1c’) Les Boches ont exposé les cognes là. (=1) (2a’) Les cognes. (2b’) Ils ont exposé les cognes. (2c’) Les Boches ont exposé les cognes. (=2) … C. Comparez systématiquement les réponses longues et les réponses brèves. Où se trouvent les réponses brèves dans les réponses longues ? Réponses attendues : les réponses brèves se situent à la fin de la réponse longue correspondante. Plus précisément, les fins correspondent, mais les débuts non. Possible ici : définir la partie informative d’une phrase comme la réalisation minimaliste de cette phrase dans le cas où la question à laquelle elle répond est vraiment posée, et pas seulement sous-entendue par le contexte. On constate de plus qu’en français, la partie informative d’une phrase, que l’on peut déjà appeler son focus, se trouve systématiquement à la fin de la phrase. D. En comparant en A (1) et (2), (1) et (3), (1) et (4), (1) et (5), quels sont les constituants placés à gauche ? Que peut-on dire d’eux ? Réponses attendues : • ils ne peuvent pas faire partie de l’information transmise (ils ne sont pas dans le focus) ; • ils sont toujours présents dans les questions qui correspondent ; • on peut toujours les enlever de la version brève de la réponse. 318 Benjamin Massot <?page no="319"?> Là, on peut guider la discussion pour amener à conclure que certains éléments, au contraire du focus, sont déjà présents dans le contexte et que leur rôle y est déjà clair. On peut définir ainsi le topique et les éléments topicaux de la phrase. On peut citer les dislocations comme moyen syntaxique de les signaler. 5.3 Sensibiliser à l’interface entre la structure informationnelle, la prosodie et la syntaxe Après ce travail de sensibilisation au focus et au topique (autrement dit à la structure informationnelle), nous passons au travail de sensibilisation à l’interface entre la structure informationnelle, la prosodie et la syntaxe. Pour ceci, nous proposons de partir d’une comparaison entre le français et l’allemand. A. Observez le dialogue de BD ci-dessous (Arne Jysch, Der nasse Fisch, pp. 16-17). Il s’agit d’un homme et d’une femme qui viennent de se rencontrer, puis de coucher ensemble. Ils continuent ensuite de faire connaissance en écoutant un disque vinyle. Réfléchissez à la phrase « Du bist der Polizist. » et essayez de la traduire. Répondez en passant aux questions suivantes : • Comment est-ce que vous comprenez cette phrase dans son contexte ? Quelle information est-ce qu’elle semble transmettre ? Qu’est-ce que la femme semble sous-entendre ? À quoi fait-elle référence exacte‐ ment ? Comment est-ce que vous pourriez caractériser sa structure informationnelle ? (Où est son focus? ) • Cherchez dans la phrase allemande une particularité en lien avec la structure informationnelle de la phrase. • Comment est-ce que vous proposez de traduire cette phrase ? Estce que votre traduction est bien en adéquation avec la structure informationnelle que vous avez trouvée ? • Comparez vos réponses et votre traduction avec votre voisin ou voisine. Recommencez avec les autres phrases en gras. Femme : Und warste im Krieg? Homme : Nur in der Kaserne. Kurz nach meiner Einberufung war die Revolution und wir konnten heimgehen. Femme : Was für ein Glück. 319 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="320"?> Homme : Besonders für meine Mutter. Die hatte nämlich ihren Ältesten an der Marne verloren. Femme : Dein Bruder? Ich dachte, der schickt dir die Schallplatten. Homme : Die Schallplatten schickt mir Severin, mein kleiner Bruder, der so schlau war, sich rechtzeitig nach Amerika zu verdrücken, um dem Wahnsinn zu entgehen. Homme (montre une photo de groupe de soldats) : Welcher von denen ist dein Mann? Femme : Du bist der Polizist. Find’s raus. Réponses attendues : • Dans le contexte, l’homme cherche une information : quel homme sur la photo était le mari de la femme. La femme sous-entend que, puisqu’il est policier, c’est à lui de trouver l’information, c’est son métier (et pas le sien à elle). Elle sousentend, par jeu, qu’il inverse les rôles : elle n’est pas policière, elle. Le contexte, c’est « il y a un policier ici », et l’information qu’elle donne (le focus), c’est que c’est lui. Elle répond à la question « Qui est le policier, ici ? ». • Dans la phrase allemande, c’est du qui est le focus, et il est accentué par rapport au reste de la phrase, il faut prononcer D U bist der Polizist. Il y a un petit piège à l’écrit, car cette information n’est pas là, il faut la « sentir ». • J’ai traduit par T U es le policier, mais ma voisine n’était pas d’accord. On n’était pas sûres, et peut-être que c’est mieux de traduire par C’est toi qui es le policier. • Pour Ich dachte, der schickt dir die Schallplatten, il faut aussi repérer l’accent focal sur D E R , et il faut voir que la femme exprime le fait qu’elle croyait connaitre la réponse à la quæstio « Qui t’envoie les disques ? ». Là-aussi, il faut cliver le sujet pour indiquer que c’est le focus : Je croyais que c’était lui qui t’envoyait les disques ? • Pour Die Schallplatten schickt mir Severin, mein kleiner Bruder, il faut com‐ prendre que la phrase enchaine sur la même quæstio, donc avec les disques comme topique, et que l’homme corrige le focus proposé par la femme : il remplace un frère par l’autre (accent focal sur S E V E R IN ). Comme ça donne un topique COD et un focus sujet, il faut à la fois la dislocation pour le topique, et la clivée pour le focus : Les disques, c’est Severin qui me les envoie, mon petit frère. B. Cherchez maintenant un contexte dans lequel on dirait Du bist der P O LIZI S T . Traduisez cette phrase. 320 Benjamin Massot <?page no="321"?> Réponse : Ici, [le policier] est le focus. Pour qu’il soit compris comme focus, il faut un contexte où on cherche qui on est soi-même, comme lorsqu’on distribue des rôles au théâtre : « Je joue qui ? » « Tu es le policier. » C. Dans le dialogue de BD suivant, observez les deux passages en gras. (Ralf König, Sie dürfen sich jetzt küssen, pp. 24-25, traduction française de Fabrice Ricker) La mère et le fils (Paul) se trouvent dans la cuisine, le père (Heinz) dans le salon. à titre indicatif ici, le texte de la traduction française : La mère (au fils: ) Das ist ja ein Ding… Eh ben ça, en voilà une nou‐ velle ! (crie au père: ) Hast du gehört, Heinz? ! Herr Konrad und Paul wollen hei‐ raten! T’as entendu, Heinz ? ! Paul et monsieur Conrad veulent se marier ! Le père : Hm. Mh. La mère (au fils: ) So richtig heiraten? So in der Kirche mit Pfarrer und so? Un vrai mariage, avec un prêtre à l’église et tout ? Le fils : Nein, nur standesamtlich. Nan, seulement à la mairie. La mère (crie au père) : Aber nur standesamtlich! ! ! Seulement à la mairie ! ! ! (au fils: ) Ja, aber geht das denn? Da kommen zwei Männer ins Standesamt und wollen hei‐ raten… Lachen die euch nicht aus? ! Mais dis-donc, c’est possible, ça ? Deux hommes qui se ren‐ dent à la mairie pour se marier. Ils vont se moquer de vous, non ? ! Le fils: Mama, die Grünen haben das doch durchgeboxt! Das ist die Homo-Ehe! Habt ihr denn nichts davon gehört? ! Das war doch monatelang in den Nachrichten! Maman, les Verts ont fait une loi extra pour : le mariage homo. Vous en avez pas entendu parler ? Ça a été aux infos pen‐ dant des semaines ! 321 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="322"?> La mère (au fils: ) Na, die Grünen mal wieder! Die machen auch immer Sachen… Ah ça, encore les Verts ! Ils en font de ces choses, quand même… (crie au père: ) Die Grünen haben das ge‐ macht! ! ! C’est les Verts qu’ont fait ça ? ! ! Réfléchissez à la structure informationnelle de la 2 e phrase en gras : quelle est la quæstio ? Est-ce que vous pouvez identifier le focus de l’énoncé allemand ? Réponse : La mère informe le père sur l’origine de cette nouvelle loi. Le focus, c’est donc ici die Grünen. (Wer hat dieses Gesetz gemacht? ) D. Prononcez les deux phrases en gras et remarquez sur quel point leur prosodie s’oppose. Réponse : La première phrase est accentuée sur durchgeboxt, et la seconde sur die Grünen. E. Traduisez les deux phrases en français. Discutez avec votre voisin ou voisine de vos traductions et de comment vous avez (ou non) pris en compte les deux prosodies différentes. Réponses attendues : • Maman, les Verts ont fait passer ça en force ! (ou équivalent) • Les V E R T S ont fait ça ! ! ! / C’est les Verts qui ont fait ça ! ! ! (à discuter) Discussion : est-ce qu’on peut simplement traduire en laissant le lecteur accen‐ tuer en force vs les Verts ? Si non, comment faire ? Ici, on suppose que les apprenants avancés pourront, au plus tard quand on leur aura donné la solution avec la clivée, s’appuyer sur leur intuition pour sentir que c’est une bonne solution. En revanche, il est probable qu’un certain nombre d’entre eux n’aient pas encore l’intuition que l’accentuation du sujet les V E R T S n’est pas naturelle du tout, comme précédemment sur T U . 322 Benjamin Massot <?page no="323"?> F. D’après les exemples de BD ci-dessus, contrastez l’allemand et le français sur l’emploi de l’accent focal en lien avec la structure informationnelle : quelle solution allemande n’est pas utilisée en français ? Quelle solution française avez-vous dû utiliser ? Où peut se situer votre difficulté ? Proposez une règle pour vous en souvenir. Réponses attendues : Règle : l’accent de phrase allemand peut se déplacer, pas l’accent de phrase français. Il faut faire autrement ! Ici, on peut déjà faire un premier point sur la prosodie du français et la rigidité de l’accent de phrase, ou l’absence de solutions de marquage du focus par la prosodie. Par exemple, on peut énoncer la règle suivante, pour compléter celle ci-dessus sur les contraintes de l’accent de phrase français : Il est interdit d’accentuer les pronoms clitiques (je-tu-il-elle-on-ce-nous-vousils-elles-me-te-le-la-lui-se-les-leur-y-en) : * J E , * I L , * LA ; à la place, il faut trouver une syntaxe qui utilise les pronoms forts=les pronoms toniques de la série moi-toi-lui-elle-nous-vous-eux-elles : M O I , E U X , … De même, c’est l’occasion de caractériser la clivée en termes de structure informationnelle : signaler explicitement le focus comme étant l’élément clivé, une fonction particulièrement claire dans le cas d’un focus sujet. On peut aussi introduire la pseudo-clivée, si l’on sent que le groupe y est prêt : Ceux qui ont fait ça, c’est les Verts ! 5.4 Systématiser et proto-théoriser Nous suggérons d’intégrer les notions présentées en 4.2 au fur et à mesure qu’elles arrivent dans la phase de sensibilisation. Au moment où le groupe semble prêt, on peut faire une plus grande pause et présenter l’heuristique de 4.6, c’est-à-dire les affinités et le fait qu’il faille adapter la syntaxe pour respecter ces affinités. Bien sûr, on simplifiera les définitions pour s’adapter aux apprenants, quitte à y revenir et à les préciser ultérieurement. Enfin, on ne devra pas s’échiner à tout présenter, mais simplement à s’assurer que les apprenants sont sensibilisés au problème en général et à la plupart des cas identifiés sous 4.7. 323 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="324"?> 7 Pour la forme et l’emploi, nous avons consulté, outre les trois cahiers cités, Reinecke (1968), Kleineidam/ Monfils (1976), Koubé/ Haensch (1987), Dethloff/ Wagner (2014). Outre les remarques sous forme de règles (c’est est invariable, interdit d’accentuer les pronoms clitiques, etc.) voici encore quelques idées pratiques que l’on peut disséminer : Sur le focus : • c’est la partie de la phrase qui répond à la quæstio (cf. la définition de cette notion) ; • c’est le mot à laquelle la phrase serait réduite par un enfant qui se trouve dans la phase où il ne prononce que des phrases d’un mot ; • c’est la partie de la phrase qui justifie d’énoncer cette phrase : sans cette partie, la phrase n’a pas d’intérêt, ‘autant se taire’ ; Sur le topique : • c’est la partie de la phrase dont on pourrait le plus facilement se passer ; • typiquement, le topique est un pronom (on se passe d’un GN pour l’évo‐ quer) ; • si le topique n’est pas un pronom mais un GN, c’est typiquement parce qu’il y aurait ambiguïté et qu’il vaut mieux indiquer à quel élément du contexte se rattache le propos de la phrase ; • la phrase se reformule naturellement par : à propos de X/ quant à X=was X betrifft, so… • pour les éléments comme les CC de temps et de lieu, ceux qui sont topicaux sont placés à gauche (on les appelle topique-cadre), ceux qui sont dans le focus sont à droite (sans virgule devant ! ) ; • attention : quand un topique arrive en fin de phrase, il faut le séparer du noyau par une virgule. 5.5 Exercer la forme Le travail de la forme nous semble abordable par les exercices classiques que nous avons pu dénicher, 7 tels ceux de Confais (1980b : exercices 171 à 178, pp. 104-108), Boisson/ Reumuth (1999 : exercice 248, pp. 184-185) et Haas/ Tanc (1983b, exercices 245 à 254, pp. 121-124). Devant des apprenants avancés, nous pouvons à nouveau leur laisser le rôle de découvrir les problèmes. P. ex., on donne l’exercice de transformation suivant : « Clivez les éléments en italique au moyen de c’est… qui/ que. » Lors de la correction, il y a toutes les chances que les étudiants se corrigent entre eux quant à l’accord du verbe de la relative (c’est moi qui est suis 324 Benjamin Massot <?page no="325"?> 8 Les cognes=les bourriques=les gendarmes ; les Poilus=les soldats français de la 1 ère Guerre mondiale. malade), qu’ils discutent du cas de ce sont (cf. 4.5) et qu’ils soulèvent entre eux la question de la possibilité d’utiliser d’autres relatifs que qui/ que et la question de la place de la préposition (c’est nous à qui elle parle → c’est à nous qu’elle parle). On peut facilement enchainer sur les pseudo-clivées (pas abordées dans les livres d’exercices) : « Transformez vos clivées ci-dessus en pseudo-clivées (celui/ celle qui est malade, c’est moi ; ceux/ celles à qui elle parle, c’est nous). » Les dislocations sont l’occasion de réviser les difficultés du chapitre des pronoms, puisqu’elles impliquent l’emploi de pronoms de reprise (En ville, vous y allez souvent, vous.), et de revoir le chapitre de l’accord du participe passé, puisque les pronoms COD ne sont pas à la même place que les GN COD (Je l’ai croisée en ville, ma sœur.) 5.6 Exercer l’emploi Signalons d’abord que Haas/ Tanc (1983b) font un effort pour intégrer leurs exercices dans un micro-contexte justifiant l’emploi des formes syntaxiques travaillées, à savoir à travers la présence d’une question précédant chaque phrase à produire dans leurs exercices 247 à 250. Voici par ailleurs les solutions que nous avons expérimentées pour travailler l’emploi des structures de phrases étudiées : • présenter une phrase simple SVO dans un contexte donné et demander quelle adaptation à la syntaxe de la structure informationnelle doit être faite, p. ex. sous forme de QCM. Voici un exemple complexe, à placer en fin de séquence pédagogique, pour indiquer que divers aspects de la syntaxe de la structure informationnelle sont mélangeables : la clivée en c’est du sujet et la dislocation à droite de l’objet, le tout dans une question totale. A. Dans l’extrait de BD suivant, une phrase a été supprimée (Tardi, C’était la guerre des tranchées, 2014, pp. 90-94). En vous appuyant sur le contexte, indiquez parmi les phrases proposées celles qui peuvent convenir. Justifiez vos choix en groupe puis en plénière. Pendant la 1 ère Guerre mondiale, deux soldats français se rencontrent dans un village détruit, devant des gendarmes morts et exposés au vu de tous. A, qui se réjouit de voir des gendarmes morts, renseigne B petit à petit sur comment c’est arrivé. Plus tard, on apprend que c’est A lui-même qui les a tués et exposés.  8 A : Y sont pas morts en héros, ceux-là, autant que tu l’saches ! 325 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="326"?> B : ? J’ai failli tirer ! A : C’est beau, hein, d’voir ça ? B : Qu’est-ce que tu fous ici ? A : J’contemple ! B : … c’est pas pour faire joli, quand même ? Hein ? … qu’est-ce que tu dis de ça ? A : Non, mon gars, c’est pas les Boches, c’est des types de chez nous, des Poilus qu’en avaient marre de les avoir au cul les bourriques… et y zont eu que ce qu’ils méritaient, ces fumiers ! Y zont été saignés comme des cochons… Ça valait l’coup d’être vu, cette affaire là, non ? a. Les Boches ont exposé les cognes là ? b. Les Boches, ils ont exposé les cognes là ? c. Les cognes, les Boches les ont exposés là ? d. C’est les cognes que les Boches ont exposés là ? e. Ceux qui ont exposé les cognes là, c’est les Boches ? f. C’est les Boches qui ont exposé les cognes là ? g. C’est les Boches qui les ont exposés là, les cognes ? h. C’est là qu’ils ont exposé les cognes, les Boches ? i. Les cognes, ils ont été exposés là par les Boches ? Réponses : dans le contexte, on disserte sur les gendarmes exposés. Donc les cognes, exposer et là représentent la situation connue et sont topicaux. Et dans cette situation, B cherche qui a fait le coup. Donc le focus est l’agent de exposer. B ne sait pas, mais imagine qu’il s’agit des Boches. Il peut donc poser une question qui lui permet de vérifier si l’information qu’il propose est bonne. Ainsi, il faut marquer l’information les Boches, qui est agent, comme focus (par une clivée ou pseudo-clivée du sujet avec c’est) et, éventuellement, marquer les cognes comme topique actuel (dislocation). Les phrases e f g et i correspondent, les autres marquent erronément le focus ou le topique : a, c, h ne marquent pas le sujet (l’agent) comme focus, d et h se trompent de focus, b, c et h se trompent de topique. (Pour information, c’est la phrases g qui est la phrase originale.) • observer un texte typiquement oral dans lequel on pourra observer et commenter la syntaxe de la structure informationnelle : où trouve-t-on des dislocations, des clivées ? Est-ce que l’on peut facilement retracer le topique et le focus de chaque phrase et justifier a posteriori les choix syntaxiques ? 326 Benjamin Massot <?page no="327"?> 9 Les bourrins=les gendarmes ; le pinard=le vin ; un rade=un bistrot ; se faire poirer=être dénoncé ; un cabot=un caporal ; envoyer qqn au casse-pipe=jdn verheizen. B. Dans la suite du dialogue entre deux Poilus ci-dessus, A est mortellement blessé. Avant de mourir, il avoue à B que c’est lui qui a tué les gendarmes et il lui explique pourquoi. 9 Dans les phrases soulignées, essayez de justifier la syntaxe choisie en termes de structure informationnelle. A : Y’en a qu’ont eu des emmerdes, à cause des bourrins (a) . Des types qui venaient se ravitailler en pinard dans ce patelin, quand y’avait encore un rade ouvert, et qui se sont fait poirer… les cognes, y zont pris leurs noms et leurs matricules (b) , et y paraît qu’un cabot a failli passer en conseil de guerre, on a causé de le dégrader, de travaux forcés… non, mais tu l’crois pas ! […] T’es un p’tit curieux, toi… J’ai mes raisons, j’t’ai dit ! Au début, en 14 on nous a envoyés au casse-pipe à la baïonnette et sans cartouches, pour pas perdre de temps à s’arrêter pour tirer… et les gendarmes au cul, histoire de pas faire marche arrière. J’ai vu des cognes abattre des types qui couraient pas assez vite ! Une balle dans l’dos pour donner du cœur à l’ouvrage aux autres. Mon meilleur pote a été tué comme ça à côté de moi. Le cogne, je lui ai fait son affaire (c) dans la confusion de la bataille. Depuis j’arrête pas… ça m’en fait cinq au jour d’aujourd’hui. C’est les occasions qui manquent (d) … J’ai mes raisons, j’t’ai dit. Éléments de réponses : l’ensemble est très familier, populaire, d’où les dislocations et la clivée en il y a ; en (a), il faut éviter le sujet indéfini certains (SVO : certains ont eu des emmerdes), ici avec la clivée en (il) y a… qui ; en (b), dislocation du sujet, typique de l’oral, dans une phrase où il s’agit d’ajouter un reproche à une longue liste de griefs contre les gendarmes, qui sont donc le thème général du discours, et le topique de la phrase ; (c) : le topique est sous-entendu dans la phrase précédente (mon pote a été tué [sous-entendu : par un cogne]), on le reprend explicitement, et disloqué, pour la clarté ; (d) : la question que le narrateur sous-entend est de savoir pourquoi il n’a tué « que » cinq gendarmes ; le focus est donc l’explication, à savoir, dans cette phrase, ce qui manque pour en tuer plus (sous-entendu : c’est pas l’envie qui manque, c’est les occasions) ; • pour entrainer à chercher plusieurs allophrases possibles, citons le cas des sujets qui ne respectent pas les affinités des sujets (cf. 4.7.4), c’est-à-dire des sujets indéfinis et des sujets dans les phrases tout-focus : 327 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="328"?> C. Dans les phrases suivantes, proposez une ou plusieurs solutions idio‐ matiques pour signaler un sujet non canonique. Solutions attendues : inversion (avec ou sans il), passif↔actif (éventuellement avec on), clivée avec il y a. a. Vingt-cinq centimètres de neige sont tombés. → Il est tombé vingt-cinq centimètres de neige. → Il y a vingt-cinq centimètres de neige qui sont tombés. b. Trois personnes ont été sauvées de la noyade. → On a sauvé trois personnes de la noyade. → Il y a trois personnes qui ont été sauvées de la noyade. c. Le téléphone sonne. → Il y a le téléphone qui sonne. • faire des exercices de traduction ; dans ce cas, il peut être judicieux de restreindre l’exercice pour cibler la ou les phrases pertinentes ; par exemple, on donne un mini-texte et on ne demande que la traduction des phrases cibles, comme dans l’extrait de la BD de Ralf König ci-dessus. Citons ici les exercices que nous avons pu trouver dans nos cahiers d’exercices qui se proposent de cibler des choix de traductions en fonction de la structure informationnelle de la phrase allemande : Confais (1980b : exercice 179), Boisson/ Reumuth (1999 : exercices 249 et 250) et Haas/ Tanc (1983b : exercices 245, 251-254). • confronter à une mauvaise traduction et demander de l’améliorer : D. Observez les deux dialogues ci-dessous, tirés d’une BD (Katharina Greve, Das Hochhaus/ Le gratte-ciel, 2017, 33 e étage). L’un est la traduction de l’autre. La traduction est de mauvaise qualité. En particulier, trouvez son plus gros défaut, et dites quels sont, selon vous, l’original et la traduction. Proposez une traduction plus idiomatique. Discutez de vos observations dans votre groupe, puis présentez vos résultats aux autres groupes. Pour vous aider, utilisez la question suivante : à quelle question sous-entendue semble répondre la phrase de la mère ? FR le père : Tu as inscrit notre fille au casting de Graines de Star ? ! ? Mais elle ne sait rien faire ! ! ! la mère : Comme ça, NOUS n’aurons pas à le lui dire… 328 Benjamin Massot <?page no="329"?> 10 Ici, c’est par ailleurs l’ensemble du registre de la traduction qui serait à discuter, puisque l’oral familier éviterait le ne de négation, réduirait le groupe le lui à lui, voire qui aurons à qu’aurons : c’est pas nous qu’aurons à lui dire. DE der Vater : Du hast unsere Tochter bei dieser Castingshow angemeldet? ! ? Aber sie kann doch gar nichts! ! ! die Mutter : Dann müssen nicht WIR ihr das sagen… Réponses attendues : • La quæstio : qui aura à dire à notre fille qu’elle ne sait rien faire ? • La mauvaise traduction vient du fait que l’accent de phrase allemand indique le focus sur le sujet (plus exactement, la négation du sujet), ce qui n’est pas possible en français. Pour cela, il faut introduire une clivée : Comme ça, ce n’est pas nous qui aurons à le lui dire. 10 Dans le cas extrême d’une situation d’examen, cet exercice permet de fermer la porte à d’autres erreurs (choix du lexique, des prépositions, problèmes d’accord, etc.) et de n’évaluer que la compétence en syntaxe de la structure information‐ nelle : nous donnons une phrase allemande suffisamment renseignée pour que sa structure informationnelle soit claire, nous donnons une mauvaise traduction française sous la forme d’une phrase non adaptée à la structure informationnelle, et nous demandons de produire une des allophrases permettant de rendre dans la traduction la structure informationnelle de l’original allemand : E. Observez la phrase allemande et sa mauvaise traduction (en termes de syntaxe de la structure informationnelle). Proposez-en une meilleure traduction, plus idiomatique. a. Erst morgen kommt sie. → #Seulement demain, elle arrive. (mauvaise solution, à améliorer) Solutions : Elle arrive seulement demain. C’est seulement demain qu’elle arrive. Ici, la structure informationnelle allemande est fournie par erst, qui attire typiquement le focus de la phrase, d’où en français le besoin de placer le 329 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="330"?> CC de temps seulement demain dans une position compatible avec le focus, c’est-à-dire à la fin et non détaché (donc sans virgule avant), ou clivé. b. D U sollst entscheiden. → #Tu dois décider. Solutions : C’est toi qui dois décider ou Celui qui doit décider, c’est toi, voire T O I , tu dois décider. Bref : tout ce qui signale le sujet focus. Ici, exceptionnellement, la dislocation permet d’exprimer ce focus grâce au pronom fort accentué, une possibilité rapidement évoquée en fin de séquence. 6. Pour conclure Nous avons souhaité présenter un vaste chapitre de la grammaire du français, adressé aux apprenants avancés, selon quelques principes que nous avons espéré utiles de suivre : • un point de grammaire négligé du FLE, mais dont la linguistique aide à révéler l’importance : idiomaticité, adéquation de la syntaxe au contexte, enjeux en termes de registres ; • une didactisation de la grammaire linguistiquement informée, mais motivée et travaillée par la pratique de l’enseignement du FLE au niveau C1 : d’une part, ne pas chercher l’exhaustivité et accepter de didactiser en se laissant orienter par l’expérience du terrain (faire ce qui marche sans chercher la bénédiction des linguistes, ils ne sont déjà pas d’accord entre eux…), d’autre part, laisser les apprenants prendre l’initiative de découvrir les problèmes et les solutions ; • un choix de matériaux langagiers divers, notamment de BD, pour intégrer le problème dans des situations vivantes et plus parlantes que des phrases isolées. Dans le cadre de cet article, de nombreux aspects n’ont pas été abordés : • Nous nous sommes limité aux aspects strictement grammaticaux de nos bandes dessinées. Cependant, il est clair qu’elles peuvent et doivent donner lieu à un travail plus général. Premièrement, les bandes dessinées sont l’occasion d’aborder des sujets culturels (et donc interculturels), comme ici l’évolution des unions homosexuelles en France et en Allemagne (assez 330 Benjamin Massot <?page no="331"?> parallèles d’ailleurs), la Première Guerre mondiale et la répression contre les Poilus, le Berlin et l’Europe des années 20, les relations parents-enfants. • La syntaxe de la structure informationnelle et les bandes dessinées sont l’occasion de réfléchir à la problématique plus large des registres de langue. D’une part, l’oral en général est plus enclin à ne pas réaliser de phrases simples de type SVO. D’autre part, certaines réalisations de la structure informationnelle sont marquées en termes de registre : les dislocations (surtout celles du sujet) sont en général réservées aux registres familiers, et les clivées en il y a sont à peu près dans le même cas. En face, les inversions avec ou sans il impersonnel sont typiques des registres soutenus. P. ex., dans les exercices de traduction, il est important de repérer l’ensemble des indices de registre et de transférer le registre choisi à tous les niveaux : le lexique (gendarme/ cogne), la prononciation (ils ont/ y zont), la grammaire (ne pas/ pas), mais aussi le niveau plus spécifique de la syntaxe de la structure informationnelle (il impersonnel vs il y a … qui, SVO vs dislocations). En passant, on peut faire réfléchir sur la fausse vérité, hélas tenace, selon laquelle la grammaire de la langue familière serait plus simple que celle de la langue soutenue. • Parmi les chantiers que nous identifions se trouve celui de l’adaptation de ce chapitre à une didactisation en spirale, c’est-à-dire à établir une progression permettant d’aborder divers aspects de la syntaxe de la structure informationnelle à différents moments de l’apprentissage, chaque souschapitre étant l’occasion de rappeler les aspects déjà abordés les années précédentes (cf. le concept allemand de Spiralcurricula≈programmes scolaires organisés en spirale). • On pourrait inviter les étudiants à se faire leur propre base de données d’exemples typiques et authentiques, par exemple en cherchant dans des corpus d’oral authentique. • Nous n’avons pas indiqué comment nous intégrons ce chapitre dans un cours dédié à la traduction. Disons simplement que nous avons fait traduire des passages de BD plus long (250 mots) et que nous avons saisi chaque occasion de rappeler ce chapitre du cours de grammaire et son application concrète à la traduction d’un texte allemand. • Nous n’avons pas eu l’occasion d’intégrer ce chapitre à une tâche de production (orale ou écrite), et donc nous n’avons pas non plus d’exercices à proposer pour amener les apprenants à mettre en œuvre la syntaxe de la structure informationnelle activement dans leurs propres productions. 331 « C’est bon, mais on dirait pas comme ça. » <?page no="332"?> Références des bandes dessinées utilisées Greve, Katharina (2017) : Das Hochhaus, 33. Etage, Berlin : Avant-Verlag ; traduction française (2018) : Le gratte-ciel, 33 e étage, Arles : Actes Sud - l’An 2. König, Ralf (2003) : Sie dürfen sich jetzt küssen, Reinbek bei Hamburg : Rowohlt- Taschenbuch-Verl., pp. 24-25 ; traduction française de Fabrice Ricker (2005) : Et maintenant, embrassez-vous ! , Grenoble : Glénat. Jysch, Arne (2018) : Der nasse Fisch, d’après le roman de Volker Kutscher, Hamburg : Carlsen Verlag, pp. 16-17 ; traduction française (2019) : Babylon Berlin, Grenoble : Glénat. Tardi, Jacques ( 2 2014) : 1914 - 1918, C’était la guerre des tranchées, Bruxelles : Castermann, pp. 90-99. Bibliographie Adam, Séverine (2013) : « Ressemblance formelle - différence fonctionnelle : l’exemple des clivées », in : Adam, Séverine (ed.) : ‚Informationsstrukturen’ im gesteuerten Spracherwerb, Französisch - Deutsch kontrastiv, Frankfurt am Main : Peter Lang, 33-66. Boisson, Anne / Reumuth, Wolfgang (1999) : Übungsbuch zur französischen Grammatik, Wilhelmsfeld : Gottfried Egert. Confais, Jean-Paul [1978] ( 2 1980a) : Grammaire explicative. Schwerpunkte der französi‐ schen Grammatik für Leistungskurs und Studium, Ismaning : Max Hueber. Confais, Jean-Paul (1980b) : Grammaire explicative. Übungen, Ismaning : Max Hueber. Dethloff, Uwe / Wagner, Horst [2002] ( 3 2014) : Die französische Grammatik. Regeln, An‐ wendung, Training ; mit interaktivem Trainingsprogramm zum Download, Tübingen : Francke. Dufter, Andreas / Gabriel, Christoph (2016) : « Information structure, prosody, and word order », in : Fischer, Susanne / Gabriel, Christoph (eds.) : Manual of Grammatical Interfaces in Romance, Berlin / Boston : De Gruyter, 419-455. Dufter, Andreas / Massot, Benjamin (2013) : « Maitriser les dislocations : français et allemand en contraste », in : Adam, Séverine (ed.) : ‚Informationsstrukturen’ im gesteuerten Spracherwerb, Französisch - Deutsch kontrastiv, Frankfurt am Main : Peter Lang, 15-31. 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Introduction L’utilisation de bandes dessinées en cours de français langue étrangère (FLE) offre beaucoup de possibilités. Ainsi, entre autres, peuvent être analysés à l’école l’action et les caractères de bandes dessinées, le rapport entre l’image et le texte, mais aussi la langue des bandes dessinées (cf. Grandet/ Veneman 2011 ; Lange 2011 : 11-13, 26-29 ; Morys 2018 ; Vignaud 2009). Grâce aux bandes dessinées, il est alors possible de favoriser le développement de compétences linguistiques, littéraires ou encore interculturelles (cf. Morys 2018 ; Nieweler 2017 : 220-222 ; Vignaud 2009). De plus, il s’agit d’un média particulièrement populaire auprès des jeunes, qui est mentionné dans beaucoup de programmes scolaires de différents États fédérés allemands comme base textuelle des cours de FLE (cf. p. ex. Ministerium für Schule und Weiterbildung des Landes Nordrhein-Westfalen 2014 : 25, 34, 43, 51, 59 ; Niedersächsisches Kultusministerium 2017 : 18 ; Senator für Bildung und Wissenschaft der Freien Hansestadt Bremen 2006 : 6 ; Senatorin für Bildung und Wissenschaft der Freien Hansestadt Bremen 2012 : 6 ). Pourtant, les bandes dessinées ne sont pas régulièrement utilisées dans la pratique quotidienne de l’enseignement FLE en Allemagne (cf. Blancher 2010 : 305-306). 1 Parmi les principaux objectifs des cours de FLE, on compte la promotion de la compétence plurilingue (cf. entre autres Conseil de l’Europe 2018 : 25- 29 ; Kultusministerkonferenz 2004 : 7, 10 ; Kultusministerkonferenz 2012 : 11, 22 ; Ministerium für Schule und Weiterbildung des Landes Nordrhein- <?page no="336"?> 2 Pour des explications détaillées à ce sujet cf. Heyder 2014a : 468-471 ; Heyder 2014b : 139-140. Westfalen 2014 : 11 ; Niedersächsisches Kultusministerium 2017 : 5). Selon les documents européens - notamment le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) et le nouveau Volume complémentaire -, non seulement il est nécessaire de se baser sur différentes langues lors du développement de la compétence plurilingue, mais aussi sur des variétés linguistiques de l’une ou l’autre des langues acquises (cf. entre autres Conseil de l’Europe 2018 : 28, 54, 110-111, 113—114, 117, 248 ; Conseil de l’Europe 2001 : 11). Dans la réalité scolaire, en revanche, la plupart des approches didactiques et des matériaux ne mettent pas l’accent sur les variétés linguistiques, mais sur différentes langues (cf. Heyder 2014a : 473-485 ; Heyder 2020 : 59). Il en va de même pour les manuels de FLE en Allemagne - où les variétés du français ne sont traitées que de manière ponctuelle (cf. Chalier 2021). Ce n’est qu’au cours des dernières années qu’un plus grand nombre d’approches incluant de plus en plus les variétés du français ont été publiées (cf. entre autres Bories-Sawala 2011 ; Frings/ Schöpp 2011 ; Heyder 2014a ; Lange 2011 ; Perregaux 2005, 2003a-d ; Pustka 2021). Cependant, il n’existe pas encore de publication didactique complète sur l’intégration de ces différentes variétés de français dans les cours de FLE. Cet article montre comment ces deux aspects - la promotion de la compétence plurilingue et l’utilisation de bandes dessinées - peuvent être combinés dans un cours de FLE en dixième année scolaire. En ce qui concerne les termes « plurilingue » et « compétence plurilingue », nous nous basons sur le CECR et le Volume complémentaire du CECR (Conseil de l’Europe 2018 : 30-32 ; Conseil de l’Europe 2001 : 11) 2 . Nous nous appuyons donc sur la définition suivante : Le plurilinguisme est présenté dans le CECR comme une compétence inégale et évolutive, où les ressources de l’apprenant/ utilisateur dans une langue ou une variété de langues peuvent être de nature différente de leurs ressources dans une autre langue. Cependant, ce qu’il faut avant tout retenir, c’est que les plurilingues ont un répertoire unique, interdépendant, dans lequel ils combinent leurs compétences générales et des stratégies diverses pour accomplir une tâche […]. Comme cela est expliqué dans le CECR de 2001 […], la compétence plurilingue implique la capacité à utiliser un répertoire interdépendant, inégal, plurilinguistique et avec une certaine flexibilité pour : • passer d’une langue ou d’un dialecte (ou d’une variété de langue ou de dialecte) à l’autre ; • s’exprimer dans une langue (ou dans une variété de langue ou de dialecte) et comprendre une personne parlant une autre langue ; 336 Karoline Heyder <?page no="337"?> 3 Cf. entre autres Niedersächsisches Kultusministerium 2017 : 35. 4 La perspective souvent choisie de considérer les variétés régionales du français en com‐ paraison avec le français standard de France peut être considérée comme problématique, parce qu’il est souvent sous-entendu qu’elle repose sur l’idée que le français standard de France constituerait la norme cible de toute action linguistique (cf. Duchemin 2017 ; Pöll 2008 ; cf. section 3.) bien que ce ne soit pas nécessairement le cas. Le présent article adopte également une approche contrastive entre le français standard de France et le français québécois. Évidemment, nous ne partons pas du principe que le français standard de France devrait être la norme cible pour le Québec, mais nous considérons cela d’un point de vue neutre. Nous avons choisi cette approche parce que l’on part du principe que les élèves de FLE en Allemagne n’ont été exposés principalement qu’à cette variété jusqu’en dixième année. La démarche proposée s’appuie justement sur ce point et veut, par la confrontation avec d’autres variétés, élargir l’horizon des élèves à la diversité variétale du français. Il est toutefois important, suite à la sensibilisation à cette diversité, d’enseigner aux élèves à respecter les différentes variétés (cf. Candelier et al. 2012 : 26 ; Heyder 2014a : 491—492 ; Heyder 2014b : 140). • faire appel à sa connaissance de différentes langues (ou de variétés de langues ou de dialectes) pour comprendre un texte ; • reconnaître des mots sous une forme nouvelle mais appartenant à un stock international commun ; • assurer le rôle de médiateur entre des individus qui n’ont aucune langue (ou variété de langue ou de dialecte) en commun ou qui ne possèdent que des notions d’une d’elles ; • mettre en jeu tout un outillage langagier, en essayant une série d’expressions possibles ; • exploiter le paralinguistique (mimique, geste, mime, etc.). (Conseil de l’Europe 2018 : 30) Nous pensons que la condition préalable à l’utilisation ciblée du plurilinguisme est de sensibiliser les élèves à la diversité linguistique (cf. Heyder 2014a : 490-491 ; Heyder 2014b : 140-142). Un tel objectif partiel ne se trouve ni dans le CECR ni dans le Volume complémentaire, mais dans le CARAP (Candelier et al. 2012), dans lequel nous trouvons un nombre important de sous-objectifs pour la promotion de la compétence plurilingue, auxquels il est également fait référence dans le Volume complémentaire du CECR (Conseil de l’Europe 2018 : 32). Dans la section I « La langue comme système sémiologique » du CARAP, on trouve l’objectif « [s]avoir qu’il existe toujours des variétés à l’intérieur de ce que l’on désigne comme une même langue » (Candelier et al. 2012 : 25). Bien qu’on puisse supposer que les élèves de FLE de dixième année sont conscients de la diversité linguistique en général, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils sachent qu’il existe une diversité de variétés en français. 34 Par conséquent dans notre approche, nous proposons de sensibiliser les élèves à la diversité des variétés de la langue française, et 337 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="338"?> 5 En ce qui concerne la terminologie utilisée, nous nous appuyons sur l’usage de Pöll (2017 : 91-96). 6 Nous nous attendons à ce qu’il s’agisse des éléments mentionnés dans le tableau en annexe. notamment au français québécois, à l’aide d’une analyse lexicale de la bande dessinée Paul à la campagne de Michel Rabagliati, parue chez La Pastèque en 1999. Contenant beaucoup d’éléments qui caractérisent le lexique du français québécois, le texte de la bande dessinée se prête bien à cette approche. L’analyse lexicale de Paul à la campagne permet de repérer des anglicismes, des dialectismes, des archaïsmes et des amérindianismes. 5 Pour de nombreuses caractéristiques lexicales du français québécois qui se trouvent dans le texte de la présente bande dessinée, on trouve des entrées dans des dictionnaires appropriés, spécialisés en français québécois comme les dictionnaires de Boulanger (1992), Dulong (1999), Meney (1999) et le dictionnaire en ligne Usito. Le Petit Robert offre lui aussi en partie des entrées pour des mots qui sont typiques du français québécois. Une analyse linguistique du texte de Paul à la campagne révèle également des éléments lexicaux qui sont typiques du média bande dessinée, notamment l’utilisation du registre français familier et du code parlé. Toutefois, ces éléments ne seront abordés ici que de façon marginale. L'article se concentre sur les caractéristiques du français québécois. Cette contribution propose donc des exemples concrets sur la façon de sensibiliser les élèves aux variétés du français à partir d’une analyse lexicale de la bande dessinée choisie. Dans ce but, il sera tout d’abord demandé aux élèves de chercher dans le texte tous les éléments lexicaux qu’ils ne connaissent pas 6 et, ensuite, de rechercher des entrées concernant ces mêmes mots dans les dictionnaires mis à leur disposition (Petit Robert 2021, Usito en ligne, Meney 1999, Boulanger 1992, Dulong 1999). Grâce au travail avec ces ouvrages de référence, les élèves seront confrontés au fait que le texte contient des éléments de différentes variétés de français et, plus concrètement, quelques mots typiques du français québécois ainsi que des éléments du français familier et du code parlé. Au terme de la démarche proposée, les élèves seront sensibilisés a) à la diversité de la langue française en général et b) au français québécois en particulier. Il s’ensuivra des propositions de travailler sur les caractéristiques du français québécois ainsi que sur l’histoire du français au Québec et de sa politisation. Cette contribution est par conséquent structurée comme suit : nous analyse‐ rons tout d’abord du point de vue de la linguistique variationnelle le texte de la bande dessinée, en nous focalisant sur le lexique. Ensuite, à partir de cette base, nous expliquerons dans une perspective de didactique du FLE comment les élèves peuvent être sensibilisés à la diversité de la langue française par le biais d’une analyse lexicale de la bande dessinée. À cet effet, seront proposées différentes activités autour de dictionnaires en classe de FLE. L’article se 338 Karoline Heyder <?page no="339"?> termine par une conclusion et une perspective dans laquelle nous montrons les possibilités et les implications d’une utilisation accrue des variétés du français et des bandes dessinées pour la promotion de la compétence plurilingue dans l’enseignement de la langue française. 2. Analyse de la langue utilisée dans Paul à la campagne La série Paul, pour laquelle Michel Rabagliati a notamment reçu des prix à plusieurs reprises au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, compte parmi les classiques de la bande dessinée québécoise. Le premier volume, intitulé Paul à la campagne (1999), traite des vacances du protagoniste Paul. Devenu adulte, il retourne avec sa famille dans la région des Laurentides, dans le village où il passait ses vacances quand il était enfant et adolescent. Le cours de l’action est interrompu à plusieurs reprises par des rétrospectives sur ses expériences en tant qu’enfant puis adolescent dans le village et le chalet où il passe désormais ses vacances et qui appartenait alors à sa tante, une femme d’origine française. L’analyse de la langue utilisée dans Paul à la campagne montre la présence d’éléments qui sont caractéristiques de différentes variétés linguistiques. Ainsi se trouvent dans le texte des traits du code parlé, p. ex. l’élision de sons (« je sus » pour je suis, Rabagliati 1999 : 11 ; « pus » pour puis, Rabagliati 1999 : 10, 16) et l’utilisation d’onomatopées comme « Cataclop ! » (Rabagliati 1999 : 15) qui sont typiques de la langue des bandes dessinées (cf. Pustka 2022). De plus, la langue utilisée - notamment dans les scènes qui traitent de l’adolescence du protagoniste - est caractérisée par beaucoup d’éléments typiques du français familier (cf. le tableau en annexe), p. ex. « sans flaflas » (Rabagliati 1999 : 9 ; Petit Robert 2021 ; Usito 2021), « super-cochonne » (Rabagliati 1999 : 10 ; Petit Robert 2021 ; Usito 2021 ; Boulanger 1992 : 210) ou « morveux » (Rabagliati 1999 : 10 ; Petit Robert 2021 ; Usito 2021 ; Boulanger 1992 : 760). Cependant, il résulte de l’analyse linguistique avant tout une série de traits typiques du français québécois. Ici, nous n’expliquerons ni ne discuterons in extenso ce qui constitue le français québécois (cf. à ce propos notamment Reinke/ Ostiguy 2016 ; Pöll 2017 : 85-96 ; Neumann-Holzschuh 2008 : 109-114 ; Schafroth 2009 ; Heyder 2012 : 130-140), mais nous nous limiterons à en mentionner des exemples lexicaux caractéristiques qui se trouvent dans le texte. Dans un second temps (cf. 3.), nous nous appuierons sur ces exemples pour illustrer comment, dans un cours de FLE, on pourrait sensibiliser les élèves aux variétés linguistiques du français, et plus précisément au français québécois. Au premier abord, dans Paul à la campagne, on remarque une grande quantité d’anglicismes. L’utilisation d’anglicismes est une question socialement 339 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="340"?> 7 On peut également observer des influences de l’anglais sur le français québécois à d’autres niveaux linguistiques, par exemple dans le domaine de la morphosyntaxe (cf. Pöll 2017 : 91). Toutefois, ces influences n’étant pas au cœur de cet article, elles ne seront pas abordées ici. et politiquement vive au Québec. En effet, l’anglais est perçu comme un fort concurrent du français, et ce, depuis la fin du Régime français en 1763, en raison de sa prédominance dans les provinces canadiennes entourant celle de Québec, tout comme à travers le pays. Cela se traduit notamment par la tendance répandue au Québec de « la francisation des terminologies » (Reinke/ Ostiguy 2016 : 2 ; cf. Neumann-Holzschuh 2008 : 110-114 ; Pöll 2017 : 93-96). Dans le présent article, le terme linguistique anglicisme est utilisé sans aucun jugement de valeur pour désigner des éléments lexicaux 7 qui ont leur origine lexicale ou sémantique en anglais. En français québécois, on trouve aussi bien des emprunts que des calques. L’analyse du texte de la présente bande dessinée met en évidence quelques mots qui sont empruntés directement à l’anglais et n’ont subi aucun changement lors de leur intégration au français québécois, comme « coke » (Rabagliati 1999 : 16 ; Meney 1999 : 475 ; Boulanger 1992 : 212 ; Usito 2021), « big shot » (Rabagliati 1999 : 6 ; Meney 1999 : XXIII, 218 ; Dulong 1999 : 53), « le dash » (Rabagliati 1999 : 6 ; Meney 1999 : 619 ; Dulong 1999 : 164) ou « all right » (Rabagliati 1999 : 22 ; Meney 1999 : XXIII). D’autres ont subi une transformation au niveau de la morphologie, mais laissent encore transparaître la base lexicale anglaise comme « checke » ou « check » (Rabagliati 1999 : 9, 23, 31) du verbe checker qui provient du mot anglais to check, mais qui est adapté à la morphologie française (cf. Dulong 1999 : 119 ; Meney 1999 : XXIII, 420-421). Il en va de même pour le mot « cenne » (Rabagliati 1999 : 8), qui désigne la « centième partie du dollar canadien » ou une « pièce de monnaie valant un cent » (cf. Usito 2021) et qui dans sa deuxième signification est classé comme familier dans Usito (2021), selon lequel ce mot remonterait à « l’anglais nordaméricain signifiant ‘centième’ ». D’autres mots du texte encore constituent des amérindianismes, c’est-à-dire des mots ayant leur origine dans les adstrats amérindiens, notamment l’algonquin, p. ex. « l’achigan », un nom d’un poisson emprunté à l’algonquien (cf. Rabagliati 1999 : 27 ; Meney 1999 : 28 ; Usito 2021). De plus, le texte contient des archaïsmes qui sont typiques du français québécois. Il s’agit de mots et tournures qui ne sont plus ou presque plus en usage en français standard de France, p. ex. « À c’t’heure » (= ‘à cette heure’ ; Rabagliati 1999 : 21), pour lequel en français standard le terme maintenant est beaucoup plus usuel (Pöll 2017 : 92). Il est intéressant de trouver dans Usito (2021) deux entrées pour cette expression : la première entrée, « à cette heure », est marquée comme étant « vieilli[e] », la deuxième classifie « astheure » comme appartenant 340 Karoline Heyder <?page no="341"?> au registre familier du français québécois (cf. le tableau en annexe). Le mot « flaflas » employé par Rabagliati (1999 : 9) est indiqué comme appartenant au registre du français familier dans Usito (2021) et classifié comme « fam. vieilli » dans le Petit Robert (2021). Selon la perspective québécoise, il s’agit donc d’un mot d’usage actuel, tandis qu’en France il ne l’est plus. En outre, certains mots du texte peuvent être catégorisés différemment selon la perspective adoptée, à savoir comme des archaïsmes ou des dialectismes (cf. Pöll 2017 : 92). Le point décisif pour notre étude est qu’ils ne soient pas utilisés en français standard de France, ou du moins, non pas avec la même signification et la même fréquence qu’en français québécois. Le verbe « se garrocher » (Rabagliati 1999 : 5), par exemple, employé en français familier au Québec, en Acadie, en Louisiane et dans l’Ouest de la France, remonte à l’ancien français garroc (cf. Usito 2021 ; Petit Robert 2021 ; Meney 1999 : 891). Comparé au français standard de France, il s’agit donc soit d’un dialectisme, qui n’est plus utilisé que dans certaines parties de France ou d’Amérique du Nord (cf. Meney 1999 : XXI), soit d’un archaïsme, car le mot n’est plus présent en français standard de France. Il en va de même pour « perchaude » (Rabagliati 1999 : 29), lexème répandu au Canada et en Anjou (cf. Usito 2021 ; Petit Robert 2021). Selon Usito (2021), ce terme remonte au « mot d’un ancien parler de l’ouest de la France ; de perche et -aude », il s’agit donc d’un dialectisme. En revanche, d’un point de vue historique, il pourrait aussi être classé en tant qu’archaïsme. Finalement, on trouve aussi des mots utilisés au Québec avec une autre signification et/ ou fréquence qu’en français standard de France, p. ex. « char » et « mobile » (cf. Pöll 2017 : 91). 3. Paul à la campagne, les variétés linguistiques et la compétence plurilingue : quelques exemples pour les cours de FLE Dans l’ensemble, l’analyse linguistique du texte de Paul à la campagne a montré qu’il s’agit d’une bande dessinée qui contient des éléments de différentes variétés de français et donc d’une bande dessinée plurilingue en soi, qui offre un fort potentiel pour traiter les variétés linguistiques de la langue française en cours de FLE. Les explications que nous donnerons ci-après illustrent de façon exemplaire comment il est possible de sensibiliser les élèves aux variétés linguistiques du français, et notamment à la variété du français québécois, à l’aide de la bande dessinée Paul à la campagne de Michel Rabagliati. Le but est de faire en sorte que les élèves atteignent l’objectif de « [s]avoir qu’il existe toujours des variétés à l’intérieur de ce que l’on désigne comme une même langue » (Conseil de l’Europe 2018 : 25). Cette finalité peut être atteinte par une approche 341 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="342"?> 8 Cf. p. ex. Senatorin für Bildung und Wissenschaft der Freien Hansestadt Bremen 2012 : 14, 16 ; Senator für Bildung und Wissenschaft der Freien Hansestadt Bremen 2006 : 15-16, 18 ; Ministerium für Schule und Weiterbildung des Landes Nordrhein-Westfalen 2014 : 12, 26, 35, 45, 60. 9 Entre autres Lange (2011 : 93-98) et Finster (2002), elles aussi, proposent des tâches qui mettent l’accent sur le vocabulaire du français utilisé au Québec. didactique en plusieurs étapes qui est en accord avec le CECR et son Volume complémentaire (cf. Conseil de l’Europe 2001 ; Conseil de l’Europe 2018) ainsi qu’avec les programmes scolaires des États fédérés d’Allemagne. 8 Au niveau du contenu, nous nous concentrons sur la langue, et notamment sur le lexique du texte de la présente bande dessinée, tous deux caractérisés par les éléments mentionnés dans la section 2. En raison de sa complexité, aussi bien au niveau de la langue employée dans cette bande dessinée qu’au niveau de son contenu, Paul à la campagne n’est approprié en classe de FLE qu’à partir de la dixième année scolaire. Ceci se justifie, par exemple, par des aspects thématiques tels que la mort ou des allusions à la nymphomanie et aux « boules » (‘seins’) d’une fille, qui ne peuvent pas être abordés facilement avant cet âge. Mais comme dans les rétrospectives les protagonistes Paul et son ami ont à peu près le même âge que les élèves de neuvième ou dixième année scolaire, la bande dessinée leur offre un potentiel d’identification. De plus, comme le décrivent Lange et Winkelhagen (cf. Lange 2018 : 2-3 ; 2011 : 7 ; Winkelhagen 2002 : 4), le Québec et le français québécois constituent en général des sujets intéressants et motivants pour les élèves en cours de FLE. 9 Dans ce contexte, il est particulièrement important de traiter des textes authentiques du Québec (cf. Lange 2018 : 2). C’est aussi sous cet angle qu’il convient d’étudier la présente bande dessinée québécoise de Michel Rabagliati qui, selon Faure (2019 : 384), se caractérise linguistiquement par « l’emploi du français québécois (réel) » et permet une « perspective […] interne à la communauté linguistique ». Afin de sensibiliser les élèves à la diversité variétale du français (cf. Heyder 2014a), et plus particulièrement au français québécois, par le biais d’une analyse lexicale de Paul à la campagne, nous proposons la démarche suivante, dont le premier objectif est de leur permettre d’identifier la diversité lexicale du français. Tout d’abord, lors de l’analyse, les élèves constateront qu’au niveau du lexique le texte contient des mots qu’ils ne connaissent pas. Dans un deuxième temps, à l’aide de dictionnaires, ils se rendront compte qu’il s’agit d’éléments lexicaux typiques du français québécois, du français familier et du code parlé. On peut supposer que les élèves de dixième année, proposés ici comme groupe d’apprentissage ciblé, savent utiliser des dictionnaires et sont notamment capables d’y trouver des entrées pour des mots précis (cf. entre 342 Karoline Heyder <?page no="343"?> 10 Nous avons toujours noté l’entrée avec le sens correspondant le mieux ici. autres Niedersächsisches Kultusministerium 2017 : 18 ; Senatorin für Bildung und Wissenschaft der Freien Hansestadt Bremen 2012 : 16). En premier lieu, nous demanderons aux élèves d’établir une liste des mots ou des phrases qu’ils ne comprennent pas et de noter aussi la ou les pages sur laquelle/ lesquelles le lexème se trouve dans la bande dessinée analysée. Il faut s’attendre à ce que cette liste contienne des éléments du français standard de France dont les élèves ne connaissent pas le sens, comme la « chapelière » (Rabagliati 1999 : 14), « le biquet » (Rabagliati 1999 : 14), « les couches » (Rabagliati 1999 : 12), « les bouleaux » (Rabagliati 1999 : 17), les « geais » (Rabagliati 1999 : 19), la « mangeoire » (Rabagliati 1999 : 19) ou « un pâté de maisons » (Rabagliati 1999 : 23). De plus, les élèves noteront des lexèmes des catégories mentionnées dans la section 2. On trouvera selon toute vraisemblance des mots typiques du français familier, comme « super-cochonne » (Rabagliati 1999 : 10), « morveux « (Rabagliati 1999 : 1) ou « poussin » (Rabagliati 1999 : 12), qui sont employés en France et au Québec, ainsi que des lexèmes typiques du français québécois (cf. section 2). Dans cette dernière catégorie, cela pourra être p. ex. « le dash » (Rabagliati 1999 : 6), « big shot » (Rabagliati 1999 : 6), « le char » (Rabagliati 1999 : 15), « coke » (Rabagliati 1999 : 16), « se garrocher » (Rabagliati 1999 : 5), « la route est paquetée » (Rabagliati 1999 : 5), « achigan » (Rabagliati 1999 : 27), « quétaine » (Rabagliati 1999 : 8), « Check ça ! » (Rabagliati 1999 : 23), « marde » (Rabagliati 1999 : 20), « ‘ga papa ‘ga » (Rabagliati 1999 : 14), « niaiseux » (Rabagliati 1999 : 25) ou « coudonc » (Rabagliati 1999 : 12). Finalement, les élèves relèveront des éléments typiques du code parlé (au Québec et/ ou en France) comme « chu’s » (Rabagliati 1999 : 16), « pus » (Rabagliati 1999 : 10, 16) ou « t’as » (Rabagliati 1999 : 9, 12). Pour les derniers exemples cités, il ne s’agit évidemment pas de variantes lexicales, mais de variantes phonétiques. Néanmoins, ces éléments sont mentionnés ici, car nous pensons que les élèves les indiqueront dans le tableau puisqu’ils ne les connaissent pas ni ne les perçoivent comme phénomènes phonétiques. Pour illustrer à quoi, selon nos attentes, pourrait ressembler une telle liste élaborée par les élèves, nous avons créé un tableau en annexe. Les entrées dans la première et la deuxième colonne du tableau correspondent aux résultats attendus lors de cette première étape. Cette liste non exhaustive ne sert que d’illustration. De la troisième à la septième colonne du tableau, on trouve à titre d’exemple 10 des réponses potentielles aux tâches suivantes, qui sont plus complexes. C’est donc dans un deuxième temps que nous demanderons aux élèves de repérer le sens des mots ou phrases de leur liste à l’aide du Petit Robert et de noter si les lexèmes cherchés sont marqués comme appartenant à une certaine variété de français selon le dictionnaire. Nous commencerons par utiliser le 343 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="344"?> 11 Comme Pöll (2008 : 101) nous utilisons ce terme « sans nuance péjorative ». Petit Robert (2021), plutôt qu’un dictionnaire spécialisé en français québécois, d’une part parce qu’il s’agit du dictionnaire le plus couramment utilisé en cours de FLE, avec lequel les élèves du niveau visé ont généralement l’habitude de travailler, et, d’autre part - et c’en est là la raison principale -, il s’agit de faire reconnaître aux élèves eux-mêmes que le texte de la bande dessinée contient différentes variétés de français et que celles-ci ne sont pas représentées de manière exhaustive par le Petit Robert (2021). Le tableau en annexe (cf. la troisième colonne) montre que pour quelques lexèmes, le Petit Robert (2021) donne des explications, alors que pour d’autres, en revanche, il n’y a aucune entrée, notamment pour les éléments typiques du langage de la bande dessinée comme les onomatopées (p. ex. « cataclop ! », Rabagliati 1999 : 15) et du code parlé (p. ex. « pus » ou « ch’us ») ainsi que pour quelques éléments typiques du français québécois (p. ex. « big shot », « le dash », « coudonc », « marde »). En revanche, les mots du français standard de France probablement inconnus par les élèves comme « la chapelière », « le pâté de maisons », « le bouleau », « le geai » ou « la mangeoire » peuvent être déchiffrés à l’aide de ce dictionnaire. On y trouve de plus quelques mots québécois comme « paqueté, ée », « se garrocher », « quétaine », « achigan », « nono » ou « le char ». Dans le Petit Robert (2021), ces lexèmes sont explicitement marqués comme appartenant à une variété régionale du français employée au Québec, voire au Canada. À la fin du travail avec le Petit Robert (2021), les élèves auront donc, d’une part, déterminé le sens de certains mots qu’ils ne connaissaient pas. Ils auront, en outre, découvert qu’il existe des explications pour certaines entrées du dictionnaire et que les lexèmes recherchés représentent la variété du français québécois. D’autre part, la liste des mots inconnus des élèves comportera encore de nombreux points ouverts. L’activité de la recherche du sens des lexèmes, et donc de la compréhension du texte de la bande dessinée, se poursuivra ensuite, en troisième lieu, à l’aide de dictionnaires spécialisés en français québécois. Il en existe plusieurs, qui visent différents objectifs (cf. Pöll 2008 ; Schafroth 2009, 2014). Nous en avons sélectionné quatre qui sont facilement disponibles dans les bibliothèques allemandes ou en ligne et qui reflètent différentes aspirations de politique linguistique et sont caractéristiques du débat sur le français québécois (cf. Pöll 2008 ; Reinke/ Ostiguy 2016). En ce qui concerne cette controverse, on peut distinguer deux groupes principaux, mais hétérogènes en soi : d’une part, les aménagistes 11 , qui défendent une norme endogène du français au Québec, et d’autre part, leurs opposants. Ces derniers nient l’existence d’une telle norme. De leur point de vue, elle n’existe pas, mais la norme cible est 344 Karoline Heyder <?page no="345"?> celle du français international ou du français standard de France (cf. Pöll 2008 ; pour une description plus détaillée cf. Pöll 2008, 2017 ; Reinke/ Ostiguy 2016 ; Schaftroth 2009). Dans le présent article, nous adoptons une position neutre en ce qui concerne ce débat autour du français québécois. Tout comme Pöll (2008 : 100), nous n’appartenons pas à l’un des deux camps et choisissons une perspective scientifique, la plus objective possible. Le dictionnaire le plus récent et le plus disponible que nous proposons d’utiliser est Usito. Il s’agit d’un dictionnaire édité en ligne, sous la direction de Cajolet-Laganière, Martel et Masson, tous professeurs à l’Université de Sherbrooke, et subventionné par le Gouvernement du Québec (Pöll 2008 : 100 ; Schafroth 2009 : 63). Selon la page d’accueil, Usito est « un dictionnaire conçu au Québec pour tous les francophones et francophiles intéressés par une description ouverte du français » (https: / / usito.usherbrooke.ca/ , 21/ 04/ 2022) (cf. Schafroth 2009 : 62-69 ; Schafroth 2014 : 197-201 ; Pöll 2008 : 99-100). Le deuxième dictionnaire utilisé dans notre approche, le Dictionnaire québé‐ cois d’aujourd’hui. Langue française, histoire, géographie, culture générale, élaboré sous la direction de Jean-Claude Boulanger et la supervision d’Alain Rey, est paru en 1992 chez Dicorobert à Montréal. Ce dernier compte également parmi les dictionnaires québécois doté d’une exigence scientifique certaine (cf. Boulanger et al. 1992 : IX-XXVII). Selon les auteurs, cet ouvrage « veut être le premier véritable dictionnaire d’un français américain, reflétant la réalité fonctionnelle d’un usage […] » (Boulanger et al. 1992, X). Le Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones de Lionel Meney, paru en 1999 chez Guérin, est le troisième dictionnaire auquel nous nous référons. Lui aussi se définit comme ressource scientifique et objective (Meney 1999 : VI). Si, cependant, on analyse la préface de ce dictionnaire, on remarque qu’à la différence de Boulanger (1992), Meney (1999) met l’accent sur la différenciation entre ‘français québécois’ et ‘français standard’ et explique que […] notre objectif a été de fournir aux Québécois, aux Français et à tous les franco‐ phones intéressés, une étude ‘différentielle’ - sur le modèle d’un dictionnaire bilingue - précise, détaillée, documentée, sans jugements de valeur, en juxtaposant les différences entre les deux variétés de langue et en nous appuyant exclusivement sur des exemples québécois authentiques . (Meney 1999 : V) Ainsi, chez Meney (1999), pour chaque entrée on trouve « l’équivalent ou les équivalents exacts en français standard dans la même situation d’énonciation » (Meney 1999 : VII). Meney et son dictionnaire font donc partie du groupe des défenseurs du français international (cf. Pöll 2008 : 101‒102). 345 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="346"?> 12 Comme nous l’avons déjà expliqué, il s’agit d’une particularité phonétique et non lexicale, mais les élèves auront probablement ce mot dans leur liste. Il en va de même pour « pus », « p’tite », « t’as », « j’suis », « à c’t’heure », « pus » et « chu’s/ chus ». À côté des dictionnaires de Boulanger, Meney et Usito, le Dictionnaire des canadianismes de Gaston Dulong - le quatrième utilisé ici - frappe déjà de par sa petite taille. Ce dictionnaire différentiel, dont la deuxième édition est parue en 1999 chez Septentrion, contient beaucoup moins d’entrées que les œuvres précédentes. De plus, il n’a pas seulement pour but de documenter l’usage des lexèmes en français québécois, mais aussi de donner des recommandations concernant leur usage (cf. Dulong 1999 : VII, VIII, XI). Ainsi, quelques mots ou phrases sont marqués comme « à proscrire » ou « à déconseiller ». Selon Dulong, les lexèmes utilisés dans Paul à la campagne comme « le char » (Rabagliati 1999 : 15) et « marde » (Rabagliati 1999 : 20) sont à déconseiller (Dulong 1999 : 115, 321). Quant aux termes « paqueté, ée », « coke », « Go ! » (tous utilisés par Rabagliati 1999 ; cf. section 2 et le tableau en annexe), ils sont annotés comme étant « à proscrire » (Dulong 1999 : 368, 119, 252, 472). Dans son « guide d’utilisation » du dictionnaire, Dulong indique que les lexèmes marqués comme « à proscrire » sont à éviter parce qu’ils sont « d’origine anglaise » et qu’il y a « un équivalent en français » (Dulong 1999 : XII). De plus, il explique que si un terme est marqué comme « à déconseiller », c’est « […] parce qu’il est attesté surtout sous forme orale (chu, su) ou parce que son emploi est fautif (aiguise-crayon employé pour taille-crayon […]) » (Dulong 1999 : XIII). Dans la « Présentation » de la deuxième édition, Dulong (1999) l’explique de la façon suivante : Ce dictionnaire se veut un outil pédagogique et revêt donc essentiellement un aspect correctif. Si un certain nombre d’entrées, fautes graves de syntaxe, de morphologie ou d’orthographe peuvent s’y trouver, c’est essentiellement pour que leurs équivalents grammaticalement corrects soient dorénavant employés. (Dulong 1999 : VIII) Le dictionnaire de Dulong n’est donc pas un outil neutre du point de vue scientifique. Toutefois, les quatre dictionnaires - Boulanger (1992), Meney (1999), Dulong (1999) et Usito - pourraient être tous utilisés dans un cours visant l’analyse lexicale de Paul à la campagne et la sensibilisation des élèves aux variétés linguistiques du français. Car, comme les entrées dans les colonnes quatre à sept du tableau en annexe le montrent, à l’aide des quatre dictionnaires mentionnés, les élèves pourraient trouver des explications pour la plupart des lexèmes de leur liste pour lesquels il n’y a pas d’entrée dans le Petit Robert. Pour certains éléments, on ne trouve des entrées que chez Meney (1999). Ceci est le cas pour « interac » (Rabagliati 1999 : 8 ; Meney 1999 : 989) et « moé » 12 (Rabagliati 1999 : 29 ; Meney 1999 : IX, 1138), qui correspond à « moi » en français standard de France et reflète bien la phonétique du français 346 Karoline Heyder <?page no="347"?> 13 Toutefois, des explications sur l’utilisation sont disponibles sur Usito (cf. https: / / usito. usherbrooke.ca/ articles/ thématiques/ dostie_1 (21/ 04/ 2022). québécois familier (cf. Pöll 2017 : 89). En revanche, et ce pour quelques lexèmes qui, selon nos attentes, seront repérés par les élèves, il est possible de trouver des entrées dans tous les quatre dictionnaires spécialisés en français du Québec/ Canada, alors que d’autres entrées n’existent que dans deux ou trois des dictionnaires. Voici quelques exemples : Boulanger 1992 Du‐ long 1999 Meney 1999 Usito « une cenne » (Rabagliati 1999 : 8) p. 172 p. 108 p. 387 Il y a une entrée. « coudonc » (Rabagliati 1999 : 12) p. 260 p. 148 p. 553 aucune en‐ trée 13 « simonac » (Rabagliati 1999 : 16, 18) p. 1096 p. 474 p. 1587 aucune entrée « pus » (Rabagliati 1999 : 10, 16) aucune en‐ trée p. 421 p. 1388 aucune entrée « coke » (Rabagliati 1999 : 16) p. 212 p. 137 p. 475 Il y a une en‐ trée. Tab. 1 : Entrées dans les dictionnaires spécialisés en français du Québec/ Canada. Il serait utile de demander aux élèves de chercher toujours des entrées corres‐ pondantes aux lexèmes dans les quatre dictionnaires, car - comme le montre le tableau en annexe - des différences de sens, d’annotation ou de précision des entrées peuvent également être repérées (cf. section 2.). En ce qui concerne la mise en œuvre méthodique du travail avec les dictionnaires, les élèves pourraient travailler soit directement avec les dictionnaires qui sont disponibles en ligne ou dans beaucoup de bibliothèques, soit avec des scans imprimés ou numérisés des entrées lexicales réalisés au préalable par l’enseignant.e. Comme les entrées du dictionnaire contiennent parfois des abréviations, il est utile d’attirer l’attention des élèves sur leurs explications ou de mettre celles-ci à leur disposition. Une discussion détaillée sur le français familier ou sur ce qu’est un anglicisme aura lieu ultérieurement, nous y reviendrons plus tard. En outre, d’un point de vue méthodologique, il est recommandé de procéder à une répartition des activités entre les élèves. Des groupes d’experts travailleront 347 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="348"?> chacun avec un des dictionnaires mentionnés, spécialisés en français québécois, et ne chercheront des entrées pour les mots ou phrases de la liste que dans ce dictionnaire. Ensuite, les résultats des différents groupes seront rassemblés dans les groupes de base, d’environ quatre élèves, dans lesquels il y aura toujours un représentant par dictionnaire (pour la méthode cf. Steininger 2016 : 346). À la fin du travail avec les dictionnaires, il restera encore quelques lexèmes dans la liste des mots ou phrases inconnus des élèves pour lesquels il ne se trouve aucune entrée dans les dictionnaires de Meney (1999), Boulanger (1992) et Dulong (1999), ni dans le Petit Robert (2021), ni même dans Usito, p. ex. « une oldsmobile » (Rabagliati 1999 : 5), « avant de faire soup-soup » (Rabagliati 1999 : 12) ou « let’s see » (Rabagliati 1999 : 13). Pour quelques-uns d’entre eux, les élèves pourraient faire appel à leurs connaissances en anglais (p. ex. « let’s see », directement emprunté à l’anglais). Pour d’autres, ils ou elles pourraient s’aider du contexte, p. ex. « les boules » (Rabagliati 1999 : 10) dans le sens de seins ou « Cataclop ! » comme onomatopée pour le bruit que font les chevaux quand ils galopent. La phrase « avant de faire soup-soup » pourrait être comprise d’un coté à l’aide du contexte - notamment grâce à l’image sur laquelle on voit plusieurs grandes casseroles - et de l’autre à l’aide du mot souper, utilisé au Québec pour le ‘repas du soir’ (Usito 2021 ; Boulanger 1992 : 1112 ; Meney 1999 : XXI, 1625). Quant aux lexèmes « À c’t’heure » (Rabagliati 1999 : 21), « t’as » (Rabagliati 1999 : 9, 12), « j’suis » (Rabagliati 1999 : 20) et « p’tite » (Rabagliati 1999 : 7, 10—12), ils pourraient être compris comme figurant pour à cette heure, tu as, je suis et petite grâce aux connaissances des élèves ou aux explications données par l’enseignant.e, qui pourrait souligner que le code parlé est souvent caractérisé par l’élision de sons (cf. section 2). En revanche, d’autres éléments comme « poésson » (Rabagliati 1999 : 29) devraient être expliqués par l’enseignant.e, qui pourrait donner quelques informations sur la prononciation du français au Québec (cf. entre autres Pöll 2017 : 89-90). Une fois le travail sur le lexique de Paul à la campagne et les activités autour des dictionnaires réalisés, les élèves seront sensibilisés au fait qu’il y a différentes variétés de français ainsi qu’à la possibilité d’en repérer plusieurs - celles du français québécois, du français familier et du code parlé - dans la présente bande dessinée. Les élèves auront donc atteint l’objectif de notre approche mentionné au début de cet article, qui est celui de saisir qu’il existe une diversité variétale au sein de la langue française (cf. 1. et 3.). De plus, ils auront approfondi leurs compétences méthodologiques concernant l’usage des dictionnaires (recherche de lexèmes, déchiffrage d’annotations) et développé des stratégies de compréhension en découvrant de nouveaux mots à l’aide d’autres langues (cf. Hürtgen/ Krieb 2015 : 152-157 ; Kolacki 2006 : 4-5 ; Zöfgen 2010). 348 Karoline Heyder <?page no="349"?> 14 Une démarche similaire est proposée par exemple chez Heyder 2014a : 506-513. Différentes activités de suivi pourraient être envisagées par la suite. Tout d’abord, un travail avec les élèves sur la signification des abréviations, déjà mentionnées et présentes dans les entrées des dictionnaires, p. ex. « fam. » pour français familier ou « angl. » pour anglicisme, s’impose. Cela constitue en même temps une introduction à une étude plus détaillée du français québécois. En se demandant pourquoi on trouve des anglicismes et des amérindianismes dans le français québécois - et donc aussi dans la présente bande dessinée -, il serait possible d’étudier les caractéristiques linguistiques du français au Québec ainsi que l’histoire de la langue dans cette région (cf. entre autres Pöll 2017 : 75-96 ; Reinke/ Ostiguy 2016 ; Neumann-Holzschuh 2008 : 110-114). Dans un tel contexte, il serait possible de commencer par étudier le rôle de l’anglais tout comme les langues amérindiennes en tant qu’adstrats du français québécois. 14 Une approche similaire pourrait être adoptée pour les archaïsmes et les dialectismes en français québécois. Cette démarche serait elle aussi en accord avec le CARAP (Candelier et al. 2012 : 26), dans lequel on trouve l’objectif suivant : « Connaitre quelques faits historiques (liés aux relations entre °les peuples / les gens°, aux déplacements…) qui ont influencé / influencent l’apparition ou l’évolution de certaines langues » (Candelier et al. 2012 : 26). Ensuite - toujours en accord avec le CARAP (Candelier et al. 2012 : 26) - on pourrait aborder le débat sur le statut et la norme du français québécois (cf. section 1.) et surtout sur la place particulière et la politisation de l’utilisation des anglicismes au Québec (cf. Pöll 2008 ; Pöll 2017 : 75-96). Comme décrit ci-dessus, selon nous, à la suite de la sensibilisation des élèves à la diversité variétale du français, il est particulièrement important d’enseigner aux élèves à respecter les différentes variétés (cf. section 1. ; Candelier et al. 2012 : 26 ; Heyder 2014a : 491-492 ; Heyder 2014b : 140). Finalement, à un niveau d’apprentissage élevé, le travail pourrait se pour‐ suivre par des activités qui dépassent l’analyse lexicale. Comme la série Paul de Michel Rabagliati est publiée en français et en anglais, on pourrait, par exemple, comparer deux versions de la même bande dessinée, une anglaise et une française. Ainsi, les compétences des élèves dans le domaine de la médiation et donc aussi de la compétence plurilingue pourraient être favorisées. Sans oublier qu’une analyse détaillée des préfaces et introductions des dictionnaires de Boulanger (1992), Meney (1999) et Dulong (1999) (cf. ci-dessus) et du site Usito offre d’autres possibilités liées à la promotion de la compétence plurilingue des élèves, notamment concernant la réflexion sur l’image et le statut des variétés 349 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="350"?> 15 Cf. p. ex. Niedersächsisches Kultusministerium 2017 ; Senator für Bildung und Wissen‐ schaft der Freien Hansestadt Bremen 2006 ; Senatorin für Bildung und Wissenschaft der Freien Hansestadt Bremen 2012. linguistiques du français, ainsi qu’à l’égard d’une réflexion critique de l’usage des dictionnaires (cf. Kolacki 2006 : 4). 4. Conclusion et perspectives Somme toute, la bande dessinée Paul à la campagne de Michel Rabagliati ne constitue pas seulement un classique primé des bandes dessinées québécoises, mais elle fait aussi partie d’un média populaire chez les jeunes. L’analyse de la langue, et notamment du lexique de cette bande dessinée, a révélé aussi tout un potentiel d’éléments de différentes variétés linguistiques qui peuvent être utilisés en cours de FLE, en particulier lorsqu’il s’agit de sensibiliser les élèves aux variétés du français et à la variation lexicale du français en particulier. Les exemples donnés dans cet article servent à illustrer la manière de promouvoir la compétence plurilingue des élèves à l’aide de la bande dessinée Paul à la campagne. Comme les possibilités de promouvoir la compétence plurilingue à l’aide des variétés linguistiques sont loin d’être exploitées et que la majorité des approches didactiques ainsi que des matériaux pour les cours de FLE visant la promotion de cette compétence n’abordent que des langues différentes (cf. section 1 ; Heyder 2014a : 473-485 ; Heyder 2020 : 59), les exemples donnés dans cet article montrent le potentiel jusqu’alors plutôt négligé (cf. 1) des variétés linguistiques dans les cours de FLE. Les propositions se comprennent alors comme autant d’impulsions pour un changement dans le domaine de la didactique du FLE. À part le développement d’approches et de matériaux incluant les variétés linguistiques dans les cours de FLE, une adaptation des programmes scolaires devrait être envisagée. Même si beaucoup de programmes scolaires allemands contiennent des objectifs supérieurs concernant la compétence plurilingue, dans la plupart des programmes ni la compétence elle-même ni des objectifs concrets n’y sont définis réellement (cf. Heyder 2014b ; Heyder 2017 : 66-69). En revanche, au niveau européen - notamment dans le Volume complémentaire du CECR - il existe une quantité d’objectifs concernant la promotion de la compétence plurilingue, et le Volume complémentaire du CECR considère non seulement différentes langues, mais aussi les variétés d’une langue (cf. Conseil de l’Europe 2018 : 28, 54, 110-111, 113—114, 117—118, 215, 217, 248). Si ces objectifs sont transférés dans les programmes scolaires concernant le FLE dans les différents États fédérés 15 et les Bildungsstandards (cf. Kultusministerkonfe‐ renz 2004 ; Kultusministerkonferenz 2012) au niveau national, une prise en 350 Karoline Heyder <?page no="351"?> considération plus importante des variétés linguistiques du français, en lien avec la promotion de la compétence plurilingue des élèves, pourrait être réalisée. Dans le contexte de la promotion des compétences des élèves en ce qui concerne les variétés linguistiques du français, les bandes dessinées offrent de nombreuses possibilités. Que l’on parle de mangas ou de bandes dessinées à caractère plutôt littéraire, les œuvres de bandes dessinées sont toutes caractérisées par l’emploi de variétés linguistiques du français comme le français familier, les variétés régionales et le code parlé. L’exploitation de ce potentiel en didactique du FLE - ainsi que du français L1 - n’aide pas seulement à promouvoir la compétence plurilingue des élèves, mais constitue aussi un atout en ce qui concerne la prise en compte du neuvième art et de sa popularité en cours de français. Bibliographie Blancher, Marc (2019) : « L’étude d’Astérix en contexte germanophone : la part de l’obstacle interculturel », in : Rouvière, Nicolas (éd.) : Bande dessinée et enseignement des humanités, Grenoble : UGA Editions, 287-307. Bories-Swala, Helga (2011) : Découvrir le Québec : une Amérique qui parle français, Paderborn : Schöningh. Boulanger, Jean-Claude (1992) : Dictionnaire québécois d’aujourd’hui : langue française, histoire, géographie, culture générale, Montréal : Dicorobert. 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Nous avons toujours noté l’entrée avec le sens qui correspond le mieux ici. 355 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="356"?> Lexème in‐ connu Page dans Raba‐ gliati 1999 Le Petit Robert de la langue française en ligne 2021 Boulanger 1992 Dulong 1999 Meney 1999 Usito (en ligne, version septembre 2021) tout le monde se garroche dans le nord 5 « RÉGION. (Ouest ; Canada, Louisiane) FAM. » « 2 V. pron. Se précipiter. » « V. pron. (réfl.) SE GARROCHER à, dans, vers (un en‐ droit), se préci‐ piter, se ruer. => se darder, s’élancer. » (p. 532) « Se lancer, se pré‐ cipiter, se jeter sur. » (p. 245) «[…] se garro‐ cher : se préci‐ piter ; se jeter sur ; se ruer sur […] » (p. 892). Chez Meney (1999 : 892), le terme est marqué comme « dial. ; parlers de l’Ouest de la France ». « V. pron. (RÉFL.) se gar‐ rocher. S’élancer, se pré‐ cipiter. […] Ce mot, ré‐ gional en France, est en usage dans d’autres aires de la francophonie, no‐ tamment en Acadie et en Louisiane. » l’autoroute est toujours pa‐ quetée 5 « (Canada) FAM. Trop plein, rempli à l’excès. Autobus paqueté. Salle paquetée, bondée. » « Remplir (un lieu) avec un maximum de personnes. » (p. 830) « adj. (angl. packed) […] Bondé, rempli » (p. 368). Chez Dulong (1999 : 368), le terme « paqueté, e » est marqué comme « à pro‐ scrire ». « (adj.) […] 3° (en parlant de la circu‐ lation) : encombré (adj.) » (p. 1237) « V. tr. dir. Q/ C FAM. (DE L’ANGLAIS to pack) Remplir, bourrer (un con‐ tenant, un lieu). » une oldsmobile 5 aucune entrée « mobilou -mo‐ bile Élément signi‐ fiant ‘qui se dé‐ place’. » (p. 748), aucune entrée aucune entrée « mobile N. m. », « Corps en mouvement » 356 Karoline Heyder <?page no="357"?> Aucune entrée pour « old ». jouer au big shot 6 aucune entrée aucune entrée « n. m. (angl. big shot) […] Per‐ sonne qui a des moyens, qui est riche » (p. 53). Chez Dulong (1999 : 53), le terme « big shot » est marqué comme « à proscrire ». « (n. m.) : gros bonnet (n. masc., fam.) ; grosse lé‐ gume (n. fém., fam.) […] » (p. 218). Chez Meney (1999 : 218), le mot est marqué comme emprunt direct à l’anglais. aucune entrée le dash 6 aucune entrée aucune entré « n. m. (angl. dash) […] Tableau de bord d’un véhicule automobile. Angli‐ cisme en perte de vitesse » (p. 164). Chez Dulong (1999 : 164), le terme « le dash » est marqué comme « à proscrire ». « (n. masc.) 1° ta‐ bleau de bord (n.masc., = en‐ semble des élé‐ ments de com‐ mande d’un véhicule automo‐ bile) » (p. 619). Chez Meney (1999 : 619), le mot est marqué comme emprunt direct à l’anglais. aucune entrée p’tite 7, 10, 11, 12 aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée une cenne 8 « N. f […] (Ca‐ nada) CENT […] ou FAM. CENNE, cette « cenne n. f. => 2 cent » (p. 172) « cent […] ou cenne […] n.f. 1. « Cenne n. f. ; CENT n. m. (angl. cent) 1. Cent ou centième partie du « (n. fém.) [pro‐ nonc. pop. De « cent » (= cen‐ « cent […] n. m. et f. […] Au Québec, ce mot s’em‐ ploie généralement au fé‐ minin dans la langue fa‐ 357 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="358"?> unité, cette pièce. » Centième partie du dollar canadien ou américain […]. » (p. 172). dollar canadien. » (p. 108) tième partie du dollar) » (p. 387) milière et se prononce [sɛn], d’où la graphie cenne relevée dans la lit‐ térature. […] Centième partie du dollar (Canada, États-Unis, etc.) […]. » « […] (FAM.) […]Pièce de monnaie valant un cent. » interac 8 aucune entrée aucune entrée aucune entrée « (n. dép.) = sys‐ tème de paie‐ ment Interac : système de paie‐ ment automatique et à débit immé‐ diat » (p. 989) aucune entrée quétaine 8 « (Canada) FAM. De mauvais goût. » « 2. De mauvais goût, de peu d’in‐ térêt, sans classe. […] => artificiel […] » (p. 967) « QUÉTAINE ; KÉTAINE adj. et n. […] De mauvais goût, démodé, arti‐ ficiel, clinquant » (p. 425). Chez Du‐ long (1999 : 425), cette première si‐ gnification est marquée comme employée partout au Québec. « (adj.) [ridicule ; de mauvais goût ; mièvre] » (p. 1403) « adj. et n. […] On écrit aussi kétaine. » ici : « Q/ C FAM. 1 Se dit de qqch. qui est jugé dé‐ modé, de mauvais goût ou de peu de valeur, de peu d’intérêt. » sans flaflas 9 « FAM. VIEILLI Recherche de l’effet. ➙ 1. chichi, « fla-fla […] n.m. Fam. Manières, fa‐ çons => fam. chichi. » (p. 494) aucune entrée aucune entrée « flafla ou fla-fla […] n.m. […] FAM. Recherche de l’effet » 358 Karoline Heyder <?page no="359"?> chiqué, es‐ broufe, façon, tralala. » t’as 9, 12 aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée Check le Jack knife! 9 Aucune entrée qui correspond au sens ici. aucune entrée « CHECKE ! Ex‐ clam. (angl. to check) […] Argot des jeunes. Atten‐ tion ! écoute ! re‐ garde ! fais gaffe ! » (p. 119) ; Chez Dulong (1999 : 119) « CHECKE ! » est marqué comme « à proscrire » « surveiller (v. trans.) ; regarder (v. trans.) » (p. 420, 421) Chez Meney (1999 : 421) le mot est marqué comme emprunt direct à l’anglais. aucune entrée les boules 10 « corps sphé‐ rique » « n. f. 1. Objet de forme sphérique. » (p. 127), aucune entrée qui corres‐ pond exactement au sens ici. Aucune entrée qui correspond au sens ici. « (n. fém.) : balle » (p. 270) « Objet naturel ou fa‐ çonné, creux ou plein, de forme sphérique. » une super-co‐ chonne 10 « Nom et ad‐ jectif […] FAM. […] Individu qui a le goût des obs‐ cénités. ➙ vi‐ cieux. » « II. N. et adj. Fam. COCHON, ONNE: personne mal‐ propre, au phy‐ sique ou au moral. » (p. 210) « COCHON ; ONNE n. et adj. Exceptionnelle‐ ment difficile en parlant d’un examen. » (p. 135) aucune entrée « N. et adj. FAM. cochon, cochonne […] Personne vicieuse, débauchée ou li‐ bidineuse. » 359 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="360"?> morveux 10 « N. FAM. PÉJ. Jeune enfant. ➙ gamin. » « 2. N. fam. Terme d’injure. Jeune garçon, jeune fille. » (p. 760) aucune entrée aucune entrée « N. fam. et péj. Jeune enfant. » elle pompe 11 Aucune entrée qui correspond au sens ici. Aucune entrée qui correspond au sens ici. « POMPER v. tr. 1. Fig. Taquiner fortement quel‐ qu’un pour avoir le plaisir de le voir se mettre en colère. » (p. 408), Selon Du‐ long (1999 : 408), cette signification du terme est em‐ ployée presque partout au Québec. « (trans.) [mettre en colère ; monter qqn contre qqn] » (p. 1339) « Q/ C Pomper l’air à qqn, l’ennuyer, l’importuner. » coudonc 12 aucune entrée « coudon […] in‐ terj. Fam. 1. Marque l’interro‐ gation, l’étonne‐ ment. => eh bien ! » (p. 260) « COUDON ! in‐ terj. Dis donc ! , dis ? Voilà ce qu’on dit pour changer de sujet de conver‐ sation. » (p. 148) « [coudon, cou‐ donc, cou’donc, coudons, cout’donc] (adv.) : 1°[ pour introduire une interroga‐ tion] : dis-donc […], 2° [pour mar‐ quer une relation subite] : à propos ; au fait […], 3° [pour marquer le discours] : finale‐ ment ; en fin de compte ; tout compte fait ; après aucune entrée 360 Karoline Heyder <?page no="361"?> tout […], 4° [pour marquer l’impa‐ tience] : mais enfin » (p. 552, 553) les couches 12 « Garniture de tissu ou garni‐ ture jetable dont on enveloppe les fesses des bébés tant qu’ils ne sont pas pro‐ pres. » « couche n. f. Sous-vêtement dont on enveloppe les bébés au-des‐ sous de la cein‐ ture. » (p. 259) Aucune entrée qui correspond au sens ici. Aucune entrée qui correspond au sens ici. « Linge ou bande absor‐ bante dont on enveloppe les bébés à la hauteur du bassin. » mon poussin 12 FAM. T. d’affec‐ tion « 2. Fam. Terme d’affection. » (p. 922) « n. m. Sizerin flammé. » (p. 416) aucune entrée « N. fam. Terme d’affec‐ tion, désignant générale‐ ment un enfant. » avant de faire soup-soup 12 aucune entrée aucune entrée Aucune entrée qui correspond au sens, mais « SOUPER v. intr. VX et rég. en fr. Prendre le repas du soir. » (p. 483) Aucune entrée qui correspond au sens, mais « souper (v.) [prendre le repas du soir] : dîner (v.) » (p. 1625) Aucune entrée qui cor‐ respond au sens, mais « souper […] V. intr. Q/ C Prendre le repas du soir. » Let’s see 13 aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée ‘ga, papa ‘ga ! / Go ! Go ! Go ! 14, 17 « go ANGLIC. […] Interjection indiquant le si‐ gnal du départ (cf. Allez ! ; C’est parti ! ) ». « 3 go interj. An‐ glic. 1. Mot qui sig‐ nale le départ d’une course, d’une compéti‐ tion , d’un jeu. » (p. 543) « GO! Exclama‐ tion (angl. go! ) […] Dans une compéti‐ tion sportive, si‐ gnal de départ » (p. 252). Chez Du‐ long (1999 : 252), « go (v. intrans.) : […] 2° (en sport, pour encourager un sportif, une équipe) ». (p. 908). Chez Dulong (1999 : 908), le mot Aucune entrée qui corres‐ pond au sens ici. 361 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="362"?> « Go ! » est marqué comme « à pro‐ scrire ». est marqué comme « calque de l’angl. ». mon biquet 14, 15, 19 « FAM. Petit de la bique […] T. d’affection » « Petit de la bique et du bouc. » (p. 114) aucune entrée aucune entrée « Terme d’affection. » chapelière 14 « Personne qui fait ou vend des chapeaux pour hommes, pour femmes » « 1. Personne qui fait ou vend des chapeaux pour hommes et pour femmes. » (p. 181) aucune entrée aucune entrée « Personne qui fabrique ou vend des chapeaux. » char 15 « (anglais car) (Canada) FAM. Automobile. » « 2. Fam. Automo‐ bile. » (p. 182) « Automobile » (p. 115). Chez Du‐ long (1999 : 115), « char » est marqué comme « à déconseiller ». « (n. masc., fam.) : 1° voiture (n. fém., le plus cour.) » (p. 407) « Q/ C char L’emploi de char (de l’an‐ glais car) est critiqué comme synonyme non standard de auto, auto‐ mobile, voiture. » Cataclop 15 aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée Simonac ! 16, 18 aucune entrée « interj. Fam. Juron très fréquent et employé dans toutes sortes de circontances. […] Sans compl. UN SI‐ MONAC : terme d’injure, de mé‐ pris. » (p. 1096) « SIMONAQUE juron et superlatif En simonaque : très, beaucoup. » (p. 474) « simonac ! , si‐ monaque ! (juron) : merde ! (fam.) […] zut alors ! (fam.) » (p. 1587) aucune entrée 362 Karoline Heyder <?page no="363"?> coke 16 aucune entrée « n.m. => cocacola (abrév.). » (p. 212) « n. m. Appellation usuelle du Coca- Cola, boisson ga‐ zeuse. Marque dé‐ posée. » (p. 137) « (n. masc., n. dép.) : Coca-Cola » (p. 475) Chez Meney (1999 : 475) le mot est marqué comme emprunt direct à l’américain. « coca-cola […] n. m. inv. Boisson gazeuse à base d’extraits de plantes et de fruits (originellement à base de feuilles de coca et de noix de cola). Boire un coca-cola. ‒ Abrév. fam. F/ E coca ou Q/ C coke. » les bouleaux 17 « Arbre des sols sableux (bétula‐ cées), des ré‐ gions froides et tempérées, à pe‐ tites feuilles, dont le bois est utilisé en ébénis‐ terie et pour la fabrication du papier. » « bouleau […] n. m. Arbre dont l’écore est blanche, mince et plutôt lisse. » (p. 127) Aucune entrée qui correspond au sens ici. Aucune entrée qui correspond au sens ici. « n. m. […] Arbre des régions froides et tem‐ pérées de l’hémisphère Nord, à feuilles ovales fi‐ nement dentées qui pro‐ duit des fleurs en chatons, suivies de très petites sa‐ mares, et dont l’écorce lisse, souvent blanchâtre ou jaunâtre, se détache en minces feuillets. » la grosse man‐ geoire 19 « Auge destinée à contenir les aliments de cer‐ tains animaux domestiques (chevaux, bes‐ tiaux, volaille). » « n. f. Récipient destiné à contenir les aliments de cer‐ tains animaux do‐ mestiques (che‐ vaux, bestiaux, volaille). » (p. 710) aucune entrée aucune entrée « n.f. Auge, récipient con‐ tenant la nourriture du bétail, des animaux do‐ mestiques, des oiseaux. » les geais 19 « Oiseau (passé‐ riformes) au plu‐ mage bigarré. » « n.m. Oiseau pas‐ sereau de la taille du pigeon, à plu‐ mage bigarré. » (p. 534) aucune entrée Aucune entrée qui correspond au sens ici. « n.m. Oiseau de taille moyenne, à bec robuste et à plumage souvent bleuté, qui se nourrit entre autres de glands 363 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="364"?> et de graines. […] Dans le contexte canadien, le mot geai désigne généra‐ lement le geai bleu et, dans le contexte euro‐ péen, le geai des chênes. » marde 20 aucune entrée « II. Interj. S’em‐ ploie dans toutes les circonstances familières. » (p. 715) « n.f. […] 1. Merde. […] 2. Injure ! » (p. 321). Chez Du‐ long (1999 : 321), « marde» est mar‐ quée comme « à déconseiller ». « (n. fém.) [pro‐ nonc. pop. de « merde »] » (p. 1099) aucune entrée J’suis nono 20 « (Canada) FAM. Niais, imbé‐ cile. » « nono […] nonote […] adj. et n. Fam. Niaiseux, imbécile. » (p. 786) « NONO, NONOTE n. et adj. Niais, imbé‐ cile, stupide qui n’est pas fûté. » (p. 352). Selon Du‐ long (1999 : 352), le mot est employé partout au Québec. « nono (adj. et n. masc.), nonote (fém). [niais, imbé‐ cile, pas malin] » (p. 1183) « nono, nounoune […] adj. et n. […] On emploie aussi nonote au féminin. Q/ C FAM. » ici : « 1 Adj. Qui est dénué d’intelli‐ gence, de jugement. » j’suis 20 aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée À c’t’heure 21 aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée On trouve une entrée pour « à cette heure » (le terme est marqué comme « vieilli ») et une autre pour « astheure » qui est déclaré comme apparte‐ nant au français familier 364 Karoline Heyder <?page no="365"?> au Québec, et les explica‐ tions suivantes : « Cet emploi est surtout fréquent dans le discours familier à l’oral. On écrit aussi asteure, astheur ou à c’t’heure. L’emploi de as‐ theure, sorti de l’usage en France, est également en usage dans d’autres aires de la francophonie, no‐ tamment en Acadie. […] À présent, maintenant; à notre époque, de nos jours. » un pâté de mai‐ sons 23 « ensemble de maisons for‐ mant bloc » « n. m. […] en‐ semble de maisons formant bloc. » (p. 845) aucune entrée Aucune entrée qui correspond au sens ici. « groupe de maisons déli‐ mité par des rues » niaiseux 25 « RÈGION (Ca‐ nada) Niais, sot. » « adj. et n. I. Per‐ sonnes. 1. Qui est idiot, imbécile, naïf. » 8p. 781) « n. et adj. 1. Im‐ bécile, benêt, sot. […] 3. Qui dit ou fait des choses qui relèvent de la bêtise, de la niai‐ serie» (p. 349). Selon Dulong (1999 : 349), dans le sens mentionné sous 1., le mot est employé partout au Québec. « (adj. et n. ) : niais (adj. et n., assez rare) ; imbécile (adj. et n.) ; idiot (adj. et n.) […] » (p. 1177) « Q/ C FAM. I Adj. et n. (personnes) 1 Qui est dénué d’intelli‐ gence, de jugement. » 365 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="366"?> un achigan 27 « (Canada) Perche noire » « n.m. Poisson d’eau douce d’Amérique du Nord, de forme al‐ longée et comes‐ tible. » (p. 12) « n. m. (amér.) 1. Perche noire de la famille des Micro‐ ptéridés […] » (p. 6). Selon Du‐ long (1999 : 6), le mot est employé partout au Québec. « (n. masc.) [poisson d’eau douce de la famille des Centrarchidae […] » (p. 28). Chez Dulong (1999 : 28), le mot est marqué comme « de l’al‐ gonquien ; cf. l’ojibwa « as‐ higan » (= « qui se débat »)] » « n. m. Q/ C Poisson d’eau douce originaire d’Amé‐ rique du Nord, à corps plutôt trapu, souvent ver‐ dâtre et marqué de taches sombres, à nageoires dor‐ sales réunies (dont la pre‐ mière est épineuse), qui est connu pour sa com‐ bativité et qui fait l’objet d’une pêche sportive très prisée. » poésson 29 aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée aucune entrée perchaudes 29 « RÉGION. (Anjou ; Canada) Perche com‐ mune. » « n. f. Perche » (p. 859) « n. f. […] Poisson d’eau douce, perche cana‐ dienne. Mot fré‐ quent dans la to‐ ponymie du Québec » (p. 381). Chez Dulong, le mot est marqué comme NOLF (normalisé par l’Office de la langue française) et comme utilisé partout au Québec. « (n. fém.) [n. vulg. d’un poisson d’eau douce de la famille des Percidae (per‐ ches) ne dépassant pas 500 g] » (p. 1283) « n. f. Perche nord-améri‐ caine, voisine de la perche commune d’Eurasie mais de plus petite taille. » Mettez-moé 29 aucune entrée aucune entrée aucune entrée « [moé] [prononc. pop. de « moi »] » (p. 1138) aucune entrée 366 Karoline Heyder <?page no="367"?> pus 10, 16 aucune entrée Aucune entrée qui correspond au sens ici. « adv. […] Dans une phrase néga‐ tive, ne plus » (p. 421). Chez Du‐ long (1999 : 421), le mot est marqué comme « à décon‐ seiller ». « [pus, pu] (langue parlée pop. : plus (adv.) » (p. 1388). Chez Du‐ long (1999 : 1388), le lexème est marqué comme « trait du français parlé pop. ». Aucune entrée qui corres‐ pond au sens ici. ch’us/ chus 16, 28 aucune entrée aucune entrée « CHU, CHUS (forme verbale) […] Je suis » (p. 128). Chez Du‐ long (1999 : 128), le mot est marqué comme « à décon‐ seiller » et comme employé presque partout au Québec. « [chus, ch’us, chu] [prononc. pop. de « je suis »] » (p. 445) aucune entrée Tab. 2 : Tableau d’exemples visant à illustrer les résultats potentiels des élèves. 367 Activités autour de dictionnaires en classe de FLE <?page no="369"?> Didactique <?page no="371"?> 1 Dans cette contribution, le masculin générique implique à tout instant son homologue féminin. « On va se schtroumpfer ! » Les potentiels didactiques du mot passe-partout schtroumpf des bandes dessinées Les Schtroumpfs de Peyo en classe de FLE Corinna Koch 1. Introduction « On va se schtroumpfer ! » - Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Un apprenant 1 de français langue étrangère (FLE) pourrait abandonner tout de suite en argumentant que, vu qu’il ne connaît pas le sens du mot schtroumpfer, il est incapable de comprendre cette énonciation. Ou il pourrait être encouragé à essayer de résoudre ‘l’énigme’ et activer toutes ses connaissances et compé‐ tences. Il pourrait utiliser sa conscience de la langue et discerner -er comme une terminaison de verbe français. Il pourrait prendre en compte le contexte de la phrase afin d’en déduire le sens du mot schtroumpfer. En faisant tout cela, l’apprenant ferait preuve des compétences dont un bon lecteur a toujours besoin. Ceci n’est qu’un seul exemple illustrant la multitude de possibilités d’enrichir la classe de FLE en étudiant les Schtroumpfs et leur façon très particulière de communiquer. Dans les sections 2 et 3 de cet article, l’objectif sera de déceler les bases culturelles et linguistiques des Schtroumpfs ainsi que le fonctionnement de leur parler dans leurs bandes dessinées pour se consacrer ensuite, dans la section 4, aux potentiels didactiques qui en résultent. Cette dernière section sera structurée par les compétences à acquérir en classe de FLE dans les collèges allemands. Il sera mis en évidence que les bandes dessinées des Schtroumpfs se prêtent au développement de toutes ces compétences en utilisant des approches ludiques. <?page no="372"?> 2. Informations de base sur Les Schtroumpfs Les bandes dessinées belges Les Schtroumpfs, créées en 1958 par Peyo (de son vrai nom Pierre Culliford ; fils de père anglais et mère wallonne), raconte l’histoire d’un peuple médiéval imaginaire d’une centaine de lutins bleus appelés Schtroumpfs, habitant dans un village de champignons aménagés en maisons au milieu d’une vaste forêt. Ils sont menacés par le sorcier Gargamel, accompagné de son chat Azraël. Tous les Schtroumpfs sont « hauts comme trois pommes » (Cosmoschtroumpf : 1) et ont 100 ans - sauf le Bébé Schtroumpf, livré au village par une cigogne égarée (cf. Bébé Schtroumpf), et le Grand Schtroumpf qui en a 542 (cf. La flûte à six Schtroumpfs : 38 ; Dayez 2018 : 5-7, 74 ; Levent 2018). Ils ont leur propre façon de parler, utilisant le mot passe-partout schtroumpf à la place de certains mots (cf. section 3 du présent article). Inventés à l’origine comme personnages secondaires dans l’histoire « La flûte à six trous » (publiée plus tard sous forme d’un album intitulé La flûte à six schtroumpfs (cf. La flûte à six Schtroumpfs)) dans la série de bande dessinée Johan et Pirlouit, publiée par Peyo dans le journal Spirou des éditions Dupuis, les Schtroumpfs ont rencontré un tel succès que leur créateur leur a consacré leurs propres aventures à partir de 1959. Dès le premier mini-récit, Les Schtroumpfs noirs, Yvan Delporte, rédacteur en chef de Spirou à cette époque, a travaillé aux Schtroumpfs avec Peyo. Le style du dessin des Schtroumpfs est simple et efficace et « s’inscrit dans la droite ligne de Hergé, son modèle en matière de narration » (Dayez 2018 : 37). Déjà pendant son enfance, Peyo adorait Tintin de Hergé, mais il lisait également des revues comme Mickey (cf. Dayez 2018 : 10). Franquin, auteur-dessinateur de Spirou et Fantasio et de Gaston Lagaffe, admire, dès ses débuts, les planches de Peyo : « C’est un don ! […] il sait dessiner clair ! » (Dayez 2018 : 66). L’« École de Marcinelle », Marcinelle étant la ville où se trouvent les éditions Dupuis, privilégiait le style caricatural et humoristique dont Les Schtroumpfs font preuve (cf. Koch à paraître) et qui permet au lecteur de s’immerger « directement dans l’ambiance de l’histoire » (Dayez 2018 : 38). Depuis la mort de Peyo en 1992, Thierry Culliford, lui-même scénariste de bande dessinée, dirige l’édition. La série de bande dessinée Les Schtroumpfs inclut à ce jour 38 albums traduits en plus de 50 langues et présents dans 90 pays. Environ 35 millions d’exemplaires ont été vendus - sans compter • les textes dérivés - les sous-séries de bandes dessinées comme L’Univers des Schtroumpfs et Les Schtroumpfs et le Village des Filles, 372 Corinna Koch <?page no="373"?> - les films et séries télévisées réalisés comme dessins animés ainsi que comme mélanges d’animation et prise de vues réelles (en 3D), - les comédies musicales, les chansons, les contes audio, les jeux vidéo, etc., • les produits de merchandising (figurines, peluches, tasses, t-shirts, frian‐ dises, etc.) et • les lieux publics (parcs d’attraction, expositions, statues, fresques murales, etc.) consacrés aux lutins bleus au niveau mondial, qui rapportent des revenus estimés à 40 millions d’euros par an (cf. Levent 2018). La fille de Peyo, Véronique Culliford, qui gère les licences de merchandising des Schtroumpfs, leur atteste un « taux de notoriété mondial de 95% » (IMPS 2021). Sur une échelle plus locale, cette popularité est confirmée par les résultats d’une étude basée sur un questionnaire distribué à 932 élèves de l’enseignement secondaire en Rhénaniedu-Nord-Westphalie, dans laquelle environ 98 % des participants ont indiqué qu’ils connaissaient les Schtroumpfs (cf. Koch 2017 : 183). Les données révèlent que ce sont surtout les films et les séries télévisées que les jeunes regardent : seulement 23 % des interrogés ont signalé avoir lu des bandes dessinées des Schtroumpfs (cf. Koch 2017 : 184). Même parmi les adultes les Schtroumpfs sont appréciés et ne peuvent donc pas être considérés uniquement comme des « markers of juvenile culture » (Bar-Rafael/ Bar-Rafael 2012 : 142). Le 7 mars 2020, par exemple, la ville de Landerneau en Bretagne est entrée dans le Livre Guinness des records en battant le record du monde - détenu auparavant, depuis février 2019, par la ville allemande de Lauchringen en Bade-Wurtemberg - du plus grand rassemblement de Schtroumpfs avec une réunion de 3 549 personnes (principalement des adultes) déguisées en Schtroumpfs (cf. entre autres Quioc 2020). Une explication pour cette fascination auprès du public adulte pourrait résider dans les différents niveaux de lecture que suscitent les histoires des Schtroumpfs, qui donnent lieu, régulièrement, à des études féministes, queers, postcoloniales, communistes et/ ou néo-marxistes (cf. entre autres Dominguez Leiva/ Hubier 2016 : 39sqq, 86-87). Le fameux auteur-dessinateur Jacques Tardi leur a dénié toute sorte de message en disant Distraire en réveillant les consciences… oui, oui, c’est possible. […] Si je n’avais pas cette envie-là, je dessinerais des Schtroumpfs. Faire passer une petite idée en faisant de la BD, correspond au but que je me suis fixé. (propos recueillis par Véronique Châtel pour La Liberté/ Le Courrier du 15 janvier 1998) Pourtant, la simplicité apparente cache diverses strates de complexité et des su‐ jets sérieux (cf. Panis 2018 : 14: 50-14: 54). Un admirateur connu des Schtroumpfs 373 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="374"?> est l’universitaire et écrivain Umberto Eco qui a décrit leurs histoires comme charmantes (« deliziose »), fabuleuses (« fiabesche »), pleines d’humour (« piene di humour »), avec un œil pour le fantastique et les problèmes actuels (« un occhio al fantastico e un occhio ai problemi dell’attualità »), bien dessinées (« ben disegnate ») et compréhensibles pour tous les âges (« comprensibili per tutte le età ») et presque éducatives (« quasi educative ») (cf. Eco 1979 : 265). De nombreux albums pourraient servir d’exemples pour illustrer cette idée d’un message sérieux plus ou moins dissimulé dans les histoires des Schtroumpfs. En voilà trois : • Dans Le Schtroumpfissime, par exemple, le Grand Schtroumpf part en voyage et plusieurs Schtroumpfs se battent pour être élus commandeur du peuple. Le gagnant se met un costume en or, exige d’être appelé « Schtroumpfis‐ sime » (Schtroumpfissime : 10), se construit un château et se fait porter dans une chaise à porteurs (cf. Schtroumpfissime : 15). Une organisation clandestine de Schtroumpfs essaie de le renverser (cf. Schtroumpfissime : 18-19). « [L]es promesses électorales non tenues, le culte de la personnalité, l’opportunisme, le goût immodéré des honneurs » (Dayez 2018 : 98) ne sont que quelques-uns des sujets traités dans ce contexte. • Dans La Schtroumpfette, Gargamel crée un Schtroumpf féminin pour semer la discorde entre les Schtroumpfs et, en effet, la Schtroumpfette déstabilise le village. L’album déborde d’exemples de stéréotypes sur le sexe féminin (cf. entre autres Götz 2019), condensés par exemple dans la recette magique que Gargamel utilise : Un brin de coquetterie … Une solide couche de parti pris … Trois larmes de crocodile … Une cervelle de linotte … De la poudre de langue de vipère … Un doigt de tissu de mensonge, cousu de fil blanc, bien sûr […]. (Schtroumpfette : 4) Après la publication de La Schtroumpfette, les critiques étaient sévères et même sa femme en voulait à Peyo. Celui-ci était étonné face à ces réactions : Honnêtement, je ne crois pas être misogyne, bien au contraire. La Schtroumpfette est une caricature sans méchanceté de la nature féminine, avec ses qualités et ses défauts. (Peyo dans Dayez 2018 : 110) Peyo a fait des caricatures similaires sur le sexe masculin, par exemple avec Pirlouit (cf. Dayez 2018 : 111). Une version plus récente de la thématique du Schtroumpfissime combinée à celle de la Schtroumpfette se trouve dans La Grande Schtroumpfette. • Dans Schtroumpf vert et vert Schtroumpf, dérivé du proverbe « C’est chou vert et vert chou », le village schtroumpf est divisé en deux à cause d’une 374 Corinna Koch <?page no="375"?> 2 Par contre, à l’oral, les Français utilisent [ʃtʁ], par exemple dans leur façon de prononcer j(e) trouve [ʃtʁuv] (cf. Pustka 2019 : 62). querelle sur la question de savoir s’il faut dire « tire-bouschtroumpf » ou « schtroumpf-bouchon » (Schtroumpf vert : 3). Pour rétablir la paix, le Grand Schtroumpf se transforme en Gargamel pour que les Schtroumpfs s’allient contre un ennemi commun. C’est une allusion à « la devise belge ‘l’union fait la force’ » (Dayez 2018 : 142), car l’histoire fait référence aux problèmes communautaires en Belgique. Vu que ceux-ci n’étaient pas résolus au moment de la publication (et ne le sont toujours pas), Schtroumpf vert et vert Schtroumpf est une des rares histoires des Schtroumpfs qui ne se termine pas bien : le Grand Schtroumpf interdit l’usage de mots composés, mais la zizanie reprend aussitôt (cf. Schtroumpf vert : 30). 3. Le fonctionnement du parler schtroumpf 3.1 L’origine du mot schtroumpf et le statut du parler schtroumpf Quand Peyo était en train d’écrire la neuvième aventure de Johan et Pirlouit, qui porte le titre « La flûte à six trous » et dans laquelle les Schtroumpfs apparaissent pour la première fois, il s’est posé une série de questions : qui aurait bien pu fabriquer cette flûte enchantée ? […] pourquoi ne serait-ce pas un farfadet, un de ces petits êtres dont on sait qu’ils vivent la nuit, mais que l’on voit très rarement ? […] Pourquoi ne pas utiliser ce mot qui nous a tant amusés l’été dernier, Franquin et moi ? Pourquoi ne pas les appeler Schtroumpfs ? (Peyo dans Dayez 2018 : 64). La rencontre avec son ami Franquin, à laquelle Peyo fait allusion, s’était produite en 1957. Au cours d’un repas, Peyo, n’arrivant pas à trouver le mot salière, avait dit à la place : « Passe-moi le … schtroumpf ! ». Franquin lui avait répondu : « Tiens, voilà le schtroumpf ! » et Peyo à son tour : « Merci de me l’avoir schtroumpfé, quand j’en aurai plus besoin, je te le reschtroumpferai ! » (Dayez 2018 : 60). Cette invention leur avait tellement plu qu’ils avaient passé tout le dîner à parler ‘schtroumpf ’ (cf. entre autres Levent 2018 ; Buté 2018 : 4). Le mot schtroumpf, commençant par schtr [ʃtʁ] et finissant par mpf [mpf], sonne inhabituel à l’oreille d’un locuteur natif du français 2 , un effet qui plaisait particulièrement à Peyo (cf. Pustka 2019 : 61). Ce jeu linguistique spontané autour du néologisme schtroumpf est à l’origine du parler des Schtroumpfs. Il est difficile de décider si le seul usage du mot schtroumpf donne le droit de parler d’une langue à part entière (cf. Buté 2018 : 56), d’une pseudo-langue (cf. Bar-Rafael/ Bar-Rafael 2012 : 146 ; Lecigne 1983 : 31), d’une langue artificielle (cf. 375 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="376"?> Gheude 2008 ; Bar-Rafael/ Bar-Rafael 2012 : 155) ou d’un pidgin (cf. Eco 1979 : 270) - même si Peyo et Delporte (Schtroumpf sans effort : 7) parlent du « langage schtroumpf » (cf. Cosmoschtroumpf : 1) ou de la « langue schtroumpf » et lui pronostiquent - en plaisantant ( ! ) - une carrière réussie : Après le Volapük, l’Udo et l’Esperanto, le Schtroumpf constitue le jalon ultime posé sur le chemin montant du véritable langage international, dernière barrière formant un obstacle entre les peuples (Schtroumpf sans effort : 1). La meilleure façon de caractériser cette façon de parler est certainement de dire qu’il s’agit d’« un parasite linguistique, une langue dépendante de la structure d’une autre langue (en l’occurrence le français) » qui est « l’hôte de ce parasite » (Buté 2018 : 39-40, en italique dans l’original ; cf. également Eco 2016 : 342). Ce parasite utilise la majorité du lexique ainsi que l’intégralité de la grammaire et de la syntaxe de la langue hôte, qui peut être n’importe quelle langue existante (voir les traductions des albums des Schtroumpfs), et y ajoute le mot passe-partout schtroumpf (cf. Eco 1979 : 269) qui, en tant que signifiant, peut correspondre à un nombre potentiellement illimité de signifiés, ce qui crée une abondance d’homonymes (cf. Buté 2018 : 54). 3.2 L’emploi du mot passe-partout schtroumpf L’utilisation du mot schtroumpf est néanmoins loin d’être aléatoire. Tout d’abord, Schtroumpf est le nom propre de leur espèce. Tous les Schtroumpfs s’appellent Schtroumpf, sauf la Schtroumpfette, la seule femme parmi eux. Aux Schtroumpfs qui jouent un rôle plus particulier dans les histoires, un adjectif est adjoint qui les qualifie selon leur personnalité (p. ex. Schtroumpf Coquet), une activité récurrente qu’ils exercent ou leur métier (Schtroumpf Bricoleur), une singularité extérieure (p. ex. Schtroumpf à lunettes, un indice pour son intelligence) ou leur fonction dans le peuple (p. ex. Grand Schtroumpf ) (cf. Gheude 2008 ; Buté 2018 : 17, 52). De plus, les Schtroumpfs emploient leur nom propre comme nom commun (cf. Buté 2018 : 39), substituant un mot ou une partie d’un mot de la langue hôte. Schtroumpf peut servir • de substantif (p. ex. « Il n’y a pas de schtroumpf pour que ce soit moi plutôt que toi ! » (Schtroumpfette : 7)), • d’adjectif qualificatif qui s’accorde au pluriel par un <s>, mais pas au féminin (p. ex. « chirurgie esthétischtroumpf » (Schtroumpfette : 20), « schtroump‐ fonstances atténuschtroumpfs » (Schtroumpfette : 39)), 376 Corinna Koch <?page no="377"?> • de verbe, sous la forme de schtroumpfer, qui se conjugue comme les verbes réguliers en -er (p. ex. « On a schtroumpfé son nouveau chapeau » (Schtroumpfette : 1)), ou • d’adverbe, schtroumpfement, signifiant ‘beaucoup’, ‘tout-à-fait’ ou ‘vrai‐ ment’. De plus, schtroumpf peut être utilisé comme morphème et se combiner avec d’autres, par exemple dans « estéthischtroumpf », « s’enschtroumpfer », « pneumoschtroumpf », « reschtroumpfer », « atténuschtroumpfs » ou « tirebouchschtroumpf » (Schtroumpfette : 20, 30, 34, 35, 39 ; Schtroumpf vert : 3), respectant les règles morphologiques de la langue hôte mais pas toujours tout à fait « la division entre radical et affixe » (Gheude 2008). En revanche, schtroumpf ne remplacera jamais une préposition, une conjonction, un article, un pronom ou un adjectif démonstratif, possessif, numéral, interrogatif, relatif ou indéfini (cf. Gheude 2008 ; Lagman 2014 : 99). Une analyse exemplaire de l’album La Schtroumpfette révèle la distribution suivante par rapport aux types de mots remplacés ou modifiés partiellement par schtroumpf : 27 substantifs, 148 verbes, neuf adjectifs et un adverbe. En même temps, ceci implique 185 mots schtroumpfs sur 40 pages, c’est-à-dire entre 4 et 5 par planche. Malgré ces substitutions, les énonciations restent la plupart du temps intelligibles car, dans une seule phrase, il y a rarement plus de deux mots schtroumpfs et dans des mots longs ce n’est qu’une partie du mot qui est modifiée. Suivant la règle de l’ellipse selon Roland Barthes (1970 : 220), l’usage du mot passe-partout ne se réalise qu’« à la limite de ce qui peut affecter l’intelligibilité », même si « la langue schtroumpf ne supprime pas [d’]éléments, mais se contente de les masquer » (Buté 2018 : 29). Il est néanmoins impossible de dresser une liste de mots qui seraient systé‐ matiquement commutés par schtroumpf (cf. Buté 2018 : 29). Un même mot peut être utilisé en français une fois et substitué par schtroumpf une autre fois, par exemple « il faut toujours faire ce que schtroumpfe le Grand Schtroumpf » (Schtroumpfette : 7, mise en italique : C. K.) par rapport à « il faut toujours schtroumpfer ce que schtroumpfe le Grand Schtroumpfe » (Schtroumpfette : 11 ; mise en italique : C. K.). Sa position dans la phrase ainsi que sa terminaison, indiquant sa catégorie grammaticale, aident à déduire du contexte la signifi‐ cation du mot passe-partout. En ce qui concerne les types de mots et leur fréquence d’utilisation, l’emploi du mot schtroumpf excède donc celui d’autres mots passe-partout de la langue française, employés également par endroits pour désigner les Schtroumpfs, par exemple quand un citoyen stupéfait les voit pour la première fois et s’écrie : « Là ! De … dehors ! Il y a des … des choses … des machins … » (La flûte à six Schtroumpfs : 49). De plus, contrairement à 377 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="378"?> chose et machin, schtroumpf ne se limite pas non plus à des contextes familiers (cf. Koch/ Oesterreicher 1990 : 112), même s’ils sont les plus récurrents dans les histoires. Un exemple pour un contexte formel est le verdict du tribunal fait à la Schtroumpfette (accusée d’avoir volontairement détruit le barrage, ce qui a provoqué l’inondation du village), qui est truffé de ‘schtroumpficismes’ : En mon schtroumpf et conscience, et devant les Schtroumpfs, la schtroumpf des jurés est : l’accusée schtroumpfant des tas de schtroumpfonstances atténuschtroumpfs, est schtroumpfée non coupable ! (Schtroumpfette : 39). 3.3 Le rôle du lecteur et de la bande dessinée pour comprendre le parler schtroumpf Pour comprendre les Schtroumpfs, le lecteur doit assumer le rôle d’« observateur vigilant (et [de] lecteur participant au sens) » (Buté 2018 : 130 ; rajout : C. K.). Dans l’esprit de l’esthétique de la réception, le texte exige du lecteur une coopération active et interprétative (cf. Eco 2016 : 342), un dialogue s’établit entre texte et lecteur (cf. Buté 2018 : 116). Le texte offre des indices ainsi que des ‘contraintes’ et demande au lecteur de trouver la - ou plutôt une - solution appropriée. C’est alors le contexte du mot schtroumpf qui, déterminant son sens, est à (re-)constituer par le lecteur (cf. Eco 2016 : 341 ; Bar-Rafael/ Bar-Rafael 2012 : 156 ; Buté 2018 : 130-132). La bande dessinée est prédestinée à l’emploi d’une telle façon de parler étant donné que les dessins fournissent la situation des énonciations : en découvrant une bande dessinée, on perçoit d’abord globalement l’image, que l’on se représente mentalement. Ceci éveille des attentes qui influencent la lecture du texte verbal qui suit. C’est-à-dire que la « liste des commutations possibles [du mot schtroumpf] s’est déjà restreinte avant la lecture [du texte verbal] » (Buté 2018 : 27 ; rajouts : C. K.). Souvent, le lecteur revient plus tard aux images pour plus de détails. On parle d’une « lecture non-linéaire ou en zigzag » (Vignaud 1996 : 35 ; cf. Koch 2013 : 35). La redondance régulière entre les deux systèmes, images et mots, est avantageuse pour déchiffrer les messages schtroumpfs (cf. Buté 2018 : 32). Quand le Grand Schtroumpf dit, par exemple, « Le levier ! Il est schtroumpfé ! » (Schtroumpfette : 34) et on voit le levier cassé dans la vignette ainsi que la tête soucieuse du Grand Schtroumpf (cf. fig. 1), on comprend la situation même si on ne sait pas ce qu’est le levier d’un barrage (à savoir la tige de commande qui ouvre le barrage). Ceci n’empêche pas des situations dans lesquelles les attentes des lecteurs sont volontairement déçues pour créer un effet d’ambiguïté (cf. Buté 2018 : 28), par exemple dans l’excuse d’un Schtroumpf 378 Corinna Koch <?page no="379"?> 3 En original : « Ne vous fiez pas aux apparences », « Qui aime bien, châtie bien », « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute », « [To be, or not to be,] that is the question ». qui ne veut pas aller à un pique-nique avec la Schtroumpfette : « Et moi, je dois schtroumpfer du schtroumpf » (Schtroumpfette : 14). Fig. 1 : « Le levier ! Il est schtroumpfé ! » (Schtroumpfette : 34). À part les images, Peyo a souligné lui-même que le contexte verbal est d’une importance primordiale pour comprendre les Schtroumpfs : « si je dis : ‘J’ai attrapé un Schtroumpf ! ’, ça reste obscur. Alors que si je dis : ‘Il ne fait pas chaud ce matin, j’ai bien peur d’avoir attrapé un schtroumpf ! ’, ça devient clair » (Peyo dans Dayez 2018 : 69). Par ailleurs, il y a des collocations récurrentes auxquelles on s’attend dans un contexte précis, qui donnent donc des indices pour déduire le sens du mot passe-partout. Si on connaît l’expression que le mot schtroumpf vient parasiter, il est (plus) facile de reconstituer l’original français (cf. Buté 2018 : 91). C’est grâce à des conversations déjà menées et des textes déjà lus que l’on reconnaît des scripts culturels et des expressions préétablies et que l’on détecte de l’intertextualité (cf. Eco 1979 : 268-270 ; Eco 2016 : 342 ; Dominguez Leiva/ Hubier 2016 : 24). Ceci vaut en particulier pour des expressions toutes faites comme « Ne vous schtroumpfez pas aux apparences … », des proverbes tels que « Qui schtroumpfe bien, châtie bien ! » (Schtroumpfette : 38) ou des références littéraires comme « Tout schroumpfeur vit aux dépens de celui qui le schtroumpfe » (Schtroumpfissime : 7), évoquant un vers de la fable de La Fontaine « Le Corbeau et le Renard » ou même « Comment schtroumpfer jusque-là ? That is the schtroumpf » (Cosmoschtroumpf : 2) se référant à Hamlet de Shakespeare. 3 Dans ces cas-là, la bonne compréhension est « à rechercher en dehors de la 379 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="380"?> bande dessinée schtroumpf » (Buté 2018 : 71). Sans doute, les énoncés des Schtroumpfs sont des exemples extrêmes, mais « [i]n verità la nostra lingua umana puffa sempre » (Eco 1979 : 269) (‘En vérité notre langue humaine est toujours schtroumpf ’). Un texte ne peut être compris que quand il est lu dans son contexte et à condition que l’auteur et le lecteur partagent une certaine base de connaissances (cf. Eco 1979 : 268) - un défi à ne pas sous-estimer pour les apprenants d’une langue étrangère (cf. section 4). 3.4 Les fonctions du parler schtroumpf En accord avec l’objectif principal de la série de bande dessinée, qui est de divertir, la façon de parler des Schtroumpfs est avant tout censée être amusante. Selon Umberto Eco (1972 : 140), les transformations ludiques de la langue hôte, le français, créent, par ailleurs, un effet quasi poétique d’étrangeté parce qu’elles ‘désautomatisent’ la perception habituelle, ce qui produit un décalage et « nous pousse à regarder autrement la chose représentée et en même temps, tout naturellement, les moyens de représentation et le code auxquels ils se réfèrent ». Selon Nicolas Buté, ces jeux de mot avec schtroumpf renouvèlent « les formes les plus figées de la langue » (Buté 2018 : 122), comme dans « Schtroumpfez les amarres ! » et « Schtroumpfez ferme ! » (Schtroumpfette : 26) quand les Schtroumpfs se trouvent dans une barque à rames. Dans d’autres cas, le jeu sur l’ambiguïté est recherché, comme dans le cas de l’excuse déjà citée du Schtroumpf qui a du ‘schtroumpf à schtroumpfer’. Ni la Schtroumpfette à laquelle cette échappatoire s’adresse, ni le lecteur, ni le Schtroumpf lui-même ne sait ce que ceci signifie. Elle voile volontairement l’« absence de raison valable sous un simulacre d’alibi » (Buté 2018 : 126). Schtroumpf permet aussi de masquer des propos jugés inappropriés. Pour dissimuler des mots grossiers dans un texte destiné à un jeune public, le mot passe-partout sert d’euphémisme (cf. Buté 2018 : 41), par exemple dans « Espèce de schtroumpf ! » ou « Schtroumpf toi-même ! » (Schtroumpfette : 30). Par endroits, les énoncés en schtroumpf servent à créer du suspense ce qui invite le lecteur à lire plus attentivement afin de résoudre l’énigme. Lors des retrouvailles des Schtroumpfs et de Johan et Pirlouit dans Le Pays Maudit, un Schtroumpf vient demander de l’aide aux deux amis parce que le Grand Schtroumpf a été fait prisonnier par le sire Monulf, maître d’un dragon. Ce n’est qu’à la rencontre avec le dragon lui-même (cf. Le Pays Maudit : 30), voire même un peu plus tard (cf. Le Pays Maudit : 39), que Pirlouit trouve la signification de l’énoncé « schtroumpf qui schtroumpfe du schtroumpf » (‘un dragon qui crache du feu’) que le Schtroumpf leur avait présenté au début (cf. Le Pays Maudit : 10). L’incompréhension manifestée par Johan et Pirlouit et partagée par les lecteurs 380 Corinna Koch <?page no="381"?> suscite leur double irritation tout le long de l’histoire (cf. Buté 2018 : 119-120). Le lecteur découvre les hypothèses des personnages (p. ex. « Un fléau qui tombe du ciel ? » ; « Un loup qui sort du bois ! » ; « Un éléphant qui joue du cor, alors ? » ; « Ou un ogre qui bois du sang ? » (Le Pays Maudit : 16)) et en formule peut-être lui-même. À côté des fonctions et effets du parler schtroumpf sur la relation entre auteur et lecteur, il y en a d’autres qui concernent la place qu’occupent les Schtroumpfs dans leur monde. Leur façon de parler constitue l’« une des caractéristiques définitoires de l’identité schtroumpf » (Buté 2018 : 41). Elle est « le principal vecteur de la défamiliarisation schtroumpfe [sic] », faisant des Schtroumpfs « essentiellement le produit de leur langage » (Dominguez Leiva/ Hubier 2016 : 10 ; en italique dans l’original). En plus de leur couleur bleue, choisie par exclusion (le vert ne se serait pas assez distingué de la forêt, le rose aurait été trop près de la couleur chair de la peau humaine etc. (cf. Dayez 2018 : 64-65)), « leur propre idiome » est une « manière supplémentaire de souligner » (Dayez 2018 : 65) leur différence par rapport aux humains. On pourrait l’appeler un ‘sociolecte’, « c’est-à-dire la façon de parler propre à une société, une communauté particulière » (Buté 2018 : 40). Il y a des critiques qui considèrent les Schtroumpfs comme « l’espèce la plus ethno-centrée au monde » (Devillers 2018) parce qu’il imprime leur nom propre sur les objets dans leur environnement (cf. Buté 2018 : 98). Ils ont même leur propre hymne national qu’ils chantent dès leur première apparition dans « La flûte à six trous » : C’est le schtroumpf-schtroumpf-schtroumpf / / qui fait schtroumpf-schtroumpfschtroumpf… Un p’tit schtroumpf … Deux p’tits schtroumpfs […] (La flûte à six Schtroumpfs : 41). Dans les histoires, seuls les Schtroumpfs se comprennent entre eux, ce qui confère à leur manière de parler le statut de ‘langue’ secrète, compréhensible uniquement aux membres du clan. La Schtroumpfette, créée par Gargamel et qui n’est, par conséquent, pas un Schtroumpf à part entière, est une exception : elle comprend le schtroumpf, mais se distingue toutefois des autres, puisqu’elle ne l’utilise pas quand elle parle. Quand Gargamel se métamorphose lui-même physiquement en Schtroumpf dans Le Faux Schroumpf, par contre, il ne parle ni comprend le schtroumpf. Quand quelqu’un lui adresse la parole, il ne répond que par « Heu… » (p. ex. Faux Schroumpf : 6), ce qui le rend suspect aux yeux des Schtroumpfs. Les humains, quant à eux, éprouvent, dès la première apparence des Schtroumpfs dans « La flûte à six trous », des problèmes de communication évidents. Lorsque Maître Homnibus, un enchanteur, mentionne le nom des 381 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="382"?> Schtroumpfs pour la première fois, Pirlouit croit même qu’il a juste éternué (cf. La flûte à six Schtroumpfs : 34). En contact direct avec les Schtroumpfs, Pirlouit demande à Johan : « Tu comprends quelque chose à tout ce charabia, toi ? » (La flûte à six Schtroumpfs : 37). Seul le Grand Schtroumpf est capable de parler la langue des humains - même si tous les Schtroumpfs semblent la comprendre -, de sorte qu’il sert d’interprète à Johan et Pirlouit (cf. p. ex. La flûte à six Schtroumpfs : 38-39, 51). Cependant, quand le Grand Schtroumpf s’énerve, parce que Pirlouit lui donne des conseils qu’il n’a pas demandés sur la manière d’abattre un arbre, il jure en schtroumpf (cf. La flûte à six Schtroumpfs : 40). À un moment, Pirlouit croit avoir compris l’usage du mot schtroumpf, mais quand il dit « Je voudrais bien schtroumpfer », le Schtroumpf auquel il s’est adressé lui apporte une hache au lieu de quelque chose à manger. Après un court échange, le Schtroumpf s’aperçoit du malentendu avec Pirlouit : « Aââââh ! … Schtroumpfer ! ! […] Vous aviez dit : schtroumpfer ! […] vous vouliez dire : schtroumpfer ! » (La flûte à six Schtroumpfs : 44), puis il lui explique (cf. fig. 2) : Fig. 2 : « Si vous voulez schtroumpfer, il faut dire schtroumpfer et non pas schtroumpfer ! […] » (La flûte à six Schtroumpfs : 44). Avec la meilleure volonté, ni Pirlouit ni le lecteur ne peuvent saisir ce « formi‐ dable dialogue de sourds, avec des répliques comme frappées du sceau du nonsens » (Dayez 2018 : 69). Une situation similaire se retrouve dans La Rentrée des Schtroumpfs, lorsque la Schtroumpfette, se rendant compte de l’illettrisme des Schtroumpfs, veut y remédier en créant une école et en leur apprenant à lire et écrire. Bien entendu, 382 Corinna Koch <?page no="383"?> la première leçon tourne auteur du mot schtroumpf. À la question « Qu’estce qu’un schtroumpf ? », un Schtroumpf répond « c’est un petit animal de la forêt », tandis qu’un autre s’écrie « Ah non ! Un schtroumpf c’est un outil de jardinier » (La rentrée des Schtroumpfs : 27). Le Schtroumpf paresseux, qui se réveille d’une sieste, répond d’une manière tautologique : « Ben, un schtroumpf, c’est un schtroumpf ! » (La rentrée des Schtroumpfs : 28) - la seule réponse que la Schtroumpfette accepte : « Très bien, Schtroumpf Paresseux, un schtroumpf, c’est un schtroumpf ! » (La rentrée des Schtroumpfs : 28). Même si le lecteur est capable de suivre ce que les Schtroumpfs disent, il demeure donc une ambigüité cultivée sur les règles d’emploi du mot schtroumpf. Une mise en abyme du parler schtroumpf se trouve dans Le Cosmoschtroumpf - un travail sur commande de la Biscuiterie nantaise (BN), qui fait suite à d’autres exemples d’emploi publicitaire des Schtroumpfs, par exemple par Coca-Cola et Kellogg’s (cf. Dayez 2018 : 114-115, 126, 186-187). Dans cet album, le Cosmoschtroumpf construit une fusée qui, pour finir, ne décolle pas (cf. Cosmoschtroumpf : 9-10). Le Grand Schtroumpf, craignant que le Cosmoschtroumpf ne devienne « neurasthéschtroumpf » (Cosmoschtroumpf : 11), lui donne un somnifère et transforme tous les Schtroumpfs et lui-même en Schlips, un peuple extraterrestre qu’il invente (cf. Cosmoschtroumpf : 22). Quand le Cosmoschtroumpf se réveille, il se croit sur une autre planète où l’on parle schlips, une façon de parler qui fonctionne selon la même logique que le schtroumpf : « Qu’est-ce que tu viens schlipser ici ? […] Eh bien, tu schlipseras tout ça au Magnat Schlips ! Allez ! Schlipse devant ! » (Cosmoschtroumpf : 25). En revanche, les Schtroumpfs transformés en Schlips ne parlent schlips que quand le Cosmoschtroumpf les écoute, sinon ils repassent immédiatement au schtroumpf (cf. Cosmoschtroumpf : 26). Le Cosmoschtroumpf comprend sans problème le schlips et ne se pose pas de questions pourquoi les Schlips le comprennent aussi. Le fait que le parler schlips suive les mêmes règles que le parler schtroumpf suggère qu’il existe un nombre illimité de parlers sur le modèle schtroumpf, une constatation que la publicité exploite déjà parfois, lorsque par exemple « les restaurants Flunch vous invitent, dans leurs slogans, à venir fluncher dans leurs restaurants » (Buté 2018 : 95). 3.5 Le parler schtroumpf dans différentes langues Un dernier aspect à aborder - avant de passer aux potentiels didactiques du parler des Schtroumpfs - sont les traductions en d’autres langues. Comme exposé auparavant, la langue hôte peut être n’importe quelle langue. De ce fait, on pourrait s’attendre à ce que les traductions restent assez près de l’original, à l’exception des modifications nécessaires de chaque traduction 383 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="384"?> 4 En allemand, les Schtroumpfs s’appellent die Schlümpfe (Schlumpf au singulier) pour éviter l’homophonie avec le mot allemand Strümpfe (‘chaussettes’). En anglais, ce sont the Smurfs, en italien i Puffi et en espagnol los Pitufos (cf. Pustka 2019 : 62). afin de produire un texte idiomatique dans la langue cible. Néanmoins, en prenant La Schtroumpfette comme exemple, force est de constater que deux professionnels expérimentés, à savoir la traductrice de l’original en langue française vers l’allemand, Delia Wüllner-Schulz (Schlumpfine), et, à un moindre degré, Joe Johnson, le traducteur vers l’anglais (Smurfette  4 ), ont décidé à plusieurs endroits de s’éloigner de l’usage du mot schtroumpf dans l’original. Quand le Grand Schtroumpf dit au Schtroumpf coquet « On a schtroumpfé son nouveau chapeau » (Schtroumpfette : 1), la version allemande est « Oh, wie ich sehe, hast du einen neuen Hut … » (Schlumpfine : 1), bien que « Oh, wie ich sehe, hast du deinen neuen Hut (auf-)geschlumpft » ne soit que l’une parmi plusieurs solutions idiomatiques possibles pour garder l’emploi du mot passepartout. Dans d’autres vignettes, la version allemande inclut une expression avec schtroumpf alors qu’il n’y en a pas en français : « Wenn ich dich brauche, schlumpfe ich dich » (Schlumpfine : 2) ; « Si j’ai besoin de toi, je t’appellerai » (Schtroumpfette : 2). La même chose vaut pour l’anglais : « tu n’as pas l’idée d’un bon tour à lui schtroumpfer […] ? » (Schtroumpfette : 16) ; « you don’t have any idea for a good trick to play on her […] ? » (Smurfette : 16) ; et : « There are only these lanterns left ! » (Smurfette : 23) ; « Il ne reste plus qu’à schtroumpfer ces lampions-ci ! » (Schtroumpfette : 23). La version allemande contient ainsi plus de mots passe-partout (196) que l’original français (185) et que la traduction anglaise (183). Ceci montre la liberté des traducteurs et illustre la flexibilité de l’usage du mot schtroumpf si on respecte les règles de la langue hôte. Un petit lapsus pourrait cependant être reproché à la traductrice allemande, car elle fait dire à la Schtroumpfette « Man schlumpft doch kein Loch, ohne zu wissen, warum ! » (Schlumpfine : 11) bien que celle-ci, comme on l’a vu avant, ne parle pas schtroumpf. 4. Les potentiels didactiques du mot passe-partout schtroumpf … Les Schtroumpfs figurent déjà depuis une quarantaine d’années dans les propo‐ sitions didactiques du FLE en Allemagne. Les auteurs les considèrent motivants étant donné leur popularité, leurs images colorées, leurs dialogues mis en situation, leur humour et leurs ellipses créées par le mot passe-partout qui invitent les lecteurs à les décrypter (cf. p. ex. Mertens 1998 : 52 ; Sistig 2005 : s. p. ; Sobel 2012 : 164) - ceci valant même pour les apprenants adultes (cf. Georgen 1979 : 163 ; Hochstein-Peschen 1979 : 153). Néanmoins, certaines 384 Corinna Koch <?page no="385"?> affirmations faites dans ces publications sont intenables et/ ou dévalorisent les amples potentiels des bandes dessinées schtroumpfs. De plus, les atouts didactiques de leur parler n’ont jamais été dégagés de façon systématique en accord avec toutes les compétences qui sont à développer en classe de FLE en Allemagne pendant les premières années d’apprentissage au Gymnasium (10-15 ans), équivalent approximatif du collège en France (cf. à titre d’exemple le programme scolaire pour la Sekundarstufe I de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Ministerium 2019). Proposer un tel aperçu sur la base des propos des sections 2 et 3 est ainsi l’objectif de cette section. Ce faisant, il sera également question de discuter, de manière intégrative (cf. 4.2), la valeur de deux supports didactiques axés entièrement sur les Schtroumpfs (cf. Chiflet 2002 ; Schtroumpf sans effort). Les propositions suivantes viseront des apprenants du FLE vers la fin de la Sekundarstufe I travaillant sur des extraits des albums des Schtroumpfs. Même si, à l’âge de 15 ans, les Schtroumpfs ne feront probablement plus partie de leur lecture individuelle, la grande majorité des élèves les connaîtront (cf. Koch 2017 : 184), ce qui, dans le meilleur des cas, les motivera à découvrir cet élément coloré de la culture franco-belge. De plus, les sujets plutôt sérieux des albums en question leur montreront que cette série ne s’adresse pas seulement aux enfants. Pour des apprenants de classes plus ou moins avancées que le groupe cible choisi ici, le nombre d’extraits, les compétences à développer ainsi que la complexité des tâches pourraient être réduits ou élargis - jusqu’à la lecture intégrale d’un album, peut-être même choisi par les élèves. 4.1 … afin de développer la compétence interculturelle, textuelle et médiatique Les Schtroumpfs comptent sans doute parmi les œuvres les plus connues du neuvième art franco-belge et sont appréciés dans le monde entier (cf. section 2). De ce fait, il s’avère légitime de traiter les Schtroumpfs et leur parler en classe de FLE ne serait-ce qu’en tant qu’artefacts de la culture cible pour acquérir des connaissances socioculturelles d’orientation (cf. Ministerium 2019 : 29). Vers la fin d’une séquence consacrée aux Schtroumpfs, les élèves pourraient même essayer d’expliquer pourquoi, selon eux, les Schtroumpfs rencontrent un tel succès. Bien entendu, des voix critiques sont également bienvenues dans un tel échange d’idées (cf. Ministerium 2019 : 30). Pour commencer le traitement des Schtroumpfs en classe, il est recom‐ mandé de partir des expériences préalables que les élèves ont faites avec les Schtroumpfs (bandes dessinées, films, séries télévisées, figurines, parcs d’attrac‐ tion, publicités, etc.) (cf. entre autres Koczy 2010 : 41). Ensuite, il pourrait être intéressant pour les élèves d’apprendre dans quel contexte Peyo a inventé le mot 385 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="386"?> schtroumpf (cf. 3.1). Outre l’une des diverses sources extérieures (électroniques et imprimées) qui racontent l’histoire du repas avec Franquin, on pourrait aussi recourir aux bandes dessinées schtroumpfs, surtout aux albums plus récents, publiés sous la direction du fils de Peyo, Thierry Culliford. Dans Les Schtroumpfs et le livre qui dit tout, deux Schtroumpfs consultent le livre qui dit tout afin de connaître l’origine du mot schtroumpf. Un Schtroumpf lit à haute voix : « … alors, comme il voulait du schtroumpf mais qu’il ne se souvenait plus du mot, il a dit : ‘Passe-moi le … le schtroumpf ! ’. » Un autre Schtroumpf commente : « C’est donc ça, l’origine du mot ! » (Le livre qui dit tout : 6). Pour appliquer leurs nouvelles connaissances, les apprenants pourraient ensuite identifier les références faites à cet incident dans Le Schtroumpf Financier : deux Schtroumpfs sont à table lorsqu’un des deux demande à l’autre « Passe-moi le … Heu … le … » (Schtroumpf Financier : 20) puis ils sont interrompus par un troisième Schtroumpf. De même, dans Les Schtroumpfs et l’arbre d’or un Schtroumpf dit : « Passe-moi la salière ». Un autre demande : « La quoi ? ». Le premier Schtroumpf ‘précise’ : « Le schtroumpf ! Passe-moi le schtroumpf ! ! » (L’arbre d’or : 10). À un niveau plus abstrait, on pourrait lire les Schtroumpfs et discuter en classe de leur fonction de révélateur des défis et problèmes des êtres humains. Antonio Dominguez Leiva et Sébastien Hubier leur attestent même une valeur heuristique et les déclarent héritiers de la vaste famille du ‘petit peuple’ que l’on trouve partout dans le folklore et la mythologie, offrant invariablement aux yeux de ceux qui les découvrent, des microcosmes, des modèles réduits de leur propre univers qu’ils imitent à la perfection (Dominguez Leiva/ Hubier 2016 : 13). Une de leurs ‘fonctions principales’ pourraient ainsi être de « proposer aux jeunes lecteurs des solutions imaginaires à des conflits réels » (Dominguez Leiva/ Hubier 2016 : 87) ou de les inviter à trouver des façons pragmatiques de résoudre les problèmes abordés. À part les albums déjà proposés à la fin de la section 2 et la discussion autour des fonctions d’une langue secrète ou du sociolecte d’un groupe (cf. 3.4), l’album Le Schtroumpf Financier tend également le miroir aux humains : pendant un voyage, un Schtroumpf fait la connaissance de l’usage de l’argent chez les humains. Il introduit de la monnaie au village schtroumpf, devenant ainsi le Schtroumpf Financier (cf. Schtroumpf Financier : 16), et les problèmes commencent : quelques-uns s’enrichissent, d’autres s’ap‐ pauvrissent, une pièce perdue les met en danger parce que Gargamel risque de trouver leur village, un péage est instauré sur un pont etc. Même si le Grand Schtroumpf arrive à faire tomber Gargamel dans son propre piège, les problèmes financiers des Schtroumpfs empirent à tel point qu’ils quittent le village, laissant 386 Corinna Koch <?page no="387"?> derrière eux le Schtroumpf Financier comme seul habitant. Les Schtroumpfs décident de supprimer l’argent et voici la morale du Grand Schtroumpf à la fin de la narration : Tu vois, Schtroumpf Financier, l’argent a été schtroumpfé PAR les humains POUR les humains, et ce qui est bien pour eux n’est pas toujours bon pour nous, les Schtroumpfs ! Tu comprends ? (Schtroumpf Financier : 44). Après avoir lu l’histoire, partagée en parties et présentée par des groupes d’élèves pour avoir une vue d’ensemble, on pourrait demander aux apprenants dans quelle mesure l’argent est « bien pour les humains », quels en sont les avantages ainsi que les inconvénients et quels risques ou quelles alternatives ils lui trouvent. Par rapport au style de dessin, les élèves pourraient développer leur compé‐ tence textuelle et médiatique en décrivant et en analysant les dessins simples et colorés d’un extrait d’album au choix. Ils pourraient en décrire l’effet produit sur eux et dire si ce style leur permet de s’immerger « directement dans l’ambiance de l’histoire » (Dayez 2018 : 38). C’est ainsi que les élèves comprennent comment, avec ses caractéristiques particulières, le texte fonctionne (cf. Ministerium 2019 : 30). En comparaison avec d’autres bandes dessinées - de l’École de Marcinelle, par exemple Gaston Lagaffe de Franquin, et en dehors de cette école - les apprenants pourraient ensuite trouver des convergences et des différences, exprimer leurs préférences personnelles et dégager à quel point le style du dessin crée une certaine atmosphère et guide la perception des lecteurs. De plus, on pourrait proposer à leur réflexion quelques citations - par exemple celles de la section 2 - et leur demander d’identifier la ‘ligne droite’ et le style du dessin caricatural, humoristique et clair (cf. Ministerium 2019 : 31), de prendre position sur la question de savoir s’il s’agit d’un ‘don’ du dessinateur (cf. Dayez 2018 : 37, 66) ou encore d’analyser la relation entre texte écrit et images, autre élément essentiel de la compétence textuelle et médiatique dans l’abord des bandes dessinées (cf. 4.2). À propos de l’usage de textes littéraires en classe, dont font partie les bandes dessinées schtroumpfs, il a souvent été discuté s’il est légitime de les utiliser comme prétexte pour enseigner autre chose, en particulier la grammaire ou le lexique, ‘instrumentalisant’ ainsi les œuvres littéraires à des fins didactiques. Citons ici la proposition de Koczy (2010), où il est question d’introduire les numéros belges septante et nonante, de parler de la cuisine belge ou d’introduire des belgicismes comme « brosser les cours » (pour ‘sécher les cours’). Il est compréhensible que le pouvoir d’attraction des Schtroumpfs conduise les auteurs et les enseignants à les utiliser comme supports didactiques. Cependant, 387 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="388"?> ceci ne devrait être ni le premier ni le seul contact avec les bandes dessinées schtroumpfs en classe car leur valeur culturelle et leurs potentiels didactiques pour les cours de FLE sont d’une telle importance que les textes originaux méritent d’être traités d’une manière ample et approfondie en classe. 4.2 … afin de développer la compréhension écrite, la conscience de la langue et la compétence d’apprentissage La découverte du fonctionnement du parler schtroumpf pourrait s’opérer sous une forme inductive en classe. À l’aide de quelques extraits au choix, les élèves pourraient formuler les règles d’usage eux-mêmes en dégageant : • les types de mots (substantifs, adjectifs, verbes, adverbes) qui sont substitués par le mot passe-partout, • le fait que cette substitution s’effectue de manière irrégulière (p. ex. faire est parfois, mais pas toujours remplacé par schtroumpfer), • le principe de la conjugaison des verbes et de l’accord dans le groupe nominal (à l’exception de l’accord féminin), • les combinaisons possibles du morphème schtroumpf avec d’autres mor‐ phèmes (comme dans s’enschtroumpfer). En faisant ceci, les élèves développeraient leur conscience de la langue, qui englobe, entre autres, la sensibilité pour la structure et l’usage de la langue dans différents contextes (socio-)culturels (cf. Ministerium 2019 : 14). La comparaison d’un extrait d’un album des Schtroumpfs en français, en allemand et en anglais permettrait, en outre, de sensibiliser les apprenants aux libertés d’usage du mot schtroumpf et, en même temps, aux contraintes dictées par la langue hôte respective. Ils se rappellent ainsi pour les langues en question, mais surtout pour le français, la pertinence des suffixes pour identifier le type d’un mot, la signification sémantique des préfixes, les constructions des compléments et les règles d’accord etc. En outre, on devrait encourager les apprenants à prendre conscience des capacités de compréhension écrite (cf. Ministerium 2019 : 25) dont ils font preuve lorsqu’ils identifient le mot français (ou l’un des mots possibles) que schtroumpf masque en fonction du contexte et qu’ils excluent, par là-même, d’autres mots qui ne conviennent pas du point de vue sémantique ou syntaxique, par exemple à cause d’une construction transitive ou intransitive. À l’aide de leurs connaissances préalables concernant la langue ou le fonctionnement des interactions humaines, de la vie en communauté, etc., ils arrivent à décrypter des dialogues schtroumpfs malgré l’ellipse créée par le mot passe-partout. Cette révélation devrait renforcer leur confiance en eux et leur tolérance à l’ambigüité, 388 Corinna Koch <?page no="389"?> non seulement pour comprendre les textes schtroumpfs, mais également tous les textes en langue française dans lesquelles ils rencontreront inévitablement des mots qu’ils ne connaissent pas encore. L’importance du rôle que jouent le contexte linguistique et les schémas mentaux sur le fonctionnement du monde pour toute compréhension (écrite) peut donc être mise à jour à l’aide du parler schtroumpf (cf. Eco 1979 : 265). Un autre élément essentiel qui aide à déchiffrer le texte écrit est constitué, bien entendu, des images de la bande dessinée qui donnent à voir la situation dans laquelle une énonciation est faite - comme dans l’interaction directe dans la vie quotidienne (cf. Eco 1979 : 269). Dans la plupart des cas, elles aident à restreindre le nombre des alternatives possibles pour le mot schtroumpf, et sont parfois indispensables à la compréhension, comme par exemple dans le cas de la vignette où un Schtroumpf est en train de sculpter une statue à l’aide d’un marteau, ce qui permet de comprendre la phrase « Le Schtroumpf schtroumpfe la schtroumpf avec un schtroumpf » (Schtroumpf sans effort : 4) (cf. fig. 3). Fig. 3 : « Le Schtroumpf schtroumpfe la schtroumpf avec un schtroumpf. » (Schtroumpf sans effort : 4). Néanmoins, ce serait une erreur de supposer, comme le fait Georgen (1979 : 164), que les seules images (ou bien le seul texte écrit) puissent transmettre le même message de la combinaison des deux, c’est-à-dire que l’une des composantes, perçue isolément, puisse être suffisante et rende par-là l’autre redondante. Prenons encore une fois l’exemple du procès fait à la Schtroumpfette. Sans doute, les images permettent de comprendre que l’on se trouve dans une salle de tribunal (grâce aux meubles, aux accessoires comme le marteau du président 389 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="390"?> et les habits caractéristiques du juge et du procureur), mais les arguments présentés ne peuvent être compris qu’en tenant compte des énoncés (même si les réactions du public, qui lance par exemple des tomates à la figure du procureur, donnent des indices sur leur contenu). Par conséquent, il est essentiel de faire comprendre aux élèves que c’est l’utilisation intégrée de toutes leurs compétences qui leur permet de saisir les histoires des Schtroumpfs. Pour la compréhension des arguments du Schtroumpf à lunettes (cf. Schtroumpfette : 38) (cf. fig. 4), qui joue le rôle du procureur, c’est une notion de l’existence et du fonctionnement des proverbes qui est essentielle. Annoncé par « On dit : … », il enchaîne cinq proverbes. Fig. 4 : « Meschtroumpfs les jurés ! On dit : […] » (Schtroumpfette : 38). Il est probable que les apprenants (à partir de la troisième ou quatrième année d’apprentissage) arrivent à en reconnaître certains comme « Ne vous schtroumpfez pas aux apparences » (cf. note en bas de page numéro 3), qui a un équivalent similaire en allemand (« Der Schein trügt »). D’autres phrases telles que « Qui schtroumpfe bien, châtie bien ! » (cf. note en bas de page numéro 3) pourraient être identifiées en tant que proverbes grâce à leur syntaxe classique (« Qui … bien, … bien »), mais les élèves en ignorent probablement la signification. C’est leur habilité à se servir d’un dictionnaire qui est requise ici, ce qui les incitera à perfectionner leur compétence d’apprentissage (cf. Ministerium 2019 : 14). La question se pose de savoir quelles ressources consulter et comment trouver concrètement l’équivalent français de ce proverbe. Une simple recherche sur internet, par exemple en entrant « Qui … bien, châtie bien » dans le moteur de recherches Google ou bien en tapant « châtie » dans un dictionnaire comme leo.org (chez pons.eu ceci ne donne aucun résultat) peut déjà être la clé. Quand 390 Corinna Koch <?page no="391"?> il s’agit d’une combinaison de plusieurs morphèmes, comme dans « chirurgie esthétischtroumpf » ou « schtroumpfonstances », il est également possible de trouver le lexème dans le dictionnaire, en cherchant « estéti* » ou « *onstances », par exemple dans leo.org, et en sélectionnant la bonne entrée. De plus, en règle générale, les apprenants doivent être amenés à analyser la relation entre le texte écrit et les images, qui varie dans les albums, et donc à vérifier s’il s’agit : • d’une relation de redondance (quand l’image et le texte verbal transmettent la même information, une fois en image, une fois en langue ; ce qui est utile pour les apprenants pour déduire le sens d’un mot inconnu), • d’une relation de complémentarité (quand on a besoin des deux composants pour comprendre le sens intégral) ou bien • d’une relation de contradiction (quand l’image et le texte verbal se contre‐ disent, souvent à des fins humoristiques) (cf. entre autres McCloud 2009 : 153-160). Malgré cette connexion entre texte écrit et images, il peut être éclairant de procéder au moins temporairement à une analyse séparée. Un exercice fréquent lors du travail avec les bandes dessinées en classe consiste à effacer le contenu d’une bulle afin que les élèves formulent des paroles vraisemblables pour la situation représentée (cf. p. ex. Kolacki 2005 : 48, 51 ; Sistig 2005 : M5). De même, les élèves pourraient lire un énoncé schtroumpf sans l’image correspondante et imaginer cette dernière sous forme de dessin ou de description verbale. Pour les élèves très performants, le défi pourrait même être de créer un énoncé qui ne soit compréhensible que par le dessin qu’ils en ont fait (cf. Sistig 2005 : M4). Les deux activités ont le potentiel de focaliser l’attention des élèves sur un élément (regarder attentivement tous les détails d’une image pour créer ensuite des paroles assorties ou bien comprendre le mot schtroumpf à l’aide de son contexte linguistique et imaginer les circonstances situationnelles) ainsi que de sensibiliser les élèves à l’importance des deux composants de la bande dessinée et aux modes de leur interaction. Dans le meilleur des cas, le ‘jeu de piste’ (cf. Buté 2018 : 77) que constitue la résolution des énigmes créées par le mot schtroumpf motive les élèves (cf. Georgen 1979 : 164 ; Hochstein-Peschen 1979 : 154 ; cf. Lang 2020 : 129-176 pour ce qui est le potentiel didactique de cette activité en accord avec l’entraînement à la compréhension écrite) et les aide à retenir le vocabulaire français introduit, faisant de la recherche un « exercice d’acquisition du langage » (Buté 2018 : 89). Une énigme très exigeante est présentée par Peyo et Delporte dans leur supplément du journal Spirou, publié en 1971 dans un numéro spécial été, 391 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="392"?> Le Schtroumpf sans effort par la méthode Linguaschtroumpf. Une histoire des Schtroumpfs en seize vignettes construit petit à petit un récit qui culmine dans la dernière case par un texte écrit de 92 mots, dont les 40 % consistent dans le mot schtroumpf (cf. Schtroumpf sans effort : 4-5). Cela pourrait représenter un défi motivant pour des apprenants performants (cf. fig. 5). Fig. 5 : « Et les deux Schtroumpfs schtroumpfent à schtroumpfs […] » (Schtroumpf sans effort : 5). Le supplément humoristique de Peyo et Delporte offre plusieurs éléments qui pourraient être intéressants pour la classe de FLE, par exemple des règles de pro‐ nonciation, d’accentuation et d’articulation du mot schtroumpf, ou des proposi‐ tions fantaisistes d’aller passer un ou deux mois dans le pays des Schtroumpfs pour améliorer ses propres compétences schtroumpfs (cf. Schtroumpf sans effort : 3) qui peuvent être amusantes à lire en classe et inciter les élèves à en formuler d’autres eux-mêmes. Il y a également une partie consacrée aux proverbes et une version schtroumpf de la fable de La Fontaine « Le Corbeau et le Renard », qui pourrait être en même temps un point de départ pour la lecture de l’original : LE SCHTROUMPF ET LE SCHTROUMPF Maître Corbeau, sur un arbre schtroumpfé (1), Schtroumpfait dans son schtroumpf un fromage (2), Maître Renard, par la schtroumpf aschtroumpfé, 392 Corinna Koch <?page no="393"?> Lui schtroumpfe à peu près ce schtroumpfage : […] (1) Un arbre schtroumpfé est une sorte particulière d’arbre qu’on trouve au Pays des Schtroumpfs. (2) Le fromage a une grande importance dans la littérature classique. Cf. le Roman de la Rose, la Divine Comédie, Lucky Luke etc. (Schtroumpf sans effort : 6). Un autre matériel ludo-éducatif, qui se concentre sur l’orthographe du français, est Schtroumpfez-vous français ? de Jean-Loup Chiflet (2002). Ce dernier propose une vignette schtroumpf contenant un énoncé avec le mot schtroumpf pour lequel deux orthographes au choix sont proposées. On voit par exemple deux Schtroumpfs devant un vieux moulin dont l’un dit à l’autre : « On aurait dû s’en occuper plus tôt ! Elle est en schtroumpf ! » et l’autre répond : « Tu as raison, nous n’avons que trop tardé ! » - les possibilités proposées étant « en ruine ou en ruines » (Chiflet 2002 : 8). Les solutions figurent à la fin de la publication. Le but est de « réviser dans la joie et la bonne humeur cette bonne langue française » (Chiflet 2002 : 7). Vu que Schtroumpfez-vous français ? s’adresse aux (jeunes) locuteurs natifs du français, la plupart des exemples sont, en revanche, peu pertinents pour la classe de FLE. Le principe pourrait néanmoins être utilisé pour aborder certaines notions d’orthographe en classe. La méthode du « texte schtroumpf » (cf. Sobel 2014, 2015) repose sur le fait de n’avoir qu’un texte écrit, sans images. L’enseignant remplace quelques mots de n’importe quel texte abordé en classe par le mot passe-partout schtroumpf et demande aux élèves de reconstituer les mots français d’origine. Cette activité vise tout d’abord à ce que les élèves découvrent qu’il n’est pas nécessaire de connaître tous les mots d’un texte pour arriver à le comprendre globalement, ensuite qu’il y a parfois plusieurs solutions correctes, c’est-à-dire plusieurs mots français qui pourraient remplacer le mot schtroumpf, et enfin que la forme du mot, surtout sa terminaison, aide déjà à discerner le type de mot dont il s’agit (cf. Sobel 2015 : 10 ; Sobel 2016 : 60-61). Cette méthode a cependant le désavantage de sortir le mot passe-partout schroumpf de son contexte et de renoncer à l’aide que procurent les images. Cela ne devrait donc être qu’une activité de transfert après avoir traité les histoires des Schtroumpfs en classe, afin de valoriser leur statut comme œuvre authentique, leur contenu et leur apport culturel (comme dans Sistig 2005 : M3 et M4) et profiter de leur potentiel original. De plus, comme mentionné auparavant (cf. 3.1), un autre mot passe-partout, inventé par la classe, pourrait être par exemple utilisé pour les textes didactisés proposés par Sobel (2014, 2015). 393 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="394"?> 4.3 … afin de développer l’expression écrite et orale ainsi que la médiation Après avoir appris à comprendre le parler schtroumpf et tout ce qu’il implique (cf. 4.2), les élèves sont prêts à mettre en œuvre les potentiels du mot passepartout schtroumpf pour leurs propres productions écrites et orales. Comme esquissé plus haut, une activité dans le travail avec des bandes dessinées en classe consiste à demander aux élèves d’imaginer un texte pour des bulles blanchies au préalable par l’enseignant. Il est possible de fixer un minimum d’utilisation du mot passe-partout schtroumpf par bulle pour inviter les élèves à transférer leurs connaissances sur le fonctionnement du parler schtroumpf dans l’activité de production. De plus, les apprenants pourraient écrire des textes destinés aux Schtroumpfs, par exemple un article pour le journal des Schtroumpfs, en employant, bien entendu, le parler schtroumpf. Il est ici important d’écrire un texte adapté au contexte du monde schtroumpf. Demander aux élèves de traduire des phrases françaises en schtroumpf avec l’intention de demander à leurs camarades de classe de les retraduire en français (cf. Mertens 1998 : 53) ne constitue pas une activité sensée dans une classe de FLE néocommunicative. C’est pourquoi il est recommandé de proposer un contexte communicatif que les élèves puissent accepter comme authentique (dans un monde réel ou bien fictif). Au plus tard au moment d’écrire un tel texte, les élèves sont obligés de se poser la question de savoir combien de fois ils peuvent utiliser le mot schtroumpf dans un énoncé pour qu’il reste compréhensible pour les lecteurs, en l’occurrence pour leurs camarades de classe. Ceci donne en même temps aux élèves une idée approximative du nombre et de la fréquence des lacunes qu’un lecteur peut surmonter dans un texte sans risquer de ne plus en saisir le contenu. Pour la production orale, le parler schtroumpf détient un autre atout, moins au niveau ludique que communicatif. Avant de revenir en détail sur celui-ci, il est essentiel de souligner qu’il est faux de dire qu’un Schtroumpf utilise schtroumpfer quand il « ne se souvient pas du verbe qui convient » (Sistig 2005 : M3). Ceci équivaudrait à rabaisser tous les Schtroumpfs au rang d’interlocuteurs oublieux et médiocres. Néanmoins, la possibilité d’utiliser un mot passe-partout si jamais on ne se souvient pas d’un mot lors d’une conversation directe, com‐ porte un potentiel énorme pour la production orale en classe, qui suscite souvent la peur de ne pas mobiliser (assez rapidement) les bons moyens linguistiques dans un répertoire limité. Les mots passe-partout chose, machin, truc pour des substantifs et des verbes comme faire et aller avec des significations larges peuvent ‘dépanner’ dans une telle situation. Le mot passe-partout schtroumpf est encore plus flexible à utiliser. La classe pourrait - à l’exemple du mot schtroumpf - créer son propre mot passe-partout, par exemple dérivé du nom de leur 394 Corinna Koch <?page no="395"?> établissement scolaire, leur ville ou le nom de famille de leur enseignant. Dans certaines phases de la classe, quand l’objectif est de s’entraîner à maintenir une conversation sans pauses avec un partenaire, il pourrait être permis d’utiliser ce mot passe-partout quand il manque un mot à un élève. Il s’agirait alors d’une stratégie de communication pour compenser d’éventuelles difficultés d’expression à court terme (cf. Ministerium 2019 : 13, 23). L’enseignant pourrait noter quelques-unes des expressions schtroumpfs utilisées et plus tard la classe pourrait réfléchir ensemble à comment cette phrase aurait pu être formulée entièrement en français, pour élargir à long terme leur capacité d’expression. En travaillant sur un album dans lequel les Schtroumpfs entrent en contact avec des humains, les élèves se rendront vite compte que ceux-ci ne compren‐ nent pas le schtroumpf (cf. 3.4). Mais le Grand Schtroumpf n’est pas le seul qui peut servir d’interprète aux personnages, les élèves aussi peuvent assumer ce rôle, puisque, eux, au moins, ils comprennent les Schtroumpfs (même s’ils ont besoin d’un peu de soutien de la part de l’enseignant). Si Johan et Pirlouit avaient compris « schtroumpf qui schtroumpfe du schtroumpfe » (Le Pays Maudit : 10) dès le début, l’histoire se serait passée différemment. Les élèves pourraient s’insérer dans une telle situation ‘bilingue’ et intervenir comme médiateur (cf. Ministerium 2019 : 37) en expliquant aux humains ce que le Schtroumpf essaie de leur dire et en développant toute une conversation. Ensuite, sans pour autant créer toute une bande dessinée, les élèves pourraient imaginer la suite de l’histoire avec ces connaissances supplémentaires. 5. Conclusion Il suffit de jeter un coup d’œil dans la presse actuelle pour réaliser que les Schtroumpfs font partie des connaissances générales à une échelle internatio‐ nale : Brussels Airlines fait de la publicité avec son « Aerosmurf » (cf. Arnaud 2018), « Schtroumpfage » et « Schtroumpf coucou » sont utilisés dans Le Figaro et dans Le Monde pour parler du blanchiment d’argent (cf. Figaro Immobilier 2017 ; Reverchon 2011), Sarkozy figure comme « Schtroumpf 1 er » dans une caricature dans Le Monde (cf. entre autres Marcandier 2009) et on raconte que le premier ministre de l’État libre de Bavière, Markus Söder, avait demandé au ministre des finances allemand Olaf Scholz d’arrêter de ‘sourire tellement schtroumpfement’ (cf. Zips 2021), ce qui a conduit par la suite le présentateur de télé Markus Lanz à comparer Söder à Gargamel (cf. Wunderlich 2021). Les sections précédentes du présent article ont démontré que les histoires, même si peut-être parfois « un peu kitsch » (Dominguez Leiva/ Hubier 2016 : 87), peuvent 395 « On va se schtroumpfer ! » <?page no="396"?> faire naître « un grand divertissement, un regard amusé et féérique sur le monde et ses multiples travers » (Dominguez Leiva/ Hubier 2016 : 87) en classe de FLE. Cette contribution recommande, en accord avec Umberto Eco, de traiter les Schtroumpfs et leur parler comme « un jeu de langue » (‘un gioco linguistico’), à l’école aussi bien qu’à l’université (cf. Eco 1979 : 271). Toutes les compétences peuvent être développées grâce au travail sur leur façon de parler. Si, pour conclure, vous essayez de reformuler la phrase « On va se schtroumpfer ! » (cf. le titre de cette contribution), en considérant les potentiels didactiques pour la classe de FLE, il reste à espérer que les verbes qui vous viennent à l’esprit sont plutôt s’amuser ou peut-être s’entraîner, et non pas s’ennuyer ou se perdre. Sans aucun doute, le parler schtroumpf peut parfois - surtout au début - être « un peu déroutant », comme le dit Pirlouit (Le Pays Maudit : 10). À tous ceux - enseignants aussi bien qu’apprenants - qui éprouveraient quelques difficultés à comprendre le schtroumpf, Peyo et Deporte (Schtroumpf sans effort : 10 ; en majuscule dans l’original) suggèrent : SURTOUT NE VOUS DÉCOURAGEZ PAS ! Si vous jetez le manche après la cognée, c’est que vous avez voulu mettre la charrue avant les bœufs. Il faut prendre le taureau par les cornes pour reprendre du poil de la bête sans monter sur ses grands chevaux. Ne désespérez pas, mais savourez (avec vos élèves) « les subtilités cocasses, insolites et saugrenues dont [Peyo] jouait à merveille » (Chiflet 2002 : 7). Références Corpus = bandes dessinées Bébé Schtroumpf = Peyo [1984] (1994) : Les Schtroumpfs N°12 : Bébé Schtroumpf, Marci‐ nelle : Dupuis. Cosmoschtroumpf = Peyo [1970] (2019) : Les Schtroumpfs N°6 : Le Cosmoschtroumpf, Marcinelle : Dupuis. Faux Schtroumpf = Delporte, Ivan/ Peyo [1961] (2018) : Le Faux Schtroumpf [mini-récit], Marcinelle : Dupuis. La flûte à six Schtroumpfs = Peyo [1960] (2020) : Johan et Pirlouit N°9 : La flûte à six Schtroumpfs, Marcinelle : Dupuis. Grande Schtroumpfette = Jost, Alain / Culliford, Thierry et al. [2010] (2019) : Les Schtroumpfs N°28 : La Grande Schtroumpfette, Bruxelles : Le Lombard. L’arbre d’or = Jost, Alain / Culliford, Thierry et al. [2011] (2020) : Les Schtroumpfs N°29 : Les Schtroumpfs et l’arbre d’or, Bruxelles : Le Lombard. Le livre qui dit tout = Jost, Alain / Culliford, Thierry et al. 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Zur Vorbereitung hatten die Student*innen den Artikel von Corinna Koch „‘On va se schtroumpfer ! ’ Les potentiels didactiques du mot passe-partout schtroumpf des bandes dessinées Les Schtroumpfs de Peyo en classe de FLE“ (in diesem Band) gelesen und in Gruppen Fragen zum Artikel sowie zur Comicdidaktik im Allgemeinen erarbeitet. Auf Basis dieses Leitfadens interviewten die Studierenden und die Dozentin die eingeladene Expertin. Eine Auswahl der Fragen und Antworten haben wir im Folgenden überarbeitet und ergänzt abgedruckt, um sie für die Forschung und die Unterrichtspraxis zur Verfügung zu stellen. Aus welchen Gründen faszinieren die Schlümpfe Sie so? Koch: Ich kann mir sehr gut vorstellen, dass Sie sich diese Frage stellen. Kolleg*innen schauen auch oft zunächst etwas amüsiert bis irritiert, wenn sie hören, dass ich mich ernsthaft mit den Schlümpfen beschäftige - und damit sind sie ja auch nicht alleine. Der französische Comic-Autor und -Zeichner Jacques Tardi hat den Schlümpfen jegliche ‘Botschaft’ abgesprochen: „Distraire en réveillant les consciences… oui, oui, c’est possible. […] Si je n’avais pas cette envie-là, je dessinerais des Schtroumpfs. Faire passer une petite idée en faisant de la BD, correspond au but que je me suis fixé“ (propos recueillis par Véronique Châtel pour La Liberté/ Le Courrier du 15 janvier 1998). Damit bin ich aber ganz und gar nicht einverstanden. Wie Astérix (z. B. Goscinny/ Uderzo 1967) kann man auch die Schlümpfe auf unterschiedlichen Ebenen lesen und es gibt <?page no="402"?> immer mindestens ein tiefergehendes Element, meist sogar mehrere, die es zu betrachten lohnt. Aus meiner Sicht sind die Schlümpfe zudem ein so wichtiges frankobelgisches Kulturgut, dass man auch damit sehr gut argumentieren kann, sie im Französischunterricht einzusetzen. Wie kann man den Schüler*innen in der Klasse die Schlümpfe schmackhaft machen? Koch: Im Idealfall ist das gar nicht nötig - zumindest nicht als explizite Handlung der Lehrkraft. Am besten lässt man die Lernenden einen Ausschnitt der Schlümpfe ohne große Vorrede selbst entdecken. Das ist die normale außerschulische Rezeptionsweise von Comics und die Bilder laden dazu ein. In einem nächsten Schritt möchten die Lernenden dann auch den sprachlichen Text verstehen und das Seh-Lesen beginnt. Morys (2018) fand in ihrer Studie heraus, dass Comics zu einer solchen didaktischen Herangehensweise einladen und Lehrkräfte mit Comics weniger frontal unterrichten. Das spricht also ebenfalls für den Einsatz im Unterricht, was aber nicht bedeutet, dass alle Lernenden von den Schlümpfen begeistert sein müssen. Auch kritische Kommentare sind willkommen und sollten nach Möglichkeit durch die Lernenden genau begründet werden. So erfährt man auch etwas über den Geschmack der Lernenden. Gibt es neben der Sprache der Schlümpfe auch andere Kunstsprachen, die man auf ähnliche Weise im Französischunterricht einsetzen könnte? Koch: So direkt wüsste ich keine, nein. Natürlich gibt es Passe-partout-Wörter wie chose, machin, truc, die ähnlich funktionieren, aber das daraus eine so extensive eigene Sprechweise wird wie bei den Schlümpfen ist mir nicht bekannt. Ich finde aber gerade diese Art der Nutzung, auch als Morphem in Kombination mit anderen Wortteilen, z. B. estéthischtroumpf, s’enschtroumpfer oder pneumoschtroumpf (vgl. Koch in diesem Band), besonders spannend. Es ist eine wunderbare Möglichkeit für die Schülerinnen und Schüler zu lernen, dass man nicht alles verstehen muss, vor allem nicht jedes einzelne Wort, und dass man aus dem Kontext sehr viel ableiten kann. Das kann ihnen helfen, Selbstvertrauen und Autonomie aufzubauen. Welches Sprachniveau ist das Minimum, das man braucht, um mit Comics zu arbeiten und bis zu welchem Niveau kann man die Schlümpfe einsetzen? Koch: Im Prinzip gibt es eine geringe Unter- und gar keine Obergrenze. Auch Erwachsene lesen die Schlümpfe. Entscheidend ist, welche Aufgaben man zu einem Comic stellt, denn sie definieren, auf welcher Ebene und wie genau die 402 Pustka, Altreiter, Grabher, Hagel, Kellner, Kögl, Schwitzer <?page no="403"?> Geschichte verstanden werden muss. Mit einzelnen vignettes kann man auch bereits im ersten oder zweiten Lernjahr arbeiten, um z. B. zu merken, dass man sich die Bedeutung des Passe-partout-Wortes sehr gut bildlich und sprachlich erschließen kann. In der Oberstufe kann man dann auch mit Begriffen wie Präfix, Suffix etc. beschreiben, wie genau man bei der Entschlüsselung vorgegangen ist, oder aber inhaltlich intensiver arbeiten, z. B. zur Rolle der Frau in den Heften rund um Schlumpfine (z. B. Delporte/ Peyo [1967] 2019; Jost/ Culliford [2010] 2019). Mit welchen methodischen Zugängen kann man bei Comics arbeiten? Koch: Der Ausgangspunkt bei der Auswahl eines methodischen Zugangs sollte immer das Lernziel sein. Was sollen die Lernenden nach der Arbeit mit dem Comic können? Ebenso wenig wie Filme sollten Comics nicht (nur) als Beloh‐ nung vor den Ferien eingesetzt werden, denn das wird ihrem Potential nicht gerecht. Sie sollten in den Unterricht eingebettet werden, entweder in Bezug auf ein Thema oder eine Kommunikationssituation. Eine klassische Aufgabenstel‐ lung ist das Löschen des Inhalts einer Sprechblase, die die Lernenden mit einer sinnvollen sprachlichen Äußerung ihrerseits füllen sollen. Dabei ist genaues Hinschauen gefragt, denn die Inhalte sind keinesfalls beliebig. Wenn es sich anbietet, kann ebenso eine planche zerschnitten werden und dann sind die Lernenden gefragt, die Reihenfolge der vignettes wiederherzustellen. Es können auch eigene Bilder produziert werden. Der zeichnerischen Herausforderung fühlen sich viele Lernende zwar nicht gewachsen, aber man kann auch auf unterstützende Apps wie z. B. Comic Life (www.comiclife.eu) zurückgreifen. Der Fokus sollte im Fremdsprachensprachenunterricht in jedem Fall die Zielsprache sein, Lernende können aber auch sehr schön sprachlich erklären, warum sie etwas in einer bestimmten Weise bildlich umgesetzt haben. Wichtig ist, dass die Lernenden selbst aktiv werden und mit dem Comic interagieren, selbst wenn sie es zu Beginn ggf. belächeln. Was ist Ihre bevorzugte Übungsform zur Arbeit mit Comics im Unterricht? Koch: Das kann man so pauschal gar nicht sagen. Es kommt sehr auf den Text an, was sich als Aufgabe anbietet, um den Lernenden zur anvisierten Erkenntnis zu verhelfen. In Zap Collège (z. B. Tehem/ Gildo 2004) - das sind einseitige Geschichten über eine Gruppe französischer Jugendlicher, die am Ende immer eine Pointe haben, - bietet es sich z. B. an, die letzte vignette zu löschen und Lernende zunächst Hypothesen anstellen zu lassen, worin der ‘Twist’ am Ende bestehen könnte. Im graphischen Roman Mauvais Genre (Cruchaudet 2013), der im Ersten Weltkrieg spielt, ist die Farbe Rot ganz entscheidend. Hier würde es 403 „Die beste Werbung für frankophone Comics ist guter Französischunterricht“ <?page no="404"?> sich anbieten, das Verständnis der Lernenden auch darüber zu überprüfen, dass man ihnen eine planche in schwarz-weiß gibt und sie bittet, rot anzumalen, was aus ihrer Sicht diese Farbe tragen sollte. Bei anderen Comics würden diese Vorgehensweisen keinen Sinn ergeben, daher muss immer vom Werk und vom Lernziel her entschieden werden. Gibt es besonders geeignete Sozialformen zur Arbeit mit Comics? Koch: Ich würde die Rezeption immer mit einer Einzelarbeitsphase beginnen. Comics sind ja für eine individuelle Begegnung verfasst worden und einer der Vorteile der statischen Bilder und sprachlichen Textelemente ist ja gerade, dass jede*r in seinem/ ihrem eigenen Tempo voranschreiten und bei Bedarf auch noch einmal zurückspringen kann. Danach kann man sich dann mit einem/ r Partner*in darüber austauschen und schließlich auch in einer größeren Gruppe, also im Prinzip: Think-Pair-Share. Soll man Comics wirklich nicht laut vorlesen? Warum ist das in der Forschung so verpönt? Kindern liest man Comics ja auch laut vor. Koch: Das stimmt. Man sagt, dass Comics nicht zum lauten Vorlesen gedacht sind und ich vermeide es auch. Ein Grund ist ein ganz genereller, nämlich die Frage, wann im Fremdsprachenunterricht überhaupt etwas laut vorgelesen werden sollte - durch die Lehrkraft oder durch die Lernenden. Sinnentnehmendes Lesen erfolgt eher leise, nicht laut. Lernende sollten in jedem Fall nur Texte laut vorlesen, die sie beherrschen, und auch dann nur z. B. mit dem Ziel der Ausspracheschulung oder des empathischen Lesens, bei dem eine verstärkte Identifikation mit einer Figur durch lautes Vortragen erreicht werden soll (In welcher Tonlage spricht die Person? Wie laut? Wie ist ihre Intonation? etc.). Die Lehrkraft selbst könnte lautes Vorlesen bei Comics z. B. im Rahmen des cognitive apprenticeship (vgl. Collins et al. 1987) nutzen. Dabei modelliert sie, wie sie selbst beim Seh-Lesen vorgeht und ‘denkt laut’ dabei. Die Lernenden müssten aber unbedingt die Möglichkeit haben, parallel auch die Bilder zu sehen, z. B. mithilfe einer Dokumentenkamera. Die Lehrkraft würde mit einem Stab oder Stift genau zeigen, was sie sich gerade anschaut (z. B. die Mimik der Person oder ihre Körperhaltung), was ihre Gedanken sind und wohin sie warum als nächstes geht. Ansonsten lese ich aber eigentlich nie etwas laut vor. Das ist vergleichbar mit dem Einsatz von Liedern: Wenn man parallel den Text austeilt, dann lesen die Lernenden und man kommt vom Hörverstehen weg. Man muss also stets reflektieren, welche Rezeptionsart gewünscht ist und beim Lied ist es nun mal zunächst das Hören, bei einem Schrifttext das Lesen. Was soll dabei durch das parallele laute Vorlesen wirklich erreicht werden? 404 Pustka, Altreiter, Grabher, Hagel, Kellner, Kögl, Schwitzer <?page no="405"?> Haben Sie die im Artikel vorgestellten Unterrichtsvorschläge zu den Schlümpfen selbst ausprobiert? Koch: Nein, diese konkret nicht, es war in Corona-Zeiten kaum möglich, in Schulen zu kommen. Andere Comics habe ich aber schon eingesetzt, z. B. Jo (Derib 2008) über eine an AIDS erkrankte junge Frau. Weitere von mir erarbeitete Vorschläge haben andere Lehrkräfte für mich ausprobiert (z. B. Koch 2015). Das ist insofern optimal, als man ja nicht nur herausfinden möchte, ob die Lernenden damit gut arbeiten können, sondern auch, ob die Lehrenden damit zurechtkommen. Ideal ist es, wenn man die Erprobung durch Unterrichtsbeobachtungen und anschließende Befragungen begleiten kann. Wie viel Platz sollte Comic im Unterricht bekommen? Koch: Es braucht eine gesunde Mischung. Trotz meiner Begeisterung für Comics bin ich keineswegs der Ansicht, dass alles mit Comics erfolgen sollte. Es braucht Sach- und Gebrauchstexte wie Zeitungsartikel und Blogeinträge, inklusive kommunikativer Texte wie Instagram-Posts, aber auch literarische Texte wie Filme, Karikaturen, Romane und Gedichte. Dennoch ist es bemerkenswert, dass es zu jedem zentralen Unterrichtsthema französischsprachige Comics gibt, z. B. zu Paris Adèle Blanc-Sec (Tardi 2010a und 2010b) oder Nestor Burma (Tardi [1996] 2014) (vgl. Koch 2011 und 2014) oder zu Schule Zap Collège (Tehem/ Gildo 2004) oder Retour au collège (Sattouf 2005) (vgl. Koch 2017b)! Es ist also quasi immer möglich, auch Comics oder zumindest Ausschnitte einzusetzen. In Nordrhein- Westfalen gibt es keinen genauen Kanon mehr, welche Werke für das Abitur gelesen werden müssen, es gibt nur Angaben zu Textsorten und Umfängen. Insofern hat die individuelle Lehrkraft große Freiheiten und könnte sogar in der Qualifizierungsphase einen Comic als Ganzschrift mit den Lernenden behandeln. Dadurch könnte man auch gleich dazu beitragen, den Ruf von Comics als stets ‘lustig’ zu korrigieren, denn viele Comics richten sich - ganz explizit - an Erwachsene und behandeln anspruchsvolle Themen. Sollte jede*r Lehrer*in durch seine individuellen Vorlieben für Comics, Lieder, Filme etc. die Schüler*innen motivieren oder sollte es einen Kanon auch für Comics geben? Koch: Ich finde es gut, dass die Lehrkräfte die konkreten Texte für die vorgeschriebenen Textsorten selbst auswählen dürfen. In der Praxis unterrichten aber, soweit ich weiß, viele Lehrkräfte dennoch häufig dieselben Texte, die früher vorgegeben waren, oder solche, die sie schon mehrfach erfolgreich eingesetzt haben oder aber zu denen es Lehrerhandreichungen gibt. Bei 25,5 Wochenstunden (aktuelles Pflichtdeputat an Gymnasien in NRW) ist es 405 „Die beste Werbung für frankophone Comics ist guter Französischunterricht“ <?page no="406"?> auch gar nicht realistisch, stets in allen Gruppen neue Werke vollständig selbst aufzubereiten. Wichtig ist, dass die Lernenden ein Panorama der Vielfältigkeit von Texten kennenlernen. Ich würde mich eher gegen einen festen Comic-Kanon aussprechen. Ggf. könnte man eine Vorschlagsliste mit Titeln und Kurzzusammenfassungen erstellen, zu denen entstehungszeitliche, thematische und sprachniveautechni‐ sche Informationen gemacht werden, so dass z. B. sowohl frankobelgische Klassiker wie die Schlümpfe als auch modernere Werke und damit die Band‐ breite der Genres - von lustig über ernsthaft zu dokumentarisch - abgebildet werden. Wie viel werden Comics tatsächlich im Unterricht eingesetzt? Koch: Dazu gibt es meines Wissens nach keine empirische Studie. Ich kann nur auf informelle Diskussionen, z. B. bei Fortbildungen, zurückgreifen. Dabei treffe ich begeisterte Comicliebhaber*innen, die viel damit arbeiten und andere, die höchstens mal die Ausschnitte aus dem Lehrwerk einsetzen. Man kann aber schon sagen, dass für den Französischunterricht - und mittlerweile auch zunehmend für den Spanischunterricht - viel Unterrichtsmaterial zur Verfügung steht, allein durch die vielen Themenhefte der unterrichtspraktischen Zeitschriften, z. B. Der Fremdsprachliche Unterricht Französisch „Text- und Medienkompetenz fördern mit BD“ (151/ 2018), „Le roman graphique“ (131/ 2014), „BD, La vie en bulles“ (97/ 2009), „BD + Spracharbeit“ (74-75/ 2005), „Bandes dessinées“ (22/ 1996); Der Fremdsprachliche Unterricht Spa‐ nisch „Cómic“ (54/ 2016); Hispanorama „Graphic novels im Spanischunterricht“ (152/ 2016). Ich denke - und hoffe - schon, dass das dazu beiträgt, dass Comics (noch) häufiger Eingang in den Unterricht finden. Welche Erfahrungen haben Sie mit Lehrer*innen-Fortbildungen zu Comics gemacht? Koch: Zu Beginn gibt es meist zwei Lager: Die bereits erwähnten Comicbegeist‐ erten, die selbst ganz viele Ideen haben und schon mit zahlreichen Comics gearbeitet haben und solche, die eher skeptisch sind und auch meinen, dass ihre Lernenden kaum für Comics zu begeistern sind. Das war übrigens einer der Gründe für meine Comic-Studie, bei der ich Lernende zu ihrer Einschätzung zu Comics befragt habe (vgl. Koch 2017a). Die Ergebnisse zeigten eine erstaunlich hohe Comicmotivation der Lernenden und auch eine recht gute Kompetenz im Umgang mit ihnen. Wie dies bei Lehrkräften aussieht, wäre noch zu erheben. 406 Pustka, Altreiter, Grabher, Hagel, Kellner, Kögl, Schwitzer <?page no="407"?> Im Verlauf einer Fortbildung kommen die vorgestellten Comics und die Vorschläge dazu in der Regel sehr gut an. Die Lehrkräfte - auch die skeptischen - haben meist Lust, sie bald in der Praxis auszuprobieren. Da es viel didaktisches Material zum Einsatz von Comics im Französischunterricht für L1-Sprecher*innen gibt: Kann man das systematisch für den Fremdsprachenunterricht adaptieren? Koch: Ich würde keine 1: 1-Übertragung vornehmen, da die Materialien für ein anderes Zielpublikum mit anderen Lernzielen konzipiert worden sind, aber im Rahmen des Literaturunterrichts ließen sich vielleicht Elemente von Vorschlägen für das collège/ lycée adaptieren, ggf. mit zusätzlicher Sprach- oder Kulturarbeit, um Lücken von fremdsprachlichen Lernenden zu überbrücken oder auf Herausforderungen z. B. durch thematisches und Analyse-Vokabular vorzubereiten. Wie kann man den passenden Comic für die jeweilige Altersstufe bzw. das jeweilige Sprachniveau auswählen? Koch: Dieses Problem der Passung stellt sich für alle authentischen Texte. Letztendlich muss man einen Überblick haben, was die konkrete Lerngruppe bereits kann, z. B. indem man sich anfangs den vermittelten Wortschatz im alphabetischen Verzeichnis der Lehrwerke anschaut. Mit steigender Berufspraxis hat man das aber immer mehr ‘im Gefühl’. Auch welche grammatischen Phänomene bereits bekannt sind, ist von Interesse, wobei ich nicht sagen würde, dass ausschließlich bekannte Strukturen in dem authentischen Text vorkommen dürfen. Die Texte sollten aber für die Lernenden größtenteils verständlich oder erschließbar sein bzw. braucht es an manchen Stellen dann einfach zusätzliche Hilfen durch die Lehrkraft. Meist geht man ja vom Thema aus und sucht ein passendes Werk. Wenn es ungefähr zu den Lernenden passt, kann man sich Gedanken zur Unterstützung machen. Grundsätzlich braucht es immer Worterschließungsstrategien. Bei besonders herausfordernden, wenig transparenten Ausdrücken, kann man mit Annotationen arbeiten, z. B. indem neben oder unter der planche (nicht im Comic selbst! ) französische Paraphrasen oder Bilder für eine Semantisierung sorgen, denn zu viel Wörterbucharbeit ist auf Dauer demotivierend und kostet zu viel Zeit. Es gibt aber einfach Wörter, die man für die Geschichte unbedingt braucht, auch wenn sie ansonsten ggf. weniger genutzt werden, z. B. sanglier für Astérix (z. B. Goscinny/ Uderzo 1967). Wenn man einen längeren Ausschnitt oder eine Ganzschrift liest, würde ich zudem für eine schrittweise Rezeption in Abschnitten plädieren. So gibt es immer wieder Vor-, Während- und Nach- 407 „Die beste Werbung für frankophone Comics ist guter Französischunterricht“ <?page no="408"?> Phasen, so dass das Verständnis in Plateau-Phasen für alle zwischengesichert werden kann. Comics werden wegen begrenzter zeitlicher und finanzieller Ressourcen nur in Form von vignettes oder planches im Unterricht behandelt; das authentische Dokument ist aber ein ganzes Buch. Wie kann man Ganzschriften in den Unterricht einbauen? Koch: Ja, das ist ein Grundproblem für jede Langtextsorte, also auch für Romane, Filme etc. Häufig werden in der Sekundarstufe I aus Zeitgründen nur Ausschnitte eingesetzt, die für die Behandlung eines bestimmten Themas dienlich sind. Das ist natürlich möglich, wird aber dann dem Werk als Gesamtkunstwerk, so wie es gedacht war, und gerade auch der narrativen Struktur nicht gerecht. Im Prinzip kann man auch mal aus dem Lehrwerk in der Sekundarstufe I eine Weile aussteigen oder ein langfristiges paralleles Projekt organisieren. In der Regel kommen Ganzschriften aber eher in der Sekundarstufe II zum Einsatz. Wenn es zu einem Werk keine Handreichung gibt, dann muss man sich alles selbst erarbeiten und das kostet Zeit, auch wenn es Freude machen kann. Es ist dabei aber möglich (und sinnvoll! ) mit Kolleg*innen zusammenzuarbeiten, so teilt man sich die Arbeit oder man tauscht Materialien zu Werken aus. In jedem Fall muss man sich die Frage stellen, mit welchen Zielen und in welchen Abschnitten das Werk gelesen werden soll und was jeweils zielführende und motivierende avant-, pendant- und après la lecture-Aufgaben sind. Man gestaltet dann zwar eine Reihe von Stunden entlang des Comics, aber immer durch weitere, thematisch passende Texte ergänzt, so dass letztendlich wieder eine Textsortenvielfalt besteht. Wie kann man Schüler*innen motivieren, in ihrer Freizeit Comics auf französisch zu lesen? Koch: Die beste Werbung für frankophone Comics ist guter Französischun‐ terricht. Wenn die Lernenden im Unterricht gemerkt haben, wie spannend oder lustig ein Ausschnitt ist und dass sie sehr wohl in der Lage sind, einen authentischen Text zu verstehen, dann haben sie vielleicht Lust, zu Hause weiterzulesen, oder fragen danach, wann sie das nächste Mal im Unterricht damit arbeiten dürfen. Selbst wenn eine Ganzschrift gelesen wurde, z. B. ein Album der Schlümpfe, könnten - die Serie ist lang - noch weitere folgen. Das Problem von Hardcover-Comics und romans graphiques ist jedoch, dass sie relativ teuer sind. Das kann sich nicht jede*r leisten, daher wäre eine gut ausgestattete Schulbibliothek oder ein persönlicher Lesekoffer der Lehrkraft, aus dem sich Lernende etwas ausleihen können, auf jeden Fall vor Vorteil. 408 Pustka, Altreiter, Grabher, Hagel, Kellner, Kögl, Schwitzer <?page no="409"?> Damit es nicht rein auf Selbstlektüre beschränkt ist, wäre es auch denkbar, ein längerfristiges Projekt daraus zu machen, dass also z. B. jede*r, der oder die möchte, individuell einen Band liest und dann in einer Unterrichtsstunde, jede*r sein Werk den anderen vorstellt. Das könnte in die Mitarbeitsnote einfließen - als zusätzlicher kleiner extrinsischer Anreiz. Man könnte zudem den Bibliobus des Institut français an die Schule einladen oder mit den Lernenden französische Bibliotheken besuchen, z. B. am Institut français. Im Jahr 2021 waren 55 % der in Frankreich verkauften Comics Mangas. Diese werden insbesondere von Jugendlichen gelesen. Insofern würden sie sich einerseits besonders für den Einsatz im Schulunterricht eignen; andererseits sind sie aber auch sehr gewöhnungsbedürftig. Wie kann man also Mangas als essenziellen Teil des französischen Kulturguts in den Französischunterricht integrieren? Koch: Das ist eine gute Frage. In meiner eigenen Studie (Koch 2017a) hatten nordrhein-westfälische Lernende überraschend wenig eigene Erfahrungen mit Mangas - angesichts der Berichterstattung in den Medien hätte ich mit mehr gerechnet. Das würde ich für die jeweilige Lerngruppe zunächst erfragen, also wer in seiner Freizeit (manchmal) Mangas liest und ggf. auch welche. Für den Einsatz im Französischunterricht würde ich nur solche auswählen, die ursprünglich auf Französisch erschienen sind (also keine reinen Übersetzungen) und die einen inhaltlichen Bezug zur Frankophonie haben. Es soll ja auch thematisch passen. Die abweichende Leserichtung, von hinten nach vorne und von rechts nach links, ist in der Tat gewöhnungsbedürftig, ermöglicht aber auch, sich der eigenen, erworbenen Rezeptionsgewohnheiten bewusst zu werden, denn es desautomatisiert auf jeden Fall die Wahrnehmung. Inwiefern man auf weitere mangatypische Elemente, wie die Figurendarstellung eingeht, würde für mich wirklich sehr davon abhängen, ob es zum jeweiligen Französischunterricht passt. Welche Comics würden Sie in Zukunft gerne bearbeiten? Koch: Ich arbeite gerade mit zwei Comics. In einem Fall handelt es sich um einen Beitrag zu Les Gardiens du Louvre (Taniguchi 2014). Das ist eine Manga- BD, die vom Musée du Louvre selbst herausgegeben wird. Darin besucht ein gesundheitlich angeschlagener japanischer Comiczeichner mehrere Tage lang das Louvre und taucht in seinem fiebrigen Kopf in die Gemälde ein, unterhält sich mit Maler*innen und geschichtlichen Zeitzeug*innen. So erfährt man z. B., wie im Zweiten Weltkrieg die Bilder vor den deutschen Invasoren in Sicherheit gebracht wurden. Das ist künstlerisch sehr schön gemacht und man erfährt viel 409 „Die beste Werbung für frankophone Comics ist guter Französischunterricht“ <?page no="410"?> über die Kunstwerke im Louvre, die Geschichte - es ist sehr empfehlenswert (vgl. Koch erscheint 2022). Das zweite Werk sind Comicadaptionen von Baudelaire-Gedichten. Ich beschäftige mich gerade mit dem Gedicht „L’Invitation au voyage“ und der Umsetzung in eine Comic-Kurzgeschichte (Duprat/ Céka 2006), bei der die Verse des Gedichtes 1: 1 übernommen und ‘lediglich’ durch eine Bildergeschichte ergänzt wurden. Das liefert eine sehr anschauliche Interpretation des Gedichtes, die sicherlich so einigen den Zugang zu den lyrischen Versen erleichtern kann und gleichzeitig zur Erstellung eigener Geschichten zu Gedichten anregt. Meine Überlegungen dazu werde ich beim Frankoromanistentag 2022 in Wien vorstellen. Vielen Dank für das Gespräch! 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Morys, Nancy (2018): Bandes dessinées im Fremdsprachenunterricht Französisch: Annähe‐ rung an eine empirisch fundierte Teilbereichsdidaktik, Berlin: Peter Lang. 411 „Die beste Werbung für frankophone Comics ist guter Französischunterricht“ <?page no="413"?> 1 Je remercie Marc Chalier, Elisabeth Heiszenberger, Frédéric Nicolosi, Elissa Pustka et deux évaluateurs anonymes pour la relecture critique de cet article. 2 Dans cet article, nous considérons comme gros mots toute sorte d’énoncé vulgaire. Pour une délimitation des gros mots, des injures, jurons, insultes et vannes, voir section 2. 3 Nous définissons ce groupe comme étant celui des adolescents à partir de 10 ans (cf. WHO 2014). Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? Le potentiel de la bande dessinée Linda Bäumler 1. Introduction 1 Les ‘gros mots’ 2 apparaissent dans le langage des personnes de tous âges. L’enfant acquérant sa première langue (L1) note ainsi déjà qu’il y a des mots qu’il ne devrait pas utiliser, ce qui les rend d’autant plus intéressants (cf. Mateiu/ Forea 2014 : 599). Cette attirance persiste également plus tard lorsque les enfants commencent leur scolarisation et se font réprimander par les enseignants lorsqu’ils les utilisent en classe. Et elle se poursuit également durant l’adolescence : des films comme Entre les murs (2008) en France ou Fack ju Göhte (2013) en Allemagne montrent que les gros mots font partie du quotidien des jeunes 3 . Les gros mots apparaissent aussi souvent dans les bandes dessinées, qui, de manière générale, visent à mettre en scène un langage qui soit le plus authentique possible. Par exemple, dans la première histoire des Cahiers d’Esther de Riad Sattouf, la protagoniste remarque à dix ans déjà que les enfants ne doivent pas utiliser de gros mots à la maison, mais qu’ils les utilisent entre eux à l’école, en dehors des cours. Et c’est ainsi qu’elle énumère les gros mots qu’elle connait (cf. fig. 1). <?page no="414"?> 4 Nous utilisons l’abréviation CE pour la bande dessinée Les Cahiers d’Esther et VSJ pour La vie secrète des jeunes. Les différents tomes sont indiqués en numération romaine. 5 Dans ce contexte, les auteurs parlent de « l’oralité au sens le plus large » (Koch/ Oesterreicher 2001 : 589). Fig. 1 : Esther et les gros mots (CE 4 I : 3). Dans La vie secrète des jeunes, Sattouf met aussi en scène le langage des jeunes et utilise des gros mots dans de nombreuses histoires. Ainsi, en racontant sa soirée à son amie, une jeune fille affirme qu’« […] il faisait que parler à ses putes […] » (VSJ I : 88), et un jeune au téléphone en qualifie une autre de « Grosse salope ! » (VSJ I : 91). Ces éléments produisent généralement un effet choquant, puisqu’ils rompent radicalement avec le standard. De cette manière, ils transgressent les normes établies, devenant ainsi encore plus intéressants pour les adolescents. Le statut des gros mots par rapport à la variété standard enseignée soulève une question fondamentale en cours de FLE : quel(s) registre(s) doit-on enseigner ? Cette question, qui a déjà été traitée à plusieurs reprises (cf. Schmelter 2011, Meißner 1999, Krämer 1996), occupe une place primordiale dans la didactique moderne du FLE, qui souligne l’importance des documents authentiques et d’un langage authentique. Lorsque les apprenants de FLE participent à un échange scolaire ou lisent des blogs et commentaires rédigés par des jeunes dans les réseaux sociaux, ils sont naturellement confrontés au langage de l’immédiat (cf. Koch/ Oesterreicher 2001 : 587), qui selon Koch/ Oesterreicher (2011 : 17) peut contenir des éléments qui sont diaphasiquement, diastratiquement ou diatopiquement faiblement marqués 5 . Avec l’influence croissante des médias, ce contact est devenu encore plus facile de nos jours. Ainsi, les gros mots faisant partie du langage de l’immédiat, il est important de se demander si ces éléments 414 Linda Bäumler <?page no="415"?> devraient être enseignés en cours de FLE pour préparer les élèves aux rencontres authentiques. La bande dessinée étant une vaste source du langage de l’immédiat mis en scène, c’est sur la base d’un corpus constitué de deux tomes des Cahiers d’Esther et d’un tome de La vie secrète des jeunes de Riad Sattouf que nous analyserons l’usage des gros mots. De cette manière, nous pourrons montrer quels éléments du langage grossier sont utilisés et en déduire le potentiel de la bande dessinée pour les cours de FLE. Pour ce faire, nous présenterons tout d’abord les différents registres et examinerons l’usage du langage vulgaire chez les adolescents (section 2). Par la suite, nous analyserons l’importance de ces registres et des gros mots dans le cadre normatif du FLE et des manuels scolaires en Allemagne (section 3). Avec pour objectif de démontrer le potentiel de la bande dessinée dans ce domaine, nous présenterons immédiatement après la méthode d’analyse du corpus (section 4). Finalement, nous présenterons et discuterons nos résultats (section 5), qui serviront de base pour débattre de la place des gros mots dans l’enseignement du FLE (section 6). 2. Le langage vulgaire chez les adolescents En dessous du français standard, les linguistes établissent généralement diffé‐ rents niveaux de langue. Ainsi, Müller (1985 : 226) distingue entre autres le français familier, le français populaire et le français vulgaire, qu’il caractérise de registres relâchés. Notons que le français populaire est controversé dans la littérature scientifique. Gadet (1992 : 122) affirme en effet que la frontière entre le registre populaire et le registre familier est inexistante dans la plupart des cas : Ce qu’on appelle ‘français populaire’ se signale par l’instabilité et l’hétérogénéité. La frontière entre français populaire, entendu comme langue des classes populaires, et français familier, usage de toutes les classes dans des contextes peu surveillés, est floue, et même, pour la plupart des phénomènes, inexistante. (Gadet 1992 : 122) Cependant, beaucoup de dictionnaires incluent les deux registres : Le Petit Robert différencie le français populaire du français familier et ajoute par ailleurs le registre vulgaire. Vulgaire y est défini comme étant quelque chose « qui exprime les tabous sociaux » (cf. Le Petit Robert) et en faisant référence aux gros mots. Müller (1985 : 235) assigne au français vulgaire : […] la caractéristique d’appeler par leur nom, sans ambages, des choses qu’en général on ne nomme pas et de ne pas avoir recours à des euphémismes pour remplacer les mots que le bon ton récuse, particulièrement les désignations de certaines parties du 415 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="416"?> corps, ou concernant la sexualité, les fonctions digestives et certains défauts (stupidité, sottise, caractère désagréable, etc.). (Müller 1985 : 235) Le locuteur transgresse donc une frontière en prononçant des éléments vul‐ gaires, ce qui représente un tabou. Remarquons que l’appréciation d’un tabou peut changer au cours du temps : le caractère tabou peut disparaitre, ce qui s’accompagne d’un changement d’attitude de la société envers ce tabou (cf. Balle 1990 : 20-21). Ainsi, la classification d’un élément vulgaire en tant que tel peut varier selon les sociétés, les groupes sociaux et le temps (cf. Rouayrenc 1998) : l’édition du Petit Robert de 1976 classifie par exemple pisser comme vulgaire (cf. Palazzolo-Nöding 1987 : 44), alors que l’édition actuelle le qualifie de familier. Müller (1985 : 238) explique ces changements et cette variation par le démantèlement des tabous sociaux et des prescriptions morales. Les éléments vulgaires du français proviennent majoritairement du champ sémantique sexuel, ce dernier étant le champ le plus productif pour les gros mots du français (cf. Gauger 2012 : 129, Moïse 2011 : 30, Guilleron 2007 : 6), avec, entre beaucoup d’autres, des mots comme foutre, con, couillon, putain ou bordel (cf. Gauger 2012 : 83-90). Sur ce point, le français se différencie de l’allemand, où le domaine des excréments est plus important que le domaine sexuel (p. ex. Scheiße! ‘merde’, Verpiss dich ! ‘va te faire foutre’, du verbe pissen ‘pisser’). Mais il se différencie également des autres langues romanes, qui ont toutes en commun le domaine sexuel en tant que champ lexical le plus productif, alors qu’en français, le domaine des excréments reste tout de même beaucoup plus fréquent pour les expressions grossières (p. ex. merde, emmerder ou faire chier) (cf. Gauger 2012 : 135). En dehors des gros mots, le vocabulaire vulgaire comprend aussi les insultes, les injures, les jurons et les « vannes ». Mais ceux-ci y sont directement liés puisqu’ils sont souvent (bien que non nécessairement) constitués d’éléments grossiers et que leur emploi se trouve ainsi en contradiction avec le standard, puisqu’ils ignorent les codes de politesse (cf. Rouayrenc 1998, Guilleron 2007 : 6). Les vannes rituelles (cf. Labov 1993, Lepoutre 1997) jouent un rôle important dans la culture des adolescents : ainsi, Lepoutre (1997 : 153), dans son étude ethnographique de la banlieue parisienne, observe que dans un groupe d’élèves dont il était l’enseignant, l’activité des vannes occupait la majeure partie du temps des récréations scolaires. Contrairement aux insultes et aux injures, l’échange de vannes se pratique généralement à l’intérieur du groupe et les membres du groupe ne choisissent jamais pour cible une vérité qui pourrait blesser l’autre - il ne s’agit donc pas d’insultes réelles. Lepoutre (1997 : 146-147) documente entre autres les vannes Ta mère, elle a une bitte au front ! , … elle a le cul en bois ! , … elle a trois seins, … elle a la chatte rouillée ! lors de ses 416 Linda Bäumler <?page no="417"?> observations. Les duels de vannes représentent un combat rituel : ils se déroulent généralement dans des lieux publics comme l’école, les transports en commun ou les halls d’entrée d’immeubles, en présence d’un public de pairs et à l’exclusion des personnes n’en faisant pas partie. Le groupe de pairs va aussitôt évaluer l’échange de vannes (cf. Lepoutre 1997 : 154-164). En ce qui concerne les insultes et les injures, la fonction première de la parole est de dévaloriser l’autre en le rabaissant (cf. Lepoutre 1997 : 163-166). Guilleron (2007 : 7) explique que la nuance entre les deux termes semble fine : il qualifie l’insulte prudemment comme attaque de circonstance, alors que « l’injure cherche à provoquer, à déstabiliser pour causer un tort de manière injuste » (Guilleron 2007 : 7). En outre, les insultes et les injures ne sont pas forcément constituées de gros mots : boudin ou larve, par exemple, peuvent être employés comme tels, c’est-à-dire sans être des gros mots (cf. Guielleron 2007 : 7). Au contraire des insultes et des injures, les jurons (p. ex. Merde ! ou Putain ! ) n’impliquent d’autre destinataire que leur propre émetteur (cf. Guilleron 2007 : 7). Puisque les insultes, les injures, les jurons et les vannes sont souvent composés de gros mots, dans cette contribution, nous désignerons toute sorte d’expression grossière par les termes de gros mots, vu que ce sont les formes lexicales qui nous intéressent dans le cadre du FLE. Lepoutre (1997) souligne que les gros mots accompagnent souvent la parole des jeunes et qu’ils sont courants dans les cours de récréation, dans les couloirs de l’école ou dans les rues de la cité (cf. Lepoutre 1997 : 125-126). Il constate qu’ils s’utilisent dans différentes situations : Il est vrai que la culture des rues dans son ensemble adore les mots ‘sales’, les ‘gros mots’, le langage du sexe, de la scatologie et de l’ordure. La grossièreté et l’obscénité prennent place aussi bien dans les énoncés narratifs que dans les différents échanges verbaux rituels (‘vannes’, insultes, apostrophes, remerciements, saluts), et aussi bien dans les rapports conviviaux que dans les interactions conflictuelles. (Lepoutre 1997 : 125) Mais pourquoi les jeunes utilisent-ils des gros mots ? Les gros mots produisent un choc chez l’interlocuteur et les jeunes dépassent de cette manière les limites établies par les autorités pour trouver leur place dans la société, se démarquer des attentes des adultes et trouver leur propre identité. Par ailleurs, dans le cas où les gros mots seraient utilisés dans des vannes rituelles, ils servent « à structurer les hiérarchies de groupe » et sont également souvent signe de confiance (Bedijs 2015 : 306). Dans les groupes de jeunes, l’usage des gros mots remplit ainsi une fonction intégrative et de conformisme et permet de marquer l’appartenance au groupe (cf. Perea 2011 : 53-57). Lorsque les gros mots ne sont 417 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="418"?> pas échangés entre pairs, ils sont au contraire utilisés pour blesser, dégrader, provoquer ou ridiculiser autrui. D’ailleurs, les jeunes se servent fréquemment de gros mots de manière expressive (cf. Rouayrenc 1998) : le locuteur met l’accent sur l’énonciation et exprime sa surprise ou son bouleversement. Quand les jeunes apprenants de FLE participent à un échange scolaire, apprennent en tandem ou sont actifs sur les réseaux sociaux, ils entrent certaine‐ ment en contact avec différents registres du français, dont notamment le registre vulgaire. Devrait-on donc enseigner les gros mots en cours de FLE pour préparer les apprenants à la réalité linguistique ? Dans la section 3, nous répondrons tout d’abord à cette question avant d’analyser si les différents registres et les gros mots sont envisagés dans le cadre normatif de l’enseignement du FLE et dans les manuels scolaires de FLE en Allemagne. 3. Les registres de langue et les gros mots en cours de FLE en Allemagne L’objectif du cours de FLE moderne est de préparer les apprenants à la réalité lin‐ guistique hors de la salle de classe (cf. Schöpp 2008 : 76). Pour cela, il n’est guère surprenant que la didactique du FLE exige depuis longtemps l’utilisation de documents authentiques pour favoriser la compétence communicative (cf. Fäcke 2017 : 44, Roche 2006 : 209-211). Internet et d’autres médias offrent aujourd’hui de nombreuses possibilités d’entrer en contact avec le français utilisé par des francophones natifs dans des situations authentiques. L’on pensera aux comptes Instagram pouvant être suivis par les élèves germanophones, à de courtes vidéos sur YouTube, aux blogs sur Internet, aux films francophones sur Netflix ou encore à des chansons. Et tout cela n’est pas seulement facilement accessible pour les professeurs, mais aussi pour les apprenants à la maison. Or, dans ces documents, les apprenants de FLE ne se trouvent pas seulement confrontés au français standard, mais aussi à d’autres niveaux de langue, raison pour laquelle Krämer (1996 : 166) souligne l’importance d’enseigner les différents registres en cours de FLE : Il est nécessaire pour un étranger de s’orienter en France au milieu des divers registres, de les reconnaître et de pouvoir s’y adapter. Cela implique l’écoute et l’apprentissage des différences phonétiques, lexicales et syntaxiques entre langue soignée, langue lue ou récitée, et langue spontanée quotidienne. Cela peut s’obtenir grâce au travail sur documents authentiques (films, interviews, chansons, etc.) illustrant les différentes situations des plus relâchées (les jeunes entre eux) aux plus formelles (la conférence universitaire par exemple). (Krämer 1996 : 166) 418 Linda Bäumler <?page no="419"?> 6 Comme les manuels scolaires reprennent les contenus du programme scolaire, ils font souvent office de programme scolaire « secret » (cf. Fäcke ²2017 : 68). En même temps, l’auteur précise que seule une compétence passive de différents registres peut être l’objectif en cours de FLE, alors que la compétence active peut se développer naturellement au cours d’un séjour prolongé dans un pays francophone (cf. Krämer 1996 : 166). Il est donc incontestablement souhaitable d’enseigner différents registres pour que les élèves soient préparés aux situ‐ ations authentiques telles que dans les cours de récréation ou dans les rues de villes francophones. Mais cela inclut-il aussi l’enseignement des gros mots ? Si l’objectif est de préparer les apprenants aux situations authentiques, l’on ne peut alors répondre que par l’affirmative. Dans les documents authentiques mentionnés, comme les vidéos et les blogs d’influenceurs ou les films, les apprenants entreront inévitablement en contact avec des gros mots et des expressions grossières. Ils devraient avoir aussi la possibilité de comprendre les gros mots auxquels ils pourraient être confrontés lors d’un séjour dans un pays francophone ou d’une conversation avec leur tandem. Il semble évident que ces gros mots doivent être préalablement introduits de manière didactique, c’est-à-dire en discutant leur emploi et en donnant des expressions ou mots alternatifs. Il est nécessaire d’en expliquer la signification et les conséquences que leur usage peut provoquer. Ainsi, l’objectif devrait être une compétence passive des gros mots, afin que les apprenants puissent les comprendre et y réagir de manière adéquate. Dans la présente section, nous examinerons l’importance des différents registres dans le cadre normatif du cours de FLE en Allemagne. Pour cela, nous nous concentrerons tout d’abord sur le cadre européen commun de référence pour les langues (désormais CECR), sur les standards académiques qui règlementent l’enseignement des langues étrangères modernes au niveau national en Allemagne ainsi que sur le programme scolaire de Bavière, qui impose le contenu traité en FLE dans ce land en particulier. Étant donné que les manuels scolaires jouent un rôle important en cours de FLE et qu’ils sont souvent traités comme des « programmes scolaires secrets 6 », nous analyserons par la suite également l’apparition de différents registres et éléments grossiers dans quatre manuels fréquemment utilisés en cours de FLE en Allemagne : À plus! , Découvertes, Parcours et Horizons. 3.1 Le cadre normatif Dans ses descriptions de la compréhension générale de l’oral, le CECR fait référence à la langue standard jusqu’au niveau B2 : 419 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="420"?> Peut comprendre une langue orale standard, en direct ou à la radio, sur des sujets familiers ou non familiers se rencontrant normalement dans la vie personnelle, sociale, académique ou professionnelle. Seul un très fort bruit de fond, une structure inadaptée du discours ou l’utilisation d’expressions idiomatiques peuvent gêner sa compréhension. (Conseil de l’Europe 2018 : 58) C’est seulement à partir du niveau C1 que l’apprenant doit être en mesure de comprendre quelques expressions non standard : « Peut reconnaître une gamme étendue d’expressions idiomatiques et de tournures courantes ainsi que les changements de registre » (Conseil de l’Europe 2018 : 58). Pour ce qui est de l’interaction, les descriptions portant sur les discussions informelles (entre amis) mentionnent la langue standard au niveau B1 : « Peut, en règle générale, suivre les points principaux d’une discussion informelle entre amis à condition qu’elle ait lieu en langue standard clairement articulée » (Conseil de l’Europe 2018 : 89). Remarquons que cette déclaration contient une contradiction, puisque d’un point de vue linguistique, lors d’une conversation informelle, les interlocuteurs se servent du langage de l’immédiat (cf. Koch/ Oesterreicher 2001 : 587). Au niveau B2, le CECR affirme que l’apprenant doit pouvoir « […] participer activement à une discussion informelle dans un contexte familier, en faisant des commentaires, en exposant un point de vue clairement, en évaluant d’autres propositions, ainsi qu’en émettant et en réagissant à des hypothèses » (Conseil de l’Europe 2018 : 89). La mention de « contexte familier » indique - dans le cas de jeunes apprenants en cours de FLE - que les apprenants doivent être capables de comprendre des expressions du langage de l’immédiat. Ainsi, le CECR exige la compréhension d’éléments d’un langage familier relativement tard, au niveau B2, voire C1. N’oublions pas que le CECR fait référence à toutes les langues vivantes enseignées à l’école, et non pas seulement au français. En ce qui concerne les standards académiques de l’Allemagne pour l’anglais et le français, ceux-ci exigent que les apprenants comprennent les textes oraux authentiques dans la mesure où des variétés représentatives sont employées (cf. KMK 2012 : 15). Pour le niveau élevé, les standards académiques incluent explicitement le français non standard : les apprenants sont censés comprendre les matériaux audio, même si les interlocuteurs parlent vite et ne se servent pas du français standard (cf. KMK 2012 : 15). Quant à l’interaction orale, les standards académiques exigent que les apprenants soient capables de participer à des discussions dans un registre convenant à la situation et aux interlocuteurs (cf. KMK 2012 : 16). Les standards ne précisent pas s’il s’agit d’interactions en langue standard ou familière, même si la prise en compte du destinataire et de la situation laisse supposer que l’on y inclut un usage familier. 420 Linda Bäumler <?page no="421"?> 7 Le profil de FLE. Quant au programme scolaire de Bavière, le LehrplanPLUS, celui-ci met l’accent sur le français standard, mais explique aussi que les apprenants doivent également connaître différents accents - non pas seulement régionaux, mais aussi sociaux (cf. ISB 2021 : Fachprofil Französisch 7 ). Par la suite, il exige l’emploi de documents authentiques pour montrer aux élèves la réalité (linguistique) quotidienne des francophones. En deuxième année de français, les élèvent doivent connaître les différences entre le français parlé et le français écrit (cf. ISB 2021 : Jahrgangsstufe 7). En troisième année, le programme scolaire aborde directement le français familier et la langue des jeunes, non seulement en perception, mais aussi en production : les élèves doivent prendre en compte la situation de conversation en utilisant la langue des jeunes et le français familier (cf. ISB 2021 : Jahrgangsstufe 8). Pour toutes les années du programme, le Lehr‐ planPLUS souligne l’usage authentique de la langue. Pour la cinquième année, il propose également un travail sur textes numériques (p. ex. discussions dans des forums, commentaires dans les portails vidéo ; cf. ISB 2021 : Jahrgangsstufe 10). Sur ces plateformes, il est très probable que les apprenants entrent en contact avec le langage de l’immédiat et donc aussi avec des gros mots. Ainsi, l’analyse du cadre normatif montre clairement qu’une utilisation authentique de la langue française est considérée comme essentielle. Il est surprenant que le CECR mette l’accent sur le standard pour le moins jusqu’au niveau B1 avant d’inclure également des changements de registre. Pour ce qui est du programme scolaire de Bavière, si les gros mots n’y sont pas abordés directement, celui-ci met cependant l’accent sur la proximité du quotidien et sur les documents authentiques dès le début. 3.2 Les manuels scolaires Les manuels scolaires Découvertes et À Plus! , tous deux très répandus en cours de FLE en Allemagne, intègrent des expressions familières dès la première année, même si l’accent est fortement mis sur le français standard. Le manuel À Plus! met à disposition des exercices pour enseigner le français familier aux élèves : en troisième année, par exemple, les élèves doivent trouver des éléments du français familier dans un texte et le reformuler en français standard (À Plus! 3 : 48). En quatrième année, le manuel propose deux vignettes illustrant différentes expressions typiques de la langue des jeunes, comme kiffer, l’usage excessif de l’adverbe trop au lieu de très ou encore le verlan (cf. À Plus! 4 : 64). En cinquième année, les élèves ont à nouveau la possibilité de trouver des éléments du français familier dans un texte, avec pour tâche sa reformulation en français 421 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="422"?> 8 Notons que le texte paraît plutôt artificiel et désuet et ne représente donc pas vraiment un texte authentique. 9 Cf. http: / / atilf.atilf.fr/ (dernière consultation: 07/ 05/ 2022). standard (cf. À Plus! 5 : 39). Le manuel Découvertes offre moins d’exercices comprenant le français familier. Ainsi, en cinquième année, l’on y trouve un exercice demandant aux apprenants de traduire le texte suivant en français, un texte qui vise à mettre en scène un français authentique : Je zone depuis toujours dans ma cité et j’en ai marre parce qu’on dit toujours des trucs nuls sur les banlieues comme quoi y a que des blèmes. On dit aussi qu’on passe notre temps à fumer des clopes, à faire du trafic d’herbe. C’est zarbi, on dirait qu’on a la peste. Tu parles ! C’est vrai que dans ma cité, c’est pas vraiment le pied ! Y a rien à foutre, y a pas de boulot, pas de fric, alors les gosses taguent les murs ou rackettent les voisins pour avoir leurs fringues ! Mais y a pas que ça. D’abord, y a les potes, on se connaît tous, on écoute de la zique branchée et on flippe pas devant les flics, nous. On s’en fout ! (Découvertes 5 : 21) 8 Le texte contient le verbe foutre, qui est considéré dans ce sens comme familier par Le Petit Robert, tandis que d’autres dictionnaires comme le TLFi  9 le caracté‐ risent de vulgaire. Somme toute, les gros mots ne sont - si tant est qu’il y en ait - que marginalement inclus dans ces exercices, ces derniers traitant princi‐ palement d’expressions familières et d’aspects morphosyntaxiques comme la négation sans ne ou les élisions comme t’as à la place de tu as ou y a à la place de il y a. Si l’on considère le vocabulaire introduit dans les manuels au cours des années, l’on remarque effectivement certaines expressions du français familier, y compris des interjections exprimant des sentiments ou des attitudes (cf. tab. 1). Expression Manuel Registre selon le manuel Registre selon Le Petit Robert Beurk ! Découvertes - canon/ canon Découvertes familier familier casser la figure à qn Découvertes familier familier crade/ crade Découvertes familier familier dingue/ dingue Découvertes familier familier se foutre de qc Découvertes familier familier en avoir marre de qc Découvertes familier familier 422 Linda Bäumler <?page no="423"?> 10 Employé de manière ironique. qc est nul/ nulle Découvertes familier familier La vache ! Découvertes familier familier Zut ! Découvertes familier avoir marre de qn/ qc À Plus ! familier familier Beurk ! À Plus ! - se foutre de qn/ qc À Plus ! familier nul en qc À Plus ! familier Zut ! À Plus ! familier Tab. 1 : Expressions familières exprimant des sentiments ou des attitudes introduites dans Découvertes et À plus ! au cours des cinq premières années de FLE. Dans les manuels Parcours et Horizons, qui préparent les élèves au baccalauréat durant les deux dernières années de français, les apprenants découvrent le français familier dans des textes authentiques. De temps à autre, l’on y trouve aussi des gros mots comme putain dans l’expression un(e) putain de… (cf. Horizons : 12), merde (cf. Horizons : 94, 140), enfoiré (cf. Horizons : 118), putain (cf. Parcours : 17), saperlipopette  10 (cf. Parcours : 18), con (cf. Parcours : 44) ou foutre qc (cf. Parcours : 44). Pour les deux dernières années, le manuel Parcours offre systématiquement des exercices « objectif langage » qui traitent du français familier. Ces derniers visent à promouvoir les compétences perceptives en présentant des expressions familières que les élèves doivent reformuler en français standard (cf. Parcours : 18, 44). Même si les manuels tentent d’inclure le français familier et authentique du quotidien, l’analyse montre que les gros mots ne sont guère abordés dans les manuels scolaires. S’ils sont introduits, ce n’est qu’au cours des dernières années de français, et même dans ce cas, c’est plutôt rare. Le choix des matériaux montre que l’on ne peut pas exclure la possibilité que les apprenants soient exposés à des gros mots dans les textes authentiques. Même si les manuels ne les introduisent guère en général, cela ne signifie certainement pas que les élèves ne s’y intéressent pas. 423 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="424"?> 11 www.youtube.com/ watch? v=L45tbNuorOg&t=68s (dernière consultation: 07/ 05/ 2022). 12 Cette enquête a été effectuée par Elissa Pustka et l’auteur de cet article. Pour plus de détails, voir Pustka/ Bäumler (en préparation). 3.3 Autres matériaux didactiques introduisant les gros mots Une recherche sur internet confirme l’hypothèse stipulant que les élèves s’intéressent très vite aux gros mots : l’on y trouve des matériaux pour apprendre les gros mots en français, comme des fiches de travail pour les cours de FLE. Une enseignante constate que ses élèves lui demandent toujours de traiter des gros mots en cours (cf. Eduki 2021). Par ailleurs, l’apprenant trouvera plusieurs vidéos sur YouTube qui présentent les gros mots du français. Ainsi, la chaine YouTube Français Authentique  11 explique des termes comme merde, putain, fait chier, ça me casse les couilles, con, connasse, connard ou c’est un fils de pute. Cette chaine s’adresse aux gens qui souhaitent améliorer leur niveau de français et compte 1,25 million d’abonnés. Dans la vidéo, le youtubeur souligne la compétence perceptive et donne le conseil de ne pas utiliser de gros mots activement : Avant de commencer, déjà, la première chose, c’est bien que vous compreniez ces mots, mais ne les utilisez pas. C’est inutile de les utiliser, on peut faire passer ses idées sans utiliser des mots grossiers comme ceux-là. Donc, c’est bien de les comprendre, mais n’essayez pas forcément de les utiliser. (Français Authentique 2018) En outre, il existe divers manuels de différentes maisons d’édition qui présentent les gros mots aux apprenants (adultes) de FLE (p. ex. Altheim 2006), ce qui montre que le sujet est d’un intérêt particulier. 3.4 Apprentissage des gros mots en cours de FLE et en dehors de l’école Dans une enquête menée à l’université de Vienne en octobre 2021 auprès de 67 étudiants en français 12 , 18 % des participants ont déclaré que le registre vulgaire avait été introduit dans leur cours de FLE. Une proportion bien plus élevée d’entre eux (64 %) ont confirmé avoir été confrontés au français familier en cours de FLE. Les participants ont ensuite été invités à citer des gros mots qu’ils avaient appris en cours de FLE et en dehors de l’école. Le tableau 2 montre ceux qui ont été cités plus d’une fois. 424 Linda Bäumler <?page no="425"?> Gros mots appris en cours de FLE Fréquence Gros mots appris en dehors de l’école Fréquence merde 13 putain 11 putain 9 merde 8 fils de pute 6 fils de pute 6 zut 6 con 5 connard 4 cul 5 ta gueule 4 ta gueule 3 salope 2 foutre 3 mince 2 salope 2 connard 2 tabernacle 2 dégager 2 Tab. 2 : Les gros mots appris en cours de FLE et en dehors de l’école. Comme on peut le voir, c’est en dehors de l’école que les participants ont appris le plus de gros mots et d’une plus grande variété. Il faut également noter que sous la rubrique des gros mots appris en cours de FLE, certains participants ont indiqué des mots (zut et mince) qui - selon le Petit Robert - ne relèvent pas du registre vulgaire, mais du registre familier. Dans le cas de zut, l’analyse des manuels (cf. chapitre 3.2) a montré que cette interjection est introduite dans À plus! et Découvertes. Les indications des participants montrent que les apprenants de français entrent également en contact avec les gros mots en dehors de l’école. Ils déclarent les avoir appris auprès d’amis natifs (13 fois), en consommant des films ou séries en français (10 fois), lors d’un séjour dans un pays francophone (9 fois), sur les réseaux sociaux (4 fois), en écoutant de la musique francophone (3 fois) ou par le biais de camarades de classe (2 fois). Deux participants soulignent qu’ils ont cherché des gros mots en ligne. Ces résultats montrent que les apprenants de français s’intéressent aux gros mots et qu’ils y sont évidemment confrontés au cours de leur apprentissage de la langue. Dans ce qui suit, nous examinerons leur utilisation dans la bande dessinée, dont l’objectif est de mettre en scène le langage authentique et qui est également souvent employée en cours de FLE. Nous allons tout d’abord présenter la méthode appliquée et les bandes dessinées utilisées (section 4), avant d’analyser 425 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="426"?> les gros mots trouvés dans le corpus (section 5) et de discuter leur emploi dans les cours de FLE (section 6). 4. Méthode 4.1 Corpus Pour la présente étude, nous avons choisi les bandes dessinées Les Cahiers d’Esther et La vie secrète des jeunes de Riad Sattouf. Les deux bandes dessinées sont d’intérêt linguistique et didactique, puisqu’elles se veulent être des histoires authentiques d’adolescents francophones. Dans Les Cahiers d’Esther, l’auteur raconte la vie quotidienne d’une jeune fille, surnommée Esther. Chaque album inclut 54 petites histoires et représente une année scolaire de la jeune fille. Le lecteur peut ainsi suivre les transformations d’Esther, un personnage derrière lequel se cache la fille d’un couple d’amis de l’auteur (Riad Sattouf), à qui elle raconte son quotidien (cf. Allary 2016). S’agissant donc d’histoires vraies, l’auteur vise à montrer la vie réelle des jeunes, y compris leur langue et ses gros mots : « Ce qui m’intéresse c’est de raconter le quotidien, le banal, le léger, le plus honnêtement possible, avec les gros mots (rires) » (franceinfo: culture 2018). Dans La vie secrète des jeunes, Sattouf prétend citer des histoires vraies d’inconnus qu’il a vues et entendues dans le métro de Paris ou en d’autres endroits publics en France. Comme dans Les Cahiers d’Esther, chaque page représente une histoire et peut être lue séparément. Dans cette bande dessinée, le lecteur ne retrouve pas le même héros à chaque histoire, car chacune d’entre elles porte sur différents inconnus. Ainsi, l’âge des protagonistes varie des jeunes enfants aux adultes, mais l’accent est mis sur les adolescents. L’analyse des gros mots a été effectuée dans les deux premiers albums des Cahiers d’Esther (Histoires de mes 10 ans et Histoires de mes 11 ans) (CE I et CE II) et le premier album de La vie secrète des jeunes (VSJ I). Comme ce dernier contient plus du double d’histoires que Les Cahiers d’Esther, nous avons choisi de ne considérer qu’un tome de cette série pour pouvoir analyser un nombre relativement équilibré d’histoires issues des deux bandes dessinées. 4.2 Documentation des occurrences Afin d’obtenir une vue d’ensemble des gros mots utilisés dans le corpus, nous avons documenté toutes les occurrences trouvées lors de la lecture. Par ailleurs, afin d’identifier toutes les expressions grossières, nous avons également documenté les formes de dévalorisation qui ne sont pas des gros mots, comme laideron dans « […] mon frère, ce laideron » (cf. CE II : 6) ou moche dans « La 426 Linda Bäumler <?page no="427"?> maîtresse la plus moche de France, c’est la nôtre » (cf. CE I : 24). En outre, nous avons aussi documenté des expressions comme nul ou Dingue ! , souvent utilisées pour éviter des gros mots et ainsi d’un intérêt particulier en cours de FLE. Nous avons également dénombré les occurrences trouvées, afin de pouvoir analyser la fréquence des gros mots utilisés. Par la suite, nous avons travaillé avec le dictionnaire Le Petit Robert - qui est disponible en ligne et représente l’un des dictionnaires les plus répandus - dans le but de documenter si les gros mots observés sont qualifiés de vulgaire, familier ou populaire. De plus, nous avons analysé les gros mots selon leur champ sémantique, dans le but d’en distinguer le domaine le plus représenté. Finalement, nous avons comparé les résultats de notre analyse avec les gros mots introduits dans les manuels de FLE en Allemagne. 5. Résultats et discussion Dans les deux premiers albums des Cahiers d’Esther, 169 occurrences de gros mots ont été recensées, dont 37 types (‘classes’). Dans le premier album de La vie secrète des jeunes, nous avons identifié 276 occurrences de gros mots, dont 57 types. Avec 0,64 gros mots par page (108/ 169) dans Les Cahiers d’Esther et 0,57 (156/ 276) dans La vie secrète des jeunes, la fréquence des gros mots dans les deux bandes dessinées est globalement comparable. Le tableau 3 montre que putain est le gros mot le plus fréquent avec 62 occurrences, suivi d’expressions comprenant gueule (comme ta gueule) avec 38 occurrences et de merde avec 32 occurrences. Parmi les gros mots apparaissant plus de 10 fois, l’on trouve entre autres chier, couilles, con, cul, se foutre, moche, pédé et pute. Mot clé Fréquence totale Fréquence dans Les Cahiers d’Esther Fréquence dans La vie secrète des jeunes putain 62 15 47 gueule 38 6 32 merde 32 8 24 pute 30 12 18 con 25 13 12 cul 17 7 10 pédé 17 16 1 se foutre 15 - 15 427 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="428"?> moche 15 14 1 couilles 13 9 4 Tab. 3 : Expressions vulgaires et dépréciatives les plus fréquentes dans le corpus Au total, nous avons pu recenser les gros mots et expressions dépréciatives suivants : abîmé, abruti, bâtard, rien à battre, bite, bordel, bouche, bouffonne, se branler, s’en branler, canon, se casser, chatte, cheum, chiant, chienne, chier, cingler, con, conne, connasse, connard, connerie, couilles, couine [sic ! ] ‘gouine’, cul, dég, dégoûtant, dégueu, dégueulasse, démodé, dingue, enculé, enfoiré, engueuler, se ficher, foutre, se foutre, foutu, fuck, gnome, guedin, gueule, gueuler, immonde, laid, laideron, maboul, merde, moche, mocheté, tête de mule, niquer, nul, nullard, pédé, péquenot, pisser, porc, pouffe, pourri, purée, putain, pute, racaille, salope, saloperie, salaud, sucer, taré, tête, téton, vache. Le tableau 4 (cf. annexe) montre les différentes occurrences classées par ordre alphabétique selon leur fréquence dans les deux bandes dessinées ainsi que leur fréquence totale. L’on y trouve également des exemples du corpus et les marques d’usage selon le dictionnaire Le Petit Robert. 5.1 Fonction des gros mots dans le corpus L’analyse de corpus montre que les deux bandes dessinées mettent en scène un langage contenant beaucoup de gros mots et d’expressions grossières. Elle confirme par ailleurs les différentes fonctions des gros mots déjà postulées dans les études précédentes (cf. section 2). Dans la bande dessinée, les jeunes les utilisent notamment pour provoquer les jeunes d’autres groupes lors de conflits. Dans le deuxième tome des Cahiers d’Esther, par exemple, un élève raconte à son ami qu’il a traité un rival de « fils de pute », après que ce dernier a qualifié sa mère de « pute » (cf. CE II : 3). Le premier tome de La vie secrète des jeunes renferme beaucoup de cas dans lesquels les protagonistes se provoquent entre eux. Sattouf met par exemple en scène une situation où deux garçons se battent tout en utilisant des gros mots comme ta gueule et sale fils de pute (cf. VSJ I : 13). L’image qu’Esther dessine de son frère dans Les Cahiers d’Esther montre l’importance des gros mots dans les groupes de pairs : selon Esther, son frère en utilise beaucoup (cf. CE II : 3), de même que les autres garçons de son école (cf. CE I : 3). Comme exposé dans la section 2, les jeunes utilisent également des gros mots pour marquer des différences hiérarchiques et trouver leur place dans le groupe de pairs : Esther décrit qu’il y a un groupe de « grands-racailles » dans son école et que « tout le monde veut être comme eux » (cf. CE II : 3). Elle 428 Linda Bäumler <?page no="429"?> souligne que c’est ce groupe qui utilise beaucoup de gros mots. D’ailleurs, dans Les Cahiers d’Esther, les jeunes reprennent les gros mots utilisés par les pairs qu’ils estiment dans le but de s’intégrer eux-mêmes dans le groupe (cf. CE I : 11). De plus, dans les groupes de pairs, les gros mots ne sont pas seulement utilisés pour provoquer, blesser ou insulter, mais aussi comme des interjections servant à exprimer des émotions ou renforcer une demande. Ainsi, les garçons mis en scène dans les Cahiers d’Esther utilisent beaucoup de gros mots en jouant au foot, comme « Allez, passe putain ! » (CE I : 9). D’autres exemples se trouvent dans La vie secrète des jeunes. L’on y trouve notamment un jeune qui, dans un bar, qualifie son IPod de merde, ce dernier ne fonctionnant plus (cf. VSJ I : 89), ou encore un enquêteur de Greenpeace se mettant en colère à cause des passants qu’il interpelle dans la rue, mais qui l’ignorent : « Pas l’temps pas l’temps putain […] » (VSJ I : 94). Notons que Le Petit Robert classifie les interjections merde ! et putain ! comme étant familières, alors que dans des énoncés, merde et putain sont qualifiés de vulgaires. Dans un nombre considérable d’autres cas, les jeunes utilisent des gros mots pour des raisons d’expressivité. Ainsi, le frère d’Esther exprime son aversion pour la musique qu’écoute sa sœur en la qualifiant de merde (« Maman j’en‐ tends encore la musique de merde d’Esther », CE I : 3), tandis qu’Esther qualifie les garçons de son école de dégueulasse (« Les garçons sont dégueulasses », CE I : 18). Les gros mots ne sont pas seulement utilisés entre jeunes, mais aussi envers les adultes, qui n’appartiennent évidemment pas au groupe de pairs. Dans ce cas, ils sont souvent employés pour provoquer ou se rebeller. Ainsi le frère d’Esther se sert-il de gros mots lors d’un conflit avec son père, provoquant encore plus la colère de ce dernier : « Hey j’fais c’que j’veux avec mon corps j’m’en bats les couilles » (CE I : 53). Dans La vie secrète des jeunes, Sattouf met en scène une situation où un jeune provoque un portier avec divers gros mots : « Enculé ! Tu veux que je l’répète ? Enculé ! […] Sale employé de merde va » (VSJ I : 143). Remarquons que ce dernier a à son tour recours à des gros mots après avoir commencé la discussion d’un ton poli. Par ailleurs, Sattouf met en scène l’impolitesse de certains jeunes en y incluant des expressions grossières. Ainsi un jeune traite-t-il une pharmacienne de pute dans La vie secrète des jeunes (cf. VSJ I : 142). Comme exposé dans la section 4.2, nous avons également recensé les expressions dépréciatives qui ne sont pas des gros mots ainsi que celles qui s’utilisent pour les éviter et qui peuvent être enseignées en cours de FLE. C’est la raison pour laquelle il est particulièrement intéressant d’analyser comment ces expressions sont qualifiées selon Le Petit Robert. Cette analyse 429 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="430"?> 13 73% (123/ 169) pour Les Cahiers d’Esther et 76 % (210/ 275) pour La vie secrète des jeunes. 14 20% (33/ 169) pour Les Cahiers d’Esther et 22 % (61/ 275) pour La vie secrète des jeunes. 15 4% (7/ 169) pour Les Cahiers d’Esther et 4 % (12/ 275) pour La vie secrète des jeunes. 16 Remarquons que la somme des pourcentages dépasse les 100 %, car quelques expres‐ sions ont été classifiées et comme familier et comme vulgaire. montre que 77 % (341/ 444) des expressions trouvées dans le corpus (cf. tab. 3) sont qualifiées de familières  13 . Seuls 21 % des expressions (94/ 444) 14 sont qualifiées de vulgaires (14 types, parmi lesquels 4 sont également qualifiés de familiers) et 4 % (19/ 444) 15 de populaires (abîmé, cul et purée étant les seuls gros mots considérés comme populaires). 7% 16 (30/ 444) des expressions trouvées dans le corpus ne présentent pas de telles marques dans Le Petit Robert. Dans ce dernier groupe, il s’agit dans certains cas d’insultes ou d’énoncés expressifs ne contenant pas de gros mots (p. ex. bouche, démodé, laid ou tête). Il est surprenant que le taux des expressions familières soit beaucoup plus élevé que le taux des expressions vulgaires. Il y a deux raisons à ce résultat. Premièrement, celui-ci est conforme aux observations des études précédentes (cf. section 2) : avec le démantèlement des tabous (cf. Müller 1985 : 238), des éléments classifiés comme vulgaires peuvent perdre cette connotation avec le temps. Deuxièmement, n’oublions pas que nous avons également inclus des expressions qui généralement ne sont pas considérées comme des gros mots. Dans ce cadre, nous avons, d’une part, des expressions comme nul ou dingue, qui sont utilisées pour dévaloriser ou exprimer des émotions et qui remplacent des éléments vulgaires. Ces expressions sont particulièrement intéressantes pour les cours de FLE, puisque les élèves peuvent les utiliser sans produire d’effet choquant sur leur interlocuteur ou lecteur. Rappelons qu’elles ne présentent que peu d’occurrences dans le corpus (cf. tab. 3). D’autre part, nous avons aussi inclus des mots comme maboule ou gnome qui ne fonctionnent comme éléments grossiers que lorsqu’ils sont contextualisés. 5.2 Les champs sémantiques des gros mots du corpus Concernant les champs sémantiques des gros mots, l’analyse confirme les thèses présentées dans la section 2 : le domaine de la sexualité est le plus représenté, alors que le domaine des excréments l’est beaucoup moins. Le tableau 5 montre la différence entre ces deux champs sémantiques. 430 Linda Bäumler <?page no="431"?> Champ sémantique Occurrences Domaine de la sexualité bite, bordel, se branler, s’en branler, chatte, con(ne), con‐ nard, connasse, couilles, gouine, enculé, foutre, se foutre, fuck, niquer, pédé, pouffe, putain, pute, salope, saloperie, sucer, téton Matières fécales chiant, chier, enfoiré, merde, pisser Tab. 5 : Les champs sémantiques de la sexualité et du fécal Comme exposé dans la section 2, les parties du corps sont également un domaine propice aux gros mots (cf. Müller 1985 : 235). Dans le corpus, nous recensons par exemple cul, gueule, engueuler et gueuler. Les adolescents se servent par ailleurs d’autres champs sémantiques, comme la beauté (p. ex. abîmé, cheum, immonde, laideron, taré), la société (p. ex. bâtard, péquenot) ou les animaux (p. ex. tête de mule, porc, vache). 5.3 Commentaires métalinguistiques sur les gros mots Dans les deux bandes dessinées, l’on trouve de nombreux commentaires méta‐ linguistiques sur les gros mots. Esther explique ainsi dès la première histoire du tome I qu’à l’école, ils utilisent des gros mots entre eux, en dehors des cours, mais qu’ils sont interdits à la maison (cf. fig. 1, section 1). Ce faisant, elle énumère les gros mots qu’elle connait, dont notamment merde, cul, putain, bordel, fait chier, conne et ta gueule (cf. CE I : 3), en soulignant qu’elle n’aime pas les employer. Cette attitude se reflète également dans plusieurs commentaires, dans lesquels elle s’excuse pour son langage grossier : (1) Pardon pour ces grossièretés mais c’est le monde réel de ma vie. (CE II : 32) Parallèlement, l’on trouve aussi plusieurs passages dans lesquels Esther utilise des gros mots lorsqu’elle se réfère par exemple aux garçons de son école ou à son frère : (2) Les garçons, dans mon école, ils sont vraiment des connards (désolée pour le gros mot, mais c’est vrai) (CE I : 23) et (3) Il n’a pas seulement l’air con, il l’est (CE II : 53) Notons que dans ce dernier exemple, elle ne s’excuse pas d’avoir été grossière. Ce fait semble confirmer que certains groupes de jeunes utilisent des gros mots de manière excessive (cf. section 2), mais qu’en même temps, leur emploi est répandu également de manière plus générale parmi les adolescents. Le fait que 431 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="432"?> 17 Cf. www.youtube.com/ channel/ UCgJJS9bO-MKcpyMWoo-ugHQ (dernière consulta‐ tion: 07/ 05/ 2022). les filles s’expliquent occasionnellement la signification de certains gros mots, comme pédé (cf. CE I : 11) ou pute (cf. CE I : 41), montre qu’elles ne connaissent pas toutes les expressions en usage chez les garçons, mais qu’elles entrent quand même en contact avec celles-ci. Dans le premier tome de La vie secrète des jeunes, l’on trouve deux commen‐ taires métalinguistiques portant sur les gros mots. Dans le premier cas, une jeune mère demande à son partenaire d’éviter les gros mots devant leur enfant : (4) Tu pourrais éviter de dire ces trucs devant lui quand même. (VSJ I : 91) Dans le deuxième, une institutrice se plaint auprès de Sattouf du caractère vulgaire de sa bande dessinée La vie secrète des jeunes lors d’une séance de dédicace : (5) Je suis institutrice, et je l’ai fait lire : tous mes collègues ont été écœurés par toute cette vulgarité, et extrêmement choqués ! (VSJ I : 54) Ce dernier commentaire souligne particulièrement bien l’emploi répandu des gros mots dans le langage mis en scène dans la bande dessinée. Cet emploi est en contradiction avec le français standard et n’est évidemment pas accepté par les enseignants en contexte scolaire. Si les élèves français sont tenus d’éviter les gros mots en classe, leur prise en compte dans les cours de FLE doit être discutée. 6. Emploi en cours de FLE Comme exposé dans la section 3, en cours de FLE, il est indispensable de traiter également des gros mots lorsque le français familier est abordé, afin que les élèves soient préparés à la réalité linguistique qu’ils retrouveront lors de conversations avec des francophones. L’analyse nous a dévoilé une grande variété de gros mots et d’expressions grossières. Les deux bandes dessinées incluent des histoires courtes qui peuvent facilement être utilisées en cours de FLE. Toutefois, Les Cahiers d’Esther sont plus adaptés puisque l’auteur y aborde entre autres des questions d’ordre social, comme le portable, l’homosexualité, l’égalité homme-femme, le racisme ou encore le harcèlement. Ainsi, le travail linguistique peut être combiné à un travail thématique. La chaine de télévision française Canal+ proposant les épisodes des saisons 1 et 2 sous forme de dessins animés (disponibles en rediffusion sur YouTube 17 ), ces petites histoires peuvent 432 Linda Bäumler <?page no="433"?> aussi être intégrées en tant qu’exercices de compréhension audio-visuelle. La vie secrète des jeunes, pour sa part, ne nous paraît pas, globalement, aussi bien adaptée à être intégrée en cours de FLE. Alors que les Cahiers d’Esther nous semblent utilisables au cours de toutes les années d’apprentissage de FLE en Allemagne, La vie secrète des jeunes, dont les histoires traitent souvent de sujets qui ne sont pas destinés aux jeunes durant les cours (p. ex. rapport sexuel oral, orgasme), ne peut être envisagée que pour les deux dernières années de français. Les Cahiers d’Esther offrent une bonne possibilité d’introduire les gros mots de manière didactique. D’un côté, ils peuvent être utilisés lors d’une séquence dans laquelle les gros mots représentent le sujet central. Pour ce faire, la première histoire du premier tome est tout à fait appropriée, puisqu’Esther constate qu’elle n’a pas le droit d’employer de gros mots à la maison et qu’elle nomme tous ceux qu’elle connait (cf. CE I : 3). Cette image peut être mise à profit pour introduire le sujet : les apprenants découvrent quelques gros mots français, qu’ils peuvent rapporter à leur propre vie. Dans quelles situations utilisent-ils eux-mêmes des gros mots ? Dans quelles situations et avec qui les évitent-ils ? Ensuite, différentes méthodes de l’enseignement du FLE se prêtent particulièrement bien à l’introduction des gros mots en cours : certaines histoires des Cahiers d’Esther peuvent p. ex. être mises en scène en groupes par les apprenants. Lors de la préparation de la représentation scénique, les différents groupes travaillent sur la signification des gros mots à l’aide de dictionnaires et les remplacent par des paraphrases appropriées et créatives. Comme cellesci ont souvent un caractère absurde et ridicule, le véritable message des gros mots se présente aux apprenants de manière particulièrement frappante. Après la présentation scénique, l’utilisation des gros mots peut faire l’objet d’un débat en classe et des alternatives peuvent être proposées. Une autre méthode créative pour travailler sur le sujet consiste à faire discuter les apprenants entre eux de l’emploi des gros mots par les jeunes dans le cadre d’une table ronde. Un groupe d’apprenants peut alors se glisser dans le rôle du conseil des parents ou des enseignants qui se prononcent en faveur de l’interdiction des gros mots dans la cour de récréation, tandis qu’un autre incarne les jeunes qui rassemblent des arguments contre une telle interdiction. Les apprenants peuvent ensuite mener une discussion sur le sujet en petits groupes et en discuter ensuite en classe. À l’aide des Cahiers d’Esther, vu qu’un bon nombre d’histoires courtes traitent de sujets actuels de société, les gros mots peuvent être également abordés dans un cadre thématique qui, lui aussi, peut être étudié. L’épisode « Les homosexuels » (CE I : 11) peut nous servir d’exemple pour les dernières années du cours de FLE : il ne permet pas seulement d’introduire le terme pédé, 433 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="434"?> mais aussi de traiter de son emploi, qui n’est pas remis en question par les adolescents de la bande dessinée. Ainsi, la jeune Esther qualifie Abdou de « trop sympa » bien que ce dernier ait qualifié les homosexuels de « dégueu ». Après qu’Abdou a expliqué la signification de pédé, les autres adolescents commencent à utiliser l’expression sans réfléchir. D’ailleurs, la situation dans laquelle Abdou dénonce un élève plus jeune à l’animateur montre qu’il est capable d’agresser verbalement d’autres personnes, mais qu’il ne supporte pas d’être agressé en retour : s’il caractérise les gros mots de moralement condamnables, il les utilise lui-même aussi. Cette contradiction peut être traitée en cours. Finalement, l’épisode pourrait également servir à aborder la discrimination des homosexuels et à enseigner la tolérance envers un autre mode de vie. Ainsi, l’éducation de la jeune Violette, qui répète les paroles de ses parents « Un papa, une maman, y a pas mieux pour un enfant » (CE I : 11) sans y réfléchir, peut également faire l’objet d’une discussion en cours. L’épisode « Mitchell » (CE I : 9) pourrait déjà être utilisé en troisième ou quatrième année de français, c’est-à-dire avec des élèves plus jeunes. À l’aide de cet épisode, il est possible de traiter des gros mots tout en abordant la question du harcèlement scolaire. Esther explique au lecteur que Mitchell est le « pire garçon » de sa classe et que « vraiment toutes les filles [le] détestent » (CE I : 9). Quand il demande aux filles si elles veulent jouer avec lui, elles lui répondent « Ta gueule ». Simultanément, Esther explique au lecteur : « J’aime pas les gros mots, mais à lui, j’en dis » (CE I : 9). Sur la base de cet épisode, il est donc possible de discuter de la violence physique, sociale et verbale que font subir ses camarades de classe à Mitchell et de sensibiliser les élèves aux conséquences que peuvent avoir de telles agressions verbales. 7. Conclusion Dans cet article, nous avons vu qu’avec l’influence croissante des médias, le langage authentique devient de plus en plus accessible en cours de FLE. De nombreux didacticiens se prononcent en faveur de l’inclusion du langage de l’immédiat, puisque les apprenants entrent en contact avec ce langage lors de leurs séjours en contexte francophone ou en tant qu’utilisateurs de médias. Les jeunes francophones utilisant des gros mots, les apprenants de FLE se voient inévitablement confrontés à ces expressions lorsqu’ils entrent en contact avec ces locuteurs, quel que soit le média utilisé. C’est la raison pour laquelle il est recommandé d’enseigner et surtout de discuter les gros mots en cours de FLE. De cette manière, les apprenants auront la possibilité de comprendre les expressions grossières dans des documents authentiques ou lors de conversations avec 434 Linda Bäumler <?page no="435"?> des francophones. Déclarer tabou les gros mots en cours de FLE ne peut pas être la solution : dans un tel cas, les apprenants pourraient en effet soit ne pas les comprendre lorsqu’ils y sont confrontés, soit chercher eux-mêmes leur signification sur internet. Or, cet apprentissage autodidacte ne permet pas l’intervention didactique, qui est essentielle : il est en effet indispensable qu’en classe les élèves puissent discuter des gros mots et de leur impact. L’analyse de corpus nous a confirmé que les gros mots peuvent être traités à l’aide de la bande dessinée en cours de FLE, par exemple sur la base des Cahiers d’Esther. Étant donné que l’enseignement en classe permet une discussion, les enseignants ont la possibilité d’expliquer les gros mots, de commenter leur emploi et de sensibiliser les jeunes à ce sujet. Ainsi, les jeunes apprennent à remettre en question l’emploi des gros mots, ce qui ne favorise pas seulement leur compétence linguistique, mais également leur compétence sociale. Corpus de manuels scolaires Alamargot, Gérard et al. (2008): Découvertes 5, Stuttgart: Klett. Ballin, Susanne et al. (2009) : Horizons, Stuttgart : Klett. Gregor, Gertraud et al. (2006): À plus ! 3 Cycle long, Berlin: Cornelsen. Gregor, Gertraud et al. (2007): À plus ! 4 Cycle long, Berlin: Cornelsen. Gregor, Gertraud et al. (2008): À plus ! 5 Cycle long, Berlin: Cornelsen. Jorißen, Catherine et al. (2009) : Parcours plus. 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Trésor de la langue Française informatisé (TLFi). www.atilf.fr/ tlfi (20.08.2021). 437 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="438"?> Annexe Mot-clé CE VSJ Fréquence Exemples tirés du corpus Classifi‐ cation selon Le Petit Ro‐ bert abîmé - 1 1 « […] l’italienne vulgaire et abîmée […] » VSJ I : 61 populaire abruti 1 - 1 « […] (un abruti comme lui) […] » CE II : 47 familier bâtard 5 - 5 « Ne bouge surtout pas p’tit bâtard » CE I : 39 familier rien à battre - 2 2 « […] j’en ai rien à battre […] » VSJ I : 73 familier bite - 4 4 « Et là, dingue, il sort sa… euh… sa bite quoi, et il se branle ! » VSJ I : 12 vulgaire bordel 2 4 6 « Écrase-le bordel ! » CE I : 39 juron bouche 1 - 1 « Ta bouche, bouffonne ! » CE I : 23 bouf‐ fonne 1 - 1 « Ta bouche, bouffonne ! » CE I : 23 familier se branler - 5 5 « Des fois, y a des gros porcs qui se branlent. » VSJ I : 33 vulgaire s’en branler - 1 1 « Je m’en branle des ragots, des salope‐ ries […] » VSJ I : 67 vulgaire canon - 3 3 « Franchement, qui est plus canon ? » VSJ I : 61 familier se casser 1 1 2 « […] un geste qui voulait dire ‘cassetoi’ […] » CE I : 36 familier chatte 1 - 1 « Azy mais va niquer la chatte à ta mamy gros » CE II : 34 familier et vulgaire cheum - 2 2 « Kom il est cheum ! » VSJ I : 42 chiant,e 6 2 8 « C’est très chiant », CE I : 24 très fami‐ lier chienne - 3 3 « La chieeeenne […] » VSJ I : 86 438 Linda Bäumler <?page no="439"?> chier 6 9 15 « C’est à chier non ? » VSJ I : 65 familier et vulgaire cinglé - 2 2 « Mais t’es cinglé ou quoi ? » VSJ I : 61 familier con 13 12 25 « Il n’a pas seulement l’air con, il l’est » CE I : 53 « Ultra-con du matin au soir » CE II : 34 familier conne 3 3 6 « […] t’es conne » CE I : 15 familier connasse 3 1 4 « Bouge pas connasse » CE I : 31 vulgaire et méprisant connard 1 4 5 « Les garçons, dans mon école, ils sont vraiment des connards […] » CE I : 23 vulgaire et méprisant connerie - 4 4 « Naaaan c’est des conneries […] » VSJ I : 72 familier couilles 9 4 13 « […] j’m’en bats les couilles » CE I : 53 « Tu m’casses les couilles […] » VSJ I : 26 vulgaire et familier cul 7 10 17 « Hey touche-moi pas l’cul sale pédé ! » CE I : 11 familier ou populaire dég - 1 1 « Il est dég […] » VSJ I : 77 familier dégoû‐ tant - 2 2 « […] considéré comme un gnome dé‐ goûtant » VSJ I : 77 dégueu 5 - 5 « Non seulement c’était d’une mocheté extrême (et dégueu) […] » CE II : 41 familier dégueu‐ lasse 1 1 2 « Les garçons sont dégueulasses » CE I : 18 familier démodé,e 1 - 1 « Alors les démodées ? » CE I : 23 dingue 1 1 2 « Dingue ! » CE I : 50 familier enfoiré 1 1 2 « Explose-lui sa gueule de saloperie d’enfoiré ! » CE I : 39 vulgaire enculé - 9 9 « T’entends enculé ? » VSJ I : 98 vulgaire enculer - 1 1 « Va te faire enculer toi et ton film pourri ! » VSJ I : 65 vulgaire fuck 2 1 3 « Fuck le délégué » CE I : 7 se ficher - 2 2 « Oui ben moi j’m’en fiche […] » VSJ I : 142 familier 439 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="440"?> foutre - 6 6 « Si tu commences à foutre le bordel dans mon évier […] » VSJ I : 144 familier se foutre - 15 15 « Tu peux te foutre de ma gueule ! » VSJ I : 14 familier foutu - 2 2 « il est foutu non […] » VSJ I : 89 familier gnome - 1 1 « […] considéré comme un gnome dé‐ goûtant » VSJ I : 77 veilli et pé‐ jorativ gouine 3 - 3 « T’es ptète couine [sic ! ] ? » CE II : 32 péjorativ guedin - 1 1 « T’es un guedin ! » VSJ I : 11 en‐ gueuler 3 - 3 « […] ils se sont fait engueuler par le directeur […] » CE I : 29 familier gueule 6 32 38 « […] ferme ta gueule […] » CE I : 16 « Explose-lui sa gueule de saloperie d’enfoiré ! » I,39 familier gueuler - 6 6 « […] je me suis levée et j’ai gueulé […] » VSJ I : 65 familier im‐ monde - 1 1 « Moi, mais je suis sortie avec des mecs immondes, mais dégueulasses quoi ! » VSJ I : 77 laid 2 - 2 « Les têtes trop laides des gens de cette époque » CE I : 24 laideron 1 - 1 « Donc, je vais avoir un appareil comme mon frère, ce laideron » CE II : 6 maboul - 2 2 « […] c’est des gros maboules dans ma classe » VSJ I : 135 familier merde 8 24 32 « Passe merde ! » CE I : 3 « […] c’est parce que les écoles gratuites, ‘c’est la merde’ […] » CE II : 23 vulgaire (comme in‐ terjection, l’expres‐ sion est classifiée comme fa‐ milier) moche 14 1 15 « Ensuite, il est extrêmement moche […] » CE I : 9 « La maîtresse la plus moche de France, c’est la nôtre. » CE I : 24 « La maîtresse (ultra-moche) » CE I : 37 familier mocheté 1 - 1 « Non seulement c’était d’une mocheté extrême (et dégueu) […] » CE II : 41 familier 440 Linda Bäumler <?page no="441"?> tête de mule - - 1 « C’est uneu têteu deu muleu » VSJ I : 2 familier niquer 4 4 8 « HAHA on s’en bat les couilles nique sa mère à elle » CE II : 3 familier, argot nul 2 2 4 « Voilà, c’est ça, les garçons. Ils sont nuls. » CE I : 6 familier nullard - 2 2 « T’es un nullard mec, un nullard ! » VSJ I : 11 familier pédé 16 1 17 « Hey touche-moi pas l’cul sale pédé ! » CE I : 11 familier péquenot - 1 1 « haha… les péquenots… » VSJ I : 61 familier et péjoratif pisser - 1 1 « […] j’ai envie de pisser […] » VSJ I : 106 familier porc - 2 2 « Ferme ta gueule gros porc ! » VSJ I : 31 familier pouffe - 2 2 « Genre chuis même pas habillée en pouffe spécialement […] » VSJ I : 84 vulgaire pourri - - 1 « Va te faire enculer toi et ton film pourri ! » VSJ I : 65 familier purée - 1 1 « Purée c’est pas mal […] » VSJ I : 72 populaire putain 15 47 62 « Attends attends putain le sandwich il est froid putain d’sa race il est froid ! » VSJ I : 5 vulgaire (comme in‐ terjection, l’expres‐ sion est classifiée comme fa‐ milier) pute 12 18 30 « Lâche-moi grosse pute va ! » CE I : 41 « […] fils de pute […] » CE II : 3 péjoratif et vulgaire racaille 8 - 8 « Mon frère mais c’est une racaille, sé‐ rieux » CE II : 16 salope - 2 2 « Hahaha grosse salooope ! » VSJ I : 91 familier et vulgaire saloperie 1 - 1 « Explose-lui sa gueule de saloperie d’enfoiré ! » CE I : 39 familier salaud - 1 1 « Laisse tomber, c’est un salaud. » VSJ I : 88 familier 441 Merde, putain, ta gueule - Doit-on enseigner les gros mots en cours de FLE ? <?page no="442"?> sucer - 5 5 « Tu viens nous sucer moi et mon pote ou quoi ? » VSJ I : 152 érotique taré 1 - 1 « […] et il est complètement taré. » CE I : 19 familier tête 1 - 1 « Ça va pas la tête ? » CE I : 6 téton - 1 1 « […] t’as des gros tétons hein ? » VSJ I : 74 familier vache - 1 1 « La vaaache ! » VSJ I : 88 familier Tab. 4 : Expressions vulgaires et expressions dépréciatives trouvées dans le corpus. 442 Linda Bäumler <?page no="443"?> Apprendre les émotions avec la BD : l’exemple de la BD à succès Seuls Karin Le Bescont 1. L’importance de l’expression des émotions dans l’apprentissage de la langue La nécessité d’enseigner l’expression des émotions en cours de langues est née d’un constat simple : le décalage entre l’importance des émotions dans l’acquisition d’une nouvelle langue et leur présence plutôt anecdotique dans les programmes d’apprentissage. En toutes circonstances, nous sommes tous traversés par des émotions. Elles nous accompagnent dans nos actions, nos pensées et, a fortiori, dans notre com‐ munication. Le cours de langue, parce qu’il est un laboratoire de communication usuelle, justifie selon nous l’introduction précoce de la dimension émotionnelle, que ce soit comme clé pour réfléchir à son propre apprentissage ou comme moyen d’exprimer son ressenti. Apprendre une langue maternelle, de même qu’apprendre une langue étran‐ gère, met le sujet dans une situation émotionnelle qui peut être inconfortable, déstabilisante, anxiogène, autant que plaisante, enthousiasmante ou stimulante, mais en tout cas émotionnellement fondatrice. Comme le souligne Block (2007), l’acquisition d’une nouvelle langue participe à la transformation de la personna‐ lité d’un individu. Ce facteur justifie à lui seul la prise en compte de la dimension émotionnelle dans le matériau linguistique. L’émotion se doit d’être verbalisée ou, en quelque sorte, extériorisée. Ce sont pour chaque individu des émotions différentes à des degrés variés dépendant d’un éventail de facteurs très large, allant du rapport à la langue cible ou à la culture au rapport à l’enseignant.e, à l’expression orale, écrite, au groupe, à sa propre culture, etc. On peut par e