Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0010
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2021
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Une école de l’incertitude ou De la litterature en temps de pandémie
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2021
Alexis Nuselovici
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Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie Alexis Nuselovici (Nouss) Aix Marseille Université, CIELAM, Aix-en-Provence En conclusion du Journal de l ’ année de la peste, le narrateur de Daniel Defoe se sent obligé de proclamer haut et fort sa foi et d ’ y situer son analyse de l ’ épidémie : « Au milieu de leur détresse, alors que la condition de la cité de Londres était si véritablement calamiteuse, à ce moment même, il plut à Dieu de désarmer cet ennemi, pour ainsi dire, de sa propre main ; le poison fut retiré de l ’ aiguillon. [ … ] les médecins les plus dénués de religion durent reconnaître que ce changement était surnaturel, qu ’ il était extraordinaire et qu ’ aucune explication n ’ en pouvait être donnée » ( Journal, p. 362 - 364 1 ). Position antiscientifique déjà initialement adoptée : « Mais l ’ on ne pouvait s ’ attendre que les médecins eussent le pouvoir d ’ arrêter les jugements de Dieu ou d ’ empêcher une épidémie éminemment armée par le ciel d ’ accomplir la mission qui lui était dévolue » (p. 76 - 77). Pourtant, il ne se prive pas ailleurs d ’ étayer autrement son discours, cédant à la nécessité d ’ équilibrer son plaidoyer religieux par des considérations farouchement naturalistes sur la peste : « Elle n ’ est nullement moins un jugement [divin] qu ’ elle se trouve mue par des causes et des effets humains [ … ] ; il lui plaît [la Puissance divine] d ’ agir en se servant de ces causes naturelles comme ses moyens ordinaires, à l ’ exception du pouvoir qu ’ elle se réserve à ellemême d ’ agir de façon surnaturelle quand elle en voit l ’ occasion. Or, il est évident que dans le cas d ’ une épidémie il n ’ y a aucune occasion extraordinaire pour un processus surnaturel » ( Journal, p. 290 - 291). Le narrateur du Journal avoue une triple ambition : rassurer ses lecteurs, affermir leurs esprits et les préparer à l ’ éventualité d ’ un retour épidémique. Il justifie ainsi à la fois son ouvrage et les lectures futures qui en seront faites, y compris la nôtre. Acte fondateur de la bibliothèque épidémique dont la légitimité tient au simple fait que toute épidémie en rappelle une autre. 1 Les références bibliographiques entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à la bibliothèque épidémique incluse en fin de volume. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [15] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Bibliothèque plus que littérature épidémique dans la mesure où la première notion offre plus d ’ ampleur dans sa définition, ce qui est nécessaire puisque cette littérature rencontre des échos dans d ’ autres littératures, celle du génocide ou celle de la catastrophe. Quelle que soit la fermeté de sa position de croyant ou de rationaliste en la circonstance, le simplement dénommé H. F. - incertaines initiales - attribue une fonction utilitaire à son écrit, ce que souligne la forme choisie en 1720 par Defoe, le faux journal d ’ un négociant londonien ayant connu la peste de 1665, confortant sa prétendue valeur documentaire par la vraisemblance des témoignages et la précision des observations scientifiques. Le vendeur de selleries avertit qu ’ il propose son récit « plutôt comme un avis sur la conduite à suivre que comme une histoire de [ses] propres actions, vu qu ’ autrement la constatation de ce qui [lui] est arrivé ne vaudrait sans doute pas [ … ] un rouge liard » (p. 38). Au-delà de cette intention pragmatique, il parle à ses contemporains 2 autant qu ’ à lui-même dans un désir de répondre à l ’ angoisse inévitable suscitée par l ’ épidémie et que ses propres contradictions, entre foi et scientisme, trahissent : « La peste est un ennemi formidable, armé de terreurs telles que tout le monde peut n ’ avoir pas une force d ’ âme suffisante pour les supporter et n ’ être pas prêt à résister à leur impact. [ … ] il fallait une force d ’ âme peu ordinaire pour y résister. Ce n ’ était pas comme de paraître à la tête d ’ une armée ou de charger un corps de cavalerie sur un champ de bataille ; c ’ était courir sus à la mort elle-même sur son pâle cheval » (p. 349). Le style hyperbolique de Defoe ne doit pas empêcher de lire sa prose dans le contexte de la crise du covid-19 et en rapport avec les effets de sidération ou d ’ incompréhension qu ’ elle a suscités. Autant l ’ ampleur que la nature du phénomène ont saisi les sociétés atteintes et ont ajouté aux difficultés et souffrances dans le quotidien une charge émotionnelle telle que les esprits n ’ ont pu réagir que par l ’ effroi, la dénégation ou le délire. La peste au XIX e siècle ! Comment l ’ accepter ? Si H. F. lit le Psautier, nous avons à notre disposition toute la bibliothèque épidémique. Le narrateur du Dernier homme de Mary Shelley, seul survivant de la peste ayant effacé toute l ’ humanité, invite : « Il serait inutile de raconter ces désastres qui peuvent se retrouver dans d ’ autres épidémies de peste, moins catastrophiques que les nôtres. [ … ] Il existe beaucoup de livres susceptibles de satisfaire une curiosité avide de telles choses ; qu ’ il se reporte aux récits de Boccace, de Defoe et de Brown » (Le dernier homme a, p. 381). Au demeurant, parmi les très fréquentes citations qui parsèment le livre, usage courant de la littérature britannique du XIX e siècle, le nombre le plus important se rapporte aux thèmes du désastre, voire directement de la peste. Avec Homère, 2 Le masculin, singulier ou pluriel, n ’ est utilisé en ces pages que pour faciliter la lecture. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [16] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 16 Alexis Nuselovici Euripide, Hésiode, Virgile, Milton, Shakespeare, Wordsworth, Byron, Keats, Coleridge, Pétrarque, Calderon de la Barca, et d ’ autres encore, c ’ est toute la tradition littéraire européenne qui est convoquée pour contribuer à la bibliothèque épidémique. Une littérature qui se cite elle-même comme si, en temps d ’ épidémie, elle prenait conscience de son rôle. Au début de notre pandémie, les ventes de livres ont explosé, à l ’ instar des chiffres de la contamination. Livres de toutes sortes mais en tête certains titres en rapport avec des épisodes épidémiques. La peste de Camus et d ’ autres ouvrages que les médias n ’ ont pas manqué de rassembler comme la playlist littéraire du confinement : depuis Un hussard sur le toit de Giono et La Quarantaine de Le Clézio jusqu ’ au Décaméron de Boccace en passant par le Journal de l ’ année de la peste de Daniel Defoe. Les profs de littérature des siècles passés ont pu s ’ étonner puis se réjouir du succès de ces deux derniers ouvrages dont la lecture n ’ a rien de simple. La peste soit de La Peste ! On eût aimé ne lire le roman qu ’ en classe de 1 ère , voici que sa lecture devient obligatoire pour tous. Après les attentats du 11 septembre, les ventes du Coran avaient aussi explosé - la métaphore se fait maladroite ici. Les lecteurs en connurent-ils mieux l ’ islam ? On peut en douter comme on peut s ’ interroger sur le rapport à la littérature dévoilé par cette fringale littéraire en temps de pandémie. La playlist est le symptôme d ’ une pulsion anthologique qui a le mérite de rassurer. On liste, on liste, on cite, on cite. Lit-on ? Là n ’ est pas la question. On se réfugie derrière des étagères. Une conception de la littérature comme catalogue - tous les livres de poche classés par ordre alphabétique dans Préparez vos mouchoirs de Bertrand Blier ; la Bibliothèque de Babel/ Borges, « infinie » et « totale » 3 - ou de la littérature comme barrage - les livres lus par les personnages de Jean-Luc Godard dans un café, un lit ou une baignoire. Une masse de livres pour contrer ce qu ’ Elias Canetti voit comme une « masse morte 4 », réunissant les défunts et les contaminés, l ’ épidémie qui fait vivre « dans l ’ égalité d ’ une terrible attente dans laquelle se défont tous les autres liens humains 5 ». Ce à quoi s ’ opposerait la littérature pour le Nobel de 1981 qui dénonçait « la lèpre de la mort » 6 et confiait : « Le livre contre la mort. Il est et reste le livre de ma vie » 7 . La littérature contre la formation des masses mortes. À l ’ évidence, on ne lut pas le roman de Camus dans l ’ attente de moments plaisants - davantage une pause « intello » pour confinés, entre une série sur 3 Jorge Luis Borges, « La Bibliothèque de Babel », Fictions (trad. P. Verdevoye et N. Ibarra), Paris, Gallimard, « Folio », 1974. 4 Elias Canetti, Masse et puissance (trad. R. Rovini), Paris, Gallimard, « TEL », 1986, p. 291. 5 Id. 6 Elias Canetti, Le livre contre la mort (trad. B. Kreiss), Paris, Livre de Poche, 2019, p. 161. 7 Ibid., p. 339. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [17] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 17 Netflix, la confection d ’ une tarte aux pommes et les squats sur la moquette. Le texte apparaîtra austère, parsemé de dialogues soutenus et de considérations philosophiques. Il y a davantage d ’ actions chez Giono et plus de scènes de nature chez Le Clézio, mais le climat épidémique y pèse malgré tout de sa gravité et entraîne la réflexion du lecteur. Tragédie et divertissement ne font ainsi pas bon ménage quoique la première puisse appeler le second. On lirait plutôt ces ouvrages pour le thème dont ils traitent, l ’ épidémie, et on en attendrait une fonction précise qui relève d ’ un usage de la littérature et de l ’ art en général, l ’ effet-miroir, connu depuis les Grecs : reconnaissant mon présent dans une situation similaire, je peux en retirer une connaissance sur ce qui m ’ arrive, dissiper l ’ inconnu et susciter des réactions de défense. En outre, je me crée une généalogie : ce qui m ’ arrive est déjà arrivé, je ne suis ni seul ni le premier et mon angoisse s ’ en trouvera assurément réduite. On lirait pour obtenir une certitude dans les grands temps d ’ incertitude qui sont les nôtres depuis mars 2020. Le gain est évident, mais est-il si important et faut-il le demander à la littérature ? Car la recherche d ’ une certitude peut aussi apparaître comme une dénégation, une stratégie visant à minimiser la gravité des circonstances et à susciter des comportements inadéquats, voire trompeurs. Rechercher une certitude, néanmoins, demeure d ’ autant plus compréhensible que la situation n ’ a cessé d ’ afficher un grand flou, nourrie de désaccords entre politiques et scientifiques, entre politiques entre eux, entre scientifiques entre eux, nourrie de mesures contradictoires, d ’ hésitations, de revirements. L ’ incertitude a régné et règne encore en ce printemps 2022 : identification du virus et de ses mutations, usage des masques, usages des tests, usage des vaccins, nombre de doses, nombre de victimes, mesures de précaution, écoles, restaurants, cinémas, discothèques, trains, etc. À un niveau plus général : que nous arrive-t-il ? Une pandémie ? Masques et confinements, comme au Moyen-Âge ? Certes, le vaccin modernise quelque peu le phénomène mais sa genèse et sa progression demeurent opaques, sinon obscures. Et la question des questions : jusqu ’ à quand ? Serait-ce l ’ éternité ou du moins le cours infini du temps qui se profile ici ? Grandiloquence des termes qui marque le niveau de l ’ interrogation. Une épidémie est affaire de santé et de société mais tout autant de métaphysique. Car derrière l ’ humanité menacée, toute l ’ humanité - le pan de pandémie - , c ’ est l ’ humain, son idée, son image, qui est en danger. Mary Shelley : Le dernier homme, Margaret Atwood : Le dernier homme. Si la traduction est littérale pour le premier titre, la version française Oryx and Crake n ’ est pas fautive pour le second puisque le livre traite aussi d ’ une éradication définitive de l ’ humanité par une foudroyante contagion virale. « Adieu aux prodigieuses facultés de l ’ homme [ … ] ! Adieux aux arts [ … ] ! [ … ] L ’ énumération des vertus de l ’ homme à jamais perdues montre bien la suprême grandeur de sa race. Tout cela appartient OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [18] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 18 Alexis Nuselovici désormais au passé » (Dernier homme a, p. 456) ; « Entre-temps, une espèce s ’ éteignait sous ses yeux. Règne, phylum, classe, ordre, famille, genre, espèce. Combien de jambes a-t-telle ? Homo sapiens sapiens venant rejoindre l ’ ours polaire, la baleine blanche, l ’ onagre, la chevêche des terriers, la longue longue liste » (Dernier homme b, p. 435). Les deux romans sont d ’ anticipation. Mais l ’ anticipation, par définition, risque de rencontrer son présent. Toute épidémie ravive le risque de l ’ effacement définitif et les rues désertes des villes confinées donnèrent au covid un goût d ’ apocalypse. Le dernier homme de Margaret Atwood rapporte que l ’ espèce humaine est dévastée viralement tandis que les survivants sont génétiquement modifiés pour créer une nouvelle humanité ; Inferno de Dan Brown prévoit la contamination générale par un virus entraînant la stérilité ; Le parfum d ’ Adam de Jean- Christophe Ruffin évoque un « supercholéra » pour éradiquer la pauvreté en éliminant les pauvres. Fin de l ’ humanité, fin à l ’ humanité. Pas de vaccin contre une telle incertitude, d ’ autant que les vaccins, les vrais, n ’ assurent pas non plus de certitude immunitaire. Par conséquent, plutôt que lutter contre l ’ incertitude afin de continuer à vivre, ne faudrait-il pas apprendre à vivre avec l ’ incertitude ? Et cela, la littérature peut l ’ enseigner. Demandez à un grand-écrivain-grandconfiné - l ’ asthme l ’ enfermant dans sa chambre - , Proust, Marcel, dont le papa médecin, Armand, s ’ était d ’ ailleurs spécialisé dans la lutte contre les épidémies. Lorsque le narrateur de la Recherche évoque les paysages et les moments de son enfance, il ne cherche pas à se bercer sur les balancelles nostalgiques et rassurantes du passé, il vise à comprendre son présent et demande à l ’ écriture le détour nécessaire. Car le présent est incertain ou plutôt dissimulé derrière une certitude qui le trahit. Pour le vivre, il faut s ’ en détacher, accepter l ’ aller-retour du passé au présent, l ’ exposer et s ’ exposer en somme à l ’ incertain. Au passage, il nous apprend aussi que l ’ évasion temporelle vaut pour évasion spatiale, ce qui est fort utile en cas de restriction spatiale. À la même époque, un Dublinois, peu à peu confiné dans sa cécité, faisait arpenter en 24 heures à son Ulysse juif irlandais tous les lieux de ses habitudes afin de le libérer de tout confinement identitaire. Proust et Joyce sont contemporains d ’ Einstein, de Planck et des débuts d ’ une science dure qui va cautionner la notion d ’ incertitude (principe de ce nom, physique quantique, logique floue et autres théories du chaos) mais dont il n ’ est pas offert à tout un chacun de comprendre les mécanismes. Alors que la littérature en offre une approche soft. Emma Bovary. Elle existe ou elle n ’ existe pas ? Oui et non. Elle est tirée du réel - inspirée par l ’ affaire Delphine Delamare - mais elle n ’ en fait pas partie, quoiqu ’ intégrant celui du lecteur. Son existence se déploie donc sous un régime d ’ incertitude. Proust et Joyce sont aussi contemporains de Freud qui affirme l ’ influence de l ’ inconscient sur le conscient, OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [19] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 19 de l ’ inconnu sur le connu - ce qui résonne en langue originale : das Unbewusste - , de l ’ irréel sur le réel. Et notre réalité confinée du printemps 2020 ? N ’ était-elle pas irréelle ? La planète presqu ’ entière arrêtée par un petit machin épineux de 60 à 140 nanomètres, ce qui fait extrêmement petit et, en tout cas, totalement invisible à l ’œ il nu, totalement incertain. Comment y croire ? Certains n ’ y croient d ’ ailleurs pas, prétendant au complot. Cet aspect de l ’ incertitude dégage une spécificité de la littérature épidémique, à savoir qu ’ elle n ’ est pas directement antagonique, à la différence d ’ autres pour lesquelles l ’ économie narrative inclut un ennemi ou du moins un opposant, indispensable à son fonctionnement : l ’ armée adverse pour la littérature de guerre, l ’ immensité aquatique pour la littérature de mer, l ’ autochtone pour la littérature de voyage, … Une position instable lorsque l ’ actant adverse - un nazi, par exemple - incarne une telle malfaisance qu ’ une telle asymétrie en naît qu ’ elle désagrège la relation possible. De même, l ’ invisibilité du facteur de la contagion épidémique, sauf à le regarder dans un microscope électronique, le fait échapper à nos facultés de perception courantes. Pascal avertissait déjà de ce que l ’ infiniment petit, invisible, suscitait autant d ’ effroi que l ’ infiniment grand, tout autant invisible, les deux liés dans un « secret impénétrable » 8 . Au demeurant, fin thérapeute, il conseillait contre l ’ angoisse d ’ apprivoiser le confinement afin de ne pas céder à l ’ angoisse : « [ … ] j ’ ai découvert que tout le malheur des hommes vient d ’ une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre » 9 « Ludwig-le-moqueur-le-Viennois », le nommé Wittgenstein, s ’ étonnait que l ’ on pût dire : « Je crois avec certitude », comme si étayer la croyance dévalorisait la certitude. Il consacra tout un volume, son dernier, Über Gewissheit, à l ’ incertitude qui s ’ attache aux procédures et aux affirmations de certitude. Il écrivait par exemple : « Si le vrai est ce qui est fondé, alors le fondement n ’ est pas vrai, ni faux non plus 10 ». Oui, mais Wittgenstein était un philosophe qui doutait de tout, on ne va donc pas le croire. Prenons plutôt l ’ écrivain pragois qui écrivait : « Il y a un but mais pas de chemin. Ce que nous nommons chemin est hésitation 11 ». L ’ incertitude comme viatique. Il y aura un après-corona mais comment y parvenir ? Ni scientifiques, ni dirigeants ne sont d ’ accord. On croirait (avec certitude) que Kafka a ciselé ces mots pour nous dans l ’ ère covidienne. Sans s ’ en étonner puisqu ’ il écrivit un livre qui commence à peu près 8 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Le livre de Poche, 1993, p. 29. 9 Ibid., p. 66. 10 Ludwig Wittgenstein, De la certitude (trad. Jacques Fauve), Paris, Gallimard, « TEL », 1992, p. 68 (proposition no. 206). 11 Franz Kafka, « Méditations », dans Franz Kafka, Préparatifs de noce à la campagne (trad. Marthe Robert), Paris, Gallimard, 1980, p. 39. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [20] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 20 Alexis Nuselovici ainsi : « Lorsque Gregor Samsa s ’ éveilla un matin après des rêves agités, il se retrouva confiné ». Rajouter La métamorphose sur la playlist. Goethe s ’ entêta à réfuter la théorie des couleurs de Newton, ce dont se gausse, depuis, l ’ histoire de la science. Mais une masse de suicides suivit en Europe celui de Werther - comme quoi la réalité romanesque de Goethe n ’ était pas moins solide que celle de Newton. Des univers qui tiennent leur vérité de l ’ intangible, nous en connaissons. Dieu ou l ’ inconscient, l ’ atome ou la démocratie. Comment vivre parmi des illusions ? Sans certitude ? À la littérature de nous l ’ apprendre. Elle nous apprend par exemple un autre temps et un autre espace, immersions que les confinements et couvre-feux du covid ont rendu familières. Le temps du récit ne correspond pas au temps du lecteur et pourtant chaque lecteur s ’ y plonge chaque fois qu ’ il rouvre le livre. L ’ espace du récit n ’ accueillera jamais le lecteur et pourtant chaque lecteur chaque fois y plonge … Il plonge de l ’ autre côté de la réalité, comme Alice, et, comme elle, trouve un réel autre, pas moins fou, pas plus fou, mais qui demande l ’ abandon de toute certitude pour être arpenté. Les géants de Don Quichotte n ’ existaient pas sinon dans l ’ esprit du Chevalier à la triste figure, mais on aurait tort de s ’ en moquer puisque des générations de lecteurs ont suivi ses aventures sans certitude que l ’ « Ingénieux Hidalgo » eût existé en dehors de leurs esprits. Don Quichotte, Robinson Crusoé, Anna Karénine, des vies que nous endossons le temps de la lecture, et même après. Des vies virtuelles. Or nos corps menacés et confinés se sont habitués aux vies virtuelles menées par procuration informatique, ce qui a permis la tenue ininterrompue de conseils d ’ administration ou de séminaires universitaires, de réunions de famille ou de consultations professionnelles, avec, le cas échéant, prise de décision et droit de vote. Qu ’ une responsabilité légale soit donc ainsi reconnue aux êtres artificiels que nous sommes devenus en temps de covid ne fait que prolonger la personnalité octroyée à des êtres de papier. Si le Tribunal impérial acquitta en 1857 l ’ auteur de Madame Bovary de l ’ accusation d ’ « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes m œ urs », Flaubert fut chagriné que son Emma eut été traitée comme une catin. Pas moins que ses cousines irlandaises accueillies par Joyce dans Ulysses qui, elles, n ’ échappèrent pas aux foudres de la justice puisque le roman, publié en 1922, fut interdit pour « obscenity » aux États-Unis jusqu ’ en 1934 et au Royaume-Uni jusqu ’ en 1936. Coupables ou innocentes, ces créatures ? En tout cas, la littérature les a fait exister. Il y a quelques années, Jean Baudrillard avait réfléchi sur le concept de simulacre, lequel fut assez rapidement rangé parmi l ’ outillage peu fiable (parce qu ’ incertain ? ) du post-modernisme. Or, la réalité que nous vivons désormais au travers d ’ écrans (zoom et skype et colegram) et de masques (FFP3) a tout d ’ un simulacre, ce dont la littérature ne s ’ effraie pas, elle qui livre une réalité seconde, OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [21] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 21 qui ressemble à la réalité mais qui n ’ en est pas une tout en l ’ étant. Il est banal d ’ affirmer que la littérature dit la vérité en disant des mensonges. Aragon le suggérait plus joliment en proposant comme art romanesque le « mentir-vrai 12 » tandis que Giorgio Manganelli confirmait qu ’ elle ne faisait que de la littérature, une mise à l ’ épreuve du vrai par le faux 13 . Arrangeant fantasmes et désirs en un inépuisable répertoire pour ses personnages et ses narrateurs, elle pratique l ’ invraisemblance et nous a depuis longtemps appris à ne pas traiter celle-ci en ennemie de la vérité. « Madame Bovary, c ’ est moi », ne mentait pas Flaubert de même que Roman Kacew posait en Romain Gary qui posait en Emile Ajar, Fernando Pessoa en Bernardo Soares, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et des dizaines d ’ autres. En conséquence, on ne saurait décemment attendre des écrivains qu ’ ils nous livrent une nourriture 100 % bio, sans manipulation génétique, même si Proust promettait : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature 14 . » Par conséquent on ne devrait pas attendre que la littérature vienne lever l ’ incertitude mais, au contraire, qu ’ elle s ’ en saisisse et s ’ en serve en tant que principe d ’ entendement, en tant que stratégie d ’ intellection. Si la crise sanitaire agit comme un immense voile qui couvre d ’ angoisse tous les aspects de la réalité sans que l ’ on ne sache plus en repérer les contours, plus à qui faire confiance (gouvernement, industrie pharmaceutique, corps médical), si elle fonctionne comme un écran au double sens - celui qui cache et celui sur lequel on projette - , savoir sur quoi notre incertitude pèse ou de quoi elle relève redonne à l ’ objet incertain - que ce soit une croyance, une idée, un concept, une notion, une impression, une image - une part de certitude, de même que trouver ce qui angoisse libère partiellement de son étau. « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m ’ avais trouvé 15 », écrivit Pascal à propos de la quête du divin. Similairement, l ’ incertitude n ’ est pas l ’ opposé de la certitude mais dessine une voie vers elle. Porter un masque est une marque d ’ incertitude car le geste affirme une ignorance : quand et si et comment puis-je attraper le covid ? Mais aussi une marque de certitude : par cette précaution, je fais ce que je dois faire pour moi 12 Louis Aragon, Le mentir-vrai, Paris, Gallimard, 1980. 13 Giorgio Manganelli, La littérature comme mensonge (trad. Philippe Di Meo), Paris, Gallimard, 1991. Voir aussi Maxime Decout, Pouvoirs de l ’ imposture, Paris, Minuit, 2018 et William Marx, La haine de la littérature, Paris, Minuit, 2015. 14 Marcel Proust, Le temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, tome III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 895. 15 Pascal, Pensées, p. 246. Pascal, encore ! Le jansénisme serait-il bon conseilleur en temps d ’ épidémie ? Pascal raillait les stoïques qui, prônant le suicide, voulaient se débarrasser de la vie « comme de la peste » (Ibid., p. 165). OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [22] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 22 Alexis Nuselovici comme pour les autres. Tenir le virus à distance, c ’ est le situer, lui assigner une place et pouvoir continuer à vivre. Joe Biden n ’ a-t-il pas été élu en partie parce qu ’ il reconnaissait l ’ incertitude devant la pandémie là où Trump la niait et que cette modestie lui a valu comme un signe de force et d ’ autorité ? L ’ incertitude ne se confond pas avec l ’ inquiétude puisque, au contraire, elle tend à la dissiper. Accepter de ne pas savoir tient l ’ inconnu à distance ; accepter l ’ incertitude procure une certitude. Un condamné amené sur l ’ échafaud un lundi remarque que sa semaine commence bien ; un condamné à la guillotine demande un foulard pour ne pas attraper un mal de gorge 16 . Les deux malheureux acceptent leur sort et le grand inconnu, ce qui leur octroie une tranquille bravoure. Chez Kafka, les personnages consentent aux règles du non-sens qui les entoure et persistent à y proclamer leur bon droit ; si inquiétude il y a, elle naît chez le lecteur, pas au sein du récit qui se nourrit d ’ incertitude comme les prières se nourrissent d ’ espérance. Il importe de considérer et d ’ analyser une pandémie, celle du covid-19 par exemple, selon deux perspectives. La pandémie en tant que phénomène de santé publique - à traiter selon des paramètres empruntés à la rationalité médicale - et la pandémie en tant que crise, une crise sanitaire comme il est des crises économiques ou écologiques - à traiter selon des paramètres provenant des sciences humaines et sociales. Or, c ’ est la seconde acception qui est porteuse d ’ incertitude puisque pour la première la guérison (accomplie, différée ou empêchée) fait partie du processus pathologique. Dans le cas de la crise, ce qui fait crise, c ’ est justement l ’ impossibilité de souscrire à une logique de la terminaison, corolaire d ’ une incapacité à trouver d ’ emblée les causes de ladite crise. Une crise dit l ’ incertitude d ’ abord parce qu ’ elle est incapable de dire son terme ou son origine. Raison pour laquelle dans Le Décaméron de Boccace, l ’ inquiétude née de la peste à Florence est contrée par un cadrage temporel : dix jours et dix nouvelles, soit cent récits, chiffre solide, fondateur. Or de ces récits, si l ’ amour semble être le thème principal, l ’ examen des thèmes proposés pour chaque jour par la « reine » ou le « roi » de la journée montrent qu ’ ils touchent en réalité aux dilemmes suscités par l ’ incertitude quant aux aléas de la vie, ce que Boccace appelle la « Fortuna » et qui, plus que le destin ou le sort, équivaut au travers des cent nouvelles à la chance. Pasolini ne s ’ y est pas trompé qui retient dix histoires de duperie et de tromperie dans son adaptation cinématographique, premier volet d ’ une « trilogie de la vie » qui est autant une trilogie de l ’ incertitude puis 16 Sigmund Freud, Le mot d ’ esprit et sa relation à l ’ inconscient (trad. D. Messier), Paris, Gallimard, « Folio/ Essais », 1992, p. 400 - 401. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [23] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 23 que le thème soutient pareillement les Contes de Canterbury et les Mille et une nuits. La littérature se présente comme une école de l ’ incertitude au sens où, l ’ ayant apprivoisée, elle peut y fondre l ’ inquiétude et permet de l ’ apaiser ou de l ’ orienter vers des solutions. Une raison pour cet aspect positif tient au fait que l ’ incertitude recentre sur des objets, canalisant et encadrant ainsi l ’ inquiétude, la neutralisant ou, du moins, la limitant. Lorsque l ’ inquiétude de l ’ épidémie est déplacée sur le terrain d ’ un quotidien dont les hasards et les imprévus sont racontés sur un mode burlesque ou obscène - voir Le Décaméron, L ’ amour aux temps du choléra, Entrez dans la danse, Le vicomte pourfendu ou « Les pestiférés » - , non seulement le récit vient ordonner l ’ inquiétude et la transmue en incertitude mais celle-ci peut de surcroît devenir joyeuse, apprivoisant l ’ horreur de l ’ épidémie comme certaines œ uvres ont pu apprivoiser l ’ horreur du nazisme, Le nazi et le barbier d ’ Edgar Hilsenrath ou La danse de Gengis Kohn de Romain Gary, et, au cinéma, Le dictateur, To be or Not to be, Les producteurs et, plus récemment, Vita e Bella et Inglorious Basterds. Réagir devant l ’ épidémie, la motivation est à la fois ancestrale et terriblement actuelle. D ’ une part, la littérature occidentale naît avec la conscience du péril épidémique puisque - à les considérer comme matriciels - aussi bien le texte biblique (Lévitique, 13 - 14) que le texte homérique (Iliade, Chant I) rendent compte du phénomène. D ’ autre part, la pandémie du covid-19 a provoqué un processus d ’ actualisation brutale de cette bibliothèque dont on pût croire la pertinence cantonnée à une valeur patrimoniale ou à un intérêt académique. Il est vrai que le besoin d ’ être réassuré définit une des fonctions de la littérature, immense répertoire des gloires et des misères de l ’ humanité, archive toujours vivante de ses errements et de ses accomplissements, de ses joies et de ses souffrances. On ne lit au demeurant jamais seul. D ’ autres ont lu ou liront les pages sous nos yeux. La littérature fabrique du commun 17 alors que l ’ épidémie le tue, pratiquant l ’ exclusion, la séparation, la ségrégation. On peut alors adopter un regard panoramique et rétroactif afin de dresser une catégorisation de cette production littéraire qui a traversé les siècles. Ce que fait William Marx lorsqu ’ il distingue « quatre types de discours - documentaire, sémiologique, eschatologique, moral » dégageant quatre fonctions possibles animant une littérature de l ’ épidémie tout en admettant leur possible entrecroisement 18 . De fait, l ’ engouement massif et soudain qui s ’ est déclaré pour cette littérature pousse la réflexion à lui trouver une fonction unitaire pour éclairer le 17 Voir Jacques Rancière, Les bords de la fiction, Paris, Seuil, 2017. 18 « Ce que la littérature nous apprend de l ’ épidémie » : https: / / www.fondation-cdf.fr/ 2020/ 04/ 20/ ce-que-la-litterature-nous-apprend-de-lepidemie/ OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [24] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 24 Alexis Nuselovici besoin impérieux d ’ en lire les œ uvres, d ’ autant que tout phénomène de crise se manifeste par une tendance à l ’ amalgame de ses causes et donc de ses interprétations. La typologisation aide surtout à repérer dans la littérature des éléments qui permettent d ’ appréhender avec plus de clarté ce phénomène obscur qu ’ est une épidémie et dont la nature de crise brouille encore davantage la définition. Toute crise est d ’ abord une crise du sens, du sens à attribuer aux phénomènes constitutifs et révélateurs de cette crise. A cet égard, il y a lieu de distinguer deux usages de crise, l ’ un doxique, l ’ autre herméneutique, deux usages divergents applicables au phénomène épidémique. Le premier usage, doxique, équivaut à l ’ idée de changement de paradigme développée en histoire des sciences par Thomas Kuhn. Entre deux périodes d ’ appréhension et de connaissance scientifiques sacrifiant à des critères différents, il se produit une période de friction pendant laquelle l ’ ancien paradigme résiste et le nouveau peine à s ’ imposer. Similairement, Hans Blumenberg 19 avance qu ’ une crise ne touche pas un contenu (de croyances, de valeurs, d ’ interprétations) mais qu ’ elle met de l ’ avant une fonction : le temps de crise invite à « réinvestir » une fonction dont le contenu est obsolète, à reposer une question dont la réponse est devenue périmée. Le covid doit-il être abordé comme les épidémies antérieures ? Les réponses sont hésitantes qui mêlent mesures classiques et innovations technologiques. Le second, l ’ usage herméneutique, plus pertinent, est paradoxal car si la notion de crise suggère un désordre, une disharmonie ou un dysfonctionnement, son emploi montre au contraire l ’ expression d ’ un consensus. Attribuer à la crise la causalité de toutes sortes de ne rien changer en profondeur. La crise, ici, est conservatrice et sert le pouvoir en place tout en affermissant son assise idéologique. Résumer la période-covid en l ’ expression d ’ une crise sanitaire diminue l ’ incertitude mais rend opaque toutes les faillites ayant contribué à créer cette situation. Comme l ’ écrit Jacques Rancière, Le consensus est alors la machine de vision et d ’ interprétation qui doit sans cesse redresser l ’ apparence, remette guerre et paix à leur place. La guerre, dit la machine, n'a lieu qu ’ ailleurs et autrefois [ … ] Mais comme l ’ ailleurs affirme être ici et le passé aujourd ’ hui, la machine consensuelle doit sans cesse retracer la frontière des espaces et la rupture des temps 20 . A-t-on assez classé l ’ épidémie dans le passé (le Moyen-Âge) ou dans le lointain (l ’ Afrique) afin de nier la possibilité de sa présence ici et maintenant ? 19 Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes (trad. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, M. Dautrey), Paris, Gallimard, 1999. 20 Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels, Paris, Gallimard, « Points/ Essais », 2017, p. 10. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [25] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 25 Reinhardt Kosselek 21 a théorisé les catégories d ’ espace d ’ expérience et d ’ horizon d ’ attente dans la perspective d ’ une variété de combinaisons à partir d ’ un équilibre souhaitable. Leur dissymétrie, voire leur déliaison, éclairerait l ’ origine des crises qui révélerait un écart trop profond, irrattrapable, entre ce que l ’ expérience passée autorise à attendre du futur et ce que celui-ci apporte ou promet. Pour Paul Ric œ ur 22 , ces catégories sont même métahistoriques et à comprendre anthropologiquement, ce qui relativise le concept de crise qui relèverait alors d ’ un fonctionnement naturel. Le covid a dérangé l ’ ordre planétaire parce que le phénomène épidémique semblait appartenir à un monde révolu. Laura Kasischke conclut son roman traitant d ’ une épidémie, la « fièvre de Phoenix », dévastant les États-Unis par une méditation de Jiselle, son personnage principal : « Dehors, le silence était revenu. / Tout cela n ’ avait sans doute été qu ’ un effet de son imagination ? / Ou bien s ’ agissait-il d ’ une rumeur perdue dans les lointains, simplement véhiculée par le vent ? Quelque chose qui peut-être n'arriverait jamais. Ou quelque chose qui était passé et déjà parti. Ou encore quelque chose qui était là, dehors, et qui les attendait [ … ] » (Monde, p. 370 - 371) Sur cette base, il est loisible d ’ appréhender la crise comme un symptôme et tenter de dégager un symptôme de quoi. Ce qui suggère une posture critique, d ’ autant que le terme vient du même étymon que crise, krinein, trancher, décider : celui qui ne sait plus juger ne sait plus décider, accueillir du nouveau, il ne peut que se maintenir dans la reproduction du même. S ’ il y a crise permanente - ce que d ’ aucuns affirment, un malaise créé par l ’ érosion des systèmes de valeurs, la dissolution des certitudes, la perte des références au passé et la méfiance en un futur meilleur - , une crise plus spécifique permettra d ’ éclairer les aspects saillants de cette crise généralisée, tenter de dire de quoi la Crise, la permanente, est la crise. De fait, une épidémie, quoique déclenchée par un facteur spécifique, en l ’ occurrence biologique, sollicite tous les rouages du fonctionnement social. Ravage de René Barjavel et La caverne des pestiférés de Jean Carrière mettent en scène un groupe d ’ individus qui fuient, en 2052 pour le premier roman et au XIX e siècle pour le second, un monde décimé par le choléra et qui reconstituent une société structurée selon les règles qu ’ ils se choisissent. Le fléau de Stephen King ou L ’ année du Lion de Deon Meyer dépeignent également des communautés de survivants d ’ une terrible épidémie, aux États- Unis ou en Afrique du Sud, d ’ une épidémie gigantesque qui redessinent leurs 21 Reinhardt Kosselek, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (trad. Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock), Paris, Éditions de l ’ École des hautes études en sciences sociales, 1990. 22 Paul Ric œ ur, Temps et récit, 3 tomes, Paris, Seuil, 1984, 1985. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [26] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 26 Alexis Nuselovici systèmes de valeurs afin de refonctionner en tant que société. Dans Entrez dans la danse de Jean Teulé ou L ’ aveuglement de José Saramago, une satire sociale acerbe double de part en part la narration romanesque. Grapillant dans la bibliothèque épidémique, la corona-playlist prémentionnée a montré que ce répertoire pouvait prendre une valeur d ’ urgence, servir une immédiateté. Et donc affirmer un présent dans une conscience collective historique. [ … ] on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu ’ il peut rester pendant des dizaines d ’ années endormi dans les meubles et le linge, qu ’ il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l ’ enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse » (La peste, p. 279). La dernière phrase de La peste résonne comme un avertissement qui, certes pessimiste, conserve toutefois sa valeur didactique. Savoir que le malheur puisse frapper à nouveau invite à la conscience et à la prévention. Si Camus joue sur un énoncé médicalement vrai et allégoriquement signifiant, il en va de toute crise que de s ’ en remettre au souvenir des précédentes comme si l ’ insupportable du surgissement se dissipait de la possibilité qu ’ il eût été anticipé. Ainsi du covid-19 renvoyé au sars de 2002, à la grippe A de 2010, à la grippe espagnole du début du XX e siècle, voire, par solidarité du vivant, à la grippe aviaire de 2016. Ou, plus concrètement, le port du masque renvoyé à la pratique répandue dans les pays asiatiques depuis des années. Dans la bibliothèque épidémique, la littérature joue pleinement son rôle de mémoire ou d ’ archive, nécessaire pour que la rationalité humaine ne cède pas le terrain à la panique. Aux premiers jours de la peste à Oran, le docteur Rieux contemple la ville : « Et une tranquillité si pacifique et si indifférente niait presque sans effort les vieilles images du fléau [ … ] » (La peste, p. 43). Et celles-ci de venir à l ’ esprit du médecin, Athènes, Marseille, la Provence, Jaffa, Constantinople, Milan, Londres, longue procession dégoûtante, épouvantable, rapportée crument par le narrateur. Rieu se reprend toutefois : « Mais ce vertige ne tenait pas devant la raison. [ … ] Ce qu ’ il fallait faire, c ’ était reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite, la peste s ’ arrêterait parce que la peste ne s ’ imaginait pas ou s ’ imaginait faussement » (La peste, p. 44). Face à cet imaginaire déficient ou peu fiable, propice en cela à l ’ angoisse dévastatrice, la littérature offre ses récits et ses vécus. La réception de la littérature s ’ accomplit au sein d ’ un dispositif comportant des normes d ’ admissibilité aussi bien esthétiques que morales qui suggèrent, tout en l ’ orientant, un enseignement à attendre ou à retirer des livres lus. Que le OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [27] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 27 phénomène décrit, par exemple, ne se reproduise plus. C ’ est le cas pour la littérature de la shoah, de la guerre et de l ’ épidémie, dans des proportions toutefois variables. Pour la shoah, « Jamais plus », selon le slogan courant ; pour la guerre, « Jamais si possible », flanqué d ’ un sérieux doute ; pour l ’ épidémie, aucune garantie, incertitude maximale, un sentiment qui, pour le covid, n ’ a cessé de grandir alors que la science prétendait le connaître de mieux en mieux, vague après vague. Le coronavirus, précisément, se reproduit avec l ’ impertinence de se reprogrammer en variants successifs. En outre, puisque l ’ origine d ’ une transmission animale a été décrétée sur le dos d ’ un pauvre pangolin ensuite disculpé puis de chauve-souris agressives, le covid est combattu tout en prévenant que la crise environnementale allait susciter des pandémies d ’ origine zoonotique récurrentes et qu ’ il va falloir s ’ habituer à vivre (ou mourir) avec. Ouverture au futur, mi-positive mi-négative, qui éclaire le nombre d ’ ouvrages d ’ anticipation dans la bibliothèque épidémique : Le dernier homme (celui de Mary Schelley et celui de Margaret Atwood), Je suis une légende de Richard Matheson, Le grand livre de Connie Willis, Hors-sol de Pierre Alferi, Contagion de Lawrence Wright., En un monde parfait, Ravage, Le fléau, L ’ année du Lion. Il importe également de considérer le présent distordu des thrillers médicaux de Robin Cook, Virus, Contagion et Pandémie ou du polar Pandemia de Franck Thilliez. Pour que s ’ exerce pleinement la fonction didactique, celle-ci suppose un partage d ’ expérience. Le narrateur du Décaméron explique « la douloureuse évocation de la mortalité pestilentielle au fronton de cette œ uvre » (Décaméron, p. 37) par la nécessité d ’ ancrer dans la réalité le cadre des cent nouvelles qu ’ il va offrir à son lectorat : « [ … ] étant donné qu ’ il n ’ était pas possible de montrer pour quelle raison ce qui se lira par la suite avait pu advenir, à moins que de passer par cette remémoration, quasi contraint par la nécessité je suis amené à l ’ écrire » (p. 38). Selon ses termes, l ’ horreur est le prix à payer pour la joie, l ’ appréciation de la souffrance pour le plaisir de la douceur. Pareillement pragmatique, le narrateur de La peste invoque le principe d ’ objectivité qui, exclusivement, le guide dans sa rédaction : « Ces faits paraîtront bien naturels à certains et, à d ’ autres, invraisemblables au contraire. [ … ] Sa tâche [au chroniqueur] est seulement de dire : " Ceci est arrivé ", lorsqu ’ il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu ’ il y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur c œ ur la vérité de ce qu ’ il dit » (La peste, p. 13 - 14) Le covid-19 a vu surgir et a continué d ’ entretenir toute une panoplie d'explications (aux accents scientifiques, journalistiques ou politiques) qui, à coups de statistiques, de diagrammes ou de concepts éloignent l'expérience au lieu de s'en approcher. Celle-ci, en temps épidémique, est vaste, intense, radicale, OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [28] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 28 Alexis Nuselovici profonde, bouleversante, tous aspects exagérés du vivant que la littérature est équipée à saisir, à capter, elle qui, depuis l ’ héroïsme épique et la bravoure tragique, se nourrit du plus-grand-que-nature. Véronique Tadjo confie au baobab, « arbre premier, arbre éternel » et « mémoire des siècles » le soin de raconter le combat contre Ebola : « Il suffit aux humains de se toucher pour se contaminer. Pire que la guerre. [ … ] Je veux raconter leurs histoires, donner une voix à tous ceux qui se sont élevés au-dessus de la frayeur » (p 36 - 37). Par définition, l ’ expérience vient déranger l ’ ordre du connu, elle augmente en somme la réalité par un facteur de nouveauté et d ’ imprévisibilité que Jacques Derrida cernait comme événementialité. Ce qui arrive devient expérience si, précisément, je ne l ’ ai pas expérimenté. Pourtant, l ’ expérience peut déborder les cadres habituels d ’ expérimentation. Cela définit un aspect de la modernité pour Walter Benjamin qui relie la disparition de la faculté de raconter avec la chute du « cours de l ’ expérience » : Avec la Guerre mondiale, on a vu s ’ amorcer une évolution qui, depuis, ne s ’ est jamais arrêté. N ’ avait-on pas constaté, au moment de l ’ armistice, que les gens revenaient muets du champ de bataille - non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable ? [ … ] Car jamais expériences acquises n ’ ont été aussi radicalement démenties que l ’ expérience stratégique par la guerre de position, l ’ expérience économique par l ’ inflation, l ’ expérience corporelle par la bataille de matériel, l ’ expérience morale par les man œ uvres des gouvernants 23 . Cependant, si le XX e siècle a produit une expérience humaine que les humains ne peuvent dire, il reste la possibilité de dire cet impossible et donc d ’ encore témoigner : « Impossible de parler de HIROSHIMA. Tout ce qu ’ on peut faire, c ’ est de l ’ impossibilité de parler de HIROSHIMA 24 ». On peut éprouver ses symptômes mais du virus, peut-on faire l ’ expérience ? « Ce qui aura été proprement inédit, c ’ est le phénomène d ’ une contagion virtuellement mondiale et particulièrement retorse, complexe et labile. Toute expérience est expérience d ’ une incertitude 25 », écrit Jean-Luc Nancy. Si les crises n ’ ont pas manqué depuis quelques décennies, le péril épidémique s ’ était effacé du tableau des catastrophes, du moins dans le monde occidental. La peste ou le choléra : avant ou ailleurs. « Mais les signaux, continue le philosophe, politiques, écologiques, migratoires et financiers n ’ arrivaient pas à donner force d ’ expérience à ce qu ’ un minuscule parasite a doté de la virulence de l ’ inouï » (p. 79). Certes, sauf qu ’ il 23 Walter Benjamin, « Le conteur » (trad. M. de Gandillac et P. Rusch), Œ uvres III, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 115 - 116. 24 Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, « Folio », 1976, p. 10. 25 Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus, Paris, Fayard, 2020, p. 78. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [29] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 29 perd de sa virulence d ’ incertitude à être confronté avec ce que la bibliothèque épidémique conserve en ses ouvrages. Des explications, la machine médiatique en consomme mais ce dont l ’ opinion publique et la sensibilité individuelle ont besoin, c ’ est d ’ un récit, d ’ une mise en récit au sens d ’ une séquentialisation qui permet de restaurer un semblant de temporalité linéaire et, corrélativement, d ’ une représentation qui permet de restaurer un minimum de capacité de réflexion et de pouvoir d ’ action. Le narrateur de Defoe rédige son journal, celui de Camus une chronique, celui de Deon Meyer ses mémoires, la narratrice de Connie Willis un « grand livre ». Le principe semble en avoir été donné par un moine franciscain irlandais auquel nombre d ’ auteurs se réfèrent, John Clyn, qui recueillit son témoignage sur la Peste noire ayant frappé l ’ Irlande en 1348 - 1349 alors qu ’ il rédigeait les annales de son diocèse et de l ’ Irlande. Dernier survivant de son couvent, il est connu pour la dernière entrée du manuscrit : Et moi, Frère John Clyn, de l ’ Ordre des Frères Mineurs, et du Couvent de Kilkenny, j ’ ai écrit dans ce livre ces choses remarquables qui sont arrivées en mon temps, que j ’ ai vues de mes propres yeux ou que j ’ ai apprises de personnes de confiance. Et de peur que les choses dignes de mémoire ne disparaissent avec le temps et n ’ échappent au souvenir de ceux qui viendront après nous, moi, voyant ces nombreux maux et le monde entier couché pour ainsi dire dans le mal, parmi les morts, attendant la mort jusqu ’ à ce qu ’ elle vienne, comme je l ’ ai vraiment entendu et perçu, j ’ ai donc traduit ces choses par écrit. Et de peur que l ’ écrit ne s ’ efface avec l ’ auteur et que l ’œ uvre ne disparaisse avec son créateur, je laisse un parchemin pour continuer l ’œ uvre si par bonheur un homme survivait et qu ’ une lignée d ’ Adam échappait à cette peste et continuait l ’œ uvre que j ’ ai commencée 26 . En-dessous du texte, un dernier paragraphe : « Ici, semble-t-il, l ’ auteur s ’ est éteint » (Grand livre, p. 321). Le topos du narrateur-dernier-survivant, baignant dans l ’ incertitude sur le futur, revient dans les conclusions de la bibliothèque épidémique. Avec facétie chez Defoe : « Je conclurai donc la relation de cette année de calamité par une 26 « And I, Brother John Clyn, of the Order of Friars Minors, and of the Convent of Kilkenny, wrote in this book those notable things, which happened in my time, which I saw with my own eyes, or which I leaned from persons worthy of credit. And lest things worthy of remembrance should perish with time, and fall away from the memory of those who are to come after us, I, seeing these many evils, and the whole world lying as it were in the wicked one, among the dead, waiting for death til it come, as I have truly heard and examined, so have I reduced these things to writing. And lest the writing should perish with the writer, and the work fail together with the workman, I leave parchment for continuing the work, if haply any man survive, and any race of Adam escape this pestilence and continue the work which I have commenced. » https: / / www.tota.world/ article/ 207/ OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [30] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 30 Alexis Nuselovici strophe, bien imparfaite mais sincère, que je plaçai à la fin de mes notes ordinaires l ’ année même où elles furent écrites : Affreuse peste à Londres fut/ En l ’ an soixante et cinq: / Cent mille personnes elle emporta,/ Quant à moi, pourtant, toujours je suis là ! » ( Journal, p. 366) Avec grandiloquence - majuscule oblige - chez Mary Shelley : « Ainsi, le long des rivages de la terre déserte, le soleil haut dans l ’ éther ou la lune au firmament, les esprits des morts et l ’œ il toujours ouvert de l ’ Etre suprême veilleront sur la frêle embarcation dirigée par Verney - le DERNIER HOMME » (Dernier homme a, p. 660). Avec une révolte mélancolique chez Le Clézio : « Aussi le nom de Léon, que je porte en mémoire du Disparu, ou peut-être pour combler le vide de sa disparition. [ … ] Alors je suis devenu Léon, celui qui disparaît, celui qui tourne le dos au monde, dans l ’ espoir de revenir un jour et de jouir de la ruine de ceux qui l ’ ont banni » (Quarantaine, p. 490 et p. 532) Dans tous les cas, surgit une certitude : une postériorité est advenue puisqu ’ un lecteur prend connaissance de ces lignes. Cette certitude a partie liée avec celle sur laquelle le sujet humain préfère fermer les yeux, la mort comme terminaison d ’ une vie. Or, Walter Benjamin relie précisément la nature du récit à la séquentialité de l ’ existence - un défilé d ’ images qui sont « des visions de sa propre personne » - dont le mourant prend conscience, « la matière dont sont faites les histoires 27 ». La littérature ne se fait pas contre la mort mais avec elle, dans sa certitude. « La mort est la sanction de tout ce que relate le conteur. C ’ est de la mort qu ’ il tient son autorité. Ses histoires, autrement dit, renvoient toujours à l ’ histoire naturelle 28 ». Or, celle-ci n ’ a qu ’ un message : « Lisons attentivement : la mort y reparaît aussi régulièrement que l ’ homme à la faux dans les cortèges qui défilent à midi sur les horloges des cathédrales 29 ». L ’ épidémie partage avec la littérature cette fonction qu ’ illustre la célèbre image de John Donne : « Ne cherche pas à savoir pour qui sonne le glas : il sonne pour toi ». Donner un sens unitaire à la pandémie - ce qui serait thérapeutiquement efficace - heurte l ’ impossible car en trouver un qui serait valable collectivement à l ’ échelle de la planète ne pourrait se faire que dans le cadre d ’ une idéologie planétairement partagée - par exemple le catholicisme de John Clyn - laquelle ne saurait exister au risque d ’ un totalitarisme global. Il n ’ est donc pas demandé un sens mais un récit. Les mots qui transforment un événement auquel le sujet est soumis en un matériau apte à être mémorisé, à être communiqué et, éventuellement, à être interprété. Sans un récit qui noue les épisodes, les ordonne et, ce faisant, les offre à la signification, tout événement est semblable à 27 Benjamin, « Le conteur » (tr. M. de Gandillac et P. Rusch), Œ uvres III, p. 130. 28 Ibid., p. 130 - 131 29 Ibid., p.132 OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [31] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 31 l ’ arbre qui tombe dans la forêt sans qu ’ il ne soit entendu : dissous dans le grand tout du monde en échappant à la sphère humaine même si elle s ’ y inscrit. Pour Ric œ ur, la vocation du récit est de configurer l ’ expérience du temps. Par conséquent, un temps en crise étant doublement insaisissable - en tant que temps et en tant que crise - , l ’ importance du récit en ressortira double. À dire vrai, tout l ’ édifice de Temps et récit affronte cette question en accordant à la faculté de « concorde discordante 30 » propre au récit le soin de concilier les temporalités divergentes, voire antagonistes, ce qui rejoint la fonction de la crise qui révèle à la fois une déchirure et la possibilité de la réparer. La littérature non seulement est langage mais elle est expérience du langage, elle l ’ expérimente dans sa faculté à dire l ’ expérience, cherchant le mieux-dire, le plus adéquat, la forme langagière qui ne correspond qu ’ à cette expérience. Jamais dupe de ses potentialités, œ uvrant dans la pleine conscience de ses limites. D ’ où la supériorité de la littérature sur le témoignage subjectif. Là où l ’ individu croit que sa seule parole, la profération de sa parole, son énonciation, garantit la vérité - la vérité-je-le-jure - , la littérature sait qu ’ il est nécessaire de formater le dire car la vraisemblance, non la vérité, est son objectif. Elle teste les limités et les capacités du dire en même temps qu ’ elle cherche les meilleurs moyens de dire, un exercice permanent qui définit la littérarité. Terriblement sollicitée lorsque l ’ incertitude déborde les limites connues du réel et de l ’ expérience, le trop-plein d ’ un génocide ou d ’ une épidémie, une expérience telle qu ’ elle déborde les cadres de réception : « [ … ] telle était dans la cité la multitude de ceux qui jour et nuit mouraient, que rien que de l ’ entendre dire, et sans même le voir, la stupeur vous frappait » (Décaméron, p. 43). Antonin Artaud radicalise encore la perception lorsqu ’ il rapproche le théâtre et la peste : « Cet incendie spontané que la peste allume où elle passe, on sent très bien qu ’ il n ’ est pas autre chose qu ’ une immense liquidation » (Théâtre, p. 37). Un excès d ’ incertitude qui pourrait éclairer dans notre corpus la stratégie de la désauctorialité : « Ce n ’ est pas moi qui l ’ ai écrit, c ’ est l ’ autre - moi, je ne pourrais pas ». De Foe attribue à un bourgeois londonien la responsabilité de la rédaction du Journal de l ’ année de la peste ; le narrateur de Manzoni dans Les fiancés prétend transcrire un manuscrit du XVII e siècle ; le narrateur de Mary Shelley fonde son récit sur des feuillets découverts dans la grotte de la sibylle de Cumes, en baie de Naples ; le narrateur de Le Clézio dans La quarantaine fait entendre, pour l ’ essentiel du roman, la voix de son grand-père dont il porte le prénom ; Peste de Chuck Palahniuk est composé d ’ une longue compilation de témoignages. Le pacte de lecture en est modifié, fragilisé. L ’ épidémie serait alors un phénomène si complexe et si ample que la mesure humaine faillirait à le 30 Paul Ric œ ur, Temps et récit I, Paris, Gallimard, « Points/ essais », 1991, p. 87. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [32] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 32 Alexis Nuselovici contenir et que l ’ auteur hésiterait à affirmer sa mainmise sur le sujet. En revanche, cette stratégie dépossédant le narrateur de l ’ exclusivité auctoriale crée d ’ emblée un nous - amorçant le nous du lectorat - , une communauté positive face à la communauté infligée négativement par la contamination. Commentant le terme de « communovirus », Jean-Luc Nancy écrit : « le virus qui vient de communisme, le virus qui nous communise ». Et d ’ ajouter, un brin facétieux : « Voilà qui est beaucoup plus fécond que le dérisoire corona qui évoque de vieilles histoires monarchiques ou impériales 31 ». Il est en revanche possible de stabiliser la littérature épidémique par le prisme de la généricité. Aborder une production par le biais du genre littéraire auquel elle appartiendrait offre trois avantages. Le premier tient à une efficacité de lecture. Certains voyageurs - la majorité ? - aiment, à l ’ aide de cartes et de guides, savoir où ils vont mettre les pieds afin de mieux préparer leurs yeux, assumant le risque de réduire le gain de la découverte ; il en va de même dans la lecture : on peut estimer avantageux de savoir dans quel cadre générique s ’ inscrit une œ uvre afin de mieux en ressentir l ’ apport ou l ’ impact. En outre, cette utilité s ’ applique d ’ emblée aux salles de classe, bibliothèques et maisons d ’ édition qui ont besoin d ’ ordonnance et de classement pour que leurs tâches respectives soient efficacement accomplies. Le second avantage est d ’ ordre comparatif : rapprocher les œ uvres au sein d ’ un genre prépare à l ’ appréhension et l ’ interprétation de leurs contenus. Le dernier avantage tient d ’ une méthodologie négative ou réactive : ne pas pouvoir caractériser une littérature en la rapportant à une catégorie connue permet d ’ approfondir sa compréhension et d ’ affiner sa définition. Pour la littérature de l ’ épidémie, trois catégories existantes proposent leur référence : littérature de la guerre, littérature du génocide, littérature postapocalyptique. Elles traitent en effet toutes de la mort en masse - par frappe instantanée ou par prolifération - qui, plus qu ’ un thème parmi d ’ autres, dessine un horizon de sens sur lequel s ’ inscrivent une série de problématiques (violence, fraternité, trahison, héroïsme, etc.). La mort en masse, à cerner anthropologiquement, sociologiquement et moralement, fait de ces phénomènes - guerre, génocide, apocalypse ou épidémie - non pas de simples cadres narratifs mais des dispositifs de pensée qui doublent le dispositif d ’ écriture pour obliger le lecteur à réagir, à s ’ impliquer dans sa lecture, une attitude questionnante qui refuse d ’ en rester au stade esthétique du plaisir ou du divertissement. La littérature de l ’ épidémie partage avec celles de la guerre et du génocide un ancrage historique - ce à quoi ne peut prétendre la littérature post-apocalyptique - qui les conduit à se soumettre à l ’ épreuve d ’ un principe de réalité qui 31 Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus, p. 21. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [33] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 33 déterminerait toute œ uvre à devenir, à des degrés divers, un témoignage, à être véri-dique. Pour la guerre ou le génocide, il est demandé à la littérature une garantie de non-fiction en rapport avec la classique opposition vérité/ fiction ou réalité/ imaginaire alors même que dans les circonstances que symbolisent charniers, crématoires ou fosses communes, l ’ expérience se déploie en dehors des normes du sensible ou du cognitif. Au risque de passer pour obscène ou complaisante, la représentation de l ’ horreur ou de l ’ extrême doit malgré tout convoyer du vécu et le vécu doit être vraisemblable. Certes, de David Rousset à Jorge Semprun, les écrivains ont reconnu qu ’ un réel inconcevable avait besoin de l ’ imagination pour être représenté ; il n'empêche qu ’ en sourdine s ’ entend toujours le soupçon de faire de la littérature avec ce qui ne peut en produire. Pour son roman Le sixième jour, sur fond de choléra au Caire, Andrée Chedid place en exergue cette citation du Gorgias de Platon : « Écoute … Toi, tu penseras que c ’ est une fable, mais selon moi c ’ est un récit. Je te dirais comme une vérité ce que je vais te dire 32 ». Ces événements qui déchirent les normes de l ’ acceptable et le normal, faut-il les avoir vécus pour en être témoins ? Non, ce qu ’ atteste la littérature postapocalyptique, par définition anticipatrice - une apocalypse advenue aurait supprimé tout lectorat éventuel. L ’ exigence morale n ’ est pas une exigence empirique et le lecteur peut sentir sa responsabilité invoquée sans qu ’ il ne soit directement concerné. La littérature de la mer renvoie à une expérience à laquelle il n ’ est pas obligatoire pour tous les lecteurs d ’ avoir été exposés ; on peut plonger dans Moby Dick ou Typhon sans avoir le pied marin. Ou, pour revenir à nos catégories, la littérature génocidaire touche des populations minorisées mais, parce qu ’ elle pose des questions d ’ éthique, elle ne concerne pas exclusivement ces populations ; on peut être ébranlé par Si c ’ est un homme sans être juif, Génocidé par Révérien Rurangwa sans être rwandais. Cette littérature affecte tout lectorat dans la mesure où ce à quoi elle réfère n ’ a pas besoin d ’ être expérimenté pour en comprendre la menace sur l ’ humanité et sur l ’ humain, une potentialité que rejoint la littérature épidémique. « Le dernier homme » pour Mary Shelley et non « Le dernier Anglais », dont son récit traite pourtant. C ’ est arrivé et cela peut arriver. Si à propos du rapport entre écriture et génocide, Imre Kertész a pu écrire : « Quand on écrit sur Auschwitz, il faut savoir que, du moins en un certain sens, Auschwitz a mis la littérature en suspens 33 », on peut renverser la proposition en affirmant que la littérature met Auschwitz en suspens, au sens où elle nous rappelle que la barbarie, la catastrophe, la peste 32 Andrée Chedid, Le sixième jour, Paris, Flammarion, « Librio/ Littérature », 2016, p. 7. 33 Imre Kertész, L ’ holocauste comme culture (trad. N. Zaremba-Huzsvai et Ch. Zaremba), Arles, Actes Sud, 2009, p. 261. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [34] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 34 Alexis Nuselovici demeurent des virtualités suspendues au devenir de l ’ histoire, au retour possible des rats, comme l ’ écrit Camus. En cela, ces littératures sont des littératures de crise et toute crise tend à témoigner d ’ autre chose, d ’ une autre crise. Pour le covid, la crise sanitaire témoigne d ’ une autre crise touchant au système de valeurs (solidarité, égalité) ou aux fonctionnements sociétaux (accès aux soins, accueil hospitalier). Hannah Arendt distingue les crises régionales (dans l ’ économie, dans l ’ éducation, dans la culture) et la crise globale, continue, qui préside à notre occupation du monde et aux relations interhumaines 34 , une inquiétude - à transcrire in-quiétude - éthique que Lévinas théorisa comme responsabilité, jusqu ’ à l ’ effacement, devant l ’ autre 35 . La condition humaine, en somme, revient à ressentir en permanence un état inhérent de crise. Comme le dit joliment Jean-Denis Bredin, « [ … ] vivre, c ’ était une victoire de tous les moments sur la vie 36 ». À cette hauteur métaphysique, la crise oublie son origine dans le discours médical, couramment rappelé, qui la situe comme une phase d ’ un processus pathologique révélant la maladie. Si ce modèle biologisant insiste sur la fonction de révélation d ’ une crise, il l ’ enferme dans une définition naturaliste et, finalement, mécaniciste au détriment de l ’ exercice critique qu ’ elle occasionne. Même une épidémie doit se dégager d ’ une telle réduction vitaliste car elle est pareillement porteuse d ’ une telle fonction critique et, à ce titre, révélatrice d ’ autres crises. D ’ où la volonté de convertir la pandémie du covid-19 en syndémie, à l ’ instar de Barbara Stiegler : Le caractère extraordinaire de cette épidémie est donc moins endogène au virus comme entité biologique qu ’ aux circonstances sociales et politiques qu ’ il révèle [ … ]. Ce que le virus, au fond, met à nu, c ’ est la contradiction entre les effets délétères sur notre santé de ce qu ’ on appelle à tort le « développement économique » et le sousdéveloppement actuel de presque tous nos systèmes sanitaires, y compris ceux des pays les plus riches de la planète. 37 De fait, un diagnostic de crise peut surgir par un développement interne à un système ou par une évaluation externe dudit système. Dans cette dernière perspective, lorsqu ’ une société est en crise, ce n ’ est pas tant qu ’ elle a mal quelque part mais qu ’ elle rencontre le mal, la question du mal, et qu ’ elle ne sait pas ou plus y répondre, ses valeurs ou ses croyances devenues obsolètes. Aux 34 Voir La crise de la culture (trad. fr. sous la dir. de Patrick Lévy), Paris, Gallimard, « Folio/ Essais », 1989, « La crise de l ’ éducation », p. 223 - 252. 35 Voir Emmanuel Lévinas, Autrement qu ’ être ou Au-delà de l'essence, Martinus Nijhoff, La Haye, 1974. 36 Jean-Denis Bredin, Trop bien élevé, Paris, Grasset, 2007, p. 23 37 Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard, « Tracts », 2021. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [35] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 35 sources européennes, Job ou Antigone, héraults de crise. La réaction à une crise, dès lors, ne se réduira pas à sa gestion, toujours locale ou régionale, mais elle exigera une réponse au niveau d ’ une pensée de la crise, appréhendée dans sa globalité. La crise dont traite Husserl en 1935 - 1936 38 dépasse les manifestations apparentes pour remonter à la perte de sens au sein d ’ une culture donnée. Dans la Venise gagnée par le choléra, l ’ écrivain Aschenbach, double de Thomas Mann, est prêt à sacrifier la littérature : « Que lui importaient à présent l ’ art et la vertu, face aux avantages du chaos ? » (La Mort à Venise, p. 235). Grâce à « l ’ état d ’ exception provoqué dans la ville par la mort » (p. 231), l ’ esthète ose aimer l ’ adolescent polonais en reliant la transgression amoureuse au dérèglement général de la « Cité des eaux ». Provoquant des paralysies dans tous les circuits sociaux et le désarroi au sein de la population, une épidémie ne manque pas d ’ en interroger les principes, ce que le covid a amplement démontré. Pour la littérature, une telle rupture dans la représentation d ’ une société se traduit en termes génériques par la prévalence de la visée romanesque sur la pulsion épique qui sert communément à célébrer un corps communautaire, qu ’ il soit ethnique ou national. La première est singularisante - le roman constitue le genre littéraire qui célèbre l ’ avènement de l ’ individu en Europe - et s ’ oppose à la narration épique qui noie le destin personnel dans le collectif. Autrement dit, l ’ épopée refuse la crise en englobant épisodes et péripéties dans un récit collectif téléologique destiné à donner un sens, déterminé, à une aventure commune, celle d ’ un peuple ou d ’ une nation. Ce faisant, elle tend à gommer l ’ incertitude et atténuer les responsabilités individuelles, celles-là même auxquelles une crise fait appel. L ’ épopée agit comme un chez-soi narratif, un confort de lecture qui vaut pour réconfort idéologique ; elle installe l ’ humain dans le monde et affirme que le monde est en ordre. Or, la crise consiste précisément dans l ’ absence ou la destruction d ’ un chez-soi mental ou culturel. Dans l ’ Italie tourmentée du Risorgimento, Manzoni aurait pu tracer une épopée de la Lombardie du XVII e siècle à valeur édificatrice mais il en refuse le modèle et Les fiancés emprunte la forme du roman historique et de la chronique, ce qui lui permet de faire le récit d ’ une triple crise manifestée par la guerre, la peste et la famine. Une définition minimale, applicable à d ’ autres arts mais à la pertinence étayée parce que la littérature use de la langue, c ’ est-à-dire de ce qui est le plus apte à créer du commun parmi les humains, verra dans la littérature un exercice de détachement du réel et/ ou de l ’ actuel. Une distance face à l ’ empiricité que même le réalisme d ’ un Balzac, d ’ un Zola, n ’ a pu nier. S ’ il revient à la crise de dénoncer un dysfonctionnement dans un système donné, elle le fera parce qu ’ elle trouve 38 Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (trad. fr. Gérard Granel), Paris, Gallimard, « TEL », 1989. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [36] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 36 Alexis Nuselovici son lieu d ’ énonciation dans un écart par rapport à ce système. En outre, une crise survient lorsqu ’ un système connait des ratés dans son fonctionnement, une distance entre la réalité des phénomènes et leur modèle ou leur idéal. Bref, comme en littérature, un détachement de l ’ ordre des choses. C ’ est aussi le politique, révolutionnaire ou réformiste, qui trouve son lieu dans un tel éloignement par rapport à la réalité, dans l ’ espace creusé face au consensus unificateur. La crise est un des modes d ’ actions du politique lorsque celui-ci appelle au renouveau, voire à la révolution. Dans la Médée de Christa Wolf, la peste qui s ’ abat sur Corinthe sera attribué aux réfugiés de Colchide, stratagème pour affermir le pouvoir menacé de Créon. Mais avant même la proclamation de la peste, Lyssa, compagne de Médée, confie à l ’ astronome du roi : Lyssa, comme moi, pensait qu ’ une espèce d ’ épidémie s ’ était emparée de Corinthe et que, pour ainsi dire, personne ne voulait vraiment connaître l ’ origine de cette maladie. Lyssa redoutait qu ’ à plus ou moins brève échéance ne se mette en branle une logique d ’ autodestruction, elle connaissait bien ça, on verrait se déchaîner toutes ces forces funestes qu ’ une vie sociale est capable d ’ endiguer, alors Médée serait perdue. (Médée, p. 217 - 218) Crise à Corinthe face auquel l ’ étrangère, la magicienne, pourrait servir de bouc émissaire. Dans les faits, la peste se répand parce que, suite à un tremblement de terre, des cadavres ont demeuré trop longtemps sous les décombres. Médée a averti des dangers et soigne les malades mais les Corinthiens vont l ’ accuser d ’ avoir apporté l ’ épidémie. Ce ne sera toutefois pas elle qui sera sacrifiée. « On l ’ a fait. Ils ne sont plus là. Mais qui ça, demande l ’ homme. Les enfants ! répondent-ils. Ses maudits enfants. Nous avons délivré Corinthe de cette épidémie. [ … ] Lapidés, hurlent-ils. Comme ils le méritaient » (p. 282 - 283) Ainsi Christa Wolf, revenant à une ancienne version du mythe, efface-t-elle l ’ accusation d ’ infanticide qui contribua à la réputation négative de la princesse de Colchide. Il demeure que le récit mythique garde sa faculté de transcrire l ’ incertitude qui s ’ abat comme une malédiction sur une population. La peste disparaît, la normalité revient, la monarchie a vacillé mais se maintient. Lyssa a judicieusement saisi la potentialité métaphorique d ’ une épidémie. Or, pour Myriam Revault d ’ Allones, la métaphore s ’ offre comme la figure discursive à même de suppléer aux carences du concept face à la réalité lorsque la crise vient diagnostiquer son impuissance. Par sa capacité de faire bouger les choses, la métaphore suscite de nouveaux éclairages ; elle produit du sens en déplaçant le sens, créant un sens inattendu, une « prédication impertinente » 39 comme le dit Paul Ric œ ur ; elle nous invite à lâcher prise, 39 Paul Ric œ ur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 8. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [37] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 37 « à accepter de naviguer dans l ’ incertitude et l ’ inachèvement, d ’ y construire et d ’ y réparer des bateaux » 40 . Cerner la phénoménalité épidémique, contenir l ’ incertitude qu ’ elle provoque, opposer un cadrage face à l ’ hubris qui la caractérise, telle est l ’ intention de la littérature et celle-ci passe souvent par un processus d ’ essentialisation, voire d ’ ontologisation. Aux premières pages de l ’ Iliade, Homère concentre la violence de la peste en une image, celle des flèches d ’ Apollon dont sont frappés les Achéens d ’ autant plus que le lecteur n ’ apprend que plus bas que le châtiment consiste en une contagion épidémique. Dans « Les animaux malades de la peste », La Fontaine met en scène l ’ épidémie comme un personnage sur la scène de ses Fables : « Un mal qui répand la terreur,/ Mal que le Ciel en sa fureur/ Inventa pour punir les crimes de la terre,/ La Peste (puisqu ’ il faut l ’ appeler par son nom)/ Capable d ’ enrichir en un jour l ’ Achéron,/ Faisait aux animaux la guerre » 41 . Personnification mythologisante encore lorsque Philip Roth, pour traiter d ’ une épidémie de polio dans l ’ Amérique des années 1940, choisit le titre de Nemesis, déesse de la vengeance. Peste, polio ou covid-19, l ’ épidémie tient à la capacité de propagation que lui octroie son virus. Elle se traduit par des symptômes (qui touchent l ’ individu) et des chiffres (qui touchent la collectivité), un tout objectivable et objectivé que pourtant le ressenti néglige, occupé qu ’ il est à construire de l ’ incertitude avec ses perceptions et ses représentations. Jean-Luc Nancy remarque que le phénomène de propagation virale du covid n ’ est pas nouveau et il précise ainsi sa particularité : Quelque chose est nouveau cependant, qui est la peur. Nous avons peur d ’ une contagion qui paraît singulièrement sournoise, d ’ une maladie assez insaisissable, [ … ] une peur diffuse, manifestée par des gestes et des dispositions qui nourrissent aussitôt une anxiété supplémentaire. [ … ] En fait, nous avons peur de nous-même, de tout l ’ inconnu, de tout l ’ indéterminé qui nous entoure. 42 Comme dans d ’ autres situations, la peur entraîne l ’ interruption du discernement scientifique et suscite une angoisse qui autonomise la maladie et, à l ’ instar des peurs enfantines, la fait exister en elle-même, comme séparée du corps et du sujet : le « fléau » (King), la « fièvre » (Spitzer et Meyer). Chez Fritz Zorn dans Mars, nul effroi, au contraire mais une symbolisation au service de la thèse selon laquelle son cancer provient de l ’ éducation bourgeoise oppressante et refoulante qu ’ il a subie : « L ’ héritage de mes parents en moi est comme une 40 Myriam Revault d ’ Allones, La crise sans fin 2016, Paris, Gallimard, « Points/ Essais », p. 186 - 187. 41 La Fontaine, Fables, Paris, Classiques Garnier, 1973, p. 179. 42 Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus, Paris, Bayard, 2020, p. 72 - 73. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [38] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 38 Alexis Nuselovici gigantesque tumeur cancéreuse » 43 et plus abruptement, plus radicalement : « [ … ] mes parents sont mon mal cancéreux » (p. 269). Or, le destin individuel pour Zorn a la valeur d ’ un symptôme à interpréter sur une échelle collective : Si je dois mourir maintenant, eh bien, ma mort n ’ aura pas été une mort fortuite mais une mort parfaitement typique, parce que je suis atteint du mal dont tout le monde souffre plus ou moins dans notre société actuelle. Toutefois les décès typiques ont tendance à s ’ accroître aux dimensions d ’ une épidémie nationale. [ … ] Je serai mort d ’ une manière trop symptomatique de notre société pour qu ’ il ne faille pas aussi me considérer, dans mon état posthume de démolition, comme un déchet radioactif tout aussi symptomatique, à savoir un déchet radioactif dont on ne peut plus se débarrasser nulle part et qui contamine son environnement. J ’ affirme que le fait qu ’ on m ’ aura exterminé continuera à couver sous la cendre et finira par provoquer la ruine du monde même qui m ’ a exterminé. (p. 298 - 299) Il n ’ emploie pas vainement la notion d ’ épidémie. Le péril nucléaire revêt la même invisibilité que le danger viral mais tous deux apparaissent chez Zorn comme des agents autonomes symbolisés par des objets, le déchet radioactif ou la cendre, dont les effets sont diffusés par rayonnement, atomique ou thermique, similaire à une contagion dont la source serait son mal personnifié. Chez Mary Shelley, la personnification emprunte un apparat mythologique et monarchique : « [ … ] une époque où l ’ homme évoluait sans peur sur la terre, avant que la peste ne fût devenue la Reine du Monde » (Dernier homme a, p. 492). Personnification plus tendre et plus démocratique chez Romain Gary : C ’ était le moment où la rumeur d ’ Orléans disait que les travailleurs nord-africains avaient le choléra qu ’ ils allaient chercher à La Mecque et la première chose que Madame Lola faisait toujours était de se laver les mains. Elle avait horreur du choléra, qui n ’ était pas hygiénique et aimait la saleté. Moi je ne connais pas le choléra mais je pense que ça peut pas être aussi dégueulasse que Madame Lola le disait, c ’ était une maladie qui n ’ était pas responsable. Des fois même j ’ avais envie de défendre le choléra parce que lui au moins c ’ est pas sa faute s ’ il est comme ça, il a jamais décidé d ’ être le choléra, ça lui est venu tout seul. 44 Phénomène corolaire, le recours à l ’ allégorie. Non seulement l ’ épidémie est essentialisée mais elle l ’ est pour représenter une autre réalité, par exemple idéologique. Exemples : Le fascisme dans La Peste, le totalitarisme dans Le rhinocéros, l ’ absolutisme dans « Les animaux malades de la peste », la société déshumanisée dans L ’ aveuglement et tous les récits qui font des fléaux des armes de punition divine. Tendance qui n ’ est pas absente dans le discours contemporain : la crise sanitaire est en réalité une crise du système gouvernemental (qui 43 Fritz Zorn, Mars (trad. Gilberte Lambrichs), Paris, Gallimard, « Folio », 1991, p. 249. 44 Emile Ajar, La vie devant soi, Paris, Gallimard, « Folio », 1988, p. 79. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [39] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 39 n ’ a pas su prévoir), du système hospitalier (qui n ’ a pas su gérer), de la globalisation (qui a permis la circulation planétaire du virus), de la crise écologique (qui a entraîné par la déforestation le rapprochement nocif entre animaux et humains), etc. À quoi tient cette faculté emblématique de l ’ épidémie ? Une réponse immédiate pointe vers la dimension collective et massive de l ’ épidémie qui permet l ’ applicabilité immédiate de la dimension de partage, de communalité de l ’ allégorie. Une allégorie qui n ’ est pas reconnaissable par une communauté, indépendamment des projections individuelles, ne s ’ imposera pas en tant que telle. Une autre réponse se trouvera chez Antonin Artaud qui prononce le 6 avril 1933 à La Sorbonne une conférence, ensuite publiée, intitulée « Le théâtre et la peste ». « Comme la peste, le jeu théâtral [est] un délire et [il est] communicatif » (Théâtre, p. 37). Or le théâtre est par définition métaphorique puisque l ’ acteur incarne quelqu ’ un qu ’ il n ’ est pas. Artaud écarte d ’ emblée l ’ approche médicale, pathologique, scientifique de la peste, « un mal dont on ne peut préciser scientifiquement les lois et dont il serait idiot de vouloir déterminer l ’ origine géographique » (p. 30) car elle est à considérer en tant qu ’ « entité psychique » (p. 24), qu ’ « entité morbide n ’ existant pas » (p. 25). Entre théâtre et peste, le point commun tient dans leur « paroxysme » (p. 34), un ébranlement qui pousse à l ’ « effondrement » (p. 31) la société et à la « fureur » (p. 34) l ’ acteur. Un « désordre organique » (p. 37), un « exorcisme total » (p. 38) accompagnent l ’ opération commune à la peste et au théâtre, parvenant à conjoindre subversivement « ce qui est et ce qui n ’ est pas » (p. 38), le possible et l ’ impossible, le contraint et l ’ illimité. Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n ’ est pas parce qu'il est contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l'extérieur d'un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l ’ esprit (p. 42). La pensée d ’ Artaud se fait dialecticienne, appliquant le vieux renversement destruction/ création dont l ’ équilibre soutient la production métaphorique qui dissipe une signification pour ouvrir à une autre : « Le théâtre, comme la peste, [ … ] dénoue des conflits, il dégage des forces, il déclenche des possibilités et si ces forces sont noires, c ’ est la faute non pas de la peste ou du théâtre mais de le vie » (p. 43). Que la vie soit incertaine, il n ’ est que banal de le dire mais le covid a montré que deux camps, deux « forces », différaient quant à l ’ interprétation de cette assertion, apparues autour de la question des vaccinations anti-covid. Défendre la vie en acceptant le vaccin, la défendre en le refusant. Il faut que l ’ opposition se joue à cette profondeur pour en admettre la pertinence et l ’ ampleur. Cet aspect d ’ excès distingue l ’ épidémie de la maladie, perçue, elle, OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [40] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 40 Alexis Nuselovici comme expérience individuelle. À ce titre, toute une gamme de valeurs peut lui être directement attribuée autour de quatre pôles : punition, rédemption, créativité, héroïsation 45 . Lorsque le mal frappe des milliers d ’ individus, la prétention devient obscène. Ne reste qu ’ une signification partageable par tous, une allégorie en laquelle tous vont croire, celle de la vie contre la mort : « En 1720, comme vous le savez, la peste dévasta Marseille. Je n ’ y étais pas et je m ’ en félicité. / Nous vous en félicitons également, dis-je. / Et nous nous félicitons nousmêmes, dit Yves. / Mais les Marseillais, dit M. Sylvain, n ’ eurent pas à s ’ en féliciter » (Pestiférés, p. 139). À quoi sert la littérature en temps d ’ épidémie ? À rappeler que la seule allégorie qui tienne est celle qui défend le vivant. Lucrèce conclut son De rerum natura sur les épidémies comme « désordre et bouleversement » (Nature, p. 681) là où le poème commençait par une Vénus matricielle et « la nature des choses » (p. 81). Il le dit explicitement : « Il y a tout d ’ abord,/ ainsi que je l ’ ai dit, un grand nombre de choses/ dont les semences sont, pour nous, vivifiantes ; / mais il faut aussi bien qu ’ en volent quantité/ qui portent, à rebours, la maladie, la mort » (p. 679). Le cycle de la vie, en d ’ autres termes, que le poète-philosophe latin entend célébrer et expliquer. Rien d ’ incertain chez Lucrèce, alors, qui trouve une place pour chaque phénomène dans le système de la nature ? Au contraire, l ’ épidémie, décrite avec une impitoyable précision, d ’ après la peste (ou une autre épidémie) d ’ Athènes décrite par Thucydide au livre II de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, est incluse dans la série des prodiges célestes, terrestres ou maritimes, les meteora, phénomènes extraordinaires et spectaculaires qui frappent le regard humain par leur ampleur et leur mystère (orage, volcan ou crue du Nil). Son poème intègre donc en son terme la « douleur du présent » (p. 695), l ’ incertitude de l ’ existence dans l ’ éthique d ’ une vie bonne à trouver sur la terre. Pour justifier son écrit, Lucrèce écrit initialement que « le doux accent des Muses » lui a permis d ’ enrober comme de miel une doctrine dont « la foule avec horreur s ’ écarte » (p. 151) mais il laisse le lecteur sur des vers ultimes ne rapportant que l ’ horreur de corps : « une peau sur des os, faisant un avec eux, / et qui presque déjà se trouvait enterrée / dessous la saleté et les affreux ulcères » (p. 693). Est-ce la vérité sur la nature des choses ? Nouvelle incertitude que la littérature ne viendra pas dissiper puisqu ’ elle la décline. Alors qu ’ en septembre de l ’ année de la peste, « les gens de bien commencèrent à croire que Dieu avait décidé d ’ exterminer la population entière de cette misérable cité » ( Journal, p. 165), le narrateur de Defoe s ’ essaie à rapporter les lamentations et les gémissements des mourants mais confie : « Si seulement je 45 Voir pour une analyse plus détaillée F. Laplantine, Anthropologie de la maladie, partie II, « Les modèles étiologiques, p. 55 - 221, Paris, Payot, 1986. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [41] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 41 pouvais trouver des accents capables de porter l ’ alarme jusqu ’ à l ’ âme même du lecteur, je serais satisfait d ’ avoir rapporté ces choses, quelque bref et imparfait que soit mon récit » (Journal, p. 169). C ’ est d ’ incertitude plus que de modestie que signent les écrivains de la bibliothèque épidémique. Références tirées de la bibliothèque épidémique Artaud, Antonin, « Le théâtre et la peste », dans Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, « Idées », 1964, p. 21 - 47 [Théâtre]. Atwood, Margaret, Le dernier homme (tr. M. Albaret-Maatsch), Paris, 10/ 18, 2021 [Dernier homme b]. Boccace, Le Décaméron (tr. G. Clerico), Paris, Gallimard, « Folio », 2020 [Décaméron]. Camus, Albert, La peste, Paris, Gallimard, « Folio », 2014 [La peste] Defoe, Daniel, Journal de l ’ année de la peste (trad. Francis Ledoux), Paris, Gallimard, « Folio », 2014 [ Journal]. Kasischke, Laura, En un monde parfait (trad. E. Chédaille), Paris, Gallimard, « Folio », 2020 [Monde]. Lucrèce, De la nature des choses (trad. Bernard Pautrat), Paris, Livre de Poche, 2020 [Nature]. Le Clézio, J. M. G., La quarantaine, Paris, Gallimard, « Folio », 1997 [Quarantaine]. Mann, Thomas, La mort à Venise (trad. A. Nesme et E. Costadura), Paris, Le livre de poche/ Bilingue, 2018 [Mort]. Pagnol, Marcel, « Les pestiférés », dans Marcel Pagnol, Le temps des amours, Paris, De Fallois, « Fortunio », 2004. Ruffin, Jean-Christophe, Le parfum d ’ Adam, Paris, Gallimard, « Folio », 2020 [Adam]. Shelley, Mary, Le dernier homme (tr. Paul Couturiau), Paris, Gallimard, « Folio », 2021 [Dernier homme a]. Thucydide. Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Garnier-Flammarion, 1993. Willis, Connie, Le grand livre (tr. Jean-Pierre Pugi], Paris, J ’ ai lu, 2019 [Grand livre] Wolf, Christa, Médée. Voix (trad. A. Lance et R. Lance-Otterbein), Paris, Stock, « Bibliothèque cosmopolite », 2019 [Médée]. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [42] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 42 Alexis Nuselovici
