eJournals Oeuvres et Critiques 46/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0012
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C’est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre

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2021
Philippe Richard
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C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre Philippe Richard CPGE Blanche de Castille Lorsque l ’ on ne peut quitter sa chambre, le monde extérieur semble disparaître dans le lointain d ’ un songe. Une sensation sourde de déréliction âcre pèse immédiatement sur les épaules de celui qui s ’ éprouve privé de tout et réduit à ne plus savoir vivre authentiquement. Mais que perd-on avec certitude en cet état d ’ isolement où paysages et perspectives se dérobent aux regards de la chair ? Rien que la littérature ne puisse en fait réorchestrer en enseignant cette essentielle chair des regards qui demeure aussi intime à l ’ être qu ’ inaccessible à la contingence. Les œ uvres entrent alors en lutte contre l ’ acédie afin de lui signifier que la sensation réellement éprouvée face au spectacle de la nature n ’ est au fond qu ’ une image portant l ’ émotion que l ’ on garde de l ’ événement et que cette figure même se retrouve justement dans les visions des livres qui en conservent non seulement la quintessence, déliée des oublis qu ’ impose toujours l ’ esprit au sens, mais encore la vérité, livrant son lecteur au c œ ur de la beauté plutôt qu ’ en un face-à-face toujours fugace avec elle. Irréductible aux faits, le texte singularise en somme l ’ événement parce qu ’ il en contient et en sublime la face, cristallisée à l ’ état pur jusqu ’ à l ’ assomption du plein pouvoir d ’ évocation qui l ’ anime. La psychomachie n ’ est-elle pas la clé herméneutique de toute poétique de la lecture, orchestrant la lutte entre un désir (mondain) de voir et un espoir (littéraire) de contempler ? Se plonger en un livre condensant l ’ affect restituant la sensation permet effectivement ce voyage immobile laissant l ’ être voler très haut au-dessus de sa chambre sans pourtant la quitter - car c ’ est bien alors en son âme qu ’ il tombe, pour une route de grande envergure et non pour une promenade de quelques heures. La littérature est ainsi l ’ instance de l ’ extase, permettant à l ’ esprit de se quitter selon son oublieux désir d ’ extériorité et de se retrouver selon son latent désir d ’ intériorité, grâce à la médiation de ces images qui ne sont pas de simples clichés mais de vraies apparitions. Saisir une réalité mondaine n ’ est certes qu ’ un événement, tandis que s ’ élancer en une résurrection textuelle constitue un authentique avènement. On peut en somme ne pas OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [65] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 quitter sa chambre et reprendre souffle, immobile dans un fauteuil, en s ’ incorporant à la substance des affects recréés par le livre. Marcel Proust n ’ exprime pas autrement la puissance de la fiction (contre l ’ illusion tenace selon laquelle la vraie vie se construirait dans le monde), dans la mesure où le mythe énonce toujours l ’ univers tangible non par une complication de symboles à décrypter mais par une simplification d ’ images à écouter (pour finalement conduire le lecteur à l ’ intérieur de lui-même) : L ’ ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l ’ appareil de nos émotions, l ’ image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif [ … ]. Qu ’ importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d ’ un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c ’ est en nous qu ’ elles se produisent, qu ’ elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l ’ intensité de notre regard ? Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d ’ un rêve mais d ’ un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors voici qu ’ il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception 1 . Or, en un échange bienheureux, c ’ est justement parce que la vie quotidienne est souvent morne et lassante que la lecture est toujours pittoresque et charmante. Dans la mesure où elle peut offrir à l ’ être désemparé cette ouverture du monde qui requalifie le présent comme présence et l ’ advenue d ’ un phénomène comme phénomène d ’ une advenue, la littérature fait vivre autrement toute âme qui s ’ en remet à elle pour enfin saisir le monde. L ’œ uvre se constitue donc en épiphanie (avènement d ’ un paysage devenu un authentique état d ’ âme et non un simple décor) et en autorévélation (manifestation d ’ un personnage devenu un égo expérimental et non un anonyme actant). Alors ce qui arrivait face à l ’ être dans la réalité se change en ce qui pénètre au c œ ur de l ’ être dans l ’ expérience artistique, si bien que l ’ humble fenêtre d ’ une chambre pourra devenir le poste de garde, à proprement parler, où les lumières vues dans l ’œ uvre continueront de transformer les lueurs actuelles du monde et où le paysage mondain sera encore métamorphosé par les visages contemplés dans le texte. Il revient par ailleurs à Claude Roy d ’ avoir clairement exprimé cette mission propédeutique de la littérature permettant à chaque sujet de ressaisir (de 1 Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913), À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » (I), p. 84 - 85. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [66] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 66 Philippe Richard l ’ intérieur) sa propre vie et de donner au cadre qu ’ il voit (quotidiennement) la profondeur que celui-ci n ’ aurait pas s ’ il était seulement aperçu sans le relief conféré par le voyage immobile que réalise le récit poétique : C ’ est Saint-Simon qui a appris à Proust l ’ art de voir en profondeur, non pas la cour de Louis XIV, mais le salon de Mme Verdurin, comme il avait enseigné Stendhal à observer les manèges des loges de la Scala [ … ]. Ce qui rend les hommes contemporains, ce n ’ est pas de porter les mêmes chausses et le même pourpoint, d ’ avoir la barbe et les préjugés taillés de la même façon, c ’ est de ressentir les mêmes émotions, de nourrir les mêmes espoirs, d ’ éprouver les mêmes nostalgies et de goûter les mêmes plaisirs. [ … ]. Avec l ’ amour, l ’ amitié et la fraternité d ’ action, l ’ art est le plus court chemin d ’ un homme à un autre 2 . Il faut donc qu ’ existe un contretemps - cette vaste ouverture du possible qu ’ est la lecture - pour que l ’ on reconnaisse avec évidence que l ’ on ne fraternise pas avec autrui en le rejoignant par l ’ immanence de l ’ activité pratique mais par la transcendance de la communion spirituelle. L ’ horizon proustien ne cesse au demeurant de nous indiquer la voie : si « la grandeur de l ’ art véritable [est] de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons », c ’ est en effet que « par l ’ art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n ’ est pas le même que le nôtre » 3 . La littérature est par conséquent cette ouverture à l ’ empathie que l ’ on chercherait vainement en d ’ autres directions. Le fait même de ne pouvoir quitter son fauteuil ne réduit dès lors personne à la vacuité. En traversant l ’ espace, les héros de Georges Bernanos permettent notamment à tout lecteur bénévole de se voir révéler quelque mystère de l ’ humaine condition. C ’ est la ville qu ’ arpente Cénabre dans L ’ Imposture en 1927. À la recherche d ’ idées nouvelles pour mener son prochain ouvrage, le personnage incarne justement la figure d ’ un écrivain capable de manifester cette puissance de contemplation et d ’ assomption qu ’ est la littérature. En s ’ élançant ainsi en quête d ’ images originales, il espère surtout se comprendre lui-même, comme si toute identité personnelle ne pouvait se révéler qu ’ en un déplacement perpétuel, loin des certitudes acquises ou des assurances pétrifiées. Mais le regard du lecteur, immobile en son fauteuil, s ’ en trouve également illuminé, car les différents tons du récit lui donnent à voir un espace urbain non seulement transfiguré par l ’ invention d ’ un héros retrouvant sa propre intériorité grâce à son errance dans 2 Claude Roy, Défense de la littérature, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1968, p. 93 - 94. 3 Marcel Proust, Le Temps retrouvé (1927), À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » (III), p. 894 - 895. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [67] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre 67 l ’ extériorité d ’ un cadre connu mais encore symbolisé par le chromatisme d ’ un tableau engageant le sens extérieur à se convertir en un sens intérieur pour desceller le climat véritable du monde. Manifestement enfermé en lui-même, Cénabre ne semble pas discerner un paysage qui finit pourtant par l ’ habiter tout entier, comme pour se reproduire en lui et pour s ’ imprimer en l ’ âme du lecteur : À ce moment l ’ auteur de la Vie de Tauler quittait la Bibliothèque Nationale, et descendait la rue de Richelieu sous un soleil oblique, dans une poussière dorée. La ville, écrasée tout le jour par un brouillard impitoyable, aussi brûlant que l ’ haleine d ’ un four, se détendait ainsi qu ’ un animal fabuleux, grondait plus doucement, tâtait l ’ ombre avec un désir anxieux, une méfiance secrète, car les villes appellent et redoutent la nuit, leur complice. Cependant l ’ abbé Cénabre marchait de son grand pas égal, aussi indifférent à cette sérénité grossière qu ’ il l ’ eût été sans doute au désordre éclatant de l ’ après-midi, ou à la déchirante et pure haleine de l ’ aube, égarée parmi les pierres, pareille à un oiseau blessé 4 . La singularité du décor saute aux yeux, conjoignant d ’ une part l ’ hypallage néo-symboliste de la « poussière dorée » à la correspondance néo-réaliste du « soleil oblique » dans la « rue [que l ’ on] descendait », reliant d ’ autre part la métaphore classique de « l ’ haleine d ’ un four » à l ’ image rhétorique du « brouillard impitoyable », et associant enfin l ’ allégorie néo-médiévale de l ’ « animal fabuleux [qui] grondait » à la personnification néo-naturaliste de la ville qui « se détendait » ou « tâtait l ’ ombre avec un désir anxieux ». Unifiée par l ’ isotopie du tremblement que portent les trois adjectifs « impitoyable », « brûlant » et « anxieux », cette inquiétante étrangeté visiblement très onirique engendre au demeurant un émoi de la lecture qui se place à l ’ unisson de la « méfiance secrète » de la ville pour insérer l ’ observateur dans un espace urbain fantastique. Le roman ne montre-t-il pas alors sa formidable capacité à transformer un lieu parisien en mythe tellurique, déclinant le nom « Richelieu » par cette « poussière dorée » qui le nimbe de richesse délicate et par ce « soleil oblique » qui l ’ exhausse en lieu plurivoque ou dessinant la « ville » comme un « four » qui évoque la réalité d ’ une gravure dantesque et comme un « animal fabuleux » qui connote l ’ univers d ’ une miniature merveilleuse ? Nulle vision réelle du lieu ne pourrait certes créer une telle profusion de sensations. On peut au demeurant noter que l ’ origine du voyage est bien cette « Bibliothèque Nationale » qui conserve tous les livres dont chaque aventure intérieure est si profondément nourrie, par-delà l ’ influence paradoxale de cet apôtre du détachement qu ’ est Jean Tauler. Or l ’ insensibilité de Cénabre finit par ternir l ’ allure 4 Georges Bernanos, L ’ Imposture (1927), Œ uvres romanesques suivies de ‘ Dialogues des Carmélites ’ , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 441. Toutes les références du roman sont en cette édition. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [68] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 68 Philippe Richard grandiose du décor en lui interdisant toute communion au « désordre éclatant de l ’ après-midi » ou à la « déchirante et pure haleine de l ’ aube » et en le séparant de toute empathie pour le malheureux « parmi les pierres » ou pour l ’ « oiseau blessé » dans la capitale. Sans vibrer aux différents climats que lui offre le paysage, le héros devient donc un dragon solitaire et froid vis-à-vis de l ’ animal coloré et fabuleux de la ville. Le lecteur se trouve assurément prévenu de l ’ attitude à ne pas avoir devant un espace qui s ’ offre et se manifeste à lui. L ’ acédie est en effet sur le point d ’ atteindre maintenant le héros : En traversant le Carrousel, il s ’ assit un instant sur l ’ un des bancs de pierre sculptés dans l ’ épaisseur même du mur, puis, gêné par les passants, se remit en route presque aussitôt, mais plus lentement. Depuis six semaines il rassemblait des fiches, prenait des notes, travaillait péniblement, dressant chapitre par chapitre, avec sa minutie habituelle, le plan de son livre. La besogne lui apparaissait à présent fastidieuse, et il ne s ’ y accrochait plus qu ’ avec dégoût après en avoir espéré des mois de labeur paisible et un succès tranquille, si différent des anciens triomphes empoisonnés par la crainte d ’ un scandale, les discussions théologiques et les censures … Et voilà qu ’ il découvrait que cette crainte avait été une part de sa vie, une part de sa joie ! Bien plus ! La nécessité de ruser sans cesse, de calculer soigneusement ses chances, d ’ attaquer de biais, de rompre à temps une polémique où l ’ on va être entraîné à se découvrir dangereusement, les malices à la fois du chasseur et du chassé, tout cela lui avait été aussi cher que la gloire, et il le désirait de nouveau âprement (p. 448). Sans doute est-ce parce qu ’ il n ’ accueille pas le lieu que le lieu ne l ’ accueille pas - la présence d ’ autrui (« gêné par les passants ») et la dureté du sol (« bancs de pierre sculptés dans l ’ épaisseur du mur ») semblent bien ici le repousser. L ’ animal fabuleux que pouvait être la route a disparu et le dragon froid qu ’ incarnait en soi le personnage le dévore présentement de l ’ intérieur (l ’ habitude « de ruser sans cesse » et « d ’ attaquer de biais » crée en ce sens l ’ image instantanée de la bête carnassière). Mais la conception d ’ un ouvrage n ’ assèche-t-elle pas à coup sûr le créateur qui ne sait assembler que « fiches », « notes » et « plan » - loin de l ’ entreprise vivifiante de mythification qui transfigure le quotidien pour le donner à voir en son singulier éclat - ou ne veut se projeter qu ’ en « polémique », « malice » et « gloire » - loin de la juste recherche du beau qui est simultanément bonté et vérité lorsqu ’ elle révèle une figure d ’ espérance ? L ’ orgueil s ’ est hélas emparé du personnage au moment même où il côtoya symboliquement les grandeurs de ce monde, car c ’ est « en traversant le Carrousel » qu ’ il refuse d ’ abandonner ses coutumes (« sa minutie habituelle »), son acédie (« il ne s ’ y accrochait plus qu ’ avec dégoût ») et ses vanités (« des anciens triomphes empoisonnés »). Si le décor semblait précédemment être « un oiseau blessé », c ’ est que le héros possède « les malices à la fois du chasseur et du chassé », en un jeu cruel dédaignant le monde OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [69] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre 69 et ne s ’ occupant que de soi (« tout cela lui avait été aussi cher que la gloire, et il le désirait de nouveau âprement »). Il n ’ y a là nulle place pour le rêve et pour l ’ abandon à l ’ avènement d ’ une imprédictible manifestation ; il n ’ y a là que maîtrise et contention vers une création qui violente le réel même ; la lecture libératrice et la fabulation bienfaisante sont par conséquent impossibles. On comprend que ce soit subitement la fièvre qui surgisse dans le récit : Il avait encore pressé le pas, il courait presque le long du quai désert, il sentait monter le délire. Sa douloureuse impatience était celle d ’ un homme qui a longtemps cherché, presque à son insu, le chiffre ou le mot oublié, et qui s ’ aperçoit en même temps qu ’ il va surgir du fond de sa mémoire, et que de ce chiffre ou de ce mot dépend sa vie. Une foule d ’ idées, en nombre immense, se pressaient, s ’ affrontaient dans un désordre prodigieux et il croyait savoir, il savait maintenant que sitôt répondu à la question qu ’ il venait de poser cette confusion cesserait comme par enchantement. Presque à la même seconde une telle agitation lui fit honte, et par un de ces retours dont il était seul capable et où il se dépensait avec une violence étrange, il s ’ arrêta, se contraignit à rester un long temps immobile, les bras croisés sur le parapet, de l ’ air tranquille d ’ un passant qui regarde couler l ’ eau boueuse un soir d ’ été (p. 449). Après une phrase à la structure équilibrée, composée de deux segments brefs de longueur équivalente encadrant un segment plus long qui cerne sur le vif la course solitaire du personnage et scandée par un rythme ternaire de verbes de mouvement donnant à voir la scène par l ’ harmonie imitative que soulignent encore les consonnes [r] et [s], la polysyndète et la répétition marquent une évidente accélération du propos et approfondit le principe d ’ errance ; l ’ abbé court de plus en plus fiévreusement vers son identité perdue, submergé par l ’ hyperbole de ces idées « en nombre immense » qui semblent se jeter sur lui dans l ’ apposition binaire des verbes « se presser » et « s ’ affronter », la connotation martiale des substantifs « désordre » et « confusion », l ’ anadiplose sur le verbe « savoir » et le soulignement de l ’ allitération ; s ’ énonce là une réelle psychomachie juxtaposant l ’ horizon merveilleux (« cette confusion cesserait comme par enchantement » - évocation de l ’ « animal fabuleux » du décor liminaire) et l ’ intertexte liturgique (« [les idées] s ’ affrontaient dans un désordre prodigieux » - rappel de la séquence pascale « mors et vita duello conflixere mirando »). Cénabre semble bel et bien possédé, comme le signifie sans doute la mention du « chiffre » qui appartient à la bête de l ’ Apocalypse et se voit ici justement associée au « délire » de l ’ être (Ap 13, 18). On reconnaîtra une fois encore le pouvoir de l ’œ uvre littéraire, transfigurant les décors pour leur conférer une vie autonome que nul ne discernerait sans la médiation du texte, métamorphosant la finitude pour lui donner un sens profond que nul ne découvrirait sans la nomination de l ’ art, exaltant les désirs pour leur attribuer une élancée légitime que nul ne croirait sans la participation du roman. Or le OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [70] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 70 Philippe Richard héros bernanosien ne s ’ avoue pas vaincu et continue (en son chemin) de faire vibrer le lecteur (en son fauteuil). Afin de préserver sa superbe, il se maîtrise luimême, à rebours de l ’ attitude convenable, au point de lancer sur le paysage un authentique regard de mépris rendant impossible toute nouvelle communion avec le monde. Sa « violence étrange » vaut ici juste définition de l ’ orgueil et son « immobile » impassibilité note un crucial enfermement. Aucune beauté ne peut dès lors lui apparaître - il demeure seul face à « l ’ eau boueuse » - tandis que le lecteur, ouvert à l ’ imprévu de la narration, continue son voyage immobile dans la capitale - il médite dans « un soir d ’ été » - : Jusqu ’ au Pont-Neuf, le quai était désert. La sirène d ’ un remorqueur gémit doucement, puis haussa son cri funèbre, et la dernière note déchirante, en retombant, donna le signal du crépuscule. Il fit un geste d ’ impuissance, et s ’ éveilla. Le ciel était pur et tout proche, cerné de l ’ orient à l ’ occident par une buée couleur de soufre. Les immenses platanes de la rive balançaient mollement leurs branches. Toutes à la fois, face au couchant, cent mille fenêtres allumèrent un fanal rouge, et qui sombra presque aussitôt. Alors seulement, le vent fraîchit (p. 450). À la mention « le long du quai désert », précédemment rencontrée, correspond l ’ indication « le quai était désert », présentement employée. Cette reprise insistante permet au récit d ’ opérer une spatialisation de l ’ intime par laquelle, en une hypallage à large spectre, la vacuité du héros se communique au décor qui ne renvoie bientôt plus à l ’ être que l ’ image affaiblie des pâles phénomènes qu ’ il veut bien y rencontrer. La sirène d ’ un bateau, au gré d ’ une double modalisation qui opère sur elle un puissant effet de sourdine, pourra même « gémir doucement » (avant d ’ élever au loin un « cri funèbre » et une « note déchirante » - par une nouvelle modalisation dédoublée qui signale la mort intérieure de Cénabre), dans la mesure où le monde n ’ est plus ici qu ’ un lointain horizon n ’ informant plus l ’ âme. Mais plus le décor semble s ’ amenuiser pour le personnage, plus il prend aussi de consistance pour le lecteur, en un merveilleux échange qui constitue sans doute le sceau du romanesque bernanosien. Sans quitter sa chambre, on discerne le quai dont on goûte la paix, on perçoit le steamer dont on estime la langueur et on contemple le crépuscule dont on rêve la lune. Survient pourtant un miracle, comme en écho de cet échange merveilleux qui caractérise la puissance auxiliatrice de la littérature, puisque l'homme quitte subitement son terrible état d ’ enfermement pour s ’ éveiller enfin au c œ ur du monde - à l ’ image de l ’ instance de lecture dont les sens n ’ ont jamais cessé d ’ accueillir les élans et les reflets du paysage. La possibilité de connaître alors que le ciel est « pur » et « proche » se descelle logiquement (lorsque la convergence sonore des deux adjectifs semble souligner un vibrant appel à la conversion) ; l ’ advenue de l ’ horizon en sa matière et en sa couleur, avec cette « buée couleur de soufre » zébrant la totalité du champ visuel « de l ’ orient à OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [71] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre 71 l ’ occident », s ’ offre aussi à l ’ émerveillement de l ’ être (quand une spatialité biblique nimbe la scène d ’ une évidente majesté) ; la capacité de voir la rive animée d ’ un doux mouvement, et non plus désertée de toute vie, supprime ainsi les références à la froide minéralité des contours pour remarquer « les immenses platanes » qui ne cessent de faire signe aux regards en agitant leurs branches « mollement » (lorsque l ’ opposition des deux connotations portées par l ’ immensité et par la mollesse parvient à recréer une véritable harmonie poétique) ; l ’ avènement d ’ un champ de vision panoramique, avec ces « cent mille fenêtres » allumant « un fanal rouge », ouvre finalement l ’ espace romanesque à cette bienheureuse ouverture de tous les possibles qui suscite la vie et engage l ’ espérance (quand l ’ hyperbole remplace un rêve solipsiste par un rêve mythique et métamorphose la finitude en un passage vers le salut). Cénabre se trouve donc subitement libéré, grâce au mythe que porte la création littéraire, afin de révéler l ’ homme à lui-même. Michel Tournier a en ce sens bien raison de conférer une valeur ontologique à la mythologie régénérée par l ’œ uvre d ’ art - puisqu ’ elle arrache réellement l ’ homme à l ’ animalité, comme on vient de le voir dans le texte bernanosien - : « cette fonction de la création littéraire et artistique est d ’ autant plus importante que les mythes, comme tout ce qui vit, ont besoin d ’ être irrigués et renouvelés sous peine de mort » 5 . C ’ est d ’ ailleurs à cet instant qu ’ est atteint le pont des Arts : Il traversa le pont des Arts, s ’ engagea dans la rue Bonaparte, prit à droite une rue déserte, puis une autre, et une autre encore. Son mauvais rêve était tout à fait dissipé, ne l ’ occupait plus. Il sentait seulement le besoin d ’ user par la fatigue l ’ agitation douloureuse dont il ne pouvait se rendre maître, et il choisissait au passage, pour sa promenade sans but, d ’ instinct, les ruelles plus étroites et plus noires. La dernière déboucha sur le boulevard Saint-Germain, déjà désert. Presque en même temps, il heurta de l ’ épaule un vieux pauvre, debout dans l ’ encoignure d ’ une porte, et sans doute endormi (p. 451). Deux postures occupent ici le personnage : la marche rapide, saisie par l ’ accumulation et par la parataxe, et le désert intérieur, indiqué par la duplication du superlatif et par la correspondance des adjectifs. Or il ne s ’ agit manifestement pas de deux situations malheureuses puisque le fantasme de la vaine gloire a disparu et que la route ainsi suivie offrira la possibilité d ’ une rencontre inattendue avec un mendiant. Chaque être a certes besoin d ’ un espace intérieur vacant, propice à la juste affectivité, si tant est que son c œ ur ait pu s ’ y préparer en accueillant la beauté d ’ un paysage. N ’ est-ce pas en suivant son « instinct » que le héros accède par ailleurs à l ’ altérité ? La route créée par le décor ne lui faitelle pas croiser le regard de ce pauvre que pourrait bien être aussi le lecteur, 5 Michel Tournier, Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977, p. 193. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [72] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 72 Philippe Richard enfermé dans sa chambre mais naturellement avide de communion ? Qui n ’ attend pas en vérité beaucoup de ces figures poétiques qui l ’ aident à vivre en jaillissant des pages d ’ un livre ? Il est incontestablement vrai que l ’ on voit plus authentiquement le monde en littérature que dans son univers quotidien. La transfiguration et la métamorphose révèlent en effet l ’ identité profonde de l ’ homme : La réussite d ’ une œ uvre narrative [ … ] vient de la convergence entre l ’ univers fictif mis en scène et les procédés formels qui l ’ évoquent. Étant donné que les œ uvres narratives en général et les romans en particulier ne se contentent pas de décrire la réalité, mais la réinventent toujours dans une certaine mesure afin de mieux la comprendre, la différence entre les œ uvres ne saurait dériver exclusivement de la manière dont elles présentent l ’ univers au lecteur [ … ]. Pour saisir et apprécier le sens d ’ un roman, il ne suffit pas de considérer la technique littéraire utilisée par son auteur ; l ’ intérêt de chaque œ uvre vient de ce qu ’ elle propose, selon l ’ époque et parfois le génie de l ’ auteur, une hypothèse substantielle sur la nature et l ’ organisation du monde humain. Et tout comme dans les arts plastiques l ’ idée s ’ incarne dans la matière sensible, ici les hypothèses sur la structure du monde s ’ incarnent dans la matière anecdotique … 6 On ne peut mieux dire, avec Thomas Pavel, que la couleur et le mythe du récit bernanosien créent la fiction non seulement comme dynamique (la marche de Cénabre dans la capitale française) mais encore comme effectivité (la découverte par le lecteur d ’ une vaste ouverture des possibles). Il suffit de se laisser voir par un monde qui n ’ est pas retracé par les lignes du roman mais réinventé et réenchanté pour être compris en toutes ses harmoniques. L ’ homme en sort vainqueur, à la fois épaulé et réconforté. L ’ hypothèse substantielle du texte de 1927 est finalement que l ’ être n ’ est pas parce qu ’ il voit, mais par ce qu ’ il voit. On pensera à la campagne qu ’ arpentait déjà Donissan dans Sous le Soleil de Satan en 1926. La même divagation se donne à saisir, sur la route d ’ Étaples, dans un cadre tout aussi singulier qui devient même allègre et entraînant au point de baigner le héros dans la félicité : Il se mit à marcher - ou plutôt il lui sembla depuis qu ’ il avait marché très vite, sur une route irréprochablement unie, à pente très douce, au sol élastique. Sa fatigue avait disparu et il se retrouvait, à la fin de sa longue course, remarquablement libre et léger. Surtout, la liberté de sa pensée l ’ étonna. Certaines difficultés qui l ’ obsédaient depuis des semaines s ’ évanouirent, sitôt qu ’ il essaya seulement de les formuler. [ … ] Toujours marchant, courant presque, il s ’ avisa de quitter la grande route pour couper au court par les sentiers de la Ravenelle qui, longeant le cimetière, débouche au seuil même de 6 Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, coll. « NRF-essais », 2003, p. 46. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [73] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre 73 l ’ église. Il s ’ y engagea sans seulement ralentir son pas. Habituellement creusé jusqu ’ au plein de l ’ été par de profondes ornières, où dort une eau chargée de sel, le chemin n ’ est guère suivi que par les pêcheurs et les bouviers. À la grande surprise de l ’ abbé Donissan, le sol lui en parut uni et ferme. Il s ’ en réjouit 7 . La double isotopie de la tendresse ( ‘ irréprochable ’ , ‘ uni ’ , ‘ doux ’ , ‘ élastique ’ ) et de la sûreté ( ‘ libre ’ , ‘ léger ’ , ‘ ferme ’ ) offre à la lecture une remarquable atmosphère de paix. Or est-il besoin d ’ autre chose pour vivre mieux ? L ’ art littéraire n ’ est-il pas en vérité le baume précieux capable de défier tous nos confinements ? 7 Georges Bernanos, Sous le Soleil de Satan (1926), Œ uvres romanesques suivies de ‘ Dialogues des Carmélites ’ , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 163. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [74] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 74 Philippe Richard