Oeuvres et Critiques
oec
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Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0014
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« Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions »
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Béatrice Jakobs
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« Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions » Interview avec l ’ écrivaine Sylvie Germain menée par Béatrice Jakobs Invitée à présenter son œ uvre Le vent reprend ses tours (Albin Michel 2019) à Kiel/ Allemagne en juin 2020 1 , l ’ écrivaine française Sylvie Germain a dû se ranger parmi les gens du secteur culturel qui ne pouvaient plus exercer leur travail comme avant : car, bien sûr, la rencontre n ’ a pas pu avoir lieu à cause du confinement et des restrictions de voyage alors en vigueur. Mais comme les responsables de cette entrevue, à savoir le Centre Culturel Français de Kiel, la Société franco-allemande de Schleswig-Holstein/ Kiel) et l ’ Institut des Langues Romanes de l ’ Université Christian-Albrecht ne voulaient pas renoncer à l ’ occasion d ’ écouter quelques extraits de l ’ ouvrage lus par Sylvie Germain et d ’ en discuter avec elle, les partenaires ont profité du premier moment inter-pandémique possible pour accueillir Mme Germain au bord de la mer baltique en septembre 2021. Pendant la soirée, elle a présenté avec Le vent reprend ses tours non seulement un roman qui démontre le pouvoir de la littérature tel que ressenti par les personnages principaux, Gavril et Nathan, pour qui la littérature et notamment la poésie est un remède dans les temps difficiles de leurs vie, mais aussi une œ uvre littéraire reflétant les expériences faites depuis mars 2020 par le public présent ce soir-là, par ses lecteurs, par quiconque a passé la période des confinements avec/ en compagnie des livres. 1 Reproduction de la page de couverture avec la permission des éditions Albin Michel. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [89] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 Mais l ’ histoire de Gavril et Nathan n ’ est pas la seule à être fortement liée à notre actualité à tous. Lors de la discussion, Sylvie Germain a aussi évoqué son nouveau roman Brèves de solitudes, paru aux éditions Albin Michel en janvier 2021 2 . Les pages de cette œ uvre sont peuplées par des gens surpris d ’ abord par les rumeurs sur un nouveau virus apparu en Asie, puis par son arrivée en France et les mesures de protection sanitaire mises en place par le gouvernement français. Comme les deux amis dans Le vent reprend ses tours, les gens dans Brèves de solitude doivent traverser des temps difficiles qui nous sont tous bien connus ! Les points communs entre les deux textes, la coïncidence des scènes de Brèves de solitudes avec la réalité, l ’ importance de la littérature pour les gens confinés : la liste de sujets intéressants était longue, trop longue pour les quelques moments de partage prévus après la rencontre. En vue de la publication du présent fascicule, consacré justement au rôle de la littérature en des temps difficiles, nous avons eu l ’ occasion de poser nos questions par écrit à Mme Germain qui a eu la gentillesse de partager avec nous ses idées à propos de la littérature et du travail de l ’ écrivain … les voici : B. J. : Dans le roman Le vent reprend ses tours, paru en 2019, Gavril, l ’ ami de jeunesse du personnage principal Nathan, récite des poèmes et raconte aussi des détails sur la vie des écrivains dont ils lisent les noms sur les plaques apposées aux murs des bâtiments devant lesquels ils passent en se promenant dans les rues parisiennes. Pourquoi fait-il cela ? Quel lien y a-t-il entre Gavril et la littérature ? Et quelle relation s ’ établit entre la littérature et Nathan ? Quel pouvoir a-t-elle pour/ sur lui ? S. G. : Les plaques apposées sur les murs des villes ont toujours attiré mon attention ; nous passons malheureusement la plupart du temps à côté sans les remarquer. Certaines de ces plaques sont bouleversantes : celles qui signalent qu ’ à cet endroit de jeunes hommes ont été abattus pendant ou à la fin de la guerre, ou celles, sur des murs d ’ école, qui mentionnent le nombre d ’ enfants juifs qui fréquentaient cet établissement et qui furent déportés. Ce sont des rappels, des apostrophes muettes adressées à notre oublieuse mémoire, à notre 2 Reproduction de la page de couverture avec la permission des éditions Albin Michel. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [90] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 90 Béatrice Jakobs conscience si souvent distraite. Ce sont les plaques que Gavril qualifie de « stigmates », car elles sont les traces - qui devraient demeurer ineffaçables - de blessures tragiques survenues dans l ’ Histoire. Et il y a celles qu ’ il appelle des « mémentos », qui indiquent qu ’ en ce lieu tel personnage important a vécu. Gavril est un homme en exil - de son pays, de ses origines, de sa langue. Et il ne possède rien ; la rue est son domaine. Ces plaques scellées sur les façades des immeubles lui tiennent lieu de fragments de livres, certaines sont comme des « pages » arrachées à une période de l ’ Histoire dont il a subi la violence, d ’ autres envolées de recueils de poésies dont il aime les auteurs. La ville pour lui est une bibliothèque en éclats, un dédale de signes semés. Son intérêt pour la littérature n ’ a rien d ’ intellectuel, rien de savant (Gavril est un autodidacte), c ’ est un goût brut (au sens de pur, de sauvage) et vital (les poèmes, comme les sons qu ’ il produit avec ses étranges instruments, font partie de sa respiration, ils dispensent en lui une joie que rien d ’ autre ne lui procure dans sa vie si précaire.). C ’ est cette force et cette joie qui touchent l ’ enfant Nathan, sans que celui-ci en prenne conscience et mesure sur le moment, mais plus tard, l ’ empreinte laissée en lui par Gavril va se déployer et l ’ ouvrir enfin à une vraie liberté intérieure. B. J. : Dans Le vent reprend ses tours, nous pouvons lire que ce même Gavril a été emprisonné dans les années 1950 au fort Jivala avec un homme nommé Nicolae Steinhardt. Comme celui-ci, Gavril était d ’ avis que « la poésie est aux prisonniers aussi vitale que l ’ air, l ’ eau, la lumière et le pain » (p. 114/ 115). Est-ce que ces mots valent également pour les prisonniers du COVID 19, à savoir les gens confinés lors de la pandémie ? Quelle importance la poésie et la littérature en général avaient-elles pour les gens ces deux dernières années ? S. G. : La poésie, et la littérature en général, prend une valeur particulière lorsqu ’ on est dans des conditions extrêmes - celles où l ’ on se trouve privé de tout, « mis à l ’ arrêt », expulsé de son milieu familier, coupé de ses activités habituelles (la maladie qui invalide et cloue au lit, l ’ enfermement dans un abri, une prison … ) Alors, dans le « vide » et le « nu » qui nous entourent, les mots prennent une résonance nouvelle, des souvenirs refont surface, s ’ intensifient, la pensée se dépouille. De nombreuses personnes qui ont dû subir de longues convalescences, et plus encore d ’ anciens prisonniers et déportés, ont témoigné de l ’ importance qu ’ a eue pour eux la remémoration de poésies (pas seulement Steinhardt, mais aussi Primo Levi, Jorge Semprun … ) Il semble que pendant le confinement les gens aient lu davantage, mais certainement pas en majorité de la poésie … Et puis, il y a celles et ceux qui lisent par dés œ uvrement, pour « passer le temps », se distraire, et d ’ autres qui lisent OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [91] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 « Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions » 91 par passion, pour habiter le temps, se concentrer et à la fois rêver. J ’ espère que certains confinés ont découvert, ou amplifié, le plaisir de la lecture. B. J. : Et cette place de la littérature vous rend-elle heureuse ? En fait, en lisant votre roman Brèves de solitudes, paru en 2021, dans lequel vous évoquez la vie menée par huit personnes différentes pendant les premiers mois de confinement, nous pouvons nous rendre compte qu ’ aucun des personnages mentionnés ne lit ; que personne ne profite des longues journées pour s ’ évader à travers les livres. Pourquoi la littérature est-elle si absente de la vie des personnages ? S. G. : Je ne m ’ étais pas posé la question, et je m ’ en étonne un peu maintenant que vous me le signalez. Peut-être parce que j ’ avais déjà souvent introduit des citations dans des livres précédents, et des personnages-lecteurs, comme Gavril. Quand j ’ ai écrit Brèves de solitude, j ’ ai en fait surtout pensé aux gens qui se trouvaient soudain complètement isolés, et c ’ était particulièrement l ’ épreuve de cette solitude - que presque rien, en effet, ne vient « distraire » - , et ce qu ’ elle fait bouger chez eux, qui m ’ a intéressée. Par ailleurs, il y a les rencontres, aussi fugaces soient-elles, que font ces gens (dans leur immeuble, comme la vieille dame et la gardienne, ou comme l ’ ancien professeur et la petite fille et l ’ adolescent sur son balcon, ou la jeune étudiante et la clocharde dans une église … ) ; ces rencontres provoquent chez chacun des personnages, autrement bien sûr que sous l ’ effet d ’ une lecture, un ébranlement profond. Le confinement - dans le cadre spatial et temporel très étroit qui délimitait les déplacements - a permis singulièrement des rencontres inattendues, parfois occasionné des amitiés surprenantes, et aussi chez certaines personnes des prises de conscience critique quant au mode de vie qu ’ elles menaient jusque-là et qu ’ elles ont changé radicalement. B. J. : Dans Brèves de solitudes, vous évoquez la situation vécue par beaucoup de citadins pendant le premier confinement : l ’ expérience d ’ être prisonnier dans son propre appartement, de se sentir observé dès qu ’ on le quitte pour faire une petite promenade autour du pâté de maisons, la routine des applaudissements sur le balcon. Au lieu de distraire le lecteur et de l ’ emmener dans un autre monde, ce que font beaucoup de livres, votre roman rappelle à celui qui le lit cette période incertaine, difficile pour lui aussi. Pourquoi le lirait-il quandmême ? S. G. : J ’ ai envisagé le confinement vécu dans la solitude sous l ’ angle d ’ une confrontation forcée avec soi-même - expérience que l ’ on évite en général de faire, soit par indisponibilité, soit par crainte et par fuite (mais cela ne s ’ oppose OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [92] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 92 Béatrice Jakobs pas.) « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », selon la phrase fameuse de Pascal qui pointe l ’ angoisse qui nous habite de rester en notre propre et unique compagnie, sans divertissement pour nous consoler de notre finitude et nous détourner des « démons » qui nous hantent. Alors oui, pourquoi les gens ayant subi l ’ épreuve du confinement iraient-ils lire un roman non divertissant ? Ce livre a d ’ ailleurs très mal marché … B. J. : Les lecteurs actuels vivent les situations évoquées dans le roman. Mais comment le lira-t-on dans vingt ans ? Quelle valeur aura-t-il pour nous autres lecteurs, lorsque la pandémie du COVID 19 ne sera plus qu ’ une anecdote dont on se souvient entre amis ou qu ’ on raconte à ses petits-enfants ? S. G. : Cette question se pose pour un grand nombre de livres, et de films aussi bien, qui sont en prise avec l ’ actualité et perdent ensuite vite de leur intérêt, une autre actualité remplaçant l ’ ancienne. Il en a toujours été ainsi. De toute façon, seuls traversent le temps les livres et les films qui ont une qualité artistique, une force, une envergure humaine et sensible véritables ; ces œ uvres-là sont rares. Que reste-t-il à la fin d ’ un siècle des innombrables œ uvres crées en son cours, même de celles qui ont connu un grand succès à leur parution ? Très peu. Le temps fait des tris. Quant à mon roman, déjà peu lu à sa parution, il ne le sera certainement plus du tout dans un temps bref. Mais je n ’ ai jamais eu la prétention, que ce soit avec ce livre ou avec les précédents, d ’ écrire « pour la postérité », ni même la longue durée ! B. J. : En feuilletant le livre, sa structure nous rappelle d ’ abord celle d ’ un recueil de nouvelles : avec ses deux parties, ses sous-chapitres sous forme de brèves histoires à première vue indépendantes, c ’ est-à-dire, non reliées par un fil d ’ action et avec ses intitulés dont la plupart sont des prénoms de personnes, il nous fait penser aux recueils de nouvelles tels le Décaméron ou les Contes et nouvelles de Maupassant. Il ne s ’ agit certainement pas d ’ une ressemblance fortuite. Pourquoi avez-vous choisi cette structure pour votre œ uvre ? Et qu ’ en est-il du titre ? Comme la nouvelle, la brève est courte et actuelle : y-a-t-il dans cette forme littéraire un autre lien avec la tradition nouvelliste ‒ une tradition littéraire fortement liée au concept de raconter pour contrer la peur et l ’ ennui ? S. G. : Je n ’ ai pas « choisi » cette structure en fragments, elle s ’ est imposée à moi. Il en va ainsi pour chacun de mes livres : je ne décide pas à l ’ avance de la forme qu ’ il aura, ne sachant même pas comment va évoluer l ’ histoire. Je me laisse « surprendre » continuellement en cours d ’ écriture. Et je n ’ écris pas « pour OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [93] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 « Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions » 93 contrer la peur et l ’ ennui », mais bien plutôt pour explorer, encore et à nouveau, les méandres et les obscurités, les plis et les replis de la psyché humaine - lesquels sont si denses qu ’ on ne parvient jamais à les sonder complètement. Et c ’ est pourquoi on ne cesse de se remettre à l ’ ouvrage … B. J. : Vu que le fascicule dans lequel paraîtra cette interview s ’ intitule « Lire et raconter en des temps difficiles », nous aimerions savoir si la valeur thérapeutique de la littérature, à savoir l ’ idée que la lecture de vos œ uvres pourrait aider les lecteurs à mieux vivre des périodes difficiles, que le livre pourrait servir de remède, joue un rôle pour vous en tant qu ’ écrivaine lorsque vous vous mettez à votre bureau ? Quelles sont pour vous les fonctions et les tâches de la littérature ? S. G. : La littérature n ’ a pas pour tâche de « distraire » (même si elle le fait souvent, ou du moins est appréhendée ainsi) ; elle a pour tâche (si tant est qu ’ il faille lui attribuer une mission) de faire réfléchir celle ou celui qui lit - réfléchir sur la vie, sur la complexité des sentiments, des relations humaines ; elle doit nous amener à nous poser des questions, et aussi à rêver, et à dynamiser notre propre imagination. Un roman né chez un auteur d ’ un désir/ besoin d ’ exploration de l ’ humain invite les lecteurs à s ’ engager dans une semblable exploration, chacun selon ses voies. Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions. B. J. : Vous avez écrit les Brèves de solitudes pendant les deux premiers mois du confinement au printemps 2020, lorsque tous les déplacements et les rencontres littéraires avaient été annulés et vous étiez (confinée) chez vous, comme tout le monde. Comment l ’ écriture vous a-t-elle aidée à supporter cette situation, dans quelle mesure était-elle donc thérapeutique pour vous-même ? S. G. : Pour la plupart des écrivains, ces temps de confinement ont certainement été moins durs que pour beaucoup d ’ autres personnes, car l ’ écriture est un travail solitaire. Lorsqu ’ on se lance dans l ’ aventure d ’ un roman à écrire, cela exige du temps, de la patience, du calme et du silence autour de soi - le confinement ne m ’ a donc pas complètement dépaysée. Et je ne dirais pas que l ’ écriture de ce livre a été pour moi plus « thérapeutique » que celle de tous mes précédents livres. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [94] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 94 Béatrice Jakobs
