Oeuvres et Critiques
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La proximité dans la distance - Enseigner la littérature au collège en temps de confinement
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Nicolas Faguer
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La proximité dans la distance Enseigner la littérature au collège en temps de confinement Nicolas Faguer Collège de La Vaucouleurs (Mantes-la-Ville) Le confinement est passé comme une sorte de trou noir qui a absorbé bien des choses en nous, en notre mémoire, en notre vécu profond, et nous tentons à présent de nous projeter en avant comme si tout n ’ avait été qu ’ une parenthèse inexistante, un rien, un pur accident de parcours. Nous sommes comme des enfants qui ont mangé trop vite et qui se dépêchent d ’ aller jouer, et n ’ ont pas la patience de laisser la digestion se faire. Dans l ’ enseignement, nous avons fait l ’ expérience de quelque chose de tout à fait nouveau, et nous repartons comme si tout n ’ avait été qu ’ une pause forcée. Mais peut-être qu ’ il est temps de se retourner un instant, et de poser notre regard sur ce que l ’ on a vécu. J ’ étais le professeur de français de trois classes, une sixième, une cinquième et deux quatrièmes, lorsque le confinement fut déclaré. Je parle bien sûr du premier confinement, celui de 2020, qui a duré presque deux mois parce que le second, en France, au printemps 2021, a été tout à fait insignifiant dans le monde éducatif (une semaine de cours à distance, deux de vacances, une autre de cours à distance, et quelques semaines en mode hybride : une moitié en classe, une autre à la maison, les groupes s ’ alternant jour après jour). D ’ un moment à l ’ autre, en ce 17 mars 2020, le choix nous fut laissé de la manière de poursuivre l ’ enseignement. La direction ne nous imposa rien. Chacun devait faire au mieux selon ses compétences et la situation de son propre confinement. Vivant seul à la campagne, à quelques kilomètres de mon collège public de La Vaucouleurs (Mantes-la-Ville, France), ayant donc du temps à consacrer à mes élèves, je m ’ investis en leur préparant de beaux plans de travail hebdomadaire, avec des tâches pour chaque jour de la semaine ; puis, au bout de la première semaine, voyant l ’ incapacité de mes élèves à s ’ autogérer, et en particulier certains que je considérais autonomes, je pensai bon de les voir une fois en classe virtuelle pour faire le point. Ce fut une expérience tout à fait OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [95] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0015 nouvelle : mes élèves là présents, presque tous, qui me parlent librement, je n ’ ai pas à me soucier de la discipline, à m ’ imposer, mais peux enseigner tranquillement, de façon collaborative et dialogale, donnant la parole aux uns et aux autres dans un cadre qui incite chacun à s ’ exprimer de manière plus franche et directe. Comme si la distance physique entre élèves, et avec leur professeur, imposée par le moyen de communication virtuelle, était cela même qui permettait une plus grande proximité dans l ’ expression personnelle des élèves entre eux, et entre élèves et professeur 1 … Je pris goût à cette première classe virtuelle, si bien que je décidai dorénavant de renoncer au plan de travail hebdomadaire à envoyer par internet, pour convoquer les élèves aux jours de classe habituels, en adaptant bien sûr les horaires aux besoins du confinement. Ainsi avons-nous passé presque deux mois, nous retrouvant avec chaque classe de trois à cinq fois par semaine, entre le lundi et le vendredi, dans un climat serein, pour travailler la langue et lire de grands textes. Je donnais les devoirs d ’ un jour sur l ’ autre, comme au collège, et les évaluais dans la mesure du possible (questionnaire de lecture ou de grammaire en autoévaluation, rédaction à envoyer par internet … ). Parfois je leur jouais un morceau de piano 2 pendant qu ’ ils effectuaient un exercice de grammaire, ou leur montrais 3 les animaux de mes logeurs (moutons, poules, alpagas, chats) et leur potager. Tout cela a créé un univers de travail très spécial, dont les élèves se souviennent encore avec gratitude. Pour certains, cette heure de classe virtuelle fut comme une fenêtre de liberté et de vie personnelle dans le cloisonnement du confinement. Fatimata, qui vivait avec 10 membres de sa famille dans un appartement sans doute exigu, assista le plus possible aux cours, malgré ses difficultés de connexion … Je crois que cette heure de français représentait pour elle une respiration dans ses journées, une échappatoire. Et 1 Cela ne signifie pas que les turbulents n ’ aient trouvé de nouvelles manières de se faire remarquer, par exemple en activant leur micro et parlant sans que je les y autorise, ou en dessinant et gribouillant sur l ’ écran partagé qui était destiné à faire noter par les élèves eux-mêmes les cours ou les corrections d ’ exercices ! 2 Surtout Mozart, les sonates 4 et 5 pour piano. Un jour, une élève de quatrième reconnut l ’ Adagio de la sonate 4 qu ’ elle avait entendu dans un film, et fut toute heureuse d ’ en découvrir le compositeur. 3 J ’ avais toujours la caméra allumée, mais les élèves presque jamais, sans doute par pudeur, et je ne pouvais les obliger à la mettre. Quelques sixièmes, plus jeunes et moins pudiques, la gardèrent allumée sur toute la période, quelques cinquièmes et quatrièmes l ’ allumèrent lors des premières séances et de temps à autre, pour saluer tout le monde ou montrer quelque chose ou quelqu ’ un (leur maison, leur jardin, leurs frères et s œ urs, etc.). Faire cours ainsi, où une majorité d ’ élèves avait une voix mais pas de visage, me fit découvrir la spécificité et la beauté du timbre vocal de chacun, et me força à expérimenter quelque chose du quotidien d ’ un animateur de radio. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [96] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0015 96 Nicolas Faguer l ’ occasion, comme pour les autres élèves, de toutes les classes, de garder un lien avec les camarades du collège et avec le collège lui-même 4 . Comme le confinement ne devait durer au départ que deux semaines, je n ’ avais pas fait prendre aux élèves leurs manuels (les sixièmes, eux, l ’ avaient déjà à la maison). Ils ne pouvaient pas acheter de livres à cause de la fermeture des librairies. Très vite, se posa donc le problème de l ’ accès à la littérature. Et c ’ est là qu ’ internet fut d ’ un grand secours. En classe de sixième, nous pûmes lire une édition réduite des Lettres de mon moulin d ’ Alphonse Daudet, en téléchargement gratuit. L ’ histoire qui trouva un plus grand écho avec la situation présente fut certainement celle de « La Chèvre de monsieur Seguin ». On se demanda en effet si ce conseil du maître à sa bête de ne pas sortir malgré le charme de la vie en plein air, parce que dehors se trouvait le loup, et donc la mort, ne représentait pas une sorte de parabole de ce que nous-même devions vivre et accepter : de rester à la maison, en dépit de l ’ envie de sortir, de se balader, de courir comme la chèvre de monsieur Seguin, et ce parce qu ’ un loup d ’ un autre type, un virus inconnu, rôdait dans les rues … Plus tard, nous lûmes dans le manuel des histoires d ’ Hercule et surtout des extraits de L ’ Odyssée ; et les aventures d ’ Ulysse en des lieux étonnants, avec des monstres stupéfiants (le Cyclope, Charybde et Scylla … ) représentèrent une sorte d ’ exutoire par l ’ imagination, un voyage en esprit, en ces jours de réclusion imposée. Avec les élèves de cinquième, je choisis de leur donner à lire une version intégrale de Pinocchio disponible sur internet. Ils connaissaient pour la plupart le dessin animé de Walt Disney mais n ’ avaient jamais lu l ’ ouvrage de Collodi. Les écarts entre le film et le récit nous frappèrent. Combien d ’ animaux interviennent dans le livre pour aider le pantin ! Et puis quelle richesse de vocabulaire ! Les cours de littérature commençaient souvent par un échange sur le chapitre à lire, puis venaient une lecture à haute voix, à tour de rôle, du chapitre suivant, un relevé des éléments essentiels de la narration, une discussion sur les enseignements que l ’ auteur essaie de transmettre, parfois avec une application à nos propres vies, et enfin un travail sur le lexique nouveau. J ’ eus l ’ impression que les aventures du pantin qui s ’ acheminait vers une liberté plus grande, hésitant entre la face obscure et la face lumineuse de la vie, touchaient la question existentielle que mes élèves de cinquième, au seuil de l ’ adolescence, sentaient devoir se poser bientôt, une fois sortis du confinement : comment bien utiliser ma liberté dans le monde extérieur traversé par le bien et le mal ? 4 Certains d ’ ailleurs profitaient de la classe virtuelle pour se fixer des rendez-vous pour jouer aux jeux vidéo ! OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [97] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0015 La proximité dans la distanceEnseigner la littérature au collège en temps de confinement 97 Enfin, avec mes deux classes de quatrièmes, nous poursuivîmes au début l ’ étude du Cid. Le confinement arrivait juste au moment où nous débutions la mise en scène d ’ une sélection de morceaux choisis de la pièce de Corneille. Nous tentâmes alors de réciter les scènes en visioconférence ; mais sans la présence physique, le théâtre perdait l ’ essentiel de son charme. Aussi revins-je à la poésie (que nous avions étudiée en début d ’ année scolaire avec « Demain, dès l ’ aube » et toute la section « Pauce meae » des Contemplations de Victor Hugo). Je leur proposai « Quand vous serez bien vieille au soir à la chandelle » de Ronsard 5 (téléchargeable sur internet), avec l ’ idée de méditer l ’ actualité des derniers vers : Vivez, si m ’ en croyez, n ’ attendez à demain : Cueillez dès aujourd ’ hui les roses de la vie. Comment appliquer ces vers à notre vie de confinés ? Quelles roses pouvionsnous cueillir dans nos périmètres si étroits ? Ces questions donnèrent lieu à de très belles réflexions de la part des élèves : pourquoi ne pas faire plus attention à nos parents, à nos frères et s œ urs ? Pourquoi ne pas aider plus à la maison, préparer un gâteau, cuisiner un bon repas ? Ceux qui avaient la chance d ’ avoir un jardin ou des animaux parlaient d ’ observer plus attentivement les arbres qui se couvraient de feuilles, de fleurs, de mieux soigner leurs bêtes … Toutes ces réflexions nous conduisirent à plusieurs reprises à écrire nos visions du monde d ’ après. Je leur demandai comment ils imaginaient leur premier jour après le confinement, ce qu ’ ils feraient en premier une fois l ’ isolement fini, quel menu ils concocteraient pour leur premier repas avec des invités, et puis ce qu ’ ils souhaiteraient pour le monde qui sortirait de cette épreuve sanitaire. Beaucoup, dans leurs écrits, évoquèrent la paix, le progrès écologique, la fraternité … Et c ’ est ainsi qu ’ après les heures de littérature venaient, avec toutes les classes, les moments d ’ écriture. Et le plus beau se joua sans doute là, quand la parole du grand auteur invitait le collégien à prendre lui aussi la plume et à déposer, sur le papier, les jeunes paroles que son c œ ur lui suggérait. 5 Un jour, il m ’ arriva une chose assez drôle. J ’ interrogeai ma meilleure élève, dont les parents étaient séparés, lui demandant chez quel parent elle se trouvait. Sa caméra était éteinte. Et soudain sa mère, qui était à côté de l ’ ordinateur de sa fille sans que je puisse le savoir, répondit ! Elle aussi est professeur de français dans un collège. Elle me salua et me raconta qu ’ en ce moment-là elle donnait également du Ronsard à ses élèves de quatrième. Mais c ’ était « Mignonne, allons voir si la rose ». Je lui proposai que l ’ an d ’ après j ’ enseigne « Mignonne » et elle « Quand vous serez bien vieille à la chandelle » ! Elle rit. L ’ année suivante est venue, avec son lot de difficultés, et je n ’ ai pas mis cette proposition en œ uvre, peut-être elle non plus, je n ’ ai jamais su … Autre anecdote : Une boulangère de Mantes-la-Jolie que je ne connaissais que de vue me dit un jour qu ’ elle m ’ avait reconnu sur l ’ écran des classes virtuelles de sa nièce en quatrième. Depuis lors, je lui fis des comptes-rendus sur le travail de sa nièce ! OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [98] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0015 98 Nicolas Faguer
