eJournals Oeuvres et Critiques 46/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0016
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Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l’ère du numérique - Étude de cas : un projet de traduction littéraire

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Silvia Adriana Apostol
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Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique Étude de cas : un projet de traduction littéraire Silvia Adriana Apostol Université de Pitesti (Roumanie) Introduction Dans le cadre du master universitaire en traduction, intitulé « Traductologie (anglais/ français) : Traductions en contexte européen », proposé par le Département de « Langue, Littérature, Histoire et Arts » de l ’ Université de Pitesti (Roumanie), la formation prévoit un projet de traduction pour chacun des deux semestres de la dernière année d ’ études. Ce projet de traduction est conçu de manière à répondre aux besoins pratiques des étudiants - futurs traducteurs - et comporte deux volets : un stage professionnel et un atelier de traduction hebdomadaire où les étudiants travaillent en équipe au même projet de traduction. C ’ est dans ce contexte didactique que s ’ inscrit le projet de traduction que nous décrivons dans la présente étude. Description du projet de traduction « Traduire et raconter un conte de Marcel Aymé » Choisir la traduction littéraire alors que la mode, le contexte économique mondial et les intérêts mêmes des étudiants se dirigent plutôt vers le côté pragmatique, utilitaire, de la traduction ? Certes, la traduction littéraire ne manque pas d ’ utilité. Déjà, elle nous « dispense », comme toute traduction, « de la lecture de l ’ original », selon les fameux mots de J.-R. Ladmiral 1 . Et combien de langues littéraires nationales, d ’ idéologies, de courants littéraires et philosophiques se sont-ils créés et développés dans et à travers ce dialogue interlinguistique et interculturel, cet échange, cette rencontre de « deux langues, 1 Jean-René Ladmiral, Traduire : Théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979, p. 11. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [99] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 deux voix qui se transforment mutuellement de ce rapport 2 »! La traduction littéraire ne manque évidemment pas d ’ utilité, mais sa portée n ’ est pas purement économique, car elle ne répond pas aux besoins immédiats, matériels, imposés par la mondialisation. Le secteur du livre et de l ’ édition d ’œ uvres étrangères est important pour la traduction, mais il reste toujours inférieur, tant du côté de l ’ offre de travail que de la rémunération, par rapport à d ’ autres secteurs de l ’ industrie des langues. Dans la course frénétique imposée par le monde moderne et par le marché mondial du travail, les facultés des lettres et les formations en traduction se sont elles aussi adaptées à cette requête d ’ offrir des parcours qui fournissent aux étudiants les compétences nécessaires à leur insertion immédiate sur le marché du travail. Les études en traduction, surtout ces dix dernières années, se sont orientées de plus en plus vers les langages de spécialité, réduisant l ’ espace accordé à la traduction littéraire, pour répondre à ces besoins en matière de compétences requises dans le domaine de l ’ industrie des langues. La mode, comme le soulignait Roland Barthes, « peut être quelque chose d ’ important pour l ’ histoire même de la société 3 », et d ’ ailleurs notre programme de master créé, il y a vingt ans, comme master de traductologie (domaine franco-roumain) centré sur la traduction littéraire, s ’ est adapté aux exigences de l ’ évolution dynamique du secteur de la communication multilingue et multimédia. Les universitaires qui préparent les dossiers d ’ évaluation périodique des programmes universitaires sont familiarisés avec ce type de discours, du moins tel est le cas en Roumanie. Les compétences culturelles sont tout aussi importantes chez le traducteur que les compétences linguistiques, les compétences de documentation terminologique et les compétences technologiques et il faut, comme le dit Paul Miclau 4 , avoir une vision d ’ ensemble et non pas une vision unilatérale, laquelle est dangereuse sur le plan linguistique tout comme elle l ’ est sur le plan idéologique. C ’ est pourquoi, après avoir longuement traité du vocabulaire de la pandémie, après avoir fait des analyses de corpus dans divers domaines de spécialité, après avoir dressé maints glossaires spécialisés et après avoir traduit beaucoup de textes de spécialité à l ’ aide d ’ outils de traduction assistée par 2 Jacques Ancet, « La séparation », in La traduction - poésie à Antoine Berman, ouvrage collectif sous la direction de Martine Broda, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, p. 181. 3 Roland Barthes, interviewé par A. Bourin dans l ’ émission « Le fond et la forme », 19.03.1973, vidéo disponible sur YouTube, https: / / www.youtube.com/ watch? v=WiFVldzcd1o&t=9s 4 Paul Miclau, (dir.), « Les niveaux de langues », in Les langues de spécialité, ebook, Universitatea din Bucuresti, 2002, http: / / ebooks.unibuc.ro/ lls/ PaulMiclau-LesLangues- DeSpecialite/ 1234.htm, dernière consultation 27/ 01/ 2022. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [100] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 100 Silvia Adriana Apostol ordinateur, nous avons proposé à nos étudiants de travailler sur le texte littéraire, sans pourtant leur imposer ce choix. En octobre 2021, en pleine épopée pandémique, nous avons demandé à nos étudiants de choisir la matière sur laquelle ils allaient travailler pour leur projet de traduction. Devant les deux options - un conte de Marcel Aymé, écrivain qu ’ ils ne connaissaient pas du tout, et des documents relevant du domaine économique ou technique - , les étudiants ont opté pour la traduction du conte Le Loup. Ce choix a été fait après la lecture individuelle et collective de plusieurs contes inclus dans le recueil Les Contes du chat perché. Un peu hantée par le souci de la finalité d ’ un tel projet, de la diffusion donc de ses résultats, mais surtout désolée par le fait qu ’ un écrivain tel que Marcel Aymé ne soit presque pas du tout connu en Roumanie et que les enfants roumains n ’ aient pas accès à la beauté de ses Contes du chat perché 5 , nous avons ajouté un deuxième objectif, outre la traduction (comprise à la fois comme processus et comme résultat) : raconter Le Loup aux enfants de langue roumaine à travers une vidéo, où le texte, traduit, adapté et lu en roumain par les étudiants, serait accompagné de belles illustrations élaborées par un illustrateur à la manière des albums illustrés, à cette différence que le support ne serait pas le livre papier mais une vidéo à regarder sur les médias sociaux et en tout cas sur un dispositif électronique 6 . On pourrait longuement débattre ici sur les inconvénients de l ’ exposition des enfants aux écrans. Nous justifions pourtant notre choix par deux aspects principaux. 5 « Les Contes du chat perché » (Pove ș tile motanului coco ț at) ont été traduits en roumain par Tudor M ă inescu et publiés en 1967 aux éditions Tineretului (Éditions de la jeunesse), avec les illustrations de Palayer. Le recueil publié en 1967 comprend les contes suivants : « Le loup » (Lupul), « Le cerf et le chien » (Cerbul), « L ’ éléphant » (Elefantul), « Le canard et la panthère » (R ăț oiul ș i pantera), « Le mauvais jars » (Gâscanul cel r ă u), « L ’ âne et le cheval » (M ă garul ș i calul), « Le mouton » (Berbecul), « Les cygnes » (Ostrovul lebedelor). Certains contes traduits toujours par Tudor M ă inescu avaient été inclus dans le volume Omul care trece prin zid, paru à Bucarest, en 1965, aux éditions Editura pentru literatur ă universal ă . Tudor M ă inescu écrit également l ’ avant-propos où il présente au public roumain l ’ écrivain français et son œ uvre « dont il faut extraire, derrière l ’ écorce humoristique et fantaisiste, la moelle amère et pourtant poétique » (n. t., p. 12). Ce volume comprend des contes et des nouvelles des volumes « Le Passe-muraille » (Gallimard, 1943), « Le Nain » (1943) et « Les contes du chat perché » (1939). Le conte « Le Loup » y figure également. Les contes en roumain n ’ ont pas été réédités, c ’ est ce qui fait que le volume n ’ est pas facile à trouver ; il n ’ est disponible que dans certaines bibliothèques et, rarement, on peut le trouver chez les antiquaires. 6 À la date de rédaction du présent article, la vidéo est en cours d ’ élaboration. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [101] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 101 Le premier tient à une attitude pragmatique devant la réalité : nous sommes déjà en pleine ère numérique, les comportements de lecture ont changé, les usages actuels du livre papier et du livre numérique ont certainement des effets culturels et sociaux, et on pourrait justement se servir du pouvoir accaparant de l ’ écran et des réseaux pour proposer du contenu « classique » aux enfants, dans l ’ espoir (caché ! ) que ce type d ’ expérience ludique et pédagogique de l ’ écran engendre d ’ autres expériences de lecture loin de l ’ écran, à la maison ou à l ’ école. Le deuxième aspect est lié aux avantages de la diffusion du résultat à travers YouTube en termes de temps et de coût. Comme il s ’ agit d ’ une initiative placée dans le cadre d ’ un cours universitaire et non pas d ’ un projet financé, il n ’ y avait pas les moyens financiers pour soutenir l ’ édition papier de la traduction, mais, dans un deuxième temps, nous envisageons de le proposer à quelques maisons d ’ éditions roumaines. Enfin, la « vulgarisation » du conte par la voie multimédia ne doit pas être confondue avec le conte même, ce sont deux produits différents et, à aucun moment, on n ’ aurait pensé à substituer l ’ un à l ’ autre, ni la lecture au visionnement de la vidéo. Mais, pour les enfants qui ne savent pas encore lire ou pour les nouveaux lecteurs, la vidéo pourrait être, du fait de la haute qualité des dessins et du travail traductif conscient et sérieux, un « avant-goût » amusant et relaxant du Loup ayméen. Ce projet de traduction repose donc sur un double mouvement dans des directions apparemment opposées : - un mouvement quelque peu anachronique, en amont de la traduction et à contrecourant de la mode, par le retour à la littérature, aux valeurs de l ’ humanité qu ’ elle décèle sous la forme du Beau et à l ’ enrichissement culturel qu ’ elle apporte ; - et un mouvement en aval, en synchronie avec une société mobile dont il faut finalement embrasser la dynamique nouvelle (fût-elle technologique) pour continuer à marcher avec son temps, par ce jeu de la lecture du résultat de la traduction à l ’ écran, dans une vidéo destinée aux enfants à l ’ âge de la prélecture (1 à 6 ans environ) et aux nouveaux lecteurs (6 - 7 à 8 ans) 7 . Cette deuxième composante multimédia de notre projet n ’ est qu ’ un jeu supplémentaire, un prolongement du plaisir de la lecture, où l ’ auteur-illus- 7 Nous avons utilisé la périodisation proposée par Denise Dupont-Escarpit, « Plaisir de lecture et plaisir de lire », in Communication et langage, no. 60, 2 e trimestre 1984, p. 13 - 29 ; disponible en ligne https: / / www.persee.fr/ doc/ colan_0336-1500_1984_num_60_1_3591, dernière consultation 29/ 01/ 2022. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [102] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 102 Silvia Adriana Apostol trateur propose, au troisième degré (après l ’ auteur-écrivain et l ’ auteur-traducteur), sa propre traduction-création en images pour raconter l ’ histoire. Bien que supplémentaire ou secondaire, ce jeu a été pris au sérieux par l ’ illustrateur Cosmin Bloju 8 , le premier lecteur externe de la traduction proposée par les étudiantes Andreea-Carina S ă vescu, Georgiana Marilena Popa, Dorina Nela Trifu, Florina Sotiriu et Oana Andreea Chiriac 9 . Les illustrations de Cosmin Bloju ne sauront rendre compte de son grand talent que dans un album illustré ou dans une vidéo réalisée par des professionnels. Le point faible de ce projet serait justement l ’ absence d ’ un spécialiste de l ’ édition des vidéos, ce qui fait que l ’ amateurisme sera inévitable dans cette partie, amateurisme qui est pourtant rattrapé par l ’ enthousiasme et la grande volonté des étudiants de rendre leur traduction du Loup accessible aux enfants roumains. Et puisqu ’ on parle du loup, il est temps de le voir à l ’œ uvre chez Marcel Aymé et d ’ entamer une réflexion sur le type de lecture et sur le lecteur-type « que le texte prévoit comme collaborateur, et qu ’ il essaie de créer 10 », selon le concept de lecteur modèle de Umberto Eco, tout en se demandant si le traducteur, en tant que lecteur empirique (collectif, en plus ! ), a su respecter les règles du jeu inscrites dans le texte à la manière du lecteur modèle, qui sait les respecter, lui. 8 Cosmin Bloju est théologien, conseiller en patrimoine culturel auprès de l ’ Archiépiscopie de Arges et Muscel (Roumanie), titulaire d ’ un master en « Restauration d ’ icônes, peinture murale et peinture de chevalet ». 9 Les étudiantes ayant participé à ce projet ont des profils et des parcours formatifs différents : - Andreea-Carina S ă vescu, licenciée en philosophie à l ’ Université « Jean Moulin Lyon 3 », est enseignante de philosophie et traductrice freelancer. - Georgiana Marilena Popa, licenciée ès lettres (roumain - français) à l ’ Université de Bucarest, est enseignante de FLE. - Dorina Nela Trifu, licenciée ès lettres (roumain - français) à l ’ Université de Pitesti, est enseignante de roumain. - Florina Sotiriu, licenciée en langues étrangères appliquées à l ’ Université « Lucian Blaga », Sibiu, est enseignante d ’ allemand. - Oana Andreea Chiriac, licenciée ès lettres (roumain - espagnol) à l ’ Université Craiova, est actuellement étudiante en kinésithérapie (Université de Craiova) et désire maîtriser le français pour pouvoir pratiquer le métier de kinésithérapeute en France. 10 Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d ’ ailleurs, Paris, Grasset, 1996, p. 17. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [103] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 103 Lupus in fabula - lector in fabula On aura reconnu dans ce sous-titre une allusion à Umberto Eco, qui s ’ est inspiré de l ’ expression latine lupus in fabula pour le titre de son fameux ouvrage Lector in fabula, voulant par cette analogie du loup qui apparaît à chaque fable « situer le lecteur dans la fabula, c ’ est-à-dire dans tout texte narratif 11 ». Le conte dont il est question dans notre étude est intitulé Le Loup. Le loup y est donc, comme dans tout conte véritable. Et la question du lecteur y est particulièrement intéressante, comme il résulte du riche paratexte qui entoure Les Contes du chat perché : Vous savez, dit le loup, on raconte beaucoup d ’ histoires sur le loup, il ne faut pas croire tout ce qu ’ on dit. La vérité, c ’ est que je ne suis pas méchant du tout (p. 916) 12 . Voilà ce qui arrive au loup ayméen : il devient bon tout à coup, « si bon et si doux qu ’ il ne pourrait plus jamais manger d ’ enfants ». Il reste bon jusqu ’ au moment où il doit interpréter le rôle du loup dans le jeu proposé par les deux petites filles et voilà comment, malgré ses bonnes intentions et les sentiments d ’ amitié profonde envers les deux petites, il fait le loup. Heureusement, il ne sait pas ouvrir les portes et reste bloqué dans la cuisine jusqu ’ à l ’ arrivée des parents, qui ouvrent le ventre du loup et délivrent Delphine et Marinette. Par pitié et au souvenir des beaux moments passés avec le loup, les petites demandent aux parents de le laisser s ’ en aller. Le loup jure de ne plus être aussi gourmand à l ’ avenir et surtout de prendre la fuite lorsqu ’ il voit des enfants : On croit que le loup a tenu parole. En tout cas, l ’ on n ’ a pas entendu dire qu ’ il ait mangé de petite fille depuis son aventure avec Delphine et Marinette. (p. 926) Ce loup-ci est le « loup vagabond des contes de fées », le « résultat de tous les loups de tous les contes », comme le note Véronique Vella, metteur en scène 13 . La toute première phrase du conte (« Caché derrière la haie, le loup surveillait patiemment les abords de la maison. ») exploite la polyvalence de l ’ article défini : sa valeur sémantique de familiarité et d ’ unicité - le référent dénoté est déjà connu ou déterminé, sa valeur anaphorique - « le loup » de la phrase d ’ ouverture est lié à une première apparition dans le titre (lequel comporte 11 Eco, Six promenades dans les bois du roman et d ’ ailleurs, p. 7. 12 Pour toutes les citations du conte Le Loup, nous utilisons « Les Contes du chat perché », in Œ uvres romanesques complètes, tome II, Paris, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », N. R. F., Gallimard, 1998, p. 915 - 927. 13 Véronique Vella, « Le loup », 2009, propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, in Marine Jubin, Dossier pédagogique, Comédie Française, disponible en ligne : https: / / www.comedie-francaise.fr/ www/ comedie/ media/ document/ dossier-marcelayme.pdf, dernière consultation 01/ 02/ 2022. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [104] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 104 Silvia Adriana Apostol également l ’ article défini) mais aussi à sa fonction itérative se manifestant dans l ’ accord masculin, singulier (« caché derrière la haie ») ; de même, par cette valeur anaphorique, l ’ identification du référent requiert l ’ activation de la mémoire du lecteur, auquel le texte demande ex abrupto d ’ aller chercher le référent au-delà du cotexte, dans ses lectures d ’ enfance ou dans les histoires de loup qu ’ on lui a racontées. Le loup qui surveille patiemment les abords de la maison pourrait donc être le loup des contes et des fables que tout lecteur a rencontré au moins une fois dans sa vie de lecteur. Par sa valeur spécifique, l ’ article défini renverrait alors moins à la classe du loup en tant « mammifère carnivore sauvage » qu ’ à cet ensemble de la classe des loups littéraires et folkloriques de la mémoire collective. Plus encore, par la valeur cataphorique que lui confère l ’ emploi dans la phrase seuil du conte, l ’ article défini précédant le nom « loup » invite à identifier le référent non pas seulement à partir du contenu descriptif du nom, mais également à partir de cette expansion qu ’ est le texte que le lecteur est en train de lire, le conte de Marcel Aymé intitulé Le Loup. Le loup ayméen connaît bien tout ce qu ’ on raconte de lui et il s ’ en défend. Le petit Chaperon Rouge est « un péché de jeunesse » qu ’ il regrette ; quant à l ’ agneau du Loup et l ’ agneau ou de tout autre fable, il l ’ a mangé, car cela est dans sa nature, et il n ’ y voit pas de mal : « Vous en mangez bien, vous ! ». Le côté intertextuel évident du conte de Marcel Aymé entre dans la poétique du jeu propre à son écriture. Ce clin d ’œ il intertextuel, tout comme le discours polyphonique où l ’ on perçoit une distanciation par rapport à certaines répliques des parents, s ’ adressent-ils aux enfants ou aux adultes ? L ’ on a beaucoup écrit sur le destinataire visé par les Contes du chat perché et Marcel Aymé lui-même s ’ est exprimé à ce sujet et plus largement au sujet de la littérature de jeunesse de son temps : « Si j ’ en avais le pouvoir, j ’ interdirais la littérature enfantine et je condamnerais les enfants à chercher leur butin dans la littérature tout court 14 ». Le journal Candide, où sont publiés à partir des années trente beaucoup des contes réunis ensuite dans les Contes du chat perché, n ’ est pas destiné à la jeunesse. Le Loup y paraît en 1932. Dans sa prière d ’ insérer de l ’ édition de 1934, Marcel Aymé dit : En écrivant ces contes, je ne pensais pas à l ’ usage déplorable de la prière d ’ insérer. Et je ne savais pas encore, sauf pour le dernier, qu ’ ils seraient des contes d ’ enfants. Je les écrivais pour reposer mes lecteurs éventuels de leurs tristes aventures où l ’ amour et l ’ argent sont si bien entremêlés qu ’ on les prend à chaque instant l ’ un pour l ’ autre, ce 14 Marcel Aymé, « Pour les enfants », publié dans Marianne, le 18 décembre 1935, in Œ uvres romanesques complètes, tome II, Paris, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », N. R. F., Gallimard, 1998, p. 1243. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [105] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 105 qui est forcément fatigant. Mes histoires sont donc des histoires simples, sans amour et sans argent. Plusieurs grandes personnes qui les ont lues m ’ ont assuré qu ’ elles ne les avaient pas plus ennuyées que n ’ importe quoi d ’ autre. J ’ en suis très content aujourd ’ hui, car un livre assommant pour les gens d ’ âge mûr l ’ est aussi pour les enfants. Si j ’ en crois mes souvenirs d ’ entre six et douze ans, la littérature qui veut se mettre au niveau de l ’ enfance, se ressent fâcheusement des limites qu ’ elle s ’ impose, car la cible est étroite. Décider qu ’ on va faire un livre pour les moins de dix ans, c ’ est un peu comme si l ’ on écrivait, comble de ridicule, la prière d ’ insérer avant le livre luimême 15 . Rappelons que l ’ édition de 1934, publiée par Jacques Schiffrin, directeur de la N. R. F qui avait lancé la collection pour la jeunesse « Les Plus Beaux Livres pour enfants », comprend quatre nouvelles qui avaient déjà paru dans Candide (dont Le Loup). Le succès des contes est immédiat tant auprès des enfants que des adultes. Comme le souligne à juste titre Isabelle Cani 16 dans son étude sur le double langage dans les Contes du chat perché, ceux-ci ont rencontré presque par hasard un public enfantin. Dans la prière d ’ insérer de l ’ édition de 1939, Marcel Aymé insiste cette fois-ci sur le côté enfantin, compris, à notre avis, non comme âge, mais comme une sorte de disponibilité, de plaisir et de capacité de participer aux jeux de lecture, à la fois au jeu fictionnel du « comme si » et au jeu avec les règles et le brouillage qui en résulte : Ces contes ont été écrits pour les enfants âgés de quatre à soixante-quinze ans. Il va sans dire que par cet avis, je ne songe pas à décourager les lecteurs qui se flatteraient d ’ avoir un peu de plomb dans la tête. Au contraire, tout le monde est invité. Je ne veux que prévenir et émousser, dans la mesure du possible, les reproches que pourraient m ’ adresser, touchant les règles de la vraisemblance, certaines personnes raisonnables et bilieuses 17 . Le lectorat serait alors « une sorte d ’ enfance élargie », comme l ’ appelle Yvon Houssais 18 dans une étude sur le double public inscrit dans la stratégie d ’ écriture des contes de Marcel Aymé. 15 Marcel Aymé, « Prière d ’ insérer de l ’ édition de 1934 », in « Documents », Œ uvres romanesques complètes, tome II, p. 1421. 16 Isabelle Cani, « Chapitre II. Fantaisie ou fatalisme ? Le double langage dans Les Contes du Chat perché de Marcel Aymé », in Nathali Prince (dir.), La littérature de jeunesse en question(s) [en ligne]. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 51 - 82, Disponible sur Internet : http: / / books.openedition.org/ pur/ 39709, DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ books.pur.39709, dernière consultation le 02/ 02/ 2022. 17 Marcel Aymé, « Prière d ’ insérer de l ’ édition de 1939 », op.cit., p. 1421. 18 Yvon Houssais, « Les Contes du chat perché. De quatre à soixante-quinze ans ? », in Marion Mas, Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.), Écrire pour la jeunesse et pour les adultes. D ’ un lectorat à l ’ autre, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 57. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [106] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 106 Silvia Adriana Apostol L ’ histoire de la prépublication et des éditions des contes montre clairement qu ’ ils ne sont pas nés comme contes pour les enfants, ou mieux dit, qu ’ ils ne relèvent pas d ’ une littérature « zézayante » 19 , simplifiée, destinée aux seuls enfants, mais que la rencontre inattendue de ce nouveau public a été bien accueillie par l ’ écrivain. C ’ est peut-être dans cette clé qu ’ on pourrait lire les prières d ’ insérer de 1934 et de 1939, le remaniement fin des propos concernant le public auquel sont adressés les contes, et finalement la préface de Marcel Aymé où est introduite l ’ instance du chat perché qui soutient que ces contes « conviennent à tous les enfants qui sont encore en âge où on peut comprendre les bêtes et parler avec elles ». Dans Les Contes du chat perché, il y a évidemment le monde des deux petites filles, Delphine et Marinette, leurs aventures extraordinaires avec les animaux qui parlent et qui raisonnent comme les humains, voire mieux qu ’ eux (! ), il y a cette complicité contre les parents, cette entente parfaite avec les compagnons animaliers grâce auxquels les deux petites échappent de l ’ espace clôturé de la ferme et de la maison ou qu ’ elles invitent dans leur espace donnant ainsi, à travers le jeu, de nouvelles dimensions fantaisistes à leur univers. Cette composante de l ’ histoire se donne à lire facilement aux enfants, qui se reconnaissent dans l ’ univers des deux filles à l ’ âge scolaire et surtout dans le plaisir éternel du jeu. Mais il y a également une autre composante, liée à la manière dont est racontée l ’ histoire, car les mots n ’ y sont pas touchés du bout de la langue, « en zézayant », bien au contraire, l ’ humour, l ’ ironie, le discours polyphonique supposent des stratégies de production et d ’ interprétation qui sont loin de la parole simplifiée, infantilisée. Nous l ’ avons dit ailleurs 20 , le jeu est au centre des Contes du chat perché : le jeu fantaisiste des enfants et des animaux, avec quelques brins de moralisme, au premier degré de lecture, et le jeu avec la tradition du genre et avec le code des contes, au second degré. À tout cela s ’ ajoute une maîtrise parfaite du jeu de la langue qui permet la coexistence de ces deux niveaux de lecture et un regard biaisé, ironique, sur le monde clos des adultes, sur leur manque de fantaisie, sur la sévérité des parents, sur le ridicule de certaines de leurs répliques et de leurs exigences. 19 Nous faisons référence aux propos de Marcel Aymé dans l ’ article « Pour les enfants » : « Les livres écrits spécialement pour les gosses ne répondent à aucune nécessité, pas plus que l ’ habitude de leur parler en zézayant et en déformant les mots. C ’ est une erreur de vouloir se mettre à leur portée, sauf pour l ’ alphabet et les premiers pas. » Marcel Aymé, « Pour les enfants », op.cit., p. 1243. 20 Silvia-Adriana Apostol, « La « prétendue » ironie de Marcel Aymé », in Language and Literature - European Landmarks of Identity, Pitesti, 2019, p. 25 - 34. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [107] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 107 Il s ’ agirait donc de deux publics auxquels les contes s ’ adressent simultanément, sans nécessairement dire la même chose aux enfants et aux adultes. Isabelle Cani utilise à ce propos l ’ image des tableaux où « des tâches de couleur sont disposées de façon à former deux dessins complètement différents selon l ’ endroit où se place celui qui regarde 21 ». Qu ’ en est-il du traducteur des contes ? Certainement il doit se placer à la fois du côté du lecteur/ auditeur enfant et du lecteur adulte pour essayer de provoquer chez les lecteurs du conte dans la nouvelle langue d ’ arrivée les mêmes effets de lecture qu ’ est supposé engendrer l ’ original. Cela revient à dire que le traducteur doit être tout d ’ abord conscient de ce public double qui est inscrit dans le texte ayméen ou, si l ’ on fait toujours appel aux concepts de Umberto Eco, le traducteur, ce lecteur empirique avec une tâche bien précise, devrait être à même de découvrir l ’ auteur modèle du conte Le Loup et comprendre ce que cet auteur modèle attend de lui. Autrement dit, le traducteur devrait devenir tout d ’ abord lecteur modèle, participer activement à l ’ interprétation du texte, à son décodage, d ’ autant plus qu ’ il lui incombera de se mettre à la place de l ’ auteur modèle dans le processus d ’ encodage dans une autre langue. Sans continuer dans cette voie prescriptive, nous voudrions, au contraire, nous arrêter dans ce qui suit sur la description de l ’ expérience de la lecture et des multiples relectures faites dans l ’ étape de décodage du conte en LD ou LS (langue de départ ou langue source) et dans l ’ étape d ’ encodage en LA ou LC (langue d ’ arrivée ou langue cible). Lectures et relectures La lecture, ce « n œ ud gordien de la traduction, à la fois point de départ et aboutissement », pour citer Freddie Plassard 22 , est sans doute une composante sine qua non du processus de traduction dans toutes ses étapes. Le cas particulier de la lecture en vue de la traduction d ’ une œ uvre littéraire (et non pas d ’ un texte spécialisé) crée un rapport plus intime entre le traducteur et le texte dont il essaie de découvrir les sens les plus cachés. Le plaisir de lecture ou l ’ « intimité » que suscite la lecture des textes littéraires, fictionnels, et que nous admettons intuitivement, peut trouver une explication théorique dans la fameuse triparti- 21 Isabelle Cani, op.cit. 22 Freddie Plassard, Lire pour traduire, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, p. 22. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [108] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 108 Silvia Adriana Apostol tion des « instances lectrices » proposée par Vincent Jouve, notamment dans ces trois dimensions de la lecture, la dimension intellectuelle (« le lectant »), la dimension affective (« le lisant ») et la dimension pulsionnelle (« le lu »). Suivant l ’ exemple de Mathieu Dosse qui se sert brillamment de la tripartition des instances lectrices de Jouve pour établir des « modalités de la lecture en traduction 23 », donc de la lecture des œ uvres traduites, nous envisageons l ’ expérience de lecture du traducteur également du point de vue de cette triple dimension de la lecture. Dans toutes ses différentes étapes, le travail du traducteur est une activité consciente, métaréflexive. Comme la lecture en jalonne le déroulement, étant l ’ alpha et l ’ oméga d ’ un nouvel artéfact, mais également source de ses variants successifs (! ), il est logique que le lectant, c ’ est-à-dire la part du lecteur qui « ne perd jamais de vue que tout texte, romanesque ou non, est d ’ abord une construction 24 », soit plus activé que les deux autres régimes de lecture chez le traducteur. Ce régime de lecture attentive aux stratégies narratives, à la recherche de l ’ « architecte » de la construction textuelle, de la « voix » originaire qui lui donne sens, de « l ’ auteur qui le guide dans sa relation au texte 25 » n ’ est pas sans rappeler le lecteur modèle de Eco, découvrant l ’ auteur modèle et répondant à ses instructions. Outre cette attitude distanciée du lectant, correspondant notamment à la dimension intellectuelle de l ’ acte de lecture, Vincent Jouve envisage également une participation affective (le lisant) et une participation pulsionnelle (le lu) du lecteur, ces deux autres régimes de lecture correspondant à deux autres attitudes de croyance à l ’ univers fictionnel. Le lisant est la part du lecteur qui, le temps de la lecture, fait semblant d ’ y croire ou, autrement dit, le moi fictionnel (selon le concept de Kendall Walton) ou le jeu fictionnel élémentaire du « comme si », du make-believe, comme l ’ appelle Matei C ă linescu 26 . Le lisant, c ’ est « la part du lecteur victime de l ’ illusion romanesque 27 » qui s ’ identifie aux personnages, qui éprouve des sentiments de peur, de peine, de joie, lors de la lecture. Les enfants se laissent très facilement absorber par les contes et s ’ identifient avec les personnages ; 23 Mathieu Dosse, « Modalités de la lecture en traduction », in Poétique de la lecture des traductions : Joyce, Nabokov, Guimar-es Rosa, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 129 - 155. 24 Vincent Jouve, L ’ effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 83. 25 Ibidem, p. 83 - 84. 26 Matei C ă linescu, A citi, a reciti. C ă tre o poetic ă a (re)lecturii, (Rereading, New Haven & London, Yale University Press, 1993), Seconde édition, Traduit en roumain par Virgil Stanciu, Editura Polirom, 2007, p. 208. 27 Vincent Jouve, op. cit., p. 85. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [109] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 109 combien de fois ne s ’ est-on ému devant le sort tragique de quelque personnage ? C ’ est le même mécanisme de participation affective à la vérité fictionnelle qui fait qu ’ on pleure lorsqu ’ on regarde un film, bien que l ’ on sache que ce n ’ est qu ’ une fiction, un produit artistique. Plus encore, « le support de la crédulité du lecteur, c ’ est l ’ enfant qui a survécu dans l ’ adulte », dit Vincent Jouve 28 . Quant au lu, il recouvre la part du lecteur qui, à travers la lecture, cherche « la satisfaction de certaines pulsions inconscientes » : « si ce n ’ est pas toujours soimême qu ’ on lit dans le récit, c ’ est toujours soi-même qu ’ on cherche à lire, à retrouver, à situer. Ce qui séduit dans le roman, n ’ est-ce pas d ’ abord la promesse d ’ une aventure intérieure ? Il y a bien un niveau de lecture où ce qui se joue, c ’ est la relation du sujet à lui-même, du moi à ses propres fantasmes 29 . » Il convient de rappeler que ces attitudes sont enchevêtrées et qu ’ elles coexistent dans le lecteur, lequel peut passer d ’ une position à l ’ autre, selon que les stratégies du texte lui dictent l ’ une ou l ’ autre voie ou selon sa propre disposition affective, émotionnelle, subjective donc. Pour ce qui est de l ’ expérience de lecture mise en œ uvre dans le cadre du projet de traduction qui nous occupe ici, la démarche didactique adoptée a voulu privilégier, dans un premier temps, une lecture linéaire, « curieuse », « orientée vers le dénouement 30 » dans la mesure où le texte permet ce mouvement linéaire afin de recréer les conditions d ’ un acte de lecture littéraire sans l ’ arrière-pensée traductive, qui donne aux étudiants la possibilité de vivre l ’ expérience de la lecture en tant que simples lecteurs (et non pas comme traducteurs en puissance), chacun avec son propre agencement de lectants, lisants et lus. Dans les premiers cours, tenus en ligne comme tous les autres, les étudiants ont lu des contes à tour de rôle et ont partagé, outre l ’ écran où défilait la version électronique des Contes du chat perché, l ’ expérience agréable de la lecture collective. Béatrice Jakobs rappelait, dans l ’ exposé de l ’ appel à contribution au présent numéro d ’Œ uvres et critiques, la pratique lancée par le Décaméron de « raconter des histoires à tour de rôle à des fins curatives - à savoir contre la mélancolie et/ ou pour le bien-être ». Les ateliers de lecture des contes ayméens ont bien été pour nous et pour nos étudiants de vrais boosters (pour rester dans le paradigme de la pandémie) de plaisir esthétique, d ’ optimisme et de joie de vivre. Par cet abandon à la lecture sans autre finalité que la découverte de l ’ univers du conte ayméen, de ses personnages, de leurs aventures et l ’ immersion dans cet univers-là, nous avons voulu créer les conditions d ’ une lecture à la façon de celle 28 Ibidem, p. 85. 29 Ibidem, p. 89 - 90. 30 Matei C ă linescu, op. cit., p. 19. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [110] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 110 Silvia Adriana Apostol qu ’ en fait l ’ enfant qui lit un conte ou qui écoute un conte, pour jouir du pouvoir de la fiction ou, comme le dirait La Fontaine, du pouvoir de la fable : Si Peau d ’ âne m ’ était conté J ’ y prendrais un plaisir extrême, Le monde est vieux, dit-on ; je le crois, cependant Il le faut amuser encor comme un enfant 31 . Dans un deuxième temps, une fois que le conte à traduire a été choisi par les étudiants, la démarche didactique s ’ est orientée vers l ’ exercice de la relecture du conte Le Loup mais également d ’ autres contes ou fables (dont Le Petit Chaperon rouge et Le loup et l ’ agneau), conviés par le texte et par l ’ intertexte ayméen. Cette dimension réflexive, consciente, de la (re)lecture en français a été doublée par la (re)lecture de ces contes et fables en roumain, ainsi que d ’ autres contes ou fables, adaptations ou versions écrites par des écrivains roumains, tels La chèvre et ses trois biquets par l ’ écrivain roumain Ion Creang ă et Le loup moraliste par Grigore Alexandrescu, que le public roumain connaît bien. C ’ est donc dans un va-etvient d ’ un conte à l ’ autre, d ’ une fable à l ’ autre, d ’ une langue à l ’ autre et d ’ une culture à l ’ autre, que s ’ est déroulé l ’ exercice de la relecture, visant à mieux saisir l ’ empreinte intertextuelle inscrite dans Le Loup et à éveiller dans la mémoire des étudiants la langue de leurs contes, laquelle allait servir de support pour essayer de recréer, dans leur traduction du Loup, les mêmes effets des jeux linguistiques que suscite l ’ original. Dans leur travail sur le mot, sur la phrase, sur le son, les étudiants ont essayé de respecter les stratégies du texte ayméen qui donnent naissance à ces lectures différentes dont il a été question auparavant, surtout à ce poids différent d ’ investissement intellectuel, affectif, pulsionnel selon que le regard sur le texte est porté par un lecteur plus averti (disons « adulte ») ou par un lecteur « naïf ». Un exemple à ce titre pourrait être le choix de la traduction des jeux qui apparaissent dans le conte, car non seulement ces jeux renvoient-ils à un aspect civilisationnel français, voire franc-comptois, mais certains sont tout simplement inventés par Marcel Aymé. Après un important travail de documentation (également auprès des parents et des enfants français) et ayant toujours le souci de la désambiguïsation nécessaire pour assurer la lisibilité et la compréhension du texte, les étudiants ont choisi de procéder par adaptation pour rendre en roumain ces éléments ludiques qui tiennent à la « périlinguistique civilisa- 31 La Fontaine, Fables choisies mises en vers, Livre huitième, Fable IV, Le pouvoir des fables, dans Œ uvres complètes, tome I, Fables, Contes et nouvelles, édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », N. R. F., 1991, p. 295. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [111] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 111 tionnelle 32 ». L ’ adaptation apparaît comme nécessaire là où la situation à laquelle se réfère le message dans la LD n ’ existe pas dans la LA. Or des jeux roumains qui correspondent en grandes lignes à la manière dont se déroulent les jeux invoqués dans le conte il y en a évidemment. La traduction littérale des jeux français aurait senti trop l ’ étranger, mais surtout l ’ étrangeté. Procéder par notes du traducteur ou par explicitation aurait nui à la lisibilité et à l ’ effet de lecture en roumain. Pour les enfants roumains d ’ aujourd ’ hui, qui jouent plutôt aux jeux vidéo (hélas), les jeux roumains choisis dans la traduction ou certains d ’ entre eux créent le même effet de « jeux joués autrefois », alors que pour les parents roumains, ceux-ci remémorent les jeux de leur enfance. Les étudiants ont également créé un glossaire avec les jeux présents dans le conte et avec les équivalents roumains qu ’ ils en ont proposés. La même démarche cibliste a été adoptée pour la traduction des refrains et des titres des chansons qui apparaissent dans le conte. Pour le refrain-clé du jeu au loup (« Promenonsnous le long du bois, pendant que le loup y est pas. Loup y es-tu ? m ’ entends-tu ? quoi fais-tu ? »), les étudiants ont essayé, dans un premier temps, de le traduire en respectant le rythme et la rime, mais lors d ’ une recherche sur Internet, ils ont découvert que la chanson « Promenons-nous dans les bois » a été adaptée en roumain en 2018, sur une chaîne YouTube de chansons pour les enfants de la maternelle 33 , très appréciée par les enfants et par les professeurs des écoles. Puisque le refrain est récemment entré dans l ’ espace enfantin roumain et vu la deuxième composante multimédia du projet, l ’ on a opté finalement pour la version roumaine de la chanson, telle qu ’ elle a été adaptée par le site « cantecegradinita.ro 34 », d ’ autant plus que le site propose les mêmes chansons et animations en plusieurs langues, dont le français. 32 Le concept appartient à Demanuelli, J., Demanuelli, C., La traduction : mode d ’ emploi. Glossaire analytique, Éd. Masson, Paris, 1995. L ’ ouvrage est une analyse critique des procédés de traduction se rapportant surtout aux procédés présentés par Vinay et Darbelnet in Vinay, J., Darbelnet, J., Stylistique comparée du français et de l ’ anglais, Gap, Ophrys, 1958, (1981). « Tout ce qui est « autour » de la linguistique et se rattache directement au sociolinguistique ». En d ’ autres termes, il s ’ agit des phénomènes tels que : l ’ emprunt, le calque, l ’ équivalence, l ’ explicitation, appelés à rendre le discours compréhensible dans la LC, selon plusieurs coordonnées dont le traducteur doit tenir compte : la nature et la portée du phénomène civilisationnel ou culturel à traduire, la nature du public-cible, initié ou non, susceptible ou non de s ’ informer, le genre du texte et la nature de l ’ écriture. 33 Cantece Gradinita.ro, https: / / www.youtube.com/ watch? v=2IUovRO3okE&t=17s, dernière consultation 08/ 02/ 2022. 34 http: / / www.cantecegradinita.ro/ OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [112] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 112 Silvia Adriana Apostol Conclusions La (re)lecture a constitué non seulement les fondements sur lesquels a été bâti l ’ entier concept traductif, mais également le mécanisme d ’ évaluation de la résistance de la nouvelle construction, car chaque paragraphe traduit (parfois dans plusieurs versions par différents étudiants) a été lu à haute voix par plusieurs étudiants, étant soumis donc à des relectures critiques qui ont engendré de nouveaux remaniements du texte. Du point de vue technique et organisationnel, la traduction a été une activité d ’ écriture collaborative dans un fichier google qui permet une telle collaboration entre plusieurs auteurs. Les versions téléchargées après chaque séance de traduction témoignent des états successifs de la traduction et des remaniements, des commentaires, des reformulations faites suite à la relecture attentive dans chaque étape de l ’ activité. Intégrer les versions successives et les multiples variantes d ’ un même paragraphe (segment) dans un outil d ’ aide à la traduction avec mémoire de traduction pourrait s ’ avérer une méthode d ’ analyse intéressante qui en dirait plus sur la « phase de gestation, de tâtonnement, à partir de laquelle elle [l ’œ uvre] a bifurqué vers sa figure finale », pour reprendre les mots d ’ Antoine Berman cité par Freddie Plassard 35 . Mais avant d ’ aller vers d ’ autres projets, nous nous demandons si ce projet-ci a fait des bénéfices et s ’ il peut avoir à l ’ avenir une valeur culturelle, littéraire, traductologique, didactique. Les étudiants ayant participé au projet ont découvert un écrivain français qu ’ ils ne connaissaient pas du tout avant cette aventure de lecture et de traduction. Ils, ou plutôt, elles (car ce ne sont que des filles) ont lu Les Contes du chat perché, elles ont acheté le livre (format papier) en français, l ’ une d ’ entre elles, qui, dans son mémoire, se penchera plus longuement sur l ’ analyse des procédés de traduction dans une approche comparative de leur version et de celle de Tudor M ă inescu, a eu la chance de trouver et d ’ acheter chez l ’ antiquaire le recueil en roumain des Contes du chat perché paru en 1967. Mais surtout elles sont presque toutes enseignantes et mères. Et, dans leur histoire du soir ou dans leurs leçons sur le conte ou sur le procédé de l ’ intertextualité, elles pourront lire et faire lire à leurs enfants et à leurs élèves un autre conte du loup, un conte qui amuse (plutôt que fait rigoler 36 ) les enfants. Et, outre le fameux Le Petit Chaperon rouge et La chèvre et ses trois biquets (par le roumain Ion Creanga), 35 Freddi Plassard, op.cit., p. 28. 36 « La littérature enfantine, je m ’ en rapporte sur ce point au jugement des spécialistes, a pour but d ’ instruire en amusant. La formule ne vaut peut-être pas grand-chose, mais si elle était respectée, on n ’ aurait pas trop le droit de se plaindre. Malheureusement, les gens qui écrivent pour les enfants ne s ’ en soucient presque jamais. Ils ne se proposent plus de les amuser, mais de les faire rigoler ». Aymé, Marcel, « Pour les enfants », op. cit., p. 1242. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [113] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 113 les enfants à qui on aura parlé du Loup ayméen connaîtront une autre histoire de loup, un loup qui veut être bon et qui n ’ y réussit pas, un loup qui découvre le jeu et s ’ y amuse bien, un loup qui n ’ est pas forcément tué ou torturé par la vengeance de la chèvre (quel conte noir à raconter aux enfants ! ), un loup qui a le don de la parole et s ’ en sert avec intelligence, un loup sympathique tout court. Les lecteurs avertis, peut-être, y liront-ils, comme le fait Véronique Vella dans sa mise en scène du Loup, ce message sous-entendu : « adressez-vous à la culture des êtres, et vous aurez affaire à des êtres cultivés, adressez - vous à leur nature et vous aurez affaire à leurs instincts 37 . » 37 Véronique Vella, op.cit., https: / / www.comedie-francaise.fr/ www/ comedie/ media/ document/ dossier-marcelayme.pdf, dernière consultation 01/ 02/ 2022. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [114] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 114 Silvia Adriana Apostol Reproduit avec la permission de l ’ illustrateur Cosmin Bloju OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [115] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 115 Bibliographie Bibliographie des textes de Marcel Aymé cités AymÉ, Marcel, Œ uvres romanesques complètes, tome II, édition publiée sous la direction de Michel Lécureur, Paris, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », N. R. F., Gallimard, 1998. — « Le Loup » — « Pour les enfants » — « Prière d ’ insérer de l ’ édition de 1934 » — « Prière d ’ insérer de l ’ édition de 1939 » Autres sources citées Ancet, Jacques, « La séparation », in La traduction - poésie à Antoine Berman, ouvrage collectif, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999. Apostol, Silvia-Adriana, « La « prétendue » ironie de Marcel Aymé », in Language and Literature - European Landmarks of Identity, Pitesti, 2019, p. 25 - 34. Barthes, Roland, interviewé par A. Bourin dans l ’ émission « Le fond et la forme », 19.03.1973, vidéo disponible sur YouTube, https: / / www.youtube.com/ watch? v=WiFVldzcd1o&t=9s. Cani, Isabelle, « Chapitre II. Fantaisie ou fatalisme ? Le double langage dans Les Contes du Chat perché de Marcel Aymé », in Prince, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s) [en ligne]. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 51 - 82, Disponible sur Internet : http: / / books.openedition.org/ pur/ 39709, DOI : https: / / doi. org/ 10.4000/ books.pur.39709. C ă linescu, Matei, A citi, a reciti. C ă tre o poetic ă a (re)lecturii, (Rereading, New Haven & London, Yale University Press, 1993), Seconde édition, Traduit en roumain par Virgil Stanciu, Editura Polirom, 2007. Demanuelli, J., Demanuelli, C., La traduction : mode d ’ emploi. Glossaire analytique, Paris, Éd. Masson, 1995. 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SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 117