eJournals Oeuvres et Critiques 47/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2022-0001
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2022
471

Introduction : Philippe Besson, romancier

121
2022
Nicholas Hammond
Paul Scott
oec4710005
1 Philippe Besson, Un Garçon d’Italie , Paris, Julliard, 2003, p.-106. Introduction-: Philippe Besson, romancier Nicholas Hammond, Université de Cambridge Paul Scott, Université du Kansas Nous avons le plaisir de présenter le premier numéro spécial d’une revue scientifique consacré à l’œuvre de Philippe Besson. Besson est dramaturge, scénariste, réalisateur, homme de médias et écrivain ; dans ce numéro nous nous focalisons sur son œuvre romanesque. Besson a établi sa carrière de romancier avec la parution d’ En l’absence des hommes en 2001. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Besson insiste sur cette qualification : « je me suis très longtemps défini comme un romancier et seulement un romancier. Je veux dire par là que je suis venu à l’écriture des livres pour écrire des histoires, pour faire fiction, pour inventer des personnages, pour inventer des dispositifs narratifs » (p.-90). Dès la première page de ses romans, sa prose concise et précise cache une complexité et une vie intérieure qui se dévoilent progressivement au fil des pages. Comme le démontre Étienne Bergeron dans son article, la simplicité d’une photographie dans les textes de Besson devient inextricablement immergée dans le processus d’écriture. Dans un premier roman comme Un Garçon d’Italie , par exemple, la description apparemment simpliste d’une photographie, dominée comme souvent dans l’œuvre de Besson par l’utilisation du temps présent, révèle progressivement de nombreuses couches plus profondes-: Elle ne sait rien de moi. Elle, la jeune femme des photographies. Moi, je connais son sourire même si je ne l’ai jamais vue sourire. Je connais ce geste qui est le sien quand, tête inclinée, elle relève ses cheveux de son avant-bras même si c’est un geste arrêté. Je connais l’éclat du regard que ses paupières figées n’éteindront jamais. Je connais ce pull gris à col roulé qu’il lui arrive de porter, et dont je n’ai jamais caressé la matière. Pour moi, Anna Morante est une image immobile, en deux dimensions. Seulement une image, mais c’est mieux que rien 1 . Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 2 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , Paris, Julliard, 2017, p.-13. 3 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-32. 4 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-152. 5 Voir également Philippe Besson, Le dernier enfant , Paris, Julliard, 2021, p. 76, où le mouvement dans l’immobilité d’une photographie est évoqué, mais à notre avis, cette image manque la précision et la force des exemples précédents. 6 « Il dit : j’avais décidé de ne plus aimer les hommes, mais toi tu m’as plu. » (Hervé Guibert, Fou de Vincent ) 7 « Arrête avec tes mensonges » , p. 98. Voir aussi p. 151 : « je lisais des livres pour tromper mon ennui, j’ai lu Duras, j’ai lu Guibert dans les trains Corail, au milieu des jeunes militaires.-» Des mots comme « arrêté », « figées » et « immobile » semblent indiquer le manque de vie et de mouvement de la photo, reflétant d’une certaine manière l’immobilité apparente du texte dactylographié sur la page. Pourtant, de même que l’utilisation du présent sur la page renvoie non seulement à un moment particulier, mais aussi à des expériences passées et à un avenir incertain, l’image figée de la photographie capture une vie qui est à l’opposé de l’immobilité ; contrairement à ce que le narrateur dit de l’image, la vie d’Anna Morante qu’il évoque est en plein essor. Si la stase de l’image amène souvent le narrateur à réfléchir sur des vies en mouvement dans les œuvres de Besson, le récit peut aussi aller dans le sens inverse comme au début de son roman « Arrête avec tes mensonges » . En effet, juste après que le narrateur a évoqué son goût de longue date pour l’invention d’histoires, ce que sa mère appelle «-mensonges-», il se retrouve, en suivant un homme qui s’éloigne, « happé par l’image en mouvement 2 ». De plus, à l’occasion de la première rencontre du narrateur avec Thomas Andrieu, celui-là se trouve pris entre l’envie d’aller vers l’objet de son désir et la nécessité de rester figé, dans un état d’immobilité-: Je devine un mouvement, une trajectoire, quelque chose qui me porte vers lui, qui me ramène à lui, tout le temps. Mais il me faut rester immobile. Me retenir 3 . Au chapitre deux, alors que le narrateur traverse la gare avec Lucas, le fils de Thomas, sa description de la scène est nettement photographique : « L’image est celle de deux hommes figés au milieu d'une foule en mouvement 4 . » En d’autres termes, alors que les images figées prennent vie dans les textes de Besson, les figures en mouvement s’enferment dans l’esprit du narrateur et sur la page. Ce double décalage nous semble résumer une grande partie de l’écriture de Besson 5 . Il n’est pas fortuit que Besson cite Hervé Guibert dans l’une des épigraphes qui ouvrent « Arrête avec tes mensonges »   6 , et qu’il l’appelle plus tard dans le texte « un écrivain de référence » pour lui 7 , car la manière dont l’intérêt de 6 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 8 Arnaud Genon et Guillaume Ertaud, « Entre textes et photographies : l’autofiction chez Hervé Guibert-», Lire & Voir , 2 (2011), p.-91-107 (p.-106). 9 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-22. Guibert pour la photographie se croise avec ses propres textes autofictionnels trouve un fort parallèle dans la fiction de Besson. Si Besson lui-même ne travaille pas directement avec la photographie, la forte présence de photographies dans ses écrits fait qu’il nous semble approprié de lui appliquer la description que donnent Arnaud Genon et Guillaume Ertaud à l’œuvre de Guibert - comme une «-auto-photo-fictio-graphie 8 -». Bien que la trilogie d’autofictions de Besson, à juste titre célèbre, soit au cœur de ce recueil d’essais (voir les articles de Clément Génibrèdes et d’Étienne Bergeron), l’analyse détaillée d’œuvres isolées (le premier roman de Besson, En l’Absence des hommes , par Jennifer Rushworth, et l’article de Marie-Odile Richard sur le récit de Besson de la campagne présidentielle menée par Emma‐ nuel Macron, Un personnage de roman ) montre l’extraordinaire hétérogénéité du romancier. Cependant, tout en tenant compte de la diversité des thèmes et des sujets des œuvres bessoniennes, toutes les pièces de ce numéro spécial ont de nombreux éléments en commun, dans leurs considérations sur les pratiques d’écriture de Besson, sur la manière dont il s’engage auprès des écrivains du passé et du présent (Hegel, Flaubert, Stendhal, Rimbaud, Radiguet, Proust, Woolf, Whitman, Cocteau, Gary, Char, Ernaux, Reza), et sur le glissement entre fiction, autofiction et autobiographie. Le style bessonien Dans l’œuvre de Besson, et surtout dans la trilogie autofictionnelle, on constate une certaine prédilection de la part du romancier pour le chiffre trois. Souvent Besson classifie, catégorise ou bien énumère trois éléments. L’épigraphe sus‐ mentionnée de Guibert se trouve parmi trois épigraphes (avec deux citations de L’Amant de Marguerite Duras et de Lunar Park de Bret Easton Ellis). « Arrête avec tes mensonges » , Un certain Paul Darrigrand et Dîner à Montréal constituent un triptyque bien que les deux derniers soient nettement distincts du premier car ils concernent la relation du narrateur avec Paul. Les trois parties sont traversées par le fil conducteur de l’éducation sentimentale de l’auteur mais le choix ternaire est néanmoins révélateur. Un triangle amoureux domine les deux dernières parties et le narrateur a trois amis (Nadine A., Geneviève C. et Xavier C.) dont les « visages sont gravés dans [sa] mémoire 9 ». Le penchant bessonien pour ce numéro quasi mystique de trois se trouve à travers les descriptions en triple. La première description de Thomas Andrieu comporte Introduction-: Philippe Besson, romancier 7 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 10 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-22. 11 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-50. 12 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-52. 13 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-52. 14 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-56. 15 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-95. 16 Philippe Besson, Un certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2019a, p.-47. 17 Un certain Paul Darrigrand , p.-53. 18 Philippe Besson, Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019b, p.-33. 19 Un certain Paul Darrigrand , p.-96. 20 Un certain Paul Darrigrand , p.-205. 21 Dîner à Montréal , p.-121. 22 Dîner à Montréal , p.-93. trois éléments : « Un garçon aux cheveux en broussaille, à la barbe naissante, au regard sombre 10 ». Plus tard, Besson admire « son sexe, veineux, blanc, somptueux 11 ». Lors d’un rendez-vous furtif et charnel, le couple souffre d’« une fatigue gigantesque, qui nous laisse hébétés, mutiques, abasourdis 12 » après laquelle le narrateur remarque qu’il devrait « demeurer dans l’éblouissement. Ou dans la stupéfaction, ou me laisser déborder par l’incompréhension 13 -». Parfois les trois concepts sont décalés. Thomas traite Philippe avec une indifférence totale au sein du lycée : « Un spectateur attentif discernerait même de l’hostilité, la volonté 14 -». Ici, la distanciation imposée par Thomas et qui crée un sentiment de clandestinité - et de complicité - entre les deux jeunes hommes se trouve renforcée dans la syntaxe car « Cette imperméabilité… » se trouve écarté par un alinéa commençant à la ligne. Leur relation se déroule d’un rythme ternaire : « Le reste du temps, on s’embrasse, on se suce, on s’encule 15 ». Paul confie à Philippe qu’il est fils unique, jugé par ce dernier comme « cette béance, cette solitude, ce manque 16 -». Sa femme, Isabelle, est «-Énergique, hospitalière, familière 17 » et « une femme pétillante, débordée, attachante 18 ». Le narrateur se plaint d’« infériorité en amour », c’est-à-dire d’être dans la dépendance et de «-Quêter un regard, une attention, un geste, même anodin 19 -». Parfois les trois concepts représentent une intensification sinon une gradation de la même notion : « c’était de la peur, la peur de l’amour, la peur du bonheur 20 ». Parfois l’énumération triple sert à mettre en valeur un terme ultérieur et distinct. Philippe mentionne d’autres défaillances dans l’esprit de son ancien amant et quand Paul demande des précisions, il ajoute : « Disons : tes fragilités, tes hontes, tes pudeurs. Ton manque d’assurance quelquefois 21 ». Les trois noms sont ici surtout des signes extérieurs du trait dominant d’un manque d’assurance. De la perspective narratologique, ils constituent notamment un préambule. Posant un regard rétrospectif sur sa relation avec Paul, le narrateur estime qu’ils étaient alors « encore volatils, altérables, ondoyants 22 ». Tous ces exemples à trois 8 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 montrent l’attachement de l’auteur à cette stratégie littéraire. D’autres écrivains partagent cette inclinaison pour le numéro trois, notamment J.-H. Rosny aîné 23 et Kingsley Amis 24 . Pour Besson dont la fiction évoque souvent la nostalgie, la notion de trois rappelle surtout les trois temps intercalés de nos vies : le passé, le présent et ce qui doit nous arriver. Le choix de l’autofiction Si les deux romans concernant Paul Darrigrand n’ont pas de lien évident avec le premier livre de la trilogie, c’est la trame générique de l’autofiction qui tisse ensemble les trois narrations différentes et les deux parties consacrées à Thomas et à Paul ensemble. Même si l’on doit cette étiquette d’autofiction à Serge Doubrovsky, ce genre de fictionnalisation de soi remonte loin jusqu’aux mémoires (et faux mémoires) du XVII e siècle. L’écriture à connotation autobio‐ graphique a toujours suscité des débats quant à son authenticité malgré certains critiques contemporains qui réclament la modernité de l’incertitude intégrale à la fabulation de soi. Rosmarin Heidenreich invoque un brisement dans la voix narrative (« a fracturing of the narrative voice ») depuis Oscar Wilde et Virginia Woolf et affirme l’impossibilité d’identifier une perspective narrative quant aux personnages ou aux événements 25 . Cependant cette tendance n’est guère une nouveauté littéraire car on discerne la même ambivalence chez les mémoralistes du Grand Siècle, surtout dans les mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme qui mêlent l’histoire et la fantaisie 26 . Le clerc fait exactement ce qu’a fait Hervé Guibert au XX e siècle, voire « brouiller les pistes du vécu et du fantasme 27 ». Autrement dit, ce texte est autofictionnel avant la lettre, vu que «-L’autofiction Introduction-: Philippe Besson, romancier 9 23 Dans Les Navigateurs de l’infini (1925), trois astronautes font un voyage de trois mois à Mars où ils restent pendant trois mois et rencontre une race tripède. Dans la suite, Les Astronautes (1933 ; publié en 1960), le narrateur est impliqué dans un triangle amoureux. 24 « Indeed, for Amis, the three is the true number of the late twentieth century. Seemingly everything occurs in threes », Ben Masters, Novel style : Ethics and excess in English fiction since the 1960s , Oxford, Oxford University Press, 2017, p.-108. 25 Rosmarin Heidenreich, Literary Impostors : Canadian autofiction of the early twentieth century , Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2018, p.-11. 26 Paul Scott souligne l’absence totale des preuves contemporaines pour le travestissement de l’abbé de Choisy et suggère que les mémoires, publiés de façon posthume, repré‐ sentent un mélange des éléments tirés des genres du roman, du conte de fées et des mémoires : « Authenticity and textual transvestism in the memoirs of the Abbé de Choisy-», French Studies , 69 (2015), p.-14-29. 27 Arnaud Genon et Guillaume Ertaud, «-Entre textes et photographies-», p.-94. DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 est un genre hybride où se mêlent fiction et réalité 28 . » Philippe Besson s’explique à propos de son choix d’autofiction pour la trilogie-: Mes autres livres étaient des romans. J’inventais des histoires, des dispositifs, des narrations. Là, en l’occurrence, les choses sont réellement arrivées. Pour la première fois, je ne faisais pas appel à mon imagination mais à mes souvenirs, à ma mémoire. Je l’ai fait parce que je venais de faire une rencontre et que j’avais appris quelque chose sur quelqu’un qui m’avait dévasté. Ça a provoqué l’écriture et je me suis lancé dans ces récits autofictionnels. C’était à la fois formidable et douloureux d’écrire ces pages. Je revivais les amours passées, le bonheur de mes 20 ans et en même temps je mesurais le temps enfui, le manque, la perte. J’ai trouvé cela libérateur et très cruel. J’avais la volonté de dire des choses à mes lecteurs, de donner de l’espoir à ceux qui vivraient des histoires similaires 29 . L’écrivain met en lumière le but de son autofiction : créer une intimité complice avec le lecteur par le biais du dévoilement. On constate que Besson privilégie la mémoire dans sa conception du rôle de l’autofiction. Son intérêt pour le thème de la mémoire est déjà évident dans ses premiers romans. Comme Jennifer Rushworth le démontre dans son article sur En l’absence des hommes , on trouve « un contraste très proustien entre la fugacité de l’expérience et la longévité de l’art et de la mémoire. » En ce qui concerne la trilogie, Besson lui-même avance l’argument selon lequel-: Quand vous écrivez un roman, vous faites appel à votre imaginaire. Dans ce récit, j’ai convoqué ma mémoire ; c’est un processus fondamentalement différent. Ce qui n’empêche pas que, de la même manière que dans tout roman, il y a une part irréductible de vérité, dans toute autofiction il y a une part de romanesque 30 . Ce processus d’individuation qu’est l’autofiction est surtout pour Besson un retour introspectif sur son passé. Dans les dernières pages d’ « Arrête avec tes mensonges » , Lucas révèle avoir retrouvé dans les romans de Besson une partie de la vie de son père : « J’ai l’impression qu’ils étaient comme les pièces d’un puzzle 31 , vos romans, il suffisait d’assembler et ça formait une 10 Nicholas Hammond, Paul Scott 28 Madeleine Ouellette-Michalska, Autofiction et dévoilement de soi. Essai , Montréal, XYZ, 2007, p.-71. 29 Interview avec Philippe Besson : « C’est douloureux mais libérateur de plonger dans sa mémoire-», Le Télégramme , 7 octobre 2020. 30 Interview avec Philippe Besson : « Être homo dans les années 80, ça se cachait », Actualité , 18 mai 2017. 31 Karen Ferreira-Meyers voit chaque texte autofictionnel comme un puzzle littéraire que le lecteur accepte de résoudre (« An autofictional text can be seen as a literary puzzle, which a reader, through his/ her acceptance of an autofictional pact, undertakes to Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 image compréhensible 32 ». Peut-être que Besson ne se rendait pas compte de cette narration fragmentée de son amour adolescent, mais il est clair que cette révélation l’a poussé à exposer cet acte de sa comédie de manière ouverte et complète, d’où la stratégie de l’autofiction. L’image joue un rôle primordial dans la fiction de Besson et son triptyque autofictionnel peut être abordé comme une version littéraire de la téléréalité avec un scénario bien raffiné et parfois assez franc fourni par son sujet. On voit cette notion de réalité scriptée dans d’autres ouvrages de l’écrivain ; Marie-Odile Richard analyse une «-confusion entre le réel et la fiction » dans Un personnage de roman , et conclue qu’il «-joue constamment sur les limites de la généricité de son ouvrage pour en faire un récit indéfinissable ». Si l’autofiction est « un genre hybride où se mêlent fiction et réalité 33 », on peut donc conclure que cette approche pastiche est un signe caractéristiquement bessonien. Même dans ses romans fictionnels plus récents, Besson reprend le fil de ce mélange de la vérité et de la fiction : dans son roman de 2022, Paris-Briançon , par exemple, il écrit, « Le mensonge, parfois, est moins périlleux que la vérité nue 34 -». La sensibilité bessonienne Il s’agit dans les trois livres du passé sentimental de l’auteur et surtout de ses relations avec deux jeunes hommes qui luttaient à exprimer leur (homo)sexua‐ lité, d’où deux liaisons secrètes. Bien qu’il y ait des sentiments de regret de la part du narrateur, il y a un refus explicite et obstiné de la moindre notion de la honte. Cette émotion appartient aux autres et elle est à l’origine des complications subies par Thomas et par Paul dans leurs rapports amoureux avec Philippe. Les lieux de rencontre du jeune couple dans « Arrête avec tes mensonges » (la cour de récréation, les vestiaires du gymnase, un cabanon) rappellent ceux des Amitiés particulières de Roger Peyrefitte (1943) et des Garçons d’Henry de Montherlant (1969), mais le registre bessonien ne possède pas la pudeur dégradante qui ponctue ces deux romans autobiographiques. Le narrateur parle de sa première expérience sexuelle avec un camarade, Sébastien, à l’âge de onze ans et note que « nous ne sommes retenus par aucune pudeur » ( « Arrête avec tes mensonges »   35 ). Introduction-: Philippe Besson, romancier 11 solve », p. 40), « Does autofiction belong to French or Francophone authors and readers only? -», dans Autofiction in English , Hywel Dix (dir.), Cham, Palgrave Macmillan, 2018, p.-27-48. 32 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-185. 33 Ouellette-Michalska, Autofiction et dévoilement de soi , p.-71. 34 Philippe Besson, Paris-Briançon , Paris, Julliard, 2022, p.-126. 35 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-27. DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 On constate que cette sensation de honte est entièrement absente du fils de Thomas, Lucas, qui est le double de son père, même quand il dépeint les dernières années solitaires et le suicide de l’homme qu’ils ont tant aimé. Vers la fin du premier livre, le narrateur estime qu’il a vécu une « urgence très pure » avec Thomas 36 . Loin d’une déchéance, ces relations forment et façonnent le jeune homme et forge son identité d’écrivain. C’est bien Thomas qui annonce le destin de Philippe, tout en employant une phrase qui devient une devise du premier roman de la trilogie et qui restera inoubliable pour celui qui l’écoute : «- parce que tu partiras et que nous resterons   37 -». Dans un certain sens Besson ne quittera jamais Barbezieux car c’est là qu’il a fait son apprentissage émotionnel et artistique et ce village d’enfance créa son identité d’écrivain. On voit des parallèles avec Eddy Belleguele qui se rend compte que le salut de son identité ainsi que le dévoilement de sa voix interne dépendent de la fuite. Eddy et Philippe quittent leurs milieux pour devenir ce qu’ils sont : des écrivains car c’est ce processus douloureux qui donnera naissance à la nature artistique. Clément Génibrèdes signale la portée de la topologie chez Besson et scrute les moments d’intimité dans une écriture qui les spatialise dans des espaces métaphoriques et qui « devient un lieu qui donne une place à des personnages ne pouvant se situer dans l’espace réel et ravive le souvenir d’endroits décisifs pour l’auteur. » Si Besson refuse la honte, il repousse aussi le défi audacieux qui désigne d’autres autofictions françaises concernant l’amour entre hommes comme Tricks de Renaud Camus (1981) qui narre les conquêtes du protagoniste dans un univers privé de l’amour. Roland Barthes observe de ces rencontres transitoires : « Le trick est donc homogène au mouvement amoureux : c’est un amour virtuel, stoppé volontairement de part et d’autre, par contrat, soumission au code culturel qui assimile la drague au donjuanisme 38 ». Isabelle Grell évoque l’homosexualité comme un engagement contre la répression de la normativité hétérosexuelle 39 , une conclusion qui n’est point partagée par Besson. En réponse à ce jugement de Grell (la question lui a été posée lors d’une interview), l’auteur affirme-: Je n’ai pas ce regard-là. L’homosexualité n’est pas un choix, et ne peut être reconnue comme une transgression volontaire. On ne se réveille pas un matin en se disant : « Je suis homosexuel ». Vous êtes comme ça et vous faites avec, du mieux que vous pouvez. Vous comprenez très vite que vous êtes minoritaire et que vous devrez 12 Nicholas Hammond, Paul Scott 36 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-158. 37 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-42. 38 Roland Barthes, Préface, Renaud Camus, Tricks , Paris, P.O.L., 1988, p.-13-18 (p.-17). 39 Isabelle Grell, L’Autofiction , Paris, Armand Colin, 2014, p.-66-67. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 affronter des moqueries, des insultes, de la violence parfois, et que vous serez ramené en permanence à votre statut d’homosexuel. Cette réalité incontestable, c’est aussi aux autres de l’intégrer ; c’est parfois un problème pour eux, ça ne l’est pas pour moi 40 . La trilogie introspective de Besson est néanmoins radicale dans son rejet soutenu d’anormalité, dans sa normalisation résolue et absolue de l’intimité entre hommes 41 . C’est le désir qui domine et non le désir homosexuel, et ce trait est souvent employé dans des termes quasi raciniens : « la brûlure immémoriale du désir 42 » ; « la brutalité du désir 43 », « Je le sens, ce désir […] il me brûle 44 ». Il n’est pas tellement question d’homotexte car l’autofiction bessonienne ne contredit pas les grandes valeurs de la société 45 . Cet amour n’est rien que de l’amour, sans qualification ; c’est la condition humaine plutôt que la condition homosexuelle. Chez Besson, l’intimité est simple, directe et franche mais jamais crue. Besson déclare que la désignation écrivain homosexuel « me fait horreur, tant elle est réductrice, caricaturale, le plus souvent parfaitement absurde 46 . » Comme le montre Étienne Bergeron, c’est une « omniprésence des corps désirants qui est au fondement de la poïétique bessonienne ». Il s’agit plutôt de la sexualité que de l’homosexualité et du désir que de l’homoérotisme. Nous tenons à remercier tous les contributeurs à ce numéro spécial ainsi que Rainer Zaiser de son soutien professionnel à ce projet. Nous sommes reconnais‐ sants de l’aide éditorial fournie par Valentin Terraz. Finalement, nous voulons remercier Bruce Hayes, chef de section des études françaises, francophones et italiennes à l’université du Kansas pour l’encouragement et l’assistance qu’il nous a apportés. Introduction-: Philippe Besson, romancier 13 40 Besson, «-Être homo dans les années 80-». 41 Owen Heathcote témoigne « a normalisation and a naturalisation of homosexual desires and relationships » dans les œuvres littéraires et cinématiques français (dont celles de Besson), « Homoerotic French fraternities ? Contesting sexual boundaries », dans Negotiating Boundaries. Identities, Sexualities, Diversities, C. Beckett, O. Heathcote, M. Macey (dir.), Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007, p.-129-140 (p.-139). 42 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001, p.-94. 43 Philippe Besson, De là, on voit la mer , Paris, Julliard, 2012, p.-71. 44 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-57. 45 Lawrence R. Schehr, « Relire les homotextualités », introduction au numéro spécial « Aimez-vous le queer », CRIN : Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature française , 44 (2005), p.-5-11. 46 Philippe Besson, « Hervé Guibert, le goût pour les corps », Magazine littéraire , 426 (décembre 2003), p.-55. DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 Œuvres & Critiques, XLVII, 1