Oeuvres et Critiques
oec
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Narr Verlag Tübingen
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2022
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À l’ombre de Proust : le temps et l’écriture dans En l’absence des hommes de Philippe Besson
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2022
Jennifer Rushworth
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* J’adresse tous mes remerciements à James Connolly pour nos fructueux échanges sur le contexte historique, et surtout à Simon Park qui a bien voulu relire ce texte et qui m’a introduite au livre de Ph. Besson dans une librairie à Toulouse. 1 Pierre Verdaguer, « Fictionalizing Proust », Contemporary French and Francophone Studies , 9, 2 (2005), p. 165-173. Pour d’autres exemples de Proust comme personnage de fiction contemporaine (y compris quelques pages sur le livre de Besson), voir aussi Ursula Hennigfeld, « Autor-Fiktionen : Marcel Proust als literarische Figur », dans Matei Chihaia et Ursula Hennigfeld (dir.), Marcel Proust : Gattungsgrenzen und Epochenschwelle , Munich, Fink, 2014, p.-237-256. 2 Verdaguer, 2005, p.-165-6 (nous traduisons)-; cité aussi dans Hennigfeld, 2014, p.-237. 3 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001. À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture dans En l’absence des hommes de Philippe Besson* Jennifer Rushworth, University College London Dans un article de 2005, Pierre Verdaguer 1 commente ce qu’il appelle la « fictionnalisation » de Proust au cours des vingt dernières années. Il propose de diviser ce phénomène relativement nouveau en quatre catégories-: 1. des romans qui font simplement allusion à Proust ou à la Recherche -; 2. des romans dans lesquels la référence proustienne a une vraie fonction dans l’intrigue-; 3. des textes autobiographiques dans lesquels il y a soit processus d’identification avec ce que l’on pourrait appeler le modèle proustien, soit un rejet de ce modèle ; 4. enfin, des romans qui constituent une prolongation de l’œuvre proustienne, soit parce que les personnages sont empruntés à la Recherche soit parce que Proust y apparaît comme un personnage central 2 . En l’absence des hommes - le premier roman de Philippe Besson, publié en 2001, mais situé en 1916 - appartient à la quatrième catégorie, puisque l’auteur fait de Marcel Proust l’un de ses personnages principaux 3 . Cependant, Verdaguer avoue ne pas être convaincu par la création de Besson, qu’il critique pour son caractère populaire, et semble presque regretter que Proust soit ainsi devenu « de la nourriture pour le foyer moyen 4 ». Verdaguer va jusqu’à suggérer que DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 4 Verdaguer, 2005, p.-170 («-fare for the average household-»). 5 Ibid. , p.-171 («-trivialization […] debasing-»). de tels projets romanesques sont une « banalisation » de Proust qui serait «-dégradante 5 -». Pourtant, si la catégorisation de Verdaguer est très utile pour approfondir la popularité croissante de Proust dans la culture littéraire récente, la distinction culturelle entre Proust et Besson, que Verdaguer tient pour acquise, est trop hiérarchique et trop limitée pour rendre compte de notre compréhension du roman de Besson et des rapports entre Besson et Proust. Dans son premier roman, non seulement Besson transforme Proust en personnage, mais il dote de plus Marcel (c’est ainsi que nous distinguerons le personnage mis en scène par Besson de l’auteur historique) d’un fils naturel, inconnu du père. Par ce moyen, Besson aborde des questions de filiation à la fois familiale et littéraire, qui revêtent un intérêt réel et bien plus grand que ce qu’admet Verdaguer. Dans En l’absence des hommes , le legs de Proust est ressenti d’abord par l’importance de l’écriture dans le roman et ensuite par la révélation finale de l’identité du père d’Arthur, le soldat aimé par le protagoniste Vincent et qui meurt au front. À la suite de cette révélation posthume, dont le père ne sait rien, Vincent annonce à Marcel dans une dernière lettre son intention d’arrêter de lui écrire et de voyager plutôt. Un livre qui s’est voulu à l’ombre de Proust se détourne de lui au dernier moment ; comment dès lors comprendre ces rapports changeants entre Proust, le narrateur d’ À la recherche du temps perdu , Marcel le personnage de Besson et Vincent son protagoniste ? Comment apprécier le roman de Besson sans lui en vouloir de ne pas être Proust-? Pourquoi écrire-? Dans En l’absence des hommes l’écriture est un thème clé qui doit beaucoup à l’exemple de Proust. En premier lieu, les trois parties du roman de Besson sont présentées comme le produit de l’écriture des personnages du roman. La plupart du texte trouverait ses origines dans le journal intime de Vincent, même si parfois le texte semble également être une transcription de conversations longues entre les personnages principaux qui sont distingués par leurs pronoms : Vincent («-je-»), Arthur («-tu-»), Marcel («-vous-») et Blanche, la mère d’Arthur (« elle »). En outre, la partie centrale se compose de lettres échangées entre Vincent, Arthur et Marcel, sans parler de l’avant-dernière communication officielle dans laquelle le commandant du régiment d’Arthur annonce à la mère la mort de son fils, ce qui interrompt la correspondance intime. Enfin, l’écriture 16 Jennifer Rushworth Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 6 Besson, 2001, p.-84. 7 Ibid . 8 Ibid. , p.-85. 9 Comme le narrateur l’explique dans une maxime classique, « l’art est long et la vie courte » : Marcel Proust, À la recherche du temps perdu , éd. Jean-Yves Tadié, 4 vol., Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1987-1989, t. IV, p.-486. 10 Ibid. , p.-103. 11 Ibid. , p.-122. est un sujet de conversation, surtout au chapitre douze ; ceci est bien logique, puisque la conversation de Marcel porte naturellement parfois sur l’écriture. Vincent attire l’attention sur la matérialité de l’écriture et sur ses propres raisons d’écrire à des moments particuliers. Au neuvième chapitre, il revient sur son rôle de témoin et sur « la page blanche du journal, noircie dans la solitude, dans la quiétude 6 ». Il continue : « Et, d’ailleurs, pourquoi écrire plutôt que rien 7 ? » Sa propre réponse est la suivante : « Écrit-on autrement que pour conserver des instants 8 ? », créant ainsi un contraste très proustien entre la fugacité de l’expérience et la longévité de l’art et de la mémoire 9 . Vincent répète cette même réponse plus tard comme une tentative d’échapper à l’oubli-: Les mots ne sont destinés qu’à ce cahier d’écolier que je griffonne en cachette, à la manière d’une jeune fille amoureuse. Les mots ne sont destinés qu’à conserver une trace de ce qui survient, un témoignage de ce qui est. À ma façon, je réponds à la prière qu’Arthur a formulée-: je sauve nos vies de l’oubli 10 . Le même verbe apparaît dans les deux cas : écrire veut dire « conserver ». De plus, ces citations expliquent comment cette histoire a survécu concrètement, à travers les cahiers de Vincent. De manière cruciale, la mémoire n’est pas égoïste, mais concerne l’autrui : Arthur, dans ce cas. À la fin du premier livre Vincent réitère cette idée du lien entre écriture et conservation, en se liant lui-même à Arthur dans un «-nous-», un couple durable, dont témoigne l’expression «-nos vies-» évoquée plus haut : Cette histoire est celle d’Arthur Valès et Vincent de L’Étoile. C’est l’histoire que je raconte. Si quelqu’un, un jour, tombe sur mes cahiers, qu’il n’ait pas de doute puisque tout cela est la vérité, qu’il n’ait pas de honte puisque nous n’en avons pas, qu’il livre nos noms à la postérité 11 . Le narrateur d’ À la recherche du temps perdu conçoit également son projet d’écri‐ ture comme un moyen de garder la mémoire de certains individus bien-aimés, tels que Charles Swann-: À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 17 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 12 Proust, 1987-9, t. III, p.-705. 13 Leo Spitzer, « Le style de Marcel Proust », trad. Alain Coulon, dans Études de style , Paris, Gallimard, 1970, p.-397-473, p.-419. 14 Proust, 1987-9, t. III, p.-689. 15 Ibid. , t. IV, p.-620-1. 16 Besson, 2001, p.-13. 17 Ibid. , p.-128. Et pourtant, cher Charles Swann, que j’ai si peu connu quand j’étais encore si jeune et vous près du tombeau, c’est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez 12 . Toutefois, Vincent et le narrateur proustien expriment des doutes quant au succès de leur projet mémoriel respectif ; le premier avec la proposition conditionnelle (« Si quelqu’un, un jour, tombe sur mes cahiers », ce qui paraît peu probable) et le second avec l’adverbe « peut-être », un terme caractéristique du style proustien que Leo Spitzer lit comme une « renonciation pour ainsi dire cosmique à expliquer les phénomènes complexes du psychisme 13 ». De fait, le narrateur proustien semble dans l’ensemble pessimiste à l’égard de la postérité des livres. D’une part parce que, comme le note le narrateur lors de la maladie de Bergotte, la fin du monde est synonyme de fin du lectorat-: Il allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui offrait une image anticipée des derniers jours de la grande quand, peu à peu, la chaleur se retirera de la Terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin, car si avant dans les générations futures que brillent les œuvres des hommes, encore faut-il qu’il y ait des hommes 14 . D’autre part parce que, dans le dernier volume, le narrateur revient une fois encore sur la mortalité des livres : « Sans doute mes livres eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. […] La durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes 15 .-» Dans En l’absence des hommes , l’optimisme de Vincent le diariste quant au pouvoir conservateur de l’écriture est miné par le pessimisme croissant de Vincent le correspondant. Les lettres échangées dans le deuxième livre portent sur la difficulté du système postal, surtout pendant la guerre. « [U]ne lettre qui n’arrive pas 16 » fait partie de la définition de l’expérience de la guerre dès la première page du roman, et les lettres dans le deuxième livre sont continuellement menacées par ce même risque. À la fin de la toute première lettre de Vincent à Arthur est inscrit entre parenthèses « Lettre non achevée, non envoyée 17 », pour souligner les difficultés tant émotionnelles que matérielles qui 18 Jennifer Rushworth Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 18 Ibid. , p.-158. 19 Ibid. , p.-141. 20 Ibid. , p.-168. 21 Pour Verdaguer, ces commentaires de Marcel « sont pour la plupart des platitudes et ne sont pas particulièrement instructives » (2005, p. 170), mais Verdaguer ne remarque pas que ces images viennent du narrateur de Proust et donc que sa critique s’applique plus à Proust qu’à Besson. menacent la correspondance. Dans une lettre ultérieure, Vincent souligne ce qu’il nommera plus tard le «-miracle 18 -» de la poste en temps de guerre-: Je t’écris sans savoir si tu recevras ma lettre. Je n’arrive pas bien à comprendre comment le courrier peut être acheminé jusqu’à un champ de bataille. C’est un mystère insondable, pour moi, vraiment. […] Cela m’importe de savoir que mes mots ne seront pas perdus, que tu pourras les lire 19 . Pourtant, Vincent devient de plus en plus conscient du manque de fiabilité, non seulement du courrier, mais plus généralement de l’écriture comme moyen de rapprochement entre les individus-: Je t’écris parce que t’écrire, c’est être avec toi. C’est une tentative de rapprochement, vouée à l’échec si l’on considère qu’une lettre n’a jamais aboli une distance physique, mais peut-être aboutie quand on songe qu’au moment précis de l’écriture, je ne pense qu’à toi, à rien d’autre que cela qui est toi, je suis tout entier tourné vers toi 20 . Entre ces deux dernières citations on voit une évolution : dans la première, Vincent veut que sa lettre arrive à sa destination ; dans la deuxième, il comprend que le but de la lettre peut être le fait de l’écrire et non pas de l’envoyer. Cette dernière attitude libère l’écriture du besoin d’un lecteur. Toutefois, la seconde attitude reste transitoire, puisque les lettres de Vincent prennent fin avec la mort d’Arthur leur destinataire. Pourtant, cette mort est assombrie de lettres non reçues : dans sa dernière lettre Arthur avait invité Vincent à l’oublier et à ne plus lui écrire, mais la réponse de Vincent et la réaffirmation de son amour n’arrivent tristement qu’après sa mort. Comme nous le verrons, Vincent renonce à l’écriture après la mort d’Arthur et la révélation de l’identité du père de ce dernier. En fin de compte, écrire pour soi-même ne suffit pas. À côté de ces exemples concrets de l’écriture et ses défis dans le roman de Besson, un chapitre du premier livre est aussi dédié à une théorisation de l’écriture, à travers le personnage de Marcel. Dans le douzième chapitre, dans l’espace intime de sa propre chambre, Marcel explique à Vincent comment il comprend l’activité d’écrire et pourquoi il écrit, dans des pages où la phrase « Écrire est […] » revient sans cesse 21 . Ici, l’inspiration directe d’ À la recherche À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 19 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 du temps perdu est claire, même s’il faudrait distinguer Proust et son narrateur plus nettement que ne le fait Besson. De plus, la parole de Marcel est beaucoup plus directe que la prose du narrateur proustien ; ce dernier préfère un langage plus hypothétique, à la troisième personne 22 -: Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je, quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain […] devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant 23 . Ces images reviennent dans le discours de Marcel : écrire est une «-bataille-»-; « Je bâtis une église » ; « je construis une maison » ; « Le livre, aussi, est un enfant 24 .-» Marcel se penche sur cette dernière analogie en détail, en expliquant que la création du livre-enfant commence avec l’amour, que la gestation est longue (quarante années, dans son cas), que l’accouchement est douloureux, et que l’étape finale est « la séparation » du parent et de l’enfant 25 . Il faut à un moment savoir lâcher le livre-enfant : « il ne vous appartient plus entièrement, et peut-être même plus du tout 26 . » Dans un premier temps, Marcel adopte la position de la mère biologique, mais il évoque à la fin « Cette paternité [qui] est un chemin de croix 27 . » Marcel se présente comme un père métaphorique de son livre-; cette métaphore devient plus grave et plus complexe lorsque l’on découvre que Marcel est père non seulement d’un livre, mais aussi d’un enfant, Arthur. Le lien filial La troisième partie du roman se focalise sur un dénouement intime et familial : la révélation de l’identité du père d’Arthur. Besson invente un fils pour son Marcel, issu de l’union avec Blanche, la gouvernante qui finit par révéler à Vincent son expérience antérieure en tant que travailleuse du sexe. C’est une invention qui 20 Jennifer Rushworth 22 Notons toutefois l’exception suivante, plus proche du style de Besson-: «-penser d’une façon générale, […] écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire », Proust, 1987-1989, t. IV, p.-480-481. 23 Ibid. , p.-609-10. 24 Besson, 2001, p.-109-110. 25 Ibid. , p.-111. 26 Ibid. 27 Ibid. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 prend ses origines jusqu’à un certain point dans les biographies de Proust qui font référence aux visites de l’auteur à des maisons closes 28 . Dans le roman de Proust, on se souvient également que Bloch amène le protagoniste dans une maison de passe, en lui expliquant qu’« il y avait beaucoup de jolies femmes qu’on peut posséder 29 ». Autrement dit, Besson invente la conséquence de telles unions, mais c’est une idée qui avait déjà germé dans la biographie et dans l’œuvre de Proust. Nous ne voulons pas nous pencher sur le côté presqu’éthique soulevé ici : Besson a-t-il le droit d’attribuer un enfant à un personnage historique 30 ? Nous voudrions plutôt approcher la thématique paternelle de manière plus métaphorique. En bref, nous soutenons que Besson soulève les questions de paternité pour des raisons métaphoriques, liées à la créativité et à son propre rapport avec Proust. Dès le début du texte, Besson invite à s’interroger sur ce qu’est l’enfance, à travers le protagoniste Vincent pour qui l’âge de seize ans (maintes fois souligné, en parallèle avec le moment historique, 1916) est la charnière entre l’enfance et l’âge adulte 31 . Plus précisément, Vincent est perçu comme un enfant, mais affirme lui-même être arrivé à maturité-: On dit de moi : cet enfant est superbe. Regardez-le : vraiment, il est superbe. Des cheveux noirs. Des yeux verts en amande. Une peau de fille. Je dis : ils se trompent, je ne suis plus un enfant 32 . Pourtant, il comprend incarner, pour Marcel, « l’image de l’enfance », et devant Arthur il joue même parfois « l’enfant insouciant » pour éviter la responsabilité et « le scandale » d’avoir seize ans et d’être aimé par un soldat de vingt et un ans 33 . À côté de cette question de l’enfance et surtout de l’incertitude de sa fin, le roman revient également sur les relations entre pères et fils, bien avant la À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 21 28 Voir par exemple les anecdotes dans George D. Painter, Marcel Proust , trad. Georges Cattaui, Paris, Mercure de France, 1992. Que Painter soit l’une des sources de Besson est indiqué dans un entretien de 2002, dans lequel Besson décrit la biographie de Painter comme « une merveille absolue parce qu’elle est très proustienne »-: voir <-http: / / ww w.encres-vagabondes.com/ rencontre/ besson.htm->. 29 Proust, 1987-9, t. I, p.-565. 30 En fait, dans l’entretien de 13 décembre 2021 Besson exprime un certain embarras envers sa décision de jeunesse de transformer Proust en personnage de roman : «-c’est l’insouciance absolue du débutant », explique-t-il, « C’est une outrecuidance que je m’interdirais [aujourd’hui]-» (p.-94). 31 Les premières deux phrases du roman - « J’ai seize ans. Je suis né avec le siècle » (Besson, 2001, p.-13) - reviennent avec insistance. 32 Besson, 2001, p.-14. 33 Ibid. , p.-23, 47, 46. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 révélation finale. Vincent se rend très bien compte de la prétendue importance d’être père, en raison de la structure héréditaire de l’aristocratie. Toutefois, face à ses parents, Vincent se montre rebelle et irrévérencieux. Sa première description d’eux souligne simplement que : « Mes parents sont vieux », contrairement à sa propre jeunesse souvent notée 34 . Plus tard, il déclare, avec la même simplicité cruelle : « Leur opinion a si peu d’importance 35 -». Au début du chapitre onze, le père de Vincent contemple son propre portrait qu’il considère comme « un legs qu’il avait l’obligation morale de faire aux prochaines générations 36 .-» Vincent commente : « je sais l’importance qu’il accorde à la lignée », avant d’opposer le comportement de ses deux sœurs - qui ont produit « sept héritiers à elles deux en l’espace de moins de cinq ans ! » - à sa propre attitude : « J’ai bien peur, cher papa, d’être dans l’impossibilité de prolonger cette prouesse 37 . » L’ironie est marquée ici par le contraste entre le langage enfantin et affectueux («-cher papa-») et l’allitération de l’euphémisme final. Arthur souligne cette même impossibilité quand il parle avec Vincent de ses projets pour l’avenir. Il explique vouloir devenir maître d’école afin de «-cesser enfin d’être l’orphelin » (symptôme de la société dans laquelle l’on est perçu comme orphelin si on n’a pas de père, même si la mère est vivante) et de « créer sa propre famille en dehors des liens du sang 38 ». Il déclare : « j’ai su très vite que je n’aurais pas d’enfant par moi-même, que c’est quelque chose qui ne me serait pas offert parce que ce ne serait simplement pas possible 39 . » Quand Vincent et Arthur considèrent des questions de paternité, c’est dans un contexte où les options de paternité sont encore lointaines, au moins légalement parlant. Pour eux, être exclusivement homosexuel veut dire ne pas avoir d’enfants, même si Arthur, qui ne connaît pas son propre père, tient plus que Vincent à construire une nouvelle famille non-biologique à travers sa carrière future. Pour Vincent, il est essentiel de savoir comment ne plus être un enfant et comment se libérer de l’autorité paternelle et du poids d’une famille aristocra‐ tique ; pour Arthur, il s’agit de comprendre comment avoir une famille sans avoir ni père ni enfants biologiques. Pour Marcel, enfin, il est question de ne pas être père, ni de son ami Vincent ni d’Arthur (dont il ignore l’existence et l’identité). Marcel souligne son rejet de paternité envers Vincent : « Vous savez, 22 Jennifer Rushworth 34 Ibid. , p.-15. 35 Ibid. , p.-30. 36 Ibid. , p.-96. 37 Ibid. 38 Ibid. , p.-100. 39 Ibid. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 je ne voudrais pas être un père de remplacement pour vous. Je n’ai rien d’un père 40 .-» La réponse de Vincent est en deux parties. Il pense-: Oui, bien entendu, je vous comprends. Je comprends que vous êtes un homme sans descendance […], que vous ne souhaiteriez pas être encombré d’un enfant, que la paternité vous est une chose tout à fait étrangère. Et il confirme à haute voix-: « Marcel, je ne veux pas que vous soyez mon père […] : je veux que vous soyez mon ami 41 . » La première partie silencieuse s’avère évidemment ironique, lorsque le lecteur découvre l’identité du père d’Arthur. Pourtant, étant donné que l’on découvre cette identité seulement après la mort d’Arthur, la description de Marcel en tant que « homme sans descendance » reste probable, au moins d’un point de vue strictement biologique. Mais peut-on concevoir cette «-descendance-» d’une autre façon-? Besson et Proust, et d’autres écrivains et lecteurs encore, nous incitent à lire la filiation, non seulement d’une façon familiale, mais aussi en tant que métaphore de la tradition littéraire. Dans cette perspective, Proust a beaucoup de descendants, comme l’explique Philippe Lejeune en commentant sa propre découverte d’ À la recherche du temps perdu à l’âge de dix-sept ans (soit, - pure coïncidence - seulement un an de plus que l’âge de Vincent dans En l’absence des hommes )-: Avec Proust, j’ai eu le sentiment de ce que les oulipiens appellent le « plagiat par anticipation », c’est-à-dire que, d’une manière incroyable, Proust avait par avance écrit mon œuvre. Tout le monde, à un moment quelconque, a ressenti cela, même si c’est grotesque à dire. C’est un sentiment à la fois exaltant et destructeur. C’est destructeur de deux manières : on se dit que tout ce qu’il était possible de faire a déjà été fait, il y a là quelque chose d’indépassable, d’écrasant, d’absolument vertigineux. Le second motif de désespoir, c’est de découvrir que d’autres gens - des imposteurs ! - croient que c’est leur œuvre à eux que Proust a par avance écrite ! Si au moins j’étais le seul à avoir ce sentiment-là… mais nous sommes des centaines d’orphelins de Proust, des centaines à avoir été doublés par lui 42 . Ces lecteurs de Proust - ceux qui veulent être auteurs et qui découvrent ne pas être seuls à percevoir le roman de Proust comme une œuvre personnelle et déjà existante - sont, dans l’image frappante de Lejeune, des « orphelins ». À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 23 40 Ibid. , p.-58. 41 Ibid. , p.-59. 42 Philippe Lejeune, Signes de vie : le pacte autobiographique 2 , Paris, Seuil, 2005, p. 178. Besson, en revanche, avoue avoir trouvé Proust ennuyeux la première fois qu’il a essayé de le lire vers le même âge : voir l’entretien avec Brigitte Aubonnet, décembre 2002 : <-http: / / www.encres-vagabondes.com/ rencontre/ besson.htm->. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 La paternité de Proust est découverte, mais seulement bien après sa mort ; ces enfants restent sans leur père, mais avec son legs. De plus, cette pluralité est éprouvée comme une source de ressentiment, puisque la multiplication et l’extériorisation de ce désir provoque le ridicule, surtout le ridicule dirigé vers soi-même. En revanche, une réponse tout différente à cette pluralité est envisagée dans En l’absence des hommes : « Je dis : c’est peut-être à cela que servent les pères : à réunir les fils 43 ». On peut extrapoler de cette affirmation un sentiment plus positif de communauté proustienne. Si les fils peuvent se rejoindre de cette façon, le rapport entre le fils et le père reste à être interrogé plus profondément, du point de vue de l’héritage littéraire. C’est une métaphore commune ; Barthes, par exemple, dans son dernier cours au Collège de France proclame simplement : « il n’y a pas de texte sans filiation. J’écris parce que j’ai lu 44 . » Pourtant, le texte de référence plus précis est bien sûr L’Angoisse de l’influence d’Harold Bloom, dans lequel le critique transpose le complexe d’Œdipe dans un contexte littéraire 45 . Bloom propose que certains auteurs se sentent entraînés dans un rapport conflictuel avec les auteurs célèbres des générations précédentes. Les auteurs plus jeunes - les « fils », comparables à Œdipe - souhaiteraient lutter contre, et éventuellement remplacer, « leurs illustres précurseurs », qui assument la position paternelle autoritaire, mais vulnérable, de Laïos 46 . Ces nouveaux arrivants seraient motivés par un sentiment d’ambivalence, c’est-à-dire d’amour mélangé d’envie et même de haine. Il est facile et d’ailleurs nécessaire de se méfier de l’argument de Bloom, pour plusieurs raisons : d’abord, l’hétéronormativité et le genre binaire du complexe d’Œdipe sur lequel son argument est fondé ; ensuite, l’hypothèse d’un conflit inéluctable ; enfin, l’absence non des hommes, mais des femmes (soit « filles » ou « mères », pour continuer la métaphore), de son modèle 47 . Le rapprochement entre Bloom et Besson nous encourage donc à interroger les principes de L’Angoisse de l’influence , tout en reconnaissant que les deux partagent un réseau métaphorique liant l’écriture à une structure familiale et 24 Jennifer Rushworth 43 Besson, 2001, p.-55-56. 44 Roland Barthes, La Préparation du roman : Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980) , texte annoté par Nathalie Léger, transcription par Nathalie Lacroix, Paris, Seuil, 2015, p.-254. 45 Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence , trad. Maxime Shelledy et Souad Degachi, Paris, Aux forges de Vulcain, 2013. 46 Ibid ., p.-55. 47 La critique féministe classique de Bloom est celle de Sandra M. Gilbert et Susan Gubar, The Madwoman in the attic : The woman writer and the nineteenth-century literary imagination , deuxième édition, New Haven, Yale University Press, 2020. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 48 Besson, 2001, p.-14 et 103. 49 Ibid. , p.-56, 57. 50 Proust, 1987-1989, t. IV, p.-451. 51 Voir la définition de la « (dé)négation » proposée dans J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse , éd. Daniel Lagache, Paris, « Quadrige », 2007, p. 112 : « Procédé par lequel le sujet, tout en formulant un de ses désirs, pensées, sentiments jusqu’ici refoulés, continue à s’en défendre en niant qu’il lui appartienne ». Ici nous nous heurtons à Besson qui nie aussi dans un entretien que « Proust joue le rôle de guide et non de père-» pour Vincent-: voir <-http: / / www.encres-vagabondes.com/ renc ontre/ besson.htm->. 52 Besson, 2001, p.-58. que ce lien s’avère utile pour comprendre les relations entre des générations différentes. Tout d’abord, Besson complique fructueusement le modèle bloomien en choisissant de se concentrer sur des rapports homosexuels et en différant le conflit entre Marcel et Vincent jusqu’à la fin du texte. De plus, même si ceux qui écrivent dans le roman de Besson sont également des hommes, la créativité en générale est conceptualisée de façon plus androgyne. Outre quelques indices qui féminisent Vincent (sa « peau de fille » et sa manière d’écrire comme «-une jeune fille amoureuse 48 »), on a déjà vu qu’écrire - à la fois pour le Marcel de Besson et pour le narrateur de Proust - équivaut à donner naissance à un enfant. Marcel affirme aussi à Vincent que « les livres servent aux écrivains à parler de leurs mères », et constate peu après : « il faut bien que le fils triomphe de la mère, c’est le sens de l’histoire, c’est la victoire du temps 49 .-» Ici, c’est le rapport avec la mère qui est conflictuel, dans une variation sur le complexe d’Œdipe. Il ne s’agit pas d’une victoire sur le temps, - ce que le narrateur de Proust appellerait « un peu de temps à l’état pur 50 » - mais bien d’une victoire dans le temps, grâce au temps, le temps compris ici en tant que mouvement en avant à travers la succession des générations. Dans le conflit générationnel, le temps au moins serait du côté du plus jeune, selon Marcel. À côté de ce lien entre l’écriture, la maternité et la mère, et, d’une manière plus proche du schéma de Bloom, le modèle familial de la tradition littéraire est aussi implicite dans les discours sur les relations entre les pères et les fils soulignés avant. De ce point de vue, il y a quelque chose de paternel dans l’amitié entre Marcel et Vincent, en dépit des dénégations de Marcel - ou plutôt, de manière freudienne, ces dénégations sont elles-mêmes éloquentes 51 . Marcel a donc quelque chose d’un père, pour détourner sa déclaration «-Je n’ai rien d’un père 52 . » À renforcer ce lien dénié entre Marcel et la paternité, Marcel médite aussi sur les pères en général, et sur son propre père plus spécifiquement. D’une part, il précise-: À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 25 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 53 Ibid. , p.-93. 54 Ibid. , p.-54. 55 Bloom, 2013, p.-61. 56 Voir Annie Ernaux, L’Atelier noir , Paris, Busclats, 2011, p. 44 (« Ombre de Proust »). Ernaux se cite elle-même au début de sa contribution intitulée « Proust, Françoise et moi-», dans Antoine Compagnon (dir.), Lire et relire Proust , Nantes, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2014, p. 123-37 : « À un moment figure cette note : “Ombre de Proust”. Il y a deux catégories d’hommes : ceux qu’on admire, ce sont les pères, les illustres, les savants, les considérables ; et ceux qu’on courtise, ce sont les jeunes gens, les esprits brillants, les oisifs, les futiles 53 . Ici, on peut reconnaître l’esprit du système bloomien : les pères équivalent à des grands écrivains ; les jeunes gens sont ceux qui ont de l’énergie, mais qui peuvent échouer (surtout selon la perspective des premiers). De ce point de vue, Marcel serait un père (dans le roman de Besson, il est déjà un écrivain célèbre), et Vincent un jeune. D’autre part, plus tôt dans le texte, lors de leur troisième réunion dans un café du boulevard Saint-Germain, Marcel a déjà raconté à Vincent un peu de sa propre adolescence et de ses rapports avec son propre père-: Vous dites : votre précocité m’enchante. À seize ans, moi, j’étais encore seulement un fils. Le fils d’un très grand médecin, le saviez-vous ? L’agrégation, la faculté, l’Académie, toutes ces choses en imposent à un fils. Je me souviens d’une ombre portée sur nos vies, d’un homme plus grand que nous tous, sans que nous sachions véritablement si cette grandeur était une aubaine ou un malheur pour notre futur d’homme 54 . Marcel rouvre la question du statut d’un individu à l’âge de seize ans : est-on enfant ou adulte à cet âge-là ? Il anticipe aussi la hiérarchie qu’il expliquera plus tard entre « les pères, les illustres » (ici, le « très grand médecin ») et « les jeunes gens […] les oisifs » (citée au-dessus). Avec un tel père Marcel reste longtemps un fils, mais il peut aussi appartenir à chaque catégorie contraire, bouleversant ainsi les hiérarchies. Cela fait partie de ce que Bloom ignore et ce que Besson remarque-: la fluidité de l’identité, surtout en ce qui concerne l’âge et l’expérience de l’âge. C’est un aperçu très proustien de la part de Besson. Par ailleurs, sur le rapport entre Marcel et Vincent il y a ce qu’on pourrait appeler - inspiré par la citation précédente - « une ombre » semblable de paternité. C’est une image que Bloom lui-même utilise en général en décrivant « l’ombre des précurseurs 55 .-» Un autre écrivain français contemporain, Annie Ernaux, utilise la même image à l’égard de Proust spécifiquement ; notre titre lui emprunte d’ailleurs la phrase « À l’ombre de Proust 56 . » Dans chaque cas, 26 Jennifer Rushworth Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 À l’ombre de Proust. Je ne suis pas la seule. Pour qui veut écrire, écrit, la Recherche est une entreprise enviable-» (p. 123). C’est plus ou moins le même sentiment qu’éprouve Lejeune quand il parle d’«-orphelins de Proust-». 57 Besson, 2001, p.-54. 58 Bloom, 2013, p.-63. 59 Besson, 2001, p.-214. 60 Ibid. , p.-214-215. la question laissée ouverte par Marcel reste pertinente : l’« ombre […] d’un homme plus grand » est-elle « une aubaine ou un malheur pour notre futur d’homme 57 » ? Comment Vincent réagit-il finalement à l’ombre de Marcel ? Comment anticipe-t-il son « futur d’homme » à la fin du livre ? Et, d’un autre point de vue, comment Besson négocie-t-il son rapport avec Proust-? Contre Marcel Pour ce qui est de Besson, il s’agit en fait d’une ombre choisie et voulue. La relation entre Besson et Proust semble dépasser et ne pas rentrer dans aucun des « six rapports révisionnaires » exposés par Bloom 58 . Besson n’a pas l’ambition de réécrire Proust, et encore moins celui d’entrer en concurrence avec lui. Si Besson se sent « orphelin de Proust », pour reprendre le terme de Lejeune, c’est sans souci et sans envie ; À la recherche du temps perdu n’est pas le livre que Besson aurait voulu écrire ou réécrire. En prenant Proust comme personnage, Besson se montre enjoué - et même, selon Verdaguer, audacieux - plutôt qu’angoissé. À cet égard, on peut se demander si le système bloomien fonctionnerait principalement pour des auteurs romantiques qui sont voués à l’idée d’originalité ; le roman de Besson serait plus postmoderne (même si c’est aussi un roman historique) dans ses allusions et emprunts ludiques. Autrement dit, le rapport entre Proust et Besson ne semble pas être de l’ordre de l’influence, mais plutôt de celui de l’hommage enjoué - sans parler de « folie », comme Besson l’explique plus tard (p.-94). Néanmoins, ces questions de concurrence et d’influence restent pertinentes en ce qui concerne le rapport entre Vincent et Marcel. Ce rapport s’effondre à la fin du texte, en conséquence à la fois de la révélation posthume de la vraie paternité d’Arthur et des attitudes opposées des deux personnages à l’égard de l’écriture et du temps. Les deux dernières pages sont une lettre finale adressée à Marcel et introduite soudainement : « Je ne vous écrirai plus. Ceci est ma dernière lettre. Je pars 59 . » Les deux pages sont marquées par deux verbes récurrents : en premier lieu, « Je pars » ; puis, « Je rêve 60 . » Vincent renonce presque à tout : sa famille, son domicile, Marcel, l’écriture. En se détournant de À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 27 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 l’écriture au profit du voyage à un très jeune âge, Vincent s’approche d’un autre Arthur, Arthur Rimbaud, comme Besson lui-même précise dans un entretien en expliquant que « C’est une fin très rimbaldienne 61 . » Ce même lien est confirmé dans la suite d’ En l’absence des hommes , lorsque Vincent raconte ses voyages « sur les traces du poète fulgurant » et avoue avoir « cherché à lui ressembler 62 . » Barthes commente la conversion de Rimbaud ainsi-: Ce qui est notable, c’est que Rimbaud quitte un Désir (celui d’Écrire), mais qu’il lui en substitue un autre, tout aussi violent, radical, et pour ainsi dire forcené qui est le désir du voyage , le désir de voyager 63 . À la fin d’ En l’absence des hommes , Vincent partage avec Rimbaud « le côté absolument fou de son désir de voyager 64 . » Comme Barthes le constate, le désir a changé d’objet, mais non pas d’intensité. Vincent n’a pas de but précis ; il « rêve d’Italie, d’Afrique, d’Orient », une triade qui devient progressivement plus vague 65 . Le voyage représente une évasion-: «-Je pars […] pour échapper à l’enfance, à la famille 66 -». Il « rêve de langages incompréhensibles », d’un lieu qui serait pour lui hors de langage 67 . Pour « son futur d’homme 68 », Vincent renonce non seulement à Marcel, mais à tout ce que Marcel représente : la famille, la paternité, l’écriture, le passé. En d’autres termes, il jure d’échapper à ce que nous avons appelé « l’ombre » de Marcel. Notons ainsi l’emphase sur le désir d’un manque d’ombre à la fin du texte : « c’est de soleil que j’ai envie » ; « Je rêve […] de belle lumière 69 ». C’est un esprit d’indépendance très bloomien (et donc freudien) de la part d’un fils envers le père. La résolution finale de Vincent ne surprend donc pas autant, surtout puisqu’il s’est associé à la vie et à l’avenir tout au long du texte. Quand Marcel raconte, par exemple, à Vincent de la mort de sa mère, Marcel explique : «-J’ai pensé que je ne survivrais pas à cette disparition 70 . » Et Vincent répond : « Je crois 28 Jennifer Rushworth 61 Citation de l’entretien de décembre 2002 avec Brigitte Aubonnet : voir < http: / / www.en cres-vagabondes.com/ rencontre/ besson.htm >. Voir aussi p. 97 pour une réitération de la même observation : « la fin de Vincent dans En l’absence des hommes c’est un départ très rimbaldien.-» 62 Besson, Retour parmi les hommes , Paris, Julliard, 2011, p. 42-3. Dans son roman Les Jours fragiles , Besson prend le point de vue de la sœur, Isabelle Rimbaud, pour narrer la fin de la vie de Rimbaud-: voir Besson, Les Jours fragiles , Paris, Julliard, 2004. 63 Barthes, 2015, p.-285. 64 Ibid. 65 Besson, 2001, p.-214. 66 Ibid. 67 Ibid. , p.-215. 68 Ibid. , p.-54. 69 Ibid ., p.-214, 215. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 qu’on survit à tout. Je crois que la vie est plus forte 71 . » Ici encore, les différences entre Marcel et Vincent sont déjà exposées bien avant leur séparation éventuelle. Dans cette perspective, Marcel serait du côté de la mort, de la mémoire, et du passé ; selon Vincent, « Marcel est, avant tout, un homme tout entier tourné vers le passé 72 .-» En revanche, Vincent est, selon son propre aveu, «-du côté de la vie, toujours-» 73 -; «-Je veux vivre. Je veux être dans le frisson de la vie-» 74 . Marcel met lui aussi l’accent sur le lien entre Vincent, la vie et l’avenir-: Vous dites : à seize ans, on croit n’avoir pas de souvenirs, on croit n’avoir qu’un avenir. En somme, là où vous avez raison, cent fois raison, c’est que la vie vous attend, comme un boulevard qui s’ouvrirait devant vous, comme une allée vierge et dont on ne sait pas la fin 75 . Ce passage prévoit la fin du texte, qui reste ouverte avec l’annonce d’un voyage dont le plan reste vague 76 . De plus, comme Marcel le précise ici, ces oppositions entre la vie et la mort, le passé et l’avenir, sont clairement liées à l’écart d’âge entre Marcel et Vincent. Tôt dans le texte, Vincent définit son âge, maintes fois souligné, comme «-l’âge des possibles 77 ,-» ce qui anticipe son lien avec l’avenir et le changement. Plus tard, Marcel explique que leur amitié est fondée sur un oubli de leurs différences : « il faut […] que vous oubliiez la différence de nos âges, celle de nos histoires, celle, certainement, de nos avenirs 78 ». La fin du texte montre, toutefois, que ces différences ne sauraient être oubliées. À côté de ces oppositions, même le contraste entre l’écriture et le voyage se révèle être une prise de position envers Proust. D’un côté, Marcel, dans En l’absence des hommes , déclare que « La vie dans son entièreté est dédiée à l’écriture. Je ne vis que pour l’écriture. C’est impossible de faire autrement 79 » - ce que Vincent nie à la fin. De l’autre côté, le voyage apparaît dans une certaine mesure comme un choix anti-proustien, principalement parce que le voyage est interdit au jeune protagoniste dans le premier volume-: À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 29 70 Ibid. , p.-57. 71 Ibid. 72 Ibid. , p.-160. 73 Ibid. , p.-142-; voir aussi p.-120. 74 Ibid. , p.-152. 75 Ibid. , p.-60. 76 Pour une fin moins ouverte, voir la suite : Besson, Retour parmi les hommes , située en 1923. 77 Ibid. , p.-23. 78 Ibid. , p.-59. 79 Ibid. , p.-106. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 le docteur déclara qu’il fallait renoncer non seulement à me laisser partir maintenant à Florence et à Venise mais, même quand je serais entièrement rétabli, m’éviter d’ici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause d’agitation 80 . Plus tard dans À la recherche , l’art est même présenté comme un voyage mental qui est préférable à celui dans l’espace, dans cette célèbre citation-: Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles 81 . Choisir la vie, l’avenir et le voyage voudrait ainsi dire rejeter une vision proustienne du monde. Dans toute cette discussion, il faut évidemment prendre soin de ne pas confondre Marcel le personnage créé par Besson dans En l’absence des hommes , Marcel Proust l’auteur d’ À la recherche du temps perdu et le narrateur du livre de Proust qui est parfois appelé Marcel par la critique. Dans le texte de Besson, Vincent lui-même se rend compte de quelques-uns des divers éléments de Marcel, en notant « je comprends […] qu’en effet vous êtes tout à la fois un personnage, une personnalité et une personne […] le grand écrivain, le flamboyant mondain et l’ami cher 82 . » Comment distinguer ces trois entités ? Pour Vincent, Marcel est « tous ces êtres au même instant, sans qu’il y ait nécessairement un sens à les dissocier 83 », mais en disant cela il ne considère pas le narrateur proustien, puisqu’il n’a pas encore lu les livres de son ami. Quant à Besson en revanche, nous avons déjà vu un certain glissement entre l’auteur et le narrateur de sa part, par exemple en ce qui concerne les réflexions sur l’écriture ; certaines images du narrateur tirées du dernier volume d’ À la recherche du temps perdu sont adoptées par l’auteur en tant que personnage du roman de Besson. Le Marcel de Besson est aussi en quelque sorte une parodie d’une vision particulière de Proust : Proust l’homme qui serait obsédé par le passé et par l’écriture. C’est en fait une idée de Proust et de son roman qui peut être remise en cause, par exemple à partir de la lecture de Gilles Deleuze. Selon celui-ci, très clairement, « Il s’agit, non pas d’une exposition de la mémoire involontaire, mais du récit d’un apprentissage. […] La Recherche est tournée 30 Jennifer Rushworth 80 Proust, 1987-1989, t. I, p.-386. 81 Ibid ., t. III, p.-762. 82 Besson, 2001, p.-113. 83 Ibid. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 vers le futur, non vers le passé 84 . » Dans l’intérêt d’une opposition saisissante entre Marcel et Vincent, Besson simplifie et dramatise. Avec ces distinctions à l’esprit, revenons à Bloom. Nous avons admis que le rapport entre Besson et Proust ne rentre pas dans le schéma bloomien. En revanche, nous proposons que celui entre Vincent et Marcel ait le sceau du premier des six rapports révisionnaires, ce que Bloom appelle le clinamen , c’est-à-dire « un mouvement correctif » envers « le poème précurseur » de la part du nouveau poète qui ainsi « dévie de son précurseur » de cette façon 85 . Dans le roman de Besson, le « mouvement correctif » est entrepris par Vincent qui refuse l’amitié et l’écriture et propose à leur place le voyage lointain 86 . Marcel ne connaîtra pas son fils naturel et il est repoussé par son fils littéraire putatif. Le germe de cette résistance remonte à la conversation au sujet de l’écriture, alors que l’avis de Vincent sur le manifeste de Marcel était déjà très ambivalent : « Je trouve cela tout à la fois misérable et flamboyant, pathétique et magnifique. Je ressens pour vous une tendre pitié et une intense admiration 87 ». Marcel et Vincent partagent le même point de vue : que l’écriture est peu fiable, anachronique, tardive et mortelle 88 . Ils diffèrent pourtant dans leur réponse. Marcel continue d’écrire et de se vouer à l’écriture, en dépit de la mortalité des livres ; c’est d’ailleurs peut-être cela que Vincent trouve « à la fois […] pathétique et magnifique ». Vincent, en revanche, renonce à l’écriture face à cette même découverte. Pour comprendre leur choix respectif, citons à nouveau Barthes sur l’écriture : Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas - c’est le commencement de l’écriture 89 . Vincent s’approche de ce savoir à un moment précis, quand il commence à écrire des lettres à Arthur. Néanmoins, son abandon final de l’écriture montre que, selon Vincent, l’écriture sans réponse et sans amour réciproque ne vaut pas la À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 31 84 Gilles Deleuze, Proust et les signes , deuxième édition, Paris, Presses universitaires de France, 1970, p.-8. 85 Bloom, 2013, p.-63-64. 86 Le refus de l’amitié vise Marcel plus que le narrateur proustien, pour qui l’amitié est une perte de temps-: voir, par exemple, Proust, 1987-1989, t. II, p.-688-689. 87 Besson, 2001, p.-107. 88 En plus des exemples ci-dessus, voir aussi le télégramme que le protagoniste reçoit à Venise et qu’il pense initialement être d’Albertine qui semblerait ainsi avoir repris vie : Proust, 1987-1989, t. IV, p.-220. 89 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux , dans Barthes, œuvres complètes , éd. Éric Marty, nouvelle édition, 5 vols, Paris, Seuil, 2002, t. V, p.-132. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 90 Verdaguer, 2005, p.-166. peine. Pour Vincent, différent de Marcel (et de Barthes), cette découverte est la fin, et non pas le commencement, de l’écriture. Pour revenir finalement aux termes de Verdaguer (tout en écartant sa propre évaluation du roman de Besson), En l’absence des hommes constitue « une prolongation de l’œuvre proustienne 90 » qui est inventive et qui invite à réfléchir de nouveau sur À la recherche du temps perdu et sur le legs proustien. Contre Verdaguer, Proust peut être approprié sans être nécessairement dégradé. D’ail‐ leurs, le lecteur sait faire la distinction entre les différents Proust qui existent dans l’histoire, dans la tradition littéraire et dans la fiction contemporaine. À travers non seulement le personnage de Marcel, mais aussi des considérations sur l’écriture et la paternité, Besson ouvre un dialogue avec son précurseur élu. Il assume délibérément la position créatrice d’« orphelin » de Proust (selon le terme de Lejeune), mais, en tant qu’orphelin, il n’hésite pas à dévier du modèle proustien et à offrir à son protagoniste un dénouement clairement anti-proustien. Comme dans le modèle bloomien, Vincent s’émancipe du père littéraire, sans que ne s’efface l’ombre de leur amitié et de leurs discussions. 32 Jennifer Rushworth Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002
