eJournals Oeuvres et Critiques 47/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2022
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Échos somatiques : poïétique des personnages-écrivains bessoniens

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2022
Étienne Bergeron
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1 Didier Anzieu nomme poïétique « la production de l’œuvre par le créateur. […] La poïétique […] étudie le travail de création dans sa généralité et dans son universalité. » Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre , Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’incons‐ cient-», 1981, p.-10. 2 Pierre Zoberman, Anne Tomiche et William J. Spurling (dir.), Écritures du corps. Nouvelles perspectives , Paris, Classiques Garnier, coll.-«-Rencontres, 63-», 2013, p.-10. Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens Étienne Bergeron, Université du Québec à Montréal L’œuvre romanesque de Philippe Besson est traversée par les figures d’écrivain. Il y a d’abord les écrivains fictifs : Lucas Andrieu dans Son frère -(2001), Thomas Spencer dans La trahison de Thomas Spencer (2009) et Louise dans De là, on voit la mer (2013). Puis, il y a les écrivains fictionnalisés : Marcel Proust dans En l’absence des hommes (2001), Arthur Rimbaud dans Les jours fragiles (2004) et Raymond Radiguet dans Retour parmi les hommes (2011). Enfin, il y a bien sûr Philippe Besson lui-même dans sa trilogie autofictive : « Arrête avec tes mensonges » (2017), Un certain Paul Darrigrand (2019) et Dîner à Montréal (2019). Tour à tour, ici et là dans les romans, ces écrivains en viennent à formuler des réflexions par rapport à leur poïétique 1 . Ce qui ressort de ces bribes de discours est que l’expérience somatique est au fondement de leur pratique d’écriture : la mémoire du corps (désirant ou souffrant) est leur principale source d’inspiration, ce qui nourrit leur imaginaire et propulse l’écriture. Partant de ce constat, il s’agira dans cet article de s’intéresser aux incidences du vécu de ces écrivains sur celui de leurs personnages, c’est-à-dire d’analyser les « modalités de passage de l’expérience vécue du corps à l’écriture 2 -» dans l’œuvre de Philippe Besson. La mémoire du corps désirant Dès En l’absence des hommes , son premier roman, Besson a accordé une place centrale à l’homosexualité dans son écriture, au point où le désir de ses person‐ nages constitue plus souvent qu’autrement le cœur de l’intrigue. Même lorsque Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 3 Philippe Besson, Son frère , Paris, Julliard, 2001b, p.-52-54. 4 Philippe Besson, De là, on voit la mer , Paris, Julliard, 2013, p.-24. le protagoniste est une femme, comme c’est le cas de Louise dans De là, on voit la mer , le désir pour les hommes, la sexualité, voire le triangle amoureux, en sont les thématiques principales. Et il semble que cette omniprésence des corps désirants qui est au fondement de la poïétique bessonienne se soit transférée (consciemment ou non) aux personnages-écrivains qui traversent son œuvre, puisqu’ils abordent tous cette question dans leurs romans fictifs. Ce faisant, on en vient même à se demander si ceux-ci ne seraient pas au fond que des alter ego de Philippe Besson - nous y reviendrons plus loin. Un cas exemplaire est celui de Lucas Andrieu, dans Son frère . En effet, il explique comment son homosexualité et le désir qu’il ressent pour les autres hommes est au fondement de son activité littéraire-: comment ne pas admettre qu’il est peu de spectacles, parfois, aussi émouvants ou charmants ou sensuels que ceux de corps presque nus sur les plages estivales? […] Au fond, je n’écris que pour retrouver la belle sensation du soleil luisant entre les omoplates d’un garçon étendu, ventre et visage contre le sable, dans août qui s’en va. C’est là, précisément, dans le soleil au bord de la mer, que mon désir pour les garçons est survenu. […] La fascination pour les corps qui s’est déployée plus tard dans l’écriture des livres est née au creux de cet été 1986, l’été de mes quatorze ans, dans une lumière jaune. Elle ne m’a plus quitté. Elle est ce qui me définit le mieux 3 . Cette « fascination pour les corps » qui traverse les romans de Lucas Andrieu, on la trouve aussi chez Louise, pour qui le corps des hommes est une importante source d’inspiration. C’est pourquoi, « dans les moments d’oisiveté, quand l’écriture ne surgit pas, elle va marcher sur le front de mer pour voir les hommes. Écouter leurs voix, leurs interpellations viriles, leurs murmures, leur ahanement, et même leurs silences têtus. Sentir leur odeur, celle de l’effort ou celle du large 4 . » C’est au contact du corps des hommes que l’inspiration lui vient, et qu’elle peut ensuite s’adonner à l’écriture. Dans un même ordre d’idées, un peu plus loin dans le roman, après avoir fait l’amour avec son jeune amant, elle dit « rev[enir] vers le salon, la table d’écriture. Aussitôt, elle écrit ça : le corps étendu, après la sensualité, le corps repu. La scène finira dans un roman. Rien n’est perdu. Tout lui sert » (Besson, 2013, p. 54). Là encore, ce qui nourrit son imaginaire et enclenche l’écriture, ce sont les ébats sexuels qu’elle vient de partager avec son amant, le désir qu’elle éprouve pour lui ; c’est cela qu’elle écrit, cela dont il sera question dans le roman en chantier. 34 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 5 Philippe Besson, La trahison de Thomas Spencer , Paris, 10|18, 2010, p.-100. 6 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , Paris, Julliard, 2017, p.-122. 7 Philippe Besson, Un certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2019a, p. 11. L’auteur souligne. Cette importance accordée au corps des hommes en tant que source d’ins‐ piration se traduit également par la place qu’occupe la photographie dans la pratique d’écriture des personnages-écrivains de Besson, au point où la photo y devient un outil aussi essentiel que le stylo, la feuille ou le clavier d’ordinateur. Thomas Spencer dira par exemple : « Je le contemple encore [un cliché de Paul] tandis que j’écris ces mémoires sentimentaux 5 .-» Cette «-photo du temps de [leur] jeunesse […] dit quelque chose de lui [Paul] : sa beauté, bien sûr, sa vigueur, la virilité singulière des types du Sud, mais aussi sa timidité. » (Besson, 2010, p. 100) Autrement dit, ce Polaroïd, porteur d’une mémoire somatique singulière, est ce qui propulse l’écriture, considérant que le roman qu’il écrit parlera principalement de son amitié avec Paul. Un procédé similaire est repris dans « Arrête avec tes mensonges » lorsque Besson parle de l’importance que prend une photo de son ancien amant Thomas Andrieu dans l’écriture de son roman : « Sur cette photo, […] il sourit. D’un sourire léger, complice ; tendre, je crois. Qui m’a bouleversé longtemps après, quand il m’est arrivé de regarder ce cliché. Qui me bouleverse encore tandis que j’écris ces lignes et que je le contemple, posé sur le bureau, là, juste à côté du clavier de mon ordinateur 6 .-» Enfin, dans Un certain Paul Darrigrand , Besson évoque une fois de plus la place qu’occupe la mémoire du corps de ses amants de jeunesse dans son écriture. Il y a d’abord la photo de Paul, sur laquelle s’ouvre le roman-: Elle [la boîte à chaussures] est ouverte devant moi alors que je commence à écrire. Et, au fond, c’est peut-être pour cette unique raison - jamais précisément formulée - qu’elle n’a pas disparu dans les grandes éradications dont je suis capable parfois : je devais penser que ces photos serviraient . Celle-ci au moins. Celle-ci en particulier . Les deux garçons sur ce cliché ancien, c’est Paul et moi 7 . Puis, il y a l’image mentale du corps de Matthieu, un des premiers garçons avec qui il a couché lorsqu’il était en Normandie-: J’avais d’emblée été attiré par les cheveux noirs, les yeux verts en amande, la peau de fille, je n’avais vu que ça, ça m’avait aimanté, je donnerai ces attributs à Vincent de L’Étoile lorsque j’écrirai En l’absence des hommes . (Chaque fois que je buterai, que l’écriture résistera, il me suffira de repenser à lui, à son visage pour que ça se réarme, que ça reparte.) ( Ibid. , p.-62-63) Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 35 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 8 Thomas dira d’ailleurs : « Vous savez, j’écris en mémoire de cela : l’amitié. » (Besson, 2010, p.-34) 9 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001a, p.-100. Dans tous ces cas, c’est bien la vision (photographique ou mentale) du corps des amants qui stimule l’écriture : soit elle en constitue le point de départ, soit elle permet de la réactiver dans les moments où l’inspiration vient à manquer. Dans d’autres cas, c’est moins la sexualité que l’amitié qui intéresse les personnages-écrivains bessoniens, ce qui n’empêche pas que leur pratique d’écriture s’arrime à diverses expériences somatiques. On le constate dans En l’absence des hommes , La trahison de Thomas Spencer et Son frère , où il est question de relations amicales 8 , voire fraternelles ; bref, homosociales. Marcel dira à ce propos-: La composition d’un livre emprunte les mêmes routes que l’invention d’une amitié. […] Dans la tentative de rapprochement que je fais avec vous, Vincent, j’éprouve les mêmes difficultés et les mêmes bonheurs que dans l’écriture du livre. […] D’abord, il faut être amoureux, ou l’avoir été, il faut ressentir une brûlure amoureuse ou la morsure d’un manque, le vide d’une absence pour commencer à écrire. L’amour et l’écriture sont intimement liés. L’un produit l’autre 9 . Autrement dit, le souvenir de la relation amoureuse ou amicale, voire sexuelle, serait nécessaire pour que l’écriture puisse advenir. On trouve là un écho aux réflexions de Thomas Spencer qui, comme je l’évoquais plus tôt, « écri[t] ce livre qui ne parle que de Paul » (Besson, 2010, p. 229), son meilleur ami, son « jumeau de hasard » ( Ibid. , p. 12) ; des « mémoires sentimentaux » ( Ibid. , p. 100) où « Paul Bruder […] occupera une place considérable[, l]a première, forcément » ( Ibid. , p. 13). En effet, il voit dans sa relation avec Paul « le signe d’une affection intense[, d]’un amour peut-être » ( Ibid. , p. 80), ce à quoi « [i]l faut enlever le peut-être » ( Ibid. , p. 82). Autrement dit, c’est son amour (platonique) pour Paul qui propulse - ou «-produit-», pour reprendre le terme employé par Marcel - l’écriture. Tout le roman La trahison de Thomas Spencer est structuré autour de la mémoire somatique du narrateur : la naissance, la perte du père, les premiers ébats amoureux… Comme il le dit : « Ma mémoire des dates peut surprendre. Mais comment oublier le jour de son dépucelage? » ( Ibid. , p. 146) Cela dit, l’épisode le plus signifiant pour le personnage demeure certainement celui de la puberté et de la découverte de la sensualité, laquelle se fait par ailleurs au contact de Paul-: Et c’est là, lors d’une baignade, que Paul installe entre nous deux une distance que je ressens aussitôt comme une agression, une violence. Il se déshabille lentement, 36 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 10 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque , Paris, Pluriel, [1961] 2011. 11 Jean-Paul Rocchi explique que «-cette notion d’ homotextualité , on peut la comprendre comme les soubresauts, surgissements, dérobades, travestissements et résistances de la conscience homosexuelle. Son espace serait celui d’un texte défini par les identifications refusées ou réalisées, toujours en mouvement, au gré des rencontres et des écarts que celles-ci commandent entre narration et écriture. Elle pourrait aussi être une perspective de recherche à part entière qui traverserait la littérature de la marge au tranquillement alors que j’ôte mes vêtements précipitamment dans le but de me jeter le plus vite possible dans le fleuve. […] Le spectacle qu’il m’offre en cet instant, je ne l’ai jamais oublié. Paul se tient debout, sur la rive. C’est bien lui, je le reconnais. Et pourtant, c’est un autre. Voilà, Paul a un corps d’homme. Un sexe d’homme. […] ce corps nouveau, celui de Paul, n’est pas seulement l’aboutissement d’une transformation, il est aussi le commencement de la sensualité. ( Ibid. , p.-76-77) Cette scène charnière installe une ambiguïté dans la relation Thomas/ Paul, un désir qui, s’il ne sera jamais consommé, semble pourtant bien présent, comme le confirme cet autre passage-: Sur le moment, je trouve cela beau, un sexe de jeune homme. Quinze années ont passé et je continue de trouver cela beau. Non, décidément, je ne fais pas partie de ces types que les corps masculins rebutent, qui grimacent de dégoût, avec des moues parfois si appuyées qu’elles finissent par en devenir suspectes. Au contraire, je suis capable de contempler mes semblables et de leur trouver du charme. Je n’ai jamais franchi la frontière, même si l’occasion s’est présentée. Je ne suis jamais allé jusqu’à l’étreinte. Peut-être parce qu’il ne s’agissait chez moi que d’une faculté à regarder, à reconnaître, et pas d’une attirance. Il y a autre chose aussi, mais que j’ai compris plus tard. Si je ne suis pas allé vers les hommes, c’est parce que j’avais Paul. ( Ibid. , p.-78) Autrement dit, n’eut été sa relation d’amitié (voire d’amour) avec Paul, Thomas aurait probablement succombé à son désir homosexuel, il serait « allé vers les hommes ». Peut-être est-ce aussi en ce sens qu’il faut comprendre sa liaison avec Claire, la femme de Paul, à la fin du roman : une façon détournée d’accéder à Paul, de se rapprocher de lui, suivant une logique de désir triangulaire 10 . Considérant que Thomas « écri[t] ce livre dans le seul but de raconter cela [sa trahison envers Paul]-» ( Ibid. , p.-71), on pourrait avancer que le roman qu’écrit Thomas est en fait surtout le récit de son attirance pour Paul ; l’histoire d’une trahison inconsciemment motivée par un désir inassouvi. De façon similaire, Marcel observe que dans ses textes, « c’est tout [son] désir des hommes qui transparaît. […] Il est là, sans être jamais exprimé » (Besson, 2001a, p. 20-21), dissimulé derrière des métaphores et des personnages fictifs, ce qui en fait un écrivain de l’homotextualité 11 . Comment, en effet, ne pas interpréter cette Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 37 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 canon, visitant un Hawthorne, un Melville ou un James, transcendant le sexe et les identités du texte pour interroger l’expérience littéraire elle-même d’une unique et troublante question : qu’est-ce que nos identifications au texte disent de nos identités? » ( Jean-Paul Rocchi, « Baldwin, l’homotextualité et les identités plurielles : une rencontre à l’avant-garde-», La Revue LISA , 2004, <-http: / / journals.openedition.org/ lisa/ 611->). scène de La trahison de Thomas Spencer , sinon comme un souvenir à caractère homoérotique-: Paul m’enlace, il passe ses bras autour de moi, les referme sur mon torse, pose son menton sur mon épaule, sa joue touche la mienne, il ne dit rien. Nous avons de l’eau jusqu’aux hanches. Est-ce que vous voyez l’image? Je sens sa peau mouillée, ruisselante contre moi, ses cheveux qui dégoulinent, et son sexe qui frotte contre mes fesses. Mon cœur qui cogne sous son étreinte. C’est un moment de communion absolue. (Besson, 2010, p.-81) L’attention qui est accordée ici au contact des corps - au « sexe qui frotte contre les fesses », notamment -, à travers la description détaillée de l’apparence physique de Paul, est on ne peut plus éloquente quant à la subjectivité désirante du narrateur - voire de Philippe Besson lui-même. La réappropriation du corps souffrant Cela dit, ce type de communion, qui se produit sous le signe d’Éros, peut aussi parfois se produire sous le signe de Thanatos. En effet, si l’attrait pour le corps des hommes (qu’ils soient des amants, des amis ou des frères) est souvent un moteur d’écriture pour les personnages-écrivains bessoniens, celui-ci n’est pas toujours associé à des souvenirs positifs ; c’est le cas, par exemple, du Arthur Rimbaud fictionnalisé par Besson. On connaît bien sûr la place qu’occupe l’homosexualité dans l’œuvre du poète symboliste. Mais ce sur quoi le Rimbaud des Jours fragiles attire notre attention, c’est plutôt une expérience de viol, et comment elle aurait influencé son écriture. En effet, la narratrice, sa sœur, raconte qu’à un moment, il [Arthur] ressent le besoin de parler de cela, qui s’est passé dans une chambre de la caserne de Babylone, au cours du vigoureux printemps mil huit cent soixante et onze, et qu’il aurait rapporté dans son [poème] Cœur supplicié . […] Il y a d’abord eu le vin qui a coulé dans les gosiers, les bouteilles qu’on frappait l’une contre l’autre, l’allégresse d’une gentille beuverie. Puis il y a eu les frôlements, des jeux innocents, des mains qui ont caressé son visage, qui se sont attardées sur son torse à travers sa chemise déchirée, des attouchements affectueux. Il les entendait qui racontaient qu’il 38 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 12 Philippe Besson, Les jours fragiles , Paris, Julliard, 2004, p.-93-95. avait l’apparence d’une fille ; ils avaient l’air d’apprécier son teint de pêche, son regard doux, ses membres frêles : il croyait qu’ils le taquinaient. Et, tout à coup, ça a basculé. Il ne saurait pas dire pourquoi ni comment. Tout à coup, il y a eu une frénésie, un échauffement, une violence. Ils étaient plusieurs et il était tout seul. Ils éprouvaient du désir et il était disponible. Ils ont pris sa croupe et ses seize ans, dans l’ivresse. Ils ont pris sa virginité, dans un rire général. Des années après, il m’assure qu’il revoit leurs visages, qu’il les revoit distinctement. […] Les soldats de la caserne Babylone ne l’ont jamais quitté 12 . Dans la mesure où l’on considère la médiation opérée par Isabelle Rimbaud comme fiable, l’expérience qui est évoquée dans le poème d’Arthur ne serait donc pas émancipatrice, mais traumatique ; le corps en serait resté imprégné « des années après » : « Il entend encore leurs rires, la sonorité brutale et vulgaire de leurs rires, leurs halètements à son oreille. » ( Ibid. , p. 94-95) En ce sens, l’écriture mémorielle acquerrait plutôt, ici, un potentiel salvateur. En convoquant la mémoire corporelle de ce trauma au cœur de l’écriture, Arthur tente de faire la paix avec son expérience en se la réappropriant, et ce, d’une façon similaire à ce que fait Thomas dans La trahison de Thomas Spencer , alors qu’il dit à propos de l’absence de son père et du suicide de Paul : « Si je m’allongeais sur le divan d’un psy, comme on le fait un peu partout dans ce pays, j’en découvrirais sans doute de bonnes. Mais je ne me couche pas : j’écris. » (Besson, 2010, p.-17) Le travail thérapeutique se fait chez lui par l’écriture de la fiction, puisqu’elle lui permet de déformer la réalité, d’en reprendre le contrôle en la rendant plus tolérable. Ainsi, si « écrire témoigne qu’on n’oublie pas » (Besson, 2019a, p. 93) dans l’œuvre de Philippe Besson, il est aussi important pour ses personnages-écrivains que « la fiction ser[ve] à prendre une revanche sur le réel.-» ( Ibid. , p.-106). Partant de cette idée, la pratique d’écriture de Thomas Spencer peut être envisagée comme une entreprise de réparation : il écrit son livre afin d’entrer en dialogue avec Paul après sa mort - ce qui est d’ailleurs un motif d’écriture récurrent dans l’œuvre bessonienne. C’est la raison pour laquelle Marcel dira que « [s]on œuvre scrute le passé » (Besson, 2001a, p. 145), un passé dans lequel il est souvent question d’anciens amis ou amants : « J’avais un bon ami, un ami cher à mon cœur, qui est tombé aux premiers jours des combats [de la Première Guerre mondiale]. J’écris à propos de mes morts […], je tâche de composer une œuvre dans laquelle la figure des disparus occupe la première place. » ( Ibid. , p. 68) Cela fait également écho à une réflexion de Philippe Besson dans «-Arrête avec tes mensonges-»- : Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 39 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 Plus tard, j’écrirai sur le manque. Sur la privation insupportable de l’autre. Sur le dénuement provoqué par cette privation ; une pauvreté qui s’abat. J’écrirai sur la tristesse qui ronge, la folie qui menace. Cela deviendra la matrice de mes livres, presque malgré moi. Je me demande quelquefois si j’ai même jamais écrit sur autre chose. Comme si je ne m’étais jamais remis de ça : l’autre devenu inaccessible . […] La mort de beaucoup de mes amis, dans le plus jeune âge, aggravera ce travers, cette douleur. […] Je devrai apprendre à leur survivre. Et l’écriture peut être un bon moyen pour survivre. Et pour ne pas oublier les disparus. Pour continuer le dialogue avec eux. (Besson, 2017, p.-58. L’auteur souligne) Comme le dit encore Marcel : « Il y a de la souffrance dans l’écriture. On charrie de la souffrance. » (Besson, 2001a, p. 99) Mais cette souffrance peut aussi bien être psychique (le trauma, le deuil, la perte) que physique, l’une n’allant souvent pas sans l’autre. Dans En l’absence des hommes , Les jours fragiles et De là, on voit la mer , les écrivains énoncent aussi la douleur physique au premier degré, celle qui accompagne le fait même d’écrire. Marcel Proust dira-: J’écris jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la victoire sur l’insomnie, ou jusqu’à la défaillance de la main. Vous ne pouvez pas imaginer comme c’est douloureux quand la main se contracte et ne peut plus écrire, quand le bras est si dur qu’il faut poser la plume. On veut continuer, écrire encore, et on ne peut pas. On est dans l’impossibilité physique de le faire, de produire un geste. ( Ibid. , p.-98) Ici, les sensations du corps sont moins une source d’inspiration qu’un frein, une limite physique qui a tout de même une incidence sur le livre en train de s’écrire : elle influence le rythme des phrases, interrompt le flot de l’inspiration. Louise explique de façon similaire qu’« [e]lle a abandonné il y a longtemps le crissement de la plume contre le papier. […] Dès le premier livre achevé. Elle a dit : c’est trop d’efforts, trop de fatigue ; il lui avait fallu des mois pour revenir de cet épuisement physique. Elle a appris la facilité du clavier. » (Besson, 2013, p. 19) À l’inverse, pour Arthur Rimbaud, la douleur occasionnée par sa maladie, si elle est un obstacle, semble aussi représenter un défi à surmonter, ce qui sert à propulser l’écriture, selon Isabelle-: Je le [Arthur] vois qui s’accroche à la plume, qui s’oblige à l’écriture. Il veut que l’écriture l’emporte sur la douleur, qu’elle soit plus forte. Il veut que rien n’empêche les mots, que rien n’aille contre eux. Les mots sont du côté de la vie, voilà ce qu’il doit penser. […] Pourtant, il est à peine capable de maîtriser le mouvement de son poignet, le repliement de ses doigts sur la plume, la pression de l’index et du pouce […]. (Besson, 2004, p.-68) 40 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 On peut alors supposer que le texte qu’il tente d’écrire sera imprégné (cons‐ ciemment ou non) de cette douleur physique, car comment se concentrer et parler d’autre chose que de soi quand notre corps s’applique à nous rappeler sa présence et sa défaillance? La maladie et la douleur (ressentie par soi ou par l’entourage), au même titre que le désir, deviennent alors malgré soi de grandes sources d’inspiration pour les personnages de Besson, ne serait-ce parce qu’elles en viennent à envahir l’existence, jusqu’à l’obsession. Dans Son frère par exemple, cette « histoire de fraternité et d’agonie, de corps supplicié qui s’approche de la mort » (Besson, 2017, p.-99), Lucas dit-: Depuis six mois, lorsque je m’assois devant le clavier, c’est de la maladie dont je souhaite parler, c’est d’elle uniquement dont je puis parler. Alors, j’ai fait ça, abandonner le roman en train de se faire, et j’écris à propos de Thomas, je raconte la vérité pour la première fois, je suis dans le réel. J’ignorais que les mots pouvaient dire le réel. (Besson, 2001b, p.-78) En effet, « rien d’autre ne semble compter que le frère malade » ( Ibid. , p. 68) ; Lucas n’a donc d’autre choix que de se soumettre à la maladie et de parler d’elle, quitte à abandonner le projet de roman en cours. De même, dans De là, on voit la mer , lorsque Louise reçoit un appel qui lui annonce que François, son mari, a eu un grave accident de voiture, la narration annonce : « Elle ne connaît pas les circonstances. On les lui racontera. Ça fera un beau chapitre dans un livre. » (Besson, 2013, p. 86) Au-delà de la dimension tragique (réelle) de l’accident, ce que l’écrivaine perçoit tout de suite, c’est la valeur littéraire de l’événement, et la nécessité de l’intégrer à son roman - de la même façon qu’elle avait ressenti l’urgence d’écrire après la nuit passée avec son amant. Dans Un certain Paul Darrigrand , Philippe Besson parle d’une maladie qu’il a dû combattre alors qu’il était plus jeune, ce qui a plus tard inspiré l’un de ses romans - : j’ai évoqué cette maladie, il y a longtemps. C’était, en 2001, dans un livre intitulé Son frère . D’une réalité vécue dans ma jeunesse, j’ai fait un pur roman. […] Dans le livre, je me suis donné le rôle du bien portant. Cependant, tout est écrit de sorte que le lecteur est convaincu de tenir entre les mains un récit autobiographique, un témoignage. […] En fait, je me suis contenté de transposer, de transformer, de déporter, j’ai inversé les rôles, et par ailleurs ajouté un secret rapporté par un vieillard étrange, histoire de brouiller les pistes (et j’y ai gagné mes galons de romancier). (Besson, 2019a, p. 125-126) Cette expérience personnelle, il l’a réécrite en détails dans la seconde moitié du deuxième livre de sa trilogie autofictive : les mêmes scènes, parfois les mêmes Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 41 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 13 Philippe Besson, Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019b, p.-73. 14 Philippe Besson, Retour parmi les hommes , Paris, Julliard, 2011, p.-176. paroles, mais cette fois, c’est bien le corps de Philippe Besson qui les vit, et non celui d’un frère fictif. Comme il l’explique à propos de Son frère : « je n’ai pas inventé grand-chose, […] je me suis contenté de transposer, de déplacer, […] j’ai saupoudré un peu de suspense et proposé une issue tragique mais […] l’essentiel est véridique. […] je me suis avant tout livré à un exercice de mémoire 13 . » D’une même expérience corporelle sont donc nés deux récits : que Besson écrive de la fiction ou des romans autofictifs, tout semble avoir comme point de départ sa propre mémoire somatique, qu’il transpose et remanie ensuite en adoptant différents degrés de fictionnalisation. Comme l’observe Vincent dans Retour parmi les hommes : « Au fond, c’est le propre des écrivains que d’être dans le dédoublement, et de mentir si bien 14 . » Cette conclusion traduit en fait à merveille la pratique d’écriture des personnages-écrivains bessoniens, pour qui le mensonge (ou du moins la mise en fiction de souvenirs et de sensations réelles) est pratique courante. Louise, par exemple, songe que « le réel ne lui vient pas naturellement. Ce qui lui vient naturellement, c’est le mensonge. » (Besson, 2013, p. 35) Elle le répète même un peu plus loin, pendant un appel téléphonique avec son mari François : «-Le mensonge arrive, plus vraisemblable que toutes vérités. L’habitude d’écrire des romans, que voulez-vous. […] Quand elle raccroche, elle se rapproche aussitôt de la table. Et l’écriture advient tout de suite, elle jaillit. Un mensonge en entraînant un autre. » ( Ibid. , p. 68) Cette déclaration peut en fait servir de clé de lecture pour tous les romans qu’a écrits Besson, même ceux qu’il présente comme « autobiographiques » - après tout, ne donne-t-il pas comme titre « Arrête avec tes mensonges » au premier roman de sa trilogie, ce qui ne ferait qu’appuyer sa dimension fictive? Est-ce que « l’habitude d’écrire des romans » de Besson ne le condamnerait pas, comme Louise, aux mensonges, et ce, même dans des romans qui se veulent autobiographiques? On ne peut en effet s’empêcher d’y voir un écho à cette réflexion de Thomas Spencer : « […] il y a des mensonges plus vrais que la vérité elle-même. » (Besson, 2010, p. 24) Autrement dit, ce serait le propre de tous les romans de Besson de réaménager le réel de façon à le rendre plus tolérable, ou du moins plus intéressant. 42 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 15 Philippe Besson, cité par Brigitte Aubonnet, « Rencontres : Philippe Besson », Encres vagabondes , 2002, <-http: / / www.encres-vagabondes.com/ rencontre/ besson.htm->. 16 Cette entrevue ayant été réalisée en 2008, il n’avait pas encore écrit sa trilogie autofictive/ autobiographique, laquelle appelle à nuancer cette affirmation. 17 Philippe Besson, cité par Dédale, « Interview de Philippe Besson », Biblioblog , 26 juin 2008, <-http: / / www.biblioblog.fr/ post/ 2008/ 06/ 26/ Interview-de-Philippe-Besson->. 18 Jérôme Dubois, « Le corps de l’écrivain dans le corps de l’œuvre », Sociologie de l’Art , dossier « Le corps en amont. Le corps de l’écrivain I », 2012/ 1 (OPuS 19), p. 58. L’auteur souligne. Le dédoublement hétérosomique En 2002, Besson confiait en entrevue : « Moi, je cherche à capter, à retenir les instants […]. À retrouver des sensations, des émotions que j’ai pu vivre, ressentir. L’écriture, c’est cela, rien d’autre 15 .-» Quelques années plus tard, il ajoutait-: Ma vie n’est pas dans mes livres 16 . En revanche, évidemment, mon intimité y figure, en filigrane, dans les interstices. On ne peut pas écrire en faisant abstraction de ce qu’on est profondément. Ce serait impossible, cela supposerait une schizophrénie totale, une distance à soi proprement sidérante. Par conséquent, mes romans portent quelque chose de moi, mes obsessions, mes désirs 17 . Cette réflexion, il la reprendra une dizaine d’années plus tard dans Dîner à Montréal , où il dit : « oui, évidemment, on écrit avec ce qu’on a vécu, ce qui nous a traversé, ce serait impossible de faire autrement, impossible, quel écrivain pourrait faire abstraction de ce qu’il est, de ce qui l’a construit, mais avec ce matériau, il faut s’efforcer de faire de la littérature ; la vie ça ne fait pas un livre, jamais, la vie réécrite ça peut en faire un. » (Besson, 2019b, p. 75-76) N’est-ce pas également ce qu’il propose avec sa trilogie autofictive, une « vie réécrite »? Cette idée du « vécu de l’écrivain comme matériau d’écriture » fait écho aux réflexions de Jérôme Dubois, qui avance l’hypothèse que « [t]oute œuvre - même la plus abstraite - est parcourue par le corps du créateur, inconscient dont il ne rend compte qu’indirectement, via son expression subconsciente dans l’œuvre 18 .-» Réactualisant la pensée de Didier Anzieu, il explique en fait que la création d’une œuvre déterminante pour son auteur renvoie toujours à un moment critique de sa vie corporelle : de façon endogène, au passage de l’adolescence à la jeunesse, à la maturité et à la vieillesse, ou, de façon exogène, aux ruptures de son environnement, telles que le décès d’un proche ou le départ d’un pays, autrement dit aux bouleversements de l’environnement humain et naturel dans lequel s’inscrit le corps. ( Ibid. , p.-59) Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 43 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 19 Marcello Vitali-Rosati, Égarements. Amour, mort et identités numériques , Paris, Her‐ mann, coll.-«-Cultures numériques-», 2014, p.-81. Peut-être est-ce d’ailleurs ce qu’il faut comprendre quand Besson dit, dans Dîner à Montréal , que « la géographie […] est déterminante dans [s]on existence, que les lieux […] [l]e façonnent » : « Les images sont indélébiles, les sensations intactes. Je sais les commotions, et les traces qu’elles ont laissées. J’ai écrit des livres qui racontent cela. Il me semble même que les livres, parfois, sont nés de cela, un endroit, le souvenir d’un endroit. » (Besson, 2019b, p. 68) Si les lieux occupent une telle place dans la poïétique bessonnienne, ce serait surtout à cause des traces et des impressions qu’ils laissent sur le corps. Ce faisant, la pratique d’écriture, chez Besson comme chez ses personnages-écrivains, ne serait peut-être finalement qu’une façon de revivre des « moments critiques de leur vie corporelle-» en les remaniant dans la fiction. Empruntant la notion d’hétérotopie à Michel Foucault, le philosophe Mar‐ cello Vitali-Rosati explique que « l’hétérotopie est […] l’espace de l’action cinématographique ou celui de l’action littéraire. […] En d’autres termes, l’hétérotopie est l’espace où je me projette. Et c’est un espace imaginaire, tout simplement parce que c’est une fiction qui s’y produit 19 .-» Autrement dit, dans le roman, il s’opèrerait « un dédoublement du corps, ce qu’on pourrait appeler “hétérosomie” » ( Ibid. , p. 91) : le corps de l’écrivain, une fois mis en scène dans les romans, n’est plus tout à fait celui qu’il habite dans le réel. Suivant cette idée, on peut dire que Philippe Besson, comme l’ensemble de ses personnages-écrivains, pratiquent une forme d’hétérosomie dans leurs romans-: bien qu’ils s’inspirent effectivement de leur propre expérience somatique, ce qui se retrouve dans les livres est toujours une version fictionnalisée et remaniée de leur expérience réelle. À ce titre, Besson disait en entrevue : « Je suis […] venu à l’écriture parce que […] [j’]ai voulu devenir un autre, plusieurs autres, que je ne suis pas. » (Dédale, 2008) Cette idée d’un jeu de rôle, d’un dédoublement, voire d’une projection de soi dans divers personnages, est entre autres ce que met en lumière la trilogie autofictive publiée par Besson ces dernières années. Tout en racontant le récit de ses amours adolescents avec Thomas et Paul, des garçons dans le placard, il explique comment ceux-ci ont inspiré la genèse de ses premiers romans, et comment l’éveil du désir et la déception amoureuse ont influencé son écriture. Lucas, le fils de Thomas - pour qui Besson semble d’ailleurs éprouver un certain désir - verra tout de suite une équivalence entre l’histoire que l’écrivain a vécue avec son père et le contenu de ses romans. Il dira-: 44 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 j’ai cherché vos livres, j’ai trouvé Son frère , Un garçon d’Italie et Se résoudre aux adieux , je les ai pris tous les trois, je les ai lus aussitôt. Et ces livres, ils n’ont fait que confirmer mes doutes. Dans Se résoudre aux adieux , vous écrivez des lettres à un homme que vous avez aimé, qui vous a quitté et qui ne vous répond jamais, et vous voyagez tout le temps pour essayer de l’oublier. Je [Philippe] dit : ce n’est pas moi qui écris à cet homme, c’est une femme, c’est mon héroïne. Il [Lucas] dit : vous allez faire croire ça à qui? Il poursuit : dans Son frère , le héros s’appelle carrément Thomas Andrieu. Vous allez m’expliquer que c’est un hasard? Je baisse les yeux, nier serait insulter son intelligence. Il enfonce le clou : et Un garçon d’Italie , ça raconte une double vie, l’histoire d’un homme qui ne sait pas choisir entre les hommes et les femmes, et qui ment. J’ai eu l’impression qu’ils étaient comme les pièces d’un puzzle, vos romans, il suffisait d’assembler et ça formait une image compréhensible. (Besson, 2017, p.-185) Ainsi, on voit que même dans le cas où il s’agit de protagonistes féminins (comme Louise dans De là, on voit la mer ), c’est bien la subjectivité de Philippe Besson - son désir homosexuel et le regard particulier qu’il pose sur le corps des hommes - qui transparaît, qu’il transpose sur ses personnages-; tout part de la mémoire de son propre corps. Cette source d’inspiration commune permet en fait qu’il y ait une grande cohérence dans l’œuvre bessonienne, peu importe la part de fiction qui compose les romans. Paul observe d’ailleurs, dans Dîner à Montréal- : ce qui est frappant, […] c’est que, dès le premier livre, tout est là . […] Il précise sa pensée : tout ce que tu es, tout ce que tu portes, c’est là, dès ce livre-là, comme s’il fallait que ça sorte, c’est comme une carte d’identité. Je proteste : mais non, je ne suis pas dans le premier livre, il s’agit d’un roman, d’un pur roman. Il me contre : tu te moques de nous? quasiment toutes tes obsessions y sont […] : le goût pour la jeunesse et le regret de la jeunesse, et puis les élans qu’on ne sait pas réfréner, les liens qui se nouent et qui se dénouent, les menaces qui pèsent, la mort qui rôde, les deuils à accomplir, enfin, tu sais bien, tout ça, tout ça qui apparaîtra encore plus dans ce qui s’est écrit après. […] Antoine sourit dans son coin […] : tu oublies le triangle, le triangle amoureux, quand même c’est partout, ce truc-là, chez Philippe, non? (Besson, 2019b, p.-55-56. L’auteur souligne) On comprend ici que le triangle amoureux formé par Philippe, Paul et Isabelle, voire celui formé par Philippe, Paul et Antoine, a probablement aussi inspiré plusieurs des romans de Besson. On pense bien sûr au triangle Vincent/ Marcel/ Arthur dans En l’absence des hommes , Vincent/ Cocteau/ Ray‐ mond dans Retour parmi les hommes , Lucas/ Thomas/ Vincent dans Son frère , Louise/ François/ Luca dans De là, on voit la mer , et Thomas/ Paul/ Claire Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 45 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 dans La Trahison de Thomas Spencer . Dans Un certain Paul Darrigrand , Besson explique-: En 2003, j’écrirai Un garçon d’Italie , l’histoire d’un homme partagé entre son irrépro‐ chable compagne et son jeune amant. Dans le livre, l’amour se répartit équitablement , le héros est aussi amoureux de l’un que de l’autre, même si la compagne a droit à la vie sociale et l’amant à la clandestinité. On écrit parfois pour embellir ses souvenirs. (Besson, 2019a, p.-106. L’auteur souligne) On trouve une idée similaire d’embellissement et de camouflage dans Retour parmi les hommes . Raymond Radiguet explique-: «-Marthe, l’héroïne du roman [ Le Diable au corps ], n’est pas Alice [une femme dont il a été amoureux à la fin de la guerre]. Il serait trop commode de penser qu’elles sont la même personne. Tout le monde croit savoir mais il n’y a que moi qui sais. » (Besson, 2011, p. 158) Et quand, quelques pages plus loin, il avoue qu’« [i]l y a un homme dans sa vie » ( Ibid. , p. 170), à savoir Jean Cocteau, qui a quinze ans de plus que lui, on ne peut qu’y voir la «-pièce de puzzle-» d’une supercherie littéraire-: et si Cocteau avait inspiré le personnage de Marthe à une époque où il valait mieux, pour un écrivain, de camoufler son homosexualité? C’est du moins ce que suggère le narrateur de Besson lorsqu’il commente, à la suite de ce témoignage de Radiguet : « J’entends simplement des aveux suivis de rebuffades, la vérité tempérée par la fiction. Je vois l’amoureux fracassé, cherchant dans l’écriture une solution à cette prise de conscience terrible que la vie ne suffit pas. » ( Ibid. , p. 158) De même, lorsque le mari de Louise lui demande « Est-ce que tu parles de moi, dans les livres? Est-ce que je dois me reconnaître dans certains personnages? », elle répond-: Non, ce n’est jamais toi, jamais entièrement toi, ce sont juste des morceaux, des éclats, des moments de toi, et après, j’ajoute, je retranche, je transforme, et à la fin, ce n’est plus toi. […] Mais c’est pareil pour moi, à la fin je ne me reconnais plus moi-même, et c’est cela la finalité exacte de l’écriture : ne plus se reconnaître soi-même (Besson, 2013, p.-101-102) Aussi dira-t-on, à propos du roman qu’elle est en train d’écrire : «-Elle [Louise] est veuve. […] Elle est celle dont le mari est mort, loin, dans une catastrophe, et qui attend qu’on lui confirme l’irréparable, puis qu’on lui rende un cadavre » ( Ibid. , p. 33) ; sa subjectivité se confond avec celle de son personnage. D’ailleurs, un peu plus loin, Louise « reprend l’histoire de la femme veuve, attendant qu’on lui restitue le corps introuvable de son mari, et dialoguant avec un bel inconnu au bar d’un hôtel perdu. Elle persiste à ne pas vouloir voir que les histoires qu’elle invente sont plus proches de la réalité que la vérité elle-même. » ( Ibid. , 46 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 p. 165) En effet, l’apparition soudaine du personnage de ce « bel inconnu » dans le roman qu’elle écrit est certainement influencé par sa nouvelle relation avec Luca, la fiction ne venant que redoubler le réel. Dans « Arrête avec tes mensonges » , Besson dit qu’il travaille sur un roman qui raconte « l’histoire de deux amis inséparables que le temps finit par séparer » (Besson, 2017, p. 155), qu’on devine être La trahison de Thomas Spencer . L’annonce de cette trame narrative fait sourire Lucas parce qu’elle fait bien sûr écho à la relation entre Philippe et son père, Thomas. Besson confie aussi dans le deuxième livre de la trilogie qu’« [e]n écrivant De là, on voit la mer , livre dans lequel une femme quitte son mari accidenté, tandis qu’il est étendu sur son lit d’hôpital, dans le seul but d’aller rejoindre une nouvelle existence possible, loin, en Italie, [il] repenser[a] à ce moment » (Besson, 2019a, p. 187), soit l’instant où Paul l’a appelé à l’hôpital après son opération, et qu’il a eu l’impression qu’il le quittait là, sans plus de considération. Autrement dit, chez Besson comme chez ses personnages, ce sont toujours les moments critiques de leur vie corporelle qui les inspirent et qu’ils rejouent par le biais de la fiction littéraire. Comme le dit la sœur de Rimbaud dans le roman de Besson : « Un homme, est-ce son œuvre? Est-on la somme de ses peurs, de ses rancunes, de ses chagrins, de ses souffrances? Ou celle de ses étreintes, de ses abandons, de ses désirs, de ses plaisirs? Ou les deux? » (Besson, 2004, p. 153) Dans Dîner à Montréal , Paul dit qu’«-[i]l est convaincu qu’un écrivain ne peut pas faire abstraction de sa vérité intime, quand bien même il invente des histoires. » (Besson, 2019b, p. 72) Louise, alors qu’elle travaille sur son roman, « se remémore une phrase des Choses de la vie , qu’elle avait recopiée, un jour, dans un de ses petits carnets [et qui éclaire tout son travail] : “On ne fait que projeter autour de soi son petit cinéma intime.” » (Besson, 2013, p. 48) À force de s’intéresser aux jeux de miroir qui sont à l’œuvre dans les romans de Philippe Besson, de même qu’à la pratique d’écriture de ses personnages, sortes d’alter ego de l’écrivain, on ne peut s’empêcher de penser, comme le faisait Vincent dans En l’absence des hommes , le premier roman de Philippe Besson : « Raconte-t-on jamais autre chose que sa propre histoire? » (Besson, 2001a, p.-94) Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 47 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003