Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Philippe Besson par Philippe Besson ou l’écriture intime du récit politique : le cas d’Un personnage de roman (2017)
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Marie-Odile Richard
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1 Pierre de Gasquet, « L’ovni Macron scruté par Besson », Les Échos , 29 septembre 2017, p.-44. 2 Anne-Sylvie Sprenger, « Le roman fade d’Emmanuel M. », Le Matin , 17 septembre 2017, p.-65. 3 Béatrice Bouniol et Céline Rouden, « Emmanuel Macron, retour sur une conquête pas si improvisée-», La Croix , 13 septembre 2017, p.-8. 4 Philippe Besson, Un personnage de roman , Paris, Julliard, 2017. 5 Bouniol et Rouden, 2017, p.-8 et Sprenger, 2017, p.-65. 6 Thierry Richard, « Emmanuel Macron, personnage de roman », Ouest-France , 8 sep‐ tembre 2017. 7 Raphaëlle Leyris, « Macron, sans ampleur romanesque », Le Monde , 13 septembre 2017, p.-23. Philippe Besson par Philippe Besson ou l’écriture intime du récit politique-: le cas d’Un personnage de roman (2017) Marie-Odile Richard, Université du Québec à Trois-Rivières «-Qu’on me laisse exercer tranquillement ma petite littérature-» (Gustave Flaubert, Correspondances , II, 657, lettre à Edmond Pagnerre, 31 décembre 1856.) Présenté par la presse tantôt comme « un récit littéraire de campagne 1 », tantôt comme un « compte-rendu linéaire 2 », un « récit factuel et un peu ennuyeux 3 » de la campagne présidentielle menée par Emmanuel Macron, Un Personnage de roman 4 (2017) de Philippe Besson serait plutôt, confie l’auteur, un «-roman d’aventures 5 -». L’exercice, que plusieurs inscrivent dans la continuité des ouvrages de Yasmina Reza et de Laurent Binet à propos, respectivement, des campagnes de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, serait « un genre littéraire récent 6 -» et désormais l’un « des rituels de l’élection présidentielle 7 -». Au sein de son livre, pourtant, Philippe Besson s’en défend. Lorsqu’un ami Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 8 Besson, 2017, p.-143. 9 Ibid. , p.-23. 10 <-https: / / livre.fnac.com/ a10679670/ Philippe-Besson-Un-personnage-de-roman->. 11 < https: / / www.leslibraires.ca/ livres/ un-personnage-de-roman-philippe-besson-978226 0030072.html->. 12 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique , Paris, Seuil, coll.-«-Poétique-», 1975. 13 Besson, 2017, p.-24-; 85. le questionne sur le sujet, il insiste sur la subjectivité et la singularité de sa démarche-: Coïncidence, l’un de mes amis, finalement informé de ce projet littéraire, me dit : « Mais tu arrives à rester objectif ? » Je lui rétorque que ce n’est absolument pas mon intention. Je revendique la subjectivité, j’entends porter un regard sensible sur ce qui advient. Il poursuit : « Mais par rapport au bouquin de Reza sur Sarko ? à celui de Binet sur Hollande ? » Je dis que j’avais aimé le Reza mais que je m’en souviens mal et que je n’ai pas lu le Binet. Il insiste : « Mais tu t’inscris dans un genre ? » Je tranche-: «-Il ne faut justement pas en faire un genre 8 .-» L’originalité de son projet ne l’empêche pas, toutefois, d’espérer « que le roman personnel rencontrera le roman national », puisque ce serait cela « le véritable sujet du livre qu[’il] enten[d] écrire 9 -». Vendu, enfin, avec un bandeau sur lequel on peut lire «-Macron par Besson-», sous la catégorie «-roman-» sur le site de la Fnac 10 , mais sous celle des essais d’actualité ou de politique sur le site Les libraires 11 , l’ouvrage entretient indéniablement un contrat de lecture incertain avec ses lecteurs (et les libraires-! ). À la frontière entre le journal de campagne et la fiction, Un personnage de roman joue fortement sur l’ambiguïté de ce contrat, ou de ce que Philippe Lejeune 12 avait nommé les pactes romanesque et référentiel. Il est difficile, en effet, de discerner le vrai du faux, le réel de l’inventé. Cette incertitude est par ailleurs accentuée par le caractère abstrait du projet auquel se livre Besson et de son point d’observation. Emmanuel Macron, sous la plume de Besson, est tantôt un ami intime avec qui l’auteur entretient une « affection réciproque 13 -», tantôt un objet d’étude dont les gestes sont analysés et critiqués. Si Besson se dit lucide quant à sa subjectivité (nous y reviendrons), il n’en demeure pas moins que sa perspective est pour le moins ambigüe et que, nous le verrons au cours des pages qui suivent, le résultat de ses observations ressort parfois du journal de campagne, parfois d’une écriture plus intime. La littérature, souvent mise au service du politique, semble ici prendre sa revanche : c’est en s’emparant du politique que Philippe Besson parle le plus intimement, finalement, de littérature et de lui-même. 50 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 14 De l’édition originale. 15 Tanguy Ollivier, « De la politique au personnage de roman », La Montagne , 7 novembre 2017, p.-Brive-08. Pacte référentiel et pacte fictionnel Lorsque l’on met la main sur Un personnage de roman , impossible d’affirmer avec certitude la nature de l’objet. Aucune mention générique ne figure sur la couverture ou dans les premières pages, et le résumé, en quatrième de couverture 14 , se démarque par sa singularité-: Je connaissais Emmanuel Macron avant qu’il ne se décide à se lancer dans l’aventure d’une campagne présidentielle. Et quand il m’a exprimé son ambition d’accéder à l’Élysée, j’ai fait comme tout le monde-: je n’y ai pas cru. J’ai pensé-: ce n’est tout simplement pas possible. Pourtant, au fil des mois, au plus près de lui, de son épouse Brigitte et de son cercle rapproché, sur les routes de France comme dans l’intimité des tête-à-tête, j’ai vu cet impossible devenir un improbable, l’improbable devenir plausible, le plausible se transformer en une réalité. C’est cette épopée et cette consécration que je raconte. Parce qu’elles sont éminem‐ ment romanesques et parce que rien ne m’intéresse davantage que les personnages qui s’inventent un destin. L’on constate ici toute l’étendue de la confusion entre ce qui relève de la fiction et ce qui relève du réel. La présence des guillemets, d’abord, signale une citation que l’on attribue avec une assez bonne certitude à l’auteur, mais dont la provenance demeure indéterminée. Le contenu lui-même, ensuite, est largement référentiel, mais rapporté de manière plutôt intimiste, c’est-à-dire que les faits avérés sont modulés par la perception de l’auteur. Le dernier segment, enfin, rend d’autant plus ambigu le contrat de lecture qui unit Besson à son lectorat : Emmanuel Macron, dont l’ascension serait « éminemment romanesque », serait un de ces « personnages qui s’inventent un destin ». Ce résumé laisse assez bien présager la nature du récit de Besson : c’est que ces tensions entre la réalité et la fiction, de même qu’entre l’écriture factuelle et l’écriture intime, sous-tendent, nous aurons l’occasion de le constater, l’entièreté de l’ouvrage jusqu’à en faire un genre à part, «-un “objet littéraire” volontairement inclassable 15 -». Dès lors, c’est toute la question des pactes référentiel et romanesque qui est soulevée par le récit. Le résumé indique d’abord la présence d’un récit factuel de la campagne présidentielle menée par Emmanuel Macron, ce qui en ferait Philippe Besson par Philippe Besson 51 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 16 Philippe Lejeune, 1975, p.-33. 17 Ibid. , p.-33. 18 Ibid. , p.-33. 19 Lorsque le personnage d’Emmanuel M. s’étonne que Besson ne l’ait pas accompagné à Marseille, le narrateur « lui rappelle qu’[il n’est] pas journaliste, ni clerc, [qu’il] n’envisage pas d’être le conteur de ses faits et gestes », ce à quoi le candidat répond : « En fait, tu fais un livre de fiction. C’est pas con. » ( Ibid ., p. 80) ; En conversation avec Brigitte M. sur son projet d’écriture, Besson le définit ainsi : « Il s’agit d’un roman, puisque ton mari est romanesque.-» ( Ibid ., p.-99-100)-; etc. 20 « C’est une œuvre littéraire » (Hendrick Delaire, « Sur les terres de Riester, Philippe Besson dédicace son roman sur Macron », Le Parisien , 11 décembre 2017, p. SEMA37) ; « j’ai écrit un récit de politique-fiction » (Danielle Laurin, « Entrevue - Emmanuel Macron, l’homme qui s’est inventé un destin-», Le Devoir , 21 octobre 2017, p.-F1)-; etc. 21 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale , Paris, Michel Lévy, 1869. 22 Afin de préserver la fluidité de la lecture, et dans un souci d’honorer le choix éditorial de Philippe Besson lui-même, désormais, les références aux personnages se feront par Emmanuel M., Brigitte M. ou le couple M. un « texte référentiel », au sens où l’entend Lejeune, qui prétend « apporter une information sur une “réalité” extérieure au texte 16 » et dont le « but [ne serait] pas la simple vraisemblance, mais la ressemblance au vrai 17 ». Selon Lejeune, ces textes comporteraient tous un « “pacte référentiel”, implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définition du champ du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend 18 . » Dans le cas d’ Un personnage de roman , c’est justement là que le bât blesse : si le péritexte semble indiquer la présence d’un récit purement factuel, l’épitexte brouille les cartes en mettant plutôt l’accent sur son caractère romanesque. C’est que Philippe Besson ne cesse de répéter, dans le texte 19 et hors du texte 20 , qu’il n’a aucun désir d’objectivité et que son ouvrage constitue bel et bien une fiction. Dès l’incipit, d’ailleurs, Un personnage de roman apparaît comme une réécri‐ ture, plus politique que sensible, certes, mais une réécriture néanmoins, de L’Éducation sentimentale 21 . Emmanuel M. 22 , le personnage (durassien) de Besson se rend à l’Élysée à bord d’un bateau blanc qui file sur la Seine. L’image rappelle celle de Frédéric Moreau, à la différence que se trouve sous le bras du personnage non pas un album, mais bien la lettre annonçant sa démission du gouvernement dirigé par François Hollande. Le roman qui s’en suit rapporte l’ascension politique de cet homme qui attise naturellement la curiosité par sa jeunesse, mais également et surtout par son refus de la « vieille » politique et de la traditionnelle dichotomie droite/ gauche. Au fil des pages, toutefois, le récit politique apparaît davantage comme un prétexte pour mieux parler de fiction. Le principal protagoniste est, nous informe le titre de l’ouvrage, « un personnage de roman », « qui incarne l’ambition dans 52 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 23 Besson, 2017, p.-229. 24 Ibid. , p.-19. 25 Ibid ., p.-19. 26 Ibid. , p.-33. 27 Ibid. , p.-37. 28 Ibid. , p.-90. 29 Ibid. , p.-27. 30 Ibid ., p.-132-133. 31 Ibid. , p.-132. 32 Ibid. , p.-149. les récits d’aventures et d’action, celui qui cherche à affronter le monde dans le roman réaliste 23 ». On le compare tantôt au héros stendhalien Julien Sorel pour sa beauté et son ambition 24 , tantôt au héros balzacien Eugène de Rastignac pour ses idéologies politiques 25 . Chez sa femme, Brigitte M., tout «-retien[drait] l’attention : l’apparence, l’allure, l’âge, la liberté présumée 26 ». Elle serait une « Mme Bovary […] qui aurait échappé à son funeste destin 27 -». Quoiqu’inspirés de personnes réelles, Emmanuel et Brigitte M. sont bel et bien des personnages de fiction, ce qui a pour effet de générer une certaine confusion-: difficile, pour le lecteur, de départager ce qui relève de l’intériorité ou de l’intimité du couple, et ce qui relève de l’imagination de l’auteur. Plus largement, c’est toute la vie politique qui s’apparente à de la fiction dans l’univers de Besson. Les campagnes électorales consisteraient « à faire apparaître une image séduisante de soi-même en accumulant des mensonges ou, au mieux, des vérités tronquées et en dénaturant systématiquement les idées et le travail de ses adversaires 28 ». Emmanuel et Brigitte M. n’y échapperaient pas non plus, eux qui auraient embauché « Michèle Marchand, dite Mimi, que d’aucuns dépeignent comme la “dealeuse” de la presse people, la prêtresse de paparazzi [afin de] leur assurer un meilleur contrôle de leur image 29 -». Lorsque la Russie est soupçonnée d’interférer dans le second tour de l’élection présidentielle, Besson note que « [p]arfois, la réalité, avec ses effluves de guerre froide et ses officines louches, a plus de talent que la fiction 30 » et que « cette élection devient chaque jour plus romanesque 31 ». De la même manière, lorsqu’il fait mention du scandale de François Fillon et du Penelope Gate, il s’amuse de l’absurdité de ces rebondissements : « Depuis le début, le scénariste de cette campagne a certes du talent mais là, il exagérait 32 … » Se remémorant, enfin, toutes les péripéties du premier tour, Besson en relève la singularité-: Il reste trente jours avant le premier tour. L’impression qui domine est que, désormais, rien ne semble plus pouvoir arrêter cette marche vers le pouvoir suprême. Quelle Philippe Besson par Philippe Besson 53 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 histoire. Si quiconque l’avait écrite, il y a six mois, on lui aurait ri au nez. Aucun éditeur n’en aurait voulu. Arguant que la politique, ce n’est pas du roman. Eh bien si 33 . Pour Besson, la politique elle-même est fiction. S’il décrit des personnalités réelles et rapporte des événements avérés, il les rattache constamment à une illusion ou à une question de gestion de l’image. Sous sa plume, même le réel est incertain. Par ailleurs, l’ouvrage est truffé de références littéraires ou humanistes qui sortent tantôt de la bouche du couple M., tantôt de celle de Besson lui-même, comme si la politique n’était qu’un accessoire, un passage obligé. Ces références savantes laissent l’impression qu’elles exercent une certaine fonction de légiti‐ mation. Emmanuel M., n’est pas qu’un « banquier déconnecté des problèmes des “petites gens” 34 », il est un homme cultivé, érudit, qui n’hésite pas à citer Diderot, Camus ou Char pour motiver ses décisions. Outre la construction d’un éthos lettré, ces citations permettent à l’auteur de légitimer son saut en politique (littéraire). Lorsque Besson est questionné à propos de l’accueil sévère qu’a reçu son livre par la critique, il insiste en effet sur sa volonté de montrer une autre version de la campagne électorale-: Ça veut dire que j’ai réussi mon coup. Il n’y a rien de pire que de faire un livre attendu, répond l’auteur. Il faut le prendre comme une sorte de portrait intime de l’outsider qui devient président. Ce qui m’intéressait, c’était de faire un ouvrage à hauteur d’homme. Ce qui est important à mon sens, c’est quand la politique devient secondaire. Si je lis un livre qui me montre l’arrière-cuisine de quelque chose que j’ai déjà vu dans les journaux, cela m’intéresse peu. Je me souviens en revanche avoir lu le verbatim d’Attali sur Mitterrand comme un incroyable roman 35 . C’est donc volontairement que la politique s’éclipse du roman pour laisser toute la place au romanesque. Cette double légitimation est particulièrement apparente dans le passage ci-dessous-: Il [Emmanuel M.] me demande si la caméra me gêne. Je lui retourne la question : il fait aussitôt allusion à Hegel et à sa ruse de la raison. Rappelons que, pour Hegel, « […] la raison agit dans l’histoire par ruse. En effet, chaque individu poussé par la passion, en pensant agir pour son bien propre, œuvre en fait inconsciemment pour une tâche plus élevée, dont la voie est tracée par les grands hommes qui jouent le rôle de conducteurs d’âme […] 36 -». 54 Marie-Odile Richard 33 Ibid. , p.-175-176. 34 Ibid. , p.-27. 35 Ollivier, 2017, p.-Brive-08. 36 Besson, 2017, p.-62-63. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 37 Ibid. , p.-24. 38 Ibid ., p.-33. 39 Ibid ., p.-36. Non seulement Emmanuel M. est-il ici présenté comme un « conducteur d’âme » dont la vocation n’est pas de diriger une nation, mais de guider les individus, mais la référence savante apparaît limpide à Besson, qui ressent pourtant le besoin d’en expliciter le sens aux lecteurs. Ce faisant, c’est un « nous » lettré qu’il construit et qu’il oppose à son lectorat, composé de ces individus dont Emmanuel M. trace la voie, et pour qui les références à Hegel sont obscures. La politique, au cœur du roman, n’est finalement qu’un prétexte pour Besson à livrer ses réflexions politiques, certes, mais également et surtout ses réflexions littéraires ou humanistes. Les enjeux politiques ou sociaux ne sont abordés que pour mieux donner à voir les liens qu’ils entretiennent avec la fiction, quand ils n’y sont pas tout simplement réduits. Cette ambivalence dans l’écriture conduit le lecteur à ne plus être en mesure de discerner ce qui relève réellement du récit de campagne, et ce qui relève plutôt des impressions ou des interprétations de l’auteur. De l’ambiguïté du poste d’observation Cette confusion entre le réel et la fiction semble en partie engendrée par l’ambiguïté qui règne autour du projet auquel se livre Besson. Il insiste, certes, sur le caractère fictionnel de son livre, mais il reprend néanmoins en grande partie la relation (réelle) qu’il entretient avec le couple Macron et entend rapporter l’ascension (réelle) d’Emmanuel Macron jusqu’à l’Élysée. C’est donc la nature de son poste d’observation (est-il un analyste objectif ou un ami intime ? ), surtout, qui apparaît incertaine. Dès le début du roman, par exemple, on ressent toute la fierté qu’éprouve Besson à l’égard de la confiance que lui porte le couple M.-: Quand j’évoque mon projet de livre, Emmanuel M. ne m’encourage pas, ne me décourage pas. Je demande accès à sa personne, à son agenda, à son quartier général. Il dit : c’est d’accord. Sans rien exiger en retour. Aucun contrôle. Aucune relecture. Je ne lui demande pas pourquoi il est d’accord. Je suppose que sa confiance tient à notre affection réciproque 37 . À plus d’une reprise, par ailleurs, Besson prend soin de rappeler sa proximité avec le couple : « quand on la [Brigitte M.] fréquente un peu, comme c’est mon cas 38 -», «-[c]omme il se trouve que je connais les circonstances de sa rencontre avec celui qui partage sa vie aujourd’hui 39 », « [m]oi-même qui fréquente Philippe Besson par Philippe Besson 55 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 40 Ibid ., p.-53. 41 Ibid ., p.-140. 42 Ibid ., p.-224. 43 Ibid ., p.-71. 44 Ibid ., p.-136. 45 Ibid ., p.-85. 46 Ibid ., p.-23. l’accusé depuis pas mal de temps 40 -» etc. Au fil des pages, les événements de la vie politique sont l’occasion pour Besson de laisser voir au lecteur l’évolution de cette relation privilégiée. Si Emmanuel M. ferait normalement preuve d’« une capacité à ne jamais se dévoiler totalement 41 » et « répugne[rait] à se confier 42 », Besson, lui, devient petit à petit un conseiller particulier. Emmanuel M. lui demande son avis sur son manuscrit à paraître, ce qui constituerait « un pas supplémentaire dans la complicité 43 », mais s’enquiert également de ses impressions lorsqu’il accumule les maladresses : « Emmanuel M. m’envoie des messages pour me demander mon ressenti, lui qui trace généralement sa route sans s’occuper des éventuels états d’âme des uns et des autres 44 ». Au fil des conseils, sollicités ou non, que prodigue Besson à Emmanuel M., il constate, finalement, que leur « affection réciproque [se serait] renforc[ée] dans cette curieuse aventure 45 -». Cet attachement qui lie l’auteur à son personnage est palpable dès les premières pages-: Je le connais depuis deux ans, nous nous sommes croisés chez des amis communs, nous nous sommes revus, nous avons sympathisé, nous nous voyons de loin en loin, il nous arrive d’échanger des SMS, nous parlons de la vie ordinaire, de littérature, assez peu de politique, j’ai de l’admiration pour son intelligence, de l’affection pour lui, une grande tendresse pour son épouse, une curiosité pour le couple égalitaire qu’ils forment, je n’ai en revanche aucune fascination pour le pouvoir qu’il exerce, d’une manière générale je me tiens à bonne distance du pouvoir, seule parfois m’intéresse sa dimension tragique, déformation de romancier, ou sa dimension anecdotique, déformation de vieux gosse facétieux 46 . Ce passage laisse présager l’importance qui sera accordée à la littérature, au détriment de la politique, au sein du roman. En faisant référence à la « dimension tragique » du pouvoir, Besson laisse paraître le peu d’optimisme que la situation politique contemporaine lui inspire, tout en s’appuyant, de nouveau, sur la tradition littéraire pour l’illustrer. La fatalité du pouvoir et de ses luttes serait d’avoir le malheur comme seule issue. Cette suspicion envers le pouvoir annonce finalement la nature de son récit : si le sujet de son livre est bel et bien la 56 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 47 Ibid ., p.-247. 48 Ibid ., p.-52. 49 Ibid ., p.-86. 50 Ibid ., p.-102-103. campagne électorale d’Emmanuel M., l’objet de son intérêt est l’ascension d’un homme (son ami) et la transformation d’« un improbable » en « une réalité » (qui fera de cet ami, le président de la République). L’affection que nourrit Besson à l’égard de son personnage atteint en quelque sorte son apogée, à la toute fin du roman, lorsqu’il se remémore avec nostalgie l’aventure partagée avec lui-: Je referme alors le carnet sur lequel je prends des notes. Je songe à tous les carnets qui se sont empilés sur mon bureau depuis que cette aventure présidentielle a débuté, toutes ces paroles alignées, le plus souvent saisies à la volée, griffonnées à la hâte, reproduites avec le souci de ne pas les déformer, toutes ces phrases qui disent un long compagnonnage, un parcours hors norme, toutes celles aussi que je ne reproduirai pas parce qu’elles n’appartiennent qu’à nous 47 . L’affection se transforme ici en complicité, voire en communion : il y est question de paroles « saisies à la volée », c’est-à-dire dans l’intimité d’une conversation informelle, de « ces phrases qui disent un long compagnonnage », mais également de celles qui « n’appartiennent qu’à [eux] », parce que Philippe Besson et Emmanuel M., à la fin de cette aventure, forment une entité à part, un « nous » auquel Besson accorde suffisamment de valeur pour ne pas vouloir pleinement en révéler les détails dans son roman. À certains moments, c’est de l’admiration qui transparaît dans la façon d’écrire de Besson. Le candidat saurait « nomme[r] les choses pour s’efforcer de les régler, il entre[rait] en résonance avec un pays qui aspire au changement, il entend[rait] incarner le contraire de l’impuissance, le contraire du fatalisme 48 ». Il serait « sans précédent 49 » et ferait même preuve d’une lucidité exceptionnelle : Comme d’habitude, il a prévu les objections. Comme d’habitude, il a préparé les réponses aux objections. Toujours la parade et toujours un coup d’avance, c’est la façon dont son intelligence est organisée, sur de nombreux sujets. Fascinant. Et agaçant 50 . À d’autres, l’auteur donne même l’impression d’entretenir certains préjugés favorables, voire de projeter sur ses personnages ce qu’il croit (et espère) qu’ils sont. Lorsque Besson met des références savantes dans la bouche de ses personnages, il est impossible pour le lecteur de savoir si ces mots ont été prononcés par les personnes réelles. Le seul fait de les reproduire (ou de les inventer) constitue toutefois un indice du parti pris de Besson : Emmanuel M., Philippe Besson par Philippe Besson 57 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 51 Ibid ., p.-71. 52 Ibid ., p.-168. 53 Ibid ., p.-247. 54 Ibid. , p.-22. 55 Ibid. , p.-77. 56 Ibid. , p.-78. qui ne cesse de citer des écrivains ou des philosophes pour justifier ses décisions, serait un humaniste. Il lui aurait même confié son ambition juvénile de devenir écrivain 51 , lui qui, par ailleurs, aurait « aimé être Stendhal, Romain Gary ou René Char, à cause de leur vie, de leur liberté 52 . » L’ excipit vient enfoncer un clou final dans ce portrait : lorsque Besson demande au nouveau président s’il entretient des regrets de ne pas être devenu écrivain, Emmanuel M. lui répond en souriant : «-La vie n’est pas finie 53 .-» Cette affection et cette admiration se transforment même parfois en une certaine forme d’adhésion, notamment lorsque Besson répond par l’offensive aux attaques lancées à l’encontre du couple M. Quand Laurent Fabius qualifie Emmanuel M. de « petit marquis poudré », Besson ajoute : « il est vrai qu’il sait de quoi il parle 54 ». Ce type de réaction survient à plusieurs reprises dans le roman, mais est particulièrement éloquent dans le passage où il rapporte les commentaires suscités par l’annonce de la candidature d’Emmanuel M., en tant qu’ils «-en di[raient] long sur ceux qui les profèrent-»-: Plusieurs angles d’attaque. D’abord, Emmanuel M., créature médiatique, Arnaud Montebourg l’assure : « C’est le candidat des médias, puisqu’il en est à sa soixante-quinzième une de magazine sans avoir fait une seule proposition. » Cocasse de la part d’un homme qui n’a pas dévoilé lui-même son programme et qui sanglotait il y a quelques semaines devant les caméras de l’émission Une ambition intime . Ensuite, Emmanuel M. réincarnation de Brutus. Alain Juppé le dézingue : « Il incarne la trahison de François Hollande, qu’il a poignardé dans le dos. » Laurent Wauquiez renchérit : « Ce que Macron a fait à Hollande n’est pas très digne. » Cocasse, là encore, de la part de personnalités qui passent leur temps à conchier le même François Hollande et se posent désormais en défenseurs offusqués 55 . L’énumération se poursuit et les attaques se multiplient : Gilbert Collard du FN serait un « avocat millionnaire qui a défendu Laurent Gbagbo », Nicolas Dupont-Aignan, un tenant de la « théorie du complot » 56 , François Fillon qui, « trop heureux de se sortir quelques instants du bourbier de ses affaires », « attaque[rait] sans relâche “Emmanuel Hollande” » et « se pla[irait] à tailler des 58 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 57 Ibid ., p.-181. 58 Ibid ., p.-144. 59 Ibid ., p.-219. 60 Ibid ., p.-58. costards. Oubliant qu’il aime aussi, beaucoup, qu’on lui en offre des costards 57 . » Ces interventions se font plus virulentes encore lorsqu’elles visent à protéger Brigitte M. C’est ce qui survient quand Anne Sinclair se moque de sa tenue à la cérémonie en l’honneur de Michel Rocard. Quand il rapporte l’événement, Besson passe sans hésitation du commentaire à l’attaque personnelle-: Ce portrait au vitriol concentre le plus détestable : le désir de nuire (« je veux me faire confirmer »), la fausse information (« qui vient de parler à Closer »), la misogynie (qui n’est pas l’apanage des hommes), le crédit apporté aux ragots. Il est vrai qu’avoir été l’épouse de M. Strauss-Kahn pendant plus de vingt ans vous qualifie pour donner des leçons d’élégance 58 . Ces mises au point sont même parfois l’occasion pour Besson de laisser transparaître ses propres opinions politiques, et s’apparentent alors à de la partisanerie. Besson profite, par exemple, d’une stratégie de communication mise en œuvre par Marine Le Pen pour confronter sa façon de faire de la politique à celle d’Emmanuel M.-: On se dit alors qu’on a assisté à deux manières radialement différentes de concevoir la politique : d’un côté, celle de Mme Le Pen, consistant à faire des photos, sur un parking, avec des militants des nervis, tenant des promesses mensongères, restant dix minutes et se félicitant de son coup de com’, de l’autre celle d’Emmanuel M., dialoguant plus d’une heure avec les syndicats, allant au fond des dossiers, allant ensuite au contact des ouvriers, écoutant leur colère, y répondant point par point, pied à pied, disant la vérité, même cruelle 59 . L’on comprend que Besson ne fait pas que partager le goût de la littérature avec Emmanuel M., il partage également sa conception de la « bonne » politique, celle qui prend le temps d’aller à la rencontre des gens, où tout n’est justement pas que de la fiction, c’est-à-dire une question de gestion de l’image et de storytelling . Cette subjectivité, qui transparaît dans le récit des événements politiques et dans la description des personnages, Besson la revendique pleinement. Il tergiverse, par exemple, sur l’ambiguïté de sa posture : « En ayant avec lui cette conversation, je me rends compte que j’ai abdiqué ma neutralité (si j’en ai jamais eu). Je me rends compte que j’ai envie qu’il y arrive. Pour la France ou pour mon livre 60 -? -», jusqu’à conclure à son inextricabilité-: Philippe Besson par Philippe Besson 59 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 Je songe - réflexe d’auteur - à ce que je vais conserver par écrit de notre conversation. La question que je me pose n’est pas celle de l’objectivité, je ne prétends à aucune objectivité, je me fous de l’objectivité, je ne suis pas journaliste, ni greffier. Non, la question, c’est celle de l’aveuglement, de l’embrigadement malgré soi. Je sais parfaitement que le risque existe que je cède à la séduction, que je sois instrumentalisé, voire manipulé. Peut-être se contente-t-il de me faire travailler à sa propre gloire. Chercherai-je à m’en défendre, en l’égratignant ici ou là ? Me laisserai-je faire quelquefois-? Souvent 61 -? Besson affiche ici une pleine transparence quant à sa subjectivité et admet en ignorer l’étendue des conséquences. Ses intuitions semblent toutefois s’avérer véridiques alors qu’il devient, à certains moments (mollement) critique à l’égard du candidat, comme dans une urgence de compenser ses préjugés favorables. Lorsqu’il relit le manuscrit d’Emmanuel M., Besson le qualifie d’abord d’« intelligent, sérieux, bien construit », spécifie qu’« il ouvre des pistes d’avenir, dessine une ambition, contient quelques propositions iconoclastes », mais conclut son dithyrambe en relevant son manque d’émotion et de sensibilité : « il [ne serait] pas réellement à la hauteur du big bang qu’il appelle de ses vœux, il reste[rait] globalement lisse-». C’est finalement un manque de littérarité que Besson reproche à l’essai politique d’Emmanuel M. À d’autres moments, ce sont ses discours qui sont trop longs 62 , alors que le candidat, lui, « dégage une énergie folle [et] sait galvaniser la foule 63 ». Et même lorsqu’il accumule les bourdes, Besson l’excuse et pose l’hypothèse d’un « [c]oup de fatigue au pire moment », mais conclut néanmoins à la nécessité pour le candidat d’ « apprendre à tourner sept fois sa langue dans sa bouche ou à ne pas répondre à tous les micros qui se tendent 64 -». C’est ainsi que Besson alterne constamment entre l’encensement et la (douce) critique, entre une écriture plus intime, où il rappelle les détails de sa relation amicale avec le couple M., et une écriture plus sobre, objective, où sont rapportés les événements réels de la campagne et où, pourtant, transparaît constamment ses impressions, ses opinions et ses (in)certitudes. C’est toute sa posture qui devient ambigüe, alors que se relaient celle de l’observateur objectif, qui note les hauts et les bas de la campagne, et celle de l’ami proche, fier du chemin parcouru par ce « jeune homme 65 » qui a su défier tous les pronostics en accédant à l’Élysée. 60 Marie-Odile Richard 61 Ibid ., p.-49. 62 Ibid ., p.-94-; 120. 63 Ibid. , p.-94. 64 Ibid ., p.-134. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 Du compte-rendu politique à l’écriture intime De cette ambiguïté de posture découle inévitablement une incertitude générique. Le format d’ Un personnage de roman est assez clairement celui du journal. La ponctuation du récit n’est pas accomplie par des chapitres, mais par des dates, qui permettent au lecteur de situer la temporalité des événements rapportés. Or ces dates permettent également de situer l’évolution des réflexions de l’auteur. Lorsque le 30 août 2016, Emmanuel M. apparaît au journal télévisé après avoir remis sa démission du poste de ministre à François Hollande, Besson se dit, par exemple, la proie d’« une illumination, une révélation » : « cet homme sera président un jour 66 ». C’est dire que dès les premières pages, le politique rencontre l’intime afin de mieux décrire les effets des événements réels sur l’auteur. Cette tension se poursuit au fil des pages, alors que Besson alterne incessam‐ ment entre l’écriture du journal de campagne et l’écriture de l’intime. Or toutes deux ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives-: «-le journal intime est un journal dont le contenu a le caractère d’intimité ou privé et/ ou remplit des fonctions intimes ou personnelles pour son diariste 67 ». Dès lors, l’alternance des passages où Besson rapporte des événements strictement politiques et ceux où il donne accès à ses réflexions et à ses impressions n’affecte en rien la généricité du produit final : le journal de campagne y devient en quelque sorte un instrument de l’écriture intime. C’est notamment ce que Besson laisse comprendre lorsqu’il explicite les raisons de sa suspicion à l’égard du pouvoir : « je sais que les écrivains qui se sont approchés du pouvoir s’y sont souvent perdus, et que ceux qui l’ont regardé, disséqué ont parfois fait de la bonne littérature 68 ». Ce passage souligne l’étendue de l’ambiguïté mise en œuvre par le roman : si Besson se tient à bonne distance du pouvoir, il entretient une relation intime avec un homme qui aspire en atteindre la plus haute sphère, et s’il revendique sa subjectivité d’écrivain, il mentionne devoir « regarder » et « disséquer » le pouvoir afin de faire de la bonne littérature. La politique, en fait, est un objet d’étude privilégié, mais dont il faut se méfier et dont il faut se tenir à distance. C’est justement la volonté de conserver une certaine distance avec la poli‐ tique, mais également l’urgence de garder le contact avec sa vraie vie, qui l’aurait Philippe Besson par Philippe Besson 61 65 Ibid. , p.-12, 13, 14, etc. 66 Ibid ., p.-17. 67 Malik Allam, Journaux intimes. Une sociologie de l’écriture personnelle , Paris, L’Har‐ mattan, 1996, p.-19. 68 Besson, 2017, p.-23-24. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 69 Ibid ., p.-139. 70 Ibid. , p.-201-202. 71 Ibid ., p.-147. 72 Ibid ., p.-234. poussé à poursuivre ses autres activités littéraires malgré le rythme immodéré d’une campagne présidentielle-: Que je vous dise : tandis que je suis cette campagne, je me lance également dans l’écriture d’un nouveau livre, je mets la dernière main à un scénario et je publie mon dix-septième roman. Trop à la fois ? Probablement. Mais la vérité, c’est que j’ai besoin et que je m’efforce de conserver une distance avec les soubresauts de la politique, et l’écriture me le permet, parce qu’elle isole, parce qu’elle ramène à l’essentiel ; la fiction me le permet parce qu’elle donne un autre relief à l’actualité ; l’accompagnement de Arrête avec tes mensonges , les rencontres en librairie, en bibliothèque, dans les lycées, les voyages en train maintiennent un contact avec une autre réalité que celle de la campagne 69 . Or ce besoin de ressourcement semble s’estomper à mesure que la fin de la campagne approche pour laisser place à de l’anticipation, voire à de la nostalgie. Une conversation avec Brigitte M., à quelques jours du vote, est ainsi l’occasion pour Besson de livrer ses réflexions et ses craintes-: De mon côté, je songe : l’aventure tire à sa fin, et donc le livre s’approche de son épilogue. Quel que soit le résultat, il ne restera que quelques pages à écrire et c’en sera terminé. La curieuse marmite dans laquelle j’ai été plongé pendant des mois cessera de bouillir. Une sorte de calme reviendra. C’en sera fini, de l’excitation et du caractère unique de cette situation. La vie normale reprendra ses droits. J’ai peur qu’elle paraisse un peu fade 70 . À certains moments, c’est même un accès direct à son intimité que Besson livre au public. C’est ce qui survient, notamment, lorsqu’il fait référence aux inquiétudes de son conjoint quant à son implication dans la campagne présidentielle 71 ou qu’il s’interroge, à la date d’anniversaire de la mort de son père, sur l’hypothétique opinion que ce dernier se serait formé à propos du projet de son fils-: 13 mai. Quatrième anniversaire de la mort de mon père. Qu’aurait-il pensé de tout cela ? Cette campagne extravagante ? Cette élection inattendue ? Ce jeune homme hors du commun ? Ma proximité avec cette aventure ? Il n’aurait sans doute pas manqué de me rappeler que ma famille, c’est la gauche, et qu’à trop approcher le soleil, on court le risque de se brûler les ailes. Mon père avait raison 72 . 62 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 73 Ibid. , p.-93. 74 Ibid ., p.-100. 75 Ibid ., p.-183. 76 Ibid ., p.-205. 77 Gérard Genette, Discours du récit , Paris, Seuil, coll. «-Points Essais-», [ Figures III , 1972-; Nouveau discours du récit , 1983] 2007, p.-225. Par le partage de cette réflexion, Besson entremêle étroitement l’intime et le politique. Il nous livre sa propre opinion quant à la nature extraordinaire de l’aventure qu’il est en train de vivre (la campagne est « extravagante », l’élection, «-inattendue-» et le candidat, «-hors du commun-») tout en réitérant ses propres convictions politiques (« ma famille, c’est la gauche »). Il laisse transparaître la nature de la relation qu’il entretenait avec son père et le vide que son départ occasionne. La campagne présidentielle apparaît comme un prétexte pour Besson afin de mieux parler de sa propre conception de la politique et de laisser entrer le lecteur dans son intériorité (en lui faisant part de ses pensées, de ses peurs ou ses obsessions), voire dans son intimité. La temporalité de la narration est par ailleurs le plus souvent cohérente avec l’hypothèse de la généricité diariste. Besson livre ses impressions à chaud sans les moduler par ses connaissances futures. À certains moments, il soulève des questions sans chercher à y répondre, ce qui permet au lecteur de suivre le fil de ses pensées, sans qu’elles ne soient influencées par l’issue connue de l’élection (rappelons qu’ Un personnage de roman a paru le 7 septembre 2017, c'est-à-dire quelques mois après la fin de la campagne) : « Hallucination collective ou mouvement de fond ? L’avenir le dira 73 . » ; « Les réacteurs sont-ils assez puissants ? Dispose-t-il de suffisamment de kérosène ? Réponse en 2017 74 . » ; « Est-ce que cela suffira 75 ? » ; etc. À d’autres, l’auteur émet des hypothèses, sans spécifier si elles seront par la suite confirmées ou infirmées : « Dans quelques jours, cet homme-là sera peut-être à une marche du pouvoir suprême 76 .-» On pourrait ainsi dire, avec Gérard Genette, que dans la majorité du temps, la narration est « intercalée » entre les moments de l’action, c’est-à-dire que le point de la narration est mobile au fil du récit. Ce type de narration, nous dit Genette, est le plus complexe à analyser en raison, entre autres, de «-la très grande proximité entre histoire et narration » qui peut produire un « effet de frottement […] entre le léger décalage temporel du récit d’événements (“Voici ce qui m’est arrivé aujourd’hui”) et la simultanéité absolue dans l’exposé des pensées et des sentiments (“Voici ce que j’en pense ce soir”) 77 -». C’est ainsi que le Philippe Besson (narrateur), qui rapporte les événements de la journée, n’est plus tout à fait le même que le Philippe Besson (personnage), qui lui les a vécus : Philippe Besson par Philippe Besson 63 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 78 Ibid ., p.-225-226. 79 Jean-Bernard Vuillème, « L’incompris de l’Élysée », Le Temps , 16 septembre 2017, p. 35. 80 Nathalie Collard, «-Nous avons aussi lu…-» Le Presse + , 22-octobre 2017, <-https: / / plus .lapresse.ca/ screens/ fe322967-03ea-4127-a175-af9609c1033d%7C_0.html->. 81 Serge Bressan, « “Un personnage de roman” : un éclairage furieusement subjectif mais distancié et intelligent », Atlantico [En ligne], mis en ligne le 23 octobre 2017, consulté le 14 août 2021, URL : https: / / www.culture-tops.fr/ critique-evenement/ romans/ un-per sonnage-de-roman-->. 82 Sprenger, 2017, p.-65. 83 Bouniol et Rouden, 2017, p.-8. 84 Sprenger, 2017, p.-65. 85 Émilie Cabot, « Philippe Besson estime que son livre sur Macron est “boiteux”, “pas réussi” », Paris Match mis en ligne le 12 janvier 2021, < https: / / www.parismatch.com/ Culture/ Livres/ Philippe-Besson-es‐ time-que-son-livre-sur-Macron-est-boiteux-pas-reussi-1720310->. [L]e narrateur est tout à la fois encore le héros et déjà quelqu’un d’autre : les événements de la journée sont déjà du passé, et le « point de vue » peut s’être modifié depuis ; les sentiments du soir ou du lendemain sont pleinement du présent, et ici la focalisation sur le narrateur est en même temps focalisation sur le héros 78 . La narration contribue donc à la généricité incertaine du récit, et les événements sont doublement modulés par les perceptions du personnage puis celles du narrateur. C’est donc bel et bien une double ambiguïté qui domine toute la narration d ’Un personnage de roman : ambiguïté, d’abord, entre le factuel et l’inventé, mais également dans l’étiquette générique. Besson joue constamment sur les limites de la généricité de son ouvrage pour en faire un récit indéfinissable, ce qui a pu influencer la réception plutôt froide qu’a reçue le roman. Certains, en effet, ont été déçus de constater la subjectivité de l’auteur et son parti pris pour le candidat. Besson, qui « aimerait tant que Macron lui appartienne 79 », « brosse[rait] un tableau tellement flatteur et c’en est presque “malaisant” 80 », il « dépasse[rait] son rôle d’écrivain et laisse[rait] transpirer la sensation qu’il est devenu “groupie” du candidat 81 -». D’autres, au contraire, reprochent à l’auteur le manque de profondeur romanesque de son livre. « Le “roman d’aventures” que promettait l’auteur se révèle[rait] terriblement fade 82 », « n’a[urait] au fond rien de romanesque 83 -» et sa lecture engendrerait un «-sentiment de déception chagrine 84 ». On voit bien ici les conséquences engendrées par l’ambiguïté générique, qui a eu pour effet de décevoir les attentes de toute une partie du lectorat. Besson considère toutefois qu’il passait « un contrat de lecture très clair avec le lecteur 85 », ce qui ne l’empêche pas d’admettre que « l’exercice était impossible 86 » du fait de sa proximité avec le couple Macron. L’auteur avoue 64 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 86 Vanessa Schneider, « Un apéro avec… Philippe Besson », Le Monde , 11 janvier 2021, p.-EPH8. 87 Ibid. , p.-EPH8. 88 Besson, 2017, p.-18. 89 Lui-même mentionne, en entretien, qu’il n’aurait jamais cru écrire un jour un livre sur la politique. Voir Ollivier, 2017, p.-Brive-08. 90 Voir, par exemple, L’Enfant d’octobre , Paris, Grasset, 2006, consacré à l’affaire Grégory Villemin. 91 C’est le tournant qu’a choisi de prendre Philippe Besson depuis « Arrête avec tes mensonges » , Paris, Julliard, 2017, consacré au récit de son premier amour, puis d’ Un Certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2019 et de Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019, qui sont les trois volets d’une trilogie autobiographique. 92 Schneider, 2021, p.-EPH8. même avoir cédé à « une forme d’autocensure »-: « le texte souffre du fait que je ne voulais pas ruiner une amitié pour un livre-» 87 . Mais c’est la suspicion de Besson à l’égard du pouvoir qui transparaît le plus clairement à travers sa narration des événements. S’il avait pour projet d’« écrire l’histoire de l’homme qui devient président 88 », le récit de cette ascension se révèle assez peu politique, comme il l’admet lui-même dans l’entretien accordé au cœur de cet opus : « Ce n’est pas un livre politique. On ne parle quasiment pas de politique dans ce livre, c’est juste l’histoire d’un type qui est élu alors qu’il ne devait pas l’être.-» (p. 106). Au fil des événements, l’auteur donne sans cesse l’impression de se ramener à l’ordre, de chercher à ne jamais sombrer complètement dans le récit de la campagne. C’est ainsi qu’ Un Personnage de roman , en tant que « journal de campagne » plus intimiste que politique, s’inscrit mieux qu’il n’y paraît dans l’œuvre de Philippe Besson 89 , qui n’a eu de cesse de s’intéresser dans ses précédents ouvrages aux limites (franchissables ou non) entre la réalité et la fiction 90 , et plus récemment aux liens ambigus entre l’autofiction et l’autobiographie 91 . Ce récit est l’occasion pour lui de mieux explorer sa propre intériorité et de donner à voir ses convictions politiques (la gauche), certes, mais également et surtout l’importance qu’il accorde à la littérature et à la culture. Le roman constitue finalement un indicateur assez précis de l’opinion que se formera Besson à propos de la présidence d’Emmanuel Macron : si le candidat promettait « d’être à la fois de gauche et de droite », le président, lui, s’est plutôt avéré être « de droite et de droite » 92 , ce dans quoi il ne s’est pas retrouvé. C’est un peu dans le même sens qu’il regrette l’absence de politique culturelle au gouvernement-: Au fond, déplore-t-il, aucune place n’a été faite à la culture dans ce quinquennat. On a l’impression que ce monde-là n’existe pas, qu’il n’y a pas de geste culturel, de grands travaux. Et c’est tragique. On sait pourtant le goût d’Emmanuel Macron pour les livres, Philippe Besson par Philippe Besson 65 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 les artistes, le théâtre, mais lui qui prononce tant de discours, n’a jamais tenu aucun discours sur la culture 93 . On comprend ici que le candidat décrit par Besson est donc bel et bien le président qu’il aurait espéré voir au pouvoir. Et son ascension, finalement, en révèle davantage sur l’auteur lui-même que sur le principal protagoniste de ce «-roman d’aventures-». 66 Marie-Odile Richard 93 Anne Fulda, « Philippe Besson, un personnage de roman », Le Figaro , 7 janvier 2021, p.-34. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004
