Oeuvres et Critiques
oec
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Narr Verlag Tübingen
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Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson
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Clément Génibrèdes
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1 Philippe Besson, Un garçon d’Italie , Paris, Julliard, 2003. 2 « Oui, j'aime raconter des histoires, j’aime changer d'univers à chaque fois, même s’il y a, bien sûr, dans mes livres, des thèmes récurrents. J’ai envie d'écrire pour mentir. Et puis j’ai le goût du secret. » Voir « Philippe Besson, au bonheur de la fiction », Le Monde , article paru le 10 novembre 2003, < www.lemonde.fr/ archives/ article/ 2003/ 11/ 10/ philippe-besson-au-bonheur-de-la-fiction_341436_1819218.html->. 3 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001. 4 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , Paris, Julliard, 2017. 5 Philippe Besson, Un certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2018. 6 Philippe Besson, Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019. 7 David Goudrault, « Le roman Dîner à Montréal : Entrevue avec Philippe Besson », Radio-Canada , émission du 22 novembre 2019, < https: / / ici.radio-canada.ca/ ohdio/ prem iere/ emissions/ plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/ segments/ entrevue/ 143284/ philippe-be sson-diner-a-montreal-salon-livre->. Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson Clément Génibrèdes, Princeton University Introduction En 2003, à l’occasion de la parution de son quatrième roman, Un garçon d’Italie 1 , Philippe Besson faisait part de son « envie d’écrire pour mentir 2 ». Ayant fait son entrée en littérature avec En l’absence des hommes 3 , roman se déroulant durant la Première Guerre mondiale et dans lequel le narrateur, Vincent de l’Étoile, vit une passion amoureuse avec un jeune soldat, l’écrivain est d’abord connu pour ses fictions. Lorsque paraît « Arrête avec tes mensonges 4 » , en 2017, l’ouvrage marque le début d’une trilogie autofictionnelle, complétée plus tard par Un certain Paul Darrigrand 5 et Dîner à Montréal 6 . L’auteur justifie en ces termes l’écriture de ces trois récits à la première personne-: Je fais ce basculement dans le récit autobiographique […] Il faut raconter les choses crûment, sans ambages, non pas pour témoigner, mais avec l’espoir de faire littérature, […] d’essayer de faire en sorte de tendre un miroir aux gens 7 . Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 8 Philippe Lejeune explique que pour qu’un récit soit considéré comme autobiographique, il faut qu’il y ait un « pacte », c’est-à-dire un contrat tacite de vérité passé entre l’auteur et le lecteur. Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique : nouvelle édition augmentée , Paris, Le Seuil, coll. «-Poétique-», 1996, [1975]. 9 « Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d'événements et de faits strictement réels ; si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman traditionnel ou nouveau. » Voir Serge Doubrovsky, Fils , Paris, Galilée, 1977, p.-10. 10 Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies littéraires , Tristram, Auch, 2004, p.-70. 11 Daniel Chartier sépare la notion de lieu de celle d’espace et caractérise ce dernier comme la « matrice à laquelle viennent se greffer des lieux signifiants. ». Daniel Chartier, « Penser le lieu comme discours », in L’Idée de lieu , Université du Québec à Montréal, Cahiers Figura, 2013, p.-19. 12 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace , Paris, Puf, 1992 [1957], p.-27. Bien que Philippe Besson entende écrire un « récit autobiographique », aucun pacte, tel que Philippe Lejeune le conçoit dans Le Pacte autobiographique 8 , n’est passé avec le lecteur. Aussi, nous préférons le terme « autofiction » pour qualifier les trois ouvrages qui portent tous la mention « roman ». Un tel néologisme a fait son apparition en littérature sous la plume de Serge Doubrovsky, dans le prière d’insérer de Fils 9 , et est défini par Vincent Colonna comme « tous les composés littéraires où un écrivain s'enrôle sous son nom propre (ou un dérivé indiscutable), dans une histoire qui présente les caractéristiques de la fiction 10 . » Dans Fils , la question du lieu est au centre du récit autofictionnel, Doubrovsky cherchant à retracer une histoire personnelle au travers des multiples lieux investis au cours de sa vie. Si Fils interrogeait déjà le rapport de l’auteur à l’espace, notre étude propose de questionner le rôle des lieux dans la narration bessonnienne. Du grec topos , « le lieu », et logos , « la parole », « le discours », nous empruntons le terme « topologie » au domaine des mathématiques qui caractérisent cette dernière comme l’étude des propriétés invariantes et des relations dans la déformation géométrique des objets. Ainsi, les sites et lieux qu’habitent - ou traversent - les personnages bessonniens sont reliés et déformés par la voix auctoriale pour former un espace 11 continu de l’intime. L’idée d’une écriture topologique rejoint ce que Bachelard nommait la « topo-analyse » et qu’il définissait comme une « étude psychologique systématique des sites de la vie intime 12 . » C’est donc cette « étude psychologique » influencée par les lieux qui nous intéresse ici, mais aussi son caractère mouvant et l’itinéraire intime qui se donne à lire au fur et à mesure de la narration. 68 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 13 Besson, 2017, quatrième de couverture. 14 « Somehow one respected that - that old woman looking out of the window, quite unconscious that she was being watched. There was something solemn in it - but love and religion would destroy that, whatever it was, the privacy of the soul. » Voir Virginia Woolf, Mrs Dalloway , Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 107. « D’une certaine façon, on éprouvait du respect - pour cette vieille femme qui regardait à la fenêtre, ignorant tout à fait qu’on la regardait. Il y avait là quelque chose de solennel, l’amour et la religion détruiraient cela, quel que soit son nom, l’intimité de l’âme.-» Voir Virginia Woolf, Mrs Dalloway , trad. Pascale Michon, Paris, Le Livre de poche, 1993, p.-228-229. «- Arrête avec tes mensonges » est ainsi présenté comme le récit d’«-un amour immense et tenu secret 13 » que l’auteur a vécu avec Thomas Andrieu, un camarade de lycée, quelques mois avant de quitter Barbezieux-Saint-Hilaire, petite ville de la campagne charentaise. Le départ à Bordeaux pour ses études vient ensuite mettre un terme à leur relation. C’est donc dans un lieu de tension que la passion naît ; celui dans lequel l’amour adolescent se vit intensément - et secrètement - avant d’être brisé par l’appel d’un ailleurs. Un certain Paul Darrigrand raconte l’arrivée à Bordeaux et la relation adultérine entre le jeune Philippe et Paul Darrigrand, étudiant dans la même université. La ville girondine devient ainsi celle de la passion et s’oppose à Rouen que le narrateur vient de quitter et qu’il associe à l’ennui et à la solitude. Cependant, elle est aussi le lieu de la maladie et de la mort potentielle, le personnage de Philippe souffrant d’une forme grave de thrombopénie. Plus tard le déménagement à Paris marque le début de sa rémission, mais aussi la fin de la passion. Enfin, Dîner à Montréal , porte en son titre le nom d’une ville éloignée de la réalité de l’auteur. Lors d’une séance de dédicaces au Québec, l’écrivain retrouve, vingt ans après leur dernière entrevue, son ancien amant, Paul. Les deux hommes se réunissent ensuite autour d’un dîner avec la femme de Paul, Isabelle, et le nouveau compagnon de l’auteur, Antoine. Dans le récit bessonnien, la ville canadienne est décrite comme un ailleurs qui ravive les souvenirs d’un amour de jeunesse et dans lequel il pourrait renaître. Les lieux chez Besson s’inscrivent ainsi dans une dichotomie : entre la campagne de l’enfance et la ville étudiante, entre Paris et la province, entre la France et l’étranger. Par ailleurs, dans ces endroits, s’ouvrent d’autres espaces qui dévoilent une intimité amoureuse : la chambre d’adolescent à Barbezieux, le studio étudiant à Bordeaux ou encore la chambre d’hôtel à Montréal . Ces multiples endroits dessinent alors un intime, c’est-à-dire ce que la racine étymologique désigne comme la dimension la plus intérieure de l’expérience humaine, ou - pour reprendre les mots de Virginia Woolf - «- the privacy of the soul 14 ». Parce qu’enfin cette intimité amoureuse ne se vit qu’à l’abri des regards, Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 69 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 15 Nous nous référons à la nouvelle traduction de l’œuvre de Virginia Woolf par Marie Darrieussecq, mais préférons ici le terme « espace » pour souligner les marques diffuses d’intime dans la trilogie bessonnienne. Voir Virginia Woolf, Un lieu à soi , trad. Marie Darrieussecq, Paris, Gallimard, 2020. 16 Gérard Genette, Figures II , Paris, Le Seuil, coll. «-Points-», 1976, p.-44. 17 Besson, 2018, p.-32. elle s’inscrit dans un espace homosexuel clandestin où l’intime qui sort de la norme hétérosexuelle peine à trouver un ancrage. Quelle place occupent alors les lieux dans le récit bessonnien ? Comment les différents endroits traversés par le narrateur et les personnages viennent-ils construire un espace intime continu et influencer le récit de soi-? Si les lieux jouent d’abord un rôle dans le récit en ce qu’ils dévoilent un itinéraire intime et narratif et participent au conditionnement des personnages, ils s’illustrent alors dans une tension perpétuelle qui contraint le sujet à la fuite, ce dernier se situant toujours entre deux lieux sans pouvoir les habiter. À défaut de les investir pleinement, les lieux deviennent ainsi une source d’inspiration pour l’écriture et c’est dans cette dernière qu’un « espace à soi 15 » se dessine peu à peu. 1. Des lieux actifs La mention de différents lieux dans l’autofiction bessonnienne interroge les liens qu’ils entretiennent avec la narration. Ces derniers offrent-ils seulement un cadre spatial interchangeable et sans conséquence directe sur le récit ? Dans une démarche narratologique, Gérard Genette faisait part de son intuition de l’existence de « quelque chose comme une spatialité active et non passive, signifiante et non signifiée, propre à la littérature, spécifique à la littérature, une spatialité représentative et non représentée 16 . » Il admettait ainsi une valeur intrinsèque aux lieux, ces derniers ne servant pas seulement à la mise en scène du récit, mais devenant «-signifiant[s]-» et «-actif[s]-». C’est donc l’activité des lieux dans l’autofiction bessonnienne, en ce qu’ils agissent sur le récit de soi et le déroulé de la narration, qui nous intéressent ici. - 1.1 L’itinéraire narratif Paul, je fais sa connaissance à la pause, ce matin-là. Il suit un autre cursus que le mien mais dans les mêmes locaux. La sonnerie de l’interclasse nous jette l’un contre l’autre. Littéralement. Puisque je le bouscule tandis qu’il sort de la salle où il vient, lui aussi, de recevoir son premier cours 17 . 70 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 18 Besson, 2017, p.-11-12. 19 Besson, 2018, p.-9. Dans la trilogie autofictionnelle bessonnienne, les lieux s’apparentent d’abord au hasard et leur investissement, par les personnages, relèvent davantage d’une certaine conjoncture que d’une volonté spécifique. C’est en effet par hasard que le narrateur rencontre le jeune Paul Darrigrand, un jour de rentrée universitaire, alors qu’ils ne suivent pas le même cursus. C’est également par hasard que l’auteur croise dans le hall d’un hôtel à Bordeaux, des années après la fin de leur histoire, celui qu’il pense être son ancien amant, Thomas Andrieu, et qui est en réalité son fils : « je me trouve dans le hall d’un hôtel, dans une ville de province […], je suis assis dans un fauteuil, je discute avec une journaliste […] quand j’aperçois un homme de dos 18 . » Ce sont ainsi des circonstances particulières, propres à un lieu qui influencent le récit : c’est parce que Paul suit un cursus « dans les mêmes locaux » que les deux garçons font connaissance, c’est parce que l’auteur se trouve « dans le hall d’un hôtel » et s’entretient avec une journaliste qu’il pense apercevoir Thomas Andrieu. Dans les deux cas, l’endroit dévie de sa fonction première ; il n’est plus un simple moment d’attente entre deux cours ou un rendez-vous professionnel avec une journaliste, devenant désormais un lieu de rencontre ou de supposées retrouvailles. Si l’auteur souligne sa passivité ou son inaction dans de tels moments, c’est parce le lieu agit sur lui plus que lui-même n’agit sur le lieu : « La sonnerie de l’interclasse nous jette l’un contre l’autre. » Philippe Besson attribue ainsi à l’espace une influence particulière qui vient diriger la narration. L’incipit d’ Un certain Paul Darrigrand indique une passivité du narrateur dans un endroit familier, son appartement, qui l’incite à se souvenir de son ancien amant lorsqu’il retrouve une photo de ce dernier-: La photo, je ne la cherchais pas. Je suis tombé dessus par hasard, parce que je m’apprêtais à déménager et que j’avais entrepris de me débarrasser de ces choses qu’on entasse dans des armoires, sur des étagères, sans jamais plus y revenir, qu’on conserve tout simplement parce que, sur le moment, on répugne à les jeter 19 . Ici, bien que la présence du narrateur dans son appartement ne soit pas fortuite, c’est, là aussi, une forme de coïncidence qui lui fait redécouvrir cette photo. Or, cette redécouverte entre en conflit avec la volonté de l’auteur, ce dernier évoquant, par l’emploi de la proposition causale son souhait de se débarrasser des marques d’un passé révolu, de jeter « ces choses qu’on entasse dans des armoires […] sans jamais plus y revenir ». Le lieu, parce qu’il renferme des objets Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 71 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 20 Besson, 2017, p.-49. 21 Roland Barthes définit cette écriture comme s’illustrant dans « une absence idéale de style ». Il s’agit, pour l’auteur d’adopter un ton neutre, d’effacer toute marque énonciative « en se confiant à une sorte de langue basique ». Voir Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972 [1953], p.-60. 22 Besson, 2017, p.-41. C’est Besson qui souligne. 23 Ibid ., p.-63. du passé, ravive alors les souvenirs de l’écrivain. Plus encore, il est un point de départ du récit de soi : c’est en effet à partir de la photo retrouvée dans cet appartement qu’il s’apprête à quitter que Philippe Besson choisit de raconter la passion vécue avec le jeune Paul. D’un point de départ de la passion, les lieux deviennent des repères dans le récit de l’amour. Ainsi, chaque nouveau lieu franchi marque une évolution de la passion vécue. L’évocation du gymnase, dans « Arrête avec tes mensonges » , premier lieu de consommation du désir entre Thomas et Philippe, renvoie à une pulsion qui se passe de toute proximité autre que corporelle : L’endroit est désert, il sent la transpiration, le souvenir de l’effort des jeunes, les effluves d’une propreté plus que douteuse. Il résonne aussi sous nos pas. Le sol crisse. Dans un coin, le garage à ballons. Thomas poursuit sa route, il me conduit jusqu’aux vestiaires, jusqu’aux douches. L’amour se fait là 20 . Ici, la sollicitation des différents sens - les odeurs de sueur, le craquement du parquet, la vision d’un équipement sportif - attribue à ce lieu une brutalité et un anonymat, les deux garçons se trouvant dans un endroit à l’abri des regards et dans lequel ils ne devraient pas être à ce moment de la journée. La sobriété stylistique de la dernière phrase, renvoyant à ce que Barthes appelle « l’écriture blanche 21 -», témoigne d’une certaine pudeur et d’un rapport avant tout charnel dans cette première entrevue où le dialogue est absent. Cet endroit froid et anonyme marque donc la volonté du jeune Thomas Andrieu qui refuse d’adresser la parole à Philippe au lycée mais qui « n’en peut plus d’ être seul avec ce sentiment 22 . » Cependant, l’intrusion dans d’autres lieux dévoile peu à peu une intimité entre les deux jeunes hommes. En effet, c’est lors de leur deuxième entrevue, dans un cabanon à la sortie de la ville, que Thomas se confie à Philippe sur son milieu et ses origines familiales, libérant ainsi pour la première fois une parole intime : « Il dit que la pluie tombe encore trop fort, qu’on ferait mieux d’attendre, qu’il ne viendra personne. Je comprends qu’il a intention de s’exprimer 23 . » Les lieux que le narrateur investit alors avec ses amants dévoilent un intime que les personnages formulent au fur et à mesure des entrevues. Plus 72 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 24 Ibid ., 79. 25 Besson, 2017, p.-79-80. 26 Dans une conférence donnée en 1967, le philosophe Michel Foucault forme le néolo‐ gisme « hétérotopie » pour définir des espaces qui « ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis. » Voir Michel Foucault, « Of Other Spaces, Heterotopias », Architecture, Mouvement, Continuité, 5, p. 46-49, in Dits et écrits , Paris, Quarto-Gallimard, 1984, p.-1574. 27 Ibid. tard, lorsqu’il invite Thomas chez lui, la chambre du jeune Philippe symbolise le paroxysme de cette relation en ce qu’elle dévoile une autre sensualité que celle expérimentée dans le gymnase-: Je vois le duvet de poils qui court sur l’arête de ses fesses. Je glisse ma langue, il gémit à nouveau, il tremble aussi, j’aperçois la chair de poule à la surface de son cul. J’entre en lui. Devant mes yeux, un poster de Goldman, tout autour de moi le décor d’une chambre d’adolescent, un adolescent que je suis en train de tuer 24 . Là aussi, plusieurs sens sont sollicités, mais le découpage de chaque geste dans le rapport sexuel révèle, pour la première fois, une certaine lenteur et une vulnérabilité de la part de Thomas qui « gémit » et « a la chair de poule ». La mention d’un poster du chanteur français Jean-Jacques Goldman est une marque biographique aussi bien pour le lecteur que pour Thomas qui découvre davantage son amant. La chambre d’adolescent que l’auteur est « en train de tuer-» devient le lieu d’une éducation sentimentale et sexuelle et le témoin d’un passage à l’âge adulte. Enfin, elle participe à la libération d’une parole, déjà amorcée dans le cabanon-: Après, il parle à nouveau. On jurerait qu’une vanne s’ouvre. La vérité c’est qu’il ne parle pas beaucoup. Dans sa famille, les repas sont silencieux […] Au lycée, il laisse les autres raconter leurs histoires, je l’ai bien vu, il se tient toujours un peu en retrait […] Avec moi, il se sent autorisé à poser une parole 25 . Ce lieu s’oppose ainsi à la maison familiale où le silence règne et au lycée où le jeune homme préfère écouter, plutôt que de « raconter [des] histoires ». En faisant tomber les barrières de la pudeur, en dévoilant une intimité sexuelle et sensuelle, en offrant un espace privilégié de parole, la chambre cristallise la passion entre les deux garçons et devient ce que Michel Foucault appelle une « hétérotopie 26 ». Entendons par là qu’elle qu’elle est « en rapport avec tous les autres emplacements 27 » dans la mesure où Besson se réfère à la maison familiale de Thomas ou au lycée, mais elle « neutralise 28 » également Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 73 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 28 Ibid. 29 Besson, 2019, p.-111. 30 Ibid ., p.-163. 31 Ibid ., p.-187. ces lieux en ce qu’elle dévoile un intime qui ne peut se montrer ailleurs. Les différents endroits traversés et investis transforment ainsi le récit en marquant une nouvelle étape dans la passion amoureuse et bousculent le sujet qui dévoile une part intime de lui-même. De la même manière, le lieu des retrouvailles dans Dîner à Montréal s’inscrit dans un rapport hétérotopique puisque Paul finit par avouer l’amour qu’il a ressenti vingt ans plus tôt dans un endroit situé à des milliers de kilomètres de Bordeaux-: «-Et voilà que dix-huit ans plus tard, alors que la vie nous a roulé dessus et conduits ailleurs, il les dit, ces mots fabuleux, ces mots sensationnels, ces mots tout simples 29 . » Dans le dernier tome de la trilogie, l’espace restreint que représente le restaurant - et, par analogie, Montréal - est un lieu propice à la confession. Plus encore, il la provoque, d’une part, parce que la distance temporelle renvoie le sentiment amoureux à une jeunesse révolue, d’autre part, parce que l’éloignement géographique avec la France sépare les deux hommes de tout lieu investi par leur passion. Le restaurant devient ainsi un lieu maïeutique où l’itinéraire passionnel s’achève enfin par des aveux attendus depuis des années : Tu m’as aimé longtemps-? après-? La question me prend par surprise, d’autant qu’elle est posée avec aplomb […] Ainsi, nous irons jusqu’au bout dans cette danse de la divulgation. Toutes les réticences ont désormais été balayées. De surcroît, le temps nous est compté : Isabelle et Antoine ne vont pas tarder à revenir. C’en sera fini de nous 30 . Cependant, cet espace maïeutique demeure éphémère. Il disparaîtra d’abord avec le retour d’Isabelle et d’Antoine partis fumer une cigarette, puis à la fin de la soirée, lorsqu’ils quitteront tous le restaurant : Nous quittons le restaurant pour nous retrouver sur le trottoir […] Deux garçons s’embrassent sous une porte cochère, l’un empoignant le cul de l’autre. Nous les remarquons mais aucun de nous ne s’attarde sur eux. Un haut-parleur, dissimulé je ne sais où, diffuse un vieux tube d’Abba. Dans ce décor, il me semble soudain que nous sommes si sérieux et si vieux 31 . La mention du couple d’hommes et l’évocation d’un ancien « tube » mettent en évidence la distance spatiale et temporelle qui sépare Philippe et Paul de leur année à Bordeaux, de leur jeunesse révolue et viennent clore toute potentielle 74 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 32 Jean Weisgerber, L’Espace romanesque , Lausanne, L’Âge d’homme, coll. «-Bibliothèque de littérature comparée-», 1978, p.-14. 33 Besson, 2017, p.-22. 34 L’expression est de Pierre Bourdieu qui explique que le facteur majeur des inégalités culturelles et scolaires est dans la maîtrise inégale des codes et de la langue scolaires : « Tout enseignement, écrivent-ils, et plus particulièrement l’enseignement de culture (même scientifique), présuppose implicitement un corps de savoirs, de savoir-faire et surtout de savoir-dire qui constitue le patrimoine des classes cultivées. » Voir Pierre Bourdieu, Les Héritiers , Paris, Les Éditions de minuit, coll. « Le sens commun », 1964, p.-106. rétrospective de la passion. Le restaurant est alors un lieu de réminiscence éphémère qui met enfin un terme aux histoires de jeunesse. Les lieux, dans l’écriture bessonnienne, construisent ainsi le récit de la passion qui évolue en fonction des endroits investis. Ils bousculent le sujet qui n’est jamais tout à fait le même en fonction des lieux. Ils dressent une cartographie littéraire propre à Philippe Besson et dévoilent un espace romanesque que Weisgerber définit comme : « l’ensemble des relations existant entre les lieux, le milieu, le décor de l’action et les personnes que celle-ci présuppose, à savoir l’individu qui raconte l’histoire et les gens qui y prennent part 32 . » Chaque endroit habité ou traversé par les personnages bessonniens crée donc un réseau narratif. Dans cette histoire à laquelle Thomas Andrieu et Paul Darrigrand «-prennent part-», un intime et un conditionnement se révèlent peu à peu. - Lieux et conditionnement En dévoilant ainsi une part intime à travers les lieux, les personnages témoignent de leur spatialité, de leur place dans le monde et du milieu au sein duquel ils évoluent. L’intime se lit alors à travers une certaine classe sociale, les lieux, devenant, de cette manière, ce qui participe au conditionnement des personnages. Les différents endroits révèlent d’abord une opposition sur le plan social entre les personnages et mettent en lumière des trajectoires et des itinéraires éloignés. Dans « Arrête avec tes mensonges » , une telle opposition se laisse voir dès qu’il est question des lieux habités par le jeune Philippe et Thomas. Enfant d’un directeur d’école, le premier a grandi dans un milieu aisé, symbolisant le savoir et la connaissance : « Du reste, j’ai grandi dans une école primaire à huit kilomètres de Barbezieux ; au rez-de-chaussée la classe unique du village, au premier étage l’appartement qui nous avait été attribué 33 . » L’enfance dans ce lieu situe d’emblée le jeune Philippe dans un déterminisme particulier ; elle le place comme hériter du « patrimoine des classes cultivées 34 », lui qui n’avait « pas le droit d’être médiocre 35 -» et dont le père « affirmait que le salut venait Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 75 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 35 Besson, 2017, p.-23. 36 Ibid ., p.-23-24. 37 La grand-mère du narrateur a trouvé la mort sur la route départementale qui traverse le village quand il était enfant. « Il dit qu’il habite Lagarde-sur-le-Né. Je connais ce village, ma grand-mère y est morte. […] c’est précisément sur cette départementale qu’[elle] s’est fait écraser.-» Voir Besson, 2017, p.-63. 38 Besson, 2017, p.-65. 39 Ibid ., p.-70. 40 Ibid ., p.-42. C’est l’auteur qui souligne. des études 36 .-» À l’inverse, Thomas Andrieu est issu d’un milieu populaire, un village à côté de Barbezieux que l’auteur relie à la mort 37 -: Donc Thomas Andrieu habite ce village, synonyme de mort. Il vit dans une ferme. Ses parents sont des paysans, qui possèdent de petits lopins de terre, des gens modestes, qui vendent le produit de leur vignoble aux distilleries de cognac. Il se corrige : en fait de vignoble, il s’agit d’un clos, de rangs de vigne cernées de murets 38 . Ici, l’emploi d’adjectifs tels que «-petits-», «-modestes-», le recours au discours indirect pour retranscrire les paroles de Thomas qui se corrige - la ferme familiale passant d’un « vignoble » à un simple « clos » - et l’image d’enfer‐ mement qu’évoquent les « murets » cernant les vignes, tendent à effacer les parents dans l’anonymat d’un milieu populaire et indiquent des perspectives d’évolution sociale limitées. Thomas a d’ailleurs conscience de cette difficulté à quitter le lieu de l’enfance : « c’est comme s’il y avait une barrière, un mur infranchissable, comme si l’interdit prédominait 39 . » Les lieux de vie des deux jeunes amants préfigurent ainsi un déterminisme opposé, Philippe étant amené à partir, Thomas à rester. Pourtant, c’est cette opposition dans de potentielles trajectoires sociales qui justifie la passion vécue et donne un sens, selon Thomas, à son attirance pour Philippe. Lorsque le fils d’instituteur demande à l’enfant d’agriculteurs pourquoi il l’a choisi lui, plutôt qu’un autre, ce dernier répond : « parce que tu n’es pas du tout comme les autres, parce qu’on ne voit que toi sans que tu t’en rendes compte […] parce que tu partiras et que nous resterons 40 . » Une telle déclaration montre en quoi la future migration sociale du narrateur conditionne le désir de Thomas qui se range dans un « on » impersonnel, représentant à la fois son milieu d’origine, ses parents et tous les autres habitants de Barbezieux à l’exception de Philippe. Les différentes places participent ainsi au conditionnement social des person‐ nages et révèlent une opposition qui anime le désir. L’espace social devient alors ce qui fait naitre et met un terme à la passion. Dans Un certain Paul Darrigrand , le départ à Paris de Paul, après avoir trouvé un stage de fin 76 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 41 Besson, 2018, p.-205. 42 Didier Éribon reprend le terme « hétéronormatif » employé par Judith Butler dans Trouble dans le genre , trad. Cynthia Krauss, Paris, La Découverte, 2005. Il désigne par là tout fait social qui considère l’hétérosexualité comme norme, créant ainsi un système à partir de cette dernière. Didier Éribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Flammarion, coll. «-Champs essais-», 2012 [1999], p.-85. 43 Besson, 2019, p. 29. Sur la sociabilité gay en milieu urbain, il faut là aussi se référer à Didier Éribon qui explique que la ville représente un plus grand espace de liberté dans l’affirmation d’un désir qui s’écarte d’une norme établie et permet la création d’espaces intérieurs de sociabilité. Voir Éribon, 2012, p.-29-38. 44 Ibid ., p.-31. d’études dans une entreprise qui l’embauchera par la suite, vient achever son histoire avec l’auteur. L’insertion dans la vie professionnelle pousse le jeune homme à avouer à sa femme, Isabelle, sa relation extra-conjugale que l’auteur interprète en ces termes : « j’ai considéré qu’il lui avait été impossible d’assumer, de s’assumer, qu’il était soumis aux conventions sociales, qu’il avait opté pour la tranquillité, qu’il était rentré dans le rang 41 . » De cette manière, si la campagne charentaise conditionnait Thomas dans une vie rurale, l’espace urbain qu’est Paris conditionne Paul dans ce que le sociologue Didier Éribon nomme « l’évidence hétéronormative 42 ». Dans Dîner à Montréal , le lieu de rendez-vous vient rappeler à l’auteur cette opposition et le choix de la vie maritale que son ancien amant a fait vingt ans plus tôt. Dans cette approche, les retrouvailles dans le quartier gay sont interprétées comme une façon de signifier leur différence-: Quand on arrive à destination, je me rends compte qu’il nous dépose dans le Village, c’est-à-dire le quartier gay. Je ne peux m’empêcher de trouver curieux d’avoir opté pour cet endroit. Antoine lui-même m’en fait la réflexion-: ils croient qu’on serait en manque si on n’était pas cernés par les pédés 43 -? Plus tard, Antoine et Philippe apprennent que c’est en réalité la femme de Paul, Isabelle, qui a choisi : « Du coup je me demande si elle a agi par bienveillance (elle a cherché un lieu joyeux où nous serions en compagnie de nos semblables) ou par ignorance (nous définit-elle par notre seule sexualité 44 ? ). » Bien que l’auteur ne parvienne pas à déceler ses intentions, le choix d’un tel lieu, soulignée par l’ironie d’Antoine, établit une distinction entre les deux couples : Paul et Isabelle sont des intrus tandis que Philippe et Antoine se trouvent parmi leurs « semblables ». Leur présence dans ce lieu montre ainsi leur intégration, volontaire ou non, dans une sociabilité particulière : il [l’homosexuel] appartient nécessairement, et malgré lui, à ce “collectif ” qu’il récuse. Il y appartient d’autant plus qu’il est bien obligé de fréquenter des “lieux” de rencontre Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 77 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 […] qui le font entrer dans les formes visibles, ou en tout cas inscrites dans la réalité matérielle et sociale, de ce “collectif ” qui est, par ailleurs, déjà inscrit dans son inconscient par le lien invisible qui le rattache aux autres 45 . Le restaurant renvoie ainsi Philippe et Antoine dans ce « lien invisible qui le[s] rattache[nt] aux autres », Paul et Isabelle n’appartenant pas à cette « réalité matérielle et sociale ». Le lieu est le marqueur de la différence sociale et sexuelle. Il enferme le narrateur dans une sociabilité particulière en ce qu’elle ne correspond pas à celle « hétéronormative » en dehors du Village et dessine ainsi un espace de la « déviance 46 » telle que l’entend Howard Becker. Cependant, Dîner à Montréal est le seul récit qui offre au narrateur un lieu qui le place dans un «-collectif-» et dans lequel il peut se présenter en couple avec un autre homme (ici Antoine) 47 . À l’inverse, « Arrête avec tes mensonges » et Un certain Paul Darrigrand font le récit d’une sexualité « assujettie 48 » qui cherche à exister dans un espace social qui la réprouve. Parce que les lieux bessonniens mettent au jour une « déviance » répréhensible par l’ordre social, ils ne sont jamais que des lieux passagers et impossibles à investir pleinement. 2. Des lieux impossibles - 2.1 Espace public et intime homosexuel-: des lieux sous tension Dans Réflexions sur la question gay , Didier Éribon questionne les possibles lieux pour les populations homosexuelles et cite le poète américain Walt Whitman 49 -: Viens, je ferai le continent indissoluble, Je ferai la plus splendide des races sur laquelle le soleil n’ait jamais brillé, Je ferai de divines terres magnétiques, 78 Clément Génibrèdes 45 Éribon, 2012, p.-200. 46 « La déviance est une propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte. » Voir Howard Becker, Outsiders , trad. J.-P Briand et J.-M Chapoulie, Paris, Métailié, 1985, p.-38. 47 Même si le lieu permet de s’insérer dans ce «-collectif-» mentionné par Didier Éribon, l’époque à laquelle se déroule le récit (2007), participe aussi à cette reconnaissance, le mariage entre couple du même sexe ayant été légalisé au Québec en 2004. 48 Nous empruntons ce terme à Éribon qui intitule un de ses chapitres « L’“âme” assujettie-». Voir Éribon, 2012, p.-101-109. 49 La postérité et les mouvements de lutte LGBTQ+ firent, dès les années 1970, de Whitman une figure de d’émancipation. Voir Jeremy Lybarger, « Walt Whitman’s Boys », Boston Review , 29 mai 2019, < www.bostonreview.net/ literature-culture/ jeremy-lybarger-walt -whitmans-boys->. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 50 Walt Whitman, trad. Roger Asselineau, « Pour toi, ô Démocratie », dans Feuilles d’herbe , Paris, Aubier, 1972, p.-37, in Éribon, 2012, p.-303. 51 Besson, 2017, p.-26. 52 Ibid ., p.-27. 53 Ibid ., p.-52. Avec l’amour des camarades, Avec l’amour de toute une vie des camarades 50 . À l’instar de Whitman qui se figure une démocratie utopique, Didier Éribon envisage une utopie homosexuelle où le sujet ne serait plus considéré comme « déviant » et investirait l’espace « avec l’amour des camarades ». La trilogie bessonnienne montre l’impossibilité de trouver un tel endroit et comment l’ho‐ mosexualité ne peut investir l’espace public puisqu’elle est toujours renvoyée à des lieux marginalisés. « Arrête avec tes mensonges » s’ouvre en effet sur la mention du lieu où le narrateur a eu sa première relation sexuelle avec un autre garçon de son village-: La maison qu’il habite non loin de la nôtre possède une dépendance, une sorte de grange. À l’étage, après avoir emprunté un escalier de fortune, on pénètre dans une pièce où l’on range tout et n’importe quoi. Il y a même un matelas. C’est sur ce matelas que je roule la première fois, enlacé à Sébastien 51 . Quelques lignes plus loin, l’évocation de la caravane des parents de l’auteur, qui sert aussi de lieu de rendez-vous, inscrit le désir dans une brutalité et une clandestinité qui rappellent le gymnase : « Ça sent le renfermé, il fait sombre, les gestes peuvent se faire plus précis, nous ne sommes retenus par aucune pudeur 52 . » « Arrête avec tes mensonges » fait ainsi le récit de la clandestinité d’un désir qui ne peut se vivre au grand jour. La séparation des deux jeunes hommes après l’épisode du gymnase est marquée par la pudeur de Thomas et le refus de manifester dans l’espace public toute forme d’affection-: Nous quittons le gymnase, comme nous y sommes entrés. Nous nous faufilons par la fenêtre, nous retrouvons l’air piquant du dehors, l’hiver. Il dit-: salut. Et il s’éloigne. Il disparaît 53 . Une distance est ainsi marquée entre les amants que la passion ne parvient jamais tout à fait à abolir dans la mesure où Thomas ignore Philippe dans l’espace public que représente le lycée et lui interdit tout accès à sa maison-: Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 79 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 54 Ibid ., p.-72. 55 Paul-Alexandre Canuel, « Dialectique de l’espace intime dans le roman “Chant pour enfants morts” », Paysages, parcours, cartes, habiter , Observatoire de l’imaginaire con‐ temporain , 2019, < https: / / oic.uqam.ca/ fr/ carnets/ paysages-parcours-cartes-habitation s/ dialectique-de-lespace-intime-dans-le-roman-chant-pour->. 56 Ibid ., p.-190. 57 Besson, 2018, p.-182. C’est l’auteur qui souligne. 58 Ibid ., p.-183. Et ceci, pendant que j’y pense : pas une seule fois, il ne m’invitera chez lui. Je ne verrai pas le corps de ferme, les vignes qui le cernent, les bêtes qui paissent. Je ne verrai pas, à l’intérieur, le carrelage frais, les murs crépis, les pièces sombres et basses, les meubles lourds […] Je ne rencontrerai pas les parents, même de loin, un regard échangé, des mains serrées, non ; je présume que, de toute façon, jamais il ne leur aura parlé de moi 54 . L’énumération des différentes parties du corps de ferme, des pièces de la maison et des marques de politesse avec les parents dresse la cartographie d’un espace intime impossible, c’est-à-dire « tout lieu [qui] recèle une potentielle valeur d’intimité lui permettant de possiblement s’inscrire dans l’identité d’un individu 55 . » L’impénétrabilité de certains lieux empêche ainsi de dévoiler une part de l’identité du sujet. Cette part est inconnue pour les autres, mais également pour le sujet lui-même. À la fin du premier tome de la trilogie, l’auteur écrit en effet sur ceux, comme Thomas Andrieu, qui «-n’ont pas franchi le pas, qui ne se sont pas mis en accord avec leur nature profonde […] ils sont peut-être des désemparés, des désorientés ; perdus comme on l’est au milieu d’une forêt trop dense ou trop sombre 56 . » La frontière entre l’espace intérieur et l’espace extérieur est alors source de perdition dans l’écriture bessonnienne. Lorsque le narrateur est hospitalisé, dans le deuxième tome, Paul demeure dans l’incapacité de venir le voir. Quand il l’accompagne, la veille d’une opération, il refuse de pénétrer dans l’enceinte du bâtiment : « je n’entre pas […] en fait, je n’ai pas envie de te revoir dans ce décor, pour moi tu n’appartiens pas à ce décor 57 . » Un tel aveu peut révéler le refus pour le jeune homme d’accepter la maladie et la mort potentielle de son amant, mais il met aussi en évidence la tension que représente l’espace public. Quelques lignes plus loin, la soudaineté et la brièveté d’une étreinte cristallisent la crainte que suscite toute marque affective à l’extérieur-: « d’un coup, trop vite, maladroitement, il s’approche de moi et m’étreint, en enroulant grand ses bras […] et tout aussi soudainement il se redresse, et tourne les talons 58 . » Dès qu’une marque d’affection est témoignée, l’espace public devient un espace de transgression qui met en lumière l’illégitimité considérée d’une sexualité et d’une relation. À ce sujet, Didier Éribon voit l’espace public 80 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 59 Éribon, 2012, p.-64-65. 60 Besson, 2018, p.-17. 61 Ibid ., p.-20. 62 Besson, p.-197. que représente la ville comme « le lieu d’existence de la “culture gay” mais aussi de la surveillance sociale de celle-ci, dans ce qu’elle a de plus banal et de plus quotidien, et de l’interaction entre ces deux phénomènes 59 . » Parce qu’il est aussi l’endroit où l’homosexualité peut se révéler, l’espace urbain ne peut jamais être totalement investi par un personnage comme Paul qui choisit plutôt d’afficher une hétérosexualité admise. Dans un contexte où les sexualités n’entrant pas dans la norme hétérosexuelle sont difficilement tolérées, les lieux s’inscrivent dans une clandestinité et, lors‐ qu’ils appartiennent à l’espace public ou à celui extérieur à la passion, résistent et ne peuvent jamais être pleinement investis. Forcés à cette clandestinité, les personnages s’engagent dans une fuite et errent entre différents endroits, cherchant celui qui pourra accueillir leur passion. - 2.2 Fuir les lieux-: l’espace de l’errance Face à des lieux qui entravent la volonté des personnages et réduisent l’espace intime, l’errance permet de venir à bout de certaines contraintes et de retrouver un libre-arbitre partiel. En ce sens, Un certain Paul Darrigrand met en récit trois villes : Rouen, Bordeaux et Paris. Rouen apparaît d’abord comme la ville où le désir de l’écrivain parvient à s’exprimer et à trouver une place. Cependant, elle est aussi une ville rattachée au malheur que Philippe choisit de fuir une fois ses études en école de commerce achevées-: «-Même quand il m’arrivait d’aller frayer dans les bars avec des inconnus, je ne leur parlais presque pas, les regards suffisaient, le corps. Pour moi, Rouen demeure la ville d’un grand silence, d’un absolu retranchement 60 . » Dans l’écriture bessonnienne, les lieux ne sont jamais que temporaires, contraignant les personnages à les quitter. Contrairement à Rouen, Bordeaux se rapporte au bonheur et est identifiée, par l’auteur, comme le dernier lieu de jeunesse : « Je sais que c’est peut-être ma dernière occasion d’être un type de vingt ans 61 . » Une telle intuition est confirmée, un an plus tard, lorsque l’écrivain obtient un travail à Paris, achevant ainsi sa vie étudiante-: je me rends à Paris pour passer un entretien d’embauche. […] Je surjoue la désinvol‐ ture, comme si je ne cherchais pas à être retenu. Deux jours plus tard, j’apprends que j’ai décroché le job […] On m’attend le 4 septembre. Donc ce sera Paris 62 . Dans ce passage, la « désinvolture » affichée, l’emploi du pronom « on » et la formule impersonnelle « ce sera Paris » illustrent une dépossession du narrateur, Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 81 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 63 Éribon, 2012, p.-32. 64 C’est l’auteur qui souligne. 65 Besson, 2017, p.-176-177. 66 Le livre est dédié «-À la mémoire de Thomas Andrieu (1966-2016).-» 67 Édouard Glissant, Poétique de la Relation-: Poétique III, Paris, Gallimard, 1990, p.-31. comme si ce dernier acceptait l’errance comme une donnée consubstantielle. Didier Éribon voit ainsi la migration comme un mouvement constitutif des populations homosexuelles : « Il y a eu - et sans doute y a-t-il encore - une fantasmagorie de l’“ailleurs” chez les homosexuels et autres “déviants”, un “ailleurs” qui offrirait la possibilité de réaliser des aspirations 63 . » Or, c’est aussi cet « ailleurs » que Thomas Andrieu recherche dans, « Arrête avec tes mensonges » , quand il décide, des années après la fin de son histoire avec Philippe, de quitter la maison et l’exploitation agricole où vivent ses parents, sa femme et son fils-: Il précise qu’il va quitter la maison, la ferme, que c’est terminé pour lui, tout ça 64 […] Il ajoute qu’en quittant la ferme, il renonce aussi à ses droits sur elle, à l’héritage de la terre, que ce n’est plus ses affaires, que ça ne le concerne plus. […] Il dit qu’il part s’installer ailleurs, ne nomme pas l’endroit, il ne souhaite pas qu’on cherche à le contacter, il disparaît, voilà 65 . Le désir de fuite de Thomas Andrieu dévoile ici une volonté d’échapper à un certain déterminisme, de s’affranchir de cette ferme qui l’a incité à s’insérer dans un modèle hétéronormatif. Parce qu’il n’est pas nommé, cet « ailleurs » représente un espace de liberté et laisse entrevoir de multiples possibles, Thomas pouvant se situer n’importe où. Cependant, la fuite et l’errance atteignent leurs limites, ce dernier étant contraint de rentrer dans la région quelques années plus tard et de s’installer dans une autre ferme où il finit par se pendre en 2016 66 . Édouard Glissant explique que la pensée de l’errance se construit sur une « volonté d’identité, laquelle n’est après tout que la recherche d’une liberté dans un entour 67 . » Ainsi, la liberté restreinte que l’errance de Thomas lui offre ne lui permet pas de quitter son milieu. L’écriture bessonnienne met en relief un sujet errant dont la quête se solde par un échec ou qui ne parvient pas à trouver un lieu pérenne. Face à un «-ailleurs-» infranchissable pour Thomas, et un «-ailleurs-» toujours changeant pour Philippe, l’errance devient aporétique et la spatialité se construit au carrefour de plusieurs lieux sans jamais les investir pleinement. - 2.3 L’intime-«-paratopique-» Dans cette errance insoluble, l’intime bessonnien ne se dévoile pas dans une absence totale de lieux, il trouve plutôt un espace énonciatif au croisement de 82 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 différents endroits. Dans Le Discours littéraire , Dominique Maingueneau définit ainsi le concept de paratopie : « Localité paradoxale, paratopie, qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser 68 .-» L’intime s’écrit donc au travers de la faille spatiale, dans un entre-deux lieux. Dans « Arrête avec tes mensonges » , c’est une « localisation parasitaire » qui permettra au jeune Philippe de garder une trace de sa relation avec Thomas : après les résultats du baccalauréat, les deux garçons partent s’isoler dans la campagne charentaise, dans « un coin […] à l’écart de tout 69 . » Ne se situant ni dans le lycée, ni dans l’espace surveillé que représente Barbezieux, Thomas accepte alors d’être photographié par son amant-: Je prends la photo […] Et il sourit. D’un sourire léger, complice ; tendre, je crois. Qui m’a bouleversé longtemps après, quand il m’est arrivé de regarder ce cliché. Qui me bouleverse encore tandis que j’écris ces lignes et je le contemple, posé sur le bureau, là, juste à côté de mon ordinateur. Le lieu paratopique permet ici le dévoilement de marques d’affection de la part de Thomas, marques qui traversent le temps et l’espace et donnent l’impression à l’auteur que cet ancien amant est près de lui, « juste à côté de [s]on bureau. » C’est aussi dans un endroit périphérique que naît la passion avec Paul Darrigrand lorsque, pour les vacances de Noël, le jeune Philippe part, avec lui et d’autres camarades, dans la maison d’amis de ses parents, à l’île de Ré. Éloignée du quotidien et présentée comme une parenthèse, l’île symbolise ce que l’auteur nomme « le lieu de l’éblouissement 70 -» en ce qu’elle permet à la passion entre les deux garçons de débuter. C’est par ailleurs dans cette île que Paul pose les conditions de leur relation. En effet, après la première nuit passée ensemble, le narrateur vient interroger le jeune homme : « Je finis par lancer : on fait quoi maintenant ? […] Il répond du tac au tac : on fait gaffe 71 . » Dominique Maingueneau explique que la paratopie implique un positionnement de l’auteur dans la mesure où elle est un-: processus à l’issue radicalement incertaine qui est à la fois construction d’une identité énonciative et fabrique de soi, à travers un récit qui se construit en prenant appui sur des schémas partagés par la collectivité dont on attend la reconnaissance 72 . Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 83 68 Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation , Paris, Armand Colin, 2004, p.-52. 69 Besson, 2017, p.-121. 70 Besson, 2018, p.-85. 71 Ibid ., p.-78. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 L’île participe ainsi à la « fabrique de soi » du narrateur parce qu’elle le place dans une relation extra-conjugale, mais surtout, elle marque l’énoncé de l’auteur d’un questionnement incessant-: s’agit-il d’un simple adultère ou d’une vraie 73 histoire ? […] Cette interrogation deviendra progressivement obsédante. Est-ce que je compte ou est-ce que je suis accessoire ? Est-ce qu’il y a un peu d’amour, est-ce qu’il pourrait y en avoir un jour 74 ? La réponse à ces questions ne vient que des années après, dans Dîner à Montréal , lorsque Paul lui avoue qu’il ne s’agissait pas pour lui d’une simple relation extra-conjugale-: «-Tu n’étais pas maîtresse. Et j’étais amoureux 75 .-» La paratopie bouscule ainsi le discours bessonnien qui questionne un intime pris entre plusieurs lieux. En analysant la théorie de Dominique Maingueneau, Phillip Schube Coquereau commente le rôle du discours dans l’œuvre littéraire et explique que ce dernier n’est pas le simple reflet de transformations contex‐ tuelles : « les œuvres appartenant au champ littéraire n’auraient de cesse de remettre en jeu, voire de “théâtraliser”, les conditions de production qui sont les leurs par le mouvement même de l’écriture 76 . » Chez Philippe Besson, le « mouvement » de l’écriture vient « théâtraliser » la difficulté de trouver un lieu et c’est alors dans un espace propre à l’écriture que l’intime parvient à se situer. 3. Les mouvements de l’écriture-: un espace à soi Dans un ouvrage étudiant le rapport entre l’espace et l’activité sémiotique chez Émile Zola, Denis Bertrand en vient à considérer l’espace comme ce qui « relève de la syntaxe 77 » . Pour lui, « les opérations de spatialisation servent d'autres fins, dans le discours, que la figurativité spatiale 78 . » Dans la trilogie bessonnienne, si la « figurativité spatiale » est toujours partielle, les personnages se plaçant dans une errance et un rapport paratopique aux lieux investis, l’écriture s’imprègne d’un lexique spatial et dévoile ainsi une spatialisation de l’intime. Fréquemment, 84 Clément Génibrèdes 72 Dominique Maingueneau, Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création , Louvain-la-Neuve, Academia, 2016, p.-14. 73 C’est l’auteur qui souligne. 74 Besson, 2018, p.-79. 75 Besson, 2019, p.-109. 76 Phillip Schube Coquereau, « Paratopie. Quand l’analyse du discours littéraire (se) joue des frontières-», Protée , 38, 3, p.-58. 77 Denis Bertrand, L’Espace et le sens. Germinal d’Émile Zola , Paris-Amsterdam, Éditions Hadès-Benjamins, 1985, p.-66. 78 Bertrand, 1985, p.-166. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 l’auteur, a recours à des métaphores spatiales pour rendre compte d’un état particulier : « Je suis dans ce désir à sens unique. Dans cet élan voué à demeurer inabouti 79 », « Je devrais demeurer dans l’éblouissement 80 », « je suis encore dans l’émerveillement 81 -», « Il est dans cette frugalité 82 -», « il n’est pas dans la mondanité, dans la théâtralité 83 », « tu ne penses pas à ce genre de choses quand tu obéis à du désir […], tu n’es pas dans l’intelligence 84 .-» L’écriture établit une cartographie intime qui témoigne d’une intériorité liée à un moment précis. La métaphore spatiale offre ainsi un espace de représentation de soi-: l’espace en jeu dans ce que l’on appelle “métaphores spatiales” n’est pas seulement l’espace de l’expérience concrète où se meuvent nos corps, mais aussi et peut-être plus fondamentalement un “espace” de représentation - entendons par là un medium qui prête sa matérialité à des découpages signifiants 85 . Dans cette approche, l’intime ne se cherche plus dans les lieux ayant été investis ou à investir, mais dans la démarche de l’écriture qui permet de compenser l’absence d’ancrage spatial ou le rejet provoqué par les lieux. Dans « Arrête avec tes mensonges » , Lucas Andrieu, le fils de Thomas, explique comment il a pu reformer une image de son père à travers les différents romans de Philippe Besson-: Dans Se résoudre aux adieux 86 , vous écrivez des lettres à un homme que vous avez aimé, qui vous a quitté et qui ne vous répond jamais, et vous voyagez tout le temps pour essayer de l’oublier. […] Il poursuit : dans Son frère 87 , le héros s’appelle carrément Thomas Andrieu. […] Il enfonce le clou : et Un garçon d’Italie 88 , ça raconte une double vie, l’histoire d’un homme qui ne sait pas choisir entre les hommes et les femmes, et qui ment. J’ai eu l’impression qu’ils étaient comme les pièces d’un puzzle, vos romans, il suffisait d’assembler et ça formait une image compréhensible 89 . Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 85 79 Besson, 2017, p.-32. Nous soulignons à chaque fois. 80 Ibid ., p.-52. 81 Besson, 2018, p.-73. 82 Ibid ., p.-78. 83 Besson, 2019, p.-59. 84 Ibid. , p.-107. 85 Huges Constantin de Chaney et Sylvianne Rémi-Giraud, « “Espèces d’espaces” : approche linguistique et sémiotique de la métaphore », Mots, Les Langages du politique , no 68, 2002, DOI-: 10.4000/ mots.7013. 86 Voir Philippe Besson, Se résoudre aux adieux , Paris, Julliard, 2006. 87 Voir Philippe Besson, Son frère , Paris, Julliard, 2001. 88 Voir Besson, 2003. 89 Besson, 2017, p.-185. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 À travers la voix de Lucas, l’image de Thomas parcourt le texte et se reconstitue dans l’œuvre littéraire. Elle devient un motif obsessionnel et inaccessible de l’écriture, tel que Blanchot l’entend dans L’Espace littéraire : « ce qui hante, c’est l’inaccessible dont on ne peut se défaire, ce qu’on ne retrouve pas, et qui, à cause de cela, ne se laisse pas éviter 90 .-» C’est parce que Thomas a été rendu « inaccessible », ce dernier ayant quitté le jeune Philippe pour partir vivre en Espagne à la fin du premier tome de la trilogie, qu’il « hante » le récit de soi et trouve un ancrage dans l’œuvre. L’écriture vient donc reconstituer et fixer des moments et des lieux passés. Dans Dîner à Montréal , l’auteur relie ainsi les différents moments de la passion avec Paul Darrigrand à des images de lieux métonymiques-: Me reviennent des odeurs ; celles de son parfum, de sa transpiration, celles de la chambre d’hôpital quand on se parlait au téléphone. […] Je me souviens de l’île de Ré, des ciels plombés, du sable qui collait aux chaussures, de la maison qu’on avait louée à Ars, du premier matin 91 . La retranscription des lieux réveille des impressions sensorielles et fait coexister, dans le restaurant de Montréal, des endroits tels que l’hôpital dans lequel a séjourné l’auteur ainsi que la chambre de la première étreinte entre les deux amants. L’intime bessonnien se loge ainsi dans les mouvements d’une écriture qui spatialise ce dernier dans des espaces métaphoriques. Elle devient un lieu qui donne une place à des personnages ne pouvant se situer dans l’espace réel et ravive le souvenir d’endroits décisifs pour l’auteur. L’espace littéraire crée alors un lien avec d’autres espaces comme l’indiquent Xavier Garnier et Pierre Zoberman : « La littérature serait l’opération par laquelle les espaces parviennent à entrer en contact les uns avec les autres sans chercher à s’absorber mutuellement 92 .-» Conclusion L’écriture bessonnienne fait ainsi état d’un itinéraire spatial et identitaire. Dans la trilogie autofictionnelle, les lieux habitent les personnages, plus que les personnages n’habitent les lieux, et proposent une cartographie de la passion. Repères dans le récit, ils dessinent progressivement l’espace intime de ceux 86 Clément Génibrèdes 90 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 2002 [1955], p.-348. 91 Besson, 2019, p.-155. 92 Xavier Garnier et Pierre Zoberman, Qu’est-ce qu’un espace littéraire ? Presses Universi‐ taires de Vincennes, 2006, p.-12. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 qui les investissent. En agissant sur les différents sujets, les lieux reflètent un conditionnement particulier. À la fois espace narratif et sociologique, les endroits présents mettent en lumière un intime qui peinent à trouver sa place et qui est alors contraint à la clandestinité. C’est donc un récit de la fuite et de l’errance qui se tisse au fil des trois ouvrages, inscrivant le Je bessonnien et celui de ses amants dans un perpétuel entre-deux. À défaut de trouver un « lieu à soi », la voix auctoriale dévoile une écriture en mouvements qui pousse l’intime dans un espace métaphorique et intertextuel. L’acte d’écrire devient alors un espace qui supplante les autres lieux et ancre enfin «- the privacy of the soul 93 -» dans les différents endroits traversés. Il permet de reconstituer une part de soi appartenant à un moment révolu ou à un lieu désormais inaccessible et ainsi - pour citer les mots d’Annie Ernaux que Philippe Besson place en épigraphe d’ Un certain Paul Darrigrand - de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais 94 .-» Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 87 93 Woolf, 2009, p.-107. 94 Annie Ernaux, Les Années , Paris, Gallimard, 2008, p.-254. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005
