eJournals Oeuvres et Critiques 47/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2022-0006
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2022
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Interview avec Philippe Besson

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2022
Nicholas Hammond
Paul Scott
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1 Philippe Besson, Paris-Briançon , Paris, Julliard, 2022. 2 Philippe Besson, Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019. 3 Philippe Besson, Le Dernier Enfant , Paris, Julliard, 2021. 4 Philippe Besson, L’Arrière-saison , Paris, Julliard, 2002. Interview avec Philippe Besson Propos recueillis par Nicholas Hammond et Paul Scott au Café Beaubourg, Paris le 13 décembre 2021. NH : Pour commencer, pourriez-vous nous parler de votre nouveau roman, Paris-Briançon   1 - ? PB : C’est un roman assez différent de ce que j’ai fait jusqu’à présent. C’est un roman qui a la particularité d’être choral, ce qui est assez rare chez moi, car dans mes romans il y a en général un nombre de personnages assez restreint, deux ou trois personnages, et là il y a quasiment douze personnages qui existent et qui se rencontrent dans un train de nuit et j’essaie de faire exister les douze personnages-; c’est la première fois que je m’essaie à cet exercice. NH : C’est une nouvelle expérience. J’aimerais vous poser la question de savoir si le temps qui se déroule en une nuit ressemble un peu à celui de Dîner à Montréal   2 . Est-ce que vous vous intéressez à l’unité de temps-? PB : En tout cas cela a beaucoup d’importance pour moi, parce que Le Dernier Enfant   3 se passait sur une journée, L’Arrière-saison   4 se passait sur une soirée de deux heures. J’aime bien concentrer l’action sur un temps extrêmement court parce qu’au fond c’est comme au théâtre : on ne peut pas y échapper, il y a l’idée que d’abord vous êtes obligé de ramasser tous les sentiments et donc de les précipiter, c’est comme quelque chose en chimie il y a un moment où vous mettez tout ensemble et c’est comme un shaker. Et j’aime bien l’idée que les gens ne peuvent pas échapper justement à ce temps ramassé. Quand le temps s’étire, j’ai l’impression qu’on peut s’en sortir, quand tout est ramassé sur un temps très court, ils sont soumis au sort auquel je les destine. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 5 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001. 6 Philippe Besson, Un Instant d’abandon , Paris, Julliard, 2005. 7 Philippe Besson, Un Garçon d’Italie , Paris, Julliard, 2003. 8 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , Paris, Julliard, 2017. PS : L’unité de temps, qui est l’une des règles du théâtre classique, m’amène à une autre question. Je crois que vous avez fait du théâtre, n’est-ce pas, et d’autres genres littéraires-; est-ce que vous vous voyez comme un romancier surtout-? PB : Oui, en fait je me suis très longtemps défini comme un romancier et seulement un romancier. Je veux dire par là que je suis venu à l’écriture des livres pour écrire des histoires, pour faire fiction, pour inventer des personnages, pour inventer des dispositifs narratifs. Souvent le premier geste de celui qui écrit, c’est de parler de soi ou autour de soi. Moi, j’ai choisi exactement le contraire, ce que je voulais c’était aller loin de moi, même si on y reviendra, mais en tout cas de trouver des histoires qui n’étaient pas les miennes, d’inventer des personnages qui étaient loin de moi et d’essayer justement de devenir eux, c’est à dire d’interpréter un rôle comme un comédien. C’est pour cette raison que mon premier roman, par exemple, En l’absence des hommes   5 , se passe en 1916, avec Marcel Proust, un soldat de la première guerre, donc ce sont quand même des personnages qui sont très loin de moi. Et c’était une volonté très nette : pendant très longtemps je me suis défini comme un romancier, c’est-à-dire quelqu’un qui a recours à son imaginaire, pas à sa mémoire. Et j’ai pris plaisir à devenir une femme avec une robe rouge dans L’Arrière-saison , un père infanticide dans Un Instant d’abandon   6 , un jeune prostitué à la gare de Florence dans Un Garçon d’Italie   7 . Toutes choses que je n’ai aucune chance, hélas, d’être dans la vraie vie. Je suis venu à l’écriture pour vivre d’autres vies que la mienne, vraiment, et pendant très longtemps, jusqu’à « Arrête avec tes mensonges »   8 , j’ai expliqué que je n’écrirais que des romans, que je ne ferais jamais d’autofiction ou de texte autobiographique. Alors, vous l’avez compris, évidemment, tout roman emprunte à la vie d’auteur. Évidemment qu’on ne peut pas écrire des romans en faisant abstraction de ce que l’on est, en faisant abstraction de sa propre histoire ou de sa propre intimité. Évidemment que notre intimité est dans les romans, mais elle est disséminée, dispersée et surtout, elle est dans un grand ensemble dans lequel il y a énormément de choses qui sont parfaitement inventées, beaucoup d’épreuves que je n’ai jamais traversées, de situations que je n’ai pas connues. Et donc je me suis vraiment épanoui comme romancier, parce que je trouve qu’il y a de la jubilation à inventer des histoires, à inventer des mensonges comme disait ma mère. Et mon plaisir d’écrivain, ma joie ou ma jubilation d’écrivain venait de cela, y compris quand j’écrivais des histoires 90 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 9 Philippe Besson, Une bonne raison de se tuer , Paris, Julliard, 2012. 10 Philippe Besson, Un certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2019. épouvantablement tristes. Quand j’ai écrit Un Instant d’abandon où je me mets dans la tête d’un père soupçonné d’infanticide, on ne peut pas dire que ce soit un personnage forcément facile à porter, ou quand je fais Une bonne raison de se tuer   9 où je suis une femme qui va se suicider ou un père dont le fils s’est suicidé. Donc on ne peut pas dire que ce soit bon, mais pour autant j’ai adoré faire cela. Et puis arrive effectivement le moment où j’apprends que mon premier amour est mort et cela provoque la nécessité d’en venir effectivement à un récit d’essence autobiographique. J’avais toujours dit que je n’en ferais pas, même quand on m’interrogeait publiquement je disais que je n’en ferais jamais. Et je me suis lancé dans cette histoire parce que j’ai appris la mort de Thomas. Et j’ai été tellement décontenancé que j’ai fait une chose que je n’ai jamais faite avant. Après avoir écrit environ 50 pages, j’ai envoyé ces pages à mon éditrice pour lui demander si je devrais arrêter ou continuer, alors que d’habitude j’écris mes livres seul, sans en parler à personne, y compris à mon éditrice, et je ne donne le texte que quand il est fini. Là, j’étais tellement décontenancé et dérouté, que quand j’ai envoyé les 50 premières pages à mon éditrice, je lui ai dit, « est-ce que je continue ou est-ce que j’arrête ? ». Et franchement, si elle m’avait dit « arrête », j’aurais arrêté. Elle m’a dit de continuer, donc j’ai continué, et voilà, cela a donné « Arrête avec tes mensonges » . Mais quand j’écris « Arrête avec tes mensonges » il n’y a pas l’idée de la trilogie autobiographique, pas du tout, c’est simplement qu’ « Arrête avec tes mensonges » déclenche Un certain Paul Darrigrand   10 parce que c’est aussi évidemment la trace d’un grand amour et qu’ Un certain Paul Darrigrand entraîne Dîner à Montréal . En fait, Dîner à Montréa l était le premier des trois que j’ai songé un jour à écrire. Je veux dire par là que, quand j’ai vécu cette rencontre, ces retrouvailles étranges quelques années après, 20 ans après, avec Paul dans cette construction très théâtrale - unité de temps, de lieu et d’action du dîner avec sa femme et moi avec mon compagnon - j’en ai été là aussi tellement surpris que rentré en France, je me suis dit, je vais en faire une pièce de théâtre précisément parce que c’était du théâtre, et j’ai donc essayé d’écrire Dîner à Montréal sous forme théâtrale sans y parvenir. J’ai commencé à écrire quelque chose, et puis j’ai arrêté parce que je n’y arrivais pas. Des années après, après avoir écrit Paul Darrigrand , j’ai compris comment je pouvais raconter l’histoire et donc je l’ai écrit sous forme romanesque, en tout cas de deux livres. Après avoir écrit la trilogie, je suis quand même progressivement revenu au roman, parce que Le dernier enfant a quelque chose de romanesque et pas d’autofictionnel même si le personnage de Interview avec Philippe Besson 91 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 la mère est inspiré de la mienne, et Paris-Briançon est un pur roman. Donc je ne sais pas si cette trilogie autofictionnelle est une parenthèse ou pas, mais pour revenir à votre question, je me définis comme un romancier. En tout cas, pas comme un dramaturge, pas comme un scénariste, pas comme un dramaturge alors que j’ai écrit du théâtre, pas comme un scénariste alors que j’ai écrit des films, mais vraiment comme un romancier, parce que la forme du roman m’est la plus évidente, la plus naturelle ; les autres formes sont des exercices. Ce sont ou des exercices ou des divertissements. Je veux dire par là des diversions, des pas de côté. Je considère la pièce de théâtre que j’ai écrite comme un pas de côté, je considère les sept ou huit films que j’ai écrits comme des pas de côté, mais ce n’est pas mon travail. Ce n’est pas ce que je suis. PS : J’ai l’impression d’après tout ce que vous avez dit, que votre vocation, votre métier d’écrivain, vous préférez que ce soit difficile, vous préférez les défis. Défis génériques, émotionnels… PB : Alors oui j’aime bien les défis, mais je n’aime pas que ce soit difficile. Le mot difficile ne va pas parce que j’ai au contraire besoin que ce soit facile. Je me rends compte que j’aime bien me fixer des défis, c’est-à-dire choisir des personnages qui sont parfois très loin de moi, qui ne sont pas tous sympathiques d’emblée, trouver des voies qui ne sont pas la mienne, trouver des dispositifs narratifs originaux. J’aime bien construire des choses. Pour Paris-Briançon je mets 12 personnes dans un train et j’explique juste au début, « Attention ! Certains vont mourir. » Donc, on a l’impression qu’on rentre dans un Agatha Christie. Il ne s’agit pas du tout d’un policier, vous verrez, mais en tout cas, ma volonté était de construire ce huis clos, ce temps restreint, cette incapacité à échapper à la chose, et cette tension que je donne au lecteur qui est de dire : vous comprenez bien que je vous en présente douze mais il y en a quelques-uns qui vont mourir et vous ne savez pas lesquels et vous ne savez pas comment. Ceci était mon procédé narratif. Mais en revanche, une fois que j’ai dit cela, j’ai besoin que cela soit facile au sens, j’ai besoin que ce soit fluide, que cela coule, que cela vienne presque naturellement. Et d’ailleurs j’écris le livre dans l’ordre où vous allez le lire. Je n’écris pas un livre en disant, je vais écrire la fin maintenant, puis le début, puis le milieu pas du tout, c’est vraiment exactement comme vous allez le lire. NH : Et vous savez au début ce qui va arriver-? PB : Je sais toujours comment ça se termine et je sais où je vais. Je connais le début, je connais la fin et donc il faut que j’invente la trajectoire. Voilà, c’est tout. Mais en tout cas, quand je dis que j’ai besoin que ce soit facile, c’est que si c’est 92 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 difficile, si je cherche mes personnages, si je change mon dispositif narratif, si je rature beaucoup, c’est que ce n’est pas le livre que je devais écrire. Et à ce moment-là j’arrête, je me dis que ce n’est pas la peine. Il y a des livres que j’ai arrêtés au bout de 30 ou 40 pages en me disant, en fait, c’est trop compliqué ou cela ne m’intéresse pas, ces personnages ne m’intéressent pas, ils sont peut-être intéressants, mais moi ils ne m’intéressent pas. Et donc j’ai quand même besoin d’être porté. Je ne saurais pas écrire dans la difficulté. Dans la difficulté, je renonce, c’est très simple. Ce que j’appelle difficulté, c’est ne pas tenir son personnage, ne pas dominer son histoire. J’ai besoin de dominer mon histoire et de tenir mes personnages et de savoir ce qui va arriver. Il y a des écrivains qui commencent et qui se disent, on verra bien ce qui leur arrive. Moi pas du tout. Je sais dès le début ce qui leur arrive. PS : Il y a des auteurs qui passent neuf heures ou onze heures à travailler par jour, est-ce que c’est le cas pour vous-? PB : Non, il ne s’agit pas de la discipline, j’appellerais cela de l’obsession. C’est-à-dire qu’en fait quand je me mets à écrire, j’y retourne tout le temps. Je ne peux faire que cela, écrire. C’est-à-dire que même quand je n’écris pas, j’écris. Quand je ne suis pas en train d’écrire, je pense au livre. Quand je suis dans un dîner avec des amis, je pense au livre. Je peux quitter un dîner parce que je pense au livre. La nuit, je me lève pour écrire le livre. Donc, c’est obsessionnel ou c’est obsédant. Et donc j’y retourne tout le temps parce que cela se précipite, et puis parce que j’ai la peur de perdre l’histoire ou de perdre la note ou de perdre la mélodie. Et donc j’ai besoin de me dire que tout le temps, si je laisse passer du temps je ne retrouverai pas la note. NH : Est-ce que cela vous est déjà arrivé ? PB : Cela m’est déjà arrivé et j’ai abandonné le livre, parce que je revenais vers quelque chose, et je vois comment cela sonne, mais je ne peux pas retrouver la façon de le jouer. NH : Est-ce que vous lisez vos livres à voix haute-? PB : Oui. Tous les lendemains, mon gueuloir à moi, le lendemain je relis à voix haute ce que j’ai écrit la veille. Et c’est vrai que c’est un exercice terrible parce qu’on sait tout de suite si cela tient ou pas. En tout cas, je ne dirais pas que j’ai de la discipline au sens où certains jours je vais écrire 20 minutes et m’arrêter parce que je n’y arrive pas, et certains autres jours je vais écrire dix heures. Mais je n’ai pas de règles où il faudrait que j’écrive de 8h00 à midi ou que je commence tous les jours à la même heure. Je n’ai pas de règle qui dirait j’écris mieux le matin que l’après-midi, mais j’ai en revanche une obsession, vraiment, qui fait Interview avec Philippe Besson 93 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 que le livre occupe tout le territoire mental. Le reste ne devient qu’accessoire, que des détails, le livre est au premier plan de tout dans ma vie quand je l’écris. C’est lui qui l’emporte sur le reste, et la discipline vient de là. PS : Le processus, est-ce que cela devient plus facile ? PB : Oui, mais c’est plus : on sait ne plus perdre son temps. C’est-à-dire qu’en fait on a des réflexes, on a des habitudes, et donc c’est un problème, c’est sûr, c’est un exemple vous allez comprendre : c’est-à-dire qu’avant je pouvais écrire une page dans laquelle il y avait cinq répétitions et ne pas m’en rendre compte. Aujourd’hui, quand je commence une page et qu’une répétition arrive, il y a quelque chose qui s’allume, je le sais d’emblée, donc je l’élimine immédiatement. Donc, il y a des écueils que j’évite, j’ai appris à conduire, donc je sais m’arrêter devant un feu. Je sais éviter un obstacle, je sais avancer plus vite ou ralentir. J’ai appris cela. Alors qu’avant j’avançais à toute allure, je faisais n’importe quoi, je ne réfléchissais pas à mon texte. Là, je suis dans quelque chose de plus réfléchi, de plus construit d’emblée parce que 20 livres derrière, parce que 20 ans. NH : Pourriez-vous parler du rôle joué par les personnages-écrivains dans vos romans ou les écrivains fictifs ou les écrivains textualisés-? PB : Ce qui est curieux, c’est qu’on dit toujours qu’il ne faut pas écrire de livres sur des écrivains, il faut surtout éviter d’écrire des livres sur des personnages-écrivains, et pourtant j’en ai quand même écrit beaucoup, mais c’est à chaque fois pour des raisons qui ne tiennent pas forcément à leur statut d’écrivain. Je m’explique-: quand j’utilise Proust dans En l’absence des hommes , d’abord c’est l’insouciance absolue du débutant, mais je veux dire que cela a de l’importance. Aujourd’hui, je n’écrirais pas un livre sur Proust, je ne me permettrais pas aujourd’hui d’écrire un livre dans lequel figurent des lettres de Proust que j’ai écrites. C’est une outrecuidance que je m’interdirais. Mais j’avais 30 ans, je n’avais jamais rien écrit, je ne pensais pas que j’allais publier, et alors je l’ai fait. Donc, il y a une sorte de vertige et d’innocence et d’insouciance que j’ai irrémédiablement perdues. NH : Du courage-? PB : Pas forcément parce que je ne m’en rendais pas compte, j’étais vraiment insouciant, donc c’est ne pas vraiment du courage, c’est de la folie. Mais bon, aujourd’hui justement il faudrait du courage, et je ne sais pas si j’en aurais. Proust, je le choisis moins parce qu’il est écrivain que parce que pour moi c’est un personnage de roman. C’est-à-dire que même si j’idolâtre Proust - en tant que lecteur, je pense que c’est un génie absolu, je mets A la recherche du temps 94 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 11 Philippe Besson, Les jours fragiles , Paris, Julliard, 2004. perdu au-dessus de tout - mais Proust dans En l’absence des hommes , je l’utilise pour le côté totalement invraisemblable de sa vie. Ce qui m’intéresse, c’est le caractère improbable de cette existence, de cet homme. Comme quand j’utilise Rimbaud dans Les jours fragiles . Imaginez une seconde si je prends Rimbaud, que Rimbaud n’ait pas existé. Imaginons que Rimbaud n’ait pas existé et que je décide d’écrire la vie de celui qui serait Rimbaud. C’est-à-dire quelqu’un qui est né dans les Ardennes, qui est un garçon bien peigné, avec des premiers prix partout, et qui tout d’un coup en quelques semaines, devient une sorte de rebelle fugueur qui s’en va sur les routes et qui défie l’autorité, qui entre 16 et 20 ans écrit les plus grands poèmes de la littérature mondiale et qui s’arrête sans préavis, sans explication, sans jamais y revenir, et qui se retrouve en Afrique, marchant dans les territoires inconnus puis trafiquant d’armes, pour finir par revenir mourir à Marseille à 37 ans victime d’une gangrène. Si j’écris ce personnage-là et que je donne le livre à mon éditeur, mon éditeur me dit « personne n’y croira ». On ne peut pas croire à cette vie-là parce qu’elle fait tellement inventée, elle fait tellement imaginaire. C’est cela qui m’intéresse dans Rimbaud et dans Proust, ou dans James Dean, qui n’est pas écrivain mais qui est un personnage réel, c’est que ce sont des vies qui défient l’entendement. Ce sont des vies qui n’auraient pas dû exister, ce sont des vies plus grandes que la fiction, ce sont des vies meilleures que la fiction. C’est-à-dire que la fiction n’est pas à la hauteur de cette vie-là. Donc, c’est pour cette raison-là que je les ai utilisées. Et puis Proust dans En l’absence des hommes c’était évidemment surtout pour le rapport tragique à la jeunesse, la relation de l’homme d’âge au jeune homme de 16 ans qui relève du tragique absolu. Parce que c’est impossible et cela m’intéressait parce que c’est cela que je voulais raconter aussi. Alors que de l’autre côté, le jeune homme, lui, le soldat, c’est le possible, mais le possible qui va s’arrêter à cause de la mort. C’est l’impossible vieillard et le possible jeune homme. Et donc c’est moins le personnage de l’écrivain qui m’intéresse que sa vie, que le caractère romanesque de son existence. Et du coup c’est pareil pour Rimbaud. Rimbaud, je l’utilise ; d’ailleurs, son œuvre est assez absente dans Les jours fragiles   11 . NH : Est-ce que vous vous intéressez plus à la sœur de Rimbaud-? PB : Je la détestais au départ, mais pas comme tous les rimbaldiens. Les rimbaldiens détestent Isabelle, parce qu’elle a détruit les poèmes de son frère, parce qu’elle a écrit cette biographie ridicule. Moi, je détestais Isabelle, mais comment naît Les jours fragiles ? Justement, de cette détestation. Et moi en fait, je me suis retrouvé dans la situation à me dire, je voulais vraiment écrire sur un Interview avec Philippe Besson 95 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 12 Philippe Besson, De là, on voit la mer , Paris, Julliard, 2013. Rimbaud, je ne voyais pas comment faire. Beaucoup de gens avaient déjà écrit sur Rimbaud et donc je ne voyais pas très bien ce que je pouvais faire. Assez rapidement j’ai éliminé Rimbaud le poète, j’ai éliminé Rimbaud l’itinérant ou Rimbaud l’africain et il m’est resté Rimbaud le mourant. Pour une raison simple c’est que c’est la partie de sa vie sur laquelle il y a le plus de mystère, le plus de zones d’ombre. Donc là, le romancier que je suis se dit, comme il y a des zones d’ombre je peux me glisser dans les zones d’ombre, je peux inventer des choses. Mais, au moment où j’enquête sur Rimbaud mourant, je me rends compte que sa sœur Isabelle a passé les six derniers mois auprès d’Arthur. Et je me dis dans ma tête à ce moment-là « quelle idiote décidément cette Isabelle ». Parce que si elle avait tenu son journal pendant l’agonie d’Arthur, cela aurait été sublime, on aurait une mine d’or. Et donc au moment où je me dis pourquoi elle n’a pas tenu son journal, je viens de trouver le livre. Parce que je me dis puisqu’elle n’a pas écrit le journal je vais l’écrire à sa place, et c’est comme cela que j’écris le journal intime d’Isabelle. Alors qu’au départ, je ne l’aime pas du tout. Et comme je me mets à écrire le journal de son point de vue, je me mets à adorer Isabelle après, puisque je deviens elle, c’est sa voix qu’on entend. Donc, je me suis pris d’affection pour Isabelle parce qu’il a fallu que je sois elle pendant tout le temps de l’écriture. Il y a donc une espèce d’inversion qui se produit à ce moment-là. Mais encore une fois, Rimbaud est moins utilisé pour son génie poétique et pour son œuvre, que pour le chaos de sa vie et le chaos ultime de ses derniers mois. Et le personnage de la femme écrivain dans De là on voit la mer   12 , elle est écrivain, mais elle aurait pu être autre chose. Ce qui m’intéressait c’est que ce soit une femme puissante, qui se débrouille par elle-même et qui se retrouve chamboulée, chancelante, c’est cela qui m’intéressait, c’était qu’elle a beaucoup de certitudes. Elle écrit son livre et tout d’un coup, elle voit ce jeune homme débouler. Son mari est en situation de grande fragilité, et elle fait quelque chose de terrible. C’est-à-dire qu’à la fois, au fond, elle abandonne le mari qui va très mal et elle choisit le jeune homme qui a priori n’a pas forcément vocation à rester. Et j’aimais l’idée que ce soit plutôt une femme qui tombe. Qu’elle soit écrivain était presque un détail au fond d’une certaine manière. Il fallait que ce soit juste quelqu’un qui soit indépendant, que ce soit une femme qui fasse quelque chose qui ne dépende que d’elle, qui ne dépende pas des autres. Et je me suis dit, un écrivain ne dépend de personne que de soi, et donc c’est pour cela qu’elle est écrivain dans De là, on voit la mer . Si j’avais trouvé une autre profession dans laquelle elle ne dépendait que d’elle je l’aurais fait. Chef d’orchestre n’était pas 96 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 possible parce qu’elle dirige un orchestre, donc les autres métiers ne sont pas des métiers solitaires. NH : Et Raymond Radiguet-? PB : Alors Raymond Radiguet, là aussi je n’avais pas imaginé de donner une suite à En l’absence des hommes , je considérais que c’était un livre qui existait en lui-même. Mais beaucoup de gens me disaient, « Mais il devient quoi Vincent ? » parce qu’on le voyait partir tel Rimbaud. Parce que la fin de Vincent dans En l’absence des hommes c’est un départ très rimbaldien. Et à force que les lecteurs me disent, mais il devient quoi Vincent ? Je n’en sais rien de ce qu’il devient, je ne sais pas du tout. Et puis à un moment je me suis commencé à me dire, mais qu’est-ce qu’il a pu faire dans sa vie, Vincent ? Et donc j’ai imaginé cet exil américain etc., et puis ce retour à Paris. Et je me suis dit, mais s’il revient à Paris, qu’est-ce qui lui arrive ? Et ce qui m’intéressait là aussi, c’était de faire revenir un jeune homme très triste au cœur des années folles, les années 1920 en France et ailleurs, qui sont des années extravagantes de création littéraire, de foisonnement. L’entre-deux guerres a été une espèce de folie créatrice, marquée par des personnages extravagants. Et je me disais, je vais planter cette espèce de jeune homme qui, bien que jeune, est foudroyé par le chagrin et continue de porter un deuil. Et donc cela m’intéressait de mettre sa tristesse dans la folie. Et je me suis dit, qui représente aussi cette période des années folles, il y avait Radiguet. Et ce qui m’intéressait aussi chez Radiguet, c’était qu’il allait mourir et donc que je pouvais à nouveau confronter Vincent à la mort en pleine jeunesse. Parce que si l’autre mourrait, d’une certaine manière lui pouvait continuer à vivre. C’était que si cet autre, ce feu follet finissait par s’éteindre, cela voulait dire que lui, il était voué à continuer, et qu’il veillerait sur les morts mais il serait du côté des vivants. Et donc il fallait que je le fasse rencontrer un personnage à la fois tellement plus vivant que lui mais qui allait mourir alors que lui, il resterait vivant. NH : Et donc, dans le cas où vous êtes vous-même le personnage-écrivain, comme dans la trilogie, par exemple-? PB : Alors là, il y avait une chose extrêmement simple, c’est qu’il fallait tout dire. C’est-à-dire que cela ne servait à rien de faire le malin. Il fallait ne pas biaiser. Donc, au contraire, il fallait justement dire, cette fois, pour la première fois, je vous dis la vérité. C’est-à-dire, je vous ai raconté des mensonges tout le temps, j’ai inventé des histoires d’accord et là, je ne fais pas le malin, je ne joue pas, je suis dans une forme de nudité, de crudité, de vérité, de premier degré. Je vous montre même l’envers du décor, je vais jusqu’au bout de cela. Tous les Interview avec Philippe Besson 97 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 mensonges que j’ai faits, je vous dis que je vous ai menti, parce ce que je dis quand même à plusieurs reprises aux lecteurs que je leur ai dit n’importe quoi. Et donc il fallait aller jusqu’au bout de cette espèce d’exigence de vérité pour une raison simple, c’est que j’étais tenu par le disparu. C’est-à-dire que ce livre a été d’emblée conçu par moi, comme une façon de venger Thomas et de redonner de la vie à un mort, de donner de la présence à un absent et de faire que cette vie n’ait pas été vécue en vain, et de montrer l’injustice de cette mort. Comme c’est Thomas qui est au premier plan, moi, je ne pouvais pas faire le malin. C’est ce que je lui devais. NH : Et donc la photo de la couverture du livre-? PB : Non ce n’est pas lui, c’était impossible. Mais il y a une histoire quand même qui est très étrange, c’est que je ne pouvais pas mettre la photo de Thomas pour plein de raisons, et donc j’ai demandé à mon éditrice de me faire des propositions de couverture. Plein de propositions de couverture m’arrivaient et aucunes ne m’allaient. Au bout d’un moment, je me suis demandé pourquoi je refusais toutes les propositions qui m’étaient faites, mais la raison c’est qu’à chaque fois l’image qu’on me proposait n’était pas l’image de Thomas. Et donc j’avais énormément de mal en fait à devoir présenter un jeune homme qui n’était pas lui. Je me suis dit qu’il fallait quand même que je m’y résigne parce que je ne pouvais pas faire autrement. Et en même temps, à ce moment-là, elle m’a dit, mais il ressemblait à quoi ? Donc, je lui raconte un peu dans le livre. Et, la personne qui s’occupe des couvertures chez mon éditeur, un jour sort la photo qui est devenue la photo du livre, et quand j’ai vu la photo, elle m’a saisi d’effroi parce que c’est une copie, non pas conforme, disons que c’est une situation et un visage extraordinairement ressemblant avec l’original. C’est-à-dire que vraiment il y a des différences, mais il y a très peu de différences entre ce à quoi ressemblait Thomas et le jeune homme de la photo. Donc, quand j’ai vu arriver la photo, j’ai dit oui, tout de suite. Voilà, parce que c’est extraordinairement troublant, pour moi. « Arrête avec tes mensonges » commence sur une ressemblance, et je termine cette histoire du livre avec une photo de couverture comme on voit, qui sera là extraordinairement ressemblant aussi, cela m’a aussi troublé. NH : La version cinématique d’ « Arrête avec tes mensonges » vient d’être tourné. Êtesvous le scénariste du film-? PB : Non, je ne voulais pas l’être justement. J’aime bien être scénariste, je le suis régulièrement, mais j’ai du mal à être scénariste de mes propres histoires parce que je trouve que les meilleures adaptations littéraires sont des trahisons, sont celles qui trahissent l’œuvre originale, les belles trahisons. C’est-à-dire que je 98 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 13 2003. pense qu’une adaptation qui est unu copié collée d’un livre, en général, c’est raté. Il faut savoir prendre la distance, la bonne distance avec le livre, il faut savoir le réinterpréter, il faut savoir évidemment l’incarner, il faut savoir lui donner une voix, il faut surtout que le réalisateur y apporte son propre univers, sa propre intimité etc. Et donc quand vous êtes vous-même le scénariste de cela, vous êtes à mon avis, de mon point de vue, le plus mal placé pour lâcher l’œuvre. Vous avez envie toujours de ramener à votre propre vérité, à ce que vous avez écrit. Et moi, je souhaitais que justement…qu’il prenne toutes les libertés possibles. Patrice Chéreau, je lui avais dit la même chose quand il a fait Son frère   13 , même si j’ai contribué au scénario, mais il a vraiment toutes les libertés possibles, et il en a pris beaucoup d’ailleurs, et Olivier Peyon, le réalisateur d’ -« Arrête avec tes mensonges » qui est également scénariste, a pris aussi beaucoup de libertés, et tant mieux. Parce que je n’aurais pas su les prendre, moi, et c’est une autre œuvre qu’on va voir. La seule chose qui m’importe c’est que l’émotion soit équivalente. C’est-à-dire que, ce qui m’importe sur le film, je ne dis pas que ce sera le cas mais comme j’ai lu le scénario et que j’ai vu les acteurs, je suis confiant, mais, c’est quoi ? c’est que cela raconte, grosso modo la même histoire, et surtout qu’à la fin le spectateur éprouve la même colère et la même tristesse. Ce qui m’importait, c’est que le lecteur à la fin d’ -«-Arrête avec tes mensonges-» ait de la colère et de la tristesse. De la colère face à cette vie censurée, cette vie à côté de laquelle on passe, cette vie de Thomas qui conduit à sa propre mort. On se dit, on ne lui a pas permis, c’est quelqu’un qui a dû se censurer jusqu’à la mort parce qu’on ne lui permettait pas. Et donc j’espère que les gens ont le sentiment de colère face à cela, et le sentiment de tristesse face à sa mort et face à la lettre évidemment. Comme le livre s’achève sur la lettre… NH : … Oui, pourriez-vous parler de la dernière lettre-? PB : C’est très étrange parce que je savais que le livre se terminerait par la lettre, c’était sûr. Et ce qui est très étrange, c’est que ce livre m’a valu énormément de courrier, et 95 % des lettres que j’ai reçues c’était la même chose « je viens de terminer le livre, je dois vous écrire tout de suite ». Donc les gens écrivaient dans une espèce d’urgence absolue, et puis ensuite « j’ai pleuré et la lettre m’a dévasté-». Donc, je me dis, c’est tant mieux parce que c’est cela que je voulais provoquer, je voulais provoquer la colère et le chagrin. Et donc ce que j’attends du film c’est qu’il provoque aussi la colère et le chagrin, et le reste m’importe peu. Qu’importe comment il raconte l’histoire. Si c’est cela que les gens ressentent, ce sera réussi. Alors qu’il aurait pu être très fidèle, si les gens ne ressentent rien, Interview avec Philippe Besson 99 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 cela n’a aucun sens. Moi, tout ce que j’écris ce n’est que sur du sensible, sur du sentiment, du sensoriel ou du sensuel, ce n’est pas sur autre chose, je me méfie de l’intelligence. Je veux qu’on soit toujours du côté du sensible. Et donc ce qui m’importe, c’est quand les gens me disent, j’ai ressenti quelque chose, j’ai éprouvé quelque chose, si par ailleurs, ce qu’ils ont éprouvé leur permet de comprendre quelque chose, j’en suis très heureux. Mais la compréhension, l’intelligence, ne peut être qu’une conséquence de l’émotion, elle ne passe pas avant. On doit entendre et ressentir avant de comprendre. C’est pour cette raison que j’aime tellement Duras, parce que je pense que chez Duras on entend avant de comprendre. Moi, quand je lis Duras j’entends la voix de Duras, j’entends la scansion de Duras, j’entends la folie de Duras, et parfois je ne sais pas du tout ce qu’elle est en train de dire, je me dis que cela n’a aucun sens. Et puis quand le livre est fini, j’ai tout compris. PS : Je voulais vous demander, maintenant que vous êtes, si je peux dire, un auteur expérimenté, est-ce que cela change la façon dont vous lisez les livres de vos contemporains-? PB : Je pense que cela change ma lecture de mes contemporains. C’est à dire que cela ne change pas la lecture des classiques, mais parfois quand je lis mes contemporains je vois l’arrière-cuisine. Je vois comment ils ont fait. PS : C’est-à-dire que vous comprenez-? PB : Oui, et cela me gêne. En fait, quand il m’arrive de lire un de mes contemporains et que je comprends comment il a écrit le livre, c’est mauvais signe. Ce qui m’intéresse, c’est les contemporains où tout d’un coup il se passe quelque chose. Je me dis : je ne sais pas d’où cela vient, et cela me plaît. Mais quand je vois la construction, quand je vois l’effort, quand je vois les obsessions trop appuyées, quand je vois la répétition d’une construction, cela finit par m’agacer. Par exemple, c’est pour cette raison que j’ai tellement aimé le premier livre d’Édouard Louis et tellement détesté ceux d’après, parce que j’ai tout compris. Je vois très bien comment il fonctionne. Donc le premier était réussi alors que littérairement c’était le plus faible. Il est sur un plan littéraire faible, mais il est d’une puissance et d’une force incomparable, et ceux d’après sont littérairement plus affirmés, mais ils sont tellement caricaturaux, je sais tellement d’où ils viennent, je vois tellement ce qu’il essaie de m’expliquer, je vois tellement quel clou il enfonce, je vois tellement comment il fait son Bourdieu au petit pied que je suis exaspéré. Et je ne ressens aucune émotion, je n’ai aucune empathie pour lui. Alors que j’en avais dans le premier livre, mais dans le quatrième ou cinquième, je ne sais pas à combien on est, j’ai tellement compris 100 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 14 Christine Angot, Le Voyage dans l ’Est , Paris, Flammarion, 2021. 15 Marguerite Duras, L’Amant , Paris, Éditions du Minuit, 1984. 16 Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord , Paris, Gallimard, 1991. 17 Hervé Guibert, Mes Parents , Paris, Gallimard, 1986. que cela m’exaspère. J’aime quand je continue à ne pas comprendre, à ne pas voir ou en tout cas à ressentir d’abord. Christine Angot, par exemple, a fait un livre 14 qui a eu le prix Médicis autour de son inceste, l’inceste dont elle a été victime. Elle a déjà écrit à de nombreuses reprises sur l’inceste. L’histoire qu’elle a écrite dans ce livre-là, je la connaissais par cœur parce que j’ai lu quasiment tous ses livres. Je connais l’histoire, je connais la voix de Christine Angot, en plus je connais Christine Angot personnellement, donc j’ai abordé ce livre en me disant, cela va être terrible parce que j’ai compris. Et j’ai été dévasté. Comme si je n’avais jamais lu cette histoire que je connais par cœur, parce qu’elle me l’a racontée. Et j’ai lu ce livre en étant submergé par l’émotion, par le dégoût, parce que je trouve qu’elle a trouvé une voix, une façon de raconter l’histoire et une distance à son sujet qui rend le tout glaçant. Je veux dire par là que je pense que c’est la première fois que je comprends, que je mesure l’abjection de l’histoire et du personnage. Jusque-là, j’avais de la compassion pour l’enfant. Là, j’avais une sorte de dégoût de l’adulte et en même temps de distance par rapport à la victime qui changeait tout. Et donc je trouve que c’est un livre très réussi, alors que je l’ai déjà lu. On trouve cela chez Duras aussi. Le livre, on l’a déjà lu, elle écrit toujours le même livre. Et puis il y a des fois c’est réussi et des fois non. L’exemple le plus frappant c’est L’Amant   15 et L’Amant de la Chine du Nord   16 . L’Amant c’est sublime, L’Amant de la Chine du Nord c’est une explication de L’Amant , et cela m’intéresse moins. Alors que L’amant , je suis éberlué. Je l’ai lu 150 fois, je connais ce livre par cœur et je continue d’être éberlué. Et L’Amant de la Chine du Nord c’est comme si on me donnait la recette, le mode de fonctionnement, le mode d’emploi, cela ne m’intéresse pas du tout. NH : Vous citez Hervé Guibert de temps en temps dans vos livres… PB : Hervé Guibert c’est majeur pour moi, à plein de points de vue. C’est majeur dans ma vie personnelle et dans ma vie littéraire. C’est majeur dans ma vie personnelle parce que je le découvre quand j’ai 17 ans, et c’est lui qui me tire de ma solitude. C’est-à-dire que tout d’un coup je lis quelqu’un et je me dis donc je ne suis pas seul, donc quelqu’un pense comme moi, donc quelqu’un vit la même chose que moi. En plus, il est de La Rochelle, pas loin de chez moi. C’est la première fois d’une certaine manière que je lis quelque chose où je me dis c’est moi, c’est mon histoire. Donc l’empathie… je parle de Mes Parents   17 et les autres livres, pas le triptyque sur le SIDA. Interview avec Philippe Besson 101 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 18 Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie , Paris, Gallimard, 1990. 19 Hervé Guibert, L’homme au chapeau rouge , Paris, Gallimard, 1992. 20 Hervé Guibert, Les aventures singulières , Paris, Éditions du Minuit, 1982. 21 Hervé Guibert, Fou de Vincent , Paris, Éditions du Minuit, 1989. NH : A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie   18 - ? PB : Alors A l’ami qui , le premier oui, mais ceux qui le suivent, L’homme au chapeau rouge   19 , moins, mais Mes parents , Les aventures singulières   20 , Fou de Vincent   21 , en tant que lecteur cela me sort de la solitude, je peux dire, je me reconnais. Et puis ensuite quand je vais me mettre à écrire des livres plus tard, ce qui m’intéresse, c’est l’absolue simplicité du trait, la nudité de la phrase. Il n’y a pas de recherche des faits dans l’écriture d’Hervé Guibert, c’est presqu’une écriture blanche. Et de cette blancheur naît la violence. C’est-à-dire qu’il n’a pas besoin d’emphase, il n’a pas besoin d’en rajouter, mais juste au détour d’une phrase on est fauché. Et je me suis dit, ce que j’ai appris avec lui, et que j’essaie de faire moi, c’est la force des écritures nues. Parce qu’on a tendance à vouloir démontrer qu’on sait écrire. Donc, on fait des phrases longues, compliquées, avec beaucoup d’adverbes, beaucoup d’adjectifs, des mots un peu intelligents, un peu d’érudition etc. et voilà. Et puis on se trompe parce que l’émotion n’y est pas. Et puis il y a quelqu’un qui va vous mettre une phrase avec un sujet, un verbe, un complément au présent de l’indicatif et elle vous cisaille. Et moi, c’est ce que je cherche maintenant. En fait quand j’écris, je vais vers cette nudité de plus en plus, et tout mon travail de réécriture une fois que le livre est écrit c’est d’enlever. Tout ce que je peux enlever j’enlève. J’enlève le plus possible. Je voudrais arriver à cette espèce d’absolue simplicité qui est beaucoup plus efficiente, et surtout qui permet aussi, je crois, au lecteur d’entrer. C’est-à-dire que quand vous faites des phrases intelligentes, lourdes, le lecteur est comme une oie qu’on gave, vous lui donnez de la matière, vous lui donnez beaucoup. Et donc il est en position, il est comme une oie qu’on gave et il prend. Si vous lui donnez quelque chose de simple, il a un rôle à jouer, il peut entrer dans l’univers. Je vais prendre un autre exemple : quand on parle fort, les gens se reculent, quand on murmure les gens tendent l’oreille. Eh bien, moi je veux être un écrivain du murmure pour qu’on tende l’oreille. Je veux en dire le moins possible pour qu’au fond le lecteur ou la lectrice fasse le reste. Pour revenir à « Arrête avec tes mensonges » et le courrier que j’ai reçu, on pourrait penser que 90 % ou 95 % du courrier que j’ai reçu provient d’hommes homosexuels. 90 ou 95 % du courrier que j’ai reçu provenait de femmes hétérosexuelles qui m’ont dit, c’est mon histoire. Alors en rien c’est leur histoire, elles ne sont pas homosexuelles, elles ne sont pas des hommes, elles n’ont pas vécu les années 80, mais elles disent c’est mon histoire. Et pourquoi 102 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 elles disent cela ? Parce que soit elles sont renvoyées au premier amour, et tout le monde a vécu un premier amour, soit elles sont renvoyées surtout à je suis passée à côté de ma vie, ou je n’ai pas épousé le bon, j’aurais pu en épouser un autre et j’aurais une autre vie, ou il y en avait un qui était formidable mais j’ai choisi la raison. Et 90 % des gens qui m’ont écrit sont des femmes hétérosexuelles qui m’expliquent que c’est leur histoire, «-Arrête avec tes mensonges » c’est leur histoire, et je leur dis mais comment ça peut être votre histoire ? Et je comprends après coup. Donc, ça veut dire que quand on est au plus intime on a une chance d’être à l’universel. Et c’est parce que je suis au micro intime que cela élargit après. Parce que je me souviens juste avant que je publie le livre, avant que le livre sorte en librairie, j’ai toujours un moment de grande inquiétude parce que je me dis, est-ce que les gens vont comprendre, est-ce qu’ils vont aimer, est-ce qu’ils seront au rendez-vous… comme tout le monde ? Et là avant «-Arrête avec tes mensonges » je me souviens d’une discussion avec mon éditrice où je lui ai dit, mais personne ne va acheter ce livre, personne ne va le lire, personne ne va le comprendre, cela va être un échec absolu. Elle me dit, « mais pourquoi tu dis ça ? » Je lui dis, « on est quand même d’accord que je raconte l’histoire de deux garçons qui se sodomisent en 1984 en Charente ? » Et elle me dit « c’est comme ça que tu racontes ça ? », et je lui dis que c’est l’histoire que j’ai racontée : ce sont 2 garçons qui couchent ensemble en 1984 en Charente pendant 6 mois. Et elle me dit oui c’est vrai qu’on peut raconter l’histoire comme cela, et que si les gens la lisent comme cela on a un problème. Sauf que les gens ne l’ont pas lu comme ça. C’est cela qui change tout. Donc, cela veut dire que le plus intime a une chance d’être universel à un moment. NH : Est-ce que je peux reprendre le fil guibertien, parce que pour moi je trouve que dans vos romans la photographie joue un rôle primordial. Est-ce que c’est l’image figée, les images que Guibert a faites qui vous ont inspirées-? PB : Alors d’abord les photographies de Guibert sont absolument extraordi‐ naires, il était d’ailleurs au moins photographe qu’écrivain. Beaucoup de ses photos m’ont accompagné. C’est drôle d’ailleurs parce que c’est un détail : quand Chéreau a adapté Son frère au cinéma il voulait raconter évidemment l’agonie d’Hervé Guibert ou le départ de Bernard-Marie Koltès, et en même temps il y a des images du film qui sont des copiés collés de photos de Guibert et notamment à un moment où celui qui joue le malade est assis sur le rebord d’une baignoire et tourne le dos, c’est une photo de Guibert. Il est malade, très maigre. Et donc, oui, j’aime la photographie ; c’est pour cela d’ailleurs que j’aime tellement Hopper parce que je l’associe. J’aime l’image figée qui n’est pas immobile. C’est-à-dire qu’en fait elle est figée, comme la photographie ou la toile de Hopper, sauf que Interview avec Philippe Besson 103 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 22 Edward Hopper, «-Nighthawks-», 1942, Art Institute of Chicago. si vous changez un tout petit peu de perspective, si vous bougez un tout petit peu, vous voyez autre chose. Et surtout la puissance évocatrice de ces photos est telle qu’elle vous porte, ou une de ces toiles de Hopper, à raconter une histoire, à imaginer une histoire. « Nighthawks » de Hopper 22 par exemple, quand je vois la femme à la robe rouge et l’homme à côté d’elle, je me dis que j’ai compris, que je sais ce qu’il leur arrive, je sais qui sont ces gens, et j’invente l’histoire que devient L’arrière-saison . Et chez Guibert il y a cela, il y a le fait qu’ils sont certes figés, souvent ils sont morts, je vois la photo, mais cela me raconte quelque chose, je sais qui ils sont et je sais quelle histoire je pourrais raconter sur eux, même si c’est une histoire que j’invente. Donc, il y a une espèce de puissance évocatrice. NH : Dans Un garçon d’Italie , par exemple, il y a la photo d’Anna Morante. PB : Et donc je suis très sensible à cela, mais la couverture française d’ Un garçon d’Italie , c’est aussi un extrait de la peinture, évidemment, du triptyque de Filippino Lippi qui est dans la Capella Brancacci à Florence. Si vous allez à la chapelle Brancacci à Santa Maria del Carmine, vous avez le triptyque avec les Masaccio, Masolino et Carpaccio, et là donc sur le côté vous avez Filippino Lippi qui est le seul personnage qui nous regarde, c’est un autoportrait. Et chaque année je vais dans la chapelle Brancacci voir le jeune homme qui a toujours le même âge, alors moi j’ai un an de plus, chaque année je vais me confronter à son regard et il me dit quelque chose, il me parle ou je lui parle. Et comme dans Le dernier enfant , la photo de couverture, cette espèce de photo sépia, un peu tremblée, cela dit quelque chose de cette mère et de cet enfant qui se tiennent la main au lointain, sans qu’on sache exactement ce qui se passe. J’aime beaucoup la puissance évocatrice des photos, elle m’intrigue beaucoup. Et j’avais la photo de Thomas sur mon bureau quand j’écrivais «- Arrête avec tes mensonges-» . NH : Ah oui, cela se voit, cela se sent aussi. PS : Et vous êtes photographe, vous prenez des photos-? PB : Non, je ne suis pas du tout photographe, non. Enfin je prends des photos comme tout le monde, mais je suis un photographe lambda. PS : Oui, c’est vrai, on est tous photographe. PB : Oui, voilà on est tous photographe parce qu’on prend des photos comme cela, mais non je ne suis pas du tout photographe. C’est pourquoi je vous dis que je suis réduit à un seul sujet qui est d’écrire des livres. 104 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 23 Philippe Besson, Un personnage de roman , Paris, Julliard, 2017. NH : Et donc pour Paris-Briançon , cela semble beaucoup plus compliqué d’une certaine manière. PB : Les douze personnages, Paris-Briançon . Oui, en tout cas il faut créer des liens entre eux, parce que l’idée évidemment, ce qui m’intéressait dans le train de nuit, c’est d’abord tous les fantasmes que cela véhicule, et le huis clos, et la nuit, l’obscurité et surtout, en fait c’est un livre sur la mécanique du hasard. C’est-à-dire qu’en fait je mets des gens ensemble qui n’auraient jamais dû se rencontrer, c’est-à-dire que ce n’est pas des gens qui se sont choisis, au contraire ils ne se sont pas du tout choisis. Et donc ce qui m’intéresse, c’est de mettre des gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer ensemble. Et je vois ce que cela fabrique. Et le hasard étant une sorte de providence, cela va fabriquer quelques belles rencontres, des aveux, des dévoilements intimes etc., une tombée des cuirasses, la fin des apparences. Et en même temps ce hasard est aussi une malédiction, c’est-à-dire que comme on sait dès le départ que certains vont mourir parce que, à un moment le monde extérieur va arriver, va se rappeler à eux et le monde extérieur va faire exploser cela, cet ordonnancement. Et donc c’est cela qui m’intéressait aussi, c’est de voir comment le hasard peut à la fois bien faire les choses comme dit l’adage populaire, et mal les faire. C’est-à-dire que ce sont des gens qui se rapprochent, qui créent de l’intimité, qui peut-être créent des sentiments, et puis tout d’un coup, le monde extérieur se rappelle à eux et la providence devient une fatalité, devient une malédiction. NH : Un livre qui est tout à fait différent, c’est Un personnage de roman   23 . Ce que j’aime, c’est le titre que vous avez donné à ce livre. PB : Mais oui, tout est là parce que, au fond, ce qui m’a intéressé dans cette aventure, c’est qu’elle ne devait pas arriver, qu’elle ne pouvait pas arriver. Au fond, il y a évidemment le hasard de la vie qui fait que je connaissais Emmanuel Macron avant et que quand il s’est lancé dans la campagne, voilà. Mais si Emmanuel Macron avait été le favori de cette compétition, s’il s’était lancé en candidat traditionnel, c’est-à-dire soit en candidat de droite soit en candidat de gauche, avec l’idée qu’il était le favori de cette élection et qu’à la fin il l’aurait gagné, comme Nicolas Sarkozy en 2007 ou François Hollande en 2012, cela ne m’intéresse pas du tout. Si l’histoire est écrite, elle ne m’intéresse pas du tout. NH : Mais s’il avait perdu, est ce que vous l’auriez écrit-? PB : Non, il n’y aurait pas eu de livre. En fait ce qui était intéressant… d’ailleurs je lui ai dit pendant très longtemps il n’y aura pas de livre parce que tu vas Interview avec Philippe Besson 105 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 24 Honoré de Balzac, Illusions perdues , 1837-1843. perdre, mais ce qui m’a intéressé, c’était de me dire ce livre ne peut exister que s’il gagne à la fin, parce que s’il gagne cela veut dire qu’on aura défié toutes les probabilités. Parce qu’il ne pouvait pas gagner. Parce qu’en France ne peuvent gagner une élection que des gens qui appartiennent aux deux grands partis, comme les Labour et les conservateurs, les démocrates et les républicains etc., mais en France c’est toujours ou les socialistes ou les conservateurs qui gagnent. Et donc un candidat venant, même pas d’un autre parti parce qu’il n’avait même pas de parti du tout, mais en tout cas d’ailleurs, il y en a eu d’ailleurs plusieurs qui ont essayé, ils ont tous échoué. Donc, il arrivait n’ayant aucun parti politique derrière lui, avec un concept qui était quand même fourre-tout, la droite, la gauche, tout le monde ensemble. OK bon… sans troupes, sans soutien, sans argent, sans histoire, et de 38 ans, sachant que nous en général on aime élire des hommes politiques qui ont plutôt 60-70-80 ans, Le général de Gaulle est resté jusqu’à 80 ans, François Mitterrand jusqu’à 80 ans. Donc un jeune homme qui arrive comme cela n’a aucune chance de gagner. Donc, moi, quand il m’a dit, je me présente à la présidentielle, j’ai éclaté de rire. Je lui ai dit mais c’est idiot, tu n’as aucune chance, tu vas être ridicule, épargne-toi ce ridicule, franchement n’y va pas. Pendant longtemps je lui dis, n’y va pas. Et puis quand il y est allé je lui ai dit franchement, cela va être une catastrophe. Et pendant très longtemps j’ai pensé qu’il n’allait pas gagner. Et puis cet impossible devient un improbable, cet improbable devient un probable et ce probable devient un réel. Et bien vous avez la matière romanesque, vous êtes au cœur de la matière romanesque. Donc, c’est cela qui m’intéresse, ce n’est pas le politique qui m’intéresse. Ce n’est pas un livre politique. On ne parle quasiment pas de politique dans ce livre, c’est juste l’histoire d’un type qui est élu alors qu’il ne devait pas l’être. C’est pour cette raison que c’est un personnage de roman. NH : Mais s’il avait perdu vous auriez pu écrire vos propres Illusions perdues   24 . PB : Oui, mais s’il avait perdu, au fond, il se serait passé ce qui était attendu. Sa défaite était l’ordre naturel des choses, dans l’ordre des choses. Donc, si vous écrivez quelque chose qui est dans l’ordre des choses ce n’est déjà pas tellement romanesque. Mais c’est le type, il se présente, il n’a aucune chance et il perd… bon cela ne fait pas une histoire. Donc, ce qui fait une histoire, c’est il y va, il ne doit pas gagner et il gagne. Et puis, lui, il est un personnage profondément romanesque, très mystérieux, très insondable, très insaisissable, que je continue à ne pas comprendre. Cela ramène par exemple au personnage de Rimbaud, c’est que, il y a des gens comme ça, vous vous dites je vais quand même passer 106 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 beaucoup de temps avec eux, soit concrètement comme Emmanuel Macron soit littérairement comme Arthur Rimbaud, et à la fin je comprendrais, parce que j’aurais passé tellement de temps avec eux et j’aurais tellement lu de choses sur eux. Parce que sur Rimbaud j’ai tout lu, toutes les biographies possibles et inimaginables, j’ai lu plusieurs livres sur Rimbaud, j’ai passé du temps à écrire le livre, et donc je me suis dit ce qui est formidable, c’est qu’à la fin je comprendrais. Et je n’ai toujours pas compris. C’est-à-dire que c’est irréductible. Il y a une part de mystère irréductible. Et bizarrement chez Macron, dans un genre complètement différent, je n’ai toujours pas compris, alors que c’est mon ami. Je ne comprends absolument pas son mode de fonctionnement. Je ne sais pas du tout. NH : Est-ce que vous le voyez de temps en temps-? PB : Oui, oui, je le vois régulièrement, bien sûr. PS : J’imagine que votre relation a changé depuis la présidentielle, n’est-ce pas ? PB : Alors, oui et non. C’est-à-dire qu’au fond on reste sur le registre de l’amitié. C’est à dire qu’il était mon ami avant, il l’est encore aujourd’hui et il le sera encore demain. Et cette amitié s’accompagne d’accord politique et de désaccord politique. Pour aller vite je suis plus à gauche que lui. Maintenant il est à droite très clairement, au début il y avait une ambiguïté, il était peut-être un peu de gauche ou un peu de droite. Moi, il se trouve que je suis de gauche et donc j’ai des désaccords politiques avec lui. Donc j’exprimais ces désaccords avant, je les exprime plus aujourd’hui, alors moins là parce que je trouve qu’il a corrigé plein de choses sur la deuxième partie du quinquennat, mais la première partie du quinquennat était un quinquennat totalement libéral. Mais nos désaccords politiques n’empêchent pas notre amitié. On peut ne pas être d’accord avec quelqu’un et être ami de ce quelqu’un, et donc depuis le début du quinquennat, j’exprime des accords et des désaccords. Et il en tient compte ou pas compte, en général pas compte, il s’en fout en fait, mais voilà c’est comme ça. Le seul moment qui était bizarre, c’est le moment où il devient président. Mais je me souviens du soir du premier tour, quand il est donc qualifié pour le second tour face à Marine Le Pen, on a compris qui va gagner, à ce moment-là c’est évident qu’il va gagner. Et je suis enfermé avec lui, donc les résultats viennent de tomber, on est tous les deux dans un petit bureau et je le regarde et je lui dis « mais en fait ça y est, t’es président de la République ». C’est très étrange parce que c’était le même homme et je me dis « Oui mais ça y est, il est président ». Et puis après je suis allé à la cérémonie d’investiture, c’est la première fois de ma vie que je suis entré à l’Élysée. Et donc nous étions là, je ne sais pas, 300 à 400 personnes, et là Interview avec Philippe Besson 107 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 tout d’un coup tout est très solennel, et puis il y a une voix qui dit Monsieur le Président de la République et puis vous avez votre ami qui rentre. Et donc c’est très étrange parce que vous vous dites, voilà… Et puis après, la première fois que je l’ai revu alors qu’il était Président à la République, c’est à dire 2 semaines après, dans une des résidences officielles de la République à La Lanterne à côté de Versailles, je suis allé le voir à Versailles, et là aussi, je me suis dit en fait, je suis en train de parler au président de la République. Donc il faut s’adapter à ça, et puis après on s’en fiche. PS : Est-ce que Macron a donné sa bénédiction à votre projet-? PB : Au projet oui, au livre non. En fait les choses se sont passées de la manière suivante : il m’avait tenu au courant de sa volonté de lancer un parti politique, d’être candidat à l’élection présidentielle, de quitter le gouvernement etc. et moi je n’y croyais pas du tout. Et donc au cours du mois d’août 2016, il était encore ministre, pas encore candidat, donc il m’appelle ; à ce moment-là j’étais à Los Angeles et il me dit « Écoute je te confirme, je vais quitter le gouvernement à la fin du mois. Je vais me lancer, être candidat », voilà très bien. Et il me dit « Est ce que tu veux de l’aventure ? ». Je lui dis « Ça veut dire quoi être de l’aventure ? » et il me dit « Je ne sais pas, réfléchis, pense à une place que tu pourrais avoir dans la campagne. » Je dis « Écoute oui, je vais y réfléchir », j’étais un peu surpris, je ne voyais pas très bien ce que je pouvais faire dans cette campagne. Et en même temps comme je n’avais jamais fait de campagne électorale, et que moi tout ce qui est inédit m’intéresse, tout ce que je n’ai jamais fait avant m’intéresse, je me suis dit franchement c’est l’occasion rêvée d’être dans une campagne présidentielle. Cela ne m’était jamais arrivé avant et cela n’arrivera jamais plus, donc je me suis dit, pourquoi pas ? Et en même temps je me suis dit, la seule chose que je sais faire c’est écrire des livres, donc je l’ai rappelé et je lui ai dit « écoute, d’accord, je viens mais à ce moment-là j’écris le livre de la campagne ». Il m’a dit d’accord, et j’ai écrit le livre et il n’est intervenu à aucun moment. Il n’a jamais demandé la moindre relecture, et il l’a lu une semaine avant qu’il soit publié, il l’a lu à la fin du mois d’août et c’est sorti début septembre. Et il m’a dit ce qu’il en avait pensé, mais il n’a demandé aucune correction sur le livre. A ce moment-là il était déjà élu. NH et PS-: Merci beaucoup, Philippe Besson. PB-: C’est un plaisir. 108 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006