eJournals Oeuvres et Critiques 47/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2022-0008
121
2022
472

VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR : le regard agissant du roi chez Molière

121
2022
Marie-Claude Canova-Green
oec4720009
Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 1 Paul Pellisson, Prologue, Les Fâcheux , dans Molière, Œuvres complètes , éd. Georges Forestier, Claude Bourqui et-al. , Paris, Éditions Gallimard, 2010, t.-1, p.-151. 2 Voir Dorothée Marciak, La Place du prince. Perspective et pouvoir dans le théâtre de cour des Médicis (1539-1600) , Paris, Éditions Garnier, 2018. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR -: le regard agissant du roi chez Molière Marie-Claude Canova-Green Goldsmiths, University of London Pour voir en ces beaux lieux le plus grand Roi du Monde, Mortels je viens à vous de ma grotte profonde. Faut-il en sa faveur, que la Terre ou que l’Eau Produisent à vos yeux un spectacle nouveau-? Qu’il parle, ou qu’il souhaite-: Il n’est rien d’impossible-: Lui-même n’est-il pas un miracle visible-? […] Agir incessamment, tout voir, et tout entendre-; Qui peut cela, peut tout-; il n’a qu’à tout oser-; Et le Ciel à ses vœux ne peut rien refuser. Ces Termes marcheront, et si Louis l’ordonne Ces Arbres parleront mieux que ceux de Dodone   1 . Voir, être vu, faire voir. Dès le 17 août 1661, Les Fâcheux expriment ce qui sera l’un des leitmotive du règne de Louis XIV : le roi gouverne par le pouvoir agissant de son regard. Qu’il éclaire, éblouisse ou encore métamorphose, l’œil royal agit en suscitant autour de lui surprise, admiration, émerveillement, émotions collectives qui font d’une assemblée hétérogène de spectateurs (et de courtisanssujets) un ensemble unifié. C’est que le concept de puissance s’articule ici à celui de représentation. D’un côté, la place du prince au point de fuite de la perspective offre une image de la puissance souveraine identifiée à l’œil de Dieu dans la pensée politique post-tridentine 2 -; de l’autre, les effets spectaculaires et les jeux de lumière de la fête actualisent le potentiel d’éblouissement du pouvoir, Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 3 Louis Marin, « Théâtralité et politique au XVII e siècle. Sur trois textes de Corneille », dans Politiques de la représentation , Paris, Éditions Kimé, 2005, p.-177. 4 Marciak, La Place du prince , op. cit. , p.-195. 5 Ibid. , p.-10. le monarque étant fréquemment assimilé à l’astre solaire dans la pensée et la littérature de l’époque. L’éclat insoutenable de son regard est présenté comme la force motrice du spectacle d’illusion scénique autant que du gouvernement au jour le jour du royaume. Pour la Naïade du prologue des Fâcheux , pouvoir et spectacle sont indexés au regard de Louis XIV. « Miracle visible » aux yeux des spectateurs émerveillés, le roi est cet œil éblouissant, œil moteur, qui « donn[e] l’être parce qu[’il] [est] l’Être 3 », mais œil statique, qui jamais ne cille, ni ne se trouble, œil qui voit tout et plus encore regarde, pénètre et contrôle, mais dont le regard reste énigmatique, impénétrable. Le regard royal est tout et son contraire. À l’instar de leurs contemporains, Molière et Pellisson évoquent ce regard du souverain qui fascine et prend tout dans son faisceau. Certains tentent de s’y soustraire, d’autres, les plus nombreux, sont attirés par lui. Mais nul n’y échappe, pas plus qu’on ne saurait échapper aux rayons de ce Soleil dont Louis a fait son emblème. L’œil royal et son regard sont au cœur de la construction moliéresque du monarque en prince partout et toujours présent. *** Voir et être vu Les gravures d’Israël Silvestre et de Jean Le Pautre pour les représentations à Versailles de La Princesse d’Élide et des Fêtes de l’Amour et de Bacchus en 1664 et 1668, respectivement, montrent comment, depuis la Renaissance, le prince au spectacle est à la fois « le premier spectateur et un spectacle à part entière 4 » (Fig. 1 en annexe). L’adoption en France du dispositif de représentation élaboré au XVI e siècle dans les théâtres de cour italiens donne en effet au monarque une place centrale qui le positionne devant un parterre en ellipse vide et lui permet de balayer du regard la totalité de l’espace environnant, salle et scène comprises. Située dans l’axe de la ligne de fuite, au centre des perspectives scéniques, cette place dite « du prince », qui fait de lui le tenant d’un point de vue unique, est la meilleure place. N’est-elle pas celle où l’illusion perspective est la plus grande, où tout prend sens, « le lieu du savoir mathématique, l’apex de la pyramide visuelle, et le lieu des croyances, où les allégories sur scène se réalisent 5 » ? C’est 10 Marie-Claude Canova-Green 6 Pierre Le Moyne, Épître au roi, De l’art de régner , Paris, Sébastien Cramoisy, 1665, n. p. 7 Les Fâcheux , op, cit. , t.-1, p.-151. 8 Le Ballet royal des Muses , dans Benserade. Ballets pour Louis XIV , éd. Marie-Claude Canova-Green, Toulouse, SLC, 1997, t.-2, p.-735. 9 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-995. en fait par rapport au roi qui regarde et par la médiation spatiale de son œil que la représentation se construit et que la signification s’élabore. Si le roi voit, il est également vu et qui plus est regardé. Il est même l’objet constant des regards. Le père Le Moyne déclare à Louis XIV dans l’épître qu’il lui adresse en 1665, en tête de son Art de régner- : On pourroit dire mesme, Sire, que vous estes la plus belle & la plus rare piece de semblables Festes ; la plus riche & la plus curieuse decoration des Spectacles qui s’y font : que vous y faîtes vous-mesme vn Spectacle à part, qui attire tous les yeux, & detourne les Spectateurs de tout le reste 6 . La place du prince expose littéralement le monarque aux regards des autres spectateurs, dont le goût et le désir de le regarder ne feraient que traduire, selon Pline, sa puissance et l’étendue de sa renommée. La Naïade des Fâcheux est ainsi venue à Vaux-le-Vicomte en 1661 « voir le plus grand Roi du Monde 7 ». En 1666, c’est au tour de Mnémosyne de se rendre à Saint-Germain-en-Laye pour « contenter le juste desir qu’elle a de le voir 8 », tandis que dans Les Amants magnifiques , en 1670, Apollon-Louis reconnaît que Du Char où je me puis asseoir Je vois le désir de me voir Posséder la Nature entière 9 . Mais la place du prince, en avant des bancs de l’amphithéâtre, est aussi une place qui le distingue, qui le met à l’écart et qui l’isole, spatialement et symboliquement, puisqu’elle incarne un lieu de solitude, non seulement celui du spectateur privilégié qu’il est, mais plus encore celui de la solitude du pouvoir. La disposition des salles de verdure des Plaisirs de l’île enchantée et des Fêtes de l’Amour et de Bacchus est la métaphore visuelle d’un principe reconnu. Tout en le distinguant pour mieux l’offrir aux regards, le fauteuil de velours cramoisi et or sur lequel trône Louis XIV, à l’image de sa position exaltée dans le royaume, souligne l’extrême visibilité du souverain et la performance de tous les instants qui en découle. Déjà, en 1603, Jacques I er d’Angleterre rappelait à son fils dans Basilikon Doron que les Rois « comme personnes publiques à cause de leur charge et autorité, sont exposez en veüe à tout le monde, ni plus ni moins que sur vn theatre 10 ». Dans L’œil vivant Jean Starobinski évoquera, lui, « l’admirable VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 11 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 3 Louis Marin, « Théâtralité et politique au XVII e siècle. Sur trois textes de Corneille », dans Politiques de la représentation , Paris, Éditions Kimé, 2005, p.-177. 4 Marciak, La Place du prince , op. cit. , p.-195. 5 Ibid. , p.-10. le monarque étant fréquemment assimilé à l’astre solaire dans la pensée et la littérature de l’époque. L’éclat insoutenable de son regard est présenté comme la force motrice du spectacle d’illusion scénique autant que du gouvernement au jour le jour du royaume. Pour la Naïade du prologue des Fâcheux , pouvoir et spectacle sont indexés au regard de Louis XIV. « Miracle visible » aux yeux des spectateurs émerveillés, le roi est cet œil éblouissant, œil moteur, qui « donn[e] l’être parce qu[’il] [est] l’Être 3 », mais œil statique, qui jamais ne cille, ni ne se trouble, œil qui voit tout et plus encore regarde, pénètre et contrôle, mais dont le regard reste énigmatique, impénétrable. Le regard royal est tout et son contraire. À l’instar de leurs contemporains, Molière et Pellisson évoquent ce regard du souverain qui fascine et prend tout dans son faisceau. Certains tentent de s’y soustraire, d’autres, les plus nombreux, sont attirés par lui. Mais nul n’y échappe, pas plus qu’on ne saurait échapper aux rayons de ce Soleil dont Louis a fait son emblème. L’œil royal et son regard sont au cœur de la construction moliéresque du monarque en prince partout et toujours présent. *** Voir et être vu Les gravures d’Israël Silvestre et de Jean Le Pautre pour les représentations à Versailles de La Princesse d’Élide et des Fêtes de l’Amour et de Bacchus en 1664 et 1668, respectivement, montrent comment, depuis la Renaissance, le prince au spectacle est à la fois « le premier spectateur et un spectacle à part entière 4 » (Fig. 1 en annexe). L’adoption en France du dispositif de représentation élaboré au XVI e siècle dans les théâtres de cour italiens donne en effet au monarque une place centrale qui le positionne devant un parterre en ellipse vide et lui permet de balayer du regard la totalité de l’espace environnant, salle et scène comprises. Située dans l’axe de la ligne de fuite, au centre des perspectives scéniques, cette place dite « du prince », qui fait de lui le tenant d’un point de vue unique, est la meilleure place. N’est-elle pas celle où l’illusion perspective est la plus grande, où tout prend sens, « le lieu du savoir mathématique, l’apex de la pyramide visuelle, et le lieu des croyances, où les allégories sur scène se réalisent 5 » ? C’est 10 Marie-Claude Canova-Green 6 Pierre Le Moyne, Épître au roi, De l’art de régner , Paris, Sébastien Cramoisy, 1665, n. p. 7 Les Fâcheux , op, cit. , t.-1, p.-151. 8 Le Ballet royal des Muses , dans Benserade. Ballets pour Louis XIV , éd. Marie-Claude Canova-Green, Toulouse, SLC, 1997, t.-2, p.-735. 9 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-995. en fait par rapport au roi qui regarde et par la médiation spatiale de son œil que la représentation se construit et que la signification s’élabore. Si le roi voit, il est également vu et qui plus est regardé. Il est même l’objet constant des regards. Le père Le Moyne déclare à Louis XIV dans l’épître qu’il lui adresse en 1665, en tête de son Art de régner- : On pourroit dire mesme, Sire, que vous estes la plus belle & la plus rare piece de semblables Festes ; la plus riche & la plus curieuse decoration des Spectacles qui s’y font : que vous y faîtes vous-mesme vn Spectacle à part, qui attire tous les yeux, & detourne les Spectateurs de tout le reste 6 . La place du prince expose littéralement le monarque aux regards des autres spectateurs, dont le goût et le désir de le regarder ne feraient que traduire, selon Pline, sa puissance et l’étendue de sa renommée. La Naïade des Fâcheux est ainsi venue à Vaux-le-Vicomte en 1661 « voir le plus grand Roi du Monde 7 ». En 1666, c’est au tour de Mnémosyne de se rendre à Saint-Germain-en-Laye pour « contenter le juste desir qu’elle a de le voir 8 », tandis que dans Les Amants magnifiques , en 1670, Apollon-Louis reconnaît que Du Char où je me puis asseoir Je vois le désir de me voir Posséder la Nature entière 9 . Mais la place du prince, en avant des bancs de l’amphithéâtre, est aussi une place qui le distingue, qui le met à l’écart et qui l’isole, spatialement et symboliquement, puisqu’elle incarne un lieu de solitude, non seulement celui du spectateur privilégié qu’il est, mais plus encore celui de la solitude du pouvoir. La disposition des salles de verdure des Plaisirs de l’île enchantée et des Fêtes de l’Amour et de Bacchus est la métaphore visuelle d’un principe reconnu. Tout en le distinguant pour mieux l’offrir aux regards, le fauteuil de velours cramoisi et or sur lequel trône Louis XIV, à l’image de sa position exaltée dans le royaume, souligne l’extrême visibilité du souverain et la performance de tous les instants qui en découle. Déjà, en 1603, Jacques I er d’Angleterre rappelait à son fils dans Basilikon Doron que les Rois « comme personnes publiques à cause de leur charge et autorité, sont exposez en veüe à tout le monde, ni plus ni moins que sur vn theatre 10 ». Dans L’œil vivant Jean Starobinski évoquera, lui, « l’admirable VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 11 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 10 Jacques I er , Basilikon Doron, ou Present royal de Jaques premier… au prince Henry, son fils , Paris, G. Auvray, 1603, p. 18. Jean Senault affirme de même un demi-siècle plus tard : « il est exposé dans son Trône aux yeux de tous ses Sujets » ( Le Monarque, ou les devoirs du souverain [1661], Paris, P. Le Petit, 1662, p.-275. 11 Jean Starobinski, L’œil vivant , Paris, Éditions Gallimard, 1961, p.-15. 12 Il n’apparaît ainsi sur scène qu’au dénouement et encore est-ce par personne interposée (Ralph Albanese, Jr, « Une lecture idéologique du dénouement de Tartuffe », Romance Notes , vol. 16, n o 3 (printemps 1975), p.-623-635). 13 Senault , Le Monarque , loc. cit. 14 André Félibien, Le Grand Divertissement Royal de Versailles , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1015. 15 Voir supra , note 1. 16 Il paraît en Soleil Levant dans le Ballet royal de la nuit en 1653 et aurait dû incarner Apollon dans le dernier intermède des Amants magnifiques en 1670. 17 Benserade, Le Ballet royal de la nuit , op. cit , p.-159. théâtre de la vision 11 » construit par la performance héroïque ou royale aux yeux du monde. En fait, si le roi s’offre ainsi aux regards, c’est parce qu’il le doit, en tout lieu comme en tout temps. N’est-ce pas de cette manière qu’il accroît véritablement son pouvoir ? Le roi de France ne saurait être un roi caché, à l’image du deus absconditus souvent convoqué à propos de Tartuffe   12 . Non seulement le roi se veut accessible, « il ne se peut non plus cacher que le Soleil 13 ». À voir sa personne, son visage, on sait qui il est. Son identité s’impose immédiatement. Pour Félibien, auteur de la relation du Grand Divertissement Royal de Versailles de 1668, il est « toujours lui-même, et partout on le reconnaît », car « de quelque vue que vous le preniez, même Grandeur, même Éclat se rencontre ». Bref, « C’est un Roi de tous les côtés », qui attire le regard et suscite l’admiration 14 . N’est-il pas du reste un « miracle visible 15 » ? Et il ne peut se montrer admirable sans devenir le centre d’attention. Louis rayonne au beau milieu du parterre, tout comme il rayonne littéralement sur scène dans une série de rôles solaires qui en font le centre même de l’univers 16 . *** Un œil éclairant Car enfin tout me void, j’éclaire toute chose, Et rien ne m’ébloüyt   17 . Le regard panoptique du roi est un regard éclairant. En des termes qui font écho à ceux prêtés au Soleil par le père Le Moyne dans son Art de régner - 12 Marie-Claude Canova-Green 18 Le Moyne, «-Le Soleil au Roy-», De l’art de régner , op. cit. , sig.-î. 19 Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin , Paris, Imprimerie nationale, 1992, p.-52. 20 Jacques I er , Basilikon Doron , op. cit. , p.-17. 21 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-995. 22 Molière, «-La Gloire du Val-de-Grâce-», Œuvres complètes , op. cit. , t.-2, p.-84. 23 Tartuffe , V, 7, v. 1910, Œuvres complètes , op. cit. , t.-2, p.-189. 24 Ibid. , v.-1907. 25 Et notamment le lieutenant général de police à Paris, dont la charge est créée en 1667 au bénéfice de Nicolas de La Reynie et que représente l’Exempt chargé d’arrêter Tartuffe. Je porte l’œil à tout, mais vn œil éclairant, Qui jamais pour le vray ne prendra l’apparent 18 - Louis XIV se peint dans ses Mémoires , « les yeux ouverts sur toute la terre », pour […] apprendre à toute heure les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l’humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers ; être informé d’un nombre infini de choses qu’on croit que nous ignorons ; pénétrer parmi nos sujets ce qu’ils nous cachent avec le plus de soin ; découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans, leurs intérêts les plus obscurs qui viennent à nous par des intérêts contraires 19 . Son « œil tout-voyant 20 » s’apparente au regard omniscient de Dieu, dont il adopte la vue surplombante, vu qu’il est d’un rang au-dessus des autres. Que soient Bienheureuses de toutes parts, Et pleines d’exquises richesses Les Terres, où de [ses] regards [Il] arrête les douces caresses 21 , Qu’il « voi[e] tout d’un œil sain 22 » et « Sur les choses toujours jette une droite vue 23 », ou encore que « [s]es yeux se f[asse]nt jour dans les cœurs 24 », Louis XIV voit chez Molière sur le double registre de la vue du monde physique et des choses de l’esprit. Voir et savoir s’articulent dans l’énonciation d’un pouvoir sans limites, ressenti ici comme bienfaisant. Certes, le regard panoptique du souverain, cet œil du prince que ses représentants portent jusqu’au fin fond des provinces 25 , discerne et surveille, éclaire et contrôle, mais il a également force de régénérescence. Orgon est pardonné et ses biens restaurés, puisque […] son cœur sait, quand moins on y pense, D’une bonne action verser la récompense 26 . VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 13 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 10 Jacques I er , Basilikon Doron, ou Present royal de Jaques premier… au prince Henry, son fils , Paris, G. Auvray, 1603, p. 18. Jean Senault affirme de même un demi-siècle plus tard : « il est exposé dans son Trône aux yeux de tous ses Sujets » ( Le Monarque, ou les devoirs du souverain [1661], Paris, P. Le Petit, 1662, p.-275. 11 Jean Starobinski, L’œil vivant , Paris, Éditions Gallimard, 1961, p.-15. 12 Il n’apparaît ainsi sur scène qu’au dénouement et encore est-ce par personne interposée (Ralph Albanese, Jr, « Une lecture idéologique du dénouement de Tartuffe », Romance Notes , vol. 16, n o 3 (printemps 1975), p.-623-635). 13 Senault , Le Monarque , loc. cit. 14 André Félibien, Le Grand Divertissement Royal de Versailles , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1015. 15 Voir supra , note 1. 16 Il paraît en Soleil Levant dans le Ballet royal de la nuit en 1653 et aurait dû incarner Apollon dans le dernier intermède des Amants magnifiques en 1670. 17 Benserade, Le Ballet royal de la nuit , op. cit , p.-159. théâtre de la vision 11 » construit par la performance héroïque ou royale aux yeux du monde. En fait, si le roi s’offre ainsi aux regards, c’est parce qu’il le doit, en tout lieu comme en tout temps. N’est-ce pas de cette manière qu’il accroît véritablement son pouvoir ? Le roi de France ne saurait être un roi caché, à l’image du deus absconditus souvent convoqué à propos de Tartuffe   12 . Non seulement le roi se veut accessible, « il ne se peut non plus cacher que le Soleil 13 ». À voir sa personne, son visage, on sait qui il est. Son identité s’impose immédiatement. Pour Félibien, auteur de la relation du Grand Divertissement Royal de Versailles de 1668, il est « toujours lui-même, et partout on le reconnaît », car « de quelque vue que vous le preniez, même Grandeur, même Éclat se rencontre ». Bref, « C’est un Roi de tous les côtés », qui attire le regard et suscite l’admiration 14 . N’est-il pas du reste un « miracle visible 15 » ? Et il ne peut se montrer admirable sans devenir le centre d’attention. Louis rayonne au beau milieu du parterre, tout comme il rayonne littéralement sur scène dans une série de rôles solaires qui en font le centre même de l’univers 16 . *** Un œil éclairant Car enfin tout me void, j’éclaire toute chose, Et rien ne m’ébloüyt   17 . Le regard panoptique du roi est un regard éclairant. En des termes qui font écho à ceux prêtés au Soleil par le père Le Moyne dans son Art de régner - 12 Marie-Claude Canova-Green 18 Le Moyne, «-Le Soleil au Roy-», De l’art de régner , op. cit. , sig.-î. 19 Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin , Paris, Imprimerie nationale, 1992, p.-52. 20 Jacques I er , Basilikon Doron , op. cit. , p.-17. 21 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-995. 22 Molière, «-La Gloire du Val-de-Grâce-», Œuvres complètes , op. cit. , t.-2, p.-84. 23 Tartuffe , V, 7, v. 1910, Œuvres complètes , op. cit. , t.-2, p.-189. 24 Ibid. , v.-1907. 25 Et notamment le lieutenant général de police à Paris, dont la charge est créée en 1667 au bénéfice de Nicolas de La Reynie et que représente l’Exempt chargé d’arrêter Tartuffe. Je porte l’œil à tout, mais vn œil éclairant, Qui jamais pour le vray ne prendra l’apparent 18 - Louis XIV se peint dans ses Mémoires , « les yeux ouverts sur toute la terre », pour […] apprendre à toute heure les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l’humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers ; être informé d’un nombre infini de choses qu’on croit que nous ignorons ; pénétrer parmi nos sujets ce qu’ils nous cachent avec le plus de soin ; découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans, leurs intérêts les plus obscurs qui viennent à nous par des intérêts contraires 19 . Son « œil tout-voyant 20 » s’apparente au regard omniscient de Dieu, dont il adopte la vue surplombante, vu qu’il est d’un rang au-dessus des autres. Que soient Bienheureuses de toutes parts, Et pleines d’exquises richesses Les Terres, où de [ses] regards [Il] arrête les douces caresses 21 , Qu’il « voi[e] tout d’un œil sain 22 » et « Sur les choses toujours jette une droite vue 23 », ou encore que « [s]es yeux se f[asse]nt jour dans les cœurs 24 », Louis XIV voit chez Molière sur le double registre de la vue du monde physique et des choses de l’esprit. Voir et savoir s’articulent dans l’énonciation d’un pouvoir sans limites, ressenti ici comme bienfaisant. Certes, le regard panoptique du souverain, cet œil du prince que ses représentants portent jusqu’au fin fond des provinces 25 , discerne et surveille, éclaire et contrôle, mais il a également force de régénérescence. Orgon est pardonné et ses biens restaurés, puisque […] son cœur sait, quand moins on y pense, D’une bonne action verser la récompense 26 . VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 13 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 26 Ibid. , v.-1942-1943. 27 Primi Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV (1673-1681) , éd. Jean-François Solnon, Paris, Perrin, 1988, p.-100. 28 Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité , Paris, Librairie Arthème Fayard, 1998, p.-196. 29 Ibid. , p.-178. 30 Remerciement au roi , Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-517-518. 31 Grimarest, La Vie de M. de Molière , éd. Georges Mongrédien, Paris, Michel Brient, 1955, p. 52. Louis XIV aurait demandé à Molière d’ajouter cette scène à sa comédie en lui proposant pour modèle M. de Soyecourt, son Grand Veneur. 32 Ibid. , p.-115. 33 Ibid. De même qu’il dispense sa grâce dans Tartuffe , Louis répand partout autour de lui faveurs et protection par la seule vertu de son regard. « [D]aigne[-t-il] tourner ses regards vers quelqu’un », celui qui en est l’objet « croit sa fortune faite 27 ». Primi Visconti insiste dans ses Mémoires sur l’« incroyable passion » des courtisans pour capter l’attention du monarque. C’est que le regard royal «-est l’opérateur d’une rencontre ; témoin d’une présence, il fait ex-ister ; c’est-à-dire qu’à la fois il lie au monde et en distingue 28 ». Vision et intention coïncident pour rendre visible celui qui, confondu dans la foule, n’existait pas avant ce regard. Pour Carl Havelange, le regard (royal) est un geste, qui ne s’épuise pas dans le seul acte de la vision 29 . Comment Molière échapperait-il alors au désir universel de se faire remarquer ? Ne quête-t-il pas, lui aussi, l’heur de voir et surtout d’être vu du souverain, qui « connaîtra son visage […] et se mettant doucement à sourire, […] passera comme un trait 30 » ? N’est-ce pas en outre à ce regard évaluateur et, comme il l’espère, approbateur qu’il devra le succès de ses comédies-ballets ? Certes ce regard est et doit être impénétrable, du fait que l’impassibilité est chez le prince la marque de la maîtrise attendue de soi et de ses émotions, elle-même le reflet d’une raison du politique fondée sur la prudence. Si Louis XIV « prit beaucoup de plaisir à […] voir représenter » à Fontainebleau la scène du chasseur des Fâcheux   31 , Grimarest rapporte qu’il ne manifesta en revanche aucune réaction à la première représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord, le 16 octobre 1670, ni à celle des Femmes Savantes à Saint-Cloud, le 11 août 1672. Comme il l’aurait avoué à Molière lors de la seconde représentation de sa comédie, il «-avoit dans l’esprit autre chose qui l’avoit empesché d’observer sa piece 32 ». Par son exemple et la puissance, un temps cachée, de son regard, Louis XIV assure le succès de l’œuvre tout en honorant et en ressuscitant en quelque sorte son auteur. Selon Grimarest, Molière « reprit haleine au jugement de Sa Majesté 33 ». Pellisson peut affirmer devant l’Académie Française en 1671 : « Ce qu’il y a de certain & d’indubitable, c’est 14 Marie-Claude Canova-Green 34 Paul Pellisson, Panégyrique de Louis XIV , prononcé le 3 février 1671, Œuvres diverses de Monsieur Pellisson de l’Académie Françoise , Paris, Didot, 1735, t.-2, p.-215. 35 Pascal Lardellier, « L’image incarnée, une généalogie du portrait politique », Mei « Mé‐ diation et information-» , n o -7, 1997, p.-26-42 (p. 41). 36 Selon Grimarest, Molière « tout mortifié, se tint caché dans sa chambre » après la première représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord ( La Vie de M. de Molière , op. cit. , p.-113). 37 Lardellier, «-L’image incarnée-», loc. cit. 38 Sur ce sujet, voir Georges Vigarello, « Du regard projeté au regard affecté », Commu‐ nications , n o -75 («-Le Sens du regard-»), p.-9-15, et plus particulièrement p.-12. 39 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , p.-994. 40 Claude-François Ménestrier, Histoire du roy Louis le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jetons, inscriptions, armoiries et autres monumens publics , Paris, J.-B. Nolin, 1689, p. 4A. Cité par Stanis Perez, « Illustrat dum respicit . Réflexions sur le regard de Louis XIV-», Communications , n o 75 (« Le Sens du regard »), p. 33-38. L’historien avance une seconde traduction-: «-Un seul de ses regards fait toute sa beauté-» (p.-37). que nos Rois sont nos astres-; leurs regards, nos influences 34 -». Trois siècles plus tard, Pascal Lardellier renchérit : leurs regards « pygmalionent » véritablement leurs sujets 35 . Loin de les pétrifier, ils les régénèrent. Le simple regard de Louis produit un miracle. Il rappelle à la vie celui qui, comme Orgon, s’effraie du châtiment mérité ou qui, comme notre auteur, se mortifie loin des regards des autres 36 . De même que le toucher du roi guérit les écrouelles, son regard ranime. Son don thaumaturgique est aussi un don visuel 37 . C’est que de l’œil royal émane un feu visible qui communique sa lumière à tout ce qui l’environne et transmue tout ce qu’il touche. Selon les théories optiques de l’époque, l’œil n’est pas ce qui reçoit, mais ce qui émet, projette et pénètre. Rien en lui ne suggère l’atteinte, ni la profondeur. « Fanal projetant le feu », l’œil est alors surtout valorisé pour son éclat 38 et ses émissions lumineuses, susceptibles d’atteindre autrui, expliquent les rapprochements fréquents avec les astres, le Soleil, le scintillement du ciel étoilé. C’est ce feu du regard royal que symbolise justement l’incarnation solaire du monarque dans Les Amants magnifiques et qu’expriment les vers de Molière pour le personnage d’Apollon : Je suis la source des Clartés, Et les Astres les plus vantés Dont le beau Cercle m’environne, Ne sont brillants et respectés Que par l’éclat que je leur donne 39 . Illustrat dum respicit   40 . Il donne de l’éclat à tout ce qu’il regarde. En 1689, dans son histoire métallique de Louis XIV, le père Ménestrier en fait l’âme de l’une des VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 15 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 26 Ibid. , v.-1942-1943. 27 Primi Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV (1673-1681) , éd. Jean-François Solnon, Paris, Perrin, 1988, p.-100. 28 Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité , Paris, Librairie Arthème Fayard, 1998, p.-196. 29 Ibid. , p.-178. 30 Remerciement au roi , Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-517-518. 31 Grimarest, La Vie de M. de Molière , éd. Georges Mongrédien, Paris, Michel Brient, 1955, p. 52. Louis XIV aurait demandé à Molière d’ajouter cette scène à sa comédie en lui proposant pour modèle M. de Soyecourt, son Grand Veneur. 32 Ibid. , p.-115. 33 Ibid. De même qu’il dispense sa grâce dans Tartuffe , Louis répand partout autour de lui faveurs et protection par la seule vertu de son regard. « [D]aigne[-t-il] tourner ses regards vers quelqu’un », celui qui en est l’objet « croit sa fortune faite 27 ». Primi Visconti insiste dans ses Mémoires sur l’« incroyable passion » des courtisans pour capter l’attention du monarque. C’est que le regard royal «-est l’opérateur d’une rencontre ; témoin d’une présence, il fait ex-ister ; c’est-à-dire qu’à la fois il lie au monde et en distingue 28 ». Vision et intention coïncident pour rendre visible celui qui, confondu dans la foule, n’existait pas avant ce regard. Pour Carl Havelange, le regard (royal) est un geste, qui ne s’épuise pas dans le seul acte de la vision 29 . Comment Molière échapperait-il alors au désir universel de se faire remarquer ? Ne quête-t-il pas, lui aussi, l’heur de voir et surtout d’être vu du souverain, qui « connaîtra son visage […] et se mettant doucement à sourire, […] passera comme un trait 30 » ? N’est-ce pas en outre à ce regard évaluateur et, comme il l’espère, approbateur qu’il devra le succès de ses comédies-ballets ? Certes ce regard est et doit être impénétrable, du fait que l’impassibilité est chez le prince la marque de la maîtrise attendue de soi et de ses émotions, elle-même le reflet d’une raison du politique fondée sur la prudence. Si Louis XIV « prit beaucoup de plaisir à […] voir représenter » à Fontainebleau la scène du chasseur des Fâcheux   31 , Grimarest rapporte qu’il ne manifesta en revanche aucune réaction à la première représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord, le 16 octobre 1670, ni à celle des Femmes Savantes à Saint-Cloud, le 11 août 1672. Comme il l’aurait avoué à Molière lors de la seconde représentation de sa comédie, il «-avoit dans l’esprit autre chose qui l’avoit empesché d’observer sa piece 32 ». Par son exemple et la puissance, un temps cachée, de son regard, Louis XIV assure le succès de l’œuvre tout en honorant et en ressuscitant en quelque sorte son auteur. Selon Grimarest, Molière « reprit haleine au jugement de Sa Majesté 33 ». Pellisson peut affirmer devant l’Académie Française en 1671 : « Ce qu’il y a de certain & d’indubitable, c’est 14 Marie-Claude Canova-Green 34 Paul Pellisson, Panégyrique de Louis XIV , prononcé le 3 février 1671, Œuvres diverses de Monsieur Pellisson de l’Académie Françoise , Paris, Didot, 1735, t.-2, p.-215. 35 Pascal Lardellier, « L’image incarnée, une généalogie du portrait politique », Mei « Mé‐ diation et information-» , n o -7, 1997, p.-26-42 (p. 41). 36 Selon Grimarest, Molière « tout mortifié, se tint caché dans sa chambre » après la première représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord ( La Vie de M. de Molière , op. cit. , p.-113). 37 Lardellier, «-L’image incarnée-», loc. cit. 38 Sur ce sujet, voir Georges Vigarello, « Du regard projeté au regard affecté », Commu‐ nications , n o -75 («-Le Sens du regard-»), p.-9-15, et plus particulièrement p.-12. 39 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , p.-994. 40 Claude-François Ménestrier, Histoire du roy Louis le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jetons, inscriptions, armoiries et autres monumens publics , Paris, J.-B. Nolin, 1689, p. 4A. Cité par Stanis Perez, « Illustrat dum respicit . Réflexions sur le regard de Louis XIV-», Communications , n o 75 (« Le Sens du regard »), p. 33-38. L’historien avance une seconde traduction-: «-Un seul de ses regards fait toute sa beauté-» (p.-37). que nos Rois sont nos astres-; leurs regards, nos influences 34 -». Trois siècles plus tard, Pascal Lardellier renchérit : leurs regards « pygmalionent » véritablement leurs sujets 35 . Loin de les pétrifier, ils les régénèrent. Le simple regard de Louis produit un miracle. Il rappelle à la vie celui qui, comme Orgon, s’effraie du châtiment mérité ou qui, comme notre auteur, se mortifie loin des regards des autres 36 . De même que le toucher du roi guérit les écrouelles, son regard ranime. Son don thaumaturgique est aussi un don visuel 37 . C’est que de l’œil royal émane un feu visible qui communique sa lumière à tout ce qui l’environne et transmue tout ce qu’il touche. Selon les théories optiques de l’époque, l’œil n’est pas ce qui reçoit, mais ce qui émet, projette et pénètre. Rien en lui ne suggère l’atteinte, ni la profondeur. « Fanal projetant le feu », l’œil est alors surtout valorisé pour son éclat 38 et ses émissions lumineuses, susceptibles d’atteindre autrui, expliquent les rapprochements fréquents avec les astres, le Soleil, le scintillement du ciel étoilé. C’est ce feu du regard royal que symbolise justement l’incarnation solaire du monarque dans Les Amants magnifiques et qu’expriment les vers de Molière pour le personnage d’Apollon : Je suis la source des Clartés, Et les Astres les plus vantés Dont le beau Cercle m’environne, Ne sont brillants et respectés Que par l’éclat que je leur donne 39 . Illustrat dum respicit   40 . Il donne de l’éclat à tout ce qu’il regarde. En 1689, dans son histoire métallique de Louis XIV, le père Ménestrier en fait l’âme de l’une des VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 15 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 41 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-158. 42 Ibid. 43 Les Divertissemens de Versailles donnés par le roi à toute sa cour au retour de la conquête de la Franche-Comté en l’année mille six cent soixante-quatorze, dans Les Fêtes de Versailles. Chroniques de 1668 & 1674 , éd. Martin Meade, Éditions Dédale, Maisonneuve et Larose, 1994, p.-169. 44 Sur ce sujet, voir Marine Roussillon, « La visibilité du pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchantée-: spectacle, texte et images-» , PFSCL , 41-80 («-Les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir-»), 2014, p.-103-117. 45 Les Plaisirs de l’île enchantée [1664], dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t. 1, p. 589, p.-535. 46 Charles Robinet, lettre du 8 février 1670, Le Théâtre et l’opéra vus par les gazetiers Robinet et Laurent (1670-1678) , éd. William Brookes, Paris-Seattle-Tübingen, Biblio 17/ PFSCL , 1993, p.-28. 47 Senault, Le Monarque , op. cit. , p.-42. 48 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-157. 49 Anne Surgers a montré comment l’habit à rhingrave était en fait la transposition de l’habit à l’antique ou du grand ballet (« En route vers un monarque normal ou l’extinction de la croyance en un double corps du roi. L’exemple de l’habit à l’antique », dans Le texte en scène. Littérature, théâtre et théâtralité à la Renaissance , éd. Concetta Cavallini et Philippe Desan, Paris, Éditions Garnier, 2016, p. 43-68 et plus précisément p.-53-54). devises proposées pour le roi, à laquelle il donne pour corps le soleil peignant un arc-en-ciel sur une nuée (Fig. 2 en annexe). Ailleurs, l’« œil brillant 41 » du roi dissipe les ténèbres et la nuit : en 1653, dans le Paris de la Fronde, il « vien[t] rendre aux objets la forme, & la couleur 42 » ; dans les jardins de Versailles, en 1668 et 1674, on voit fuser sous son regard mille lumières et mille feux «-artificiels-», qui «-donnent tant de jour à ces superbes décorations pendant une nuit si obscure 43 ». C’est que lumière et éclairage permettent non seulement d’assurer la visibilité du spectacle 44 , elles permettent en outre de dire le pouvoir du roi, dont la puissance se manifeste ici par sa victoire sur le temps et la nature, qu’il renverse l’ordre de l’un en faisant naître « un nouveau jour dans l’obscurité de la nuit-» ou qu’il surpasse même l’autre puisque la «-clarté-» répandue est «-presque aussi grande et plus agréable que celle du jour 45 -». « Source des clartés », le monarque porte des habits brochés d’or ou d’argent, et semés de pierreries, qui viennent matérialiser ce feu, visible au niveau du regard, qui l’habite. C’est littéralement que « tant d’éclat que rien plus 46 » « éblouït les yeux de[s] Sujets 47 » et que devant tant de lumière, l’Aurore s’interroge : « Quels yeux en la voyant n’en seroient ébloüys 48 » ? Et cette lumière se joue autant sur les flammes de son costume d’Ardent ou le clinquant de sa tenue solaire, que sur l’étoffe or, brodée de diamants, de l’habit à rhingrave dont il se pare habituellement pour les fêtes et les cérémonies de cour 49 . L’habit 16 Marie-Claude Canova-Green 50 Starobinski, L’œil vivant , op. cit. , p.-18. 51 Lettre à M. de Maucroix , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1134. 52 Les Fâcheux , op. cit., p. 151-152. Félibien renchérit : « en son nom elle commanda aux termes de marcher et aux arbres de parler, et aussitôt Louis donna le mouvement aux termes et fit parler les arbres » ( Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vauxle-Vicomte lorsque le Roi y alla, le 17 août 1661, et de la somptuosité de ce lieu , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1140). 53 Ibid. de lumière ne fait que traduire aux yeux du commun des mortels ce que les penseurs politiques savent et disent depuis longtemps. *** Faire voir ou l’éblouissement du regard Plus encore qu’il n’éclaire ou qu’il ne dévoile, l’œil du roi fait voir en ce sens qu’il suscite immédiatement ce sur quoi il se pose. Le monarque donne à voir, sur un mode du surgissement fulgurant, ce qui ne doit son existence qu’à son regard. Pour Jean Starobinski, le « plus haut bonheur [pour l’homme] ne consiste isolément ni dans l’acte de voir, ni même dans l’énergie du faire : il est dans l’acte complexe de faire voir 50 ». Ce qui est vrai du héros cornélien l’est encore plus de Louis XIV, pour qui vouloir, créer et faire voir sont une seule et même chose. Le prologue composé par Pellisson pour la représentation des Fâcheux à Vaux-le- Vicomte, en 1661, rend hommage au roi démiurge, capable de transformer, par l’entremise de Torelli (que La Fontaine qualifie de « magicien expert, et faiseur de miracles 51 -»), l’espace de la fête, de le métamorphoser littéralement-: Ces Termes marcheront, et si Louis l’ordonne Ces Arbres parleront mieux que ceux de Dodone. Hôtesses de leurs troncs, moindres Divinités, C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez-; Je vous montre l’exemple, il s’agit de lui plaire, Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire, Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs, Pour ce nouveau Théâtre, autant de vrais Acteurs 52 . Une fois le prologue récité, les statues métamorphosées en satyres, faunes et dryades, se mettent à danser au son des violons et des hautbois, tandis que la Naïade emmène, avec elle, « pour la Comédie, une partie des gens qu’elle a fait paraître 53 » ou plutôt que le roi a animés de son regard. Dans La Conquête de la toison d’or de Corneille, jouée quelques mois plus tôt, en février 1661, c’est VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 17 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 41 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-158. 42 Ibid. 43 Les Divertissemens de Versailles donnés par le roi à toute sa cour au retour de la conquête de la Franche-Comté en l’année mille six cent soixante-quatorze, dans Les Fêtes de Versailles. Chroniques de 1668 & 1674 , éd. Martin Meade, Éditions Dédale, Maisonneuve et Larose, 1994, p.-169. 44 Sur ce sujet, voir Marine Roussillon, « La visibilité du pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchantée-: spectacle, texte et images-» , PFSCL , 41-80 («-Les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir-»), 2014, p.-103-117. 45 Les Plaisirs de l’île enchantée [1664], dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t. 1, p. 589, p.-535. 46 Charles Robinet, lettre du 8 février 1670, Le Théâtre et l’opéra vus par les gazetiers Robinet et Laurent (1670-1678) , éd. William Brookes, Paris-Seattle-Tübingen, Biblio 17/ PFSCL , 1993, p.-28. 47 Senault, Le Monarque , op. cit. , p.-42. 48 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-157. 49 Anne Surgers a montré comment l’habit à rhingrave était en fait la transposition de l’habit à l’antique ou du grand ballet (« En route vers un monarque normal ou l’extinction de la croyance en un double corps du roi. L’exemple de l’habit à l’antique », dans Le texte en scène. Littérature, théâtre et théâtralité à la Renaissance , éd. Concetta Cavallini et Philippe Desan, Paris, Éditions Garnier, 2016, p. 43-68 et plus précisément p.-53-54). devises proposées pour le roi, à laquelle il donne pour corps le soleil peignant un arc-en-ciel sur une nuée (Fig. 2 en annexe). Ailleurs, l’« œil brillant 41 » du roi dissipe les ténèbres et la nuit : en 1653, dans le Paris de la Fronde, il « vien[t] rendre aux objets la forme, & la couleur 42 » ; dans les jardins de Versailles, en 1668 et 1674, on voit fuser sous son regard mille lumières et mille feux «-artificiels-», qui «-donnent tant de jour à ces superbes décorations pendant une nuit si obscure 43 ». C’est que lumière et éclairage permettent non seulement d’assurer la visibilité du spectacle 44 , elles permettent en outre de dire le pouvoir du roi, dont la puissance se manifeste ici par sa victoire sur le temps et la nature, qu’il renverse l’ordre de l’un en faisant naître « un nouveau jour dans l’obscurité de la nuit-» ou qu’il surpasse même l’autre puisque la «-clarté-» répandue est «-presque aussi grande et plus agréable que celle du jour 45 -». « Source des clartés », le monarque porte des habits brochés d’or ou d’argent, et semés de pierreries, qui viennent matérialiser ce feu, visible au niveau du regard, qui l’habite. C’est littéralement que « tant d’éclat que rien plus 46 » « éblouït les yeux de[s] Sujets 47 » et que devant tant de lumière, l’Aurore s’interroge : « Quels yeux en la voyant n’en seroient ébloüys 48 » ? Et cette lumière se joue autant sur les flammes de son costume d’Ardent ou le clinquant de sa tenue solaire, que sur l’étoffe or, brodée de diamants, de l’habit à rhingrave dont il se pare habituellement pour les fêtes et les cérémonies de cour 49 . L’habit 16 Marie-Claude Canova-Green 50 Starobinski, L’œil vivant , op. cit. , p.-18. 51 Lettre à M. de Maucroix , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1134. 52 Les Fâcheux , op. cit., p. 151-152. Félibien renchérit : « en son nom elle commanda aux termes de marcher et aux arbres de parler, et aussitôt Louis donna le mouvement aux termes et fit parler les arbres » ( Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vauxle-Vicomte lorsque le Roi y alla, le 17 août 1661, et de la somptuosité de ce lieu , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1140). 53 Ibid. de lumière ne fait que traduire aux yeux du commun des mortels ce que les penseurs politiques savent et disent depuis longtemps. *** Faire voir ou l’éblouissement du regard Plus encore qu’il n’éclaire ou qu’il ne dévoile, l’œil du roi fait voir en ce sens qu’il suscite immédiatement ce sur quoi il se pose. Le monarque donne à voir, sur un mode du surgissement fulgurant, ce qui ne doit son existence qu’à son regard. Pour Jean Starobinski, le « plus haut bonheur [pour l’homme] ne consiste isolément ni dans l’acte de voir, ni même dans l’énergie du faire : il est dans l’acte complexe de faire voir 50 ». Ce qui est vrai du héros cornélien l’est encore plus de Louis XIV, pour qui vouloir, créer et faire voir sont une seule et même chose. Le prologue composé par Pellisson pour la représentation des Fâcheux à Vaux-le- Vicomte, en 1661, rend hommage au roi démiurge, capable de transformer, par l’entremise de Torelli (que La Fontaine qualifie de « magicien expert, et faiseur de miracles 51 -»), l’espace de la fête, de le métamorphoser littéralement-: Ces Termes marcheront, et si Louis l’ordonne Ces Arbres parleront mieux que ceux de Dodone. Hôtesses de leurs troncs, moindres Divinités, C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez-; Je vous montre l’exemple, il s’agit de lui plaire, Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire, Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs, Pour ce nouveau Théâtre, autant de vrais Acteurs 52 . Une fois le prologue récité, les statues métamorphosées en satyres, faunes et dryades, se mettent à danser au son des violons et des hautbois, tandis que la Naïade emmène, avec elle, « pour la Comédie, une partie des gens qu’elle a fait paraître 53 » ou plutôt que le roi a animés de son regard. Dans La Conquête de la toison d’or de Corneille, jouée quelques mois plus tôt, en février 1661, c’est VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 17 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 54 Corneille, Prologue, scène 5, La Conquête de la Toison d’or , Œuvres complètes , op. cit. , t.-3, p.-220. Le mariage de Louis XIV et de l’infante d’Espagne remontait à juin 1660. 55 Michel Foucault, « Il faut défendre la société : Cours au Collège de France (1975-1976) » , Paris, Seuil, 1997, p.-61. 56 Claude-François Ménestrier, Des Ballets anciens et modernes selon les regles du theatre , Paris, René Guignard, 1682, p.-218, p.-228, p.-218. 57 Charles Robinet, lettre du 22 février 1670, dans Le Théâtre et l’opéra , op. cit. , p. 29. Il s’agit du Divertissement royal de 1670. Son compte rendu de Psyché en 1671 fait écho : « La Sçéne, au reste, incessamment, / Comme, par un Enchantement, / En différans Objets, se change : / Et, pour une surprise êtrange, / On y voit, tantôt des Palais, / […] / Puis, en moins de rien, en leur place, / Sans qu’il en reste nule trace, / Des Mers, des Jardins, des Déserts, / Enfin, les Cieux, & les Enfers. » (lettre du 24 janvier 1671, Le Théâtre et l’opéra , op. cit. , p.-59). 58 Jean Loret, lettre du 1 er mars 1653, La Muze historique , éd. J. Ravenel et Éd. V. de La Pelouze, Paris, P. Jannet, 1857, t.-1, t.-347. 59 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-157. le portrait de la reine Marie-Thérèse qui amenait un changement de décor tout aussi surprenant : « Tout le théâtre se change en un jardin magnifique, à la vue du portrait de la Reine, que l’Hyménée lui présente 54 ». Les effets spectaculaires et leur cortège émotionnel de surprise, d’admiration et d’émerveillement sont dans les deux cas rapportés au regard agissant du souverain, que ce soit en sa présence ou par le biais du portrait royal, qui en réitère la magie. Au « fameux éblouissement du pouvoir 55 » répond l’émerveillement causé par l’appareil scénique et notamment par ces machines qui, au dire du père Ménestrier, « surprennent agreablement par les mouvemens extraordinaires qu’elles nous representent » et qui « surprennent d’autant plus agreablement que l’on s’attend moins à ce qu’elles doivent faire paroître ». Et cela « d’une maniere si prompte, que les yeux en sont éblouis 56 ». Même surprise, même enchantement se lisent sous la plume de Robinet, pour qui […] ce Spectacle si brillant, Si beau, si pompeux, si galant, Etoit fourmillant de merveilles, Par qui les Yeux, & les Oreilles Etoyent charmez également, Et surpris à chaque moment 57 . Aussi ces machines sont-elles souvent mises dans les fêtes au service de la représentation du triomphe de la lumière sur l’obscurité. Dans le Ballet royal de la nuit , le lever d’un «-soleil brillant de lumiere 58 -» dissipe Les foibles clartez de la Nuict, Qui triomphoient en son absence 59 . 18 Marie-Claude Canova-Green 60 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-994. 61 Je renvoie ici à l’étude de Christian Biet, «-Séance, performance, assemblée et représenta‐ tion : les jeux de regards au théâtre (XVII e -XXI e siècles) » (p. 79-97), dans le numéro spécial de Littératures classiques consacré à « L’Œil classique », dirigé par Sylvaine Guyot et Tom Conley en 2013. 62 Sylvaine Guyot, « Éblouissement, réflexion, réticence : la critique de la représentation dans la tragédie à machines du second XVII e siècle », Littératures classiques , n o 105 (« Scènes de machines. Effets et pouvoirs-», 2021, p.-173-186 (p.-175). Voir aussi son article «-Entre éblouissement et “véritables grâces”. Racine ou les tensions de l’œil classique », Littératures classiques , n o -82, 2013, p.-127-142. 63 Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV , op. cit. , p.-100. À la fin des Amants magnifiques , le décor s’ouvre pour laisser entrer le personnage étincelant d’Apollon-Soleil, que précèdent six jeunes gens porteurs d’«-un Soleil d’or au-dessus avec la devise Royale en manière de trophée 60 -». Les yeux éblouis des spectateurs-témoins, pris pour ainsi dire entre deux feux, sont la marque de l’admiration et de la fascination éprouvées devant l’éclat insoutenable du regard et de la personne royale ou son actualisation dans la merveille scénique. Parce qu’elles sont unanimes, cette admiration et cette fascination ne sont-elles pas alors ce qui unifie un ensemble disparate d’individus en un corps unifié tant dans le plaisir et le divertissement que dans l’adhésion à des valeurs culturelles et politiques communes 61 -? Sylvaine Guyot en conclut-: les machines «-participe[nt] à l’entreprise de “fabrication” de Louis XIV, réalisant les métaphores lumineuses qui informent le discours politique, dont elle[s] actualisent le pouvoir fédérateur en jouant de l’enchantement du public 62 -». *** Le discours que l’œuvre de Molière tient sur le regard agissant du roi est un discours en pointillé. Point n’est besoin en effet de longues tirades pour exprimer ce que tout un chacun sait déjà. Les pères Le Moyne, Senault et autres panégyristes s’en sont amplement chargés. Louis XIV en a fait un thème central des Mémoires qu’il destine à l’instruction du dauphin. Or art et politique ont partie liée. La pensée politico-religieuse de l’époque rencontre les présupposés de l’esthétique de la merveille, qui président aux réalisations scéniques d’un Torelli ou d’un Vigarani, pour construire l’image d’un monarque tout puissant, que l’ubiquité et la force de son regard apparentent aussi bien à Dieu qu’au soleil. Cependant, pour ses critiques, Louis XIV n’a que « des yeux de renard 63 » ; son regard est un regard dissimulateur, sournois, qui opacifie et trompe plus qu’il n’éclaire. En réalité, ce n’est que par des jeux d’illusion, des effets littéralement de trompe-l’œil qu’il gouverne. Faire voir, c’est aussi faire croire. Lui-même jeu optique, tout en étant par ailleurs « seul capable de discerner, au-delà des signes VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 19 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 54 Corneille, Prologue, scène 5, La Conquête de la Toison d’or , Œuvres complètes , op. cit. , t.-3, p.-220. Le mariage de Louis XIV et de l’infante d’Espagne remontait à juin 1660. 55 Michel Foucault, « Il faut défendre la société : Cours au Collège de France (1975-1976) » , Paris, Seuil, 1997, p.-61. 56 Claude-François Ménestrier, Des Ballets anciens et modernes selon les regles du theatre , Paris, René Guignard, 1682, p.-218, p.-228, p.-218. 57 Charles Robinet, lettre du 22 février 1670, dans Le Théâtre et l’opéra , op. cit. , p. 29. Il s’agit du Divertissement royal de 1670. Son compte rendu de Psyché en 1671 fait écho : « La Sçéne, au reste, incessamment, / Comme, par un Enchantement, / En différans Objets, se change : / Et, pour une surprise êtrange, / On y voit, tantôt des Palais, / […] / Puis, en moins de rien, en leur place, / Sans qu’il en reste nule trace, / Des Mers, des Jardins, des Déserts, / Enfin, les Cieux, & les Enfers. » (lettre du 24 janvier 1671, Le Théâtre et l’opéra , op. cit. , p.-59). 58 Jean Loret, lettre du 1 er mars 1653, La Muze historique , éd. J. Ravenel et Éd. V. de La Pelouze, Paris, P. Jannet, 1857, t.-1, t.-347. 59 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-157. le portrait de la reine Marie-Thérèse qui amenait un changement de décor tout aussi surprenant : « Tout le théâtre se change en un jardin magnifique, à la vue du portrait de la Reine, que l’Hyménée lui présente 54 ». Les effets spectaculaires et leur cortège émotionnel de surprise, d’admiration et d’émerveillement sont dans les deux cas rapportés au regard agissant du souverain, que ce soit en sa présence ou par le biais du portrait royal, qui en réitère la magie. Au « fameux éblouissement du pouvoir 55 » répond l’émerveillement causé par l’appareil scénique et notamment par ces machines qui, au dire du père Ménestrier, « surprennent agreablement par les mouvemens extraordinaires qu’elles nous representent » et qui « surprennent d’autant plus agreablement que l’on s’attend moins à ce qu’elles doivent faire paroître ». Et cela « d’une maniere si prompte, que les yeux en sont éblouis 56 ». Même surprise, même enchantement se lisent sous la plume de Robinet, pour qui […] ce Spectacle si brillant, Si beau, si pompeux, si galant, Etoit fourmillant de merveilles, Par qui les Yeux, & les Oreilles Etoyent charmez également, Et surpris à chaque moment 57 . Aussi ces machines sont-elles souvent mises dans les fêtes au service de la représentation du triomphe de la lumière sur l’obscurité. Dans le Ballet royal de la nuit , le lever d’un «-soleil brillant de lumiere 58 -» dissipe Les foibles clartez de la Nuict, Qui triomphoient en son absence 59 . 18 Marie-Claude Canova-Green 60 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-994. 61 Je renvoie ici à l’étude de Christian Biet, «-Séance, performance, assemblée et représenta‐ tion : les jeux de regards au théâtre (XVII e -XXI e siècles) » (p. 79-97), dans le numéro spécial de Littératures classiques consacré à « L’Œil classique », dirigé par Sylvaine Guyot et Tom Conley en 2013. 62 Sylvaine Guyot, « Éblouissement, réflexion, réticence : la critique de la représentation dans la tragédie à machines du second XVII e siècle », Littératures classiques , n o 105 (« Scènes de machines. Effets et pouvoirs-», 2021, p.-173-186 (p.-175). Voir aussi son article «-Entre éblouissement et “véritables grâces”. Racine ou les tensions de l’œil classique », Littératures classiques , n o -82, 2013, p.-127-142. 63 Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV , op. cit. , p.-100. À la fin des Amants magnifiques , le décor s’ouvre pour laisser entrer le personnage étincelant d’Apollon-Soleil, que précèdent six jeunes gens porteurs d’«-un Soleil d’or au-dessus avec la devise Royale en manière de trophée 60 -». Les yeux éblouis des spectateurs-témoins, pris pour ainsi dire entre deux feux, sont la marque de l’admiration et de la fascination éprouvées devant l’éclat insoutenable du regard et de la personne royale ou son actualisation dans la merveille scénique. Parce qu’elles sont unanimes, cette admiration et cette fascination ne sont-elles pas alors ce qui unifie un ensemble disparate d’individus en un corps unifié tant dans le plaisir et le divertissement que dans l’adhésion à des valeurs culturelles et politiques communes 61 -? Sylvaine Guyot en conclut-: les machines «-participe[nt] à l’entreprise de “fabrication” de Louis XIV, réalisant les métaphores lumineuses qui informent le discours politique, dont elle[s] actualisent le pouvoir fédérateur en jouant de l’enchantement du public 62 -». *** Le discours que l’œuvre de Molière tient sur le regard agissant du roi est un discours en pointillé. Point n’est besoin en effet de longues tirades pour exprimer ce que tout un chacun sait déjà. Les pères Le Moyne, Senault et autres panégyristes s’en sont amplement chargés. Louis XIV en a fait un thème central des Mémoires qu’il destine à l’instruction du dauphin. Or art et politique ont partie liée. La pensée politico-religieuse de l’époque rencontre les présupposés de l’esthétique de la merveille, qui président aux réalisations scéniques d’un Torelli ou d’un Vigarani, pour construire l’image d’un monarque tout puissant, que l’ubiquité et la force de son regard apparentent aussi bien à Dieu qu’au soleil. Cependant, pour ses critiques, Louis XIV n’a que « des yeux de renard 63 » ; son regard est un regard dissimulateur, sournois, qui opacifie et trompe plus qu’il n’éclaire. En réalité, ce n’est que par des jeux d’illusion, des effets littéralement de trompe-l’œil qu’il gouverne. Faire voir, c’est aussi faire croire. Lui-même jeu optique, tout en étant par ailleurs « seul capable de discerner, au-delà des signes VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 19 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 où se noie le visible, la “substance” et la vérité de chacun 64 », le roi regarde et l’objet de son regard « croit sa fortune faite 65 ». Primi Visconti a alors cette phrase assassine : « Vous pouvez compter que le Roi est un malin ! Que de monde il paie avec un regard 66 ! » Les énormes lunettes dont la satire hollandaise affublera volontiers Louis XIV à la fin de son règne auront pour effet de parfaire cette image d’un être dissimulateur et trompeur, tant il est vrai que pour les Bataves, le marchand de lunettes ( Brillen en flamand) n’est autre qu’« un vendeur de vent ou d’illusions 67 -» (Fig. 3 en annexe). 20 Marie-Claude Canova-Green 64 Havelange, De l’œil et du monde , op. cit. , p.-359. 65 Ibid. Mes italiques. 66 Ibid. 67 Jean-Claude Margolin, « Des lunettes et des hommes ou la satire des mal-voyants au XVI e siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations , n o 2-3, 1975, p. 375-393 (p. 379-380). Cité par Isaure Boitel, L’Image noire de Louis XIV. Provinces-Unies, Angleterre (1668-1715) , Paris, Champ Vallon, 2016, p. 390. Les lunettes que Dorante propose à Madame Jourdain de prendre dans Le Bourgeois gentilhomme (« Prenez, Madame Jourdain, prenez de meilleures Lunettes », IV, 2, op. cit. , t. 2, p. 318) n’ont-elles pas pour but de l’aveugler sur ce qu’elle voit, plutôt que de lui faire «-mieux regarder-»-? Annexe-: Illustrations Figure 1 : Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus , Gravure d’Israël Silvestre et de Jean Le Pautre, 1668. Reproduit avec la permission de la Bibliothèque nationale de France, Paris. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 21 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 où se noie le visible, la “substance” et la vérité de chacun 64 », le roi regarde et l’objet de son regard « croit sa fortune faite 65 ». Primi Visconti a alors cette phrase assassine : « Vous pouvez compter que le Roi est un malin ! Que de monde il paie avec un regard 66 ! » Les énormes lunettes dont la satire hollandaise affublera volontiers Louis XIV à la fin de son règne auront pour effet de parfaire cette image d’un être dissimulateur et trompeur, tant il est vrai que pour les Bataves, le marchand de lunettes ( Brillen en flamand) n’est autre qu’« un vendeur de vent ou d’illusions 67 -» (Fig. 3 en annexe). 20 Marie-Claude Canova-Green 64 Havelange, De l’œil et du monde , op. cit. , p.-359. 65 Ibid. Mes italiques. 66 Ibid. 67 Jean-Claude Margolin, « Des lunettes et des hommes ou la satire des mal-voyants au XVI e siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations , n o 2-3, 1975, p. 375-393 (p. 379-380). Cité par Isaure Boitel, L’Image noire de Louis XIV. Provinces-Unies, Angleterre (1668-1715) , Paris, Champ Vallon, 2016, p. 390. Les lunettes que Dorante propose à Madame Jourdain de prendre dans Le Bourgeois gentilhomme (« Prenez, Madame Jourdain, prenez de meilleures Lunettes », IV, 2, op. cit. , t. 2, p. 318) n’ont-elles pas pour but de l’aveugler sur ce qu’elle voit, plutôt que de lui faire «-mieux regarder-»-? Annexe-: Illustrations Figure 1 : Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus , Gravure d’Israël Silvestre et de Jean Le Pautre, 1668. Reproduit avec la permission de la Bibliothèque nationale de France, Paris. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 21 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 Figure 2-: «-La naissance du roi jusqu’à sa majorité-», Histoire du roi Louis le Grand par les médailles , Gravure de Jean-Baptiste Nolin, 1689. Reproduit avec la permission de la Bibliothèque nationale de France, Paris. 22 Marie-Claude Canova-Green Figure 3 : Rouwklagt van de Fransche Apollo over de verdorde Distelbloem [Lamentation de l’Apollon français sur le chardon fané], Gravure de Romeyn de Hooghe, 1701. Reproduit avec la permission du British Museum, Londres. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 23 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 Figure 2-: «-La naissance du roi jusqu’à sa majorité-», Histoire du roi Louis le Grand par les médailles , Gravure de Jean-Baptiste Nolin, 1689. Reproduit avec la permission de la Bibliothèque nationale de France, Paris. 22 Marie-Claude Canova-Green Figure 3 : Rouwklagt van de Fransche Apollo over de verdorde Distelbloem [Lamentation de l’Apollon français sur le chardon fané], Gravure de Romeyn de Hooghe, 1701. Reproduit avec la permission du British Museum, Londres. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 23