eJournals Oeuvres et Critiques 47/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2022-0009
121
2022
472

Les trois corps du roi ou la comédie de Molière : La Princesse d’Élide

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2022
Jörn Steigerwald
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Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 1 Voir Marine Roussillon (dir.), « Récits et imaginaire des fêtes de cour », Revue d’Histoire du Théâtre , vol. 2, n° 282 (2019), idem : « La visibilité du pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchantée : spectacle, textes, images », Papers on French Seventeenth Century Literature 80 (2014), p. 103-117 ; Jörn Steigerwald, « Das Fest der Feste - die Plaisirs de l’île enchantée oder Versailles als Maßstab », Jahrbuch der Thüringer Schlösser und Gärten 23 (2020), Fürstliche Feste. Höfische Festkultur zwischen Zeremoniell und Amüsement , p.-20-31. 2 Voir Daniel Séré, La paix des Pyrénées : vingt-quatre ans de négociations entre la France et l’Espagne, 1635-1659 , Paris, Champion, 2007. 3 Voir les études de Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV , London/ New Haven, Yale University Press, 1992 et d’Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution , Paris, Presses universitaires de France, 2008. 4 Voir à ce sujet le site d’internet Les Merveilles de la Cour , https: / / merveilles17.huma-n um.fr. Voir aussi les études de Marie Christine Moine, Les fêtes à la cour du Roi Soleil (1653-1715) , Paris, Fernand Lanore, 1984, Sabine du Crest, Des fêtes à Versailles. Les Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide Jörn Steigerwald Université de Paderborn Les Plaisirs de l’île enchantée se tiennent à Versailles du 7 au 13 mai 1664 et constituent à plus d’un titre un premier temps fort et un tournant dans le règne de Louis XIV 1 . D’une part, ces festivités, officiellement dédiées à la reine Marie- Thérèse d’Autriche et à la reine mère Anne d’Autriche, commémorent la fin de la guerre d’Espagne. Celle-ci avait duré plusieurs décennies et s’était achevée en 1660 avec le traité des Pyrénées puis le mariage royal qui scella définitivement la paix 2 . Dès lors, les festivités sont une fenêtre ouverte sur la France de l’époque, et surtout sur celle à venir : la France galante portée par Louis XIV 3 . D’autre part, cette fête est la première grande festivité royale qui n’est pas organisée en l’honneur du roi, comme l’étaient encore les Magnificences données à Vaux-le- Vicomte en 1661, mais commanditées par le roi lui-même. Les Plaisirs sonnent donc le début d’une nouvelle politique culturelle : la culture devient enjeu politique, s’invite dans la politique, et en particulier dans la politique sociale 4 . Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 divertissements de Louis XIV , Paris, Klincksieck, 1990 et le volume de Fritz Reckow (dir.), Die Inszenierung des Absolutismus: politische Begründung und künstlerische Gestaltung höfischer Feste im Frankreich Ludwigs XIV , Erlangen, Universitätsbund Erlangen-Nürn‐ berg, 1992. 5 Voir Jérôme de La Gorce, Carlo Vigarani, intendant des plaisirs de Louis XIV , Paris, Perrin, 2005 et Walter Baricchi/ Jérôme de La Gorce (dir.), Gaspare & Carlo Vigarani. Dalla corte degli Este a quella di Luigi XIV , Milan, Silvana, 2009. 6 Jean Chapelain, « Liste de quelques gens de lettres français », dans idem , Opuscules critiques, édition Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Librairie Droz, 2007, p. 405-424. Voir : « MOLIÈRE. - Il a connu le caractère du comique et l’exécute naturellement. L’invention de ses meilleures pièces est inventée mais judicieusement. Sa morale est bonne et il n’a qu’à se garder de la scurrilité.-» p.-407. 7 Voir aussi la Notice dans l’édition de la Pléiade des Œuvres de Molière : Georges Forestier/ Claude Bourqui/ Anne Piéjus, Les Plaisirs de l’île enchantée, La Princesse d’Élide. Notice , dans Molière, Œuvres complètes , édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard, 2010, tome I, p. 1391-1404. Voir aussi François Rey/ Jean Lacouture, Molière et le Roi. L’Affaire Tartuffe , Paris, Seuil, 2007 et Christian Biet, «-Molière et l’affaire Tartuffe (1664-1669)-»,- Histoire de la justice 23 (2013),-p.-65-79. 8 Voir Marine Roussillon, « L’édition de La Princesse d’Élide dans la relation des Plaisirs de l’île enchantée -: raté ou coup de force-? -», dans Politiques du Grand-siècle , https: / / po gs.hypotheses.org/ 377. Enfin, ces festivités marquent la consécration de Molière en tant que dramaturge de la société de cour puisqu’il est, avec Jean-Baptiste Lully et Carlo Vigarani 5 , l’un des trois artistes qui a le plus contribué au succès de l’événement. En 1662, il avait été inscrit par Jean Chapelain à la Liste de quelques gens de lettres français , grâce à laquelle il est approuvé par le roi qui devient son mécène 6 . Son statut se concrétise la même année par la publication des Fâcheux et du Remerciement au Roi . Ainsi, Molière contribue aux Plaisirs de l’île enchantée avec quatre comédies : Les Fâcheux , qui fait l’objet d’une deuxième représentation, La Princesse d’Élide , la première version du futur Tartuffe sous le titre L’Hypocrite et Le mariage forcé . Il convient toutefois de noter que toutes les pièces ne furent pas appréciées de la même manière, et le succès de l’auteur de comédies fut en grande partie entravé par le fait que le roi, même s’il l’avait appréciée, ne pouvait officiellement approuver la comédie L’Hypocrite   7 . Cela conduit à une situation pour le moins surprenante : les rapports officiels des Plaisirs ne font état que de la représentation de La Princesse d’Élide , dépeinte comme le pinacle de la nouvelle culture de la galanterie française sous Louis XIV 8 . Le Tartuffe quant à lui, la comédie la plus connue de Molière aujourd’hui, n’est mentionné que brièvement à la fin des rapports. 26 Jörn Steigerwald 9 Cité d’après l’édition Molière, La Princesse d’Élide , dans idem : Œuvres complètes , édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard 2010, op. cit ., p. 543-599. Voir aussi Sophie Rollin, « Les jeux galants dans La Princesse d’Élide et Les Amants magnifiques », dans Jean Emelina/ Gabriel Conesa (dir.), Molière et le jeu , Actes de la 2 e biennale internationale de Pézenas, 7-8 juin 2003, Pézenas, Ed. Domens, 2005, p. 263-284 et Marine Roussillon, « Théâtre et pouvoir avant l’institution. La Princesse d’Élide dans et après Les Plaisirs de l’île enchantée », dans Jeanne-Marie Hostiou/ Jessica Goodman/ Stéphanie Loncle (dir.), Les Théâtres institutionnels (1660-1848). Querelles, enjeux de pouvoir et production de valeurs , Paris, Société d’Histoire du Théâtre, 2014, p.-15-24. 10 « Monsieur de Vigarani, Gentilhomme Modenois, fort sçavant en toutes ces choses [i.e. l’organisation de fêtes de cour, notamment l’architecture théâtrale], inventa & proposa celles-cy ; & le Roy commanda au Duc de Saint Aignan, qui se trouva lors en fonction de premier Gentilhomme de sa Chambre, & qui avoit déja donné plusieurs Sujets de Ballet fort agréables, de faire un dessin où elles fussent toutes comprises avec liaison & avec ordre ; de-sorte qu’elles ne pouvoient manquer de bien réüssir. / Il prit pour Sujet le Palais d’Alcine, qui donna lieu au Titre des Plaisirs de l’Isle enchantée ; puis que, selon l’Arioste, le brave Roger & plusieurs autres bons Chevaliers y furent retenus par les doubles charmes de la beauté, quoi-qu’empruntée, & du sçavoir de cette Magicienne, & en furent delivrez, après beaucoup de temps consommé dans les délices, par la bague qui détruisoit les enchantemens. » Isaac de Benserade, Les Plaisirs de l’isle enchantée. Course de Bague. Collation ornée de Machines. Comedie, Meslée de danse et de musique. Ballet du Palais d’Alcine. Feu d’artifice. Et autres festes galantes et magnifiques, faites par le roy a Versailles, le VII. May M. DC. LXIV. et continues plusieurs autres jours. A Paris, de l’imprimerie royale M. DC. LXXIII , Paris, L’imprimerie royale, 1673, p.-4-5. Si l’on tente de tracer, à partir de La Princesse d’Élide , les contours de la politique culturelle du Premier Versailles telle qu’elle se manifeste dans Les Plaisirs de l’île enchantée , on constate qu’il existe une contiguïté entre les Plaisirs et la Princesse   9 . En effet, les festivités et la comédie s’articulent autour du contact entre deux cultures ou, plus précisément, se saisissent de la présence de personnes extérieures pour mettre en exergue, dans un endroit donné - le lieu des festivités et sur scène -, les comportements exemplaires et/ ou impertinents des personnes invitées tout comme les attitudes et agissements de leurs hôtes. En effet, Louis XIV invite à Versailles un cercle choisi de 600 nobles. Ils assistent à la représentation du Palais d’Alcine, dans laquelle de nombreux chevaliers chrétiens sont détenus prisonniers jusqu’à ce qu’ils soient libérés pour combattre et participer à des tournois 10 . Dans La Princesse d’Élide , le Prince d’Élide, qui est le père de la princesse, invite chez lui de nombreux princes grecs dans le cadre de festivités et de chasses organisées en l’honneur de sa fille afin que cette dernière, jusqu’alors réticente au mariage, puisse rencontrer un prince et potentiellement se marier. Cela me conduit à la réflexion de fond que la Princesse d’Élide de Molière, à l’instar des consignes conceptuelles dans lesquelles se tiennent les Plaisirs Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 27 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 divertissements de Louis XIV , Paris, Klincksieck, 1990 et le volume de Fritz Reckow (dir.), Die Inszenierung des Absolutismus: politische Begründung und künstlerische Gestaltung höfischer Feste im Frankreich Ludwigs XIV , Erlangen, Universitätsbund Erlangen-Nürn‐ berg, 1992. 5 Voir Jérôme de La Gorce, Carlo Vigarani, intendant des plaisirs de Louis XIV , Paris, Perrin, 2005 et Walter Baricchi/ Jérôme de La Gorce (dir.), Gaspare & Carlo Vigarani. Dalla corte degli Este a quella di Luigi XIV , Milan, Silvana, 2009. 6 Jean Chapelain, « Liste de quelques gens de lettres français », dans idem , Opuscules critiques, édition Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Librairie Droz, 2007, p. 405-424. Voir : « MOLIÈRE. - Il a connu le caractère du comique et l’exécute naturellement. L’invention de ses meilleures pièces est inventée mais judicieusement. Sa morale est bonne et il n’a qu’à se garder de la scurrilité.-» p.-407. 7 Voir aussi la Notice dans l’édition de la Pléiade des Œuvres de Molière : Georges Forestier/ Claude Bourqui/ Anne Piéjus, Les Plaisirs de l’île enchantée, La Princesse d’Élide. Notice , dans Molière, Œuvres complètes , édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard, 2010, tome I, p. 1391-1404. Voir aussi François Rey/ Jean Lacouture, Molière et le Roi. L’Affaire Tartuffe , Paris, Seuil, 2007 et Christian Biet, «-Molière et l’affaire Tartuffe (1664-1669)-»,- Histoire de la justice 23 (2013),-p.-65-79. 8 Voir Marine Roussillon, « L’édition de La Princesse d’Élide dans la relation des Plaisirs de l’île enchantée -: raté ou coup de force-? -», dans Politiques du Grand-siècle , https: / / po gs.hypotheses.org/ 377. Enfin, ces festivités marquent la consécration de Molière en tant que dramaturge de la société de cour puisqu’il est, avec Jean-Baptiste Lully et Carlo Vigarani 5 , l’un des trois artistes qui a le plus contribué au succès de l’événement. En 1662, il avait été inscrit par Jean Chapelain à la Liste de quelques gens de lettres français , grâce à laquelle il est approuvé par le roi qui devient son mécène 6 . Son statut se concrétise la même année par la publication des Fâcheux et du Remerciement au Roi . Ainsi, Molière contribue aux Plaisirs de l’île enchantée avec quatre comédies : Les Fâcheux , qui fait l’objet d’une deuxième représentation, La Princesse d’Élide , la première version du futur Tartuffe sous le titre L’Hypocrite et Le mariage forcé . Il convient toutefois de noter que toutes les pièces ne furent pas appréciées de la même manière, et le succès de l’auteur de comédies fut en grande partie entravé par le fait que le roi, même s’il l’avait appréciée, ne pouvait officiellement approuver la comédie L’Hypocrite   7 . Cela conduit à une situation pour le moins surprenante : les rapports officiels des Plaisirs ne font état que de la représentation de La Princesse d’Élide , dépeinte comme le pinacle de la nouvelle culture de la galanterie française sous Louis XIV 8 . Le Tartuffe quant à lui, la comédie la plus connue de Molière aujourd’hui, n’est mentionné que brièvement à la fin des rapports. 26 Jörn Steigerwald 9 Cité d’après l’édition Molière, La Princesse d’Élide , dans idem : Œuvres complètes , édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard 2010, op. cit ., p. 543-599. Voir aussi Sophie Rollin, « Les jeux galants dans La Princesse d’Élide et Les Amants magnifiques », dans Jean Emelina/ Gabriel Conesa (dir.), Molière et le jeu , Actes de la 2 e biennale internationale de Pézenas, 7-8 juin 2003, Pézenas, Ed. Domens, 2005, p. 263-284 et Marine Roussillon, « Théâtre et pouvoir avant l’institution. La Princesse d’Élide dans et après Les Plaisirs de l’île enchantée », dans Jeanne-Marie Hostiou/ Jessica Goodman/ Stéphanie Loncle (dir.), Les Théâtres institutionnels (1660-1848). Querelles, enjeux de pouvoir et production de valeurs , Paris, Société d’Histoire du Théâtre, 2014, p.-15-24. 10 « Monsieur de Vigarani, Gentilhomme Modenois, fort sçavant en toutes ces choses [i.e. l’organisation de fêtes de cour, notamment l’architecture théâtrale], inventa & proposa celles-cy ; & le Roy commanda au Duc de Saint Aignan, qui se trouva lors en fonction de premier Gentilhomme de sa Chambre, & qui avoit déja donné plusieurs Sujets de Ballet fort agréables, de faire un dessin où elles fussent toutes comprises avec liaison & avec ordre ; de-sorte qu’elles ne pouvoient manquer de bien réüssir. / Il prit pour Sujet le Palais d’Alcine, qui donna lieu au Titre des Plaisirs de l’Isle enchantée ; puis que, selon l’Arioste, le brave Roger & plusieurs autres bons Chevaliers y furent retenus par les doubles charmes de la beauté, quoi-qu’empruntée, & du sçavoir de cette Magicienne, & en furent delivrez, après beaucoup de temps consommé dans les délices, par la bague qui détruisoit les enchantemens. » Isaac de Benserade, Les Plaisirs de l’isle enchantée. Course de Bague. Collation ornée de Machines. Comedie, Meslée de danse et de musique. Ballet du Palais d’Alcine. Feu d’artifice. Et autres festes galantes et magnifiques, faites par le roy a Versailles, le VII. May M. DC. LXIV. et continues plusieurs autres jours. A Paris, de l’imprimerie royale M. DC. LXXIII , Paris, L’imprimerie royale, 1673, p.-4-5. Si l’on tente de tracer, à partir de La Princesse d’Élide , les contours de la politique culturelle du Premier Versailles telle qu’elle se manifeste dans Les Plaisirs de l’île enchantée , on constate qu’il existe une contiguïté entre les Plaisirs et la Princesse   9 . En effet, les festivités et la comédie s’articulent autour du contact entre deux cultures ou, plus précisément, se saisissent de la présence de personnes extérieures pour mettre en exergue, dans un endroit donné - le lieu des festivités et sur scène -, les comportements exemplaires et/ ou impertinents des personnes invitées tout comme les attitudes et agissements de leurs hôtes. En effet, Louis XIV invite à Versailles un cercle choisi de 600 nobles. Ils assistent à la représentation du Palais d’Alcine, dans laquelle de nombreux chevaliers chrétiens sont détenus prisonniers jusqu’à ce qu’ils soient libérés pour combattre et participer à des tournois 10 . Dans La Princesse d’Élide , le Prince d’Élide, qui est le père de la princesse, invite chez lui de nombreux princes grecs dans le cadre de festivités et de chasses organisées en l’honneur de sa fille afin que cette dernière, jusqu’alors réticente au mariage, puisse rencontrer un prince et potentiellement se marier. Cela me conduit à la réflexion de fond que la Princesse d’Élide de Molière, à l’instar des consignes conceptuelles dans lesquelles se tiennent les Plaisirs Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 27 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 11 Voir dans ce contexte les études de Rudolf Behrens, « Raum und Handlung in der Ko‐ mödie des frühen Cinquecento : zur Funktionsgeschichte perspektivisch dargestellten Theaters-», Italienisch 55 (2006), p. 41-63 ; idem , « La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique. Une constellation de la comédie érudite italienne et ses échos chez Molière ( Le Tartuffe ) », Papers on French Seventeenth Century Literature vol. XXXVIII, 75 (2011), p. 427-440 ; de Esther Schomacher, « Haus-Ordnung. Der häusliche Raum in der Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), p. 165-191 ; et de Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière ( L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes ) », Papers on French Seventeenth Century Literature vol. XL, 79 (2013), p. 337-361 ; idem : « Haus-Komödien. Renaissancen des Lustspiels bei Ludovico Ariosto und William Shakespeare ( I Suppositi, The Taming of the Shrew ) », dans Gattung und Geschlecht. Konventionen und Transformationen eines Paradigmas , dir. Hendrik Schlieper/ Merle Tönnies, Wiesbaden, Harrassowitz, 2021, p.-17-52. de l’île enchantée , s’empare d’un contact culturel pour mettre en scène une culture du contact ; celle-ci renferme une question centrale, à savoir comment l’hôte et l’invité doivent se comporter s’ils veulent agir de manière appropriée et civilisée, conformément à leurs positions respectives. Cela soulève une autre question : quels obstacles peuvent s’opposer à ces interactions civilisées et, si cela est possible, comment des personnes extérieures peuvent intervenir pour y remédier. À partir de cette constatation, j’aimerais examiner la thèse suivante : à la différence de la comédie de salon voire de la comédie de la maison qui dominait auparavant, comme L ’ École des femmes ou son contemporain Hypocrite , Molière met en scène avec La Princesse d’Élide une comédie familiale résolument courtoise dans laquelle un père, noble et vertueux, incite sa fille, en vertu de sa tendresse, à l’imiter 11 . Au nom d’un amour tendre civilisé, elle doit renoncer à son attitude effrontée et son comportement jusqu’alors incivilisé qui s’exprime par son goût pour la chasse. Afin d’étayer cette thèse, je me pencherai brièvement sur la question de savoir qui sont les invités des deux souverains - le roi Louis XIV et le prince d’Élide - et quels sont les profonds écarts et les subtiles différences qui peuvent exister dans ces circonstances. Dans un deuxième temps, j’identifierai qui est civilisé, quand, comment et où, et quelle est la fonction du théâtre ou du jeu de rôle dans ce contexte. Je conclurai par une troisième partie où je mettrai brièvement en lumière qui est digne d’aimer et d’être aimé, et pour qui cette question ne se pose même pas. 28 Jörn Steigerwald 12 Voir l’étude de Henri Brocher, À la cour de Louis XIV. Le rang et l’étiquette sous l’ancien régime , Paris, Alcan, 1934. 13 Voir l’étude classique de Norbert Elias, La société de cour , préface de Roger Chartier, Paris, Flammarion, 1985. 14 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement , Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. 15 Voir Isaac de Benserade, Ballet royal de la Nuict, divisé en quatre parties, ou quatre veilles. Et dansé par sa Majesté le 23 février 1653 , Paris, Ballard, 1653 et les études de Rudolf Braun/ David Gugerli, « Der tanzende König », dans Rudolf Braun/ David Gugerli (dir.),- Macht des Tanzes - Tanz der Mächtigen , München, C. H. Beck, 1993, p. 96-165 et de Kirsten Dickhaut, « The King as a ‘Maker’ of Theater. Le ballet de la nuit and Louis XIV », dans Elena Penskaya/ Joachim Küpper (dir.), Theater as Metaphor , Berlin/ Boston, De Gruyter, 2019, p.-116-132. 1. L’invitation du roi, ou du prince L’invitation à une fête courtoise telle que les Plaisirs de l’île enchantée est une distinction en soi pour les invités, et encore plus particulièrement à l’aune de ceux qui ne le sont pas. Mais l’invitation constitue également un devoir, car il est de bon ton pour un noble de rang de se rendre à de telles festivités 12 . Par ailleurs, la présence à une telle fête s’accompagne d’autres devoirs qui révèlent la structure du système d’interdépendances propre à la cour 13 . En effet, le fait d’être placé à une certaine table dans le cadre d’une collation ou de participer à une course de bague met en évidence le prestige et donc la position qu’occupent les invités dans l’espace social de la cour. Les profonds écarts entre les nobles invités et les nobles non conviés sont renforcés par un système de distinction qui devient réellement palpable au travers de la position qu’occupe chaque participant le long des six jours. Cependant, ce système de distinction est lié au bon vouloir du roi : il peut, durant toute la durée des festivités, désapprouver les agissements et/ ou les comportements de ses convives si ces derniers lui déplaisent 14 . Dans ce contexte, une autre particularité des Plaisirs de l’île enchantée réside dans le fait que les conflits politiques internes de la Fronde peuvent être considérés comme appartenant au passé, à l’instar du conflit territorial avec l’Espagne qui a duré plus de 30 ans et qui est définitivement relégué au passé. De fait, les Plaisirs ne donnent pas lieu à une pacification ostentatoire des anciens adversaires, comme ce fut encore le cas en 1653 avec le célèbre Ballet de la nuit , pour lequel Louis XIV foula les planches pour la première fois en tant que Roi-Soleil, dansant et attribuant aux anciens Frondeurs leurs nouveaux rôles de subordonnés et de serviteurs 15 . Cela ne signifie pas pour autant que la politique est absente des festivités, bien au contraire. Cela devient évident dès l’entrée des porte-étendards : d’Artagnan, qui a joué un rôle déterminant dans l’arrestation de l’ancien ministre des Finances Nicolas Foucquet pour avoir Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 29 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 11 Voir dans ce contexte les études de Rudolf Behrens, « Raum und Handlung in der Ko‐ mödie des frühen Cinquecento : zur Funktionsgeschichte perspektivisch dargestellten Theaters-», Italienisch 55 (2006), p. 41-63 ; idem , « La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique. Une constellation de la comédie érudite italienne et ses échos chez Molière ( Le Tartuffe ) », Papers on French Seventeenth Century Literature vol. XXXVIII, 75 (2011), p. 427-440 ; de Esther Schomacher, « Haus-Ordnung. Der häusliche Raum in der Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), p. 165-191 ; et de Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière ( L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes ) », Papers on French Seventeenth Century Literature vol. XL, 79 (2013), p. 337-361 ; idem : « Haus-Komödien. Renaissancen des Lustspiels bei Ludovico Ariosto und William Shakespeare ( I Suppositi, The Taming of the Shrew ) », dans Gattung und Geschlecht. Konventionen und Transformationen eines Paradigmas , dir. Hendrik Schlieper/ Merle Tönnies, Wiesbaden, Harrassowitz, 2021, p.-17-52. de l’île enchantée , s’empare d’un contact culturel pour mettre en scène une culture du contact ; celle-ci renferme une question centrale, à savoir comment l’hôte et l’invité doivent se comporter s’ils veulent agir de manière appropriée et civilisée, conformément à leurs positions respectives. Cela soulève une autre question : quels obstacles peuvent s’opposer à ces interactions civilisées et, si cela est possible, comment des personnes extérieures peuvent intervenir pour y remédier. À partir de cette constatation, j’aimerais examiner la thèse suivante : à la différence de la comédie de salon voire de la comédie de la maison qui dominait auparavant, comme L ’ École des femmes ou son contemporain Hypocrite , Molière met en scène avec La Princesse d’Élide une comédie familiale résolument courtoise dans laquelle un père, noble et vertueux, incite sa fille, en vertu de sa tendresse, à l’imiter 11 . Au nom d’un amour tendre civilisé, elle doit renoncer à son attitude effrontée et son comportement jusqu’alors incivilisé qui s’exprime par son goût pour la chasse. Afin d’étayer cette thèse, je me pencherai brièvement sur la question de savoir qui sont les invités des deux souverains - le roi Louis XIV et le prince d’Élide - et quels sont les profonds écarts et les subtiles différences qui peuvent exister dans ces circonstances. Dans un deuxième temps, j’identifierai qui est civilisé, quand, comment et où, et quelle est la fonction du théâtre ou du jeu de rôle dans ce contexte. Je conclurai par une troisième partie où je mettrai brièvement en lumière qui est digne d’aimer et d’être aimé, et pour qui cette question ne se pose même pas. 28 Jörn Steigerwald 12 Voir l’étude de Henri Brocher, À la cour de Louis XIV. Le rang et l’étiquette sous l’ancien régime , Paris, Alcan, 1934. 13 Voir l’étude classique de Norbert Elias, La société de cour , préface de Roger Chartier, Paris, Flammarion, 1985. 14 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement , Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. 15 Voir Isaac de Benserade, Ballet royal de la Nuict, divisé en quatre parties, ou quatre veilles. Et dansé par sa Majesté le 23 février 1653 , Paris, Ballard, 1653 et les études de Rudolf Braun/ David Gugerli, « Der tanzende König », dans Rudolf Braun/ David Gugerli (dir.),- Macht des Tanzes - Tanz der Mächtigen , München, C. H. Beck, 1993, p. 96-165 et de Kirsten Dickhaut, « The King as a ‘Maker’ of Theater. Le ballet de la nuit and Louis XIV », dans Elena Penskaya/ Joachim Küpper (dir.), Theater as Metaphor , Berlin/ Boston, De Gruyter, 2019, p.-116-132. 1. L’invitation du roi, ou du prince L’invitation à une fête courtoise telle que les Plaisirs de l’île enchantée est une distinction en soi pour les invités, et encore plus particulièrement à l’aune de ceux qui ne le sont pas. Mais l’invitation constitue également un devoir, car il est de bon ton pour un noble de rang de se rendre à de telles festivités 12 . Par ailleurs, la présence à une telle fête s’accompagne d’autres devoirs qui révèlent la structure du système d’interdépendances propre à la cour 13 . En effet, le fait d’être placé à une certaine table dans le cadre d’une collation ou de participer à une course de bague met en évidence le prestige et donc la position qu’occupent les invités dans l’espace social de la cour. Les profonds écarts entre les nobles invités et les nobles non conviés sont renforcés par un système de distinction qui devient réellement palpable au travers de la position qu’occupe chaque participant le long des six jours. Cependant, ce système de distinction est lié au bon vouloir du roi : il peut, durant toute la durée des festivités, désapprouver les agissements et/ ou les comportements de ses convives si ces derniers lui déplaisent 14 . Dans ce contexte, une autre particularité des Plaisirs de l’île enchantée réside dans le fait que les conflits politiques internes de la Fronde peuvent être considérés comme appartenant au passé, à l’instar du conflit territorial avec l’Espagne qui a duré plus de 30 ans et qui est définitivement relégué au passé. De fait, les Plaisirs ne donnent pas lieu à une pacification ostentatoire des anciens adversaires, comme ce fut encore le cas en 1653 avec le célèbre Ballet de la nuit , pour lequel Louis XIV foula les planches pour la première fois en tant que Roi-Soleil, dansant et attribuant aux anciens Frondeurs leurs nouveaux rôles de subordonnés et de serviteurs 15 . Cela ne signifie pas pour autant que la politique est absente des festivités, bien au contraire. Cela devient évident dès l’entrée des porte-étendards : d’Artagnan, qui a joué un rôle déterminant dans l’arrestation de l’ancien ministre des Finances Nicolas Foucquet pour avoir Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 29 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 16 « Toute la Cour s’y estant placée le septiéme, il entra dans la place sur les six heures du soir un Heraut d’Armes, représenté par M. de Bardins, vestu d’un habit à l’antique, couleur de feu en broderie d’argent, & fort bien monté. / Il estoit suivi de trois Pages. Celuy du Roy, M. d’Artagnan, marchoit à la teste des deux autres, fort richement habillé de couleur de feu, livrée de Sa Majesté, portant sa Lance & son Escu, dans lequel brilloit un Soleil de pierreries, avec des mots : / Nec cesso, nec erro . » Benserade, Les Plaisirs de l’isle enchantée , op. cit ., p. 5. Voir aussi Jörn Steigerwald, « Das Fest der Feste - Les Plaisirs de l’île enchantée oder Versailles als Maßstab-», op.-cit. 17 L’idéal du père tendre voire de la tendresse paternelle émerge dans le roman L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Voir Jörn Steigerwald, « Die Zivilisierung der Liebe. Zu Honoré d’Urfés Astrée », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 44, 1/ 2 (2020), p. 35-60. 18 Voir : « PRINCESSE : Seigneur, je vous demande la licence de prévenir par deux paroles la déclaration des pensées que vous pouvez avoir. Il y a deux vérités, Seigneur, aussi constantes l’une que l’autre, et dont je puis vous assurer également : l’Une que vous avez un absolu pouvoir sur moi, et que vous ne sauriez m’ordonner rien où je ne réponde aussitôt par une obéissance aveugle. L’autre que je regarde l’Hyménée ainsi que le trépas, et qu’il m’est impossible de forcer cette aversion naturelle : Me donner un Mari, et me donner la mort c’est une même chose ; mais votre volonté va la première, et mon obéissance m’est bien plus chère que ma vie : Après cela, parlez, Seigneur, prononcez librement ce que vous voulez.-» Molière, La Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-562. déplu au roi en organisant les Magnificences à Vaux-le-Vicomte, porte l’étendard royal 16 . Cela saute encore davantage aux yeux dans la mise en scène d’Alcina, dans laquelle tous les chevaliers chrétiens se rassemblent à Versailles autour du roi pour attaquer le palais de la magicienne païenne, alors que l’ Orlando furioso commençait par une scène où le plus important et le plus puissant des chevaliers chrétiens, Orlando justement, quittait secrètement le camp militaire de Charlemagne. La comédie de Molière La Princesse d’Élide est jouée le deuxième jour des Plaisirs . Elle se caractérise par le fait qu’elle relègue la dimension politique de la fête au second plan, au profit du divertissement général et du plaisir, initiant de facto une réorganisation du corps politique. Aujourd’hui, la pièce est connue pour être la première pièce de théâtre française à avoir réuni sur scène la danse, la musique, le chant et le jeu théâtral, ouvrant ainsi la voie à l’opéra français. À ma connaissance, le Prince d’Élide n’a pas encore fait l’objet de recherches approfondies. Père de la princesse et souverain d’Élide - une région de la Grèce actuelle -, son rôle n’est pas uniquement d’organiser les chasses, mais aussi, en qualité de père tendre, de veiller à ce que sa fille renonce à son aversion pour le mariage 17 : la spécificité du père souverain se manifeste à la quatrième scène de l’acte II. En tant que père, il dispose du droit de faire marier sa fille, mais celleci l’implore de ne pas l’exercer 18 , ce à quoi il répond-: 30 Jörn Steigerwald LE PRINCE : Ma fille, tu as tort de prendre de telles alarmes, et je me plains de toi, qui peux mettre dans ta pensée que je sois assez mauvais Père pour vouloir faire violence à tes sentiments, et me servir tyranniquement de la puissance que le Ciel me donne sur toi. Je souhaite à la vérité que ton cœur puisse aimer quelqu’un : Tous mes vœux seraient satisfaits si cela pouvait arriver, et je n’ai proposé les Fêtes et les jeux que je fais célébrer ici, qu’afin d’y pouvoir attirer tout ce que la Grèce a d’illustre ; et que parmi cette noble jeunesse, tu puisses enfin rencontrer où arrêter tes yeux et déterminer tes pensées. Je ne demande, dis-je, au Ciel autre bonheur que celui de te voir un Époux. J’ai pour obtenir cette grâce fait encore ce matin un sacrifice à Vénus ; et si je sais bien expliquer le langage des Dieux, elle m’a promis un miracle : mais quoi qu’il en soit je veux en user avec toi en Père, qui chérit sa Fille : Si tu trouves où attacher tes vœux, ton choix sera le mien, et je ne considérerai ni intérêts d’État, ni avantages d’Alliance 19 . Ici, le prince d’Élide exprime sa souveraineté non pas en imposant ses droits de souverain à sa fille, mais en créant au contraire un cadre civilisé, à savoir une fête où « tout ce que la Grèce a d’illustre » viendra à Élide ; c’est du moins ce qu’il souhaite 20 . Il est à noter ici que le père souverain part du principe qu’il est évident que sa fille plaît à tous les princes grecs, qu’elle leur plaira forcément, alors que son objectif déclaré est que ce soit elle qui tombe amoureuse d’un prince. Dans ce contexte, les désirs de la princesse sont un impératif pour le père, et les sentiments de sa fille passent avant les alliances possibles et les intérêts de l’État. Le comportement du père est étonnant en ce qu’il fait passer l’amour avant la politique. Cependant, on en comprend vraiment la signification lorsque l’on prend conscience que Molière place trois corps dans le prince d’Élide : en plus du corps physique et du corps sacré, il attribue au roi un corps paternel, qui joue un rôle central dans la comédie 21 . Ce nouveau corps paternel sera au cœur des tragédies Iphigénie et Phèdre du poète Jean Racine, dont les débuts sont encouragés par Molière au moment des Plaisirs   22 . Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 31 19 Molière, La Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-562. 20 L’éthique d’amour de la galanterie distingue trois amours, à savoir l’amour sacré , l’amour souveraine et l’amour galante . Voir Jörn Steigerwald, « Les arts de l’amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques 3 (2009), p.-53-63. 21 Voir l’étude classique de Ernst Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Thought , Princeton, Princeton University Press, 1957. 22 Voir Hendrik Schlieper, « La virilité dans Iphigénie selon Racine », Littératures Classi‐ ques , 90 (2016), p.-149-162. Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 16 « Toute la Cour s’y estant placée le septiéme, il entra dans la place sur les six heures du soir un Heraut d’Armes, représenté par M. de Bardins, vestu d’un habit à l’antique, couleur de feu en broderie d’argent, & fort bien monté. / Il estoit suivi de trois Pages. Celuy du Roy, M. d’Artagnan, marchoit à la teste des deux autres, fort richement habillé de couleur de feu, livrée de Sa Majesté, portant sa Lance & son Escu, dans lequel brilloit un Soleil de pierreries, avec des mots : / Nec cesso, nec erro . » Benserade, Les Plaisirs de l’isle enchantée , op. cit ., p. 5. Voir aussi Jörn Steigerwald, « Das Fest der Feste - Les Plaisirs de l’île enchantée oder Versailles als Maßstab-», op.-cit. 17 L’idéal du père tendre voire de la tendresse paternelle émerge dans le roman L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Voir Jörn Steigerwald, « Die Zivilisierung der Liebe. Zu Honoré d’Urfés Astrée », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 44, 1/ 2 (2020), p. 35-60. 18 Voir : « PRINCESSE : Seigneur, je vous demande la licence de prévenir par deux paroles la déclaration des pensées que vous pouvez avoir. Il y a deux vérités, Seigneur, aussi constantes l’une que l’autre, et dont je puis vous assurer également : l’Une que vous avez un absolu pouvoir sur moi, et que vous ne sauriez m’ordonner rien où je ne réponde aussitôt par une obéissance aveugle. L’autre que je regarde l’Hyménée ainsi que le trépas, et qu’il m’est impossible de forcer cette aversion naturelle : Me donner un Mari, et me donner la mort c’est une même chose ; mais votre volonté va la première, et mon obéissance m’est bien plus chère que ma vie : Après cela, parlez, Seigneur, prononcez librement ce que vous voulez.-» Molière, La Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-562. déplu au roi en organisant les Magnificences à Vaux-le-Vicomte, porte l’étendard royal 16 . Cela saute encore davantage aux yeux dans la mise en scène d’Alcina, dans laquelle tous les chevaliers chrétiens se rassemblent à Versailles autour du roi pour attaquer le palais de la magicienne païenne, alors que l’ Orlando furioso commençait par une scène où le plus important et le plus puissant des chevaliers chrétiens, Orlando justement, quittait secrètement le camp militaire de Charlemagne. La comédie de Molière La Princesse d’Élide est jouée le deuxième jour des Plaisirs . Elle se caractérise par le fait qu’elle relègue la dimension politique de la fête au second plan, au profit du divertissement général et du plaisir, initiant de facto une réorganisation du corps politique. Aujourd’hui, la pièce est connue pour être la première pièce de théâtre française à avoir réuni sur scène la danse, la musique, le chant et le jeu théâtral, ouvrant ainsi la voie à l’opéra français. À ma connaissance, le Prince d’Élide n’a pas encore fait l’objet de recherches approfondies. Père de la princesse et souverain d’Élide - une région de la Grèce actuelle -, son rôle n’est pas uniquement d’organiser les chasses, mais aussi, en qualité de père tendre, de veiller à ce que sa fille renonce à son aversion pour le mariage 17 : la spécificité du père souverain se manifeste à la quatrième scène de l’acte II. En tant que père, il dispose du droit de faire marier sa fille, mais celleci l’implore de ne pas l’exercer 18 , ce à quoi il répond-: 30 Jörn Steigerwald LE PRINCE : Ma fille, tu as tort de prendre de telles alarmes, et je me plains de toi, qui peux mettre dans ta pensée que je sois assez mauvais Père pour vouloir faire violence à tes sentiments, et me servir tyranniquement de la puissance que le Ciel me donne sur toi. Je souhaite à la vérité que ton cœur puisse aimer quelqu’un : Tous mes vœux seraient satisfaits si cela pouvait arriver, et je n’ai proposé les Fêtes et les jeux que je fais célébrer ici, qu’afin d’y pouvoir attirer tout ce que la Grèce a d’illustre ; et que parmi cette noble jeunesse, tu puisses enfin rencontrer où arrêter tes yeux et déterminer tes pensées. Je ne demande, dis-je, au Ciel autre bonheur que celui de te voir un Époux. J’ai pour obtenir cette grâce fait encore ce matin un sacrifice à Vénus ; et si je sais bien expliquer le langage des Dieux, elle m’a promis un miracle : mais quoi qu’il en soit je veux en user avec toi en Père, qui chérit sa Fille : Si tu trouves où attacher tes vœux, ton choix sera le mien, et je ne considérerai ni intérêts d’État, ni avantages d’Alliance 19 . Ici, le prince d’Élide exprime sa souveraineté non pas en imposant ses droits de souverain à sa fille, mais en créant au contraire un cadre civilisé, à savoir une fête où « tout ce que la Grèce a d’illustre » viendra à Élide ; c’est du moins ce qu’il souhaite 20 . Il est à noter ici que le père souverain part du principe qu’il est évident que sa fille plaît à tous les princes grecs, qu’elle leur plaira forcément, alors que son objectif déclaré est que ce soit elle qui tombe amoureuse d’un prince. Dans ce contexte, les désirs de la princesse sont un impératif pour le père, et les sentiments de sa fille passent avant les alliances possibles et les intérêts de l’État. Le comportement du père est étonnant en ce qu’il fait passer l’amour avant la politique. Cependant, on en comprend vraiment la signification lorsque l’on prend conscience que Molière place trois corps dans le prince d’Élide : en plus du corps physique et du corps sacré, il attribue au roi un corps paternel, qui joue un rôle central dans la comédie 21 . Ce nouveau corps paternel sera au cœur des tragédies Iphigénie et Phèdre du poète Jean Racine, dont les débuts sont encouragés par Molière au moment des Plaisirs   22 . Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 31 19 Molière, La Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-562. 20 L’éthique d’amour de la galanterie distingue trois amours, à savoir l’amour sacré , l’amour souveraine et l’amour galante . Voir Jörn Steigerwald, « Les arts de l’amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques 3 (2009), p.-53-63. 21 Voir l’étude classique de Ernst Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Thought , Princeton, Princeton University Press, 1957. 22 Voir Hendrik Schlieper, « La virilité dans Iphigénie selon Racine », Littératures Classi‐ ques , 90 (2016), p.-149-162. Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 23 Voir Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine. Quatrième partie 1658 , édition critique par Chantal Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2004, Conversation. Éloge de la paresse et du loisir , p.-48-64-; Histoire de la Princesse Elismonde , p.-73-221-; p.-58. 24 « A mon avis, dit alors Amilcar, il faut partager tous les ingrats en trois ordres ; car il y a des ingrats de devoir, des ingrats d’amitié et des ingrats d’amour. » Scudéry, Clélie , IV, op. cit ., p.-58. 25 Voir aussi la réflexion d’Herminius sur les problèmes d’être ingrate des femmes : « L’impossibilité, reprit Herminius, donne des bornes à toutes choses, et il est aisé de l’entendre. Une dame n’aime pas qui elle veut, et lorsqu’elle aime quelqu’un, elle ne peut avoir d’autre reconnaissance pour ceux qu’elle n’aime pas, et qui la servent, que celle qui l’oblige à les plaindre, à les vouloir guérir de leur amour, et à les servir comme de véritables amis, si elle en trouve l’occassion.-» Scudery, Clélie , IV, op.cit ., p.-64. 2. Le contact culturel ou se civiliser par le jeu (théâtral) Pour le public de l’époque, la localisation de l’intrigue à Élide constitue une indication claire d’un problème spécifique de la coexistence sociale, à savoir l’« ingratitude ». Madeleine de Scudéry raconte, dans le premier livre de la Quatrième partie de son roman Clélie, histoire romaine publié en 1658 l’ Histoire de la Princesse Elismonde , qui n’est personne d’autre que la princesse d’Élide. Plus que l’histoire de la princesse, c’est la conversation lui précédant qui est importante pour la compréhension de la comédie. Cette conversation fait l’éloge de la paresse et du loisir, avant de critiquer l’ingratitude, considérée comme ruine de toute la société, car « il faut absolument condamner l’ingratitude, partout où l’on la rencontre 23 ». Tout comme dans la plupart des conversations du roman, l’ingratitude est différenciée selon qu’elle est exprimée entre membres d’une famille, entre amis et entre amants - celle entre amants étant considérée comme la plus problématique 24 . Si l’on tente d’aborder la conception de la comédie en s’appuyant sur ces considérations, alors on constate qu’autant le prince d’Élide est représenté en tant que souverain et père pétri de gratitude, autant celui-ci est confronté à une fille ingrate : non seulement elle ne sait faire preuve de reconnaissance à l’égard de la liberté que lui accorde son père - pas uniquement concernant le choix de son partenaire - mais se montre également impolie envers les invités de son père, qui sont aussi les siens, et cela malgré leur rang 25 . L’intrigue de la pièce débute véritablement avec le changement d’attitude de l’un des trois principaux princes venus à Élide pour gagner le cœur de la princesse. Le prince de Messène et le prince de Pyle font tout pour plaire à la princesse et gagner son cœur, mais sont l’objet de moqueries et de rejet de sa part. Le prince d’Ithaque, quant à lui, modifie sa stratégie à la fin du premier acte-: 32 Jörn Steigerwald 26 Molière, Princesse d’Élide , I, 4, op. cit ., p. 555. Voir aussi l’ Argument du deuxième acte : « […] Celui d’Ithaque lui témoigna au contraire, que n’ayant jamais rien aimé, il allait essayer à vaincre pour sa propre satisfaction ; ce qui la picqua encore davantage, & qui l’engagea à vouloir soumettre un cœur déjà assez soumis, mais qui savoit déguiser ses sentiments le mieux du monde.-» Molière-: Princesse d’Élide , II, op.cit ., p.-558. 27 Dans la quatrième scène du deuxième acte, le Prince d’Ithaque explique ses pensées à la Princesse d’Élide de la manière suivante : « Pour moi, Madame, je n’y vais point du tout avec cette pensée. Comme j’ai fait toute ma vie profession de ne rien aimer, tous les soins que je prends ne vont point où tendent les autres. Je n’ai aucune prétention sur votre cœur, et le seul honneur de la course est tout l’avantage où j’aspire. » Molière : Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-563. 28 Molière, Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-563. J’ai résolu de prendre un chemin tout contraire-; Je vois trop que son cœur s’obstine à dédaigner Tous ces profonds respects qui pensent la gagner, Et le Dieu qui m’engage à soupirer pour elle M’inspire pour la vaincre une adresse nouvelle-: Oui, c’est lui d’où me vient ce soudain mouvement, Et j’en attends de lui l’heureux événement 26 . Dès lors, il se montre complètement désintéressé de la princesse et lui annonce ne vouloir suivre que ses propres intérêts. 27 Cette ingratitude déplacée vis-à-vis de ses hôtes et le comportement asocial qui en découle finissent toutefois par attirer la princesse. Étant extrêmement agacée du manque d’intérêt qu’il lui porte, elle s’efforce de le rendre amoureux d’elle. Ainsi, la thématique centrale de l’ingratitude, jusqu’alors dissimulée, devient tangible : désormais, la princesse cherche à triompher du prince d’Ithaque et de son « insensibilité » feinte : « LA PRINCESSE : Ne trouvez-vous pas qu’il y aurait plaisir d’abaisser son orgueil, et de soumettre un peu ce cœur qui tranche tant du brave 28 -? -» Dans l’acte III, la princesse est atterrée par l’attitude du prince : certes, il gagne le « prix des courses », mais il ne le lui dédie pas comme le feraient les autres invités. L’acte IV donne lieu à un rapprochement progressif, quoique paradoxal de la princesse d’Élide et du prince d’Ithaque. En effet, l’un et l’autre se rapprochent car ils veulent tous deux être ou rester libres et sans attaches. Mais ce rapprochement tourne court au moment où les deux personnages, pour éprouver les sentiments de l’autre, s’avouent amoureux d’une autre personne. Le prince d’Ithaque prétend être amoureux d’Aglante, la cousine de la princesse, et la princesse du prince de Messène. Par la suite, la princesse ordonne à sa cousine de ne pas répondre à l’amour du prince d’Ithaque, se justifiant ainsi-: Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 33 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 23 Voir Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine. Quatrième partie 1658 , édition critique par Chantal Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2004, Conversation. Éloge de la paresse et du loisir , p.-48-64-; Histoire de la Princesse Elismonde , p.-73-221-; p.-58. 24 « A mon avis, dit alors Amilcar, il faut partager tous les ingrats en trois ordres ; car il y a des ingrats de devoir, des ingrats d’amitié et des ingrats d’amour. » Scudéry, Clélie , IV, op. cit ., p.-58. 25 Voir aussi la réflexion d’Herminius sur les problèmes d’être ingrate des femmes : « L’impossibilité, reprit Herminius, donne des bornes à toutes choses, et il est aisé de l’entendre. Une dame n’aime pas qui elle veut, et lorsqu’elle aime quelqu’un, elle ne peut avoir d’autre reconnaissance pour ceux qu’elle n’aime pas, et qui la servent, que celle qui l’oblige à les plaindre, à les vouloir guérir de leur amour, et à les servir comme de véritables amis, si elle en trouve l’occassion.-» Scudery, Clélie , IV, op.cit ., p.-64. 2. Le contact culturel ou se civiliser par le jeu (théâtral) Pour le public de l’époque, la localisation de l’intrigue à Élide constitue une indication claire d’un problème spécifique de la coexistence sociale, à savoir l’« ingratitude ». Madeleine de Scudéry raconte, dans le premier livre de la Quatrième partie de son roman Clélie, histoire romaine publié en 1658 l’ Histoire de la Princesse Elismonde , qui n’est personne d’autre que la princesse d’Élide. Plus que l’histoire de la princesse, c’est la conversation lui précédant qui est importante pour la compréhension de la comédie. Cette conversation fait l’éloge de la paresse et du loisir, avant de critiquer l’ingratitude, considérée comme ruine de toute la société, car « il faut absolument condamner l’ingratitude, partout où l’on la rencontre 23 ». Tout comme dans la plupart des conversations du roman, l’ingratitude est différenciée selon qu’elle est exprimée entre membres d’une famille, entre amis et entre amants - celle entre amants étant considérée comme la plus problématique 24 . Si l’on tente d’aborder la conception de la comédie en s’appuyant sur ces considérations, alors on constate qu’autant le prince d’Élide est représenté en tant que souverain et père pétri de gratitude, autant celui-ci est confronté à une fille ingrate : non seulement elle ne sait faire preuve de reconnaissance à l’égard de la liberté que lui accorde son père - pas uniquement concernant le choix de son partenaire - mais se montre également impolie envers les invités de son père, qui sont aussi les siens, et cela malgré leur rang 25 . L’intrigue de la pièce débute véritablement avec le changement d’attitude de l’un des trois principaux princes venus à Élide pour gagner le cœur de la princesse. Le prince de Messène et le prince de Pyle font tout pour plaire à la princesse et gagner son cœur, mais sont l’objet de moqueries et de rejet de sa part. Le prince d’Ithaque, quant à lui, modifie sa stratégie à la fin du premier acte-: 32 Jörn Steigerwald 26 Molière, Princesse d’Élide , I, 4, op. cit ., p. 555. Voir aussi l’ Argument du deuxième acte : « […] Celui d’Ithaque lui témoigna au contraire, que n’ayant jamais rien aimé, il allait essayer à vaincre pour sa propre satisfaction ; ce qui la picqua encore davantage, & qui l’engagea à vouloir soumettre un cœur déjà assez soumis, mais qui savoit déguiser ses sentiments le mieux du monde.-» Molière-: Princesse d’Élide , II, op.cit ., p.-558. 27 Dans la quatrième scène du deuxième acte, le Prince d’Ithaque explique ses pensées à la Princesse d’Élide de la manière suivante : « Pour moi, Madame, je n’y vais point du tout avec cette pensée. Comme j’ai fait toute ma vie profession de ne rien aimer, tous les soins que je prends ne vont point où tendent les autres. Je n’ai aucune prétention sur votre cœur, et le seul honneur de la course est tout l’avantage où j’aspire. » Molière : Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-563. 28 Molière, Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-563. J’ai résolu de prendre un chemin tout contraire-; Je vois trop que son cœur s’obstine à dédaigner Tous ces profonds respects qui pensent la gagner, Et le Dieu qui m’engage à soupirer pour elle M’inspire pour la vaincre une adresse nouvelle-: Oui, c’est lui d’où me vient ce soudain mouvement, Et j’en attends de lui l’heureux événement 26 . Dès lors, il se montre complètement désintéressé de la princesse et lui annonce ne vouloir suivre que ses propres intérêts. 27 Cette ingratitude déplacée vis-à-vis de ses hôtes et le comportement asocial qui en découle finissent toutefois par attirer la princesse. Étant extrêmement agacée du manque d’intérêt qu’il lui porte, elle s’efforce de le rendre amoureux d’elle. Ainsi, la thématique centrale de l’ingratitude, jusqu’alors dissimulée, devient tangible : désormais, la princesse cherche à triompher du prince d’Ithaque et de son « insensibilité » feinte : « LA PRINCESSE : Ne trouvez-vous pas qu’il y aurait plaisir d’abaisser son orgueil, et de soumettre un peu ce cœur qui tranche tant du brave 28 -? -» Dans l’acte III, la princesse est atterrée par l’attitude du prince : certes, il gagne le « prix des courses », mais il ne le lui dédie pas comme le feraient les autres invités. L’acte IV donne lieu à un rapprochement progressif, quoique paradoxal de la princesse d’Élide et du prince d’Ithaque. En effet, l’un et l’autre se rapprochent car ils veulent tous deux être ou rester libres et sans attaches. Mais ce rapprochement tourne court au moment où les deux personnages, pour éprouver les sentiments de l’autre, s’avouent amoureux d’une autre personne. Le prince d’Ithaque prétend être amoureux d’Aglante, la cousine de la princesse, et la princesse du prince de Messène. Par la suite, la princesse ordonne à sa cousine de ne pas répondre à l’amour du prince d’Ithaque, se justifiant ainsi-: Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 33 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 29 Molière, Princesse d’Élide , IV, 3, op. cit ., p.-578-579. 30 Molière, Princesse d’Élide , V, 2, op. cit ., p.-584-585. LA PRINCESSE : Princesse, j’ai à vous prier d’une chose qu’il faut absolument que vous m’accordiez. Le Prince d’Ithaque vous aime et veut vous demander au prince mon père.- AGLANTE-: Le Prince d’Ithaque, Madame-? LA PRINCESSE : Oui. Il vient de m’en assurer lui-même, et m’a demandé mon suffrage pour vous obtenir ; mais je vous conjure de rejeter cette proposition, et de ne point prêter l’oreille à tout ce qu’il pourra vous dire.- AGLANTE : Mais, Madame, s’il était vrai que ce Prince m’aimât effectivement, pourquoi, n’ayant aucun dessein de vous engager, ne voudriez-vous pas souffrir… LA PRINCESSE : Non, Aglante. Je vous le demande, faites-moi ce plaisir, je vous prie, et trouvez bon que n’ayant p. avoir l’avantage de le soumettre, je lui dérobe la joie de vous obtenir. AGLANTE : Madame, il faut vous obéir ; mais je croirais que la conquête d’un tel cœur ne serait pas une victoire à dédaigner 29 . Moron, son valet, perçoit dans l’attitude de la princesse le signe qu’elle est amoureuse du prince et l’annonce dans l’acte V de la pièce. Partant, il s’attire les foudres de la princesse, qui fait une nouvelle fois preuve d’ingratitude en lui demandant de disparaître. L’ingratitude de la princesse est poussée à l’extrême lorsque, dans la deuxième scène de l’acte-V, elle demande à nouveau une grâce à son père, le prince-: LA PRINCESSE : Seigneur, je me jette à vos pieds pour vous demander une grâce. Vous m’avez toujours témoigné une tendresse extrême, et je crois vous devoir bien plus par les bontés que vous m’avez fait voir, que par le jour que vous m’avez donné : Mais si jamais pour moi vous avez eu de l’amitié, je vous en demande aujourd’hui la plus sensible preuve que vous me puissiez accorder-; c’est de n’écouter point, Seigneur, la demande de ce Prince, et ne pas souffrir que la Princesse Aglante soit unie avec lui 30 . Dans ses propos, la princesse ne fait pas seulement une allusion explicite à la carte de Tendre de Clélie , le roman de Scudéry ; en louant la « bonté » de son père et en insistant sur l’« amitié » et la « tendresse » de ce dernier, elle se place sur la carte. 34 Jörn Steigerwald 31 Il faut distinguer entre la Carte de Tendre , présentée par Clélie dans le roman de Madeleine de Scudéry et l’illustration de la Carte par Chauvenu, à savoir la Carte du Tendre . Voir Jörn Steigewald, « L’Oiconomie des plaisirs. La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie -», Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118, 3 (2008), p.-237-257. 32 Molière, Princesse d’Élide , V, 2, op. cit ., p.-585. Fig. 1 Carte du Tendre , signé F.C. [François Chauvenu], © B.N.F. estampes 31 Ainsi, elle exprime que son idéal d’amitié se fonde sur Tendre sur Estime, même si elle est dénuée de ces deux sentiments, ou précisément pour cette raison. En effet, elle n’a d’estime ni pour son père, ni pour sa cousine, et encore moins pour le prince d’Ithaque. Aux antipodes de la tendresse, elle n’éprouve pour ce dernier que de la haine, comme elle le dira expressément par la suite-: LE PRINCE-: Et par quelle raison, ma Fille, voudrais-tu t’opposer à cette union-? LA PRINCESSE : Par la raison que je hais ce Prince, et que je veux, si je puis, traverser ses desseins 32 . La comédie s’achève en beauté par un dialogue entre la princesse et son père le prince. La princesse reconnaît que son attitude est symptomatique de l’amour qu’elle porte pour le prince d’Ithaque, à la suite de quoi elle apprend que ce dernier n’a fait que simuler son désintérêt pour se rendre intéressant, et qu’il n’était pas Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 35 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 29 Molière, Princesse d’Élide , IV, 3, op. cit ., p.-578-579. 30 Molière, Princesse d’Élide , V, 2, op. cit ., p.-584-585. LA PRINCESSE : Princesse, j’ai à vous prier d’une chose qu’il faut absolument que vous m’accordiez. Le Prince d’Ithaque vous aime et veut vous demander au prince mon père.- AGLANTE-: Le Prince d’Ithaque, Madame-? LA PRINCESSE : Oui. Il vient de m’en assurer lui-même, et m’a demandé mon suffrage pour vous obtenir ; mais je vous conjure de rejeter cette proposition, et de ne point prêter l’oreille à tout ce qu’il pourra vous dire.- AGLANTE : Mais, Madame, s’il était vrai que ce Prince m’aimât effectivement, pourquoi, n’ayant aucun dessein de vous engager, ne voudriez-vous pas souffrir… LA PRINCESSE : Non, Aglante. Je vous le demande, faites-moi ce plaisir, je vous prie, et trouvez bon que n’ayant p. avoir l’avantage de le soumettre, je lui dérobe la joie de vous obtenir. AGLANTE : Madame, il faut vous obéir ; mais je croirais que la conquête d’un tel cœur ne serait pas une victoire à dédaigner 29 . Moron, son valet, perçoit dans l’attitude de la princesse le signe qu’elle est amoureuse du prince et l’annonce dans l’acte V de la pièce. Partant, il s’attire les foudres de la princesse, qui fait une nouvelle fois preuve d’ingratitude en lui demandant de disparaître. L’ingratitude de la princesse est poussée à l’extrême lorsque, dans la deuxième scène de l’acte-V, elle demande à nouveau une grâce à son père, le prince-: LA PRINCESSE : Seigneur, je me jette à vos pieds pour vous demander une grâce. Vous m’avez toujours témoigné une tendresse extrême, et je crois vous devoir bien plus par les bontés que vous m’avez fait voir, que par le jour que vous m’avez donné : Mais si jamais pour moi vous avez eu de l’amitié, je vous en demande aujourd’hui la plus sensible preuve que vous me puissiez accorder-; c’est de n’écouter point, Seigneur, la demande de ce Prince, et ne pas souffrir que la Princesse Aglante soit unie avec lui 30 . Dans ses propos, la princesse ne fait pas seulement une allusion explicite à la carte de Tendre de Clélie , le roman de Scudéry ; en louant la « bonté » de son père et en insistant sur l’« amitié » et la « tendresse » de ce dernier, elle se place sur la carte. 34 Jörn Steigerwald 31 Il faut distinguer entre la Carte de Tendre , présentée par Clélie dans le roman de Madeleine de Scudéry et l’illustration de la Carte par Chauvenu, à savoir la Carte du Tendre . Voir Jörn Steigewald, « L’Oiconomie des plaisirs. La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie -», Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118, 3 (2008), p.-237-257. 32 Molière, Princesse d’Élide , V, 2, op. cit ., p.-585. Fig. 1 Carte du Tendre , signé F.C. [François Chauvenu], © B.N.F. estampes 31 Ainsi, elle exprime que son idéal d’amitié se fonde sur Tendre sur Estime, même si elle est dénuée de ces deux sentiments, ou précisément pour cette raison. En effet, elle n’a d’estime ni pour son père, ni pour sa cousine, et encore moins pour le prince d’Ithaque. Aux antipodes de la tendresse, elle n’éprouve pour ce dernier que de la haine, comme elle le dira expressément par la suite-: LE PRINCE-: Et par quelle raison, ma Fille, voudrais-tu t’opposer à cette union-? LA PRINCESSE : Par la raison que je hais ce Prince, et que je veux, si je puis, traverser ses desseins 32 . La comédie s’achève en beauté par un dialogue entre la princesse et son père le prince. La princesse reconnaît que son attitude est symptomatique de l’amour qu’elle porte pour le prince d’Ithaque, à la suite de quoi elle apprend que ce dernier n’a fait que simuler son désintérêt pour se rendre intéressant, et qu’il n’était pas Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 35 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 33 Molière, Princesse d’Élide , V, 3, op. cit ., p.-587. amoureux d’Aglante comme il le prétendait, mais d’elle. La haine de la princesse se dissipe peu à peu, et elle se dit prête à envisager un mariage avec le prince, ce qui ne signifie rien d’autre que d’y consentir. Dès lors, l’ingratitude de la princesse prend fin par un jeu ou une simulation consciente, puis se meut en gratitude. Je voudrais conclure par un contrepoint qui montre les limites du contact culturel. 3. Digne d’aimer et d’être aimé ? Ou la question ne se pose-t-elle pas ? Des trois prétendants à la princesse, seul le prince d’Ithaque obtient sa main. Le prince de Messène et le prince de Pyle, quant à eux, repartent bredouilles. C’est d’autant plus difficile pour le prince de Messène qu’à la fin de l’acte IV, le prince d’Ithaque lui avait fait part de l’amour que lui portait la princesse, avant qu’elle révèle la vérité. Mais les deux princes ne repartent pas les mains vides, au contraire. Lors de la troisième et avant-dernière scène de l’acte V, le prince d’Élide réagit à la situation comme suit-: LE PRINCE : Je crains bien, Princes, que le choix de ma Fille ne soit pas en votre faveur ; mais voilà deux Princesses qui peuvent bien vous consoler de ce petit malheur. ARISTOMÈNE : Seigneur, nous savons prendre notre parti, et si ces aimables Princesses n’ont point trop de mépris pour les cœurs qu’on a rebutés ; nous pouvons revenir par elles, à l’honneur de votre alliance 33 . Le contact culturel mis en scène dans la comédie est régi par des règles claires-: tous les personnages n’agissent pas sur un pied d’égalité, mais occupent une place bien définie et ont des comportements propres. La princesse d’Élide, en raison de son rang élevé, peut décider elle-même de qui elle aime et veut épouser, ce qui n’est pas le cas de ses deux cousines, que le prince d’Élide marie sans les consulter, exerçant ainsi sans ambages son droit souverain au mariage. La réponse d’Aristomène, le prince de Messène, illustre que le mariage est en réalité une alliance avec le Prince et non une union d’amants, bien que les princesses soient tout à fait aimables. La comédie familiale La princesse d’Élide fait la lumière sur les idéaux sociaux et moraux qui maintiennent une famille noble, ainsi que sur les conséquences éventuelles de l’ingratitude et les façons d’y réagir. La pièce révèle également que la hiérarchie au sein de la famille demeure importante, et que le contact culturel, à l’instar de la culture de la fête à la cour, génère de subtiles différences et de profonds écarts : c’est la dignité du rang qui détermine si les tendres amants sont dignes d’aimer et d’être aimés. 36 Jörn Steigerwald 1 Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution , Paris, PUF, 2008, p.-63. 2 Observations sur une comédie de Molière, intitulée, Le Festin de Pierre par le Sieur de Rochemont , in : Molière, Œuvres complètes , éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, t. 2, Paris, Gallimard, 2010, p. 1212-1221, ici p. 1212. Pour une contextualisation plus ample des Observations et pour la « Querelle » qu’elles provoquent, voir l’entrée d’Alain Viala, « Querelle de Dom Juan », dans la banque de données AGON, https: / / obvil.huma-num .fr/ agon/ querelles/ querelle-de-dom-juan#. 3 Cf. Viala, La France galante , p. 63-74 (« Le théâtre galant et Molière ») et les précisions que propose Claude Bourqui dans son étude « Molière auteur galant : an inconvenient truth . Conditions d’émergence d’une ‘vérité qui dérange’-», in-: Marine Roussillon et al . (éd.), Littéraire. Pour Alain Viala , t. 1, Arras, Artois Presses Université, 2018, p. 193-202. C’est surtout dans l’édition de référence de ses Œuvres complètes préparée par Georges Forestier et Claude Bourqui pour la Bibliothèque de la Pléiade (2 tomes, Paris, Gallimard, 2010) qu’un Molière galant se profile ; voir l’« Introduction » des deux éditeurs, t. 1, p. XIII- LX, surtout p.-XIII-XXII, qui, dès le début, se focalise sur l’intégration de l’auteur dans la culture galante de son temps. Cette édition sera dorénavant alléguée du sigle OC . Fautes donjuanesques, remontrances galantes Réflexions sur Le Festin de Pierre de Molière Hendrik Schlieper Université de Paderborn «-Molière galant, donc 1 -» « Il est vrai qu’il y a quelque chose de galant dans les Ouvrages de Molière » : c’est ainsi qu’un critique contemporain de Molière dont l’identité reste cachée derrière le pseudonyme d’un certain Sieur de Rochemont en vient à l’essentiel dans ses Observations - peu favorables, d’ailleurs - sur une comédie de Molière, intitulée, Le Festin de Pierre 2 . Et cela à juste titre, si l’on en croit les recherches récentes qui sont arrivées à reconstruire le ‘lieu’ de Molière au sein de la France galante 3 . C’est d’autant plus remarquable que ces recherches n’ont guère prêté attention à la comédie concrète qui sert de référence au jugement de Rochemont. Les analystes intéressés par une contextualisation historique du