Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2022-0010
121
2022
472
Fautes donjuanesques, remontrances galantes
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2022
Hendrik Schlieper
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Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 33 Molière, Princesse d’Élide , V, 3, op. cit ., p.-587. amoureux d’Aglante comme il le prétendait, mais d’elle. La haine de la princesse se dissipe peu à peu, et elle se dit prête à envisager un mariage avec le prince, ce qui ne signifie rien d’autre que d’y consentir. Dès lors, l’ingratitude de la princesse prend fin par un jeu ou une simulation consciente, puis se meut en gratitude. Je voudrais conclure par un contrepoint qui montre les limites du contact culturel. 3. Digne d’aimer et d’être aimé ? Ou la question ne se pose-t-elle pas ? Des trois prétendants à la princesse, seul le prince d’Ithaque obtient sa main. Le prince de Messène et le prince de Pyle, quant à eux, repartent bredouilles. C’est d’autant plus difficile pour le prince de Messène qu’à la fin de l’acte IV, le prince d’Ithaque lui avait fait part de l’amour que lui portait la princesse, avant qu’elle révèle la vérité. Mais les deux princes ne repartent pas les mains vides, au contraire. Lors de la troisième et avant-dernière scène de l’acte V, le prince d’Élide réagit à la situation comme suit-: LE PRINCE : Je crains bien, Princes, que le choix de ma Fille ne soit pas en votre faveur ; mais voilà deux Princesses qui peuvent bien vous consoler de ce petit malheur. ARISTOMÈNE : Seigneur, nous savons prendre notre parti, et si ces aimables Princesses n’ont point trop de mépris pour les cœurs qu’on a rebutés ; nous pouvons revenir par elles, à l’honneur de votre alliance 33 . Le contact culturel mis en scène dans la comédie est régi par des règles claires-: tous les personnages n’agissent pas sur un pied d’égalité, mais occupent une place bien définie et ont des comportements propres. La princesse d’Élide, en raison de son rang élevé, peut décider elle-même de qui elle aime et veut épouser, ce qui n’est pas le cas de ses deux cousines, que le prince d’Élide marie sans les consulter, exerçant ainsi sans ambages son droit souverain au mariage. La réponse d’Aristomène, le prince de Messène, illustre que le mariage est en réalité une alliance avec le Prince et non une union d’amants, bien que les princesses soient tout à fait aimables. La comédie familiale La princesse d’Élide fait la lumière sur les idéaux sociaux et moraux qui maintiennent une famille noble, ainsi que sur les conséquences éventuelles de l’ingratitude et les façons d’y réagir. La pièce révèle également que la hiérarchie au sein de la famille demeure importante, et que le contact culturel, à l’instar de la culture de la fête à la cour, génère de subtiles différences et de profonds écarts : c’est la dignité du rang qui détermine si les tendres amants sont dignes d’aimer et d’être aimés. 36 Jörn Steigerwald 1 Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution , Paris, PUF, 2008, p.-63. 2 Observations sur une comédie de Molière, intitulée, Le Festin de Pierre par le Sieur de Rochemont , in : Molière, Œuvres complètes , éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, t. 2, Paris, Gallimard, 2010, p. 1212-1221, ici p. 1212. Pour une contextualisation plus ample des Observations et pour la « Querelle » qu’elles provoquent, voir l’entrée d’Alain Viala, « Querelle de Dom Juan », dans la banque de données AGON, https: / / obvil.huma-num .fr/ agon/ querelles/ querelle-de-dom-juan#. 3 Cf. Viala, La France galante , p. 63-74 (« Le théâtre galant et Molière ») et les précisions que propose Claude Bourqui dans son étude « Molière auteur galant : an inconvenient truth . Conditions d’émergence d’une ‘vérité qui dérange’-», in-: Marine Roussillon et al . (éd.), Littéraire. Pour Alain Viala , t. 1, Arras, Artois Presses Université, 2018, p. 193-202. C’est surtout dans l’édition de référence de ses Œuvres complètes préparée par Georges Forestier et Claude Bourqui pour la Bibliothèque de la Pléiade (2 tomes, Paris, Gallimard, 2010) qu’un Molière galant se profile ; voir l’« Introduction » des deux éditeurs, t. 1, p. XIII- LX, surtout p.-XIII-XXII, qui, dès le début, se focalise sur l’intégration de l’auteur dans la culture galante de son temps. Cette édition sera dorénavant alléguée du sigle OC . Fautes donjuanesques, remontrances galantes Réflexions sur Le Festin de Pierre de Molière Hendrik Schlieper Université de Paderborn «-Molière galant, donc 1 -» « Il est vrai qu’il y a quelque chose de galant dans les Ouvrages de Molière » : c’est ainsi qu’un critique contemporain de Molière dont l’identité reste cachée derrière le pseudonyme d’un certain Sieur de Rochemont en vient à l’essentiel dans ses Observations - peu favorables, d’ailleurs - sur une comédie de Molière, intitulée, Le Festin de Pierre 2 . Et cela à juste titre, si l’on en croit les recherches récentes qui sont arrivées à reconstruire le ‘lieu’ de Molière au sein de la France galante 3 . C’est d’autant plus remarquable que ces recherches n’ont guère prêté attention à la comédie concrète qui sert de référence au jugement de Rochemont. Les analystes intéressés par une contextualisation historique du Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 4 Je me réfère ici à la La Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre du Festin de Pierre, ou l’Athée foudroyé , de Monsieur de Molière (in : OC , t. 2, p. 1242-1245), publiée au cours des années 1670 à l’usage d’une troupe de campagne pour les représentations de cette pièce ; voir aussi la « Notice » dans le même tome, p.-1645. 5 Voir les études de référence de Christian Delmas, « Sur le décor de Dom Juan », in : Cahiers de littérature du XVII e siècle 5 (1983), p. 45-75, et « Dom Juan et le théâtre à machines », in : Cahiers de littérature du XVII e siècle 6 (1984), p. 125-138, repr. dans l’anthologie critique de Pierre Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, Paris, Klincksieck, 1993, p.-138-148. 6 Pour l’histoire des représentations du Festin de Pierre de Molière, voir la « Notice » dans OC , t. 2, p. 1641-1643. C’est à la suite de l’édition critique de Joan DeJean - Molière, Le Festin de Pierre (Dom Juan) , Genève, Droz, 1999 (Textes littéraires français) - que s’est établi l’usage de suivre l’édition du texte publiée à Amsterdam en 1683 (qui sert également de base à l’édition de Forestier et Bourqui pour la Bibliothèque de la Pléiade). Pour l’histoire complexe des différentes éditions, les variantes propres à l’édition intégrée dans celle des Œuvres (Paris, 1682) et l’importance de la version en vers de la comédie rédigée par Thomas Corneille (à laquelle les scènes françaises donnent la préférence jusqu’au XIX e siècle), voir la « Notice » dans OC , t. 2, p. 1646-1648, et l’introduction de Joan DeJean à son édition, p. 7-46. Je me limite ici à la seule remarque qu’on trouve dans l’édition de Paris la version latinisée du titre du protagoniste - Dom Juan - au lieu de Don Juan dans la version d’Amsterdam. 7 Pour les versions françaises antécédentes à celle de Molière, voir aussi l’anthologie Le Festin de Pierre avant Molière. Dorimon, De Villiers, Scénario des italiens , éd. Georges Gendarme de Bévotte, rév. Roger Guichemerre, Paris, Société des Textes Modernes Français, 1988. Festin de Pierre moliéresque ont attiré l’attention sur les « superbes machines » et les « magnifiques changements de théâtre 4 », c’est-à-dire sur les aspects propres à la mise en scène contemporaine de cette comédie, l’interprétant comme une « pièce à machines » par excellence 5 . La génèse de la pièce qui traite le sujet de Don Juan en fournit un argument à l’appui de cette interprétation. Comme c’est bien connu, c’est seulement dans l’édition posthume des Œuvres de M. de Molière que la comédie est baptisée Dom Juan bien qu’elle soit exclusivement représentée, en 1665, sous le titre Le Festin de Pierre 6 . Ce titre, quant à lui, marque une divergence remarquable de la tradition du mythe de Don Juan dont l’origine est communément attribuée à la comedia espagnole intitulée El burlador de Sevilla y convidado de piedra . Dans la tradition espagnole et son adaptation italienne, au sein de laquelle se démarque la version de Giacinto Andrea Cicognini ( Il Convitato di Pietra ), il est question du convive ( convidado , convitato ) ; par contre, Molière et ses prédécesseurs français - Dorimond et Villiers qui publient, en 1659 et en 1660 respectivement, un Festin de Pierre 7 - mettent l’accent sur le festin et, par conséquent, sur le caractère festif et 38 Hendrik Schlieper 8 Cf. l’étude instructive d’Elizabeth Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle : Dom Juan , a Festival Play for Parisians », in : Seventeenth-Century French Studies 22 (2000), p.-167-179. 9 Toutes les citations du Dictionnaire universel de Furetière sont tirées de l’édition numérique (www.furetiere.eu) qui se base sur l’édition de 1690 (La Haye, Amsterdam, Arnout & Reinier Leers, 3 tomes), ici s.v. G A L A N T . 10 Toutes les citations de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) seront également tirées de l’édition numérique (www.dictionnaire-academie.fr), ici s.v. G A L A N T , A N T E . Ici et dorénavant, l’orthographe des Dictionnaires de Furetière et de l’Académie française est celle des originaux. 11 Voir la contribution de Noémi Hepp, «-La galanterie-» dans le collectif Les Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora, t. 3, Paris, Gallimard ,1997, p.-3677-3710. 12 Cf. les études de Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs : la praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », in : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118 (2008) p. 237-257, et « Galante Liebe », in : Kirsten Dickhaut (éd.), Liebessemantik. Frühneuzeitliche Darstellungen von Liebe in Italien und Frankreich , Wiesbaden, Harrassowitz, 2014, p.-693-757. 13 À ce propos, on parle également d’un ‘amour sacré’ et d’un ‘amour souverain’ tout court. Cette conception d’amour est également détaillée par Jörn Steigerwald, «-Les spectaculaire de l’action. D’où la proposition de rapprocher le Festin de Pierre de Molière de la culture courtoise des fêtes galantes de son époque 8 . Toutefois, il reste à savoir comment l’envergure galante de cette comédie se manifeste au niveau de son texte. Il convient donc d’analyser le Festin de Pierre moliéresque en considérant la sémantique historique du terme ‘galant’ qui, bien entendu, ne se limite pas à l’emploi dédaigneux et ridiculisant de l’auteur des Observations . D’après le Dictionnaire universel de Furetière, un ‘galant’ peut être caractérisé comme un «-[h]omme honneste, civil, sçavant […] qui a l’air de la Cour, les manieres agreables, qui tâche à plaire, & particulierement au beau sexe 9 ». Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 y ajoute la version féminine, définissant le « [g]alant homme » aussi bien que la «-galante femme-» comme «-[h]onneste, civil, sociable 10 -». En d’autres mots, la galanterie peut être comprise comme une pratique sociale sous forme d’un échange cultivé et civilisé des deux sexes qui se transformera en un lieu de mémoire de la civilisation française 11 . Plus précisément, la galanterie est une éthique d’amour propre à la société de cour française, éthique d’amour qui se constitue au cours des années 1650 et qui se concrétise visuellement dans la fameuse Carte du Tendre issue de la Clélie de Madeleine de Scudéry 12 . Comme l’œuvre scudérienne le met en évidence, l’éthique d’amour galante se base sur une conception d’amour tripartite au sein de laquelle l’amour éprouvé pour l’amant(e) est encadré par deux autres formes d’amour, à savoir les amours que l’on porte au souverain et à Dieu 13 . En outre, il importe que les diverses tentatives propres aux œuvres de Scudéry et de ses successeurs de définir un Fautes donjuanesques, remontrances galantes 39 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 4 Je me réfère ici à la La Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre du Festin de Pierre, ou l’Athée foudroyé , de Monsieur de Molière (in : OC , t. 2, p. 1242-1245), publiée au cours des années 1670 à l’usage d’une troupe de campagne pour les représentations de cette pièce ; voir aussi la « Notice » dans le même tome, p.-1645. 5 Voir les études de référence de Christian Delmas, « Sur le décor de Dom Juan », in : Cahiers de littérature du XVII e siècle 5 (1983), p. 45-75, et « Dom Juan et le théâtre à machines », in : Cahiers de littérature du XVII e siècle 6 (1984), p. 125-138, repr. dans l’anthologie critique de Pierre Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, Paris, Klincksieck, 1993, p.-138-148. 6 Pour l’histoire des représentations du Festin de Pierre de Molière, voir la « Notice » dans OC , t. 2, p. 1641-1643. C’est à la suite de l’édition critique de Joan DeJean - Molière, Le Festin de Pierre (Dom Juan) , Genève, Droz, 1999 (Textes littéraires français) - que s’est établi l’usage de suivre l’édition du texte publiée à Amsterdam en 1683 (qui sert également de base à l’édition de Forestier et Bourqui pour la Bibliothèque de la Pléiade). Pour l’histoire complexe des différentes éditions, les variantes propres à l’édition intégrée dans celle des Œuvres (Paris, 1682) et l’importance de la version en vers de la comédie rédigée par Thomas Corneille (à laquelle les scènes françaises donnent la préférence jusqu’au XIX e siècle), voir la « Notice » dans OC , t. 2, p. 1646-1648, et l’introduction de Joan DeJean à son édition, p. 7-46. Je me limite ici à la seule remarque qu’on trouve dans l’édition de Paris la version latinisée du titre du protagoniste - Dom Juan - au lieu de Don Juan dans la version d’Amsterdam. 7 Pour les versions françaises antécédentes à celle de Molière, voir aussi l’anthologie Le Festin de Pierre avant Molière. Dorimon, De Villiers, Scénario des italiens , éd. Georges Gendarme de Bévotte, rév. Roger Guichemerre, Paris, Société des Textes Modernes Français, 1988. Festin de Pierre moliéresque ont attiré l’attention sur les « superbes machines » et les « magnifiques changements de théâtre 4 », c’est-à-dire sur les aspects propres à la mise en scène contemporaine de cette comédie, l’interprétant comme une « pièce à machines » par excellence 5 . La génèse de la pièce qui traite le sujet de Don Juan en fournit un argument à l’appui de cette interprétation. Comme c’est bien connu, c’est seulement dans l’édition posthume des Œuvres de M. de Molière que la comédie est baptisée Dom Juan bien qu’elle soit exclusivement représentée, en 1665, sous le titre Le Festin de Pierre 6 . Ce titre, quant à lui, marque une divergence remarquable de la tradition du mythe de Don Juan dont l’origine est communément attribuée à la comedia espagnole intitulée El burlador de Sevilla y convidado de piedra . Dans la tradition espagnole et son adaptation italienne, au sein de laquelle se démarque la version de Giacinto Andrea Cicognini ( Il Convitato di Pietra ), il est question du convive ( convidado , convitato ) ; par contre, Molière et ses prédécesseurs français - Dorimond et Villiers qui publient, en 1659 et en 1660 respectivement, un Festin de Pierre 7 - mettent l’accent sur le festin et, par conséquent, sur le caractère festif et 38 Hendrik Schlieper 8 Cf. l’étude instructive d’Elizabeth Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle : Dom Juan , a Festival Play for Parisians », in : Seventeenth-Century French Studies 22 (2000), p.-167-179. 9 Toutes les citations du Dictionnaire universel de Furetière sont tirées de l’édition numérique (www.furetiere.eu) qui se base sur l’édition de 1690 (La Haye, Amsterdam, Arnout & Reinier Leers, 3 tomes), ici s.v. G A L A N T . 10 Toutes les citations de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) seront également tirées de l’édition numérique (www.dictionnaire-academie.fr), ici s.v. G A L A N T , A N T E . Ici et dorénavant, l’orthographe des Dictionnaires de Furetière et de l’Académie française est celle des originaux. 11 Voir la contribution de Noémi Hepp, «-La galanterie-» dans le collectif Les Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora, t. 3, Paris, Gallimard ,1997, p.-3677-3710. 12 Cf. les études de Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs : la praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », in : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118 (2008) p. 237-257, et « Galante Liebe », in : Kirsten Dickhaut (éd.), Liebessemantik. Frühneuzeitliche Darstellungen von Liebe in Italien und Frankreich , Wiesbaden, Harrassowitz, 2014, p.-693-757. 13 À ce propos, on parle également d’un ‘amour sacré’ et d’un ‘amour souverain’ tout court. Cette conception d’amour est également détaillée par Jörn Steigerwald, «-Les spectaculaire de l’action. D’où la proposition de rapprocher le Festin de Pierre de Molière de la culture courtoise des fêtes galantes de son époque 8 . Toutefois, il reste à savoir comment l’envergure galante de cette comédie se manifeste au niveau de son texte. Il convient donc d’analyser le Festin de Pierre moliéresque en considérant la sémantique historique du terme ‘galant’ qui, bien entendu, ne se limite pas à l’emploi dédaigneux et ridiculisant de l’auteur des Observations . D’après le Dictionnaire universel de Furetière, un ‘galant’ peut être caractérisé comme un «-[h]omme honneste, civil, sçavant […] qui a l’air de la Cour, les manieres agreables, qui tâche à plaire, & particulierement au beau sexe 9 ». Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 y ajoute la version féminine, définissant le « [g]alant homme » aussi bien que la «-galante femme-» comme «-[h]onneste, civil, sociable 10 -». En d’autres mots, la galanterie peut être comprise comme une pratique sociale sous forme d’un échange cultivé et civilisé des deux sexes qui se transformera en un lieu de mémoire de la civilisation française 11 . Plus précisément, la galanterie est une éthique d’amour propre à la société de cour française, éthique d’amour qui se constitue au cours des années 1650 et qui se concrétise visuellement dans la fameuse Carte du Tendre issue de la Clélie de Madeleine de Scudéry 12 . Comme l’œuvre scudérienne le met en évidence, l’éthique d’amour galante se base sur une conception d’amour tripartite au sein de laquelle l’amour éprouvé pour l’amant(e) est encadré par deux autres formes d’amour, à savoir les amours que l’on porte au souverain et à Dieu 13 . En outre, il importe que les diverses tentatives propres aux œuvres de Scudéry et de ses successeurs de définir un Fautes donjuanesques, remontrances galantes 39 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 comportement galant impliquent toujours la possibilité d’une perversion de celui-ci : « l’attache qu’on a à courtiser les Dames […] se prend en bonne & en mauvaise part 14 ». Par conséquent, le galant homme se voit confronté à son singe, à l’ homme galant , au faux et mauvais galant qui mine toutes les qualités morales propres à la bonne galanterie 15 . C’est sur le fond de cette sémantique historique de la galanterie que je me propose de regarder de plus près, dans ce qui suit, les fautes commises par le Don Juan de Molière ainsi que les confrontations entre ce personnage et les divers représentants de la société de cour telles qu’elles déterminent l’action du Festin du Pierre 16 . Les remontrances faites à Don Juan dans divers contextes - et voici la thèse de l’étude présente - se révèlent être des tentatives de (ré-)intégrer ce personnage dans une société d’hommes de bien toute galante. Don Juan s’y refusant catégoriquement en tant que véritable homme galant, ces tentatives sont vouées à l’échec. La discussion de cette thèse se divisera en quatre parties. Je commencerai (1) par le double portrait de Don Juan fait au début de la pièce par son valet Sganarelle et par lui-même. Je passerai (2) au rôle du père Don Louis, précisant la conception tripartite de l’amour galant telle qu’elle se manifeste dans cette comédie, puis (3) à la maîtresse de Don Juan, Elvire, et aux frères de celleci, exposant comment ces trois personnages se révèlent être des représentants emblématiques de la société de cour contemporaine. En guise de conclusion (4), je me dédierai aux fameuses rencontres entre Don Juan et la statue du Commandeur, réfléchissant sur les possibles implications « galantes » reléguées à l’arrière-plan des effets théâtraux spectaculaires. 40 Hendrik Schlieper arts et l’amour galant. À propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry-», in-: Littératures Classiques 69 (2009), p.-51-63, ici p.-60 sq. 14 Furetière, Dictionnaire universel , s.v. G A L A N T . 15 Cf. Viala, La France galante , p.-31-39, qui met l’accent sur le changement sémantique dû à l’antéposition et à la postposition de l’adjectif ‘galant’. À l’exemple des comédiesballets, l’étude de Marie-Claude Canova-Green, «-Ces gens-là se trémoussent bien…-». Ébats et débats dans la comédie-ballet de Molière , Tübingen, Narr, 2007, a déjà exposé la valeur heuristique de la différenciation historique entre la « bonne » et la « mauvaise part » de la galanterie pour le théâtre de Molière, voir chap. 8 (« Vraie ou fausse galanterie ? -»). 16 D’où la structure sérielle de la pièce mise en relief par Jean de Guardia, « Pour une poétique classique de Dom Juan . Nouvelles observations sur la comédie du Festin de Pierre -», in-: Dix-septième siècle 232 (2006), p.-487-497, ici p.-491. 1. Hors du Tendre : Don Juan Le Festin de Pierre s’ouvre par une tirade de Sganarelle, valet de Don Juan faisant ici le philosophe, sur le tabac, tirade qui se révèle être une parodie brillante d’un discours philosophique 17 . C’est déjà dans cette tirade introductoire que l’attention est attirée sur l’honnêteté (« il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens », « on apprend avec lui à demeurer l’honnête homme », I, 1, p. 849), l’honneur et la vertu (« le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu », ibid .), bref sur les qualités morales que les traités de comportement contemporains considèrent comme idéales pour la société de cour 18 . Il en résulte que la divergence de Don Juan par rapport à ces qualités se profile d’autant plus dans l’« ébauche du personnage » (p. 851) que Sganarelle présente à son vis-à-vis, Gusman, le valet d’Elvire. Au cours d’une vitupération de son valet, Don Juan est placé hors du monde humain (« un chien », « [une] véritable bête brute », « un porceau d’Épicure »), occidental (« un Turc », « [un] vrai Sardanapale ») et chrétien (« le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, […] un hérétique, qui ne croit ni Ciel ni Saint, ni Dieu, ni loupgarou-», p.-850). Les fautes de Don Juan qui « ferme l’oreille à toutes les remontrances […] qu’on lui peut faire » (p. 850 sq.) concernent tout d’abord la relation à l’autre sexe et surtout le mariage. Aussi les « remontrances » qu’on lui fait se révèlentelles être des rémontrances à la fois « Chrétiennes » (c’est ainsi que l’édition d’Amsterdam les précise, p. 851) et galantes . Sganarelle qualifie Don Juan d’« épouseur à toutes mains » séduisant n’importe qui : « Dame, Damoiselle, Bourgeoise, Paysanne » ( ibid. ). Cela signifie que son maître ne montre aucun respect pour le mariage en tant qu’institution chrétienne ; en même temps, Don Juan - déjà caractérisé comme membre de la noblesse par son titre qui dérive du latin dominus ‘seigneur’ 19 - passe outre la hiérarchie et la distinction sociales des classes. Dans la version française du texte de 1682, Sganarelle, pour compléter ce premier portrait du protagoniste, se sert d’un oxymore qui en dit long - Fautes donjuanesques, remontrances galantes 41 17 Toutes les citations du Festin de Pierre seront tirées de OC , t. 2, p.-845-902, et indiquées entre parenthèses dans le corps du texte. 18 Voir à ce propos les articles réunis dans Marcella Leopizzi (éd.), L’ honnêteté au Grand Siècle : belles manières et belles lettres , Tübingen, Narr, 2020, surtout la préface de l’éditrice (« L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables », p. 9-19), celui de Giovanni Dotoli (« Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie. L’équilibre du pouvoir », p. 81-95) et tous ceux réunis sous la troisième section (« L’idéal de l’honnête homme et de l’honnête femme : territoires et frontières de la prescription et des usages-», p.-123 sqq.) 19 Voir aussi la référence de Gusman à Don Juan en tant qu’« homme de qualité » (p. 850). Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 comportement galant impliquent toujours la possibilité d’une perversion de celui-ci : « l’attache qu’on a à courtiser les Dames […] se prend en bonne & en mauvaise part 14 ». Par conséquent, le galant homme se voit confronté à son singe, à l’ homme galant , au faux et mauvais galant qui mine toutes les qualités morales propres à la bonne galanterie 15 . C’est sur le fond de cette sémantique historique de la galanterie que je me propose de regarder de plus près, dans ce qui suit, les fautes commises par le Don Juan de Molière ainsi que les confrontations entre ce personnage et les divers représentants de la société de cour telles qu’elles déterminent l’action du Festin du Pierre 16 . Les remontrances faites à Don Juan dans divers contextes - et voici la thèse de l’étude présente - se révèlent être des tentatives de (ré-)intégrer ce personnage dans une société d’hommes de bien toute galante. Don Juan s’y refusant catégoriquement en tant que véritable homme galant, ces tentatives sont vouées à l’échec. La discussion de cette thèse se divisera en quatre parties. Je commencerai (1) par le double portrait de Don Juan fait au début de la pièce par son valet Sganarelle et par lui-même. Je passerai (2) au rôle du père Don Louis, précisant la conception tripartite de l’amour galant telle qu’elle se manifeste dans cette comédie, puis (3) à la maîtresse de Don Juan, Elvire, et aux frères de celleci, exposant comment ces trois personnages se révèlent être des représentants emblématiques de la société de cour contemporaine. En guise de conclusion (4), je me dédierai aux fameuses rencontres entre Don Juan et la statue du Commandeur, réfléchissant sur les possibles implications « galantes » reléguées à l’arrière-plan des effets théâtraux spectaculaires. 40 Hendrik Schlieper arts et l’amour galant. À propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry-», in-: Littératures Classiques 69 (2009), p.-51-63, ici p.-60 sq. 14 Furetière, Dictionnaire universel , s.v. G A L A N T . 15 Cf. Viala, La France galante , p.-31-39, qui met l’accent sur le changement sémantique dû à l’antéposition et à la postposition de l’adjectif ‘galant’. À l’exemple des comédiesballets, l’étude de Marie-Claude Canova-Green, «-Ces gens-là se trémoussent bien…-». Ébats et débats dans la comédie-ballet de Molière , Tübingen, Narr, 2007, a déjà exposé la valeur heuristique de la différenciation historique entre la « bonne » et la « mauvaise part » de la galanterie pour le théâtre de Molière, voir chap. 8 (« Vraie ou fausse galanterie ? -»). 16 D’où la structure sérielle de la pièce mise en relief par Jean de Guardia, « Pour une poétique classique de Dom Juan . Nouvelles observations sur la comédie du Festin de Pierre -», in-: Dix-septième siècle 232 (2006), p.-487-497, ici p.-491. 1. Hors du Tendre : Don Juan Le Festin de Pierre s’ouvre par une tirade de Sganarelle, valet de Don Juan faisant ici le philosophe, sur le tabac, tirade qui se révèle être une parodie brillante d’un discours philosophique 17 . C’est déjà dans cette tirade introductoire que l’attention est attirée sur l’honnêteté (« il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens », « on apprend avec lui à demeurer l’honnête homme », I, 1, p. 849), l’honneur et la vertu (« le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu », ibid .), bref sur les qualités morales que les traités de comportement contemporains considèrent comme idéales pour la société de cour 18 . Il en résulte que la divergence de Don Juan par rapport à ces qualités se profile d’autant plus dans l’« ébauche du personnage » (p. 851) que Sganarelle présente à son vis-à-vis, Gusman, le valet d’Elvire. Au cours d’une vitupération de son valet, Don Juan est placé hors du monde humain (« un chien », « [une] véritable bête brute », « un porceau d’Épicure »), occidental (« un Turc », « [un] vrai Sardanapale ») et chrétien (« le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, […] un hérétique, qui ne croit ni Ciel ni Saint, ni Dieu, ni loupgarou-», p.-850). Les fautes de Don Juan qui « ferme l’oreille à toutes les remontrances […] qu’on lui peut faire » (p. 850 sq.) concernent tout d’abord la relation à l’autre sexe et surtout le mariage. Aussi les « remontrances » qu’on lui fait se révèlentelles être des rémontrances à la fois « Chrétiennes » (c’est ainsi que l’édition d’Amsterdam les précise, p. 851) et galantes . Sganarelle qualifie Don Juan d’« épouseur à toutes mains » séduisant n’importe qui : « Dame, Damoiselle, Bourgeoise, Paysanne » ( ibid. ). Cela signifie que son maître ne montre aucun respect pour le mariage en tant qu’institution chrétienne ; en même temps, Don Juan - déjà caractérisé comme membre de la noblesse par son titre qui dérive du latin dominus ‘seigneur’ 19 - passe outre la hiérarchie et la distinction sociales des classes. Dans la version française du texte de 1682, Sganarelle, pour compléter ce premier portrait du protagoniste, se sert d’un oxymore qui en dit long - Fautes donjuanesques, remontrances galantes 41 17 Toutes les citations du Festin de Pierre seront tirées de OC , t. 2, p.-845-902, et indiquées entre parenthèses dans le corps du texte. 18 Voir à ce propos les articles réunis dans Marcella Leopizzi (éd.), L’ honnêteté au Grand Siècle : belles manières et belles lettres , Tübingen, Narr, 2020, surtout la préface de l’éditrice (« L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables », p. 9-19), celui de Giovanni Dotoli (« Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie. L’équilibre du pouvoir », p. 81-95) et tous ceux réunis sous la troisième section (« L’idéal de l’honnête homme et de l’honnête femme : territoires et frontières de la prescription et des usages-», p.-123 sqq.) 19 Voir aussi la référence de Gusman à Don Juan en tant qu’« homme de qualité » (p. 850). Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 20 « Notice » dans OC , t. 2, p. 1638, je souligne. Voir à ce propos aussi l’étude de Stephen V. Dock, « The Petit Marquis, the Jeune Blondin, and the Monarch. Issues in Appropriate Costuming for Molière’s Dom Juan », in : Theatre Survey 30/ 1-2 (1989), p. 1-33. L’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie française rapproche le type du petit marquis explicitement du théâtre de Molière : au sens figuré et ironique, le petit marquis est un « homme affecté, maniéré. Les petits marquis du théâtre de Molière » (s.v. M A R Q U I S ). En outre, on pourra dire que ce type du petit marquis anticipe celui du petit-maître propre au XVIII e siècle « qui se faisait remarquer par une élégance affectée, des manières coquettes, prétentieuses-» ( Dictionnaire de l’Académie française , éd. actuelle, s.v. P E T I T - M A Î T R E , P E T I T E - M A Î T R E S S E ). 21 Cette idée est développée en détail dans l’étude de référence d’Antony McKenna, Molière. Dramaturge libertin , Paris, Honoré Champion, 2005, chap. IV (« Dom Juan, le faux libertin »). Pour une vue d’ensemble, voir aussi la « Notice » dans OC , t. 2, p.-1637-1641. 22 Pour la réactualisation galante de l’œuvre d’Ovide (et surtout des Amores , de l’ Ars amatoria et des Remedia Amoris ), voir l’étude de Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVII e siècle , Paris, Honoré Champion, 2008, surtout p. 307 sqq. à propos de la « galanterie ovidienne ». En ce qui concerne le rôle d’Honoré d’Urfé pour la comédie ici en question, on s’aperçoit de la proximité entre le Don Juan inconstant de Molière et le berger Hylas de L’Astrée -; voir à ce propos aussi Viala, La France galante , p.-73, et la «-Notice-» dans OC , t. 2, p.-1634. « un grand Seigneur méchant homme est une terrible chose » (var. p. 1651) -, insistant ainsi sur le décalage entre les exigences morales liées au statut social de Don Juan et le comportement inouï de celui-ci. L’apparition de Don Juan dans la deuxième scène du premier acte permet de préciser ce portrait. Sganarelle, dissimulant la teneur critique de sa réplique, se moque de l’apparence extérieure de son maître. C’est donc seulement à première vue que la « perruque blonde, et bien frisée », les « plumes à [son] chapeau », son « habit bien doré » et les « rubans couleur de feu » (I, 2, p. 854 sq.) de Don Juan démontrent l’appartenance de celui-ci à la noblesse ; vu de près, le Don Juan moliéresque se révèle « un petit marquis obsédé par les convenances vestimentaires 20 ». En même temps, Don Juan confirme son portrait d’« épou‐ seur à toutes mains ». Les louanges qu’il chante de l’inconstance amoureuse - « la constance n’est bonne que pour des ridicules » (p. 852), « tout le plaisir de l’amour est dans le changement » (p. 853), voilà ses convictions - le caractérisent en effet comme un de ces « petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi » (p. 854) dont le comportement s’avère être un simple mimétisme du libertinage au sens strict du mot 21 . En outre, ces louanges de l’inconstance amoureuse le placent (en tant qu’exemple dissuasif) dans une tradition littéraire dans laquelle se démarquent Ovide et Honoré d’Urfé, deux auteurs particulièrement appréciés par les auteurs galants français 22 . 42 Hendrik Schlieper 23 Michael Spingler, «-The Actor and the Statue: Space, Time, and Court Performance in Molière’s Dom Juan », in : Comparative Drama 25/ 4 (1991/ 1992), p. 351-368, ici p.-361. 24 Je me réfère ici à l’étude-clé de Peter Burke, Louis XIV. Les stratégies de la gloire , Paris, Seuil, 1995, initialement publiée en 1992 sous le titre The Fabrication of Louis XIV . Voir à ce propos aussi Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle », p. 168, qui rapproche la référence de Don Juan à Alexandre explicitement du Ballet royal de la naissance de Vénus de Benserade et Lully, représenté en janvier 1665 et donc Sur ce fond, il est tout à fait remarquable que Don Juan évoque un amour véritablement galant quand il parle du nouvel objet de son désir. Il s’agit d’un couple de fiancés qui s’aiment d’une « tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs » (p. 855), c’est-à-dire d’un amour réciproque et tendre tel que la galanterie le comprend comme idéal. De ce couple, Don Juan veut enlever la fille ; il s’agit de la paysanne Charlotte qui apparaîtra sur scène au début du prochain acte. Ainsi le comportement du Don Juan moliéresque se révèle-t-il une perversion de l’éthique d’amour galante visualisée sur la Carte du Tendre . Cela se manifeste, tout d’abord, dans un vocabulaire de mouvement associé à Don Juan, semblable à celui de la Carte . « On goûte une douceur extrême », fait-il comprendre à son valet, « […] à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, […] à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, […] et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir » (p. 853). Évidemment, alors que les partenaires galants se rencontrent d’égal à égal, le protagoniste de Molière reste determiné par l’idée d’une relation fortement asymétrique entre les sexes. Parlant du triomphe sur « la résistance d’une belle personne-», il continue en expliquant-: j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits ; il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens porté à aimer toute la terre, et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il n’y eût d’autres mondes pour y pouvoir éteindre mes conquêtes amoureuses (ibid.). Dans la mesure où il se range parmi les « colonists, explorers, traders, and adventurers of the times », 23 Don Juan se déplace ‘hors du Tendre’, et plus précisément vers les «-Terres Inconnues-», la «-Mer dangereuse-» et la «-Mer d’Inimitié-» qui marquent la périphérie de la Carte du Tendre . À cela s’ajoute que la référence à Alexandre est une provocation considérable du pouvoir souverain, étant donné que Don Juan ose se placer sur un pied d’égalité avec une figure-clé des «-stratégies de la gloire-» et de la «-fabrication-» de Louis XIV-Roi Soleil 24 . Fautes donjuanesques, remontrances galantes 43 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 20 « Notice » dans OC , t. 2, p. 1638, je souligne. Voir à ce propos aussi l’étude de Stephen V. Dock, « The Petit Marquis, the Jeune Blondin, and the Monarch. Issues in Appropriate Costuming for Molière’s Dom Juan », in : Theatre Survey 30/ 1-2 (1989), p. 1-33. L’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie française rapproche le type du petit marquis explicitement du théâtre de Molière : au sens figuré et ironique, le petit marquis est un « homme affecté, maniéré. Les petits marquis du théâtre de Molière » (s.v. M A R Q U I S ). En outre, on pourra dire que ce type du petit marquis anticipe celui du petit-maître propre au XVIII e siècle « qui se faisait remarquer par une élégance affectée, des manières coquettes, prétentieuses-» ( Dictionnaire de l’Académie française , éd. actuelle, s.v. P E T I T - M A Î T R E , P E T I T E - M A Î T R E S S E ). 21 Cette idée est développée en détail dans l’étude de référence d’Antony McKenna, Molière. Dramaturge libertin , Paris, Honoré Champion, 2005, chap. IV (« Dom Juan, le faux libertin »). Pour une vue d’ensemble, voir aussi la « Notice » dans OC , t. 2, p.-1637-1641. 22 Pour la réactualisation galante de l’œuvre d’Ovide (et surtout des Amores , de l’ Ars amatoria et des Remedia Amoris ), voir l’étude de Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVII e siècle , Paris, Honoré Champion, 2008, surtout p. 307 sqq. à propos de la « galanterie ovidienne ». En ce qui concerne le rôle d’Honoré d’Urfé pour la comédie ici en question, on s’aperçoit de la proximité entre le Don Juan inconstant de Molière et le berger Hylas de L’Astrée -; voir à ce propos aussi Viala, La France galante , p.-73, et la «-Notice-» dans OC , t. 2, p.-1634. « un grand Seigneur méchant homme est une terrible chose » (var. p. 1651) -, insistant ainsi sur le décalage entre les exigences morales liées au statut social de Don Juan et le comportement inouï de celui-ci. L’apparition de Don Juan dans la deuxième scène du premier acte permet de préciser ce portrait. Sganarelle, dissimulant la teneur critique de sa réplique, se moque de l’apparence extérieure de son maître. C’est donc seulement à première vue que la « perruque blonde, et bien frisée », les « plumes à [son] chapeau », son « habit bien doré » et les « rubans couleur de feu » (I, 2, p. 854 sq.) de Don Juan démontrent l’appartenance de celui-ci à la noblesse ; vu de près, le Don Juan moliéresque se révèle « un petit marquis obsédé par les convenances vestimentaires 20 ». En même temps, Don Juan confirme son portrait d’« épou‐ seur à toutes mains ». Les louanges qu’il chante de l’inconstance amoureuse - « la constance n’est bonne que pour des ridicules » (p. 852), « tout le plaisir de l’amour est dans le changement » (p. 853), voilà ses convictions - le caractérisent en effet comme un de ces « petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi » (p. 854) dont le comportement s’avère être un simple mimétisme du libertinage au sens strict du mot 21 . En outre, ces louanges de l’inconstance amoureuse le placent (en tant qu’exemple dissuasif) dans une tradition littéraire dans laquelle se démarquent Ovide et Honoré d’Urfé, deux auteurs particulièrement appréciés par les auteurs galants français 22 . 42 Hendrik Schlieper 23 Michael Spingler, «-The Actor and the Statue: Space, Time, and Court Performance in Molière’s Dom Juan », in : Comparative Drama 25/ 4 (1991/ 1992), p. 351-368, ici p.-361. 24 Je me réfère ici à l’étude-clé de Peter Burke, Louis XIV. Les stratégies de la gloire , Paris, Seuil, 1995, initialement publiée en 1992 sous le titre The Fabrication of Louis XIV . Voir à ce propos aussi Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle », p. 168, qui rapproche la référence de Don Juan à Alexandre explicitement du Ballet royal de la naissance de Vénus de Benserade et Lully, représenté en janvier 1665 et donc Sur ce fond, il est tout à fait remarquable que Don Juan évoque un amour véritablement galant quand il parle du nouvel objet de son désir. Il s’agit d’un couple de fiancés qui s’aiment d’une « tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs » (p. 855), c’est-à-dire d’un amour réciproque et tendre tel que la galanterie le comprend comme idéal. De ce couple, Don Juan veut enlever la fille ; il s’agit de la paysanne Charlotte qui apparaîtra sur scène au début du prochain acte. Ainsi le comportement du Don Juan moliéresque se révèle-t-il une perversion de l’éthique d’amour galante visualisée sur la Carte du Tendre . Cela se manifeste, tout d’abord, dans un vocabulaire de mouvement associé à Don Juan, semblable à celui de la Carte . « On goûte une douceur extrême », fait-il comprendre à son valet, « […] à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, […] à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, […] et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir » (p. 853). Évidemment, alors que les partenaires galants se rencontrent d’égal à égal, le protagoniste de Molière reste determiné par l’idée d’une relation fortement asymétrique entre les sexes. Parlant du triomphe sur « la résistance d’une belle personne-», il continue en expliquant-: j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits ; il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens porté à aimer toute la terre, et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il n’y eût d’autres mondes pour y pouvoir éteindre mes conquêtes amoureuses (ibid.). Dans la mesure où il se range parmi les « colonists, explorers, traders, and adventurers of the times », 23 Don Juan se déplace ‘hors du Tendre’, et plus précisément vers les «-Terres Inconnues-», la «-Mer dangereuse-» et la «-Mer d’Inimitié-» qui marquent la périphérie de la Carte du Tendre . À cela s’ajoute que la référence à Alexandre est une provocation considérable du pouvoir souverain, étant donné que Don Juan ose se placer sur un pied d’égalité avec une figure-clé des «-stratégies de la gloire-» et de la «-fabrication-» de Louis XIV-Roi Soleil 24 . Fautes donjuanesques, remontrances galantes 43 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 immédiatement avant Le Festin de Pierre moliéresque, dont le rôle d’Alexandre est incarné par Louis XIV. 25 Cf. aussi l’importance accordée au rôle de Don Louis dans l’étude d’Anne Ubersfeld, « Dom Juan et le noble vieillard », in : Europe 441/ 442 (1966), p. 59-67, repr. dans Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, op. cit. , p.-25-30. Bien entendu, tout cela n’exclut pas que Don Juan - séducteur et transgres‐ seur à la fois - exerce une fascination considérable sur autrui et sur son public. Il s’impose de prendre en considération que cette fascination dépend notamment de l’habileté rhétorique et de l’éloquence de ce personnage. Ce n’est pas par hasard que Sganarelle apporte le commentaire « vous parlez tout comme un livre » (p. 853) à la tirade de Don Juan sur l’inconstance amoureuse. Sur la base d’un tel intellect, Don Juan réussit même à confronter les représentants de la société de cour avec leur double morale. Au cinquième acte de la pièce, s’apprêtant à défendre son comportement hypocrite, il explique à son valet-: Il y a tant d’autres comme moi qui se mêlent de ce métier , et qui se servent du même masque pour abuser le monde. […] l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices passent pour vertus, le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages, […] (V, 2, p.-896 sq., je souligne). C’est ainsi que le Don Juan de Molière se révèle être non seulement un homme galant, mais aussi - comme les termes mis en italiques l’indiquent - un véritable acteur faisant l’« homme de bien » à qui la société de cour réserve la scène parfaite. 2. «-[L]a tendresse d’un père-»-: Don Louis Le quatrième acte du Festin de Pierre prend une tournure sous forme de l’apparition sur scène de Don Louis, père de Don Juan reprochant à son fils ses « déportements » (IV, 4, p. 889). La fonction dramaturgique de ce personnage s’explique dans la mesure où il évoque les institutions essentielles à la construction identitaire de la société de cour 25 . Concrètement, il fait allusion à la conception tripartite de l’amour galant-: 1. À plusieurs reprises, Don Louis se réfère à l’autorité divine - et donc à l’impératif de l’amour sacré - dans l’intention de faire voir à son fils la portée de ses fautes : « ce fils », se plaint-il en s’adressant directement à Don Juan, « que j’obtiens en fatiguant le Ciel de vœux , est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation » ( ibid ., je 44 Hendrik Schlieper 26 J’utilise ce terme dans le sens de la curialisation décrite par Norbert Elias dans La société de cour , Paris, Flammarion, 1985. L’original allemand de cette étude est publié en 1969 sous le titre Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie -; voir aussi l’édition critique préparée par Claudia Opitz, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp, 2002. 27 Voir à ce propos la définition du gentilhomme que donne le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 : « G E N T I L H O M M E […] Noble de race. […] C’est celuy qui se met à la suite d’un Prince ou d’un Grand. » Si l’on considère les observations de Christian Biet sur le ‘lieu’ du genre ( gender ) dans le théâtre de Molière, il s’agira même d’une véritable leçon de virilité que Don Louis y donne à son fils : « […] celui qui prend la posture de l’homme viril-trop-viril-» - celle de Don Juan, évidemment - «-n’est que feinte, chimère, angoisse et erreur, tandis que ceux qui aiment à être galants, ou ceux qui font commerce, sont les véritables maris et les merveilleux pères-» («-Équivocité des genres et expérience théâtrale-», in-: Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (éd.), Histoire de la virilité , t. 1 : L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières , Paris, Seuil, 2011, p.-323-361, ici p.-339). souligne). Le ton menaçant de sa tirade - « je saurai plus tôt que tu ne penses mettre cette borne à tes dérèglements, prevenir sur toi le courroux du Ciel -» (p. 890, je souligne), par exemple - ne laisse aucun doute ni sur l’autorité ni sur les convictions religieuses de ce personnage. 2. De façon encore plus explicite, Don Louis rappelle Don Juan à l’amour souverain. À ses yeux, « cette suite continue de méchantes affaires » dont Don Juan est responsable « nous [réduit] à toute heure à lasser la bonté du Souverain » ainsi qu’elles «-ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services, et le crédit de mes amis-» (p. 889). Évidemment, nous avons là l’autoportrait d’un représentant d’une noblesse ‘curialisée 26 ’ qui s’est mise - et soumise - au service du Roi et aux règles du jeu de la Cour. Bien entendu, cela n’exclut pas que Don Louis se montre tout conscient de l’éthos de leur «-sang noble-» auquel on doit satisfaire perpétuellement. C’est pourquoi il pose les questions (rhétoriques) suivantes à son fils-: «-qu’avez vous fait dans le monde pour être Gentilhomme-? croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble, lorsque nous vivons infâmes » ? (p. 889) pour y répondre « non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas » ( ibid .). Tous les principes constitutifs de la noblesse s’y trouvent évoqués - le devoir généalogique dont s’accompagnent le « nom » et le « sang », la réputation communément liée au pouvoir combattif («-les armes-») et à la «-gloire-» - aussi bien que la vision du « Gentilhomme » en tant qu’incarnation idéale de ces principes 27 . C’est sur ce fond qu’on peut lire l’équation faite entre « naissance » et « vertu » (à laquelle s’ajoute le « mérite » mentionné auparavant). Selon l’auto-compréhension nobiliaire de cette époque, le mérite et la vertu sont intrinsèquement liés à la naissance noble. Néanmoins, l’exemple dissuasif de son fils démontre également qu’une Fautes donjuanesques, remontrances galantes 45 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 immédiatement avant Le Festin de Pierre moliéresque, dont le rôle d’Alexandre est incarné par Louis XIV. 25 Cf. aussi l’importance accordée au rôle de Don Louis dans l’étude d’Anne Ubersfeld, « Dom Juan et le noble vieillard », in : Europe 441/ 442 (1966), p. 59-67, repr. dans Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, op. cit. , p.-25-30. Bien entendu, tout cela n’exclut pas que Don Juan - séducteur et transgres‐ seur à la fois - exerce une fascination considérable sur autrui et sur son public. Il s’impose de prendre en considération que cette fascination dépend notamment de l’habileté rhétorique et de l’éloquence de ce personnage. Ce n’est pas par hasard que Sganarelle apporte le commentaire « vous parlez tout comme un livre » (p. 853) à la tirade de Don Juan sur l’inconstance amoureuse. Sur la base d’un tel intellect, Don Juan réussit même à confronter les représentants de la société de cour avec leur double morale. Au cinquième acte de la pièce, s’apprêtant à défendre son comportement hypocrite, il explique à son valet-: Il y a tant d’autres comme moi qui se mêlent de ce métier , et qui se servent du même masque pour abuser le monde. […] l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices passent pour vertus, le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages, […] (V, 2, p.-896 sq., je souligne). C’est ainsi que le Don Juan de Molière se révèle être non seulement un homme galant, mais aussi - comme les termes mis en italiques l’indiquent - un véritable acteur faisant l’« homme de bien » à qui la société de cour réserve la scène parfaite. 2. «-[L]a tendresse d’un père-»-: Don Louis Le quatrième acte du Festin de Pierre prend une tournure sous forme de l’apparition sur scène de Don Louis, père de Don Juan reprochant à son fils ses « déportements » (IV, 4, p. 889). La fonction dramaturgique de ce personnage s’explique dans la mesure où il évoque les institutions essentielles à la construction identitaire de la société de cour 25 . Concrètement, il fait allusion à la conception tripartite de l’amour galant-: 1. À plusieurs reprises, Don Louis se réfère à l’autorité divine - et donc à l’impératif de l’amour sacré - dans l’intention de faire voir à son fils la portée de ses fautes : « ce fils », se plaint-il en s’adressant directement à Don Juan, « que j’obtiens en fatiguant le Ciel de vœux , est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation » ( ibid ., je 44 Hendrik Schlieper 26 J’utilise ce terme dans le sens de la curialisation décrite par Norbert Elias dans La société de cour , Paris, Flammarion, 1985. L’original allemand de cette étude est publié en 1969 sous le titre Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie -; voir aussi l’édition critique préparée par Claudia Opitz, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp, 2002. 27 Voir à ce propos la définition du gentilhomme que donne le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 : « G E N T I L H O M M E […] Noble de race. […] C’est celuy qui se met à la suite d’un Prince ou d’un Grand. » Si l’on considère les observations de Christian Biet sur le ‘lieu’ du genre ( gender ) dans le théâtre de Molière, il s’agira même d’une véritable leçon de virilité que Don Louis y donne à son fils : « […] celui qui prend la posture de l’homme viril-trop-viril-» - celle de Don Juan, évidemment - «-n’est que feinte, chimère, angoisse et erreur, tandis que ceux qui aiment à être galants, ou ceux qui font commerce, sont les véritables maris et les merveilleux pères-» («-Équivocité des genres et expérience théâtrale-», in-: Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (éd.), Histoire de la virilité , t. 1 : L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières , Paris, Seuil, 2011, p.-323-361, ici p.-339). souligne). Le ton menaçant de sa tirade - « je saurai plus tôt que tu ne penses mettre cette borne à tes dérèglements, prevenir sur toi le courroux du Ciel -» (p. 890, je souligne), par exemple - ne laisse aucun doute ni sur l’autorité ni sur les convictions religieuses de ce personnage. 2. De façon encore plus explicite, Don Louis rappelle Don Juan à l’amour souverain. À ses yeux, « cette suite continue de méchantes affaires » dont Don Juan est responsable « nous [réduit] à toute heure à lasser la bonté du Souverain » ainsi qu’elles «-ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services, et le crédit de mes amis-» (p. 889). Évidemment, nous avons là l’autoportrait d’un représentant d’une noblesse ‘curialisée 26 ’ qui s’est mise - et soumise - au service du Roi et aux règles du jeu de la Cour. Bien entendu, cela n’exclut pas que Don Louis se montre tout conscient de l’éthos de leur «-sang noble-» auquel on doit satisfaire perpétuellement. C’est pourquoi il pose les questions (rhétoriques) suivantes à son fils-: «-qu’avez vous fait dans le monde pour être Gentilhomme-? croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble, lorsque nous vivons infâmes » ? (p. 889) pour y répondre « non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas » ( ibid .). Tous les principes constitutifs de la noblesse s’y trouvent évoqués - le devoir généalogique dont s’accompagnent le « nom » et le « sang », la réputation communément liée au pouvoir combattif («-les armes-») et à la «-gloire-» - aussi bien que la vision du « Gentilhomme » en tant qu’incarnation idéale de ces principes 27 . C’est sur ce fond qu’on peut lire l’équation faite entre « naissance » et « vertu » (à laquelle s’ajoute le « mérite » mentionné auparavant). Selon l’auto-compréhension nobiliaire de cette époque, le mérite et la vertu sont intrinsèquement liés à la naissance noble. Néanmoins, l’exemple dissuasif de son fils démontre également qu’une Fautes donjuanesques, remontrances galantes 45 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 28 Cf. à ce propos Ellery Schalk, L’épée et le sang. Une histoire de noblesse (vers 1500-vers 1650) , Seyssel, Champ Vallon, 1996, chap. II (« La profession de la vertu ») et VI (« Le divorce entre noblesse et vertu (1589-1650) »), et, pour une vue d’ensemble, Frédérique Leferme-Falguières, « La noblesse de cour aux XVII e et XVIII e siècles. De la définition à l’autoreprésentation d’une élite-», in-: Hypothèses 1/ 4 (2001), p.-87-98, ici p.-98. 29 Sur ce point, je me permets de renvoyer, en guise d’exemple, à mon article « Tragische tendresse : Racines Andromaque », in : Jörn Steigerwald, Burkhard Meyer-Sickendiek (éd.), Das Theater der Zärtlichkeit. Affektkultur und Inszenierungsstrategien in Tragödie und Komödie des vorbürgerlichen Zeitalters (1630-1760) , Wiesbaden, Harrassowitz, 2020, p.-39-56. 30 Pour une contextualisation historique de la tendresse paternelle, voir les études de Maurice Daumas, Le Mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime , Paris, Colin, 2004, p. 161, qui fait ressortir comment, au tournant du XVI e au XVII e siècle, la « compréhension », la « bienveillance » et la « douceur » s’ajoutent à l’autorité conventionnelle du père, et de Jörn Steigerwald, « Die Zivilisierung der Liebe: Zu Honoré d’Urfés Astrée », in : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 44/ 1-2 (2020), p.-35-60, surtout la quatrième partie pour le rôle du ‘père tendre’. dissociation de ces principes (au détriment de la naissance et en faveur du mérite) est sur le point de s’imposer 28 . 3. Enfin, c’est à l’exemple de Don Louis que l’on peut observer comment l’amour galant des partenaires, défini au cours des années 1650, se développe aux environs temporels directs de la comédie ici en question, à tel point qu’il est projeté sur le mariage et les relations familiales. Chez Molière - aussi bien que chez son contemporain Racine 29 - l’amour galant se superpose à la conception pré-galante de la tendresse telle qu’elle s’est formée pendant la première moitié du siècle et notamment dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé. C’est ainsi que s’explique la référence explicite de Don Louis à sa « tendresse paternelle »: « je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme », déclare-t-il d’un ton résigné, « mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions » (p. 890) 30 . La raison qui s’exprime à travers ces paroles du père est mise en lumière par Sganarelle. Don Louis une fois sorti, le valet prétexte qu’il cherche l’accord de Don Juan, même si l’ironie de sa réplique est apparente : « at-on jamais rien vu de plus impertinent ? un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance , de mener une vie d’honnête homme , et cent autres sottises de pareille nature » (IV, 5, p. 890, je souligne). Nous avons là l’exhortation faite à Don Juan à changer son comportement, à laquelle l’éthos noble de son père sert visiblement de modèle. De surcroît, cette réplique laisse supposer que Sganarelle, lui aussi, fait référence à L’Astrée dans la mesure où les actions de ‘se ressouvenir’ et de ‘repasser par 46 Hendrik Schlieper 31 Voir à ce propos l’étude de Kirsten Dickhaut, « Repasser par la mémoire - Zur kul‐ turhistorischen Figuration der politesse in Honoré d’Urfés Astrée », in : ead., Stephanie Wodianka (éd.), Geschichte - Erinnerung - Ästhetik. Akten des Festkolloquiums zum 65. Geburtstags von Dietmar Rieger , Tübingen, Narr, 2010, p.-195-211. 32 L’édition de Paris de 1682 y ajoute la didascalie explicite « D. Juan faisant l’hypocrite -» (var. p.-1664). la mémoire’ - dans un sens justement moral - se chevauchent sémantiquement dans le roman d’urféen 31 . Le public ‘raisonnable’, tombé d’accord avec l’éthos de Don Louis, se voit bouleversé encore une fois lors de la deuxième apparition de celui-ci au début du cinquième acte. Don Juan devance une nouvelle remontrance de la part de son père en feignant d’avoir accompli une « conversion » (V, 1, p. 895), et cela au plein sens chrétien du mot. Les paroles qu’il adresse à son père s’avèrent être un mimétisme parfait de la diction religieuse de celui-ci-: je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux de tout le monde un soudain changement de vie, réparer le scandale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obtenir du Ciel une pleine rémission ( ibid .). Pour mettre le comble à cette hypocrisie 32 , il prie son père de « faire choix d’une personne qui me serve de guide-» ( ibid .), c’est-à-dire de lui chercher un propre directeur de conscience. La réaction du père en dit long (et la comédie touche là visiblement au tragique) : Don Louis se laisse tromper par son fils et lui pardonne à l’instant, et cela dans une double fonction. Ravi, soulagé et en jetant « des larmes de joie » ( ibid. ), il déclare à Don Juan : « Ah mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée, et que les offenses d’un fils s’évanouissent vite au moindre mot de repentir-! -» ( ibid .). Ce faisant, il agit en chrétien croyant, profondément convaincu des principes chrétiens du repentir et de la rémission, mais aussi en père galant dont la tendresse fait preuve de la revalorisation fondamentale des émotions au sein des relations familiales. Le fait que la mère de Don Juan est inclue dans cette joie face au changement présumé du fils - « pour moi je m’en vais tout de ce pas porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports de ravissement où je suis » (p. 896), dit Don Louis en sortant de la scène - va aussi dans cette direction. Une telle revalorisation des émotions familiales liée au personnage de Don Louis, répétons-le, est favorisée Fautes donjuanesques, remontrances galantes 47 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 28 Cf. à ce propos Ellery Schalk, L’épée et le sang. Une histoire de noblesse (vers 1500-vers 1650) , Seyssel, Champ Vallon, 1996, chap. II (« La profession de la vertu ») et VI (« Le divorce entre noblesse et vertu (1589-1650) »), et, pour une vue d’ensemble, Frédérique Leferme-Falguières, « La noblesse de cour aux XVII e et XVIII e siècles. De la définition à l’autoreprésentation d’une élite-», in-: Hypothèses 1/ 4 (2001), p.-87-98, ici p.-98. 29 Sur ce point, je me permets de renvoyer, en guise d’exemple, à mon article « Tragische tendresse : Racines Andromaque », in : Jörn Steigerwald, Burkhard Meyer-Sickendiek (éd.), Das Theater der Zärtlichkeit. Affektkultur und Inszenierungsstrategien in Tragödie und Komödie des vorbürgerlichen Zeitalters (1630-1760) , Wiesbaden, Harrassowitz, 2020, p.-39-56. 30 Pour une contextualisation historique de la tendresse paternelle, voir les études de Maurice Daumas, Le Mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime , Paris, Colin, 2004, p. 161, qui fait ressortir comment, au tournant du XVI e au XVII e siècle, la « compréhension », la « bienveillance » et la « douceur » s’ajoutent à l’autorité conventionnelle du père, et de Jörn Steigerwald, « Die Zivilisierung der Liebe: Zu Honoré d’Urfés Astrée », in : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 44/ 1-2 (2020), p.-35-60, surtout la quatrième partie pour le rôle du ‘père tendre’. dissociation de ces principes (au détriment de la naissance et en faveur du mérite) est sur le point de s’imposer 28 . 3. Enfin, c’est à l’exemple de Don Louis que l’on peut observer comment l’amour galant des partenaires, défini au cours des années 1650, se développe aux environs temporels directs de la comédie ici en question, à tel point qu’il est projeté sur le mariage et les relations familiales. Chez Molière - aussi bien que chez son contemporain Racine 29 - l’amour galant se superpose à la conception pré-galante de la tendresse telle qu’elle s’est formée pendant la première moitié du siècle et notamment dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé. C’est ainsi que s’explique la référence explicite de Don Louis à sa « tendresse paternelle »: « je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme », déclare-t-il d’un ton résigné, « mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions » (p. 890) 30 . La raison qui s’exprime à travers ces paroles du père est mise en lumière par Sganarelle. Don Louis une fois sorti, le valet prétexte qu’il cherche l’accord de Don Juan, même si l’ironie de sa réplique est apparente : « at-on jamais rien vu de plus impertinent ? un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance , de mener une vie d’honnête homme , et cent autres sottises de pareille nature » (IV, 5, p. 890, je souligne). Nous avons là l’exhortation faite à Don Juan à changer son comportement, à laquelle l’éthos noble de son père sert visiblement de modèle. De surcroît, cette réplique laisse supposer que Sganarelle, lui aussi, fait référence à L’Astrée dans la mesure où les actions de ‘se ressouvenir’ et de ‘repasser par 46 Hendrik Schlieper 31 Voir à ce propos l’étude de Kirsten Dickhaut, « Repasser par la mémoire - Zur kul‐ turhistorischen Figuration der politesse in Honoré d’Urfés Astrée », in : ead., Stephanie Wodianka (éd.), Geschichte - Erinnerung - Ästhetik. Akten des Festkolloquiums zum 65. Geburtstags von Dietmar Rieger , Tübingen, Narr, 2010, p.-195-211. 32 L’édition de Paris de 1682 y ajoute la didascalie explicite « D. Juan faisant l’hypocrite -» (var. p.-1664). la mémoire’ - dans un sens justement moral - se chevauchent sémantiquement dans le roman d’urféen 31 . Le public ‘raisonnable’, tombé d’accord avec l’éthos de Don Louis, se voit bouleversé encore une fois lors de la deuxième apparition de celui-ci au début du cinquième acte. Don Juan devance une nouvelle remontrance de la part de son père en feignant d’avoir accompli une « conversion » (V, 1, p. 895), et cela au plein sens chrétien du mot. Les paroles qu’il adresse à son père s’avèrent être un mimétisme parfait de la diction religieuse de celui-ci-: je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux de tout le monde un soudain changement de vie, réparer le scandale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obtenir du Ciel une pleine rémission ( ibid .). Pour mettre le comble à cette hypocrisie 32 , il prie son père de « faire choix d’une personne qui me serve de guide-» ( ibid .), c’est-à-dire de lui chercher un propre directeur de conscience. La réaction du père en dit long (et la comédie touche là visiblement au tragique) : Don Louis se laisse tromper par son fils et lui pardonne à l’instant, et cela dans une double fonction. Ravi, soulagé et en jetant « des larmes de joie » ( ibid. ), il déclare à Don Juan : « Ah mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée, et que les offenses d’un fils s’évanouissent vite au moindre mot de repentir-! -» ( ibid .). Ce faisant, il agit en chrétien croyant, profondément convaincu des principes chrétiens du repentir et de la rémission, mais aussi en père galant dont la tendresse fait preuve de la revalorisation fondamentale des émotions au sein des relations familiales. Le fait que la mère de Don Juan est inclue dans cette joie face au changement présumé du fils - « pour moi je m’en vais tout de ce pas porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports de ravissement où je suis » (p. 896), dit Don Louis en sortant de la scène - va aussi dans cette direction. Une telle revalorisation des émotions familiales liée au personnage de Don Louis, répétons-le, est favorisée Fautes donjuanesques, remontrances galantes 47 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 par la pensée galante contemporaine et, en même temps, elle anticipe le ‘lieu’ essentiel que celles-ci occuperont au cours du siècle suivant 33 . La joie illusoire du père est d’autant plus grave dans la mesure où Don Juan découvre peu après que son comportement n’était qu’« un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre pour ménager un père dont j’ai besoin » (V, 2, p. 896). On peut en déduire deux aspects. D’un côté, la « politique », le « stratagème » et la « grimace » impliquent que le comportement de Don Juan est un véritable jeu d’acteur grâce auquel se potentialise le jeu théâtral propre à cette comédie. De l’autre, on constate qu’un Don Juan ayant « besoin » de son père reste apparemment dépendant de l’aide pécuniaire de celui-ci. C’est ainsi que se confirme encore une fois le portrait peu flatteur de Don Juan en petit marquis. 3. Leçons de performance courtoise : Elvire et ses frères Dans les dramatis personae de l’édition d’Amsterdam de 1683, Elvire est donnée sous le titre de « Maîtresse de Don Juan », dans la version de Paris de l’année précédente, par contre, sous celui de sa « Femme » (p. 848, var. p. 1650). Cette différence est importante dans la mesure où elle permet de préciser le statut de la relation des deux personnages. Comme le dialogue introductoire de leurs valets le met au jour, ils sont liés par « les saints nœuds du mariage » (I, 1, p. 850) après que Don Juan a enlevé Elvire d’un couvent où celle-ci avait pris le voile. Pourtant, il se révèlera au cours des actes suivants que ce mariage n’a pas été célébré publiquement ; il lui manque donc le consentement officiel du père d’Elvire, du Souverain et de l’Église en tant qu’institutions de la société de cour 34 . C’est dans le même dialogue des valets que le départ précipité de Don Juan juste avant le début de l’action est qualifié d’«-injure aux chastes feux de Done Elvire » ( ibid .). La notion des « chastes feux » sert de base à la caractérisation d’Elvire. En tant que religieuse s’enfuyant de son couvent avec Don Juan, Elvire est inévitablement rapprochée du désir sexuel. À partir de l’adjectif ‘chaste’, pourtant, elle est également mise en contraste avec son séducteur en tant que femme modeste, pure et chrétienne - voilà les qualités qui y sont associées 48 Hendrik Schlieper 33 Pour une analyse plus détaillée des rôles de la mère et du père dans ce contexte, voir les études d’Élisabeth Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel (XVII e -XX e siècle) , Paris, Flammarion, 2010 ( 1 1980), et de Judith Frömmer, Vaterfiktionen. Empfindsamkeit und Patriarchat im Zeitalter der Aufklärung , Munich, Fink, 2008. 34 Cf. OC , t. 2, p. 1665, n. 10. Le statut problématique de cette relation déterminera aussi la confrontation entre Don Juan et les frères d’Elvire (j’y reviendrai). sémantiquement -, répondant ainsi à l’image idéale qu’on se fait à l’époque de l’honnêteté féminine 35 . C’est à la troisième scène du premier acte que cette caractérisation d’Elvire prend forme. Elvire y apparaît précipitée et emportée, « sans avoir changé d’habit-» et «-avec son équipage de Campagne-» selon l’annonce de Sganarelle (I, 2, p. 856). Réfléchissant sur le départ secret de Don Juan, elle agit en véritable amante abandonnée galante : « J’ai cherché des raisons », lui explique-t-elle, « pour excuser à ma tendresse le relâchement d’ amitié qu’elle voyait en vous » (I, 3, p. 856, je souligne). On y trouve non seulement la tendresse en tant que terme-clé de la galanterie, mais aussi le chevauchement sémantique des termes ‘amitié’ et ‘amour’ qui lui est propre 36 . Elvire continue, toutefois, en insistant pour que Don Juan dise quelque chose pour se défendre : « Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous savez vous justifier » (p. 857). Comme le terme « air » le trahit, Elvire s’intéresse moins aux motifs de Don Juan qu’à la manière dont celui-ci se défend 37 . En conséquence, les réponses évasives de Don Juan l’incitent à lui donner une véritable leçon de performance courtoise 38 -: Fautes donjuanesques, remontrances galantes 49 35 Voir le passage suivant de l’entrée H O N N E S T E T É dans le Dictionnaire universel de Furetière : « les regles de l’honnesteté sont les regles de la bienseance, des bonnes mœurs. l’honnesteté des femmes, c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenuë. l’honnesteté des hommes, est une maniere d’agir juste, sincere, courtoise, obligeante, civile » et, pour une contextualisation plus ample de l’honnêteté féminine, Michèle Rosellini, « Censure et ‘honnêteté publique’ au XVII e siècle : la fabrique de la pudeur comme émotion publique dans le champ littéraire », in : Littératures Classiques 68 (2009), p.-71-88, surtout p.-75 sq. 36 Voir à ce propos Daumas, Le Mariage amoureux , p. 98-104, et le chapitre « Cœurs vaillants et cœurs tendres. L’amitié et l’amour à l’époque moderne » du même auteur dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (éd.), Histoire des émotions , t. 1 : De l’Antiquité aux Lumières , Paris, Seuil, 2016, p. 333-350. La relation entre l’amitié et l’amour est aussi au centre de plusieurs conversations insérées dans la Clélie de Madeleine de Scudéry comme, par exemple, celles sur « la naissance de l’amour » (Première Partie, p.-195-221) et sur «-amour et amitié-» (Troisième Partie, p.-320-326)-; l’indication des pages se réfère à l’édition critique du roman scudérien préparée par Chantal Morlet-Chantalat, 5 tomes, Paris, Honoré Champion, 2001-2005. En tant qu’amante abandonnée et plaintive, Elvire se place également dans la tradition littéraire des Heroïdes d’Ovide, autre texte-clé de l’appropriation galante de cet auteur ; voir supra et la «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636. 37 Le Dictionnaire universel de Furetière, s.v. A I R , allègue la définition suivante : « Maniere d’agir, de parler, de vivre, soit en bonne, ou en mauvaise part. […] Air, signifie aussi, la mine, les traits du visage. » Il s’impose également de prendre en considération la conversation scudérienne « De l’air galant » dont Delphine Denis a préparé une édition critique (Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres conversations (1653-1684). Pour une étude de l’archive galante , Paris, Honoré Champion, 1998, p.-39-57). Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 par la pensée galante contemporaine et, en même temps, elle anticipe le ‘lieu’ essentiel que celles-ci occuperont au cours du siècle suivant 33 . La joie illusoire du père est d’autant plus grave dans la mesure où Don Juan découvre peu après que son comportement n’était qu’« un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre pour ménager un père dont j’ai besoin » (V, 2, p. 896). On peut en déduire deux aspects. D’un côté, la « politique », le « stratagème » et la « grimace » impliquent que le comportement de Don Juan est un véritable jeu d’acteur grâce auquel se potentialise le jeu théâtral propre à cette comédie. De l’autre, on constate qu’un Don Juan ayant « besoin » de son père reste apparemment dépendant de l’aide pécuniaire de celui-ci. C’est ainsi que se confirme encore une fois le portrait peu flatteur de Don Juan en petit marquis. 3. Leçons de performance courtoise : Elvire et ses frères Dans les dramatis personae de l’édition d’Amsterdam de 1683, Elvire est donnée sous le titre de « Maîtresse de Don Juan », dans la version de Paris de l’année précédente, par contre, sous celui de sa « Femme » (p. 848, var. p. 1650). Cette différence est importante dans la mesure où elle permet de préciser le statut de la relation des deux personnages. Comme le dialogue introductoire de leurs valets le met au jour, ils sont liés par « les saints nœuds du mariage » (I, 1, p. 850) après que Don Juan a enlevé Elvire d’un couvent où celle-ci avait pris le voile. Pourtant, il se révèlera au cours des actes suivants que ce mariage n’a pas été célébré publiquement ; il lui manque donc le consentement officiel du père d’Elvire, du Souverain et de l’Église en tant qu’institutions de la société de cour 34 . C’est dans le même dialogue des valets que le départ précipité de Don Juan juste avant le début de l’action est qualifié d’«-injure aux chastes feux de Done Elvire » ( ibid .). La notion des « chastes feux » sert de base à la caractérisation d’Elvire. En tant que religieuse s’enfuyant de son couvent avec Don Juan, Elvire est inévitablement rapprochée du désir sexuel. À partir de l’adjectif ‘chaste’, pourtant, elle est également mise en contraste avec son séducteur en tant que femme modeste, pure et chrétienne - voilà les qualités qui y sont associées 48 Hendrik Schlieper 33 Pour une analyse plus détaillée des rôles de la mère et du père dans ce contexte, voir les études d’Élisabeth Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel (XVII e -XX e siècle) , Paris, Flammarion, 2010 ( 1 1980), et de Judith Frömmer, Vaterfiktionen. Empfindsamkeit und Patriarchat im Zeitalter der Aufklärung , Munich, Fink, 2008. 34 Cf. OC , t. 2, p. 1665, n. 10. Le statut problématique de cette relation déterminera aussi la confrontation entre Don Juan et les frères d’Elvire (j’y reviendrai). sémantiquement -, répondant ainsi à l’image idéale qu’on se fait à l’époque de l’honnêteté féminine 35 . C’est à la troisième scène du premier acte que cette caractérisation d’Elvire prend forme. Elvire y apparaît précipitée et emportée, « sans avoir changé d’habit-» et «-avec son équipage de Campagne-» selon l’annonce de Sganarelle (I, 2, p. 856). Réfléchissant sur le départ secret de Don Juan, elle agit en véritable amante abandonnée galante : « J’ai cherché des raisons », lui explique-t-elle, « pour excuser à ma tendresse le relâchement d’ amitié qu’elle voyait en vous » (I, 3, p. 856, je souligne). On y trouve non seulement la tendresse en tant que terme-clé de la galanterie, mais aussi le chevauchement sémantique des termes ‘amitié’ et ‘amour’ qui lui est propre 36 . Elvire continue, toutefois, en insistant pour que Don Juan dise quelque chose pour se défendre : « Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous savez vous justifier » (p. 857). Comme le terme « air » le trahit, Elvire s’intéresse moins aux motifs de Don Juan qu’à la manière dont celui-ci se défend 37 . En conséquence, les réponses évasives de Don Juan l’incitent à lui donner une véritable leçon de performance courtoise 38 -: Fautes donjuanesques, remontrances galantes 49 35 Voir le passage suivant de l’entrée H O N N E S T E T É dans le Dictionnaire universel de Furetière : « les regles de l’honnesteté sont les regles de la bienseance, des bonnes mœurs. l’honnesteté des femmes, c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenuë. l’honnesteté des hommes, est une maniere d’agir juste, sincere, courtoise, obligeante, civile » et, pour une contextualisation plus ample de l’honnêteté féminine, Michèle Rosellini, « Censure et ‘honnêteté publique’ au XVII e siècle : la fabrique de la pudeur comme émotion publique dans le champ littéraire », in : Littératures Classiques 68 (2009), p.-71-88, surtout p.-75 sq. 36 Voir à ce propos Daumas, Le Mariage amoureux , p. 98-104, et le chapitre « Cœurs vaillants et cœurs tendres. L’amitié et l’amour à l’époque moderne » du même auteur dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (éd.), Histoire des émotions , t. 1 : De l’Antiquité aux Lumières , Paris, Seuil, 2016, p. 333-350. La relation entre l’amitié et l’amour est aussi au centre de plusieurs conversations insérées dans la Clélie de Madeleine de Scudéry comme, par exemple, celles sur « la naissance de l’amour » (Première Partie, p.-195-221) et sur «-amour et amitié-» (Troisième Partie, p.-320-326)-; l’indication des pages se réfère à l’édition critique du roman scudérien préparée par Chantal Morlet-Chantalat, 5 tomes, Paris, Honoré Champion, 2001-2005. En tant qu’amante abandonnée et plaintive, Elvire se place également dans la tradition littéraire des Heroïdes d’Ovide, autre texte-clé de l’appropriation galante de cet auteur ; voir supra et la «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636. 37 Le Dictionnaire universel de Furetière, s.v. A I R , allègue la définition suivante : « Maniere d’agir, de parler, de vivre, soit en bonne, ou en mauvaise part. […] Air, signifie aussi, la mine, les traits du visage. » Il s’impose également de prendre en considération la conversation scudérienne « De l’air galant » dont Delphine Denis a préparé une édition critique (Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres conversations (1653-1684). Pour une étude de l’archive galante , Paris, Honoré Champion, 1998, p.-39-57). Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 Ah, que vous savez mal vous défendre, pour un homme de Cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses, j’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez ; que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? […] voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes (p. 857 sq.). Il s’impose de se focaliser sur la « noble effronterie ». Vu de près, il ne s’agit pas d’un oxymore, mais d’un concept propre à la sociabilité courtoise. Si l’on suit les traités de comportement et les conversations propres à la littérature galante, la civilité d’un « homme de Cour » est intrinsèquement liée à la flatterie, à la « dissimulation honnête » et à la « tromperie galante » - conceptuellement proches, toutes les trois, de la notion avancée par Elvire -, et cela dans le seul but de plaire au vis-à-vis 39 . C’est ainsi qu’Elvire révèle les principes sociaux régulateurs qu’elle a intériorisés en tant que « Done », membre de la noblesse, et véritable galante femme. Nul doute que la réaction de Don Juan - « Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère » (p. 858) - doit être comprise comme la feinte d’un homme galant pervertissant les principes sociaux auxquels Elvire l’a rappelé. Ce qui complique les choses, c’est qu’il joue 50 Hendrik Schlieper 38 Cf. Spingler, « The Actor and the Statue », p. 355 : « Donna Elvira gives a lesson in court performance which betrays her deep desire to have Don Juan legitimize her aristocratic identity through the appropriateness of his own playing-». 39 À l’exemple d’ Amphitryon , j’ai proposé une approche de ce phénomène tel qu’il se manifeste chez Molière dans mon article « Die Grenzen galanter Täuschung : tromperie und Identität in Molières Amphitryon (1668) », in : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 41/ 1-2 (2017), p. 85-101, ici p. 87-90. Pour une contextualisation plus détaillée, voir les études suivantes : Roland Galle, « Honnêteté und sincérité », in : Fritz Nies, Karlheinz Stierle (éd.), Französische Klassik. Theorie, Literatur, Malerei , Munich, Fink, 1985, p. 33-60, Jean Starobinski, « Sur la flatterie », in : Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières , Paris, Gallimard, 1991 ( 1 1971), p. 61-90, Louis van Delft, « La notion de la ‘dissimulation honnête’ dans la culture classique », in : Bernard Yon (éd.), Prémices et Floraison de l’Âge classique. Mélanges en l’honneur de Jean Jehasse , Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995, p. 251-267, Christoph Strosetzki, Rhétorique de la conversation. Sa dimension littéraire et linguistique dans la société française du XVII e siècle , Paris, Seattle, Tübingen, PFSCL, 1984, chap. 5 : « Les types idéaux du XVII e siècle comme paradigmes de la conversation », surtout p. 148 sqq. à propos de la dissimulation, Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation de Madeleine de Scudéry , Paris, Honoré Champion, 1997, chap. « mensonge et vérité des usages mondains », p. 261 sqq., et, en ce qui concernce la ‘tromperie galante’, Séverine Genieys-Kirk, « De l’art de ‘savoir bien feindre’ dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry », in : Catherine Emerson, Maria Scott (éd.), Artful Deceptions. Verbal and Visual Trickery in French Culture. Les Supercheries littéraires et visuelles. La Tromperie dans la culture française , Berne, Peter Lang, 2006, p.-227-242, ici p.-227. 40 Cf. la «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636 sq. 41 Je me réfère ici à l’étude-clé de Bernard Beugnot, Le discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit , Paris, PUF, 1996. 42 «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636. 43 Voir à ce propos Spingler, « The Actor and the Statue », p. 357 sq., aussi bien que la caractérisation d’Elvire par Éric Turcat, « Elvire et le projet donjuanesque », in : Cahiers du Dix-Septième 18 (2017), p.-23-44. 44 Je me réfère ici à la lecture de la fin du roman de Lafayette proposée par Nancy K. Miller, « Plots and Plausibilities in Women’s Fiction », in : Subject to Change. Reading Feminist Writing , New York, Columbia University Press, 1988, p.-25-46. avec les sentiments religieux d’Elvire, s’appropriant - comme il le fait vis-à-vis de son père - une diction qui y correspond. Concrètement, il veut faire croire Elvire qu’il l’a quittée « par un pur motif de conscience », obéissant à une « sainte pensée » ( ibid .). Elvire, d’emblée, voit clair dans le jeu irrévérencieux de Don Juan et sort furieusement en le qualifiant de «-scélérat-» ( ibid .). Il est d’autant plus remarquable qu’Elvire apparaît encore une fois au quatrième acte de la pièce, suppliant Don Juan de revenir sur le droit chemin. C’est déjà son apparence extérieure en « Dame voilée » (IV, 6, p. 891) qui laisse voir que, cette fois, agissant en pécheresse pénitente et en nouvelle Marie Madeleine 40 , elle est résolue à renoncer à son « amour terrestre » en faveur d’une « tendresse toute sainte » et à chercher une « retraite » ( ibid .), à s’installer « loin du monde et du bruit 41 » de la Cour. Ce faisant, Elvire évoque un type fort « familier à la Cour 42 » et traité en détail dans la littérature de l’époque (où la retraite de la Princesse de Clèves occupe une place prépondérante). Il est indéniable que ses « armes » et ses « prières » (p. 892) font une grande impression sur les autres personnages. Elvire une fois sortie, Don Juan avoue à son valet : « Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, […] que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint » ? (IV, 7, p. 893). Sur ce fond (et même si le feu réveillé de Don Juan s’éteint rapidement), il convient de réfléchir sur la sincérité des paroles d’Elvire 43 . On pourra se demander en effet si Elvire n’a pas réussi à battre Don Juan sur son propre terrain : était-elle vraiment décidée à l’amener au repentir, ou n’a-t-elle pas plutôt agi en véritable actrice déployant, dans un acte d’autonomisation féminine comparable à celui de la princesse lafayettienne 44 , cet « air » qu’elle avait justement exigé de Don Juan lors de leur première rencontre sur scène-? Dans le contexte de l’impression ambigüe qu’elle laisse, il est indiqué de revenir encore une fois sur le statut noble d’Elvire et donc aux deux autres représentants de sa famille, ses frères Don Alonse et Don Carlos. L’apparition du dernier met fin à la scène hautement problématique du pauvre où Don Juan Fautes donjuanesques, remontrances galantes 51 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 Ah, que vous savez mal vous défendre, pour un homme de Cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses, j’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez ; que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? […] voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes (p. 857 sq.). Il s’impose de se focaliser sur la « noble effronterie ». Vu de près, il ne s’agit pas d’un oxymore, mais d’un concept propre à la sociabilité courtoise. Si l’on suit les traités de comportement et les conversations propres à la littérature galante, la civilité d’un « homme de Cour » est intrinsèquement liée à la flatterie, à la « dissimulation honnête » et à la « tromperie galante » - conceptuellement proches, toutes les trois, de la notion avancée par Elvire -, et cela dans le seul but de plaire au vis-à-vis 39 . C’est ainsi qu’Elvire révèle les principes sociaux régulateurs qu’elle a intériorisés en tant que « Done », membre de la noblesse, et véritable galante femme. Nul doute que la réaction de Don Juan - « Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère » (p. 858) - doit être comprise comme la feinte d’un homme galant pervertissant les principes sociaux auxquels Elvire l’a rappelé. Ce qui complique les choses, c’est qu’il joue 50 Hendrik Schlieper 38 Cf. Spingler, « The Actor and the Statue », p. 355 : « Donna Elvira gives a lesson in court performance which betrays her deep desire to have Don Juan legitimize her aristocratic identity through the appropriateness of his own playing-». 39 À l’exemple d’ Amphitryon , j’ai proposé une approche de ce phénomène tel qu’il se manifeste chez Molière dans mon article « Die Grenzen galanter Täuschung : tromperie und Identität in Molières Amphitryon (1668) », in : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 41/ 1-2 (2017), p. 85-101, ici p. 87-90. Pour une contextualisation plus détaillée, voir les études suivantes : Roland Galle, « Honnêteté und sincérité », in : Fritz Nies, Karlheinz Stierle (éd.), Französische Klassik. Theorie, Literatur, Malerei , Munich, Fink, 1985, p. 33-60, Jean Starobinski, « Sur la flatterie », in : Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières , Paris, Gallimard, 1991 ( 1 1971), p. 61-90, Louis van Delft, « La notion de la ‘dissimulation honnête’ dans la culture classique », in : Bernard Yon (éd.), Prémices et Floraison de l’Âge classique. Mélanges en l’honneur de Jean Jehasse , Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995, p. 251-267, Christoph Strosetzki, Rhétorique de la conversation. Sa dimension littéraire et linguistique dans la société française du XVII e siècle , Paris, Seattle, Tübingen, PFSCL, 1984, chap. 5 : « Les types idéaux du XVII e siècle comme paradigmes de la conversation », surtout p. 148 sqq. à propos de la dissimulation, Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation de Madeleine de Scudéry , Paris, Honoré Champion, 1997, chap. « mensonge et vérité des usages mondains », p. 261 sqq., et, en ce qui concernce la ‘tromperie galante’, Séverine Genieys-Kirk, « De l’art de ‘savoir bien feindre’ dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry », in : Catherine Emerson, Maria Scott (éd.), Artful Deceptions. Verbal and Visual Trickery in French Culture. Les Supercheries littéraires et visuelles. La Tromperie dans la culture française , Berne, Peter Lang, 2006, p.-227-242, ici p.-227. 40 Cf. la «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636 sq. 41 Je me réfère ici à l’étude-clé de Bernard Beugnot, Le discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit , Paris, PUF, 1996. 42 «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636. 43 Voir à ce propos Spingler, « The Actor and the Statue », p. 357 sq., aussi bien que la caractérisation d’Elvire par Éric Turcat, « Elvire et le projet donjuanesque », in : Cahiers du Dix-Septième 18 (2017), p.-23-44. 44 Je me réfère ici à la lecture de la fin du roman de Lafayette proposée par Nancy K. Miller, « Plots and Plausibilities in Women’s Fiction », in : Subject to Change. Reading Feminist Writing , New York, Columbia University Press, 1988, p.-25-46. avec les sentiments religieux d’Elvire, s’appropriant - comme il le fait vis-à-vis de son père - une diction qui y correspond. Concrètement, il veut faire croire Elvire qu’il l’a quittée « par un pur motif de conscience », obéissant à une « sainte pensée » ( ibid .). Elvire, d’emblée, voit clair dans le jeu irrévérencieux de Don Juan et sort furieusement en le qualifiant de «-scélérat-» ( ibid .). Il est d’autant plus remarquable qu’Elvire apparaît encore une fois au quatrième acte de la pièce, suppliant Don Juan de revenir sur le droit chemin. C’est déjà son apparence extérieure en « Dame voilée » (IV, 6, p. 891) qui laisse voir que, cette fois, agissant en pécheresse pénitente et en nouvelle Marie Madeleine 40 , elle est résolue à renoncer à son « amour terrestre » en faveur d’une « tendresse toute sainte » et à chercher une « retraite » ( ibid .), à s’installer « loin du monde et du bruit 41 » de la Cour. Ce faisant, Elvire évoque un type fort « familier à la Cour 42 » et traité en détail dans la littérature de l’époque (où la retraite de la Princesse de Clèves occupe une place prépondérante). Il est indéniable que ses « armes » et ses « prières » (p. 892) font une grande impression sur les autres personnages. Elvire une fois sortie, Don Juan avoue à son valet : « Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, […] que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint » ? (IV, 7, p. 893). Sur ce fond (et même si le feu réveillé de Don Juan s’éteint rapidement), il convient de réfléchir sur la sincérité des paroles d’Elvire 43 . On pourra se demander en effet si Elvire n’a pas réussi à battre Don Juan sur son propre terrain : était-elle vraiment décidée à l’amener au repentir, ou n’a-t-elle pas plutôt agi en véritable actrice déployant, dans un acte d’autonomisation féminine comparable à celui de la princesse lafayettienne 44 , cet « air » qu’elle avait justement exigé de Don Juan lors de leur première rencontre sur scène-? Dans le contexte de l’impression ambigüe qu’elle laisse, il est indiqué de revenir encore une fois sur le statut noble d’Elvire et donc aux deux autres représentants de sa famille, ses frères Don Alonse et Don Carlos. L’apparition du dernier met fin à la scène hautement problématique du pauvre où Don Juan Fautes donjuanesques, remontrances galantes 51 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 45 Pour une lecture détaillée de cette scène, voir Jacques Morel, « À propos de la ‘scène du pauvre’ dans Dom Juan », in : Revue d’Histoire littéraire de la France 5-6 (1972), p.-939-944, repr. dans Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, op. cit. , p.-77-82. choque sévèrement la morale chrétienne 45 . Pourtant, il court à l’aide de Don Carlos quand il le voit « attaqué par trois autres » (III, 2, p. 877). Bien entendu, on peut se demander si un sens sincère de la justice et de l’honneur - « la partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté » ( ibid .), dit-il en partant - ou une simple soif d’aventure sert de motif à Don Juan. Quoi qu’il en soit, les trois attaquants une fois mis en fuite, Don Carlos et Don Juan, chacun ignorant l’identité de l’autre, entrent dans un dialogue sur les mœurs aristocratiques. Il est tout à fait remarquable que Don Carlos se démarque visiblement du code d’honneur aristocratique se référant vis-à-vis de Don Juan à « une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les Gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur » (III, 3, p. 878). Cette remarque est révélatrice pour deux raisons. D’un côté, on comprend aisément que Don Carlos parle du rapt de sa sœur Elvire sans savoir que son interlocuteur est justement l’instigateur de la « fâcheuse affaire » à laquelle il se voit confronté. De l’autre, c’est à travers ces réflexions que se profile le portrait de Don Carlos en noble curialisé qui a pris ses distances par rapport aux valeurs traditionnellement essentielles à la noblesse d’épée auxquelles on doit tout «-sacrifier-». Cet état d’esprit de Don Carlos est encore plus mis en relief lors de l’entrée de son frère. Vu de près, Don Alonse se révèle être le représentant d’une noblesse qui, à l’époque du Festin de Pierre de Molière, appartient déjà au passé. Il s’ensuit - et cela importe - que Don Alonse et Don Juan occupent le même rang hors de la société de cour contemporaine alors que Don Carlos représente les valeurs morales qui se trouvent au cœur de celle-ci. Ces positions se manifestent au cours de la quatrième scène du troisième acte. La vraie identité de Don Juan en tant que séducteur d’Elvire et l’atteinte à l’honneur de la famille de celleci une fois découvertes, Don Alonse enrage, disant net à son frère « il faut qu’il [sc. Don Juan] meure » (III, 4, v. 880) et provoquant ainsi Don Juan en duel. L’édition de Paris de 1682 y ajoute la remarque importante « l’honneur est infiniment plus précieux que la vie » (var. p. 906), dans laquelle se reflète toute la confiance aveugle de Don Alonse en l’honneur aristocratique. C’est ainsi que Don Alonse doit être conçu comme un caractère impopulaire et étrange au public contemporain. Cela s’explique, d’un côté, par le fait que ce public est conscient de l’interdiction royale du duel violée et par Don Alonse et par Don Juan 46 . De l’autre, l’image que ce public se fait de lui-même se conforme plutôt à l’attitude équilibrée qu’adopte Don Carlos, se rapprochant ainsi de l’éthos du père de Don Juan. Certes, il est, lui aussi, loin de minimiser l’atteinte portée 52 Hendrik Schlieper 46 Voir la note correspondante dans OC , t. 2, p. 1660, n. 20. Pour le ‘lieu’ historique du duel à l’époque de Molière, voir Micheline Cuénin, Le duel sous l’Ancien Régime , Paris, Presses de la Renaissance, 1982. 47 Forestier et Bourqui font ressortir que la comédie reprend ici un sujet propre aux conversations galantes contemporaines (« si une injure peut tellement effacer le bienfait précédent que nous en démeurions quittes sans tomber dans l’ingratitude »), cf. la note correspondante dans OC , t.-2, p.-1660 sq., note 24. 48 Voir à ce propos l’entrée D O U C E U R dans le Dictionnaire universel de Furetière : « La vie privée a ses douceur [sic], aussi-bien que celle de la Cour . On ramene les gens par la douceur, en les flattant […] On dit, Compter des douceurs à une femme , lui dire quelque douceur, pour dire, la flatter, lui faire l’amour » (je souligne). Pour une contextualisation plus ample, cf. les articles réunis dans Marie-Hélène Prat, Pierre Servet (éd.), Le doux au XVII e et XVIII e siècles. Écriture, politique, spiritualité , Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003. à l’honneur familial par Don Juan - « vous connaissez assez la grandeur de l’offense que vous nous avez faite » (p. 881) -, mais il met dans la balance qu’il lui est « redevable de la vie » (var. p. 906) 47 . En outre, il s’oppose à l’« emportement » et à l’« aveugle colère » de son frère (p. 881), faisant appel à la « modération » et à la « raison » (p. 880 sq.). Concrètement, il donne la possibilité de résoudre le conflit sans que lui ou son frère se livrent à un duel avec Don Juan, expliquant à ce dernier : « je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle [sc. l’offense] demande : il est des moyens doux pour nous satisfaire, il en est de violents et sanglants » (p. 881). C’est lors de sa deuxième rencontre avec le protagoniste que Don Carlos concrétise ces « moyens doux » sous forme de remontrance galante : il propose à Don Juan de confirmer « publiquement à ma sœur […] le nom de votre femme » (V, 3, p. 899). L’adjectif ‘doux’, quant à lui, est important dans la mesure où il évoque un autre terme-clé de la France galante qui est sémantiquement lié au monde de la Cour et à l’idée d’une relation civilisée et galante entre les sexes 48 . Sur ce fond, il n’est pas surprenant que Don Alonse fasse reproche à son frère de ses « sentiments pleins de douceur » (III, 4, p. 880) ; nul doute pourtant qu’il s’agit de sentiments particulièrement appréciés par la partie galante du public. 4. «-[S’]il est galant homme-»-: Don Juan face à la statue du Commandeur Pour conclure cette lecture, il convient de se consacrer encore aux scènes probablement les plus connues du mythe de Don Juan, à savoir la confrontation entre le protagoniste et la statue du Commandeur. Dans la version moliéresque, le meurtre de celui-ci par Don Juan (dont nous n’apprenons pas le motif concret) se situe aux antécédents de l’action (voir la remarque de Sganarelle portant sur Fautes donjuanesques, remontrances galantes 53 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 45 Pour une lecture détaillée de cette scène, voir Jacques Morel, « À propos de la ‘scène du pauvre’ dans Dom Juan », in : Revue d’Histoire littéraire de la France 5-6 (1972), p.-939-944, repr. dans Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, op. cit. , p.-77-82. choque sévèrement la morale chrétienne 45 . Pourtant, il court à l’aide de Don Carlos quand il le voit « attaqué par trois autres » (III, 2, p. 877). Bien entendu, on peut se demander si un sens sincère de la justice et de l’honneur - « la partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté » ( ibid .), dit-il en partant - ou une simple soif d’aventure sert de motif à Don Juan. Quoi qu’il en soit, les trois attaquants une fois mis en fuite, Don Carlos et Don Juan, chacun ignorant l’identité de l’autre, entrent dans un dialogue sur les mœurs aristocratiques. Il est tout à fait remarquable que Don Carlos se démarque visiblement du code d’honneur aristocratique se référant vis-à-vis de Don Juan à « une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les Gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur » (III, 3, p. 878). Cette remarque est révélatrice pour deux raisons. D’un côté, on comprend aisément que Don Carlos parle du rapt de sa sœur Elvire sans savoir que son interlocuteur est justement l’instigateur de la « fâcheuse affaire » à laquelle il se voit confronté. De l’autre, c’est à travers ces réflexions que se profile le portrait de Don Carlos en noble curialisé qui a pris ses distances par rapport aux valeurs traditionnellement essentielles à la noblesse d’épée auxquelles on doit tout «-sacrifier-». Cet état d’esprit de Don Carlos est encore plus mis en relief lors de l’entrée de son frère. Vu de près, Don Alonse se révèle être le représentant d’une noblesse qui, à l’époque du Festin de Pierre de Molière, appartient déjà au passé. Il s’ensuit - et cela importe - que Don Alonse et Don Juan occupent le même rang hors de la société de cour contemporaine alors que Don Carlos représente les valeurs morales qui se trouvent au cœur de celle-ci. Ces positions se manifestent au cours de la quatrième scène du troisième acte. La vraie identité de Don Juan en tant que séducteur d’Elvire et l’atteinte à l’honneur de la famille de celleci une fois découvertes, Don Alonse enrage, disant net à son frère « il faut qu’il [sc. Don Juan] meure » (III, 4, v. 880) et provoquant ainsi Don Juan en duel. L’édition de Paris de 1682 y ajoute la remarque importante « l’honneur est infiniment plus précieux que la vie » (var. p. 906), dans laquelle se reflète toute la confiance aveugle de Don Alonse en l’honneur aristocratique. C’est ainsi que Don Alonse doit être conçu comme un caractère impopulaire et étrange au public contemporain. Cela s’explique, d’un côté, par le fait que ce public est conscient de l’interdiction royale du duel violée et par Don Alonse et par Don Juan 46 . De l’autre, l’image que ce public se fait de lui-même se conforme plutôt à l’attitude équilibrée qu’adopte Don Carlos, se rapprochant ainsi de l’éthos du père de Don Juan. Certes, il est, lui aussi, loin de minimiser l’atteinte portée 52 Hendrik Schlieper 46 Voir la note correspondante dans OC , t. 2, p. 1660, n. 20. Pour le ‘lieu’ historique du duel à l’époque de Molière, voir Micheline Cuénin, Le duel sous l’Ancien Régime , Paris, Presses de la Renaissance, 1982. 47 Forestier et Bourqui font ressortir que la comédie reprend ici un sujet propre aux conversations galantes contemporaines (« si une injure peut tellement effacer le bienfait précédent que nous en démeurions quittes sans tomber dans l’ingratitude »), cf. la note correspondante dans OC , t.-2, p.-1660 sq., note 24. 48 Voir à ce propos l’entrée D O U C E U R dans le Dictionnaire universel de Furetière : « La vie privée a ses douceur [sic], aussi-bien que celle de la Cour . On ramene les gens par la douceur, en les flattant […] On dit, Compter des douceurs à une femme , lui dire quelque douceur, pour dire, la flatter, lui faire l’amour » (je souligne). Pour une contextualisation plus ample, cf. les articles réunis dans Marie-Hélène Prat, Pierre Servet (éd.), Le doux au XVII e et XVIII e siècles. Écriture, politique, spiritualité , Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003. à l’honneur familial par Don Juan - « vous connaissez assez la grandeur de l’offense que vous nous avez faite » (p. 881) -, mais il met dans la balance qu’il lui est « redevable de la vie » (var. p. 906) 47 . En outre, il s’oppose à l’« emportement » et à l’« aveugle colère » de son frère (p. 881), faisant appel à la « modération » et à la « raison » (p. 880 sq.). Concrètement, il donne la possibilité de résoudre le conflit sans que lui ou son frère se livrent à un duel avec Don Juan, expliquant à ce dernier : « je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle [sc. l’offense] demande : il est des moyens doux pour nous satisfaire, il en est de violents et sanglants » (p. 881). C’est lors de sa deuxième rencontre avec le protagoniste que Don Carlos concrétise ces « moyens doux » sous forme de remontrance galante : il propose à Don Juan de confirmer « publiquement à ma sœur […] le nom de votre femme » (V, 3, p. 899). L’adjectif ‘doux’, quant à lui, est important dans la mesure où il évoque un autre terme-clé de la France galante qui est sémantiquement lié au monde de la Cour et à l’idée d’une relation civilisée et galante entre les sexes 48 . Sur ce fond, il n’est pas surprenant que Don Alonse fasse reproche à son frère de ses « sentiments pleins de douceur » (III, 4, p. 880) ; nul doute pourtant qu’il s’agit de sentiments particulièrement appréciés par la partie galante du public. 4. «-[S’]il est galant homme-»-: Don Juan face à la statue du Commandeur Pour conclure cette lecture, il convient de se consacrer encore aux scènes probablement les plus connues du mythe de Don Juan, à savoir la confrontation entre le protagoniste et la statue du Commandeur. Dans la version moliéresque, le meurtre de celui-ci par Don Juan (dont nous n’apprenons pas le motif concret) se situe aux antécédents de l’action (voir la remarque de Sganarelle portant sur Fautes donjuanesques, remontrances galantes 53 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 49 Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694, s.v. C O M M A N D E U R , précise que le titre de ‘Commandeur’ appartient à un «-Chevalier d’un ordre militaire-». 50 Cf. Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV , Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, p. 53, et Spingler, « The Actor and the Statue », p. 352, qui souligne le contraste éclatant entre le courtisan en tant que ‘statue’ et le Don Juan moliéresque dont le cœur est caractérisé par Sganarelle comme « le plus grand coureur du monde [qui] se plaît à se promener de lieux en lieux, et n’aime point à demeurer en place-» (I,-2, p.-852). « la mort de ce Commandeur que vous tuâtes il y six mois » lors de la première apparition sur scène de son maître, I, 2, p. 855). C’est à la cinquième scène du troisième acte que Sganarelle et Don Juan se trouvent devant le tombeau du Commandeur. En réponse à la grande réserve de son valet - « Cela n’est pas civil d’aller voir un homme que vous avez tué » (III, 5, p. 882) -, Don Juan déclare d’un ton tout à fait hypocrite : « Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme » (p. 882 sq.). Étant donné que nous avons là la seule occurrence du terme ‘galant’ dans toute la pièce, il s’impose de l’analyser de plus près. Comme il est bien connu des autres versions du mythe de Don Juan anté‐ rieures à celle de Molière, le protagoniste invite la statue à souper avec lui. Sans aucun doute, il s’agit d’un geste complètement moqueur trahissant que la « civilité » ou l’éthos du « galant homme » n’ont aucune valeur sérieuse pour Don Juan. En revanche, c’est à travers la statue du Commandeur que l’éthos du noble et du galant homme est ostensiblement mis en évidence 49 . Plusieurs aspects en témoignent. Tout d’abord, ce n’est probablement pas par hasard que la statue, selon Jean-Marie Apostolidès, sert de figure emblématique du vrai courtisan 50 . En outre, la statue du Commandeur agit en homme de manières civiles et courtoises (au double sens du mot) : il accepte l’invitation de son meurtrier et, le souper une fois pris, l’invite en retour. Ce retour de Don Juan à la statue du Commandeur marque la scène de clôture au cours de laquelle le protagoniste, brûlé par « un feu invisible » (V, 6, p. 902), reçoit enfin sa punition. Dans le contexte de ce ‘festin de pierre’ qui donne le titre à la pièce, on peut s’apercevoir que la statue du Commandeur se transforme en porte-parole des valeurs directrices de la société galante telles qu’elles se manifestent dans les différentes dimensions de l’amour galant. D’un côté, il punit Don Juan - qui a fait fi de toutes les remontrances ‘galantes’ de la part de son valet, de son père, de sa maîtresse et du frère de celle-ci - en déclarant : « Don Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à la foudre » (p. 901). Il convient notamment de mettre l’accent sur la « foudre ». Au sens littéral du mot, elle évoque la machinerie théâtrale qui, à l’occasion de la « mort funeste » du protagoniste 54 Hendrik Schlieper 51 Cf. les précisions proposées dans la Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre , op. cit. , p. 1245 (« l’ombre entre, […] le fait abîmer dans un gouffre, précédé des éclairs et du Tonnerre, tout le Théâtre paraît en feu ») aussi bien que les explications de Guardia, « Pour une poétique classique de Dom Juan », p. 494-496, et Woodrough, «-Parodying the Pleasure Principle-», p.-174 sq. 52 Dictionnaire de l’Académie française ( 1 1694), s.v. F O U D R E . 53 Le frontispice joint aux éditions de Paris et d’Amsterdam de la comédie (voir OC , t. 2, p. 846), démontrant Sganarelle, la statue du Commandeur et Don Juan lors du festin de pierre, l’illustre d’une manière particulièrement claire. 54 Cf. Burke, Louis XIV. Les stratégies de la gloire , p. 73 sq., et Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle-», p.-170. 55 Pour une analyse plus détaillée de cette translatio Romae, voir Marc Bayard (éd.), Rome- Paris, 1640. Transferts Culturels et Renaissance d’un Centre Artistique , Paris, Somogy Éd. d’Art, 2010, et Dietrich Erben, Paris und Rom. Die staatlich gelenkten Kunstbeziehungen unter Ludwig XIV. , Berlin, Akademie Verlag, 2004. (évidemment sous forme de descente aux enfers), joue sur tous les registres 51 . En outre, la foudre, prise au sens figuré du mot, évoque sémantiquement l’amour sacré et l’amour porté au souverain tels qu’ils s’intègrent dans la conception tripartite de l’amour galant : selon la définition contemporaine du Dictionnaire de l’Académie française , la foudre représente à la fois le « courroux de Dieu » et « l’indignation des Souverains 52 », tous les deux incarnés dans la statue qui y est mise en scène. De l’autre, l’apparence extérieure de la statue, quant à elle, permet une autre déduction importante. Lors de sa première visite du tombeau du Commandeur, Don Juan attire l’attention sur l’« habit d’Empereur Romain » (III, 5, p. 883) de la statue. On comprend aisément à quel point une telle apparence majestueuse contraste nettement avec le propre habit raffiné du protagoniste faisant le petit marquis 53 . À cela s’ajoute que la statue de l’« Empereur romain » évoque l’amour souverain de son propre côté, faisant allusion à la fameuse entrée à cheval de Louis XIV habillé en empereur romain au Grand Carrousel de 1662 54 . D’une manière plus générale, c’est le mythe romain propre à la galanterie que la statue du Commandeur fait entrer en jeu. La France galante du XVII e siècle se constitue en réactualisant la civilisation de la Rome antique (ce n’est par hasard que le roman-clé de la galanterie de la plume de Madeleine de Scudéry porte le titre de Clélie, histoire romaine ) 55 . C’est pourquoi le public contemporain de la comédie de Molière trouve son plaisir, certes, aux crimes de Don Juan, à la réfraction comique de ceux-ci de la part de Sganarelle et aux effets spectaculaires qui vont de pair avec eux, mais également à la confirmation de sa propre vision du monde telle que le Commandeur, Don Louis, Don Carlos et (au moins partiellement) Elvire la mettent sous les yeux. Fautes donjuanesques, remontrances galantes 55 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 49 Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694, s.v. C O M M A N D E U R , précise que le titre de ‘Commandeur’ appartient à un «-Chevalier d’un ordre militaire-». 50 Cf. Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV , Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, p. 53, et Spingler, « The Actor and the Statue », p. 352, qui souligne le contraste éclatant entre le courtisan en tant que ‘statue’ et le Don Juan moliéresque dont le cœur est caractérisé par Sganarelle comme « le plus grand coureur du monde [qui] se plaît à se promener de lieux en lieux, et n’aime point à demeurer en place-» (I,-2, p.-852). « la mort de ce Commandeur que vous tuâtes il y six mois » lors de la première apparition sur scène de son maître, I, 2, p. 855). C’est à la cinquième scène du troisième acte que Sganarelle et Don Juan se trouvent devant le tombeau du Commandeur. En réponse à la grande réserve de son valet - « Cela n’est pas civil d’aller voir un homme que vous avez tué » (III, 5, p. 882) -, Don Juan déclare d’un ton tout à fait hypocrite : « Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme » (p. 882 sq.). Étant donné que nous avons là la seule occurrence du terme ‘galant’ dans toute la pièce, il s’impose de l’analyser de plus près. Comme il est bien connu des autres versions du mythe de Don Juan anté‐ rieures à celle de Molière, le protagoniste invite la statue à souper avec lui. Sans aucun doute, il s’agit d’un geste complètement moqueur trahissant que la « civilité » ou l’éthos du « galant homme » n’ont aucune valeur sérieuse pour Don Juan. En revanche, c’est à travers la statue du Commandeur que l’éthos du noble et du galant homme est ostensiblement mis en évidence 49 . Plusieurs aspects en témoignent. Tout d’abord, ce n’est probablement pas par hasard que la statue, selon Jean-Marie Apostolidès, sert de figure emblématique du vrai courtisan 50 . En outre, la statue du Commandeur agit en homme de manières civiles et courtoises (au double sens du mot) : il accepte l’invitation de son meurtrier et, le souper une fois pris, l’invite en retour. Ce retour de Don Juan à la statue du Commandeur marque la scène de clôture au cours de laquelle le protagoniste, brûlé par « un feu invisible » (V, 6, p. 902), reçoit enfin sa punition. Dans le contexte de ce ‘festin de pierre’ qui donne le titre à la pièce, on peut s’apercevoir que la statue du Commandeur se transforme en porte-parole des valeurs directrices de la société galante telles qu’elles se manifestent dans les différentes dimensions de l’amour galant. D’un côté, il punit Don Juan - qui a fait fi de toutes les remontrances ‘galantes’ de la part de son valet, de son père, de sa maîtresse et du frère de celle-ci - en déclarant : « Don Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à la foudre » (p. 901). Il convient notamment de mettre l’accent sur la « foudre ». Au sens littéral du mot, elle évoque la machinerie théâtrale qui, à l’occasion de la « mort funeste » du protagoniste 54 Hendrik Schlieper 51 Cf. les précisions proposées dans la Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre , op. cit. , p. 1245 (« l’ombre entre, […] le fait abîmer dans un gouffre, précédé des éclairs et du Tonnerre, tout le Théâtre paraît en feu ») aussi bien que les explications de Guardia, « Pour une poétique classique de Dom Juan », p. 494-496, et Woodrough, «-Parodying the Pleasure Principle-», p.-174 sq. 52 Dictionnaire de l’Académie française ( 1 1694), s.v. F O U D R E . 53 Le frontispice joint aux éditions de Paris et d’Amsterdam de la comédie (voir OC , t. 2, p. 846), démontrant Sganarelle, la statue du Commandeur et Don Juan lors du festin de pierre, l’illustre d’une manière particulièrement claire. 54 Cf. Burke, Louis XIV. Les stratégies de la gloire , p. 73 sq., et Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle-», p.-170. 55 Pour une analyse plus détaillée de cette translatio Romae, voir Marc Bayard (éd.), Rome- Paris, 1640. Transferts Culturels et Renaissance d’un Centre Artistique , Paris, Somogy Éd. d’Art, 2010, et Dietrich Erben, Paris und Rom. Die staatlich gelenkten Kunstbeziehungen unter Ludwig XIV. , Berlin, Akademie Verlag, 2004. (évidemment sous forme de descente aux enfers), joue sur tous les registres 51 . En outre, la foudre, prise au sens figuré du mot, évoque sémantiquement l’amour sacré et l’amour porté au souverain tels qu’ils s’intègrent dans la conception tripartite de l’amour galant : selon la définition contemporaine du Dictionnaire de l’Académie française , la foudre représente à la fois le « courroux de Dieu » et « l’indignation des Souverains 52 », tous les deux incarnés dans la statue qui y est mise en scène. De l’autre, l’apparence extérieure de la statue, quant à elle, permet une autre déduction importante. Lors de sa première visite du tombeau du Commandeur, Don Juan attire l’attention sur l’« habit d’Empereur Romain » (III, 5, p. 883) de la statue. On comprend aisément à quel point une telle apparence majestueuse contraste nettement avec le propre habit raffiné du protagoniste faisant le petit marquis 53 . À cela s’ajoute que la statue de l’« Empereur romain » évoque l’amour souverain de son propre côté, faisant allusion à la fameuse entrée à cheval de Louis XIV habillé en empereur romain au Grand Carrousel de 1662 54 . D’une manière plus générale, c’est le mythe romain propre à la galanterie que la statue du Commandeur fait entrer en jeu. La France galante du XVII e siècle se constitue en réactualisant la civilisation de la Rome antique (ce n’est par hasard que le roman-clé de la galanterie de la plume de Madeleine de Scudéry porte le titre de Clélie, histoire romaine ) 55 . C’est pourquoi le public contemporain de la comédie de Molière trouve son plaisir, certes, aux crimes de Don Juan, à la réfraction comique de ceux-ci de la part de Sganarelle et aux effets spectaculaires qui vont de pair avec eux, mais également à la confirmation de sa propre vision du monde telle que le Commandeur, Don Louis, Don Carlos et (au moins partiellement) Elvire la mettent sous les yeux. Fautes donjuanesques, remontrances galantes 55